Frais d’inscription : première victoire pour les étudiants étrangers extra-européens

Université

Le 18 novembre 2018, le premier ministre Édouard Philippe avait annoncé une forte augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers extra-européens. À la rentrée universitaire 2019, les droits d’inscription s’élevaient à 3 770 euros pour le master et 2 770 euros pour la licence, soit 15 fois plus que pour les étudiants français et européens. Dans sa décision rendue le vendredi 11 octobre, le Conseil constitutionnel entérine le principe de gratuité de l’enseignement supérieur, ce qui constitue un sérieux revers pour le gouvernement.

Dans cette tribune, Modibo Massaké, étudiant étranger à l’université Paris Nanterre, en master de  Sciences de l’éducation, et porte-parole du collectif des étudiants étrangers revient sur la réforme prévue par le gouvernement et les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel.


Le Conseil constitutionnel avait été saisi le 25 juillet 2019 par le Conseil d’État (décision n° 430121 du 24 juillet 2019), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée par l’Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales, le Bureau national des élèves ingénieurs et la fédération nationale des étudiants en psychologie[1]. Les associations étudiantes, défendues par maître Florent Verdier ont obtenu gain de cause:

« Le Conseil constitutionnel déduit de façon inédite du treizième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 que l’exigence constitutionnelle de gratuité s’applique à l’enseignement supérieur public », cette exigence ne « faisant pas obstacle, pour ce degré d’enseignement, à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants ».

Cette décision réconforte les étudiants étrangers, les syndicats, les associations, les enseignants et l’ensemble de la communauté universitaire, qui ont milité contre la sélection, la discrimination et les inégalités.

Le gouvernement d’Édouard Philippe a engagé deux réformes majeures concernant l’enseignement supérieur en France : la réforme de l’accès à l’université à travers Parcoursup[2]et la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers extra-européens.

Ces deux réformes ont donné naissance à des mouvements de contestation et de mobilisation au sein de la communauté universitaire. Mai 2018, au sein des universités Paris Nanterre, Montpellier, Lille, Toulouse ou Rennes, des partiels de fin d’année ont été boycottés et reportés. En décembre 2018, plusieurs universités ont été bloquées suite aux manifestations contre la stratégie d’attractivité des étudiants internationaux intitulée “Bienvenue en France” du gouvernement.

Or, en matière d’attractivité des étudiants internationaux, force est de constater que la France perd du terrain. C’est désormais l’Allemagne qui se positionne en quatrième place dans le classement des pays qui reçoivent le plus d’étudiants internationaux, devenant ainsi le premier pays non-anglophone[3].

Pourtant, accueillir les étudiants internationaux dans les mêmes conditions que les étudiants nationaux permet de réaffirmer le principe d’égalité des chances, véritable pierre angulaire du système éducatif français. C’est aussi donner une belle opportunité à la jeunesse de différents pays de se retrouver en France afin de tisser des liens de fraternité sur les bancs de l’université. Accueillir les étudiants internationaux, c’est donc semer les graines de la paix et des coopérations. C’est contribuer au rayonnement culturel de la France. En outre, l’accueil des étudiants internationaux rapporte 1,6 milliard d’euros par an[4]. L’accueil des étudiants étrangers constitue donc un instrument de prospérité économique et de rayonnement international de la France.

Par conséquent, maintenir un accès facile aux universités françaises, à la pensée et au patrimoine historique de la France permet également de renforcer les liens entre les étudiants francophones. Quel que soit leur milieu et leur origine sociale, ils doivent être traités sur le même pied d’égalité en vertu de la promesse républicaine d’égalité des chances.

Néanmoins, si la hausse des frais de scolarité est appliquée, les étudiants francophones originaires du continent africain n’auront plus la chance d’étudier en France dans les mêmes conditions que les étudiants francophones européens. Un étudiant sénégalais serait ainsi moins favorisé qu’un étudiant belge, alors que l’université devrait être un lieu d’égalité.

Les étudiants étrangers non-européens sont les premières victimes des inégalités au sein de la communauté universitaire : difficultés d’accès au logement plus élevées que pour le reste des étudiants, contraintes administratives liées aux démarches de renouvellement du titre de séjour et précarité financière liée au coût de la vie étudiante qui ne cesse d’augmenter.

