L’Élysée et la Françafrique : de Foccart à Macron

Macron et le président burkinabè © RFI

Mise en place sous le général de Gaulle, la Françafrique – réseau d’influence informel, de nature politique, diplomatique, économique et militaire – est accusée par ses détracteurs de maintenir l’Afrique francophone sous la coupe du néocolonialisme français. Les présidents français successifs proclament sa disparition, tout en veillant à ce qu’elle demeure intacte. Retour sur ce réseau d’influence occulte qui croît depuis soixante ans au sein de la Vème République, jusqu’à en dévorer son hôte.


Selon l’expression de Francois-Xavier Verschave, la Françafrique est « une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’Aide publique au développement… ». Il ajoute: « ce système auto-dégradant se recycle dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie ». (La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998).

Naissance de la Françafrique

Au moment de son accession au pouvoir en 1958, le général de Gaulle trouve un monde colonial en ébullition. La France peine à se remettre de son humiliation militaire à Dien Bien Phû (1954), de son humiliation diplomatique après la crise de Suez (1956), et subit une instabilité politique en Algérie qui précipite la IVème République vers l’abîme. Face aux mouvements politiques en faveur de l’indépendance qui émaillent l’Afrique du Nord, le général est conscient de l’incapacité de la France à tenir indéfiniment ses anciennes colonies. Souhaitant installer sa Vème République sur les décombres de la quatrième, de Gaulle s’engage donc vers le chemin de l’indépendance des anciennes colonies françaises sur toute la décennie des années 1960.

Dans ses Mémoires d’espoir, le général de Gaulle parle d’une relation « d’amitié » et de coopération avec des chefs d’État qu’il considère comme ses « amis », afin d’ouvrir « le progrès » au continent africain. En réalité, il s’agit pour la France de garder les pays nouvellement indépendants sous tutelle économique, politique et militaire. L’ancien colonisateur ne souhaite pas voir laisser les anciennes positions géopolitiques et les fabuleuses richesses de l’Afrique sortir du giron d’une économie française en plein essor.

Dans son entreprise, la France peut se targuer de contribuer à la lutte contre le communisme, en garantissant des pouvoirs qui resteront globalement réticents aux avances de l’URSS, qui fait de l’Afrique noire une priorité dans le cadre de la guerre froide –soutien à Patrice Lumumba en RDC, espoirs envers Modibo Keita au Mali ou encore Sékou Touré en Guinée. De même, le soutien des pays africains à la France dans les institutions internationales tout comme l’entretien de nombreuses bases militaires françaises en Afrique garantissent à l’armée française une projection opérationnelle sur tout le continent. En définitive, on en revient au désir du général de Gaulle de conserver la position mondiale de la France dans un monde dominé par les puissances américaines et soviétiques.

Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny (gauche) et Jacques Foccart (droite), piliers de la Françafrique.

Afin de matérialiser le vœu gaullien, Jacques Foccart est nommé à la tête du Secrétariat général des affaires africaines et malgaches en 1959. Mais Foccart est déjà un vieux baroudeur de l’Afrique : il gravite dans les réseaux gaullistes dès 1952 dans le cadre de l’Union française, cette institution voulue par la IVème République afin de garder les territoires africains dans le giron colonial français. Devenu rapidement intime du vieux général, Foccart le suit naturellement lorsque de Gaulle arrive au pouvoir en 1958.

Très vite, Foccart organise un réseau d’amitié entre politiques, militaires et hommes d’affaires afin de maintenir l’emprise de la France sur le continent tout en organisant un véritable pillage de ses ressources.

Très vite, Foccart organise un réseau d’amitié entre politiques, militaires et hommes d’affaires afin de maintenir l’emprise de la France sur le continent tout en organisant un véritable pillage de ses ressources. Celles-ci bénéficieront soit aux entreprises françaises (on pense à son ami, Pierre Guillaumat, dirigeant d’Elf), soit aux politiques français, soit aux potentats africains qui ne feront nullement, ou si peu, ruisseler leurs bénéfices vers la population. Afin de maintenir l’ensemble cohérent, Foccart s’appuie sur son grand ami Felix Houphouët-Boigny, Président ivoirien, avec un entretien téléphonique tous les mercredis. De même, le général de Gaulle se tenait informé quasiment en temps réel des évolutions politiques du continent africain par l’intermédiaire de Foccart. Mieux encore, c’est par ce secrétaire que passe les relations diplomatiques entre les chefs d’États africains et la France.

Jacques Foccart lors d’une partie de chasse à Rambouillet, 1968

Pour Foccart, la stabilité d’une Afrique dans le giron de la France passe par le soutien des chefs d’État dociles et la déstabilisation de ceux qui sont considérés comme hostiles à l’emprise française. Ainsi, en 1964, le Gabonais Léon Mba essuie un coup d’État militaire dans l’indifférence totale de la population. Très vite, les réseaux Foccart s’activent et, après de brefs combats, Mba est réintégré dans ses fonctions, avec comme vice-président un jeune prometteur : Omar Bongo. À l’inverse, Foccart soutien les opposants des chefs d’États hostiles à la Françafrique : Ahmed Sékou Touré a constamment dû subir les tentatives de déstabilisation de Foccart, tandis que le maréchal Mobutu bénéficie de sa bienveillance en République démocratique du Congo.

« Il ne faut jamais que le Général soit en première ligne pour ce genre de coups durs. Il faut les régler sans lui en parler. On parle en son nom. On le met au courant quand c’est fini. Il peut toujours nous désavouer si ça rate. »

Face à une telle violence, le pouvoir politique français doit être protégé, sous peine de passer sous les fourches caudines des institutions internationales. Il incombe donc à Foccart d’être en première ligne des coups d’États, assassinats ou arrestations qui émaillent l’Afrique, souvent à son instigation. Le principe est de garder le général de Gaulle hors de tout soupçon afin de conserver son aura historique de héros national et d’homme d’État à l’extérieur comme à l’intérieur du pays. Foccart était donc conscient d’être en première ligne, comme il le confiait à Alain Pierrefitte, porte-parole du gouvernement après l’épisode du coup d’État manqué contre Léon Mba : « Il ne faut jamais que le Général soit en première ligne pour ce genre de coups durs. Il faut les régler sans lui en parler. On parle en son nom. On le met au courant quand c’est fini. Il peut toujours nous désavouer si ça rate. » (in Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir, Turpin Frédéric, CNRS éditions, 2018).

L’après de Gaulle

Les convulsions du régime gaullien avec les événements de mai-juin 1968 ne changent pas grand-chose concernant le monde africain. Foccart continue d’officier sous Pompidou, avant d’être remplacé, sous Giscard, par son adjoint, René Journiac. Sous Giscard, Journiac s’est illustré par une empoignade mémorable avec « l’empereur » de Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa, qui, de colère, lui a asséné un coup de canne sur la tête. Cette offense à la Françafrique lui a rapidement coûté son trône, avec une expédition militaire aéroportée mémorable de l’armée française vers Bangui. Après la prise de la ville, David Dacko proclame la chute de l’empire et l’avènement d’une République qui abandonne la volonté de Bokassa de se doter de la bombe atomique et de se rapprocher du colonel Kadhafi en Libye.

Le travail de Guy Penne est tellement efficace que Foccart s’exprimait dans une biographie peu avant son décès : « nous n’avions aucun désaccords profonds ».

En 1981, un vent d’inquiétude souffle sur la Françafrique : quelle sera l’attitude de François Mitterrand, candidat socialiste, face à l’Afrique ? Que cela n’en tienne, le « monsieur Afrique » de Mitterrand, Guy Penne, se comporte exactement comme ses prédécesseurs. D’emblée le nouveau conseiller va jusqu’à organiser un entretien entre le président et Foccart lui-même grâce à un ami commun, l’omniprésent Felix Houphouët-Boigny. Le travail de Guy Penne est tellement efficace que Foccart, s’exprimait dans une biographie peu avant son décès : « nous n’avions aucun désaccords profonds » (in Foccart parle).

Car Guy Penne a dû s’occuper d’un des plus grands adversaires de la Françafrique : Thomas Sankara. Adversaire déclaré du système, le président Burkinabé s’exprimait sur la dette comme arme de la domination occidentale sur l’Afrique lors d’un discours à Addis-Addeba lors d’un sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le 29 juillet 1987 :

« La dette sous sa forme actuelle, est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers. Faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale. Ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser ».

Thomas Sankara et François Mitterrand le 17 novembre 1986 à Ouagadougou

Cette remise en question de l’hégémonie monétaire de la France et du franc CFA, monnaie des États africains dont la valeur est fixée en France, est intolérable pour le système, qui cherchera, de 1983 à 1987, à détruire Sankara par tous les moyens. Bien sûr, cette dureté est bien peu visible puisque l’on qualifiait à l’époque les relations entre le Burkina Faso et la France de « cordiale ».

La Françafrique ne tolérera pas un homme d’État hors de ses réseaux, et, surtout, un idéaliste souhaitant débarrasser l’Afrique de la tutelle occidentale, et en particulier française.

