Christophe Bex : « Le gouvernement est incapable de répondre aux problèmes des agriculteurs »

Le député France Insoumise Christophe Bex à la rencontre des agriculteurs qui bloquent l’autoroute à Carbonne (Haute-Garonne). © Christophe Bex

Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.

Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?

Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.

Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.

« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »

Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.

LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…

C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.

L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur. 

On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.

« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.

LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?

C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.

Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.

« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »

Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.

LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?

C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.

« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »

Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.

LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?

C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.

Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.

LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?

C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !

Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.

LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?

C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.

LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?

C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.

« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »

Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !

Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.

Les obstacles à « la reconquête du vote populaire rural » : discussion sur l’ouvrage de Cagé et Piketty

Une campagne française © Freddie Marriage

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de la droite et de l’extrême-droite dans ces territoires est avant tout la conséquence d’un abandon de la France rurale par les pouvoirs publics, plus que d’un rapport hostile à l’immigration. Pour le sociologue Benoît Coquard, qui a grandi dans ces campagnes et leur consacré un livre (Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin), cette analyse purement statistique oublie de se pencher sur les rapports sociaux particuliers caractéristiques de ces espaces. Les ouvriers, employés et autres individus populaires des campagnes ont en effet souvent comme modèle les petits patrons, artisans locaux et ont généralement des liens forts avec eux. Il détaille ici son point de vue, afin d’enrichir la compréhension des ressorts du vote des campagnes populaires. Article republié depuis The Conversation France.

Dans Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 de Julia Cagé et Thomas Piketty, « la reconquête du vote populaire rural » est identifiée comme la « priorité absolue pour le bloc social-écologique » (p.741).

À l’issue de cet ouvrage qui déploie une analyse prolifique des inégalités sociospatiales en regard des comportements électoraux, Cagé et Piketty émettent un ensemble de propositions pour attirer à gauche les classes populaires rurales. Les deux économistes se risquent ainsi à un certain volontarisme politique sur la base d’un travail scientifique à la fois original, rigoureux et discutable par endroits. Ils invitent notamment à renforcer les services publics dans les espaces ruraux où dominerait, selon l’expression consacrée et maintes fois utilisée dans le livre, un fort « sentiment d’abandon » chez les classes populaires. Une autre de leurs idées est de faciliter, à l’instar du RN, l’accès à la propriété pour ces ménages sensibles aux inégalités de patrimoine et très attachés au fait de posséder leur chez-soi.

Mais par-delà l’adéquation a priori des mesures proposées, l’hypothèse de la « reconquête » des classes populaires rurales par la gauche n’a rien d’évident dans certains villages et bourgs où les idées d’extrême droite sont devenues hégémoniques face à l’absence d’opposition.

Il y a la difficulté pour un ouvrier ou une employée à se déclarer publiquement de gauche, tandis que se dire « de droite » ou « pour Le Pen », c’est déjà s’assurer un minimum de respectabilité en se désolidarisant des plus précaires taxés « d’assistés » par ces discours politiques dominants.

Une histoire du conflit politique peut intégrer par endroits ces éléments, mais l’équation générale laisse peu de place aux rapports sociaux concrets qui déterminent l’espace des possibles politiques.

Dans ce livre de 850 pages, les enquêtes de terrain qui permettent de mettre au jour de tels processus sont surtout mobilisées comme des recueils d’entretiens qui viennent illustrer la démonstration des chiffres. Alors certes, la notion de « classe géo-sociale » établie à partir d’un assemblage inédit d’indicateurs quantitatifs ouvre des perspectives de compréhension, dans le sillage des travaux sur les dimensions locales de l’espace social. Mais on peut s’interroger sur la capacité des catégories statistiques à saisir, à elles seules, « les effets de lieu » qui tiennent à la spécificité locale des rapports de classes.

Des configurations défavorables à la gauche

Cagé et Piketty font malgré tout plusieurs incursions vers une prise en compte de ces configurations, comme lorsqu’ils mentionnent que « le vote pour le FN-RN est devenu au fil du temps plus étroitement associé aux communes comptant la plus forte proportion d’ouvriers (principalement dans les bourgs et les villages). » Et ensuite que : « Ce vote a également toujours été une fonction croissante de la proportion d’indépendants. » (p.733)

Les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Seulement, lorsque les deux économistes s’étonnent positivement de corrélations entre la structure de la population et les comportements politiques, ils ne vont jamais jusqu’à les appréhender frontalement, c’est-à-dire de manière relationnelle, en envisageant la construction réciproque des classes sociales par les rapports qu’elles entretiennent entre elles. À défaut, comment comprendre que dans certaines configurations du tissu économique local, les affinités sociales et politiques des classes populaires jouent contre la politisation à gauche.

Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent et s’identifient à « un nous », et donc sur les comportements électoraux.

Par conséquent, si l’approche de Cagé et Piketty permet mieux que jamais de répondre à la première partie de la question présente en 1ere ligne de leur livre, « Qui vote pour qui ? », le débat reste ouvert sur la seconde partie, « et pourquoi ? »

Des affinités transclasses

Les membres des classes populaires rurales ont tendance à dénigrer d’autres classes populaires associées dans leurs représentations à la ville, à l’immigration et à l’assistanat.

Tandis qu’ils cherchent à minimiser le sentiment anti-immigré des classes populaires rurales ailleurs dans l’ouvrage, Cagé et Piketty donnent une profondeur historique à ce rejet, en montrant qu’à chaque époque une somme de stéréotypes étaient mobilisés par les ruraux à l’encontre de leurs homologues des villes.

Or cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. Certes ces derniers sont davantage dotés en capital économique, mais ils les côtoient au quotidien, faisant parfois partie de leurs amis proches, de leurs familles, etc.

Ces affinités transclasses se comprennent logiquement si l’on a en tête le schéma de l’espace social proposé par Pierre Bourdieu. Les ouvriers et ouvrières de petites PME, propriétaires de leur logement et évoluant dans des sociabilités relativement homogènes ont des aspirations caractéristiques du bas à droite » de l’espace social, dans lequel se situent des individus au niveau de revenus et patrimoine différents, mais qui se rejoignent sur les valeurs, les goûts, la distance vis-à-vis du monde scolaire et du pôle culturel largement associé aux grandes villes.

Cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. 

Cette petite bourgeoisie économique qui influence les classes populaires rurales est fièrement de droite et d’extrême droite, se faisant le relais informel de partis politiques pourtant assez absents des sociabilités locales.

Réputation et conformisme politique

Cette forme de bourgeoisie impose l’idée d’une méritocratie par le travail qui justifie à la fois le respect d’une hiérarchie sociale par le capital économique et la stigmatisation des plus précaires. Plus encore, ces groupes dominent les classes populaires au quotidien en distribuant les « bons points » des réputations des un·e·s et des autres sur le marché du travail et de là, dans toutes les scènes de la vie sociale, puisqu’en milieu rural, « tout se sait » et tout est lié.

Ces logiques réputationnelles sont omniprésentes dans mes enquêtes de terrain et forment la clé de voûte d’une analyse liant les conditions sociales et spatiales aux positionnements politiques.

C’est par exemple toute l’histoire d’Eric, cet ouvrier trentenaire qui a claqué la porte d’une petite PME. Son patron, qui était également un « pote », membre de son équipe de foot et partenaire occasionnel de chasse, l’a ensuite discrédité auprès des autres employeurs et plus largement de tout son entourage en le présentant comme un mauvais travailleur, surtout trop revendicatif. Plus tard, au cours d’une discussion avec plusieurs entrepreneurs locaux lors de laquelle des critiques lui sont adressées, Éric affirmera : « Moi, je suis bien de droite ».

La « sale réputation » dont il a souffert ne l’a pas mené à se politiser contre le patronat, mais bien à se revendiquer du « bon côté » de la frontière sociale avec « les bosseurs », contre lesdits « assistés », « cas sociaux » ou encore les « Mélenchons », comme on dit dans son entourage familial et amical pour désigner les personnes qui remettent en cause les inégalités.

Des obstacles démographiques

C’est pourquoi, pour jouer les pessimistes face à la démarche de Cagé et Piketty, on pourrait considérer que la « reconquête » des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques.

Ce dernier verrait les classes sociales plus marquées à gauche « s’établir » dans les campagnes industrielles et les bourgs en déclin. Une telle dynamique ne saurait cependant reposer sur le simple désir de verdure des citadins ou sur la volonté politique de quelques militants.

On pourrait à minima penser à la relocalisation d’emplois qualifiés dans les campagnes populaires qui permettrait aussi d’enrayer le départ des jeunes diplômés ruraux, notamment des jeunes femmes issues des classes populaires locales dont les qualifications scolaires ne sont pas adaptées au marché de l’emploi local.

De ce point de vue, la proposition de renforcement des services publics que l’on retrouve chez Cagé et Piketty pourrait se coordonner avec une politique de recrutement des diplômé·e·s issu·e·s de ces territoires.

Mais à l’heure actuelle, la tendance générale reste la suivante : les campagnes qui attirent les potentiels électeurs de gauche ne sont pas celles où l’on retrouve les plus fortes proportions de classes populaires. Comme les autres groupes sociaux, les représentants du pôle culturel de l’espace social ont une attirance pour les lieux, urbains et ruraux, où se concentrent déjà des personnes qui leur ressemblent.

Plus les différences d’opportunités d’emplois locaux, de styles de vie, de comportements politiques se polarisent géographiquement (et donc socialement), moins les espaces ruraux marqués par une domination du vote RN ont de probabilité d’attirer des individus et des groupes sociaux marqués à gauche.

La droitisation se construit en partie ainsi et les réponses à y apporter diviseront probablement la gauche, à l’image de la ligne envisagée par François Ruffin, qui s’adresse à la fois aux classes populaires et à leurs proches artisans, auto-entrepreneurs, petits-patrons qui font office dans les sociabilités de leader d’opinion.

Un « nous » à reconstruire

Cagé et Piketty, tout au long de leur livre, font du « sentiment d’abandon » une clé d’explication du vote RN. Sans écarter ce cas de figure, mes enquêtes m’ont surtout amené à observer une attitude différente à partir du moment où les classes populaires rurales ne se voient pas imposer ce registre de réponse. Loin de se vivre en permanence comme « abandonnés » par Paris, ces hommes et femmes ont accès à une reconnaissance locale et rejettent fortement le mode de vie urbain.

Alors qu’ils seraient plus anonymes en ville, les ouvrier·e·s et employé·e·s des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses, où ce qui se passe ailleurs importe finalement moins. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne ferait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.

Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle.

C’est justement tout le succès du RN que d’avoir imposé ce registre de l’abandon dans le champ politique, tout en proposant à leur électorat un tableau cynique du lien social. Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle. Et plus encore, il promet une re-hiérarchisation des groupes sociaux de telle sorte que ces petits propriétaires s’assurent d’être toujours mieux traités que d’autres en dessous d’eux, ces autres issus de l’immigration avec qui la concurrence est présentée, de facto, comme inévitable.

Les ouvriers et employées des zones rurales désindustrialisées, qui font l’expérience de la concurrence pour l’emploi et s’accommodent assez largement des discours anti-immigrés, reconnaissent ainsi au RN d’être le porteur d’une vision intrinsèquement conflictuelle et donc honnête du monde social.

Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme

Là où la gauche pourrait prendre appui, c’est sur le fait que cette conflictualité vécue va de pair avec un besoin de solidarité. Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme. Parce ce que rien n’est complètement acquis pour éviter de « tomber plus bas », il faut compter sur la reconnaissance et le soutien des autres. Ce que dit le RN, c’est que cette solidarité ne saurait exister autrement qu’au prix de l’exclusion d’une partie du reste du monde, sur des critères non pas sociaux mais ethnoraciaux.

Ce positionnement a trouvé un écho facile chez les classes populaires rurales qui ont tendance à se revendiquer d’un « nous » sélectif, conflictuel, sous forme d’un « déjà nous » ou « nous d’abord » qui résonne avec les préférences proposées par l’extrême droite.

C’est par cette solidarité à petit rayon que l’on pense s’en sortir dans un contexte où il n’y a pas suffisamment de travail et de ressources pour que tout le monde s’assure une respectabilité. En l’état actuel des rapports de force sociaux et politiques, il est difficilement envisageable de voir ce « déjà nous » être transformé, par le simple fait d’un nouveau discours de gauche, en un « nous les classes populaires ».

Néanmoins, par optimisme, on peut se rappeler que malgré l’imprégnation des idées d’extrême droite, ce n’est pas contre les immigrés que les classes populaires rurales ont enfilé un gilet jaune. Il s’agissait bien de la nécessaire question de répartition des richesses face aux difficultés économiques vécues. Malgré son côté perfectible, c’est là tout l’intérêt du livre de Cagé et Piketty, que de vouloir recentrer le débat politique autour de ces questions, en apportant de l’empirique et du factuel à disposition de celles et ceux qui voudraient savoir de quoi il en retourne.

« Il y a un intérêt collectif à poursuivre la NUPES » – Entretien avec Laura Chazel

Discours de Jean-Luc Mélenchon lors de la Convention de la NUPES le 7 mai 2022. © Hugo Rota

Un an après son entrée en force à l’Assemblée nationale, la NUPES semble déjà appartenir au passé. A l’exception de la France insoumise, qui souhaite reconduire l’alliance pour les élections à venir, tous les partis entendent proposer leur propre liste aux européennes de 2024. Si chaque parti entend se distinguer de ses alliés, les divergences stratégiques sur la question européenne sont également souvent mises en avant comme raison du retour à une gauche divisée. Qu’en est-il vraiment ? Dans une note pour la fondation Rosa Luxembourg, la politiste Laura Chazel étudie l’évolution des programmes des quatre partis et leurs votes au Parlement européen. Selon elle, la théorie des « deux gauches irréconciliables » est désormais dépassée, la proximité idéologique étant de plus en plus forte. La chercheuse plaide donc pour la poursuite de la NUPES, qui serait dans l’intérêt de chaque parti et leur permettrait de peser face aux blocs libéral et d’extrême-droite. Entretien.

