Franc CFA : quand Nicolas Sarkozy activait l’arme monétaire en Côte d’Ivoire

Franc CFA - Le Vent Se Lève
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Malgré des réformes de l’institution monétaire impulsées par Emmanuel Macron et le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, le franc CFA est toujours en place. Il demeure critiqué par ses opposants pour l’ascendant qu’elle confère au gouvernement français sur les États africains de la zone franc. Plusieurs épisodes ont démontré qu’elle pouvait se transformer en arme au service de l’Élysée. En 2011, lors de la crise politique ivoirienne, Nicolas Sarkozy avait activé ce levier pour forcer le président Laurent Gbagbo à la démission et le remplacer par son opposant, Alassane Ouattara. Justin Koné Katinan, ministre du Budget, avait alors déclaré : « J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ». Cette séquence est analysée par la journaliste Fanny Pigeaud et le chercheur N’Dongo Samba Sylla dans L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA(La découverte, 2018), dont cet article est issu.

Le franc CFA procure à Paris des moyens de pression, de répression et de contrôle qui lui permettent, au besoin, d’aller au-delà de la sphère économique et d’orienter la trajectoire politique des quinze États africains de la zone franc. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire en offre un exemple particulièrement frappant.

Ce cas date de la crise politico-militaire qui a suivi le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats de ce scrutin, qui s’était tenu sous haute tension, avaient donné lieu à une forte controverse. Cette crise post-électorale avait abouti à une situation inédite : le pays s’était retrouvé avec deux présidents. Le premier, Laurent Gbagbo, président sortant, avait été reconnu réélu par le Conseil constitutionnel ivoirien et conservait donc l’effectivité du pouvoir et le contrôle de l’administration.

Le second, Alassane Ouattara, était considéré comme le gagnant par la « communauté internationale », mais ne régnait que sur l’hôtel d’Abidjan dans lequel il s’était installé. Souhaitant voir Alassane Ouattara accéder à la tête du pays, le président français Nicolas Sarkozy, son ami et principal soutien, actionna divers mécanismes et tout particulièrement ceux des institutions de la zone franc. L’idée des autorités françaises était de paralyser l’administration ivoirienne afin de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie.

Cela se fit en plusieurs étapes. Suivant les instructions de Paris, le siège de la BCEAO, dont Alassane Ouattara avait été le gouverneur entre 1988 et 1990, commença par empêcher l’État ivoirien d’accéder aux ressources de son compte logé à la BCEAO. Il fit aussi fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO. Abidjan ayant réussi à les faire réouvrir grâce à une mesure de réquisition du personnel, la BCEAO supprima alors une application informatique afin de bloquer leur fonctionnement. Les administrateurs de la banque obligèrent par ailleurs son gouverneur, Henri Philippe Dacoury-Tabley, à démissionner, l’accusant d’être trop complaisant avec les autorités d’Abidjan.

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée

Laurent Gbagbo n’ayant toujours pas quitté le pouvoir, le ministère français de l’Économie et des Finances demanda, en février 2011, aux banques françaises opérant dans le pays, soit la BICICI, filiale de BNP Paribas, et la SGBCI, filiale de la Société générale, de cesser leurs activités. Ces deux établissements obéirent. Dans le même temps, la BCEAO menaçait de sanctions les autres banques si elles persistaient à vouloir travailler avec le gouvernement de Laurent Gbagbo1. Comme elle ne pouvait ordonner aux établissements financiers non français qu’elle ne contrôlait pas de cesser toute opération extérieure, la France passa à une étape supérieure.

Elle mobilisa son arme invisible : le compte d’opérations. Avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances suspendit les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur furent bloquées. Les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer. Ce sabotage empêcha aussi les représentations diplomatiques ivoiriennes de recevoir leurs dotations budgétaires.

En procédant ainsi, les autorités françaises ont prouvé que le système du compte d’opérations peut se transformer en un redoutable instrument répressif : la France peut, à travers lui, organiser un embargo financier terriblement efficace. Justin Koné Katinan, le ministre du Budget de Laurent Gbagbo pendant cette crise, racontera en 2013 : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. […] J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays2. » […]

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée3. Elle l’a fait alors que l’administration ivoirienne était en train de s’organiser en vue de créer une monnaie nationale et de faire sortir la Côte d’Ivoire de la zone franc, seule solution à même de contourner le dernier piège de la BCEAO, consistant à ne plus approvisionner ses agences ivoiriennes en billets de banque.