Car Thomas Sankara a bien des raisons de considérer la Françafrique comme un adversaire hostile. En 1983, Guy Penne est considéré comme un acteur essentiel de l’arrestation puis de l’emprisonnement du militaire. Son passage par la prison renforce son image de héros populaire, et contribue à la révolution qui renversera l’ancien président Jean Baptiste Ouédraogo. Mais cet épisode montre, aussi, que la Françafrique ne tolérera pas un homme d’État hors de ses réseaux, et, surtout, un idéaliste souhaitant débarrasser l’Afrique de la tutelle occidentale, et en particulier française.

À l’instar de Foccart avec Guillaumat, Guy Penne sait s’entourer d’hommes capables de maintenir la cohésion du système malgré l’alternance. En particulier, Michel Roussin, ancien des services de renseignements, passé ensuite dans le cabinet de Jacques Chirac durant la cohabitation, pour terminer, aujourd’hui, dans le groupe Bolloré. De même, il a été à l’origine de l’éviction du jeune ministre de la Coopération, Jean Pierre Cot, qui fut le premier à remettre en question la politique africaine de la France. Il quitte le gouvernement en 1982.

En 1986, suite à une affaire de détournement de fonds publics, Guy Penne doit quitter le navire pour laisser la place au fils aîné de François Mitterrand, Jean-Christophe. En prenant en compte le calendrier politique, l’éviction de Penne obéit plutôt à une volonté d’éviter un « mélange des genres ». En effet, 1986 est l’année de la cohabitation et Guy Penne est trop lié avec les milieux foccardiens, qui trustent les places auprès de Jacques Chirac, nouveau Premier ministre à Matignon. Mais l’éviction de Penne ne signifie pas la fin de sa carrière politique : dès septembre 1986, il est élu sénateur.

Bien loin d’être vaincus par l’alternance, les réseaux foccardiens ont pu prospérer grâce à l’oreille des nouveaux acteurs aux pouvoir. Mieux encore, les grandes lignes de la politique de Penne trouveront leur aboutissement 

Bien loin d’être vaincus par l’alternance, les réseaux foccardiens ont pu prospérer grâce à l’oreille des nouveaux acteurs au pouvoir. Mieux encore, les grandes lignes de la politique de Penne trouveront leur aboutissement avec la cohabitation. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est assassiné par un coup d’État monté contre lui par Blaise Compaoré, qui gouvernera le Burkina Faso jusqu’en 2014. Gauche ou droite, la défense des intérêts de la Françafrique sur tout le reste prime. En ce sens, il est avéré aujourd’hui que les services de renseignement français ont participé de près ou de loin à l’élimination de Sankara.

La mise en place des nouveaux réseaux de la Françafrique après 1986

Très vite, la droite, à présent aux portes du pouvoir fait fructifier ses relations. Ainsi, Foccart promeut rapidement ses amis du Service d’action civique (SAC), une organisation paramilitaire, qualifiée de « police parallèle » qu’il a contribué à fonder en 1960 et qui a terminé ses activités en 1981. Parmi eux, nous retrouvons Charles Pasqua, dont Foccart  fut le mentor à la fois au sein de la SAC et de la Françafrique. Le truculent deux fois ministre sous la cohabitation (à l’intérieur entre 1986 et 1988, puis entre 1993 et 1995) comprend le système de la Françafrique et y installe ses amis corses. Parmi eux, nous comptons Michel Tomi, ou encore la famille Feliciaggi, qui couvraient les chefs d’État africains de cadeaux, avec, en retour, l’accès à des marchés publics sans concurrence. La puissance des réseaux Pasqua était telle qu’on peut même parler d’une « Corsafrique » à l’intérieur de la Françafrique, ce que l’intéressé ne dément même pas en disant : « J’ai des amis corses, et alors ? Ce n’est pas un délit ». Mieux, il ne renie pas sa vision d’un homme au-dessus des lois, avec une phrase restée célèbre : « Je préfère qu’on me prenne pour un voyou que pour un con ».

« Je préfère qu’on me prenne pour un voyou que pour un con ».

L’action de Pasqua amène indéniablement une dimension mafieuse à la Françafrique que Foccart et ses successeurs avaient subordonné aux intérêts de la présidence de la République. Dans le cas des réseaux de « Môssieur Charles », on assiste, pour la première fois à une autonomisation des réseaux de la Françafrique. Si ce vieux crocodile de la politique tient ses réseaux d’une main de fer, sa rupture avec Jacques Chirac et l’échec de ses ambitions présidentielles indique une première faille dans une Françafrique soumise à la direction de l’Élysée. En effet, après 1995, Pasqua continue d’entretenir ses relations avec l’Afrique en usant 1 % du budget du conseil général des Hauts-de-Seine (il en fut président de 1988 à 2004), pour la « coopération » avec l’Afrique. Ses mandats de sénateur, puis au parlement européen, ne le permettent pas de constituer une menace pour Jacques Chirac lors de l’élection présidentielle en 2002.

Charles Pasqua et Jacques Chirac en mai 1988.

La rupture avec Jacques Chirac amène une guerre des clans qui aura raison de la Françafrique telle que l’avait imaginée Foccart. Dans les couloirs feutrés de l’Élysée, une guerre sans merci s’engage entre :

-D’un côté, un Foccart vieillissant et ses héritiers : Pasqua, Wibaux, et un nouveau venu, l’avocat franco-libanais Robert Bourgi, qui se distinguera pour avoir trahi de Villepin, et plus tard, participera à la chute de François Fillon lors de la campagne présidentielle de 2017.

-De l’autre, une équipe composée de diplomates sous la houlette de Dominique de Villepin, avec, entre autres, Michel Dulpuch, qui sera le « monsieur Afrique » de l’Élysée entre 1995 et 2002. Foccart, lui, sera relégué à un rôle de « représentant personnel du Président » soit l’équivalent d’une disgrâce à ses yeux.

Le président de la République, Jacques Chirac, soutient largement le second groupe, qui exile rapidement Bourgi, attend que Foccart veuille bien mourir, et consomme sa rupture avec Pasqua. Lorsque le fondateur de la Françafrique meurt le 19 mars 1997, de Villepin tente de faire transiter par lui tout ce qui a trait à l’Afrique, via le Secrétariat général de l’Élysée. Mais n’est pas Foccart qui veut. Son autorité sera constamment battu en brèche par le camp adverse et ne trouvera son salut que par la tutelle de Chirac.

C’est dans ce contexte fratricide que le livre de Francois-Xavier Verschave sort. La Françafrique, le plus long scandale de la République met chaque camp face à ses responsabilités, bien que le camp Pasqua soit le plus touché, du fait même de sa nature fondamentalement mafieuse. Cependant, si les réseaux Foccart ne s’étaient pas entretués sur fond de lutte de pouvoir à l’intérieur du RPR, il aurait été peu probable que Verschave ait eu la matière suffisante pour son entreprise de dénonciation de ce système. De même, un réseau uni aurait eu tôt fait de minorer voire de passer sous silence son travail.

La Françafrique au XXIème siècle

La division entre la Françafrique « mafieuse » et la Françafrique « des diplomates » n’est pas aussi binaire qu’on ne croit. Les liens entre les différents protagonistes plongent dans les deux camps et les chefs d’États africains, à l’image d’Omar Bongo, savent cultiver leurs relations. Afin que les deux faces de la même pièce se réunissent à nouveau, il faut un homme qui soit à la foi proche de Pasqua et dans les allées du pouvoir, un homme qui n’hésite pas à être impitoyable tout en laissant une bonne part aux activités mafieuses, et, surtout, un homme capable de détruire Dominique de Villepin et ses affidés, tout en imposant le retour des copains de Pasqua à Jacques Chirac. Cet homme, c’est Nicolas Sarkozy.

Très vite, après l’élection de Sarkozy à la présidence, une nouvelle génération de descendants de Pasqua gravite autour du président de la République.

Très vite, après l’élection de Sarkozy à la présidence, une nouvelle génération de descendants de Pasqua gravite autour du président de la République. Mais les deux camps de la Françafrique sont à présent irréconciliables : de Villepin est empêtré dans les affaires et ne peut ralentir sa chute, Juppé est relégué à sa mairie de Bordeaux tandis que Robert Bourgi signe son grand retour. Parmi les noms à retenir de cette nouvelle Françafrique, nous pouvons citer Vincent Miclet, passé à l’école de Charles Pasqua, Pierre Haïk, avocat de Xavière Tiberi, de Charles Pasqua, de Laurent Gbagbo (lorsqu’il était président), ou encore de Jean Marie Messier. D’autres noms apparaissent, comme le clan Djourhi, impliqué jusqu’au cou dans l’affaire des financements libyens de la campagne de 2007 de Sarkozy, et, bien sûr, Claude Guéant, le sulfureux secrétaire général de l’Élysée. Le tandem qu’il forme avec Bourgi sera à l’origine de la chute de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire.

Claude Guéant, Muammar Kadhafi, et Nicolas Sarkozy à Tripoli le 25 juillet 2007.