Aujourd’hui, pour venir étudier en France il faut au préalable passer par Campus France, agence nationale pour la promotion de l’enseignement supérieur français, l’accueil des étudiants étrangers et la mobilité internationale. Les critères de sélection de Campus France sont favorables aux plus fortunés car cet organisme exige que les étudiants possèdent dans leur compte en banque la somme de 7 000 euros. Ensuite, une fois arrivés en France, les étudiants étrangers sont livrés à eux-mêmes et doivent se débrouiller pour trouver un logement, un travail et réussir leurs études.

De même, dans le cadre du renouvellement du titre de séjour, les étudiants étrangers en France font face à une double contrainte. D’une part, il y a une obligation de réussite et d’autre part, la préfecture demande de justifier les sources de revenus, soit 615 euros par mois. Être étudiant étranger en France est un véritable parcours du combattant.

Le collectif des étudiants étrangers que nous avons créé à l’université de Nanterre suite à l’augmentation des frais de scolarité, en décembre 2018, s’est donné pour mission de lutter contre la discrimination et les inégalités en défendant les droits des étudiants étrangers.

La décision du Conseil constitutionnel constitue une première victoire pour les étudiants extra-européens, et un revers pour le gouvernement, déjà désavoué par le fait que seules 7 universités sur 74 ont appliqué l’augmentation des frais d’inscription à la rentrée 2019. C’est désormais au Conseil d’État de poursuivre les débats dans les mois à venir.

 

[1]Dans sa décision rendue en juillet 2019, le Conseil d’État explique qu’il « y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée » par trois associations. À savoir : l’Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales (UNEDESEP), le Bureau national des élèves ingénieurs (BNEI) et la Fédération nationale des étudiants en psychologie (FENEPSY).

[2]Parcoursup a été mis en place par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en 2018 dans le cadre de la Loi Orientation et Réussite des Étudiants. Elle remplace l’ancien système d’Admission Post-Bac (APB).

[3]Étude menée conjointement par le Centre allemand pour la recherche universitaire et scientifique (DZHW) et l’Office allemand des échanges universitaires (DAAD) et reprise par le Frankfurter Allgemeine Zeitung.

[4]Selon l’institut BVA, les étudiants étrangers rapportent en moyenne 4,65 milliards d’euros, mais ne “coûtent” que 3 milliards.

Augmentation des frais d’université pour les étudiants étrangers : l’inacceptable sélection par l’argent

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

En novembre dernier, le gouvernement a fait part de son nouveau plan d’attractivité à destination des universités françaises. Ce programme honteusement baptisé « Bienvenue en France » prévoit l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers. Le coût d’une licence s’élèverait ainsi à 2 770€, au lieu de 170€ actuellement. Cette curieuse conception de l’attractivité fait polémique et a entraîné une vague de mobilisation dans de nombreux établissements du supérieur. Après Parcoursup et la loi ORE, le gouvernement semble pourtant bien décidé à poursuivre sa suite de réformes néo-libérales à l’encontre des universités. 


Doubler le nombre d’étudiants étrangers accueillis en France pour atteindre le demi-million d’ici 2027, tel est l’objectif ambitieux affiché par le programme « Bienvenue en France ». Avec 245 000 étudiants en mobilité diplômante accueillis en 2016, la France est le quatrième pays d’accueil des étudiants internationaux, derrière les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Une attractivité pourtant en berne, d’après les chiffres de l’UNESCO présentés par le gouvernement : si le nombre d’étudiants internationaux accueillis continue d’augmenter, la France n’apparaît pas une seule fois dans le top 20 des plus fortes progressions de mobilité entrante entre 2011 et 2016.

La stratégie d’attractivité présentée par le programme « Bienvenue en France » développe donc plusieurs mesures pour inciter les étudiants internationaux à choisir la France. Parmi elles, une simplification de la politique de visas, plus de cours de français langue étrangère (FLE) et de formations en anglais, ou encore la création d’un label distinguant les établissements qui mettent en place des dispositifs d’accueil en faveur des étudiants internationaux.

Ces dispositifs sont consensuels, et même approuvés par les étudiants comme par les universités. Cependant, la quatrième mesure du programme prévoit une augmentation d’environ 16% des frais d’inscription pour les étudiants étrangers originaires de pays non-européens. Une licence coûtera alors 2 270€ et un master 3 770€.