Un haut cadre de l’administration de cette époque nous a expliqué en 2018 les mesures prises afin de faire face à ce qu’il appelle le « boa constricteur du gouvernement français ». « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées, rapporte-t-il. Nous avions décidé de garder la même valeur nominale que le franc CFA pour ne pas perturber les populations. Les billets et les pièces devaient être produits par une puissance étrangère. Nous étions en négociation avec un pays africain ami, qui avait donné son accord de principe pour garder notre compte de devises en attendant que notre banque centrale soit fonctionnelle. Nous en étions au niveau des modalités pratiques de cette coopération monétaire quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final.

Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes4. » Après avoir bombardé pendant plusieurs jours des casernes militaires ainsi que le palais présidentiel et la résidence officielle du chef de l’État de la Côte d’Ivoire, les militaires de la base française d’Abidjan lancèrent en effet, le 11 avril 2011, une attaque de grande envergure contre l’armée ivoirienne. Cette opération s’acheva le jour même par l’arrestation de Laurent Gbagbo5.

Notes :

1 « Côte d’Ivoire : la BCEAO menace de sanctions les banques collaborant avec Gbagbo », Jeune Afrique, 11 février 2011.

2 « Koné Katinan fait des révélations sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la crise des banques en Côte d’Ivoire », Le Nouveau Courrier, 23 juin 2013.

3 Sabine Cessou, « Comme un fruit pourri », Libération, 7 janvier 2011.

4 Entretien réalisé par écrit en avril 2018.

5 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire, une histoire tronquée, Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2015.

L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2024.

« La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique » – Entretien avec Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

En février dernier, Kako Nubukpo participait à une conférence organisée par le cercle LVSL de Paris sur le thème « euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? », où il traitait des enjeux économiques et géopolitiques afférents au franc CFA et portait un regard critique sur cette monnaie issue de l’époque coloniale. Dans son dernier ouvrage L’urgence africaine (septembre 2019, éditions Odile Jacob), il analyse les mutations que connaît le continent africain depuis une décennie : projet de réforme du franc CFA, pénétration croissante des capitaux français dans l’Afrique anglophone et lusophone, expansion de la Chine, etc. Cette nouvelle configuration bouleverse-t-elle l’équilibre géopolitique hérité de la décolonisation, caractérisé par la persistance du pré carré de l’Élysée dans l’Afrique francophone ? Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Alex Fofana.


LVSL – Vous estimez que l’impérialisme français est aujourd’hui davantage militaire qu’économique. Peut-on dire que la « Françafrique » de Jacques Foccart et de ses épigones, caractérisée par une superposition de diverses strates de domination héritées de la colonisation – impérialisme financier, néo-colonialisme économique, ingérences diplomatiques et militaires – est en voie de dissolution ?

Kako Nubukpo – On observe que seuls 20 % des investissements directs étrangers français à destination de l’Afrique finissent dans la zone franc. 80% des investissements directs étrangers français en Afrique sont à destination de l’autre Afrique : anglophone, lusophone, hispanophone. Cela signifie que l’Afrique qui commerce véritablement avec la France n’est pas celle de la zone franc. Cela explique à mon sens la perméabilité de notre discours critique vis-à-vis du franc CFA auprès des autorités françaises, qui se rendent compte que l’on n’a pas besoin de garder le franc CFA pour continuer à commercer avec l’Afrique. Le leitmotiv de l’entrepreneuriat et de la start-up nation porté par Emmanuel Macron s’accommode très bien du mode de fonctionnement des pays anglophones où l’État n’a jamais été jacobin. On observe une sorte de résonance et de convergence entre le discours d’Emmanuel Macron, très pragmatique et micro-économique, et les statistiques historiques sur le commerce et l’orientation du commerce entre la France et l’Afrique. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé que la question du franc CFA et de la zone franc est avant tout politique, et renvoie au maintien du pré carré français dans la région, à la possibilité d’obtenir des votes africains aux Nations-unies, bien plus qu’à des impératifs commerciaux.

Ceci étant posé, on observe encore des permanences de ce que l’on peut qualifier d’économie d’empire, constituée de grands groupes français trop heureux de pouvoir gagner des marchés en Afrique sans passer par des appels d’offre. Cette économie semble en voie d’épuisement, du fait même de l’ouverture de l’Afrique aux pays émergents. La concurrence s’accroît, par exemple pour la construction de grands projets d’infrastructure – un domaine où la Chine progresse continuellement.