De Hollande à Macron, une Françafrique toujours liée au pouvoir

L’arrivée au pouvoir de François Hollande en 2012 s’accompagne d’une prétendue volonté de prendre ses distances avec la Françafrique qui est devenue, par l’entremise des réseaux Pasqua/Sarkozy, une véritable organisation mafieuse autonome qui déploie ses activités en dehors du giron français, à l’instar du clan Djourhi basé à Londres. Sans poigne forte pour tenir ces hommes d’affaires, sans homme providentiel capable de se réclamer de Pasqua ou de Foccart, la Françafrique est vouée à une autonomie qui frise l’indépendance face à l’Élysée. Souhaitant mettre ses distances vis-à-vis de cet encombrant héritage, François Hollande nomme comme conseillère Afrique Hélène Le Gal, qui tente une première mise à distance avec ce réseau. Cependant cette politique se heurte rapidement au ministre de la Défense, Jean-Yves le Drian, qualifié par Serge Dassault de « meilleur ministre de la Défense qu’on n’ait jamais eu ». Déjà vampirisé par Claude Guéant et Robert Bourgi sous le mandat de Sarkozy, le poste de conseiller « Afrique » se vide totalement de sa substance. Néanmoins, sans ces réseaux, la France doit trouver un nouveau moyen de conserver son hégémonie dans la région.

Sous François Hollande, la France, débarrassée des reliquats des réseaux Pasqua/Sarkozy, trouve un nouveau moyen de pérenniser son emprise sur ses anciennes colonies à présent cibles des appétits américains ou chinois : la lutte contre le djihadisme. Par l’opération Serval, qui a refoulé les djihadistes au plus profond du désert, la France renforce sa présence au niveau sécuritaire, et contribue à la formation des armées maliennes et tchadiennes. Face à la résilience du djihadisme et à l’apparition de Daesh en Afrique via la Libye en 2014/2015, la France se dote de nouvelles bases militaires, notamment en Côte d’Ivoire en 2014. De même, l’opération Serval est remplacée par l’opération Barkhane qui continue la lutte contre le djihadisme. Or actuellement, les djihadistes trouvent de nouveaux terrain où se développer vers le Burkina Faso alors que Boko Haram monte en puissance au Nigéria. L’ère Jean-Yves le Drian est donc profondément marquée par cette évolution sécuritaire et stratégique de la France dans son emprise envers ses anciennes colonies. Là encore, des vieux briscards de la Françafrique sont mobilisés dans cette nouvelle orientation, comme le Président tchadien Idriss Deby, dont la longévité au pouvoir depuis 1990 lui a fait connaître les années Pasqua.

Jean-Yves le Drian lors d’un passage en revue des troupes de l’opération Serval le 22 septembre 2013.

Emmanuel Macron, annonce, lui aussi, sa prétendue volonté de s’écarter des années de la Françafrique, et nomme, après sa victoire à la présidentielle de 2017, Franck Paris au poste de conseiller pour l’Afrique. L’idée de Macron serait de remplacer les réseaux d’influence français en Afrique par un « soft power », permettant à la France de se blanchir tout en conservant son influence dans les anciennes colonies. En ce sens, Franck Paris travaille donc à la création d’un « conseil présidentiel pour l’Afrique », composé d’entrepreneurs, chercheurs, journalistes etc, qui appartiennent à la diaspora africaine en France et qui agiraient en relais entre une diplomatie élyséenne rénovée et la société civile africaine.

Au final, personne n’est dupe : la nomination du Franck Paris comme la création de ce « conseil présidentiel » n’est qu’un paravent qui cache mal la pérennisation de ces réseaux d’influence.

Mais c’est sans compter Le Drian et son influence. De la même façon qu’avec Hélène le Gal, Le Drian reprend la main sur la politique africaine et par son approche sécuritaire. De même, la nomination d’Édouard Philippe, directeur des affaires publiques d’Areva de 2007 à 2010 laisse un mauvais signal pour ceux qui voulaient enterrer la Françafrique. Durant cette période, Philippe protège les intérêts d’Areva auprès de l’Assemblée nationale, en particulier sur le sujet des mines d’uranium au Niger. Finalement, personne n’est dupe : la nomination du Franck Paris comme la création de ce « conseil présidentiel » n’est qu’un paravent qui cache mal la pérennisation de ces réseaux d’influence.

L’année 2017-2018 voit Macron entamer un « règne personnel » sur les sujets africains. Il débute une tournée africaine où il s’adresse directement à la jeunesse. Il vante le « défi civilisationnel de l’Afrique », s’emploie à charmer ses interlocuteurs via des discussions « sans filtre », et ouvre les archives françaises sur l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. De même, en mai 2018, Macron reçoit les deux potentats libyens les plus influents, Fayez Al Sarraj et Khalifa Haftar, et initie les accords de Paris, qui annoncent la tenue d’élections présidentielles pour le 10 décembre 2018 en Libye. C’est sans compter sur la situation locale explosive. L’organisation d’un scrutin est impossible, alors que les Italiens ne souhaitent pas voir la France s’immiscer davantage dans leur ancienne colonie. Donald Trump s’est empressé de soutenir l’Italie, réduisant à néant le poids diplomatique français et entraînant logiquement une humiliation lors de la conférence de Palerme en novembre dernier. Après cette déconvenue lourde de sens pour la position française en Afrique, Le Drian, à nouveau, reprend la main sur la question africaine.

« Désireux de peser à nouveau dans le jeu libyen et souhaitant stopper l’hémorragie causée par la perte de ces juteux marchés africains, Macron se tourne vers les seuls hommes capables de lui prodiguer l’un comme l’autre : les réseaux Pasqua/Sarkozy ».

Humilié diplomatiquement et sans poids de premier ordre, Macron doit donc se rallier à l’approche sécuritaire de Le Drian, dont la nomination au quai d’Orsay ne remet pas en question ce tropisme. Sa grande entourloupe de « soft power » est remise aux calendes grecques, et le « conseil présidentiel de l’Afrique » parqué dans les locaux de l’Agence française de développement (AFD). De plus, la mise au ban des réseaux Pasqua/Sarkozy de la Françafrique a conduit à une quasi indépendance de ces hommes d’affaires. Ils n’hésitent plus à travailler pour des investisseurs étrangers, comme le Qatar, la Turquie, l’Arabie Saoudite, etc… Il en résulte une ouverture des marchés africains qui attirent les investisseurs et que la Chine comme la Russie ne mettent pas longtemps à en voir le potentiel. Or sans ces hommes d’affaires ayant l’oreille des dirigeants africains, la France, mécaniquement, à moins de poids pour faire valoir ses arguments face à ses concurrents. Il en résulte donc une pénétration de la Chine et de la Russie, très visible en Centrafrique, et qui bouscule sérieusement la suprématie française traditionnelle dans la région. Doit-on voir dans le rapprochement entre Macron et Sarkozy le désir de la part du Président de peser à nouveau dans le jeu libyen et de stopper l’hémorragie causée par la perte de ces juteux marchés africains – l’ex-président étant l’un des seuls à même de lui fournir le réseau suffisant pour y parvenir ?

Emmanuel Macron, Brigitte Macron et Nicolas Sarkozy au stade de France le _ Mai 2018

L’indépendance accrue des réseaux françafricains se matérialise par l’émergence d’une troisième génération de la Françafrique, après les bébés Foccart et les réseaux Pasqua/Sarkozy. Ces nouveaux réseaux, constitués de jeunes loups comme Charki, Djourhi junior ou encore Julien Balkany (le jeune frère du maire de Levallois), qui inaugurent de nouvelles pratiques et de nouvelles méthodes vers une organisation hors-sol qui sera de plus en plus mondialisée.

Non content de tremper avec les pires réseaux que le milieu d’affaires français est capable de produire pour réparer les erreurs de son aventurisme diplomatique puéril, Emmanuel Macron doit, aujourd’hui, courir après ces personnes afin de les réintégrer dans le giron élyséen.

Non content de tremper avec les pires réseaux que le milieu d’affaires français est capable de produire pour réparer les erreurs de son aventurisme diplomatique puéril, Emmanuel Macron doit, aujourd’hui, courir après ces personnes afin de les réintégrer dans le giron élyséen. Au prix, probablement, de davantage de révélations dans cette collusion entre le milieu macronien et la Françafrique. Plus largement, ces milieux de la Françafrique ont toujours su graviter autour du pouvoir et se sont réinventés avec une très grande adaptabilité à chaque alternance. Cette force de ces réseaux, tout comme son étendue et sa profondeur au sein des institutions et de l’Histoire de la Vème République, amène une question : sera-t-il possible de tuer le pouvoir de la Françafrique sur l’exécutif sans abolir la Vème République ? Mais le problème peut aussi se poser en sens inverse : serait-il concevable d’abolir la Vème République sans d’abord tuer le pouvoir de la Françafrique ? Finalement, les deux se confondent tant, et partagent une histoire commune au point qu’il est quasiment impossible de les distinguer.

 

Pour aller plus loin:

Beau Nicolas, La maison Pasqua, Paris, Plon, 2002

Foccart Jacques, Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, 2 tomes, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1995-1997

Pigeaud Fanny, Ndongo Sylla, L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, la découverte “cahiers libres”, 2018

Turpin Frédéric, Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir,CNRS éditions, 2018.