LVSL : Votre note débute par le fait qu’une nouvelle phase politique aurait été ouverte à partir de 2020, avec la crise sanitaire, puis la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Selon vous, ces deux événements ont conduit à des réformes importantes de l’UE, par exemple sur les questions environnementales ou le fédéralisme budgétaire qui vont dans le sens des demandes portées depuis longtemps par la gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Laura Chazel : Je n’irai pas jusqu’à parler de réformes majeures, mais trois événements pourraient être à l’origine d’un nouveau cycle politique au niveau européen : l’accélération du changement climatique et la prise de conscience de ses effets, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour faire face à ces crises, l’UE et ses États-membres ont pris des mesures inédites. On peut notamment citer le Pacte vert pour l’Europe, le retour de l’État-providence durant la crise sanitaire, le plan de relance « NextGenerationEU », la suspension du pacte de stabilité et de croissance (traité d’austérité, ndlr), des interventions nationales et européennes sur le prix de l’énergie ou encore la taxe sur les superprofits.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité. »

Bien sûr, de nombreuses critiques peuvent et doivent être apportées à toutes ces mesures qui ne sont pas à la hauteur des crises que nous traversons. Par exemple, le Pacte vert ne rompt pas avec les logiques du libre-échange, ou encore des contreparties néolibérales, sous forme de réformes structurelles, sont demandées aux États-membres dans le cadre du plan de relance. On a aussi vu des multinationales polluantes profiter de subventions européennes. De même, le retour de la rigueur est prévu pour 2024. La gauche ne peut donc pas encore crier victoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que, malgré la domination de la droite au Parlement européen, ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité.

LVSL : En effet, ces réformes restent cependant très mineures pour l’instant et pas du tout à la hauteur des crises que nous traversons. Peut-on néanmoins espérer qu’elles ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la gauche ?

L. C. : Effectivement, il n’y a pas eu de changement drastique au niveau européen. Je ne suis pas naïve : toutes ces mesures ne signifient pas la fin du dogme néolibéral, de l’austérité ou de la logique de marché. Mais des principes défendus par la gauche jugés irréalistes il y a encore peu de temps entrent désormais dans le sens commun. Cela ne signifie pas que la bataille culturelle est gagnée, mais plutôt qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la gauche, et qu’elle doit être saisie rapidement. Si nos adversaires politiques reprennent nos idées ou notre lexique politique – comme le « Green New Deal » promu par Alexandria Ocasio-Cortez –  on peut, bien sûr, crier à la récupération politique, mais dans la note, j’envisage plutôt cela comme un moment clé pour la  réarticulation de l’hégémonie culturelle autour de nouveaux principes et comme une occasion pour la gauche d’imposer son récit dans l’espace public.

LVSL : À l’aide d’une vaste base de données, vous analysez les évolutions des programmes nationaux du PS, du PCF, d’EELV et de LFI depuis le milieu des années 2000. Selon vous, il y a eu deux moments de rupture importants : le référendum de 2005 et le quinquennat de François Hollande. A chaque fois, une fracture entre « deux gauches irréconciliables », l’une radicale et l’autre néolibérale, apparaît. Est-on toujours dans cette phase, ou les choses ont-elles changé, du moins dans les programmes électoraux ?

L. C. : La donne a un peu changé. Il y a une première phase, au moins de 2005 à 2017, durant laquelle la gauche s’est fortement divisée, sur toutes les dimensions (européenne, économique, sociale, culturelle, environnementale, internationale). On avait alors, d’un côté, EELV et le PS et, de l’autre, LFI et le PCF, qui se sont opposés sur la construction européenne – notamment sur le TCE – et sur le quinquennat du socialiste François Hollande, qui a été analysé comme un « virage à droite » de la social-démocratie et a renforcé l’idée de « deux gauches irréconciliables ».

La politiste Laura Chazel.

Mais l’analyse quantitative et qualitative des programmes des quatre partis en question montre qu’à partir de 2014, les divergences commencent à diminuer. Par exemple, LFI et le PCF deviennent plus favorables à l’intégration européenne, tandis qu’EELV devient plus critique des politiques néolibérales de l’UE et que le PS commence à se diviser en interne. Les programmes pour l’élection présidentielle de 2022 confirment ces résultats et surtout le programme partagé de la NUPES montre cette trajectoire convergente entre ces partis. La Sixième République, le SMIC à 1500€ net, la retraite à 60 ans, le gel des prix des produits de première nécessité, la planification écologique forment désormais un socle commun. Le rapprochement se fait sur toutes les dimensions : l’ambition de « radicaliser » la démocratie libérale, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe ; l’écologie, avec le « verdissement » de la gauche radicale ; ou encore un programme plus social de la part d’EELV et du PS. Bref, la parenthèse ouverte en 2005 s’est refermée en 2022. 

Il faut aussi ajouter que cette convergence s’est faite notamment autour de LFI, qui est devenue hégémonique à gauche en 2017 puis en 2022, tandis que la social-démocratie a été balayée avec le mandat de François Hollande. On voit que le programme de la NUPES reprend largement celui de LFI, car c’est celui que les électeurs de gauche ont plébiscité.

LVSL : Vous effectuez aussi une comparaison des votes au Parlement européen lors du dernier mandat, débuté en 2019. L’analyse de ces votes, bien que le PCF ne soit pas représenté car il n’a plus d’élus européens, fait apparaître une forte convergence sur de nombreux points (questions de genre, respect de l’Etat de droit, et dans une moindre mesure, sur les questions économiques et environnementales). Finalement, quels sont les enjeux sur lesquels les différences restent les plus fortes ?

L.C. : Déjà, il était important de regarder ces votes pour savoir ce qui se passait concrètement dans l’arène politique européenne, au-delà des programmes et des divergences qui sont souvent mises en avant par les uns et les autres pour se différencier. Je me suis appuyée sur près de 15.000 votes, répartis en 21 catégories. Le résultat est celui d’une assez forte cohésion : 76% entre LFI et le PS, 91% entre LFI et EELV et 86% entre le PS et EELV. Cette convergence s’observe sur à peu près tous les sujets, y compris les questions liées aux institutions européennes. L’opposition un peu réductrice entre le PS et EELV, qui seraient très pro-européens, et LFI qui serait anti-européen est donc à nuancer, car, dans les faits, ils votent de manière similaire.

Analyse des votes des partis de gauche français au Parlement européen depuis 2019. © Fondation Rosa Luxembourg

En matière de politiques internationales, les divergences restent importantes, par exemple sur la question des rapports de l’UE avec les États-Unis. Malgré tout, l’analyse montre tout de même des taux de votes identiques non négligeables : 58% entre LFI et le PS, 64% entre LFI et EELV et 83% entre EELV et le PS. Sur la guerre en Ukraine, contrairement à ce qui a été fortement mis en avant, la convergence est forte. Les trois partis ont ainsi tous voté en faveur de 29 rapports concernant la guerre. La différence se voit surtout entre le soutien militaire demandé par EELV et le PS, par rapport à la nécessité de faire pression pour une sortie diplomatique de la guerre, soutenue par LFI.

LVSL : Concernant ces points de divergence, vous évoquez de possibles compromis, telle que la création d’une défense européenne autonome de l’OTAN, un élargissement de l’UE conditionné à une convergence fiscale et sociale, la démocratisation de l’UE etc. Si ces positions semblent possibles, voire souhaitables sur le papier, n’est-il pas un peu naïf de penser qu’elles pourront être appliquées ?

L. C. : Ces possibles compromis ne seront certes sans doute pas directement appliqués. Mais les divergences souvent mises en avant par les médias de masse et les politiques eux-mêmes se résument souvent à de simples stratégies de différenciation. Compte tenu de la forte convergence programmatique entre les quatre partis et de ces compromis possibles, la division entre « pro » et « anti » UE est en réalité assez artificielle, ou du moins très réductrice. De même pour l’opposition entre « gauche  viandarde » représentée par Fabien Roussel et une « gauche soja » qui serait incarnée par EELV.

Les quatre partis ont mené des stratégies de campagne identitaires (c’est-à-dire faisant appel à l’identité propre de chaque parti, ndlr) afin de se distinguer de ses concurrents, alors qu’ils votent globalement la même chose au Parlement européen, et que l’on trouve de fortes similarités dans leurs programmes nationaux. Même si ces divergences seront sans doute difficiles à dépasser, je pense que ces forces ont une responsabilité à travailler ensemble, étant donné leur cohésion générale et la nécessité de faire bloc pour battre les libéraux et endiguer la montée de l’extrême-droite.

LVSL : En effet, chaque parti cherche à se distinguer des autres et met en avant sa singularité sur les points de désaccord. On le voit bien en ce moment : la FI souhaite la poursuite de la NUPES, les Verts veulent partir seuls aux européennes, le PCF de Fabien Roussel est assez critique de l’alliance et le PS est divisé. La désunion et le retour à ces stratégies de différenciation ne sont-ils pas inéluctable ?

L. C. : Au-delà du programme commun et des compromis dont nous parlions, la poursuite de l’alliance est aussi dans l’intérêt individuel de chaque parti. Bien sûr, il est légitime que le PS, le PCF et EELV ne souhaitent pas voir leur identité diluée dans celle de la NUPES, dominée par LFI. Mais la survie de leur identité ne nécessite pas forcément de candidatures individuelles. Par exemple, les quatre partis pourraient siéger dans leur propre groupe européen, tout en formant, comme à l’échelle nationale, un intergroupe qui leur permet de mener des batailles communes. On peut aussi repenser un peu l’équilibre des forces au sein de la NUPES : LFI a ainsi proposé la tête de liste aux européennes aux Verts.

« Les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. »

Par ailleurs, à moyen terme, les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. Par exemple, la social-démocratie ne pourra renaître de ses cendres que par un rapprochement avec la gauche radicale. Les cas grec et français montrent qu’une social-démocratie qui persévère dans le néolibéralisme est condamnée, alors que le PSOE espagnol de Pedro Sánchez, qui a opéré une certaine rupture avec le libéralisme de Zapatero et a tendu la main à Podemos, obtient depuis de très bons résultats électoraux et a réussi à conquérir le pouvoir.

En ce qui concerne les Verts, il faut d’abord noter que LFI a déjà un programme très écologique et qu’EELV n’est pas propriétaire des électeurs préoccupés par ces questions. En quittant la NUPES, EELV prendrait donc le risque de prendre ses distances avec son électorat marqué à gauche et d’adopter une posture plus centriste. C’est ce qui s’est passé au début du mandat de François Hollande et les Verts y ont perdu beaucoup d’électeurs. On voit aussi ça en Allemagne depuis 2021, où l’entrée dans la coalition « en feu tricolore » des Grünen avec le SPD et les libéraux (FDP), en 2021, les a forcés à des concessions importantes sur les questions énergétiques, d’où une déception des militants et sympathisants.

Enfin, concernant les communistes, le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2012 et de 2017 et les points de désaccords historiques portaient moins sur le programme que sur la structure organisationnelle et la survie du parti politique. Le succès de la stratégie de différenciation poursuivie par Fabien Roussel peut être questionné compte tenu de son score d’à peine plus de 2%.

LVSL : On parle pour l’instant beaucoup des élections européennes car ce sont les prochaines qui arrivent, mais en réalité, elles sont assez secondaires dans le système politique français par rapport à la présidentielle, notamment car la participation y est plutôt faible. En outre, les européennes se jouent paradoxalement beaucoup sur des enjeux nationaux. Finalement, le véritable enjeu d’une potentielle union en 2024 n’est-il pas d’arriver devant Renaissance et le RN et donc de se présenter comme une alliance solide, capable de gouverner pour 2027 ?

L. C. : Oui. Il y a à la fois un intérêt collectif pour 2024 et un intérêt de plus long terme. Sur ce sujet, je m’appuie notamment sur les travaux du politiste Pierre Martin, qui a montré, qu’à partir de 2015, trois blocs émergent dans les systèmes politiques européens : une gauche « démocrate-écosocialiste », un centre « néolibéral- mondialisateur » et une droite « conservatrice- identitaire ». Le premier intérêt de la consolidation de la NUPES réside dans le fait qu’à moyen et long terme, une stratégie d’alliance peut permettre une consolidation du bloc progressiste de gauche aux niveaux national et européen et ainsi favoriser l’opposition aux forces libérales et réactionnaires.

« La NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle. »

D’après les sondages, la NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle, sachant qu’il n’y a que deux places pour le second tour. Par ailleurs, durant toute la séquence autour de la réforme des retraites, la NUPES a été unie, à l’Assemblée et dans la rue, contre le centre libéral de Macron et la droite radicale de Le Pen. Si différentes listes de gauche se présentaient, cela brouillerait ce message d’unité et entraînerait sans doute de l’incompréhension chez les électeurs, notamment les moins politisés. Cela pourrait aussi donner l’impression que les enjeux partisans priment sur l’adoption de politiques publiques démocratiques, sociales et écologiques, c’est-à-dire ce que réclament les électeurs de gauche. 

Enfin, le contexte plaide pour une alliance. D’une part, parce que le bloc libéral s’érode et que l’extrême-droite est pour l’instant bien placée pour prendre le pouvoir. D’autre part, car la fenêtre d’opportunité dont nous parlions précédemment doit être saisie rapidement.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise : ambition présidentielle et guerre de position

Depuis début 2016 et sa création ex nihilo par Jean-Luc Mélenchon en vue de la présidentielle de 2017, La France insoumise est devenue un mouvement qui dépasse la seule figure de son leader, même si elle lui reste jusqu’à présent fortement dépendante. Cette formation occupe une position originale dans l’espace français, s’affirmant comme une force d’opposition dans ce que Gramsci appelait la « guerre de position », c’est-à-dire le travail de lutte largement idéologique préparatoire à la conquête du pouvoir. Si lors de la précédente campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon avait opté pour une stratégie en deux temps, consolidant sa base de gauche en 2016 avant de tenter de l’élargir lors des quelques mois de 2017 avec une stratégie populiste plus poussée pour espérer la victoire finale, en sera-t-il de même pour la campagne en cours plus classiquement ancrée à gauche dans un climat général qui a évolué ? Au lendemain du premier meeting politique immersif, qui s’est tenu à Nantes ce 16 janvier, rétrospective sur six ans d’offensive insoumise.