LVSL – La progression de l’influence chinoise est l’un des phénomènes majeurs de cette dernière décennie. Si elle s’accompagne d’un discours de contestation de la mainmise occidentale sur l’Afrique – aux accents anti-coloniaux – elle prend souvent les contours d’un véritable impérialisme. Les gouvernements africains pourraient-ils s’appuyer sur cette progression géopolitique de la Chine pour négocier avec les pays occidentaux dans des conditions plus favorables ? Ou s’agit-il d’un facteur supplémentaire d’asservissement ?

K.N. – Le discours chinois s’insère dans la faiblesse de la relation entre l’Occident et l’Afrique, à deux niveaux. 

D’une part, le gouvernement chinois affirme qu’il ne se mêlera pas de la politique interne des États africains et qu’il respectera l’impératif de non-ingérence. Les Chinois ont beau jeu de comparer ce discours avec les imprécations moralisatrices de l’Occident et des institutions internationales occidentales. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs.

D’autre part, le gouvernement chinois met en avant son caractère de pays en développement, au même titre que les pays africains. Ces deux éléments, partie intégrante du discours chinois, associés à des moyens financiers colossaux, permettent à la Chine de s’ériger en concurrent de taille vis-à-vis de l’Europe ou des États-Unis. C’est en ce sens que la prédation sur l’Afrique s’intensifie. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs. Auprès du FMI ils tiennent un discours très libéral, auprès des Chinois ou d’autres pays émergents un discours plus volontariste et néo-mercantiliste de transformation des matières premières et de protection des marchés (comme au sommet Russie-Afrique de Sotchi). Aux Nations unies, ils tiennent un discours onusien de développement durable, lié à la théorie des droits d’accès, aux questions d’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation, etc.

Ils ne veillent pas outre mesure à la compatibilité entre ces trois niveaux de discours et ne sont pas, de ce fait, les meilleurs défenseurs des intérêts collectifs africains. 

On observe donc davantage un risque de prédation accrue que de concurrence saine entre des fournisseurs.

LVSL – Vous êtes un opposant de longue date au franc CFA.  Le président ivoirien Alassane Ouattara a récemment rendu publique une décision (prise au nom de tous les pays de la zone franc) d’abandonner cette monnaie au profit d’une union monétaire plus large. Cette déclaration a de quoi surprendre, venant d’un président dont les accointances avec le pouvoir français ne sont plus à démontrer. Que penser de cette déclaration du président ivoirien et de ce projet d’abandon du franc CFA ? 

K.N. – Deux agendas convergent, même s’ils sont différents. On trouve d’une part la volonté de mettre en place une monnaie pour l’ensemble de la CEAO [communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, constituée de 15 États ndlr], qui est à l’oeuvre depuis 1983. En 2000, la décision a été prise par les chefs d’État de créer une seconde zone monétaire au sein de l’Afrique de l’Ouest, que l’on a appelé la ZEDMAO et qui concerne les États d’Afrique de l’Ouest n’utilisant pas le franc CFA – six États, dont le Cap-Vert, qui est rattaché à l’euro mais de façon volontaire et non institutionnelle. Des critères de convergence ont été mis en place pour la création de l’ECO, qui devait être la monnaie de cette seconde zone monétaire. Étant donné le non-respect de ces critères de convergence, les chefs d’État ont récemment pris la décision de créer l’ECO en une seule étape par la fusion des sept monnaies et de l’escudo du Cap Vert. La mise en place de l’ECO est annoncée pour janvier 2020, avec une banque centrale située au Ghana – l’institut monétaire d’Afrique de l’Ouest, basé dans ce pays, est en quelque sorte l’embryon de cette monnaie. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

On trouve, d’autre part, un second agenda qui a trait à la réforme du franc CFA, lequel ne concerne pas uniquement l’Afrique de l’Ouest, puisque la zone franc s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique centrale. Plusieurs questions sont posées : celui du nom de la monnaie, des réserves de change qui sont actuellement hébergées par le Trésor français, du rattachement de la monnaie à l’euro. On se demande donc dans quelle mesure la réforme du franc CFA coïncide avec la mise en place de l’ECO étant donné que ce sont deux agendas différents – avec un point de convergence puisque les huit États de l’Union monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UMOA), qui utilisent actuellement le franc CFA, devraient adopter l’ECO.