Des frais d’inscription différenciés pour plus d’équité

Augmenter les frais d’inscription pour attirer de nouveaux étudiants, la mesure peut sembler contre-productive. L’Alliance des universités de recherche et de formation (AUREF) s’inquiète ainsi d’un possible effet d’éviction dans un communiqué publié fin novembre : « par comparaison avec des pays étrangers tels la Suède ou le Danemark ayant pris ce type de mesures, [l’effet d’éviction] peut être évalué, les premières années, à plus de 35% ».

Pour le ministère de l’Enseignement supérieur, il s’agit au contraire de permettre aux universités d’améliorer leurs conditions d’accueil. Les frais d’inscriptions acquittés par les uns devraient par ailleurs servir à financer les bourses reçues par les autres, puisque le programme entend tripler le nombre de bourses d’étude, passant de 7 000 à 21 000.

« Au total, un étudiant international sur quatre pourra bénéficier d’une exonération ou d’une bourse », peut-on lire dans le rapport.

Si le gouvernement affirme qu’un étudiant international sur quatre pourra bénéficier d’une exonération de frais d’inscription ou d’une bourse, la réalité semble plus nuancée. Le programme précise que « les étudiants internationaux qui ne sont pas ressortissants d’un pays de l’Espace économique européen ou de la Suisse et qui s’inscrivent pour la première fois dans un cycle supérieur de formation en France seront amenés à acquitter des frais d’inscription différenciés, qui apporteront plus d’équité ». Plus simplement, l’augmentation des frais d’inscription ne concernera pas les étudiants européens qui représentaient, en 2016, 22% des étudiants internationaux, soit effectivement, près d’un quart d’exonérations. Conséquence, ce sont surtout les étudiants asiatiques, américains et africains qui seront touchés par la mesure. Ces derniers étaient plus de 100 000 en 2016, tandis que les bourses ne concerneront que 21 000 étudiants. Quand on pense que l’objectif du gouvernement est d’atteindre 500 000 étudiants étrangers, le nombre de bourses promises paraît encore plus dérisoire.

Pour Nathalie Dompnier, présidente de l’université Lumière Lyon 2, cette différenciation des frais d’inscription pour les étudiants internationaux hors-Europe empêchera de nombreux étudiants d’accéder à l’enseignement supérieur en France. « De manière générale, c’est un filtre qui interdit aux moins fortunés de venir étudier en France », estime-t-elle.

Mobilisation des étudiants contre l’augmentation des frais d’inscription. © Elio Prophette

Contacté par téléphone, le ministère de l’Enseignement Supérieur se veut rassurant : « Les sommes indiquées sont un plafond », explique-t-il. Chaque université pourra donc décider des exonérations, totales ou partielles, à mettre en place pour prendre en compte toutes les situations. La ministre Frédérique Vidal déclare encore, dans une lettre adressée début décembre aux présidents d’université, que « la large capacité d’exonération qui sera donnée à vos établissements vous permettra de tenir compte des liens particuliers que vous avez noués avec tel ou tel établissement étranger ou tel ou tel pays ».

Le devoir d’obéissance et de loyauté

Pourtant, ce ton conciliant a radicalement changé en janvier. A la suite de l’université de Clermont-Ferrand, plusieurs universités, dont l’université Lumière Lyon 2, ont annoncé qu’elles n’appliqueront pas l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers vivant hors de l’Union Européenne. Le recadrage est immédiat : dans une intervention devant le Sénat, la ministre évoque le « devoir d’obéissance et de loyauté » des universités envers les politiques publiques menées par l’Etat.

Au cœur de la stratégie « Bienvenue en France »,  c’est donc  un renforcement des inégalités qui se profile entre les étudiants européens exonérés de frais d’inscription et les étudiants extra-communautaires soumis à cette augmentation.

« Pour l’instant, aucun texte juridique ne nous impose cette augmentation », répond Nathalie Dompnier, la présidente de l’Université Lyon 2. « Mais, comme l’a dit la ministre, nous sommes des opérateurs de l’Etat, si des mesures contraignantes sont prises nous ne pourrons pas les ignorer ». Même sans mesure, difficile de dire combien de temps les universités rebelles pourront se passer de cette source de revenu.

Pour Nathalie Dompnier, « cette augmentation des frais d’inscription servira aussi à financer d’autres choses, que l’Etat ne finance plus », notamment l’augmentation des salaires due à l’ancienneté des enseignants. Dans un contexte de difficulté financière pour les universités, comment refuser une telle opportunité ?