La France insoumise : le pari de la stratégie populiste (2016-2017)

Le 10 février 2016, Jean-Luc Mélenchon déclare au 20h de TF1 être candidat pour l’élection présidentielle de 2017, annonçant à demi-mots le lancement du nouveau « mouvement » qui le portera dans cette tâche, La France insoumise (LFI) : « Je propose ma candidature, c’est le peuple qui va en disposer. Je ne demande la permission à personne, je le fais hors cadre de partis. Je suis ouvert à tout le monde : les organisations, les réseaux, mais les citoyens d’abord. Et vous savez, je m’inspire, à ma manière, de la méthode qui a été celle de Monsieur Bernie Sanders, j’ai loué la même plate-forme internet que lui. […] Tout le monde peut se joindre à moi pour travailler sur le programme et agir. […] Je ne m’occupe que d’une chose. Je veux représenter et incarner la France insoumise et fière de l’être, celle qui n’a pas de muselière ni de laisse. Et à ceux-là qui m’ont souvent entouré et accompagné, je leur dis « Allez, ouvrons la marche ! » […] C’est pas une affaire de gauche ou de droite, c’est une affaire d’intérêt général et de représentation de l’indépendance de la France. »

Plusieurs des caractéristiques essentielles de la campagne insoumise qui suivra [1] sont perceptibles. Une volonté gaullienne de se placer au-dessus des luttes partisanes pour s’adresser directement aux Français, un ton résolument conquérant visant à agiter les affects de joie et de combat, une grande ouverture à la force militante, une prétention à dépasser les divisions idéologiques classiques au nom d’un « intérêt général » moins clivant qu’une encombrante « lutte des classes », et une place décisive accordée au numérique [2]. La dimension rhétorique de la campagne insoumise en 2017 est également révélatrice d’un tournant [3], qui après avoir cherché à fédérer à gauche en 2016, adopte une grammaire sensiblement amendée. Les analyses statistiques mettent en relief les mots employés par Jean-Luc Mélenchon : 669 occurrences pour « Gens », 443 pour « France » et « Français(es) » ou encore 210 pour « Peuple » loin devant « Gauche » (59), « Capital », « capitalisme », « capitalistes » (33) et « Ouvriers » (14) [4].

Ces termes utilisés montrent bien que, comme préfiguré au moment de l’annonce de sa candidature, Jean-Luc Mélenchon se place nettement moins qu’en 2012 dans le vocabulaire traditionnel de la gauche. Il lui préfère des notions que le théoricien populiste Ernesto Laclau qualifie de « signifiants vides », plus ouverts à interprétation et jugés plus susceptibles d’agir puissamment sur les affects de masses de plus en plus éloignées de la culture de gauche. Ce choix se comprend par l’influence des expériences sud-américaines – tout particulièrement celle de Hugo Chávez au Venezuela – sur Jean-Luc Mélenchon, tandis que Syriza, Podemos ou Bernie Sanders ont tous expérimenté entre 2014 et 2016 une stratégie populiste avec des résultats probants. Au niveau national, un quinquennat « socialiste » très impopulaire avait perdu de nombreux pans de la population de « la gauche » et la lutte pour la réhabilitation de cette dernière est jugée plus coûteuse par la direction insoumise qu’un abandon relatif de ses marqueurs traditionnels.

Mais au-delà de la rhétorique populiste, le programme « L’Avenir en commun », issu d’un important et volumineux travail collectif, s’inscrit clairement dans l’espace de la gauche même si le terme en est notablement absent. Il reprend de nombreuses mesures du programme du Front de gauche (FG) de 2012 élaboré avec les communistes – « L’Humain d’abord » – et comporte une série de propositions dont la filiation est sans équivoque : retraite à 60 ans, augmentation du salaire minimum (SMIC) et de l’Impôt sur la fortune (ISF), renforcement des services publics et de la sécurité sociale, sortie du nucléaire [5], suppression du pacte de responsabilité et du crédit d’impôt compétitivité, etc. De nouvelles propositions sont également avancées, comme la planification écologique ou la prise en compte de la condition animale. Jean-Luc Mélenchon insiste également dès l’annonce de sa candidature sur la prépondérance de la question européenne pour l’applicabilité de son programme : « [Le peuple français] entend au moins une chose. Il ne peut rien faire de tout ce que je viens de dire tant qu’il est ficelé dans les traités européens, parce que pour faire tout ce que je dis, il faut de l’emploi, du service public, un État qui existe, il faut des gens formés et éduqués, et rien de tout ça nous ne pouvons le faire dans le cadre des traités donc il faut en sortir. » Avec ces propos, Jean-Luc Mélenchon s’inscrit dans le sillage de l’attitude critique du Parti communiste français (PCF) vis-à-vis de l’Union européenne (UE), loin des positions de soutien inconditionnel du Parti socialiste (PS) ou des biens nommés Europe Écologie-Les Verts (EELV).

Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse le 16 avril 2017, à une semaine du premier tour de l’élection présidentielle © Wikimedia

Le programme n’en demeure pas moins incarné par un homme : Jean-Luc Mélenchon. Si l’élection présidentielle tend à la personnalisation extrême de luttes politiques et idéologiques, le candidat insoumis se prête volontiers à l’exercice et s’assume pleinement comme « premier de cordée » – utilisant l’expression dès 2016, avant Emmanuel Macron. Dans un rapport d’identification à des grandes figures de l’histoire de France comme Robespierre, Jaurès ou Mitterrand [6], Jean-Luc Mélenchon prétend incarner la gauche vivante, loin de la croyance selon laquelle les idées circuleraient presque par elles-mêmes. On doit noter que le programme comme la stratégie du candidat ont été décidés par le haut de l’appareil – à savoir par Jean-Luc Mélenchon et son cercle rapproché – alors que la base insoumise pouvait s’auto-organiser largement pour mener la campagne sur le terrain et les réseaux, selon un fonctionnement que le sociologue Manuel Cervera-Marzal qualifie d’ « anarcho-césariste » et qui sera amené à s’inscrire dans la durée.

À l’issue d’une campagne quasi-unanimement saluée [7], le candidat insoumis récolte 19,6 % des voix exprimées et manque de peu d’atteindre un second tour où il était donné vainqueur contre Marine Le Pen et François Fillon. En 5 ans, Jean-Luc Mélenchon a attiré 3 millions de voix supplémentaires pour atteindre un total de plus de 7 millions de suffrages. Comme le montre l’enquête électorale Ifop du 23 avril 2017 (date du premier tour de l’élection présidentielle), les électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2017 sont issus de manière écrasante du camp de la gauche [8], la principale avancée depuis 2012 provenant des anciens électeurs de François Hollande : 26% des 28,6% obtenus par le candidat socialiste au premier tour de 2012, soit un peu plus de 7% du corps électoral de cette élection. Ce constat permet ainsi de montrer que, par-delà la stratégie populiste, le score de Jean-Luc Mélenchon doit à l’électorat classique de la gauche. Il s’inscrit dans de logiques de continuité touchant les déçus du hollandisme, favorisées par le phénomène du vote utile alors que dans les semaines qui ont précédé le premier tour les sondages donnaient Jean-Luc Mélenchon nettement devant Benoît Hamon.

Institutionnalisation post-présidentielle : prendre l’Assemblée ?

À partir de la formation du groupe parlementaire insoumis consécutive aux élections législatives, c’est autour de ses députés que La France insoumise prend corps publiquement. Entre 2012 et 2017, une des faiblesses de Jean-Luc Mélenchon avait été de n’avoir pas de groupe à l’Assemblée nationale, dont il était lui-même absent à la suite de son pari raté d’aller défier Marine Le Pen à Hénin-Beaumont [9]. La nouvelle équation électorale permet au leader de la France insoumise de diriger et d’animer un groupe parlementaire [10], démontrant au passage que cette forme plus collégiale n’est pas contradictoire avec son processus d’incarnation propre, puisqu’au contraire il le nourrit et le renforce à la fois. Les insoumis, en rangs rapprochés, s’attachent ainsi à développer une ligne originale et indépendante des autres forces politiques.

Le groupe parlementaire insoumis permet à plusieurs de ses membres de gagner en notoriété et en influence. Ainsi, les jeunes députés Adrien Quatennens, Ugo Bernalicis, Mathilde Panot et eurodéputée Manon Aubry, ou encore la députée Danièle Obono ont pu s’exprimer assez largement dans l’espace médiatique et à l’Assemblée nationale. D’anciens compagnons de Jean-Luc Mélenchon comme Éric Coquerel, Manuel Bompard ou Alexis Corbière sont également députés et bénéficient d’une certaine audience, tandis que Clémentine Autain, porte-parole du parti Ensemble ! depuis 2013, a été tête de liste de LFI dans la région Île-de-France.


Neuf des dix-sept députés insoumis le 18 juillet 2017 à l’Assemblée nationale. Autour de Jean-Luc Mélenchon, on retrouve de gauche à droite Jean-Hugues Ratenon, Caroline Fiat, Bastien Lachaud, Bénédicte Taurine, Adrien Quatennens, Danièle Obono, Ugo Bernalicis et Loïc Prud’homme © Wikimedia

Le cas de François Ruffin est plus spécifique. Fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir depuis 1999, François Ruffin a contribué à impulser le mouvement Nuit debout au printemps 2016 à la suite du succès populaire de son documentaire Merci patron ! pour lequel il a obtenu le César du meilleur film documentaire en 2017. Élu député en Picardie au terme d’une campagne à la ligne nettement populiste menée hors organisation, il a finalement décidé de rejoindre le groupe insoumis à l’Assemblée nationale. Cependant, à la différence des autres députés insoumis, il ne doit pas sa notoriété et son ascension politique à Jean-Luc Mélenchon et dispose par conséquent d’une plus grande marge de manœuvre et suit une trajectoire propre, comme l’atteste par exemple le fait qu’il ait mis plus d’un an à apporter son soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2022 – il se décide finalement le 17 décembre 2021 et apportera son soutien actif à la campagne de Jean-Luc Mélenchon au cours des premiers mois de 2022.

À la suite des élections de 2017, parallèlement à l’investissement de l’arène parlementaire, l’ « anarcho-césarisme » déjà présent au sein de LFI ira en s’intensifiant, les militants insoumis – en baisse drastique après les élections législatives – n’ayant « pas de devoirs ni de droits », pour reprendre une nouvelle fois une expression de Manuel Cervera-Marzal [11]. En effet, les militants ne peuvent contester la ligne décrétée par le haut et ne bénéficient ni d’argent, ni de locaux, ni de directives de la part de l’organisation, affectant nécessairement le travail de terrain des militants et la force de frappe idéologique de la formation. Entre les moments présidentiels, les militants sont ainsi beaucoup moins nombreux et leurs actions locales éparpillées sont dépourvues de véritables moyens matériels et organisationnels et donc moins efficaces. 

En dépit de la faible capacité insoumise sur le terrain par rapport au poids électoral de son leader au premier tour des présidentielles, La France insoumise va connaître un destin notable dans son incarnation parlementaire. Il est souvent rappelé que Jean-Luc Mélenchon est coutumier de la fondation d’organisations politiques pour amoindrir l’importance de La France insoumise au sein de l’ensemble. Pourtant, tous les groupes créés jusqu’au Parti de gauche en 2009 étaient des tendances au sein du Parti socialiste, dans des alliances plus ou moins précaires avec d’autres groupes et donc par essence fragiles [12]. À l’inverse, la nature organisationnelle de La France insoumise s’approche d’un « parti-mouvement » du fait qu’elle est une organisation politique présentant des candidats aux élections à rhétorique mouvementiste et réunissant des particularités structurelles inhabituelles chez les partis : gratuité de l’adhésion et absence de cotisations, absence de droit de tendance et de statuts, absence d’échelons intermédiaires…

Cette forme hybride s’explique par l’attachement historique de Jean-Luc Mélenchon à la forme parti et par les bouleversements récents qui ont traversé l’arène politique. Sociabilisé à la politique durant le dernier tiers du XXe siècle à un moment où le PCF et le PS étaient encore des lieux importants de la transformation sociale, ce dernier n’a en effet jamais abandonné l’héritage de la gauche de parti, comme semble le confirmer sa tentative lors de sa sortie du PS en 2008 de fonder un « parti creuset » avec le Parti de gauche (PG). Néanmoins, le désamour généralisé des Français pour les partis politiques (88% n’ont pas confiance dans ces institutions [13]), conduit à infléchir cette matrice. La stratégie militante doit parfois primer sur les affiliations. La volonté de construire une unité à la base dans une perspective révolutionnaire citoyenne et de lancer une initiative qui ait vocation à rassembler une majorité sociale et non un camp prédéfini, témoigne d’un objectif de plus grande ampleur : non plus seulement rassembler un électorat, mais soulever un peuple constituant.

D’une opposition privilégiée à de cinglants revers électoraux (2017-2021)

Pendant quelques mois après la victoire d’Emmanuel Macron et de son parti La République en marche (LREM), La France insoumise a pu apparaître comme la principale force d’opposition au macronisme, comme en atteste par exemple le débat qui opposa Jean-Luc Mélenchon au Premier ministre en exercice Édouard Philippe, le 28 septembre 2017 dans « L’émission politique » sur France 2. Ce phénomène s’explique tout d’abord par un facteur externe, la stratégie macroniste visant à affaiblir Les Républicains (LR) pour récupérer une partie de leur base électorale [14]. Ensuite, la puissante dynamique de campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et son résultat électoral final contribue à faire de La France insoumise un pôle déterminant de la gauche d’opposition. Le Parti socialiste avait occupé cette position pendant les quatre décennies précédentes mais il traverse alors la pire crise de son histoire avec la disqualification de l’ère Hollande, le score très faible de son candidat Benoît Hamon (6,4%) et les nombreux départs vers le macronisme.

Le 16 octobre 2018, à quelques mois de la prochaine échéance électorale des européennes, va pourtant entacher l’image de La France insoumise : ses locaux sont perquisitionnés par la police [15]. L’équipe de Jean-Luc Mélenchon filme la scène de confrontation avec les policiers qui les empêchent de rentrer et la diffuse sur les réseaux sociaux. L’effet est néanmoins opposé à celui espéré d’indignation devant ce qui est vécu comme un procès politique. Le tollé est immense face à une phrase que Jean-Luc Mélenchon prononce dans la vidéo : « La République, c’est moi ! ». S’il voulait signifier qu’en tant que chef de file et député élu d’un parti d’opposition il représentait davantage la République que des forces de l’ordre au service d’un exécutif autoritaire, la formule ne manque pas d’exaspérer. Jean-Luc Mélenchon, qui était déjà perçu et critiqué par beaucoup comme mégalomaniaque, est durablement discrédité, et l’ensemble de La France insoumise pâtit de cette séquence médiatique.

À l’arrivée, le constat est sans appel : avec très peu d’élus locaux et sans d’échelons intermédiaires, la face visible de La France insoumise tient à celle de ses députés, nationaux et européens, dont la réélection est conditionnée à une future dynamique de campagne favorable. 

Cet événement, couplé au choix de faire des élections européennes un référendum « anti-Macron », plutôt qu’un moment permettant une politisation autour des enjeux européens, aboutit à un faible score pour LFI (6,31%). La liste emmenée par Manon Aubry récolte 5 millions et demi d’électeurs de moins que Jean-Luc Mélenchon deux ans plus tôt : seuls 37% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2017 votent pour la liste insoumise. La France insoumise obtient néanmoins six eurodéputés qui seront actifs, efficaces et parfois victorieux dans leur fonction au sein du Groupe de la Gauche au Parlement européen (GUE/NGL) comme l’illustre par exemple le rôle décisif joué par l’eurodéputé insoumis Younous Omarjee dans l’interdiction de la pêche électrique industrielle finalement adoptée par le Parlement européen.  