Verschave François-Xavier, La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998

Le documentaire de Silvestro Montanaro: “Thomas Sankara…et ce jour là ils ont tués la félicité”.https://www.youtube.com/watch?v=94hBLBThVdo

Sur la Françafrique version Sarkozy : https://survie.org/themes/francafrique/article/nicolas-sarkozy-et-la-francafrique

Un article du monde sur la Françafrique version Hollande: https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/07/la-francafrique-ressuscitee-d-hollande-l-africain_4993714_3212.html

Un article sur les débuts de la Françafrique version Macron: https://survie.org/themes/francafrique/article/emmanuel-macron-en-chef-militaire-au-mali-le-symbole-d-une-francafrique

Un article sur les amitiés louches de Benalla: https://www.liberation.fr/france/2019/01/06/info-libe-les-amities-louches-de-benalla_1701361

“Le franc CFA est issu du système esclavagiste et de la colonisation” – Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Visuel JF

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Kako Nubukpo, ex-ministre de la Prospective au Togo, licencié pour ses prises de position anti-franc CFA, est l’une des figures de proue de la critique de cette monnaie. Dans cette intervention, il revient sur la genèse du Franc CFA, les raisons pour lesquelles il est demeuré en place malgré la décolonisation, et les conséquences de cette monnaie sur les pays qui l’utilisent.


Comment Vincent Bolloré règne par la terreur sur ses journalistes – Entretien avec Jean-Baptiste Rivoire

Licenciements abusifs, censure de programmes, ingérence dans le contenu éditorial de médias mis au service de ses intérêts en Afrique : les accusations sont nombreuses contre Vincent Bolloré, douzième fortune française, à la tête de Canal+, CNews, C8… Nous avons rencontré Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d’investigation et ex-rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation sur Canal+. Élu du personnel (SNJ-CGT), il revient sur la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré.


LVSL – Vous travaillez depuis 2000 à Canal+ comme reporter. Vous dénoncez régulièrement la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré, que vous accusez d’ingérence éditoriale. Pouvez-vous rappeler les principaux faits que vous lui reprochez ?

Jean-Baptiste Rivoire – Tout commence en 2012-2013, lorsque Vincent Bolloré s’approprie progressivement une partie du capital de Vivendi [actionnaire de Canal+], jusqu’à devenir son principal actionnaire en 2015. Il manifeste peu à peu sa volonté de contrôler la ligne éditoriale de cette chaîne. La première chose qu’il fait en mars 2015 sur France Inter, c’est d’expliquer ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas pour les Guignols de l’info : il faudrait qu’ils se moquent d’eux-mêmes et pas des autres. En réaction, les Guignols se moquent de Bolloré, ce prince du rire qui prétend dicter ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas. Ils ne s’attendaient pas à une réaction si violente de la part de Vincent Bolloré ! [Vincent Bolloré a restreint la visibilité des Guignols de l’info aux abonnés de Canal+ et remercié quatre scénaristes de cette émission : Lionel Dutemple, Julien Hervé, Philippe Mechelen et Benjamin Morgaine.]

En mai 2015, Vincent Bolloré ordonne à la direction de censurer une émission de Spécial Investigation consacrée à son ami Michel Lucas, patron du Crédit Mutuel, qui a eu le malheur d’être égratigné par l’une de nos enquêtes. Une des anciennes filiales du Crédit mutuel, la banque Pasche, recevait de l’argent liquide en masse dans son agence de Monaco, ce qui avait déclenché une enquête de la justice française. Le documentaire de Nicolas Vescovacci évoquant cet épisode est torpillé sur ordre de l’actionnaire Vincent Bolloré, en violation de la loi de 1986 qui prévoit qu’un actionnaire ne peut venir entraver la liberté éditoriale des journalistes. Dans un premier temps, on n’en croit pas nos oreilles. Quand Médiapart révèle que c’est Vincent Bolloré en personne qui a pris la décision de torpiller cette enquête, on tente d’abord de se rapprocher de la direction ; peine perdue. En septembre 2015, Reporters sans Frontières tente de saisir le CSA, qui demande des preuves, en reçoit… et ne donne plus de réponses. Les journalistes écrivent à Gaspar Gantzer, conseiller de François Hollande, démarchent Fleur Pellerin, ministre de la culture : ils font la sourde oreille. Pour faire court, il ne se passe absolument rien.

Bolloré se sent investi d’une telle impunité qu’il vient en comité d’entreprise de Canal+ en septembre 2015, pour dire qu’il ne faut pas attaquer BNP et Le Crédit Lyonnais : il assume totalement la censure du reportage sur le Crédit Mutuel. Quelques jours plus tard la direction justifie à nouveau, par écrit, la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, en disant qu’elle préfère désormais “éviter les attaques frontales ou polémiques contre nos partenaires contractuels, actuels ou futurs“. C’est une manière de nous dire que la direction fait ce qu’elle veut, qu’elle peut censurer n’importe quoi, car concrètement nous ne savons pas qui sont ces partenaires futurs ; nous avons demandé des éclaircissements sur leur identité et n’en avons pas reçu. Cela signifie que la direction a tout pouvoir, qu’elle peut mettre fin à n’importe quelle enquête à n’importe quel moment, de manière totalement arbitraire. Cela nous place dans l’impossibilité de travailler correctement. Rendez-vous compte : cela signifie que vous devrez contacter des sources, des lanceurs d’alerte, qui parfois ont peur de témoigner, le font… tout cela pour que votre actionnaire puisse, d’un simple coup de téléphone, mettre fin à l’enquête. Et ce, dans l’indifférence la plus totale du CSA et de la Hollandie.

Plus récemment, en octobre 2017, la direction nommée par Monsieur Bolloré – qui fait des affaires au Togo – a fait censurer un reportage sur le Togo qui a disparu des plateformes de Canal+. Quand il a été rediffusé par erreur en novembre, la direction a renvoyé deux personnes, dont le numéro deux de Canal Afrique. Comme si cela ne suffisait pas, pour donner des gages au potentat africain qui dirige le Togo, la direction a fait diffuser sur Canal un publireportage, le 21 décembre 2017, dans lequel on apprend que le régime togolais est un modèle de stabilité politique. On en arrive à un stade où Vincent Bolloré fait parfois de Canal+ un instrument de propagande.

LVSL – Justement, Vincent Bolloré est régulièrement accusé de défendre sur sa chaîne les intérêts de ses entreprises en Afrique, et d’être un rouage essentiel de ce que l’on nomme la Françafrique [concept forgé en 1994 par François-Xavier Verschave, qui désigne l’intrication des intérêts économiques et politiques des grandes entreprises françaises en Afrique, qui sont souvent de nature néocoloniale]. Qu’en pensez-vous ? [Lire à ce sujet sur LVSL : Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne.]

Jean-Baptiste Rivoire – On a le sentiment qu’en Afrique, Bolloré n’aime pas la concurrence ! Il tente de maintenir une certaine connivence avec les dirigeants des pays dans lesquels ses entreprises sont implantées, comme pour conserver la main sur les marchés et y pratiquer des prix élevés. Il a été mis en examen récemment parce que la justice le soupçonne d’avoir aidé les présidents du Togo et de la Guinée-Conakry à décrocher des victoires présidentielle via Havas, dans le but d’obtenir des concessions portuaires. Plusieurs témoins affirment que les présidents Sarkozy et Hollande ont parfois aidé Vincent Bolloré à décrocher des marchés en Afrique.

Est-ce que c’est dans l’intérêt des Africains ? Je n’en suis pas sûr ! Un certain nombre d’associations ont par exemple pointé du doigt les prix très élevés pratiqués par Vincent Bolloré qui tendent à asphyxier l’économie des pays africains – les transports, on le sait, sont très importants dans le développement économique d’un pays, et c’est un secteur que Vincent Bolloré cherche à contrôler.

“L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. (…) En 2015, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.”

LVSL – Ceux qui étudient le système médiatique avancent essentiellement deux thèses pour expliquer l’alignement des journalistes sur les intérêts des actionnaires et le consensus néolibéral : l’auto-censure (le poids de l’idéologie dominante et la puissance des actionnaires pèsent si lourds qu’il poussent les journalistes à mettre en veille leur esprit critique) et la censure. Laquelle privilégiez-vous ?

Jean-Baptiste Rivoire – Ces deux formes de censure existent. Nous avons subi une forme de censure que Fabrice Arfi (de Médiapart) qualifie de “chimiquement pure” dans le cas du Crédit Mutuel, puisque Vincent Bolloré défendait à cette occasion Michel Lucas, un partenaire en affaires qui l’a aidé à monter au capital de Vivendi, et donc à prendre le contrôle de Canal+. En comité d’entreprise, Bolloré a assumé cette pratique de la censure. On a ici toutes les caractéristiques d’une censure directe, qui est au demeurant assez rare, mais qui témoigne de la décomplexion et du sentiment de toute-puissance qui habitent certains grands actionnaires. À partir du moment où les grandes fortunes françaises possèdent plus de 80% de la presse, on sait très bien que ne seront pas nommés à la tête des médias ceux qui sont déterminés à s’attaquer aux puissants, à dénoncer l’optimisation fiscale, la violence que subissent les salariés, etc… On le constate en lisant la presse au quotidien, comme par exemple Le Parisien, quotidien contrôlé par le milliardaire Bernard Arnault : sont mis en avant les conflits mineurs entre citoyens, des faits divers individuels, à raison de deux ou trois par jour. Ces faits divers peuvent constituer une nuisance indéniable dans la vie quotidienne, mais leur sur-médiatisation éclipse totalement d’autres enjeux : est-ce qu’on a des enquêtes sur la violence dans le monde du travail, par exemple ? Les reportages d’Élise Lucet sur ce sujet rencontrent un très large succès, parce qu’ils passionnent des millions de Français et reflètent leur quotidien. Cette violence au travail ne concerne pas seulement les salariés de Lidl où on travaille comme des robots : elle est de plus en plus répandue, et très peu traitée dans les médias. On pourrait prendre d’autres exemples de cette nature : dans l’ensemble, on constate que les sujets qui viendraient déranger les intérêts de l’ordre établi sont très peu traités. À l’inverse, je suis frappé par la médiatisation massive de faits divers totalement inoffensifs pour les puissants : les vols, les disputes, les écarts de conduite individuels, etc.