Au cœur de la stratégie « Bienvenue en France », et malgré les dénégations du gouvernement, c’est donc bel et bien un renforcement des inégalités qui se profile entre les étudiants européens exonérés de frais d’inscription et les étudiants extra-communautaires soumis à cette augmentation. Cette mesure ne doit pas non plus occulter le débat sur la stratégie générale de l’Etat pour le financement de l’enseignement supérieur « dans un cadre constitutionnel qui affirme sa gratuité », comme le rappelle l’Alliance des universités de recherche et de formation (AUREF). Ces atteintes progressives à la gratuité inconditionnelle des services publiques en France a néanmoins de quoi laisser songeur. Les termes d’attractivité, d’efficacité et de rentabilité quittent désormais le lexique de l’entreprise pour gagner celui du service public. Il s’agit désormais de critiquer ce tournant néo-libéral qu’un secteur comme l’éducation ne peut tolérer.

La mise en place de Parcoursup nous conduit dans le mur

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

La réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche est fortement contestée depuis de nombreuses semaines. Malgré la communication du gouvernement autour de la loi ORE, les critiques se multiplient dans le champ universitaire. Tribune de Clément Fradin et de Pierre-Yves Modicom.

Parcoursup : pour qui ?

Les éléments de langage distillés sur les antennes de France depuis des semaines par la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) et ses relais médiatiques ou syndicaux pour vendre la loi Orientation Réussite Étudiants (ORE) et la plate-forme Parcoursup qui l’accompagne, reposent sur des éléments simples et apparemment évidents : meilleure gestion des flux, une orientation choisie et donc réussie face à l’échec en licence, des moyens pour l’accompagnement des étudiants les plus faibles, de nouvelles places ouvertes dans les cursus en tension, etc. Face à l’insuffisance des contre-argumentaires journalistiques sur un sujet il est vrai assez technique, une vague conséquente d’analyses, venues le plus souvent d’universitaires, a montré les non-dits ou les grossiers mensonges de cette communication tout en soulignant le but non-avoué : sélectionner et en finir avec le baccalauréat comme premier grade universitaire. Un fort mouvement étudiant, suivi plus qu’accompagné par une mobilisation timide du côté enseignant, a dans la foulée achevé de mettre en avant la réalité des universités françaises, sous-dotées et mal considérées, où le malaise des étudiants fait pendant à celui de nombreux personnels.

Cette critique – à nos yeux juste et légitime – de la loi ORE est balisée et bien connue. En tentant de comprendre la logique générale de la loi et ses ressorts idéologiques on retrouve en réalité le fil du temps long, celui dans lequel s’inscrivent les prescripteurs d’opinion et les idéologues derrière les réformes successives de l’ESR et, en dernière instance, c’est sous le chapeau de l’Union européenne et de l’OCDE qu’on débusque le diable.

Décentrer le regard

L’actualité européenne offre parfois des télescopages intéressants : tandis que l’université française est secouée par un mouvement contre la généralisation de la sélection à l’entrée en premier cycle et le démantèlement des cursus de licence, en Espagne, une pétition contre l’étranglement financier de l’enseignement supérieur et de la recherche par les gouvernements successifs recueille plusieurs centaines de milliers de signatures, une grève historique des personnels enseignants touche les universités anglaises en même temps que les scandales de mauvaise gestion de l’argent des frais d’inscription s’y multiplient, et enfin, en Autriche, le gouvernement de coalition des droites radicales présente un projet de généralisation de la sélection et d’augmentation des frais d’inscription.

Partout, lorsqu’on y regarde de plus près, on retrouve les mêmes ingrédients, souvent regroupés hâtivement sous l’étiquette de « marchandisation du savoir » : on pense notamment à la restriction de l’accès à l’université, à l’assèchement financier des organismes de service public, voire à leur fermeture dans certains cas (en France, l’exemple le plus actuel est la liquidation programmée de l’ONISEP, le service public de l’orientation), et au passage à une logique de contractualisation des relations entre l’État et les opérateurs et entre ceux-ci et les étudiants, cette dernière prenant le plus souvent la forme d’une augmentation des frais d’inscription.