Par la suite, comme l’a montré Valentin Soubise dans son article « La France insoumise a-t-elle cherché à enjamber les élections municipales ? », la formation de Jean-Luc Mélenchon ne prend aucune ville d’importance – à l’inverse d’EELV qui l’emporte notamment à Lyon, Bordeaux, Strasbourg ou Grenoble, ou de façon plus significative pour le député Mélenchon le candidat socialiste à Marseille – dans une stratégie délibérée, se méfiant de « chefferies locales » susceptibles de concurrencer le leadership de la direction en place. En conservant les fonds et les ressources du parti pour l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon semble sous-estimer l’importance de l’enracinement local pour politiser les populations ainsi que les conséquences de victoires aux élections intermédiaires dans les représentations collectives et les dynamiques de campagnes présidentielle et législative.

Même si l’on observe que les franges électorales que LFI souhaite conquérir ou renforcer en priorité votent relativement peu voire très peu aux élections intermédiaires (les nouveaux « jeunes » (18-24 ans) qui pour la plupart n’étaient pas en âge de voter à la précédente élection présidentielle de 2017, les anciens « jeunes » (24-29 ans) et les classes populaires « urbaines »), ce choix de Jean-Luc Mélenchon et de ses proches semble difficilement compréhensible. Il peut toutefois s’éclairer si l’on s’attarde sur le repoussoir des récents choix stratégiques du PCF, qui, selon leur interprétation, s’est progressivement transformé, à partir des années 1980, de force nationale d’opposition et d’alternative en un parti d’élus locaux en quête d’alliances électorales avec un PS de plus en plus libéral compatible. 

Les dernières élections en date – régionales et départementales de juin 2021 – devraient pourtant nuancer cette méfiance électoraliste. Les partis socialiste et communiste se raffermissent, sur fond d’abstention élevée et de « prime aux sortants ». Si la stratégie insoumise ne peut, à la lumière de cette conjoncture, être entièrement disqualifiée, ces revers électoraux n’en portent pas moins la marque claire de la rupture avec le PCF et de la dislocation du Front de gauche. L’absence d’alliances partisanes stables finit par jouer en la défaveur de La France insoumise et déstabilise l’ascension du parti-mouvement. À l’arrivée, le constat est sans appel : avec très peu d’élus locaux et sans d’échelons intermédiaires, la face visible de La France insoumise tient à celle de ses députés, nationaux et européens, dont la réélection est conditionnée à une future dynamique de campagne présidentielle favorable. 

La construction d’une ligne politique : l’alternative insoumise à gauche

Depuis les élections législatives de 2017 et la constitution de son groupe parlementaire, La France insoumise est désormais une force identifiable. Très actifs dans leur activité de députés, les élus insoumis ont joué un rôle important au cours du mandat d’Emmanuel Macron en prenant position sur les grands sujets qui ont émaillé le quinquennat, et souvent de manière originale relativement aux autres formations politiques. Ainsi, si La France insoumise s’oppose comme les autres partis de gauche à la réforme des retraites du gouvernement et à la casse de l’hôpital public, Jean-Luc Mélenchon a soutenu les gilets jaunes dès le mois de novembre 2018 [16] alors que la Confédération générale du travail (CGT) et une grande partie de la gauche avait alors une attitude de défiance, estimant la pureté du mouvement insuffisante, émaillé par des comportements perçus comme d’extrême-droite. À l’occasion de la répression féroce du mouvement par le gouvernement, les députés insoumis ont quant à eux dénoncé les violences policières, à l’instar d’Ugo Bernalicis qui a déposé plainte en janvier 2019 contre le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner au nom de la liberté de manifester. 

Clémentine Autain, Éric Coquerel et Adrien Quatennens à la marche du 21 septembre 2017 contre la réforme du code du travail © Wikimedia

Plus récemment à l’ère du Covid-19 [17], les insoumis ont pris parti pour la levée des brevets sur les vaccins et contre la restriction des libertés fondamentales, s’opposant à partir de novembre 2020 à la loi sécurité globale puis en 2021 à l’imposition du pass sanitaire, mesure jugée « autoritaire », « absurde » et « dangereuse », instaurant une « société du contrôle permanent » encore renforcée par le pass vaccinal. De nombreux insoumis ont également participé aux manifestations de l’été 2021 contre le pass sanitaire, sans autres consignes de la direction que celles de ne pas se joindre aux anti-vaccins. 

Cette préoccupation marquée de La France insoumise face à la montée des prérogatives policières contraste avec le positionnement sécuritaire des trois candidats se réclamant de la gauche à l’élection présidentielle à venir Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Fabien Roussel. En refusant l’alternative, pro ou anti-police, Jean-Luc Mélenchon et les députés insoumis dénoncent les violences policières tout en affirmant la nécessité d’une « police républicaine » chargée de faire respecter les lois des représentants de la nation. Dans son récent ouvrage Génération Mélenchon, le jeune député insoumis Adrien Quatennens considère ainsi : « Il y a un problème dans la police, et ça n’est pas parce que c’est la police qu’il ne faut pas le dire et travailler à y remédier. Ce ne serait pas lui rendre service. Un policier républicain peut tout à fait comprendre cela. Je les appelle à lire nos propositions avec attention et à les critiquer si nécessaire. Non seulement La France insoumise a toujours été présente dans les moments difficiles et les hommages, mais surtout, nous formulons des propositions concrètes et sérieuses, notamment grâce à l’excellent travail d’Ugo Bernacilis qui coordonne pour nous les questions de sécurité et de justice [18]. »

La diabolisation à l’heure de l’ « islamo-gauchisme » (2020-2021)

Le 16 octobre 2020, le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty est assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves. L’affaire entraîne une déferlante médiatique, renforcée quelques jours plus tard par l’attaque de la basilique Notre-Dame de Nice par un islamiste tuant trois personnes. Les réactions populaires sont puissantes et nombreuses, de même que celles du personnel politique, et cela de façon transpartisane bien que différenciée d’une formation à l’autre. Jean-Luc Mélenchon s’interroge par exemple sur le travail de la police, alors que Samuel Paty avait été l’objet de menaces pendant plus d’une semaine avant son assassinat, et dénonce la récupération politique du drame : « Il est absolument invraisemblable que d’aucuns en profitent aussitôt pour déclencher des polémiques, insulter, agresser, proposer des surenchères : à ce rythme-là, il n’y aura plus de pays. » 

Lors des cérémonies entourant la mort de Samuel Paty, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer offre l’illustration d’une telle récupération, en lançant l’alerte le 22 octobre face « aux ravages de l’islamo-gauchisme » qui sévirait selon lui dans les universités françaises. Début 2021, la ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal demande au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) d’ouvrir une enquête sur l’islamo-gauchisme dans l’Université. Le CNRS refuse considérant le terme comme non-scientifique et purement polémique. Si le terme d’ « islamo-gauchisme » n’a pas été inventé par le gouvernement macroniste mais par l’alt-right, il a été popularisé depuis l’intervention de Jean-Michel Blanquer afin de disqualifier a priori toute critique de l’action du gouvernement relative à la lutte contre le terrorisme et le « séparatisme », et dans une volonté de siphonner les voix des sympathisants de droite en 2022. Les macronistes mobilisent l’hydre islamiste pour mieux détourner l’attention après les fortes mobilisations sociales contre la réforme des retraites, le mouvement des Gilets jaunes et alors qu’ils sont sévèrement critiqués sur leur gestion de la crise du Covid. C’est pourtant sans compter sur leur complaisance à l’égard de certains cadres dirigeants du Moyen-Orient, dont témoigne la récente remise de la Légion d’honneur à plusieurs hommes d’affaires du Golfe, passée inaperçue dans les médias.

Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes public, futur ministre de l’Intérieur, le 29 avril 2019 © Wikimedia

Après le durcissement du pouvoir macroniste sur les questions identitaires, la période est à la normalisation des idées d’extrême-droite, banalisées et reprises par une partie grandissante de la classe politique et médiatique [19]. En plus de la percée d’Éric Zemmour, l’arrivée au second tour de la primaire des Républicains d’Éric Ciotti, proche du polémiste, fait désormais peser sur la candidature de Valérie Pécresse un lourd poids idéologique. C’est aussi dans ce contexte que La France insoumise et son leader Jean-Luc Mélenchon participent à la marche contre « l’islamophobie » le 10 novembre 2019 et sont pointés du doigt comme anti-républicains. Au cours de la campagne des élections régionales et départementales de 2021, Raphaël Enthoven renchérit, déclarant qu’il voterait pour Marine Le Pen dans l’hypothèse d’un second tour contre Jean-Luc Mélenchon [20], tandis que Manuel Valls met les deux personnalités et partis sur le même plan ou encore que la candidate de droite en Île-de-France Valérie Pécresse fait le choix de ne mettre qu’un nom sur son tract d’entre-deux-tours, celui de Jean-Luc Mélenchon, dénonçant le danger de la liste d’union de la gauche comprenant l’« extrême-gauche » insoumise. 

On peut bien considérer, à l’instar de Valentin Soubise, qu’en-dehors d’actes symboliques comme la reconnaissance récente du terme d’ « islamophobie », la position républicaine défendue par Jean-Luc Mélenchon se manifeste par une large continuité et que la diabolisation dont lui et La France insoumise font l’objet sont donc plus largement dus à la conjoncture politique extérieure. On peut considérer qu’ils défendent une vision de la République, attachée à la réalisation d’un universalisme concret hérité des Lumières selon lequel tous les humains méritent l’égalité politique et économique. Un universalisme qui, étant par essence un anti-identitarisme, n’empêcherait pas Jean-Luc Mélenchon d’envisager la rencontre d’identités ouvertes, comme le souligne le choix de miser pour la campagne en cours sur le concept de  « créolisation » [21]. Reste à déterminer si, dans ce climat idéologique, ce dernier concept n’a pas été à l’origine d’une certaine mécompréhension.

Vers 2022 : l’Union populaire entre populisme et humanisme

Alors qu’Anne Hidalgo et Arnaud Montebourg préparent un possible ralliement à la candidature de Yannick Jadot ou de Christiane Taubira afin de bénéficier de l’aura unitaire et d’être susceptible de dépasser Jean-Luc Mélenchon dans les sondages, le leader insoumis tente de nouveau de convaincre les communistes de le soutenir [22]. Ce soutien se ferait dans le cadre d’une alliance électorale et de la conclusion d’un programme commun de gouvernement. Dans cette logique, Jean-Luc Mélenchon rejette le projet de primaire populaire à gauche pour 2022 compte tenu des divergences programmatiques [23] (politique économique et sociale, traités européens, la politique étrangère, etc) et de la date très tardive de l’élection du candidat unique par rapport à la présidentielle.

Les tenants de l’union à tout prix risquent d’ailleurs d’être surpris, puisque selon un récent sondage Elabe « 85% des sympathisants de gauche souhaitent une candidature unique de la gauche ». Précision d’importance, ce même sondage signale « qu’invités à choisir la personne qu’ils jugent la meilleure pour incarner une candidature unique de la gauche, 33% des sympathisants de gauche citent Jean-Luc Mélenchon, 21% Christiane Taubira, 11% Yannick Jadot et 10% Anne Hidalgo. » À droite, si le camp est profondément désuni – on ne compte pas moins de six candidats, Valérie Pécresse, François Asselineau, Nicolas Dupont-Aignan, Florian Philippot, Marine Le Pen et Éric Zemmour –, il n’en caracole pas moins en tête des sondages. Avant donc le problème de l’union, l’échec de la gauche est fonction de son poids électoral qui, arithmétiquement confondu, avoisine à peine les 20% selon un dernier sondage Elabe. Paradoxalement, ce marasme à gauche pourrait bénéficier à Jean-Luc Mélenchon pour accéder au second tour grâce au vote utile, mais l’handicaperait alors pour une victoire finale.

La campagne insoumise se veut une nouvelle fois à la pointe du numérique [24], les meetings immersifs du 16 janvier parachevant cette course à l’innovation politique. Elle s’inscrit désormais sous l’égide de « L’Union populaire », mouvement qui s’appuie sur les structures de La France insoumise sans s’y confondre et qui comporte toujours des marqueurs populistes et un programme nettement à gauche [25]. Au-delà de l’attrait de la nouveauté, on peut interpréter ce changement principalement comme volonté de démarquer le soutien circonstancié à Jean-Luc Mélenchon d’une quelconque adhésion contraignante à une organisation pouvant s’installer durablement dans le temps. Mais alors que la campagne présidentielle peine à véritablement se lancer, quel sera le ton adopté par le candidat Mélenchon dans une dernière ligne droite encore marquée par la crise du Covid

Une campagne peut être perçue de deux façons différentes : un créneau de politisation et une possibilité de victoire électorale.

L’engouement autour des potentialités de succès des différents candidats tend néanmoins à faire oublier un élément essentiel. Une campagne peut en effet être perçue de deux façons différentes : une possibilité de victoire électorale et un créneau de politisation [26]. Alors que les partis d’extrême-gauche privilégient exclusivement la deuxième option et que les « partis de gouvernement » tendent lourdement vers la première, les campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon visent une combinaison entre ces deux éléments : remporter l’élection grâce à une forme d’éducation populaire. Les meetings du tribun-professeur en témoignent, s’efforçant de faire réfléchir sur des problèmes actuels et de donner une profondeur historique aux luttes contemporaines, articulant ainsi passé, présent et avenir.

Ces deux dimensions se traduisent plus précisément dans la polarité entre stratégie populiste et discours humaniste, qui structurent la récente Union populaire. Discours clivant s’adressant à un peuple sur de larges bases, tout en maintenant l’horizon d’un programme économique très ancré à gauche. Le populisme de gauche, loin alors d’être démagogique, peut coïncider avec la progression de valeurs et d’idées humanistes, promouvant une logique de solidarité entre les êtres humains. Pour un humanisme populiste, tel est donc peut-être l’audacieux pari de Jean-Luc Mélenchon qui, à rebours de la moralisation du politique à l’œuvre dans les rangs de la gauche traditionnelle, tente de politiser la morale.

Notes :

[1] Voir par exemple les deux documentaires « Mélenchon, l’homme qui avançait à contre-courant » et « Mélenchon, la campagne d’un insoumis » respectivement de Gérard Miller et Anaïs Feuillette pour le premier et de Gilles Perret pour le second, qui ont pu suivre la campagne présidentielle insoumise de 2016-2017 de l’intérieur pendant plusieurs mois.