On peut observer une certaine schizophrénie de la part des chefs d’État de cette zone, qui louent les mérites du franc CFA tout en affirmant qu’ils vont mettre en place l’ECO. De la même manière, le président ivoirien Alassane Ouattara annonce que l’ECO possédera un taux de change fixe avec l’euro tandis que le président nigérien annonce que l’ECO sera rattaché à un panier de devises. À l’heure où nous parlons, il y a une incertitude sur la forme que prendra l’ECO, si le projet se matérialise effectivement en 2020. 

LVSL – Au-delà du changement de dénomination, à quelles conditions cette réforme permettrait-elle effectivement aux pays utilisant le Franc CFA de sortir de ce que vous nommes la « servitude monétaire » ?

K.N. – À trois conditions. La première n’est plus en jeu, puisque l’ECO règle la question de l’intitulé de la monnaie – CFA signifiant à l’origine « Colonies françaises d’Afrique ». 

Il y a ensuite deux condition économiques cruciales. Le financement des économies africaines à des taux d’intérêt acceptables d’une part, ce qui est impossible avec le franc CFA dont les taux d’intérêt sont à deux chiffres et exige des garanties trop importantes de la part des emprunteurs. Une compétitivité des prix soutenue à l’export de l’autre ; or, le franc CFA agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations. Il institutionnalise donc un déséquilibre de la balance commerciale. Si l’ECO règle, même partiellement, ces deux aspects – le financement de l’économie par le financement du marché intérieur et la compétitivité à l’export – un grand pas aura été fait. 

LVSL – Quels seraient les secteurs économiques qui profiteraient d’une disparition du franc CFA ? 

K.N. – Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, la zone franc a créé une dualité institutionnelle. C’est un espace dans lequel quinze États ont crée CEDEA (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) en 1975, avec des règles pérennes de fonctionnement. En 1994 se met en place l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En conséquence, les États se retrouvent dans une situation de schizophrénie, essayant de respecter les règles des deux organismes. La disparition du franc CFA dans l’Afrique de l’Ouest homogénéiserait l’espace d’un point de vue institutionnel, puisqu’il signerait la fin de la CEDEAO.

Si l’on s’en tient aux tenants de la thèse du grand marché, on se retrouverait avec un marché de quinze États, quinze économies, une monnaie – l’ECO – et au moins la possibilité d’effectuer des économies d’échelle. Cela peut être une bonne chose, mais il faut identifier les avantages comparatifs. En Afrique zone franc, le coton constitue une culture économique compétitive. Cela fait des années que je plaide pour la mise en place d’un pôle de compétitivité coton dans le triangle formé par le sud du Mali, le nord de la Côte d’Ivoire et l’Ouest du Burkina Faso. Le coton pourrait jouer un rôle de secteur moteur en Afrique de l’Ouest francophone. Le Nigéria, relativement industrialisé, offre d’autres secteurs sur lesquels il serait possible de s’appuyer. En termes de production agricole on trouve le manioc, qui ne fait pas l’objet du commerce international, qui fait parti des cultures « orphelines » et dont la consommation est très importante sur la côte ouest-africaine. On pourrait concevoir la création d’une nouvelle industrie du manioc. On pourrait ajouter le cacao de Côte d’Ivoire, premier exportateur mondial – le Ghana étant le deuxième ou le troisième, qui pourrait être le moteur d’une industrie du chocolat en Afrique de l’Ouest. Des initiatives sont prises ici et là, mais elles restent embryonnaires à l’heure actuelle. L’un des intérêts de la réforme de la zone franc est de nous permettre de lier nos réflexions à propos du bon fonctionnement d’une monnaie à la création de l’ECO.

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

LVSL –Vous consacrez dans votre ouvrage de nombreuses pages à la question du libre-échange, et de ce que l’on nomme communément « l’intégration africaine ». La zone de libre-échange continentale (ZLEC) est promue par les tenants habituels du libéralisme économique mais aussi par certains militants qui revendiquent un héritage panafricain, comme Aya Chebbi [lire son entretien pour LVSL ici]. Vous suggérez, dans votre ouvrage, de tirer des leçons des impasses que rencontre la construction européenne. L’économiste Cédric Durand nomme « scalarisme » l’illusion selon laquelle « le déplacement de certains attributs étatiques de l’échelle nationale à une échelle plus vaste » et l’extension des marchés seraient par nature porteurs de progrès. Pensez-vous que l’on fait preuve d’un optimisme démesuré concernant la ZLEC ? 