Mais il ne faudrait pas oublier un élément central des conflits en cours dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne : le rôle d’une strate managériale académique notoirement surpayée, comme cela a particulièrement été relevé en Angleterre (les émoluments mirobolants des présidents de ComUe français tentent vaillamment de donner le change de ce côté de la Manche). Ces managers échappent bien évidemment à tout contrôle par leurs pairs. Ce mandarinat d’un nouveau genre, qui n’a rien à envier à celui que le 1968 européen pensait avoir mis à bas, est en réalité engagé dans une fuite en avant vers « l’excellence », « l’innovation » plus ou moins creuse, et en dernière instance la différenciation du paysage universitaire et scientifique entre un service public paupérisé qui recueille le tout-venant et des poches élitistes engagées dans une compétition mondiale pour les meilleurs talents. Il est d’ailleurs significatif de voir que les acteurs de cette couche managériale en Europe se cooptent volontiers dans des comités stratégiques ad hoc : si l’Europe de l’émancipation par le savoir patine, celle des nouveaux mandarins fleurit à l’ombre de deniers publics dont le flux ne se tarit pas pour tout le monde, et que les incitations venues de l’Union européenne ne font que renforcer.

Cet état de fait n’est pas pour surprendre : les systèmes universitaires et scientifiques européens convergent de longue date vers une situation alliant les logiques de marché (la fameuse « marchandisation », qui n’est pas qu’une affaire de profit mais aussi de fixation des mécanismes de détermination de la valeur comme fait social) et un glissement autoritaire et bureaucratique de plus en plus marqué. Il s’agit même d’un programme, dont le libellé européen fut formulé à Lisbonne en 2000 (après une première ébauche à Bologne en 1998) sous le concept d’économie de la connaissance, emprunté à des modèles économiques dérivés de la théorie du capital humain.

D’où viens-tu, Parcoursup ?

Parcoursup n’est en réalité qu’une étape – décisive il est vrai – dans l’alignement de l’université publique française sur les recommandations de l’OCDE et de l’UE en matière d’ « économie de la connaissance » : la loi « Orientation et réussite des étudiants », au-delà de la sélection, est d’abord et avant tout une loi de différenciation du paysage universitaire entre des établissements dorénavant autorisés à sélectionner ad libitum en réduisant leurs capacités d’accueil en première année et d’autres qui se spécialiseront dans un créneau d’ « universités de bassin », faiblement sélectives, destinées à recueillir la population jeune d’une zone d’activité économique spécialisée. Dans tous les cas, et notamment dans le second, il s’agit de proposer des enseignements « modulaires et capitalisables » « dans une perspective de formation tout au long de la vie » (pour reprendre les termes d’un amendement Les Républicains à la loi ORE voté comme un seul homme par le groupe LaReM). Le patron de la Conférence des Présidents d’Université a récemment parlé du rapprochement entre formations de premier cycle et formation continue comme de la « mère de toutes les batailles » : on reconnaît là un grand principe de la théorie du capital humain promue par la triade Banque Mondiale-OCDE-UE : l’essentiel est de former une main-d’œuvre selon des modules de compétences ajustables en fonction des aléas d’une activité économique dont le présupposé veut qu’elle se concentre de plus en plus dans des métropoles interconnectées et en concurrence globale – les villes qui auront l’heur d’accueillir les « universités d’excellence ». La fin de l’égal accès au service public va donc de pair avec l’abandon du principe de continuité territoriale.

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

On reconnaît là un des mantras des « réformes structurelles » tant vantées par les dirigeants européens (Wolfgang Schäuble en parlait encore dans une interview au JDD le 29 avril dernier), et dont la restructuration de l’hôpital public fournit un autre exemple saisissant – y compris d’ailleurs sur le plan de la « marchandisation », puisque la tarification des inscriptions universitaires au module de compétence voire au crédit ECTS, telle qu’elle a été instaurée en Espagne et qu’elle menace en France, n’est pas sans rappeler le principe de la tarification à l’acte dans les hôpitaux. La cohérence de ces réformes est indéniable, et renvoie à la formule qui avait fait florès lors du débat français sur la constitution européenne en 2005 : la « concurrence libre et non faussée » comme seul mode de relations entre les personnes, mais aussi entre les territoires, les groupes sociaux et les institutions.

Un chemin qui ne mène nulle part

Mais notre propos n’est pas de verser dans une déploration complaisante de la puissance et de la cohérence de « l’ennemi » qui mènerait à une forme de tétanisation face au « cauchemar qui n’en finit pas ».