[2] Ce dernier point est central tactiquement et trop souvent sous-estimé par la gauche radicale française. Au nombre des illustrations les plus marquantes de ce pari numérique, on peut tout d’abord faire mention des deux meetings hologrammes en live de Jean-Luc Mélenchon tenus les 5 février et 18 avril 2017 – première du genre au niveau mondial dans l’arène politique. Dans un article récent de Libération (12 janvier 2022) qui accordait sa une et un entretien à Jean-Luc Mélenchon, Rachid Laïreche parle ainsi de l’insoumis – qui avait lancé l’usage du minitel en politique à l’époque de François Mitterrand – comme le « candidat du futur ». En 2016-2017 Mélenchon avait également son blog et sa propre chaîne youtube sur laquelle étaient diffusées ses interventions publiques et qui a vu naître l’émission « La revue de la semaine » où, seul face à la caméra, Jean-Luc Mélenchon revient sur plusieurs thèmes d’actualité dans des vidéos de quelques dizaines de minutes. La chaîne youtube de Jean-Luc Mélenchon a aujourd’hui plus de 600 000 abonnés. Enfin, on pense à la plate-forme jlm2017.fr par laquelle des milliers de personnes se sont inscrites pour rejoindre La France insoumise d’un simple clic et sans payer une somme d’argent – caractéristique alors seulement partagée avec En Marche – et ont pu s’organiser pour mener la campagne sur le terrain et sur les réseaux sociaux. Dans son ouvrage, le sociologue Manuel Cervera-Marzal estimait qu’ « en mai 2017, [les militants insoumis] étaient probablement entre 40 000 et 80 000. » : Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, Paris, 2021, p. 188.

[3] Tournant rendu possible par le fait que, contrairement à 2012 et tel que souhaité par Jean-Luc Mélenchon et ses proches, la direction de campagne bénéficiait d’une liberté de décision indépendante de machine partisane, en l’espèce le Parti communiste français (PCF), dont les militants ont néanmoins choisi de soutenir la candidature Mélenchon et d’agir en ce sens. Voir Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche…, op. cit., « Adieu “camarades”, bonjour les “gens”», pp. 273-280.

[4] https://www.parismatch.com/Le-Poids-des-Mots ; cité par Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche…, op. cit., p. 275.

[5] Du fait de la participation du PCF historiquement pro-nucléaire au Front de gauche, le programme de 2012 mentionne en cas de victoire la mise en place d’un « grand débat » sur la question énergétique, sans rien trancher en amont.

[6] Sur l’importance pour Jean-Luc Mélenchon de cette question de l’incarnation, on renvoie à son livre d’entretien biographique : Jean-Luc Mélenchon, Le Choix de l’insoumission. Entretien biographique avec Marc Endeweld, Paris, Seuil, 2016, et plus particulièrement au chapitre 3 intitulé “Mitterrand, un guide ?”, pp. 91-140.

[7] Les électorats des cinq plus « gros » candidats ont en effet majoritairement consacré la campagne de Jean-Luc Mélenchon comme étant la meilleure – à l’exception de celui de Marine Le Pen où Jean-Luc Mélenchon arrive en deuxième place derrière leur championne.

[8] 45% des gens qui se disent de gauche en 2017 ont voté pour Mélenchon, contre seulement 3% de droite. On peut néanmoins noter que 16% des personnes se plaçant au centre ont choisi de voter pour Jean-Luc Mélenchon. Panel Ipsos, vague 14, 30 avril-2 mai 2017 ; cité dans Pascal Perrineau (dir.), Le Vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Presses de SciencesPo, 2017, p. 201.

[9] Hénin-Beaumont était alors une circonscription socialiste sur un territoire – le Nord-Pas-de-Calais – où Marine Le Pen avait obtenu à l’élection présidentielle 23,29% des suffrages exprimés contre 17,90% au niveau national (Jean-Luc Mélenchon y récoltant lui 12,21% très proches de ses 11,10% au niveau national). Aux élections législatives, Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour avec 42,36 % des voix devant le candidat socialiste Philippe Kemel (23,50%) et Jean-Luc Mélenchon pour le Front de gauche (21,48%). C’est finalement Philippe Kemel qui l’emporte d’extrême justesse (50,11%) avec le soutien de Jean-Luc Mélenchon, privant la dirigeante du Front national d’un poste de députée. On peut noter que Marine Le Pen est finalement devenue députée en 2017 en étant confortablement élue (58,60%) dans cette même circonscription. Jean-Luc Mélenchon devient quant à lui facilement député dans une circonscription populaire largement gagnable à Marseille  (59,85%) où il est arrivé en tête du premier tour de la présidentielle (24,82%).

[10] Le 12 octobre 2021, alors que la campagne présidentielle s’accélère, Jean-Luc Mélenchon cède son poste de dirigeant du groupe parlementaire insoumis à Mathilde Panot qui devient ainsi à 32 ans « la plus jeune femme de l’histoire de l’Assemblée nationale à atteindre ce statut ».

[11] Voir Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche…, op. cit., chap. 5, « Des militants sans droits et sans devoirs », pp. 179-216. Selon des calculs du sociologue, les militants insoumis seraient passés de 40 000 à 80 000 en mai 2017 à seulement environ 6000 en mai 2019 (p.188).

[12] Sur cette longue période dans la vie politique de Jean-Luc Mélenchon, on renvoie à la biographie de Lilian Alemagna et Stéphane Alliès, Mélenchon. À la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018.

[13] Selon une enquête menée par le Cevipof de janvier 2016. Les partis politiques arrivent ainsi en dernière position des institutions testées, derrière les banques, les syndicats et les médias.

[14] D’une façon analogue, au moment des élections européennes de 2019 Emmanuel Macron mettra en scène l’affrontement entre sa formation et le Rassemblement national (RN) afin de se poser comme rempart face à la menace fasciste. 

[15] Dans son récent ouvrage Génération Mélenchon (Seuil, Paris, 2021), le député insoumis Adrien Quatennens revient pendant tout un chapitre sur l’affaire « Lawfare » dans laquelle s’inscrivent les perquisitions : « Chapitre 10 : L’enquête creuse », pp. 185-208. Son livre est par ailleurs riche en informations pour qui s’intéresse à La France insoumise et à Jean-Luc Mélenchon.

[16] Si ces prises de position n’ont pas été récompensées électoralement lors du scrutin européen qui a eu lieu durant le mouvement, il sera intéressant d’observer leurs retombées pour l’élection présidentielle à venir alors que le mouvement des Gilets jaunes est resté populaire jusqu’au bout.

[17] Dans sa fascination pour les nouvelles technologies, Jean-Luc Mélenchon a profité du confinement dû à la pandémie pour tenir le 28 novembre 2020 un meeting en réalité virtuelle, poursuivant ainsi sa stratégie de communication numérique de 2016-2017. 

[18] Adrien Quatennens, Génération Mélenchon, « Chapitre 13 : La République, c’est nous ! », Seuil, Paris, 2021, pp. 267-268. 

Dans le même chapitre, Adrien Quatennens distingue nettement sa formation de l’extrême-gauche : « On nous colle volontiers l’étiquette “extrême-gauche”. Non pas qu’il s’agisse d’une insulte, mais cette caractérisation politique ne correspond tout simplement pas à ce que nous sommes. Le programme “L’Avenir en commun” n’est pas un programme d’extrême-gauche. C’est un programme de gouvernement, certes de rupture […]. Nous qualifier d’extrême-gauche, c’est aussi manquer de respect à tout un courant politique qui existe en France et qu’on ne peut pas rayer d’un trait de plume. Il y a une extrême-gauche revendiquée en France. Elle a ses partis. Ils s’appellent Lutte ouvrière, Nouveau parti anticapitaliste. Ce sont des camarades que nous retrouvons régulièrement dans les luttes, mais ça n’est pas La France insoumise. » (p. 248)

[19] Voir notamment Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême-droite gagne la bataille des idées, éditions Textuel, coll. « Petite Encyclopédie critique », 2021.

[20] Comparant Jean-Luc Mélenchon à Hugo Chávez, Raphaël Enthoven reprend un des principaux axes utilisé en 2017 pour discréditer la figure insoumise alors que le successeur de Hugo Chávez Nicolás Maduro réprimait durement l’opposition vénézuélienne.

[21] Jean-Luc Mélenchon vient de se rendre en Martinique sur les terres du créateur de ce concept, Édouard Glissant, afin de prôner une plus grande autonomie des Antilles qui traversent une grave crise politique sur fond d’immenses difficultés économiques et sanitaires. 

[22] Pour les élections législatives et suivantes, il est difficile de déterminer si un soutien communiste à Jean-Luc Mélenchon et un bon score de ce dernier serait plus profitable aux résultats du PCF qu’une visibilité accrue de leur secrétaire national et candidat doublée d’un faible score (Fabien Roussel est crédité d’environ 2%).

[23] Contre les idées reçues sur le fait que la « division » des candidatures se réclamant de la gauche seraient principalement dues à une guerre d’ego, voir la vidéo d’Usul et Ostpolitik sur la question : « Union de la gauche : une guerre d’ego ? », 19 avril 2021.

[24] On pense notamment à l’application « Action populaire », aux comptes facebook et tik tok de Jean-Luc Mélenchon comptant chacun plus d’un million d’abonnés, ou encore le lancement de « l’émission populaire » et de « Allo Mélenchon » (dont le nom semble s’inspirer de celle de l’ancien président vénézuélien Hugo Chávez « Aló Presidente ») sur la chaîne Twitch du candidat insoumis qui répond en direct à des questions des internautes. Le meeting « immersif » que Jean-Luc Mélenchon vient de réaliser à Nantes (dimanche 16 janvier) – première mondiale dans le domaine politique annoncée par un trailer – souligne bien cette dimension de la nouvelle campagne.

[25] L’affiche de campagne sur fond bleu ressemble à celle de 2017, de même qu’à celle utilisée par François Mitterrand en 1981 avec le fameux slogan « La force tranquille », poursuivant la stratégie populiste consistant à s’éloigner des marqueurs traditionnels de la gauche, en l’espèce le rouge ou plus récemment le vert pour l’écologie. Le programme de Jean-Luc Mélenchon reprend et approfondit celui de 2017 « L’Avenir en commun » : 4 « cahiers de l’Avenir en commun » ont été publiés en amont du programme sur les thèmes « Démocratie et libertés, vite, la 6e République ! », « La Planification écologique », « Le Progrès social et humain » et « Pour une France indépendante ». Un livret thématique sur l’éducation vient également de sortir (13 janvier 2022) en complément du programme de « L’avenir en commun ». L’équipe insoumise réalise également l’auto-documentaire qu’elle diffuse en plusieurs vidéos d’une trentaine de minutes sur youtube sur « les coulisses de la présidentielle » : « 2022 : Nos pas ouvrent le chemin ».

[26] Cette vision duale contredit par exemple la tribune récemment publiée dans Libération par Geoffroy de Lagasnerie, intitulée sans équivoque « Le seul intérêt de participer à une élection présidentielle, c’est de la gagner. »

Clémentine Autain : « Nous voulons un choc de solidarité pour l’Île-de-France »

Clémentine Autain © Pablo Porlan pour LVSL

Le 20 et 27 juin 2021 auront lieu les élections régionales. Candidate en Île-de-France d’une liste rassemblant diverses forces dont la France insoumise et le PCF, la députée Clémentine Autain a publié aux éditions du Seuil Pouvoir vivre en Île-de-France qui exprime une vision pour les années à venir. Pour la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire de France, Clémentine Autain propose un choc de solidarité à même de renverser la politique clientéliste menée ces six dernières années par Valérie Pécresse et s’inscrit de fait comme sa principale adversaire. Nous avons souhaité revenir avec elle sur son programme ainsi que sur ce qu’elle souhaite incarner. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.

LVSL : Les élections régionales approchent en même temps que s’opère l’ouverture progressive des commerces, des lieux de vie et des établissements culturels. Tête de liste d’une liste rassemblant diverses forces de gauche dont la France insoumise et le PCF en Île-de-France, vous appelez à dépasser le règne de l’Homo œconomicus. De fait, de nombreux Franciliens ne peuvent profiter de ces loisirs, de ces activités sportives ou culturelles par leur coût et la réouverture de ces lieux ne change rien à leur quotidien. Comment la région peut-elle combler ces inégalités, très marquées en Île-de-France ?

Clémentine Autain : Notre axe de campagne majeur c’est l’égalité, sociale et territoriale, parce que les problèmes sont particulièrement marqués en Île-de-France. Nous sommes la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire. Notre priorité, c’est le rééquilibrage des moyens et des affectations des services publics, des emplois, des établissements de santé ou d’études supérieures, des équipements culturels ou sportifs, etc. En s’appuyant sur le document pilote et de prescription essentiel qu’est le schéma d’aménagement du territoire, le SDRIF, il faut repenser notre modèle de développement pour avancer vers une Île-de-France plus polycentrique. Je veux en finir avec les villes dortoir, d’un côté, et les centres d’affaires, de l’autre. L’enjeu, c’est que chacune et chacun ait accès à ce qui fait l’intérêt et le plaisir de la ville dans un rayon de proximité. La région a un pouvoir direct en matière d’aménagement du territoire, une capacité à nouer des partenariats avec les collectivités et à aller chercher des fonds européens. Forte de ses 5 milliards de budget et du rayonnement francilien, elle a aussi un grand pouvoir d’influence. Il faut jouer sur tous ces ressorts pour transformer le visage de l’Île-de-France, en tournant son développement vers la justice sociale et la transition écologique. 

La région ne peut pas résorber seule les inégalités sociales mais elle peut contribuer à limiter l’impact du carnage qui est en cours avec la pandémie et la mauvaise politique du gouvernement. C’est pourquoi nous proposons un choc de solidarité. En effet, dès juillet si nous sommes élus à la tête de la région, nous voterons toute une série de mesures d’urgence pour venir en aide aux plus fragilisés dans la crise : gratuité des transports pour les moins de vingt-cinq ans et les bénéficiaires des minima sociaux, multiplication par dix du budget alimentaire, gratuité des cantines dans les lycées pour les quatre premières tranches du quotient familial, SAMU culturel pour les structures artistiques en danger… Nous mènerons également la bataille vis-à-vis de l’État pour l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans et pour l’augmentation des minima sociaux. Ce minimum pour ne pas sombrer dans la trappe à pauvreté aurait dû être voté depuis longtemps, d’autant que nous sommes de ce point de vue totalement à la traîne parmi les pays de l’OCDE. Enfin, nous donnerons l’exemple en conditionnant l’aide aux grandes entreprises à des critères sociaux et environnementaux, ce que Valérie Pécresse et le gouvernement se refusent à faire, continuant à déverser des milliards et des milliards à des grands groupes qui reversent des dividendes et licencient, qui tournent le dos à la vitale transition écologique.