K.N. – Il faut prendre en compte un élément théorique d’ordre général, et un autre plus spécifique à l’Afrique.

L’élément théorique tient au fait que le débat n’est pas tranché entre les analyses néolibérales et keynésiennes relatives à l’efficacité des marchés. Les néolibéraux sont des tenants du caractère exogène des chocs ; selon eux, en élargissant la taille des marchés, du fait de la loi des grands nombres, les chocs vont s’amortir. Les bons prix s’afficheront systématiquement, reflétant les conditions de rareté relative sur les marchés. À l’opposé, les perspectives d’inspiration keynésienne, néo-keynésienne et post-keynésienne, prennent les fluctuations que l’on observe sur le marché pour des imperfections intrinsèques au marché – comme les comportements d’inversion vis-à-vis du risque, les comportements opportunistes, l’incertitude ou encore les « effets de butoir ». Si les fluctuations sont davantage endogènes qu’exogènes, l’élargissement de la taille des marchés ne va pas régler le problème. Ce discours libre-échangiste porté par la ZLEC est un discours sans fondement théorique incontestable. 

Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation.

Il faut également prendre un compte un élément davantage propre au continent africain. Les pères de l’intégration africaine du « groupe de Casablanca » [association d’États africains créée au début des années 1960, rassemblant tous les panafricanistes du continent], dont la perspective était résolument fédéraliste, considéraient d’un bon œil la mise en place d’un État fédéral, d’un marché africain intégré et d’une monnaie africaine. Cette résonance avec le panafricanisme permet à la ZLEC de se parer d’une forme de légitimité historique. Il faut donc se garder de toute confusion. Des questions cruciales subsistent ; il ne faut pas, en particulier, que le grand marché que va créer cette zone de libre-échange soit alimenté par le reste du monde. Il faut que le contenu qui circule dans ce marché soit africain, au moins à hauteur de 50%. Il y a une faible dynamique d’offre à l’heure actuelle, mais une forte dynamique de demande – du fait de la croissance démographique, en vertu de laquelle deux milliards d’Africains habiteront le continent en 2050 ; ce marché devra transformer ces deux milliards de personnes en demandeurs solvables, avoir la capacité de générer des revenus, et pour cela de créer des emplois et de transformer les matières premières. Il me semble clair que le tracteur de l’émergence africaine sera la demande – et une demande solvable. 

Je ne suis donc pas opposé à la ZLEC en tant que telle, à condition que ce marché soit alimenté par la production africaine. Se posent ensuite des questions plus techniques qui concernent le respect des clauses ; on observe pour l’UEMAO une faible crédibilité des sanctions par rapport aux déviants. Alors qu’elle n’est composée que de huit États, elle parvient difficilement à sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles communautaires, les directives et les règlements. On imagine donc la difficulté de le faire pour cinquante États… 

Demeure enfin une question politique : quel degré de fédéralisme budgétaire les États sont-ils prêts à consentir ? Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation. 

LVSL – Une partie importante des discours portant sur l’émergence de l’Afrique pointent du doigt la nécessité, pour le continent, de se convertir à une économie de services ; ce serait un moyen de permettre aux pays africains de sortir de leur statut d’exportateurs de matières premières. Que penser de cette injonction à la tertiarisation, qui implique pour le continent africain de passer outre l’industrialisation ?

K.N. – Cette question est fondamentale. Je viens d’achever une étude sur la transformation structurelle des économies africaines, et l’on observe que les emplois migrent directement du primaire vers le tertiaire, sautant l’étape du secteur secondaire, où l’on trouve pourtant le plus de potentialités d’emplois pérennes, du fait de l’industrialisation. L’Afrique peut-elle passer outre l’étape de l’industrialisation ? 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