Notons par exemple que plusieurs travaux récents montrent en réalité une tendance globale à la déconcentration de la recherche et de « l’innovation » qui place les partisans de la spécialisation des territoires et de la mise en concurrence des métropoles en porte-à-faux vis-à-vis d’évolutions qu’ils prétendent accompagner. De même, depuis quinze ans que le mouvement de concentration et de différenciation a été amorcé en France, ses résultats à l’aune des « classements internationaux » censés légitimer le projet sont restés nuls. Sans rentrer dans le déclinisme de certains, on pourrait même dire que les universités et les instituts de recherche français ont pâti des réformes enchaînées depuis 2003 et particulièrement des lois Pécresse de 2007/2008.

Parallèlement, ailleurs en Europe ou dans les pays de l’OCDE, une marche arrière s’enclenche : la parenthèse des frais d’inscription dans les universités allemandes a été refermée, et en Angleterre, le gouvernement de Theresa May, sous pression du Labour de Jeremy Corbyn qui a fait de la dette étudiante un de ses chevaux de bataille, envisage d’abaisser le montant maximal des frais d’inscription légaux.

De même, l’étude de ces réformes d’un pays à l’autre montre une forte persistance de spécificités nationales qui sapent le travail des réformateurs, notamment du côté du système français, historiquement « dual », et des grandes écoles, où pour un ensemble prêt à jouer le jeu de l’excellence pour s’arroger le titre d’ « université d’excellence » (Paris Sciences et Lettres, organisé autour de l’ENS), force est de constater que de nombreux établissements rechignent au point de mettre en péril les projets des différents gouvernementaux qui se succèdent (et se ressemblent) : ainsi, Polytechnique a préféré renoncer à l’ « Initiative d’Excellence » que de se fondre dans l’université de Paris-Saclay ; Centrale Nantes a préféré aller au conflit avec ses partenaires que de fusionner dans la Nouvelle université de Nantes tant souhaitée (et qui devrait finalement voir le jour sous une forme châtrée) ; l’Institut National Polytechnique de Bordeaux a préféré constituer un réseau avec Grenoble, Toulouse et Nancy que de passer dans l’ombre de la super-université voisine… et Sciences-Po Paris, après de longues tergiversations, a préféré renoncer au label IDEX que de renoncer au statut sui generis de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Compte tenu de la place prééminente de ces établissements en France, que ce soit dans le tissu économique ou dans la formation et la reproduction des élites administratives et politiques, leur volonté de maintenir un modèle spécifique et largement décrié pour son lien insuffisant à la recherche aux yeux des réformateurs représente un échec majeur pour ces derniers.

Du point de vue des opposants à la vague des réformes, ce constat pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, mais il pointe surtout une des sources de résistance les plus fortes aux injonctions de Bruxelles : la tendance à l’uniformisation au moins-disant sous couvert d’universalisme trouve certains de ses adversaires les plus déterminés à l’intérieur même des institutions politiques et universitaires nationales. C’est qu’on touche là aux « masses de granit » des États européens : les structures profondes des systèmes d’enseignement supérieur sont un héritage des chemins tortueux suivis par les différents pays vers l’État-nation et la démocratie. Le paysage universitaire d’un pays est un miroir de ses pratiques politiques de long terme. Autrement dit, du point de vue matérialiste, l’université universelle ne se réalisera pas dans la dénégation des singularités sociales et démocratiques, et la défense de la diversité des systèmes d’enseignement supérieur constitue un point d’appui incontournable dans les premières étapes d’un chemin progressiste, émancipateur… et universaliste.

Quoi que l’on pense des réformes en cours, il reste que l’essentiel est là : le programme néolibéral de convergence des systèmes d’enseignement supérieur repose sur des conceptions mythologiques de l’économie, de la science et de la sociologie des élites. Il est possible que Parcoursup s’impose. Mais non seulement il ne réglera aucun des problèmes dont il prétend être la solution, cela il n’est plus guère besoin de l’étayer après les débats houleux des derniers mois, mais il échouera aussi à produire un système viable et stabilisé. À la clé, il y aura, on le sait, plus d’injustice, plus de souffrance au travail pour les personnels, plus de précarité… et plus de profits pour certains. Mais il y aura aussi l’exigence pour nous de prendre date : le monde de Parcoursup n’est pas tenable, tant à l’échelle de son univers d’application privilégié, l’ESR, que dans la société dans son ensemble, et il incombe donc dès aujourd’hui à ses critiques de travailler à construire celui qui lui succédera si nous voulons qu’il marque un retour aux idéaux de critique, de partage et d’émancipation sans lesquels la science ne peut servir l’intérêt général.