Alors que la pandémie nous a profondément bouleversés, il est temps que l’on se pose la question de nos besoins. Je suis même convaincue que c’est la grande question du XXIe siècle. De quoi avons-nous vraiment besoin ? Qui en décide ? Comment la production peut-elle être adossée à ces besoins collectivement définis ? Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde et ils sont évolutifs, ce qui suppose un grand débat démocratique permanent sur ce qui est nécessaire pour une vie suffisamment bonne. Cette idée que c’est le marché qui tranche est une vieille lune. Nous savons que le capital crée des besoins superflus, que le marketing est là pour sur-solliciter nos pulsions d’achat, que nos désirs sont détournés à des fins marchandes pour accroître le profit. La période de confinement a ouvert une brèche pour qu’enfin nous nous interrogions sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu, et comment la société peut s’organiser pour atteindre les objectifs importants pour notre bien-être et la préservation de l’environnement, au lieu de sombrer toujours plus dans l’austérité des comptes publics et la marchandisation de tout et n’importe quoi. Interroger le sens de la richesse est un enjeu politique majeur. Prenons un exemple en Île-de-France avec l’aménagement de la Gare du Nord qui va être transformée en complexe commercial. Au passage, la halle Dutilleul, qui n’a que vingt ans, va être détruite, ce qui est tout sauf écologique, et les trajets de passagers seront rallongés pour qu’ils puissent passer devant les vitrines commerciales. Je pense que c’est le vieux monde. Paris ne manque pas de galeries marchandes ! L’aménagement des gares doit répondre à d’autres objectifs, ceux qui améliorent nos vies. On pourrait y introduire des services publics pour faire des démarches, des locaux associatifs pour se réunir, davantage d’endroits pour garer de façon sécurisée son vélo ou faire un peu de gymnastique ou du yoga… Il y a plein de choses à faire dans une gare avant de nous coller encore plus de sollicitations pour acheter, acheter… Alors que nous remettons en cause les inégalités sociales, nous devons nous attaquer aussi au consumérisme. Allier ces deux enjeux, c’est se donner les moyens de l’émancipation pour le siècle qui vient.

LVSL : Vous exprimez dans votre livre, Pouvoir vivre en Île-de-France, une ambition qui paraît anachronique en 2021, à savoir vivre décemment, à proximité de son lieu de travail, dans un logement décent en utilisant des transports collectifs fiables. La multiplication et l’enchevêtrement des compétences entre les différentes collectivités, souvent dirigées par de nouveaux seigneurs féodaux contre l’État, y compris en Île-de-France, ne risquent-ils pas de limiter cette aspiration ? D’autant plus que de nombreuses collectivités sont dirigées par la droite.

C.A. : C’est tout le paradoxe de la région : elle impacte considérablement notre quotidien mais nous n’avons pas de conscience claire et partagée de ses compétences, de son influence. La région est souvent perçue comme un simple tiroir-caisse, notamment parce qu’elle travaille beaucoup en partenariat avec l’État, les départements, les communes. Et puis, dans cette campagne, les candidats des trois droites n’aident pas à éclairer les électeurs sur la réalité de la politique régionale puisqu’ils ont tous les trois décidé que c’était la question de la sécurité qui devait être au centre de la campagne. L’alignement sur l’agenda de l’extrême droite est en marche… La sécurité est une compétence typiquement régalienne, sur laquelle la région peut évidemment apporter une contribution mais elle n’est pas maître d’œuvre dans ce domaine. Or Jordan Bardella a choisi pour titre de son affiche : « Le choix de la sécurité », Laurent Saint-Martin a donné dans sa première interview de campagne pour La République En Marche cette mesure phare : la création d’une police régionale, et Valérie Pécresse parle quasi exclusivement sur tous les plateaux de sécurité, d’immigration et de terrorisme au point que l’on se demande si elle est candidate à sa propre succession à la région ou à la présidence de la République… C’est ainsi que le débat sur le bilan de la droite régionale est esquivé et que le cœur des politiques régionales échappe au débat public. C’est à nous de conjurer cette trajectoire.

Les grandes compétences de la région, ce sont les transports, les lycées, l’aménagement du territoire, la formation, l’activité économique. Nous avons là un pouvoir direct et indirect. Par exemple, la région cessera de donner des aides aux villes qui ne respectent pas la loi SRU imposant a minima 20% de logements sociaux, s’ils ne changent pas leur trajectoire en la matière. Cela représente 47 villes en Île-de-France, dont 46 de droite. Valérie Pécresse, elle, supprime les aides aux villes qui veulent continuer à construire des logements sociaux alors qu’ils en possèdent plus de 30%. Cet effort est donc empêché par la droite, toujours convaincue que le logement social n’est pas un moyen pour le grand nombre d’accéder à un logement digne, accessible contrairement au parc privé. Non, elle le fait rimer avec pauvreté, immigration, violences. Or 750 000 demandes de logement social sont aujourd’hui en souffrance dans notre région. Il y a urgence à agir. 

Autre exemple : en matière d’activité économique, nous n’avons pas tout pouvoir mais arrêter de déverser des millions à des entreprises du CAC 40 qui font d’énormes profits et qui licencient est une façon de faire pression en faveur de l’emploi. Les millions d’euros octroyés seraient plus utiles pour soutenir l’économie sociale et solidaire, le commerce de proximité, l’artisanat, la transition agricole vers un modèle paysan et bio. Soutenir la production locale à destination locale est essentiel car nous devons, pour des raisons écologique et sociale, relocaliser notre économie. J’étais très en colère la semaine dernière quand la région a décidé de donner un million d’euros à Renault alors que l’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait se séparer de 2 400 salariés en Île-de-France. Valérie Pécresse continue aussi de donner des aides au groupe Total qui a décidé de fermer la seule raffinerie francilienne, à Grandpuits, avec pour conséquences 700 emplois en jeu et des camions sur les routes pour alimenter notre région en pétrole raffiné. Les exemples ne manquent pas de cette droite régionale qui dilapide ainsi l’argent public et ne mène jamais le rapport de force avec les puissances économiques pour exiger de la justice sociale et une transition écologique. Valérie Pécresse mise tout le développement de la région sur la sacro-sainte compétitivité, l’attractivité du territoire, la concurrence de tous contre tous. C’est ainsi qu’elle soutient le CDG express, train pour les riches qui relie pour 24 euros Paris à Roissy, plutôt que le RER B, train du quotidien dans lequel galèrent 1 million de passagers chaque jour. Elle veut aider les cadres d’affaires et les riches touristes pensant que c’est bon pour la course folle entre métropoles internationales… Pour ma part, je pense que l’argent public doit tout d’abord servir à améliorer le quotidien des Franciliennes et des Franciliens, en satisfaisant leurs besoins essentiels.

LVSL : Vous rappelez à juste titre la privatisation galopante – dès 2023 – des transports en commun franciliens, approuvée par Valérie Pécresse. Pourtant, seule, en tant que présidente de la région, vous ne pourrez pas revenir dessus ainsi. L’Union européenne et ses institutions sont les promotrices de ces privatisations au détriment de la qualité des usages quotidiens. Ne faut-il pas, au-delà de l’aspect de transports, imposer un rapport de force, par exemple avec l’État, contre les choix imposés par l’Union européenne ?

C.A. : En réalité, il y a beaucoup de règles que l’on peut contourner, comme les normes sur les marchés publics pour les cantines. L’approvisionnement des centrales de restauration, que je veux développer, ne peut pas aujourd’hui privilégier le circuit de proximité parce que ce serait une entorse aux règles de la concurrence si chères à l’Union européenne. Mais on a maintenant des experts un peu partout pour réussir à détourner de fait ces règles européennes. Nous le ferons dès lors qu’elles nous empêchent de mener à bien nos objectifs sociaux et environnementaux. Affronter le pouvoir européen s’il contrevient au développement juste et soutenable, c’est une question éminemment politique. 

Sur la privatisation, en réalité, ça peut être plus simple : si on crée une régie publique, on a la possibilité – même dans le cadre des normes européennes – d’empêcher la mise en concurrence voulue par les directives et la loi LOM. Nous utiliserons cette fenêtre de tir pour empêcher le mouvement de privatisation des transports en commun, qui serait une catastrophe pour les usagers et pour les salariés. Nous le savons au moins depuis la privatisation des chemins de fer par Thatcher, qui s’est soldée par une re-nationalisation je le rappelle, en raison des retards, des accidents, de la détérioration du trafic… Vous pouvez compter sur nous pour gagner cette bataille contre la privatisation.

LVSL : La création d’un nouveau Schéma directeur d’aménagement social environnemental avec une vision sur dix ans vient rompre une logique simplement gestionnaire des politiques publiques régionales. Mais pour que cela ne devienne pas un nouvel outil technocratique, avec de multitudes d’axes, comment comptez-vous concilier ce que vous prévoyez dans ce Schéma avec les autres politiques et autres schémas, pour ne citer en exemple que le SRADDET ?

C.A. : Le SRADDET n’existe pas en Île-de-France comme dans les autres régions. En fait, le document directeur en Île-de-France, c’est le SDRIF. Mais il a été mis à la poubelle par Valérie Pécresse à son arrivée. Or ce Schéma directeur permet de piloter le rééquilibrage entre les territoires franciliens. C’est grâce à ce document prescripteur que l’on pourra, demain, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de travail, anticiper les lignes de transport, choisir les zones à aménager et celles à protéger… Il faut piloter la transformation de la région en fonction d’objectifs politiques. La droite régionale a navigué à vue et finalement, fidèle à elle-même, elle a laissé le marché trancher. Les inégalités sociales et territoriales se sont creusées. Nous, nous ne laisserons pas faire.

Clémentine Autain – Pablo Porlan pour LVSL

LVSL : Quelles sont les raisons qui font que Valérie Pécresse ne veut pas de ce schéma directeur ?

C.A. : Elle ne veut pas de rééquilibrage ! D’ailleurs, elle a baissé les dotations par habitants dans tous les départements à une exception, devinez laquelle… les Hauts-de-Seine ! C’est le seul département où la dotation par habitant a augmenté pendant qu’elle a diminué dans tous les autres. Vous pouvez ainsi constater que le rééquilibrage, ce n’est pas du tout ce que souhaite Valérie Pécresse. Or c’était un peu l’enjeu du SDRIF de la majorité de gauche précédente. Et quand je dis que c’est un document stratégique, c’est qu’il permet de regarder où sont les besoins. Par exemple en matière de logement, nous pouvons planifier où nous allons implanter les trente-cinq mille logements par an. Ces logements ne seront pas forcément neufs, nous voulons de la préemption et des requalifications en logements sociaux. De la même manière, nous jaugerons des déserts en matière d’entreprises, de santé et de sport, pour anticiper les implantations à même de les combler.

LVSL : Les lycées professionnels sont généralement les parents pauvres de l’éducation secondaire. De nombreuses régions, y comprises dirigées par la gauche, n’ont cessé de détricoter la formation enseignée en leur sein pour favoriser à tout prix l’apprentissage et les CFA. Dans votre ouvrage, vous pointez les déséquilibres dont souffrent les lycéens qui choisissent la filière professionnelle et qui sont davantage issus des classes populaires. Concrètement, quels moyens comptez-vous donner aux lycées professionnels sachant qu’ils pourraient rentrer en adéquation avec votre politique en matière d’emplois solidaires dans certaines filières comme le recyclage ou le BTP ?

C.A. : C’est une question très importante sur le plan éducatif déjà et pour des jeunes qui méritent particulièrement notre attention. Il n’y a pas beaucoup de ministres qui ont pris la mesure du problème comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon quand il était chargé de l’enseignement professionnel. Depuis, on observe un démantèlement à bas bruit des lycées professionnels, et en particulier en Île-de-France. En effet, Valérie Pécresse a accompagné le mouvement des lycées polyvalents qui vise à mélanger les lycées professionnels avec d’autres pour des raisons non pas pédagogiques mais d’abord de réductions de moyens. Une logique de regroupement que l’on connaît bien dans les hôpitaux, qui n’atteint pas le but affiché d’améliorer le service public rendu. Pour ma part, je veux une dotation fléchée pour les lycées professionnels dans le budget global des lycées de la région. Mon attention, notre attention à l’égard de cet enseignement sera une priorité en matière de politique des lycées franciliens.

Ensuite sur la formation, l’idée c’est d’abord de booster la formation professionnelle qui a été sous-développée sous le mandat de Valérie Pécresse et là-aussi de l’orienter. On veut créer 20 000 formations pour les personnels soignants sur la mandature, notamment pour les infirmières, les aides-soignantes, et ces formations seront rémunérées au SMIC moyennant un engagement de travailler pendant cinq ans dans le système publique de soins. C’est une proposition phare que nous faisons mais ces formations, on veut aussi les développer dans les secteurs de la réparation et du réemploi qui, nous le pensons, proposeront beaucoup de métiers d’avenir. On créerait un débouché puisque je veux un service public de la réparation en Île-de-France. Pour revenir aux infirmières ou aides-soignantes, nous voulons créer 300 centres de santé avec des personnels soignants qui sont salariés. Ces 300 centres pourront constituer ainsi des débouchés pour les personnels que nous aurons formés. 

Quant aux 30 000 emplois solidaires que nous voulons créer, ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes mais aussi aux profils peu qualifiés. Aide à la personne, soutien scolaire, entretien des espaces verts… Nous voulons d’ailleurs un lycée agricole par département, ce qui dynamisera les formations et les débouchés vers la transformation du modèle agricole que nous appelons de nos vœux. Nous pourrons ainsi réaliser en Île-de-France davantage de maraîchage, d’agriculture paysanne biologique de qualité qui contraste avec la dimension « grenier à blé » d’un modèle francilien encore très axé sur la production intensive et l’exportation. La bifurcation sociale et écologique doit se lire aussi dans les formations que nous voulons développer. Nous devons former les jeunes aux métiers que l’on veut voir grandir demain.  

LVSL : Le logement n’est pas suffisamment traité comme urgence alors qu’il représente le principal coût fixe pour les ménages, lorsque ces derniers ont la capacité de pouvoir s’en procurer un, ce qui relève d’une gageure en Île-de-France. Vous prévoyez, entre autres, un milliard d’euros dans le budget pour le logement et la fin des subventions aux communes qui ne cherchent pas à respecter la loi SRU. Au vu de la densité de la population et de la rareté du foncier, comment comptez-vous construire suffisamment de logements, notamment sociaux, dont sont éligibles 70% des Franciliens ?