La réponse est liée aux différents États et aux différentes configurations géographiques. Certains pays côtiers peuvent peut-être se spécialiser dans les services, mais d’autres grands pays, comme l’Éthiopie, se positionnent davantage comme les sous-traitants de la Chine avec ses zones économiques spéciales. J’estime qu’il faut en passer par l’industrialisation – en évitant les erreurs de « l’industrie industrialisante » que l’on a connu dans les années 60, notamment en Algérie. Il faut identifier les chaînes de valeur dans lesquelles on souhaite s’inscrire, et identifier les positions, au sein de celles-ci, où l’on peut obtenir des avantages comparatifs. C’est ce que je nomme, dans mon ouvrage, les « couleurs de l’économie » : certaines chaînes de valeurs concernent l’économie bleue, d’autres l’économie verte, d’autres l’économie mauve (la culture), l’économie transparente (le numérique), etc. Il n’existe pas de réponse valable par soi, mais l’impératif réside dans tous les cas dans des emplois stables. 

LVSL – Vous faites appel, dans votre ouvrage, à la grille analytique de Karl Marx et de Karl Polanyi. Les solutions protectionnistes et interventionnistes que vous proposez en matière d’économie ne sont pas sans rappeler l’agenda de nombre de « pères de l’indépendance » africaine, influencés par le marxisme et conduits par un nationalisme anti-colonial. Le bilan des expériences étatistes des années 1960 n’est pas des plus concluants. Quelles ont été les erreurs commises desquelles il faudrait apprendre pour ne pas les reproduire ? 

K.N. –  Dans les années 1960-70, la question de la bonne gouvernance n’était pas au cœur des préoccupations. On a connu de nombreux « éléphants blancs », ces projets très ambitieux, mais dont le lien avec le secteur productif n’était pas avéré. On a emprunté à des taux variables pour financer ces projets, faibles au début des années 60, mais se sont retrouvés à deux chiffres dans les années 1980 : cela a conduit à une spirale de surendettement.

Il faut aussi prendre en compte le fait que les structures étatiques, dans les années 1960, étaient hérités de la fin de la colonisation : les personnes bien formées n’étaient pas légion, alors même que les gouvernements relevaient le défi de la construction d’un État moderne. Ils se sont retrouvés pris au piège de l’argent qui coulait à flots, mais d’un nombre limité de cadres capables d’impulser cette transformation. En Amérique latine, cette situation a donné lieu aux « ajustements structurels ». En Afrique, on observe aujourd’hui qu’après vingt ans de « tout État » puis trente-cinq ans de tout-marché, on revient progressivement à une forme de pragmatisme. 

C’est la raison pour laquelle je m’appuie sur des penseurs comme Karl Marx ou Karl Polanyi. Ils permettent de prendre en compte la complexité du fait socio-économique en Afrique. J’appelle dans mon ouvrage à une analyse prudente : il faut prendre en compte les forces productives, les rapports sociaux de production, les régimes d’accumulation, les modes de régulation et les modes de production. Il faut ramener ce que l’on peut qualifier « d’économie de la régulation » dans l’analyse court-termiste des institutions de Bretton Woods [Fonds monétaire international et Banque Mondiale ndlr] sur l’Afrique.

“Le franc CFA est issu du système esclavagiste et de la colonisation” – Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Visuel JF

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Kako Nubukpo, ex-ministre de la Prospective au Togo, licencié pour ses prises de position anti-franc CFA, est l’une des figures de proue de la critique de cette monnaie. Dans cette intervention, il revient sur la genèse du Franc CFA, les raisons pour lesquelles il est demeuré en place malgré la décolonisation, et les conséquences de cette monnaie sur les pays qui l’utilisent.


Tribune : Franc CFA, le débat interdit ?

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Les Amis de Thorstein Veblen / Veblen Society

Nous venons d’apprendre l’éviction brutale de notre collègue Kako Nubukpo de son poste de directeur de la Francophonie économique et numérique de l’Organisation Internationale de la Francophone (OIF)  par la presse (Jeune Afrique 8/12/2017, Le Monde Afrique 8/12/2017). Il était venu en février nous présenter ses thèses à Lyon.

On lui reproche le non respect de l’obligation de réserve étant donné ses responsabilités. Il semble en fait que son positionnement critique sur la question du franc CFA ait profondément irrité quelques grands leaders africains et jusqu’au sommet de l’État en France d’après la presse.