On construit ainsi un regard souvent anxiogène sur le monde qui voile les vrais problèmes que connaît la société, à travers la nomination de personnes dociles à la tête des médias et l’intimidation de ceux qui s’opposeraient à elles. Cela peut passer par des licenciements. Dans le groupe Canal +, par exemple, la direction nommée par Vincent Bolloré a contribué au départ d’une centaine de journalistes d’I-Télé en leur refusant des garanties déontologiques, et ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Cela fragilise les conditions de travail des journalistes. Comment voulez-vous consacrer suffisamment de temps et d’énergie à une enquête, surtout lorsqu’elle concerne des intérêts puissants, si votre direction vous impose, en tant que journaliste, une cadence infernale ? Le contrôle des chaînes de télévision par des actionnaires qui peuvent écœurer en toute impunité les salariés qu’ils souhaitent produit de l’auto-censure chez les journalistes, et les poussent à se détourner des sujets sensibles.

L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. En comité d’entreprise de septembre 2015, il assumait l’usage de la terreur pour la gestion de Canal+. A cette période, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.

D’une manière générale, que des grands groupes industriels possèdent la presse est une catastrophe pour l’information. Il reste encore le service public, qui vit lui aussi sous pression de la Macronie. Emmanuel Macron veut bouleverser le service public pour réaliser des économies budgétaires : on a parlé de renvoyer les trois quarts des effectifs des magazines d’investigation Envoyé Spécial et Complément d’Enquête ; c’est une formidable pression exercée sur les journalistes qui veulent faire un travail d’investigation fouillé. Il faut être clair : si on ne fait plus de journalisme fouillé, on ne fait plus de journalisme. Si on n’a pas le temps de travailler, on se contente de relayer la communication des puissants ; on ne prend pas de risques, car faire une enquête qui dérange peut vous mener devant un tribunal : cela demande beaucoup de temps. La meilleure façon d’empêcher les journalistes de faire leur travail, c’est donc de ne pas leur laisser le temps de travailler.

“Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, journaliste qui a reçu cette année le prix Albert Londres, (…) a été victime d’une intrusion dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. (…) La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?”

LVSL – L’une des revendications historiques du corps de métier journalistique, c’est le droit à un travail stable, à des conditions de travail décentes. Pensez-vous que la précarisation accrue qui frappe le monde du travail ces dernières années constitue un élément qui permet d’expliquer cet alignement des médias sur le consensus libéral ?

Jean-Baptiste Rivoire – À l’évidence, oui. À I-Télé (désormais CNews), la direction a écœuré plus de quatre-vingts personnes en CDI, avant d’en reprendre certaines en CDD et leur faire miroiter des promesses d’embauche. Il est évident que ce ne sont pas ces salariés qui vont monter une société pour la défense de la déontologie journalistique ! Précariser, c’est fragiliser les journalistes.

Mais de toutes manières, même si on travaille en CDI dans un groupe possédé par un grand industriel et financé par la publicité, ce sera du pareil au même. J’ai parlé de Bolloré, on pourrait prendre d’autres exemples ; Le Figaro était très embêté lorsque Serge Dassault était soupçonné par la justice d’avoir acheté des votes à Corbeille-Essonnes ! Il y a donc un vrai problème d’indépendance à l’égard des grands industriels. On se scandaliserait, en France, si un journal était possédé par un ministre. On devrait avoir la même réaction lorsqu’il s’agit d’un industriel très puissant qui a des intérêts dans le monde entier !

LVSL – Quelles solutions envisagez-vous à cette situation ? Vous avez mentionné des entraves à la loi de 1986 sur la non-ingérence des actionnaires, ce qui tend à montrer que la loi est relativement impuissante lorsqu’il s’agit de juguler l’influence des actionnaires…

Jean-Baptiste Rivoire – En 1986, une loi sur l’audiovisuel a été votée. Elle prévoyait que les intérêts d’un actionnaire ne devait pas entraver la liberté éditoriale. Cela me paraît essentiel pour le public de savoir que l’information est décidée par les journalistes, et pas par les actionnaires au gré de leurs intérêts. Cette loi a été violée de nombreuses fois. L’exemple du Crédit Mutuel a fait éclater aux yeux de tous le mépris de certains grands industriels pour les règles éthiques. François Hollande, un peu gêné aux entournures, a encouragé le vote d’une nouvelle loi dite “d’indépendance des médias” qui venait réaffirmer le même principe, en ajoutant que les actionnaires comme Bolloré devaient nommer un “comité éthique“. Comme c’était prévisible, Bolloré a nommé un comité éthique bidon, et cette loi n’a servi à rien. Je ne pense donc pas que la solution réside dans des gesticulations législatives.

Les médias doivent avoir à l’esprit que le seul moyen d’être indépendants, c’est d’être financé par ses lecteurs. Je suis en accord avec le slogan de Médiapart : “seuls nos lecteurs peuvent nous acheter“. On peut penser ce qu’on veut de Médiapart, mais ils sont financés essentiellement par leur public. C’était longtemps le cas pour nous, sur Canal+, ce qui nous a donné une formidable liberté. J’en suis arrivé à un stade où je pense que si on ne fonctionne pas sur la base d’un financement par le public, ce seront les annonceurs et les industriels qui feront la loi dans les médias privés, et les politiques dans les médias publics. Les médias publics sont financés par le peuple, mais ce n’est pas lui qui désigne les dirigeants de France Télévisions : c’est le CSA, les politiques… Les chaînes publiques vont subir des baisses de budget sévères et des restructurations ces prochaines années : ceux qui travaillent dans ces médias publics auront du mal à faire une enquête sérieuse sur le pouvoir actuel, dans une ambiance où tout le monde a peur de se faire renvoyer. Canal+ était la dernière chaîne privée qui résistait, maintenant c’est le service public qui va être attaqué. Je pense que l’espoir réside dans Médiapart, dans Le Canard Enchaîné, dans Arrêt sur Images, car ce sont les lecteurs qui financent. Il y a moins d’argent, mais au moins c’est de l’argent propre !

LVSL – Un projet de loi contre les “fake news” est en germe parmi les projets du gouvernement. Le métier de reporter consiste à dévoiler au grand public des vérités qui ne sont pas forcément en accord avec la vision des choses que donne l’État. Que pensez-vous de ce projet de loi ?

Jean-Baptiste Rivoire – Confier à des magistrats le soin de démêler les vraies informations des fausses, c’est une négation totale du rôle de la presse (dont c’est précisément la fonction). Pire : c’est une illusion. Comment un magistrat, débordé par ailleurs, pourra-t-il se prononcer sur la véracité d’une information sans pouvoir enquêter ? Va-t-on confier à la justice, dont certains représentants sont nommés par le pouvoir politique, la rédaction en chef des journaux ? Ce projet est dangereux, tout comme le projet de loi “secret des affaires” voté sous la pression de puissants lobbys industriels. Le pouvoir politique met la pression sur les journalistes, alors qu’il faudrait les défendre. Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, le journaliste de France 2 qui a reçu cette année le prix Albert Londres, a vu certains de ses témoins africains renoncer à venir témoigner devant la justice française suite à des intimidations. Lui-même a été victime d’une intrusion barbouzarde dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. Il a dû arriver au tribunal escorté par un garde du corps. Ces pressions sur un confrère du service public sont scandaleuses. La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?

Macron en Tunisie : entre silences et faux-semblants

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le Président de la République française s’est rendu en Tunisie pour une visite d’État du 31 janvier au 1er février. Dans un pays en pleine effervescence sociale et politique, marqué par de sérieux troubles économiques, il semble que les promesses et les déclarations d’intention des gouvernements français et tunisiens ne satisfassent plus personne au sein de la population.


La visite du chef de l’État était  très attendue des deux côtés de la Méditerranée. Les tweets d’Emmanuel Macron en témoignent : 

Tout comme le cortège balisé de drapeaux tricolores qui l’attendait à Tunis, traversant les rues de la capitale dont les chaussées ont été repeintes pour l’occasion. Une image idyllique de Tunis, bien loin de la réalité des quartiers où vivent les populations de classes moyennes et populaires, dont la visite n’est bien sûr pas incluse dans le programme du Président. Celui-ci, déjà saturé par l’agenda économique, culturel et diplomatique, a tourné le dos aux enjeux sociaux et démocratiques en se réfugiant derrière l’affirmation d’une solidarité de surface et des cérémonies d’apparat.

Un chapitre économique sous tension

Les thématiques économiques ont été au centre de cette visite, avec la tenue du premier forum économique franco-tunisien et de nombreuses déclarations ayant trait à la situation financière du pays lors du discours d’Emmanuel Macron devant l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ainsi, il a réaffirmé son intention de consacrer 1,2 milliards d’euros, entre 2016 et 2020, à différents dispositifs d’aide en Tunisie. De même, près de 500 millions d’euros devraient suivre les deux années suivantes.