C.A. : Il est certain que la question du foncier est un problème majeur en Île-de-France. Elle concentre des enjeux de spéculation, une logique capitaliste qui transforme le logement en une marchandise comme une autre, sur laquelle on spécule. En Île-de-France, c’est particulièrement terrifiant puisque cela aboutit à des phénomènes de gentrification voire de muséification au cœur de la région comme au centre de Paris. La gentrification s’étend dans la première couronne, et le monde populaire est sans cesse repoussé et mis au banc du cœur francilien. C’est un problème tout à fait majeur. Et dans ce contexte, c’est le logement social qui permet de contrarier la logique du marché et d’offrir une solution de logement à prix décent pour des personnes qui, autrement, ne pourraient pas se loger ou le seraient mal.   

Il faut savoir que Valérie Pécresse a divisé par deux et demi le budget dédié au logement social. C’est dire la catastrophe à bas bruit : ça ne fait pas la Une des journaux, personne ne le sait, mais en matière d’impact concret au quotidien, c’est considérable. Lorsque nous disons que nous allons investir un milliard dans le logement pour construire, faire de la rénovation thermique, lutter contre les puces de lit, aider les co-propriétaires et ainsi de suite, nous formulons un engagement très fort en rupture totale avec la politique de Valérie Pécresse. La politique que je mènerai ne nous donnera pas tout pouvoir face aux promoteurs et aux marchands de biens, mais nous serons un acteur de poids pour contrarier en tout cas les appétits du privé.

LVSL : Vous citez le numérique comme un des leviers du développement de la région. Aujourd’hui très dépendants de l’impérialisme américain et notamment de l’extra-territorialité de son droit, de nombreuses entreprises, laboratoires de recherche, de cerveaux et talents qui font la richesse de la région sont menacés. Quel rôle souhaitez-vous donner à l’intelligence économique à l’échelle régionale, qui semble être l’échelon complémentaire à celui de l’État pour préserver notre souveraineté et nos actifs ?

C.A. : En l’occurrence, je pense que ce sont des pouvoirs qui reviennent essentiellement à l’État. La région va avoir bien du mal à combattre la puissance des GAFAM…

LVSL : Il y a un exemple en Normandie où a été créé une fonds spécifique dédiée à l’intelligence économique qui permet davantage de coordination entre les entreprises et la région pour éviter la captation de données, le rachat d’entreprises et qui fonctionne directement auprès des acteurs sur le terrain. Avez-vous réfléchi à ce que vous pouvez faire à l’échelle régionale en l’Île-de-France ?

C.A. : Ce que je sais, c’est qu’il nous faut donner les moyens aux jeunes talents du numérique. Nous allons réaliser une cité du jeu vidéo indépendante en Île-de-France, pour les conforter et leur offrir des débouchés ici. Pour revenir à votre question, je pense que la région peut encourager et soutenir certains secteurs, mais elle ne peut certainement pas battre en brèche un mouvement qui est lié à celui de la globalisation. Nous n’avons pas de moyens suffisamment forts pour contrarier réellement ces phénomènes. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous en soucier, ni que nous ne devons pas développer des outils. Mais il ne faut pas raconter des histoires. Avec les compétences actuelles de la région et le budget qui, s’il parait énorme, n’est que de cinq milliards d’euros, ce ne sont pas les compétences régionales qui font la loi.  

Par contre, avoir une présidente de région qui prend des positions politiques et participe de la bataille des idées, de la bataille sociale, de la bataille politique contre cette globalisation néolibérale… Cela changerait beaucoup la donne. Aujourd’hui, nous avons une présidente de région qui adore cette « mondialisation merveilleuse », qui en est béate et pense qu’à force d’attractivité et de compétitivité, « ça ruissellera ». Ça ne ruisselle pas malheureusement, et en réalité ce sont les inégalités qui se creusent, ce sont les libertés qui sont menacées. Je pense donc que ce serait un très grand changement de passer d’une présidente de région acquise aux normes néo-libérales et à l’austérité budgétaire à une présidente de Région qui les combat vigoureusement et se dresse contre la dérégulation. Les conséquences se liraient dans de très nombreux domaines, dans les politiques concrètes menées par la Région bien sûr, mais aussi dans le rapport des forces idéologiques et politiques.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur vos principales propositions en matière environnementale, et notamment celles concernant le plan vélo, la qualité de l’air, la gestion des rivières et fleuves de la région, la lutte contre l’artificialisation des sols ? 

C.A. : Dans le Schéma directeur, nous avons la possibilité d’inscrire des normes comme « zéro artificialisation nette » des sols, ce qui constitue une grande ambition qui permettra de préserver la biodiversité des espaces naturels, des parcs et des jardins. Je voudrais aussi attribuer une personnalité juridique à la Seine. Une association le revendique, à raison : cela permettra de protéger le fleuve et de garantir que l’aménagement de ses abords relève de l’intérêt commun. Au sujet de l’eau, qui est un bien commun, nous voulons créer une régie publique mutualisée afin que sur l’ensemble de l’Île-de-France, le prix de l’eau soit encadré et sa qualité assurée. C’est un engagement que je prends si je suis élue présidente de région. Nous ne pourrons pas le mettre en œuvre seuls, mais il y a de nombreux partenaires que nous pouvons accompagner, outiller, promouvoir, aider à cette transition. 

Sur la qualité de l’air, que j’aurais pu aborder en premier tant la pollution atmosphérique est une question urgente posée par le défi climatique, nous avons d’abord notre engagement en matière de transports publics. C’est un des nerfs de la guerre : il faut réduire la place de la voiture. Pour ce faire, il nous faut rapprocher les lieux de vie des lieux d’habitation. C’est ce vers quoi nous voulons aller avec le schéma directeur. Il nous faut assurer des alternatives à la voiture, développer les transports en commun, en donnant la priorité notamment aux transports de banlieue à banlieue. Nous voulons également développer la pratique du vélo, pour qu’elle passe de 2% à 12% des déplacements franciliens d’ici à la fin de notre mandature. C’est audacieux mais possible si l’on y met les moyens, ce que ne fait pas la droite régionale – le vélo est aujourd’hui le moyen de transport le moins subventionné. Nous voulons aussi remettre en place la gratuité dans les transports en commun les jours de pic de pollution, une mesure de gauche que Valérie Pécresse a supprimée. Nous souhaitons par ailleurs diminuer très fortement le transport routier, par le bais d’une taxe et en développant des alternatives avec le fret fluvial et le fret ferré. 

Ce n’est pas une mesure qui va d’un coup de baguette magique résoudre la crise climatique. La question environnementale traverse l’ensemble des politiques publiques. L’investissement dans la rénovation des bâtiments, par exemple, on sait que c’est une mesure extrêmement vertueuse sur le plan énergétique. C’est dans tous les domaines qu’il nous faut être actifs ! Nous voulons par ailleurs faire aussi de l’Île-de-France une région sans glyphosate. 

LVSL : La politique souffre chaque jour davantage d’un éloignement tangible avec le monde des lettres, et plus généralement des livres. Autrice de nombreux ouvrages, romans comme essais, on ne peut que louer votre démarche d’inscrire votre vision de la politique pour les années à venir sur papier. Alors que de moins en moins de Français lisent, quel regard portez-vous sur ce constat et quelles conclusions en tirer ?

C.A. : Le problème, c’est que ce sont les réseaux sociaux qui ont pris la main. Et il y a un rythme politique complètement effréné, c’est le zapping permanent. On passe d’une chose à l’autre, et en fait nous n’avons plus le temps de nous fixer. Pour écrire un livre, il faut concentrer son énergie sur un travail au long cours et non pas sur un rythme effréné où on perd le fil, c’est un défi dans le monde d’aujourd’hui. D’autres à la France insoumise écrivent, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Alexis Corbière, Bastien Lachaud… C’est important, pour bien formaliser ses idées au-delà de la surface des choses, cela permet de travailler en profondeur et aussi de convaincre davantage, au-delà d’une impression générale. Il me semble qu’en politique, l’écriture est une arme décisive. Il est vrai que pour une élection régionale, ce n’est pas commun. J’ai eu la chance d’avoir un éditeur qui m’a accompagnée, Les éditions du Seuil, ce qui n’était pas gagné d’avance. Le fait que nous étions confinés et les conditions spécifiques de la campagne m’ont convaincue de le faire. Ne pouvant pas organiser des réunions publiques, il m’était compliqué de m’adresser aux Franciliennes et aux Franciliens. Alors une fois les librairies redevenues essentielles et ouvertes, je me suis dit que je me devais de le faire. Cela me permet de formaliser mes idées, et surtout de les transmettre. Ça reste court, je n’ai pas écrit 500 pages sur le programme régional. Ce que je voulais, c’était donner une vision, un sens aux politiques, de prendre le temps d’expliciter ce sens-là.  

Jean-Luc Mélenchon et le Parti communiste français : histoire et perspectives

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et Jean-Luc Mélenchon, leader de la France insoumise

Sur fond de tergiversations autour de l’Union de la gauche, les cadres du Parti communiste français (PCF) viennent de voter en faveur d’une candidature autonome pour les prochaines élections présidentielles, à l’instar de 2016. Alors que les militants communistes doivent décider les 7, 8 et 9 mai de la stratégie de leur Parti pour l’année à venir et qu’ils avaient finalement engagé le PCF sur le chemin du soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon lors des précédentes élections présidentielles, il est possible de revenir sur l’histoire et les enjeux actuels qui structurent les relations entre le PCF et Jean-Luc Mélenchon.

Jean-Luc Mélenchon et le PCF : une histoire ancienne (1968-2009)

Jean-Luc Mélenchon a été le candidat soutenu par le Parti communiste français lors des deux dernières élections présidentielles. Or, lors de leur conférence nationale tenue les 10 et 11 avril, les cadres du PCF viennent d’opter à une large majorité (66,41%) pour une candidature communiste en 2022, son secrétaire national Fabien Roussel ayant alors remporté l’adhésion de près de trois quarts des votants (73,57%).

Il faut néanmoins rappeler qu’en 2016, les cadres du PCF avaient déjà rejeté l’option du soutien à Jean-Luc Mélenchon et à La France insoumise pour une candidature propre (53,69%, vote du 5 novembre 2016), et cela malgré l’appui au leader insoumis du secrétaire national alors en fonction, Pierre Laurent. Mais les militants, décideurs en dernière instance en la matière, avaient quant à eux choisi d’appuyer la candidature de Jean-Luc Mélenchon (53,60%, vote du 26 novembre 2016), réglant ainsi le processus décisionnel. La puissance des 60 000 militants communistes – le PCF est le premier parti de France en effectif militant – et la force symbolique de l’endossement par un parti de gauche important avait participé à renforcer la dynamique de campagne de Jean-Luc Mélenchon qui avait finalement entraîné près de 20% (19,58%) des électeurs à lui accorder leur bulletin, frôlant le second tour. Présence dans un second tour qui, à défaut d’être forcément gagné, voire gagnable, aurait permis d’augmenter la visibilité, la légitimité et la crédibilité de l’ensemble des courants de la gauche radicale durant le quinquennat macroniste. Le groupe insoumis à l’Assemblée nationale a néanmoins pu assumer de manière efficace un rôle d’opposition parlementaire structurée, palliant partiellement cette absence de leur leader au second tour.

L’histoire entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF remonte à plus de 50 ans, alors que le jeune lycéen Jean-Luc Mélenchon participe, comme meneur dans sa ville de Lons-le-Saunier, aux événements de Mai 68. Jean-Luc Mélenchon revient dans un entretien de 2016 sur ce qui l’a tenu éloigné de la possibilité d’une adhésion communiste : « Je ne pouvais pas être au PCF à cause de l’invasion de la Tchécoslovaquie. » Outre le Mai français, l’année 1968 est en effet également fortement marquée par l’écrasement du Printemps de Prague par l’URSS, les troupes du Pacte de Varsovie envahissant la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août. À la suite de l’entrée des tanks soviétiques dans la capitale tchèque, les communistes français s’interrogent, tandis que le Comité central du PCF passe de la « réprobation » affichée par le bureau politique à la « désapprobation » 1

Dès son entrée à l’Université en septembre 1969, Jean-Luc Mélenchon rejoint l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), puis 4 ans plus tard, en 1972, il adhère à l’Organisation communiste internationaliste (OCI) d’obédience trotskiste, dont il est finalement « radié » en 1976 du fait de divergences politiques. Il s’affilie alors au jeune Parti socialiste (PS) dirigé par François Mitterrand, « croyant » dans le Programme commun de gouvernement. Jean-Luc Mélenchon contribue largement au lancement en novembre 1977 – à peine plus d’un mois après la rupture de l’Union de la gauche par le PCF – de La Tribune du Jura, mensuel de la fédération socialiste du département, dont il est à la fois directeur de la publication et rédacteur principal. Par ce médium, Jean-Luc Mélenchon – qui selon un de ses anciens camarades socialistes de l’époque « vit [la rupture de l’Union de la gauche] comme une véritable catastrophe 2 » – se fait l’âpre défenseur du Programme commun et prône l’alliance PS-PCF. Jean-Luc Mélenchon a toujours par la suite occupé une position à la gauche du PS 3, et c’est en tant que tel qu’il est élu sénateur socialiste en 1986 puis rejoint le gouvernement de Lionel Jospin en mars 2000, comme ministre délégué à l’Enseignement professionnel. On doit noter la présence au sein de l’équipe gouvernementale de Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports du 4 juin 1997 au 6 mai 2002 et future secrétaire nationale du PCF de 2001 à 2010, succédant à Robert Hue (29 janvier 1994 – 28 octobre 2001) et au tournant conservateur qu’il avait imposé au sein du Parti à la suite de la chute de l’URSS (Robert Hue a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron en 2017).

Contre la direction du PS et la ligne nationale arrêtée, Jean-Luc Mélenchon milite par la suite fermement contre le Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE) en vue du référendum de 2005, qui pour la première fois donnait au peuple français l’occasion de s’exprimer directement sur la décisive question européenne. Dans cette lutte, on retrouve Jean-Luc Mélenchon aux côtés d’autres forces et personnalités de gauche radicale comme José Bové, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) représentée notamment par Olivier Besancenot, et, de façon plus importante pour la suite, les communistes et leur dirigeante Marie-George Buffet.  Les partisans de gauche du « NON » s’opposent au TCE pour le néolibéralisme qu’il incarne – il faut rappeler également que le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen avait également fait campagne pour le « NON », tandis que des forces de gauche comme Les Verts avaient quant à elles opté pour le « OUI ». En effet, le TCE prévoyait de faire de la dérégulation de la finance et des privatisations des principes juridiques contraignants au plus haut niveau et de mettre la monnaie unique sous contrôle d’une Banque centrale européenne indépendante des États. Et c’est bien le « NON » qui finit par l’emporter assez nettement (54,68%), les Français rejetant donc majoritairement l’option européenne sous sa forme néolibérale. Mais Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, reformulera le projet juridico-économique du TCE via le Traité de Lisbonne, témoignant d’une étape supplémentaire dans la disqualification du vote démocratique de 2005.