Ne peut-on pas en effet critiquer sur la base d’arguments rationnels un système monétaire hérité de la colonisation (l’acronyme CFA a tout d’abord signifié « les colonies françaises d’Afrique ») et qui désigne aujourd’hui deux zones distinctes rassemblant quatorze pays : d’une part la « Communauté financière d’Afrique » (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Niger, Mali, Sénégal, Togo) et d’autre part la « Coopération monétaire d’Afrique » (Cameroun, République Centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad). Ce sont ainsi plus de 150 millions de personnes qui utilisent dans leur vie quotidienne le franc CFA.

Sans nous prononcer sur le fond, nous pouvons souligner que notre collègue, professeur, agrégé d’économie du supérieur, formé à l’Université Lyon 2, docteur, ancien assistant dans cette institution et professeur à l’École de Management, ancien conseiller à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, ancien ministre du Togo, a conduit une analyse rationnelle, très éloignée de certains positionnements extrémistes à fondement exclusivement idéologique.

Il a rédigé avec d’autres économistes français et africains un ouvrage – Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? –  coédité avec Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, et Demba Moussa Dembele – La Dispute – 2016 et publié de nombreux articles.

Quelles caractéristiques du franc CFA aujourd’hui ?

La parité fixe du franc CFA par rapport à la monnaie forte utilisée en France et en Europe – l’euro (soient 655, 957 francs CFA pour un euro). Cette parité est garantie par le Trésor français (et non la Banque de France).

Les pays des zones CFA doivent en outre déposer 50 % de leurs réserves de change auprès du Trésor français qui s’engage à fournir des euros en contrepartie des francs CFA présentés (à condition que les réserves de change des pays de la zone soient suffisantes).

Quelles sont les critiques adressées à cette monnaie ?

Kako Nubukpo, et les co-auteurs de l’ouvrage cité dont Bruno Tinel considèrent que cette monnaie unique alignée sur l’euro a de multiples défauts pour un continent à forte croissance démographique et aux niveaux de développement économique très insuffisants. Le besoin de création d’emplois est en effet très important et les infrastructures de base sont encore déficientes (santé, éducation, transport, etc.).

La stabilité monétaire, le faible taux d’inflation, l’absence de risque de change n’ont guère contribué au développement. Les pays de la zone ont connu une croissance par habitant médiocre. Cette monnaie trop forte ne répond pas aux besoins de ces pays qui doivent s’aligner sur les politiques d’austérité pratiquées dans la zone euro pour maintenir leur taux d’inflation aux standards européens. Cette monnaie très forte nuirait aussi aux exportations africaines et encouragerait les importations de produits manufacturés et agricoles étrangers, ruinant les efforts de développement industriels et agricoles de la zone franc. Les pays de la zone sont ainsi maintenus dans une position d’exportateurs de matières premières et leurs recettes dépendent des cours des marchés mondiaux et du taux de change euro/dollar.

Accumulant des réserves de change, ces pays freinent drastiquement la distribution de crédit à l’économie, ce qui bloque l’investissement. Les crédits aux populations pauvres sont très rationnés et souvent offerts à des taux d’intérêt de l’ordre de 10 %.

Cette monnaie forte permettrait aux plus riches africains de bénéficier d’une garantie de change sur leurs placements financiers et immobiliers en France et dans le monde.

Notre collègue Kako Nubukpo (et ses collègues) propose donc de s’extraire de cette spirale du non développement, mortifère pour un continent en très forte croissance démographique (rappelons que l’Afrique devrait compter 2, 5 milliards d’habitants en 2050 et plus de 4 milliards d’habitants en 2100), travaillé par les intégrismes qui prospèrent sur le chômage et l’absence de perspectives d’avenir. Pour lui, il faudrait adosser le franc CFA à un panier de monnaies (le yuan, le dollar, la livre sterling). Dans une seconde phase, il pourrait être envisagé une monnaie unique aux pays de la zone CFA, voire commune à tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Ces réformes permettraient aux Africains de se former à la gestion des politiques monétaires et de sortir progressivement de la « servitude monétaire » car pour le moment toute la gestion monétaire leur échappe.

Ces positions rationnellement exprimées et soutenues par des raisonnements économiques d’ordre scientifique méritaient-elles une sanction si sévère  pour un responsable de la francophonie économique ? Elle le prive de liberté d’expression sur un sujet sensible et contribue à faire perdurer l’image de la France/Afrique que notre président affirme vouloir effacer. Nous ne pouvons que demander que l’on revienne sur cette sanction et que le débat démocratique prospère sur le franc CFA.

Le bureau de l’association Les amis de Veblen – Lyon

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