Macron en Tunisie, par Sophie Imren

Le gouvernement a également promis 50 millions d’euros sur trois ans pour un fonds de « soutien au développement, à l’entreprise et aux initiatives de la jeunesse en Tunisie ». Ainsi, comme Emmanuel Macron l’a déclaré, il s’agit pour lui de « doubler dans les cinq ans les investissements français en Tunisie ». Pourtant, le Président n’a donné aucune précision chiffrée quant à la reconversion de la dette tunisienne en projets de développement. À l’heure où l’endettement avoisine les 70% du PIB et où le remboursement de la dette extérieure a plus que doublé depuis 2016, cela devrait être la priorité de l’aide française. Ainsi, comme le soutient Ghazi Chaouchi, député du courant démocrate :

« Pour que la Tunisie puisse sortir de la crise économique, il faudrait annuler la dette de 800 millions d’euros envers la France ! »

Les propositions d’investissement français ont donc déçu compte tenu de l’ampleur de la crise, alors que la plupart des élus et des citoyens tunisiens attendaient des annonces plus ambitieuses pour lutter contre l’inflation galopante du pays et sa balance commerciale largement négative. Entre colère et résignation, le député indépendant Riadh Jaidane note que quatre des huit textes signés entre les deux gouvernements mercredi sont des déclarations d’intention : « C’est insuffisant. Il faut du concret. Le président Macron dit que la Tunisie est un modèle qui doit être soutenu pour réussir. Qu’il le prouve. »

La problématique des liens culturels

La dimension culturelle était aussi au centre des préoccupations présidentielles, avec l’inauguration à l’Ariana (quartier résidentiel de Tunis) de l’Alliance française de Tunis, une institution privée dédiée au rayonnement de la langue française et à son enseignement. Selon Meriem Abdelmalek, directrice de l’Alliance de l’Ariana, cela correspond à « une forte demande de la population pour la culture française ». Cette volonté de redynamisation de l’enseignement du français en Tunisie est aussi soutenue par Emmanuel Macron devant les députés tunisiens : « La francophonie vous appartient au moins autant qu’elle appartient à la France », de même que son objectif de doubler d’ici 2020 le nombre de personnes apprenant le français en Tunisie. Néanmoins, ces annonces semblent résonner de façon paradoxale alors que les parents d’élèves et les enseignants des écoles françaises de Tunisie ont fait grève dès le jeudi 1er février contre une réduction budgétaire de 33 millions d’euros de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE). Ainsi, comme le souligne la diffusion des grévistes :

« La présidence Macron qui s’enorgueillit de vouloir relancer la francophonie met les établissements français à l’étranger dans l’impasse financière. »

Encore une fois, derrière les discours lyriques il s’agit aussi de percevoir l’aveuglement vis-à-vis de la difficulté du secteur de l’éducation en Tunisie et de ne proposer que des solutions d’apparat et de moindre mesure. 

L’idée d’une collaboration entre pays européens et méditerranéens a aussi été remise au premier plan, rappelant l’Union pour la Méditerranée proposée sous Nicolas Sarkozy, le but étant de créer un espace de dialogue afin de « décider ensemble d’une stratégie commune pour la Méditerranée ». 

Une politique méditerranéenne qui semble donc avant tout tournée vers les intérêts de la France, finalement davantage posée en termes de coopération économique que culturelle.

Un contentieux démocratique

Au chapitre démocratique, le fossé semble aussi immense entre les discours des gouvernements français et tunisien et la réalité vécue par la population. Tandis que le chef de l’État français n’a cessé de parler sur un ton extrêmement laudatif de la démocratie tunisienne, modèle pour le monde arabe ayant prouvé qu’islam et démocratie étaient compatibles, la transition démocratique tunisienne semble encore semée d’embûches. En effet, le mois de janvier 2018 a été marqué par de multiples revendications sociales.

Celles-ci ne sont pas arrivées par hasard : d’une part, le mois de janvier est symboliquement un mois de lutte dans l’imaginaire collectif tunisien, renvoyant notamment à la chute de Ben Ali en janvier 2011. D’autre part, ces tensions sociales sont également nées du haut taux de chômage, qui s’élève à 32 % chez les jeunes diplômés, de la corruption au sein du gouvernement et des services publics, et des mesures d’austérité qui frappent durement les classes moyennes et les franges les plus pauvres de la population, alors que les taxes sur les plus riches demeurent très mesurées. Ce mouvement de protestation est notamment lié à un projet de loi de finances visant à augmenter la TVA, et par conséquent le coût de la vie. Il s’agit d’une mesure catastrophique alors qu’en 2017, le prix de la viande bovine a augmenté de 14,5 %, ceux des huiles alimentaires de 21,3 % et ceux des légumes frais de 12,8 %. Des manifestations pacifiques se sont spontanément organisées dans les rues de Tunis, accusant les gouvernements post-révolutionnaires de se suivre et de se ressembler tant au niveau économique qu’au niveau social. Ainsi, comme l’explique Mounir Hassin du FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Économiques et sociaux) :

« Tous les gouvernements qui ont suivi la révolution ont échoué pour répondre aux exigences du peuple tunisien. Cette défaillance montre que les revendications des Tunisiens sont d’ordre de progrès économique et social, à cause de l’exclusion et de la marginalisation des classes les plus pauvres mais aussi des classes moyennes. » 

Ces mouvements de protestation sont principalement guidés et organisés par de jeunes Tunisiens, comme ceux qui ont fondé le collectif Fech Nestanew, qui signifie littéralement “Qu’est-ce qu’on attend ?”, afin de pousser le gouvernement à revoir la loi de finance de 2018, imposée par le FMI. Or, depuis les débuts de la campagne, plus de mille jeunes ont été arrêté pour avoir participé à ces manifestations pacifiques. Il s’agit d’une véritable politique de criminalisation des mouvements sociaux, rappelant l’ère de Ben Ali, et exprimant directement la rigidité du gouvernement et la peur d’un véritable débat collectif sur la justice sociale et les revendications de la révolution.

Ainsi, en l’absence d’État social, c’est l’État sécuritaire qui se trouve renforcé, à travers la violence et l’impunité des forces de police. Un homme est mort lors des manifestations de janvier, tandis que selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch, les nombreuses arrestations arbitraires se trouvent accompagnées de mauvais traitements, bien que les individus soient souvent relâchés sans charge retenue contre eux. 

Interpellé par un journaliste sur cette question, le chef de l’État s’est contenté d’affirmer que « ces arrestations ont été faites dans le cadre d’un État de droit », ajoutant que « parfois, on a tendance à confondre les gravités et à considérer qu’une dénonciation vaut toutes les autres ». Dans ce contexte, les discours élogieux d’Emmanuel Macron semblent très édulcorés, et méconnaissent la réalité sociale et démocratique en Tunisie. Comme le souligne Selim Kharrat, directeur exécutif de Al-Bawsala,

«Il y en a marre des discours des dirigeants occidentaux sur l’exemple tunisien. Cela n’aide pas les gouvernants qui se reposent sur cette “rente démocratique” pour obtenir l’aide financière des bailleurs de fonds internationaux.»

Ainsi, Emmanuel Macron est accusé de traiter « par le mépris les signaux d’alarme lancés récemment par de multiples acteurs de la société civile tunisienne quant à l’impunité qui accompagne la brutalité policière, les arrestations arbitraires ainsi que les conditions de détention ». Le chef de l’État aurait donc abandonné le respect des droits démocratiques et humains au profit d’un soutien diplomatique vis-à-vis de l’ordre établi avec le gouvernement tunisien actuel.

Quel est l’avenir de la transition démocratique en Tunisie ?

Le paysage politique tunisien à l’heure actuelle demeure donc miné par ces multiples contradictions. D’un côté, l’émergence d’une nouvelle classe politique jeune, encline à la réflexion collective et publique sur la place du citoyen, à l’échelle nationale comme locale se fait jour. D’un autre côté, cet élan progressiste est ralenti par la difficulté à sortir d’un système dictatorial de plus de 60 ans, la mobilisation lente d’une opinion publique et d’une société civile en plein apprentissage qui se structure notamment grâce à internet, ainsi que la difficulté des élites à se renouveler, quand on sait que 40 % du gouvernement actuel est constitué de figures déjà présentes sous l’ère Ben Ali.

Ainsi, pour Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques, la Tunisie serait dans une passe de « démocratie négative », état ambivalent et faute de mieux, dans lequel aucune autorité n’est assez puissante pour proposer un nouvel ordre. C’est donc tout l’enjeu de cette transition démocratique que de se tourner vers un état de démocratie positive, avec pour horizon les élections municipales qui se tiendront en mai 2018, puis les élections présidentielles de 2019, événements pour lesquels un très fort taux d’abstention est redouté à cause du désamour de la classe politique et du manque de sensibilisation à ce niveau.

Toutefois, il s’agit aussi de constater que la Tunisie n’est pas en phase de récession la ramenant à l’état antérieur de la révolution de Jasmin. Une véritable pluralité et un cercle de contestation beaucoup plus large ont pu émerger. Simplement, le visage de la colère n’a pas changé depuis 2011, ce sont toujours les mêmes exclus, les mêmes fractures sociales et territoriales qui frappent ce pays.

Dans cette mesure, le manque de cohérence des discours rassembleurs d’Emmanuel Macron est d’autant plus saisissant. Ainsi, dans un communiqué de presse publié à Tunis le 2 février, dix ONG signent un manifeste virulent intitulé : « Visite de Macron en Tunisie : la France perd la boussole des droits humains », référence certaine à l’organisation Al bawsala, La boussole, qui incarne depuis 2012 une « veillée citoyenne sur les institutions tunisiennes » afin de lutter contre l’opacité politique du gouvernement actuel.

Ce manifeste déplore que la Journée Franco-Tunisienne de la société civile, qui s’est déroulée le 1er février, n’ait pas débouché sur un dialogue véritable entre le président français et cette société civile qu’il loue pourtant dans tous ses discours. « En réalité, la rencontre ne s’est soldée que par quelques mains serrées et une belle photo de famille », concluent dans une retombée déçue et cynique les signataires du manifeste, parmi lesquels on retrouve notamment le FTDES, l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), la LTDH (Ligue Tunisienne de défense des droits de l’Homme) et Al Bawsala. Cette prise de parole engagée vient aussi prendre le contre-pied des propos relativistes et désalarmants du Président de la République lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Béji Caïd Essebsi, au cours de laquelle il avait été question des brutalités policières et de l’arrestation de plusieurs militants pour avoir distribué des tracts lors d’une récente vague de manifestations sociales.

« Si nous voulons aider les démocrates dans les situations difficiles, il serait bon que nous confrontions nos principes au réel en permanence parce que c’est ça, gouverner avec les droits de l’Homme (…) dans les temps du terrorisme et de la difficulté »

Emmanuel Macron justifie ainsi du même coup la politique sécuritaire et policière du gouvernement tunisien, sans autre considération pour le respect des droits de l’Homme, ni pour les droits fondamentaux de la liberté d’expression. Ceux-ci sont pourtant fortement menacés en Tunisie, comme l’indique la « journée de colère » des journalistes qui s’est tenue le 2 février pour lutter contre les menaces et exactions policières en ces temps de turbulence sociale et politique.

Ainsi, comme l’a rapporté Néji Bghouri président du syndicat des journalistes tunisiens : « Nous voyons pour la première fois depuis la révolution, lorsque des journalistes enregistrent ou vont tourner dans la rue, un policier qui vient leur dire “montrez-moi ce que vous avez tourné” (…). C’est de la censure préventive ». Face à cela, le président Béji Caïd Essebsi a quant à lui affirmé que la couverture par la presse étrangère des protestations sociales avait été le lieu d’exagérations nuisant à l’image de la Tunisie à l’étranger.

Dans ce contexte sous tension démocratique et sociale, l’affirmation d’un soutien sans failles pour les libertés et les droits des Tunisiens apparaît donc cruciale. Dommage que la visite d’État n’ait pas été l’occasion de rappeler ces principes fondamentaux et inaliénables, d’autant plus dans le contexte de réparation coloniale, quand on pense aux nombreuses oppressions et violences que la France avait déjà tolérées en Tunisie.

©Michele Limina, Creative Commons

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

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Absence d’auteur

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…

Assassinat de Sankara : « Le gouvernement doit lever le secret défense » – Entretien avec Bruno Jaffré

Il y a trente ans Thomas Sankara, président du Burkina Faso, était assassiné dans les circonstances les plus troubles. Depuis trente ans, le gouvernement français refuse de donner son feu vert pour une enquête sur la mort du “Che africain”. Il faut dire que des soupçons de complicité avec les assassins de Sankara pèsent sur l’Etat français… Bruno Jaffré, biographe du révolutionnaire, plaide pour l’ouverture d’une enquête et la levée du secret d’Etat. Il travaille sur le Burkina Faso depuis 1984, date où il a rencontré Thomas Sankara dans le cadre d’une interview. Auteur d’une biographie de Tomas Sankara, La patrie ou la mort, nous vaincrons, il a récemment publié un recueil commenté de ses discours (La liberté contre le destin). Co-fondateur de l’association Collectif Secret Défense, il est à l’origine d’une pétition demandant la convocation d’une enquête sur la mort de Thomas Sankara. Il anime le site thomassankara.net.

LVSL – Pensez-vous que, s’il y a un tabou autour de l’assassinat de Sankara, c’est parce que l’Etat français y a des responsabilités ?

Bruno Jaffré – La France a évidemment du mal à ouvrir les dossiers noirs de la République. Ce sont souvent des travaux journalistiques qui font la lumière sur ce type d’affaires, la vérité ne vient jamais de l’Etat français lui-même. La France est encore sur la défensive ; elle cherche à se délester de toutes les périodes les plus noires de son passé, lorsqu’elle a du mal à reconnaître sa participation à des événements. Ainsi, elle s’arque-boute sur la question du secret défense. Le secret défense est censé protéger la sûreté nationale, pas l’histoire de France dans ses secrets les plus sombres. C’est pourquoi j’ai contribué à la création du Collectif Secret Défense, destiné à remettre en cause une telle utilisation du secret d’Etat.

Concernant l’assassinat de Sankara, quelques témoignages impliquent l’Etat français, mais ce n’est pas suffisant. Les journalistes de RFI qui sont à l’origine du dossier “Qui a fait tuer Thomas Sankara ?” ont fait un bon travail d’enquête, et l’un des objectifs de notre comité est aussi d’entraîner des journalistes d’investigation à enquêter sur ces affaires françafricaines. Mais la justice reste le meilleur moyen de découvrir la vérité, et l’ouverture du secret défense (un certain nombre de documents ont été classés secret défense sur le Burkina Faso) est le seul moyen de découvrir quel rôle la France a joué dans l’assassinat de Thomas Sankara.

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Bruno Jaffré © Editions Harmattan

                                                                                    Bruno Jaffré

Avec le Collectif Secret Défense, nous demandons la mise en place d’une commission rogatoire sous direction burkinabè et, si cette requête venait à être refusée, la formation d’une commission d’enquête parlementaire. Nous connaissons les difficultés que nous allons rencontrer. Alors Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian avait bloqué la déclassification des documents relatifs à l’assassinat des deux journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali. Aujourd’hui Ministre des Affaires Etrangères d’Emmanuel Macron, il refuse toujours l’ouverture de ces archives. Cela montre qu’il n’y a pas de rupture avec le passé et que le combat va être difficile, mais ce combat est motivé par une préoccupation éminemment démocratique : la lutte contre le mensonge d’Etat et pour la reconnaissance des victimes. Au-delà de la question de la démocratie et de la défense des citoyens, c’est l’histoire que nous allons raconter à nos enfants qui est en jeu ; la France a bel et bien une histoire prestigieuse, mais cette histoire a aussi ses côtés sombres ; si nous voulons éviter que notre pays ne retombe dans ses travers, il faut que toutes ces périodes noires soient mises en évidence…

LVSL – Vous demandez l’ouverture d’une enquête. Attendez-vous quelque chose du gouvernement français actuel ?

B. J. – Ce n’est pas en ces termes que je poserais la question. Nous menons une campagne destinée à lever le voile sur l’assassinat de Thomas Sankara, et nous demandons à l’Etat français de faire ce qu’il faut pour que l’on connaisse la vérité. Le gouvernement Hollande avait promis de répondre à la demande du juge burkinabè, qui consistait à lever le secret défense et à nommer un juge français pour enquêter en France, sous la direction d’un juge burkinabè. Le gouvernement Hollande n’a pas satisfait sa promesse, et on attend la réponse du gouvernement actuel, lequel n’a pour le moment pas été interrogé sur cette question.

Ce que nous craignons, c’est une manœuvre pour empêcher que les archives ne soient ouvertes ; il y a eu plusieurs cas emblématiques où le gouvernement a manœuvré pour éviter que le secret défense ne soit levé. François Graner, chercheur qui enquête sur le Rwanda, a tenté d’avoir accès aux archives du gouvernement de François Mitterrand ; ces archives ont été livrées par l’Etat à un particulier, qui refuse de les ouvrir… François Graner a intenté une série de démarches juridiques, sans succès.

LVSL – Thomas Sankara est loin d’être le seul révolutionnaire à avoir secoué le joug néo-colonial qui pesait sur l’Afrique (on peut aussi penser à Sékou Touré, Kwame N’Krumah…). Pourtant, c’est toujours à Sankara que l’on pense lorsqu’on évoque l’émancipation africaine ; comment l’expliquez-vous ?

B. J. – Il y a plusieurs raisons à cela. Thomas Sankara est d’abord le dernier grand révolutionnaire africain. Ensuite, personne ne conteste l’aspect positif de cette révolution. Sankara a pu faire des erreurs, mais nul ne conteste qu’il travaillait à l’amélioration des conditions de vie de son peuple. Sankara est mort jeune, il a refusé de tuer son meilleur ami (Blaise Compaoré) alors qu’il savait pertinemment qu’il préparait un coup contre lui. Il a donc une aura d’homme intègre, qui s’est sacrifié pour son pays sans faire de concessions et se lancer dans des règlements de compte comme on a pu le voir au cours d’autres révolutions. Sankara n’a pas voulu laisser cette image d’une révolution qui s’est désagrégée en supprimant ses propres dirigeants.

Son bilan économique est positif. Les Burkinabè gardent en mémoire la simplicité de Sankara, le mode de vie frugal qu’il a imposé à son gouvernement, sa lutte contre la corruption… C’est le seul révolutionnaire africain qui part en laissant ce côté positif de l’exercice du pouvoir derrière lui. Les spéculations vont bon train sur la manière dont le Burkina Faso aurait fonctionné si Thomas Sankara était resté au pouvoir, mais nul ne peut affirmer que la situation se serait dégradée.

Ce qui est certain, c’est que Sankara a montré qu’un pays aussi petit que le Burkina Faso pouvait choisir un modèle autocentré, qu’il a convaincu son peuple que c’est pour lui-même qu’il se mettait au travail. C’est là l’une de ses victoire les plus importantes: il a rendu sa dignité et sa fierté à son peuple, en promouvant cette idée que même si l’on est pauvre, on refuse de se mettre à quatre pattes pour demander de l’aide, qu’il faut tout de suite se mettre au travail, avec ou sans aide, même dans des conditions difficiles… C’est la raison pour laquelle Sankara reste dans les mémoires comme le grand dirigeant révolutionnaire africain de l’après-indépendance. On peut penser à Amilcar Cabral, aux dirigeants du Cameroun assassinés, mais ceux-là n’ont pas gouverné…

LVSL – Justement, ce qui semble caractériser Sankara, c’est un mépris absolu à l’égard de la realpolitik, une volonté de faire triompher ses principes dans n’importe quelles circonstances. Il s’est brouillé avec les puissances coloniales, mais aussi régionales (notamment la Libye), en leur refusant l’accès au Burkina Faso pour y implanter des bases militaires. Sankara a-t-il péri pour avoir manqué de realpolitik ?

B. J. – Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire politique burinabé. Thomas Sankara faisait ce qu’il jugeait bon, indépendamment des circonstances extérieures. Il avait reçu une proposition d’aide de la part de Kadhafi avant d’arriver au pouvoir. Il l’a rejeté. Par la suite, Kadhafi a voulu lui imposer un certain nombre de conditions ; il a refusé de les appliquer, et leurs rapports se sont dégradés. Kadhafi fait partie de ceux qui ont mené un complot international pour l’assassiner. C’est quelque chose que nous pointons du doigt depuis longtemps. Il faut aussi prendre en compte le rôle de Charles Tyalor, chef de guerre du Libéria [et président de 1997 à 2003], lui aussi impliqué dans l’assassinat de Thomas Sankara.

Aurait-il du accepter de faire des concessions ? Je pense qu’à l’époque, n’importe quel dirigeant africain qui montrait que l’on pouvait se développer en se libérant du néocolonialisme et de la Françafrique était voué à finir assassiné ; il n’y avait pas d’autre possibilité. Aujourd’hui, on peut être plus optimiste. Il faut voir la manière avec laquelle le peuple burkinabè s’est débarrassé de Blaise Compaoré. Les mouvements sociaux sont plus puissants aujourd’hui en Afrique. De nouveaux mouvements émergent dans un certain nombre d’ex-colonies françaises, qui luttent pour que l’on refuse de laisser leur pays à des ex-puissances coloniales. La France recule, concurrencée par d’autres puissances. Tout cela va produire, petit à petit, un changement en Afrique…

LVSL – En écoutant les paroles de Thomas Sankara, on sent qu’il était inspiré par le marxisme et par l’héritage révolutionnaire français. Quelles étaient les références intellectuelles de Thomas Sankara ?

B. J. – C’est malheureusement quelque chose que l’on fait semblant de ne pas voir en Afrique, ce qui nuit à la portée politique des mouvements sociaux à venir. Sankara était très clairement marxiste, même s’il refusait de l’admettre, disant que “c’était trop pour lui de se qualifier de marxiste”, jouant le faux modeste ; il ne l’a admis qu’une fois, face à des journalistes cubains. Son discours d’orientation politique, par exemple, est éminemment marxiste ; l’analyse qu’il fait de son pays est une analyse de classe, il prévoit les problèmes que rencontrera la Révolution à venir à travers le prisme de l’exploitation ; il y manque bien sûr une analyse précise de la domination dans les zones rurales, sachant qu’on ne peut plaquer une grille de lecture issue des grands territoires appartenant à des latifundistes sur le Burkina, où la propriété individuelle n’existait pas… C’est un aspect qui n’a pas été étudié dans ce discours, mais on y trouve sans aucun doute une analyse de classe, Sankara y dit clairement quelles sont les classes qu’il faut renverser et quelles sont celles qui doivent arriver au pouvoir. Lorsqu’il parlait des femmes, il s’inspirait de l’origine de la famille, de l’Etat et de la propriété d’Engels. Lorsqu’on lui demande quels sont les trois livres qu’il souhaiterait emporter sur une île déserte s’il devait y rester jusqu’à la fin de sa vie, il répond : “La Bible, le Coran, et l’Etat et la Révolution de Lénine”. Sankara était un marxiste, et tous les groupes qui ont participé au processus révolutionnaire se qualifiaient de communistes.

Il est dommage que l’on ne s’en saisisse pas davantage. Le marxisme a de l’avenir en Afrique. L’impérialisme est un concept issu du vocabulaire marxiste [Lénine a publié en 1916 l’impérialisme, stade suprême du capitalisme]. Il est dommage que les partis politiques qui se réclament de l’héritage de Sankara ne veuillent en retenir que son panafricanisme. Un grand nombre d’intellectuels africains produisent des travaux intéressants, mais le fait de gommer cette référence au marxisme prive l’Afrique d’une réflexion approfondie sur ce qu’est le marxisme, et la manière dont on peut s’en servir pour changer le monde..

LVSL – Vous vous intéressez au Burkina Faso depuis les années 80. À l’époque, la “Françafrique”, cet ensemble de réseaux de dépendance entre le gouvernement français et les Etats africains, maintenait ceux-ci dans une véritable servitude néo-coloniale. Les choses ont-elles évolué ?

B. J. – Les choses ont un petit peu changé. Le joug françafricain est moins efficace. L’Afrique subit également le joug d’autre pays, de la Chine, notamment. Il existe toujours des réseaux françafricains, le principe de la Françafrique existe toujours, mais les résistances, en Afrique, sont beaucoup plus fortes. En conséquence, il est difficile pour la France de se comporter en Afrique comme aux lendemains des indépendances…

Blaise Compaoré [président du Burkina Faso de 1987 à 2014, commanditaire de l’assassinat de Thomas Sankara], chassé par l’insurrection de 2014, était le meilleur soutien de la France dans la région (il a remplacé dans ce rôle Félix Houphouët-Boigny [Président de Côte d’Ivoire de 1960 à 1993]), et il faut dire que la France ne l’a pas soutenu dans sa volonté de rester au pouvoir. En revanche, les troupes françaises du commandement des opérations spéciales ont protégé Blaise Compaoré, et lui ont permis d’échapper à la justice de son pays. L’argument qui avait été avancé consistait à dire que c’était pour le protéger d’éventuels sévices de la part des insurgés ; mais, durant l’insurrection, si quelques maisons des anciens ministres ont brûlé, l’ensemble des dirigeants de l’ancien régime ont été protégés et il ne leur est rien arrivé. L’argument avancé par le gouvernement français ne tient donc pas.

Autre exemple : François Compaoré, le frère de Blaise Compaoré, est sous un mandat d’arrêt international lancé par Interpol, car il est impliqué dans l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Il a pourtant déclaré dans un entretien avec Jeune Afrique qu’il se rendait régulièrement en France… Cela montre que la France continue à protéger la famille Compaoré. La Françafrique est toujours présente. Le poids des grandes entreprises françaises en Afrique (Bouygues, Orange, Bolloré…) l’atteste.

LVSL – Vous êtes donc plutôt optimiste concernant l’avenir de l’Afrique ?

B. J. – Bien sûr ! Je me rends au Burkina depuis très longtemps, et je trouve que l’on sous-estime l’importance de l’insurrection qui a eu lieu en 2014. c’était l’insurrection d’un peuple uni, de dizaines de milliers de gens qui se retrouvaient dans la rue, en ne sachant pas s’ils allaient revenir le soir… On peut être optimiste. La difficulté pour le Burkina Faso consiste maintenant à construire un avenir politique. Au lendemain de l’insurrection, il n’y avait pas de parti politique à même de prendre le pouvoir. On a laissé la société civile gérer les lendemains du départ de Blaise Comparoé ; c’est une transition intéressante… mais les élections ont laissé en place les anciens proches de Blaise Compaoré. Ils ont pu reprendre le pouvoir et continuer, avec quelques nuances, à reproduire le système qui prévalait avant la révolution et ses travers… Le fait que ce soient des proches de Compaoré qui se retrouvent au pouvoir est le signe d’un manque d’alternative criant. La société civile n’est pas encore sur la voie d’accéder au pouvoir, elle exerce seulement une fonction de surveillance. C’est positif, mais le fait est que les anciens dirigeants politiques restent au pouvoir… Il faut que des dirigeants politiques soient capables de faire fructifier l’énergie de cette jeunesse, qui ne demande pas mieux que de s’engager sur la voie d’un vrai changement et la construction d’une société nouvelle en Afrique…Il faut espérer que tous ces mouvements sociaux qui naissent parviennent à créer une alternative politique dans leur pays…

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