Du 14 au 16 novembre 2008, un an et demi après l’échec à l’élection présidentielle de Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy, les militants socialistes sont appelés à voter pour les différentes motions, les tendances de gauche étant parvenues pour la première fois à toutes se rassembler, avec la motion « Un monde d’avance » conduite par Benoît Hamon. À la suite du score décevant de la motion (18,5%) et la victoire de la liste emmenée par Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon et son camarade Marc Dolez quittent le PS pour fonder le Parti de gauche (PG) le 1er février 2009. Mais cette sortie, dont l’objectif était clairement constitué par la formation d’une alliance avec le PCF, avait été préparée – davantage que « mise en scène », le résultat décevant de la motion « Un monde d’avance » ne pouvant être entièrement prévisible – par Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez en amont du Congrès du PS de novembre 2008. Marie-George Buffet leur avait promis, en cas de sortie, une candidature commune aux élections européennes de 2009 (alliance qui aura donc bien lieu entre le PCF et le nouveau PG). Jean-Luc Mélenchon n’a donc pas quitté le PS pour « partir à l’aventure » mais bien avec une stratégie concrète et ambitieuse, conçue main dans la main avec les communistes. Deux jours après la clôture du Congrès du PS et de la victoire de la ligne Royal, les dirigeants communistes emmenés par Marie-George Buffet annoncent avec Jean-Luc Mélenchon et ceux qui constitueront bientôt la direction du PG la formation d’un « Front de gauche » comprenant des candidatures et un programme communs. 

Vie et mort du Front de gauche (2009-2016)

À la suite d’accords électoraux pour les élections européennes (2009), régionales (2010) et cantonales (2011), Jean-Luc Mélenchon annonce le 21 janvier 2011 sa candidature à l’élection présidentielle de 2012. Les cadres (5 juin) puis les militants (16-18 juin) du PCF votent en faveur du ralliement à sa candidature qui réunira finalement 11,10% des voix. À titre de comparaison, les candidats communistes Robert Hue et Marie-George Buffet avaient récolté respectivement 3,37% et 1,93% des votes lors des deux précédentes élections présidentielles. 

Mais malgré le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon, le Parti de gauche dont il est co-fondateur et co-président (avec Martine Billard, de novembre 2010 à août 2014) voit le PCF présenter quatre fois plus de candidats aux élections législatives de juin qui aboutissent à des résultats nationaux décevants (6,91% au premier tour, 1,08% au second) et à seulement 10 élus, dont 8 communistes et un unique représentant du PG. Mais le score présidentiel s’élevant à plus de 10% a toutefois permis une belle visibilité commune aux idées des différents membres du Front de gauche. 

Mais ce sont les élections municipales de 2014 qui attisent le plus les tensions entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF. Alors que François Hollande, le gouvernement et la majorité parlementaire socialistes appliquent une politique à l’encore des engagements socialistes pris lors de la campagne depuis presque deux années, le PG et la plupart des autres formations du Front de gauche plaident pour des listes autonomes, non compromises avec le PS. De son côté, la direction du PCF opte pour l’absence de consignes nationales en laissant à ses membres la mission de voter dans chaque ville pour la stratégie à suivre, brouillant ainsi les pistes sur l’opposition déterminée à la politique générale menée par le Parti socialiste. Le PCF présente ainsi des listes communes avec le PS à Paris, Toulouse, Rennes, Grenoble, ou encore Clermont-Ferrand. On ne peut comprendre ce choix de la direction du PCF sans se pencher sur l’économie partisane du PCF, dont le besoin vital durant les dernières décennies d’alliances avec les socialistes pour le maintien de l’appareil de Parti est patent, afin de conserver ses élus, et plus particulièrement ses maires et ses sénateurs 4

À la suite des élections régionales de 2015, où le Front de gauche est resté divisé pour les raisons que l’on vient d’évoquer, Jean-Luc Mélenchon, qui a démissionné de la co-présidence du PG fin août 2014, lance un nouveau mouvement, La France insoumise (LFI). Comme mentionné précédemment, les militants communistes, à contre-courant du choix des cadres, décident de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2017. Le 3 juillet 2016, dans un entretien à Mediapart, Jean-Luc Mélenchon qui a choisi avec La France insoumise d’adopter une rhétorique et un « style populiste 5 » s’éloignant volontairement de l’espace mental de la gauche dans une stratégie électorale de large conquête, déclare unilatéralement la fin du Front de gauche.

Situation actuelle : enjeux et perspectives électorales

Les tensions entre les anciens alliés du Front de gauche se ravivent lors des élections législatives, Jean-Luc Mélenchon écrivant quelques jours après le premier tour des présidentielles dans un article de son blog : « Bien sûr, nous sommes sondés en tant que « Front de gauche » quoi que celui-ci n’existe plus depuis deux ans et soit devenu le cache sexe usuel du PCF. » Devant ce qui leur apparaît comme une usurpation du logo « Front de gauche » de la part des communistes, la direction insoumise finit par publier le communiqué suivant : « Le PCF cherche à semer la confusion chez les électeurs qui ont voté pour le candidat de la France Insoumise en faisant croire que les candidats du PCF aux législatives ont le soutien de Jean-Luc Mélenchon. »  Les anciens alliés sont devenus des frères ennemis.

Lors du XXXVIIIe congrès du PCF tenu du 23 au 25 novembre 2018, la plateforme emmenée par André Chassaigne et Fabien Roussel l’emporte de peu (42,14% contre 38% pour celle arrivée en deuxième position) et ce dernier est intronisé secrétaire national. Pauline Graulle, dans un article de Mediapart, résume : « Il n’en a jamais fait mystère : le nouveau secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, n’avait jamais été un grand fan du Front de gauche. Il avait même voté « contre » à sa création. Dix ans presque jour pour jour après la naissance de la coalition antilibérale (entre le PCF, le Parti de gauche, Ensemble! et la Gauche unitaire), le 38e congrès du PCF, […] a acté la fin de l’alliance historique entre le parti communiste et Jean-Luc Mélenchon. » Même si cette disparition était effective du côté insoumis depuis le 3 juillet 2016. Plus loin dans le même article, Pauline Graulle cite la réaction sur le vif de Bruno Bonin, secrétaire départemental PCF des Deux-Sèvres : « La nouvelle direction a fait jouer la corde identitaire pour gagner en interne, mais, en réalité, on retourne à une stratégie d’alliances à géométrie variable en vue des municipales : certes, les alliances avec le PS vont nous permettre de garder quelques fiefs. Mais à privilégier les victoires locales, on va perdre en force et en clarté sur le plan national. »

Pas surprenant donc que ce même Fabien Roussel ignore les prises de contact de Jean-Luc Mélenchon entreprises dès août 2020 puis de nouveau le 10 décembre, qu’il mène une politique privilégiée d’alliances avec le PS et EELV pour les élections régionales et départementales à venir, et qu’il déclare aujourd’hui souhaiter maintenir sa candidature « quoiqu’il en coûte 6 » La situation tendue entre les deux possibles candidats annonce une possible guerre des signatures entre communistes et le leader de la France insoumise, comme le souligne le journal Marianne. Dans l’hémicycle également, les désaccords se creusent. Fabien Roussel a récemment contesté une proposition de loi des insoumis : « Les insoumis viennent de déposer une proposition de loi sur la garantie de l’emploi. Ils estiment que chacun doit avoir un travail et que, si quelqu’un n’en trouve pas, l’État doit être employeur en dernier ressort. Nous ne partageons pas du tout cette philosophie-là, ça, c’est l’époque soviétique, le kolkhoz.» Un retournement surprenant du procès en soviétisme de la part du PCF, qui historiquement s’est bâti sur la controverse quant au suivisme des sons de cloches de Moscou. Le consensus n’est néanmoins pas établi pour autant chez les communistes : on peut noter le soutien affiché par l’ancienne secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, et la lettre ouverte à Fabien Roussel que 200 cadres et militants ont publié le 26 mars dernier pour s’opposer à la stratégie d’une candidature autonome. 

Les opposants au soutien de la candidature Mélenchon s’appuient notamment sur une lecture des derniers sondages parus à l’horizon 2022. En effet, Jean-Luc Mélenchon n’est pour l’instant crédité « qu’à » un peu plus de 10%, derrière Emmanuel Macron et Marine Le Pen qui caracolent en tête, et n’arrive qu’en 4e position légèrement derrière le candidat des Républicains. Mais à titre de comparaison, les sondages réalisés pour l’élection présidentielle de 2017, créditaient également Jean-Luc Mélenchon d’une dizaine de points de retard sur Emmanuel Macron et Marine Le Pen jusqu’à fin mars, soit quelques semaines avant le premier tour. La dynamique d’une campagne, soutenue activement par les militants communistes, ainsi que l’incarnation charismatique du leader de la France insoumise ont démenti les prévisions et ont permis une ascension sensible, jusqu’au 19,58% du premier tour de 2017. De la même manière, les faibles résultats aux élections intermédiaires inquiètent, bien que les choix stratégiques de la France insoumise l’aient conduite à miser sur les élections nationales, et que les résultats dérisoires obtenus par le Front de gauche entre 2012 et 2017 7 n’aient pas empêché Jean-Luc Mélenchon de quasiment doubler son résultat à l’élection présidentielle sur la période. Enfin, le Parti communiste ne s’est pas effondré après le soutien apporté en 2012 et 2017 à Jean-Luc Mélenchon et ne peut donc pas jouer la carte de l’espoir national trop incertain contre l’impact concret d’élus locaux.

Une Union de la gauche… derrière Mélenchon ?

En annonçant sa candidature présidentielle dès le 8 novembre 2020, un an et demi avant l’échéance, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont court-circuité les interminables débats sur une Union de la gauche jugée impossible derrière un candidat et un programme de gauche radicale. Cette appréciation se base sur les profondes différences qui les opposent idéologiquement à des formations comme le Parti socialiste (PS) ou Europe Ecologie Les Verts (EELV). La récente réunion proposée par Yannick Jadot et qui a rassemblé samedi 17 avril des représentants des principales forces de gauche atteste avec force de ces profondes divergences de fond, constat partagé par LFI et le Parti communiste français (PCF). Cyprien Caddeo et Emilio Meslet estiment dans un article paru le jour même sur le site de L’Humanité  que « Jadot et les socialistes tentent une OPA sur l’union ». Le PS et EELV, afin d’exister dans les élections à venir, finiront probablement par présenter un candidat unique pour les deux partis et ils pourront alors se féliciter d’avoir tenté le choix rassembleur de l’Union, même s’il n’aura jamais été sérieusement question de structurer l’alliance autour de la candidature présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. En somme, l’Union de la gauche rejoue l’union de la gauche plurielle, derrière des forces politiques converties au libéralisme économique et à l’Europe sociale.

Si l’on observe depuis juin 2020 les sondages pour la future élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon est le plus crédité à gauche récoltant de 8 à 13,5% des intentions de vote, la moyenne se situant en avril 2021 entre 11 et 12% pour Jean-Luc Mélenchon, devant les candidats PS et EELV présumés, respectivement Anne Hidalgo à un peu plus de 7% et Yannick Jadot entre 6 et 7%. Fabien Roussel arrive quant à lui avec environ 2%, légèrement devant Philippe Poutou pour le Nouveau parti anticapitaliste (1,5%) et Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière (moins de 1%). Le « vote utile 8 » face à la menace de l’extrême-droite bénéficiant désormais plus largement à Emmanuel Macron qu’aux forces socialistes modérées, reste en suspens la question des alliances à l’heure de la polarisation du vote Macron/Le Pen et de la dispersion des électorats encore disponibles. Outre les hypothèses d’union PS/EELV – que Jean-Luc Mélenchon a qualifié à l’occasion de la manifestation du 1er mai de « faux jetons » – celle des forces PCF/LFI est désormais entre les mains des militants. Le choix du « quoiqu’il en coûte » porté par Fabien Roussel risque de se heurter à l’intérêt stratégique d’une candidature unique de la gauche radicale. Réponse les 7, 8 et 9 mai prochains, quant à l’éventualité d’un soutien communiste réitéré à la candidature Mélenchon. 

1 Voir par exemple Bernard PUDAL, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Éditions du Croquant, 2009, chapitre 3.

2 Voir Lilian ALEMAGNA et Stéphane ALLIES, Mélenchon. A la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 52. Cette biographie de Jean-Luc Mélenchon a constitué notre source secondaire principale pour cet article.

3 Sous la direction de François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon tente d’établir au sein du PS un dialogue entre la direction – bientôt au pouvoir d’Etat – et les tendances de gauche. Par l’hebdomadaire qu’il crée en 1979, Données et arguments, et dans lequel il défend cette position d’artisan de la confrontation (ce journal existe encore aujourd’hui sous le nom L’Insoumission hebdo) et par le courant la Gauche socialiste fondé en 1988 au sein du PS avec Julien Dray, en réaction à la politique jugée droitière alors menée par Michel Rocard, Jean-Luc Mélenchon a toujours occupé une position clairement à gauche au sein du PS. Après un premier soutien au traité de Maastricht, rapidement abandonné (dès février 1996 il déclare par exemple « Maastricht c’est l’échec sur toute la ligne »), Jean-Luc Mélenchon est par la suite le seul sénateur socialiste à avoir voté contre le « projet de loi d’intégration de la Banque de France au système européen de banques centrales » et contre le passage à l’euro – attitude dissidente qui lui vaut une lettre de blâme du bureau national du PS signée par celui qui était alors secrétaire national du PS, François Hollande.

4 Sur les dynamiques du PCF depuis les années 1980, voir Julian MISCHI, Le Parti des communistes : histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, « Chapitre 8 : Un parti en crise », Marseille, Hors d’atteinte, coll. « Faits & idées », 2020, pp. 555-620.

5 Sur cette expression, voir Groupe d’études géopolitiques, Le Style populiste, Paris, Amsterdam, 2019.

6 Pour une critique de cette option stratégique jusqu’au-boutiste, voir : Pauline GRAULLE, Mediapart, 13 avril 2021, « Présidentielle : le PCF opte pour une candidature « quoi qu’il en coûte » : https://www.mediapart.fr/journal/france/130421/presidentielle-le-pcf-opte-pour-une-candidature-quoi-qu-il-en-coute?onglet=full 

7 Pour ne donner qu’un exemple, le Front de gauche récoltait aux élections municipales de 2014, deux ans après le relatif succès électoral de Mélenchon à l’élection présidentielle, un score national de 1,9% au premier tour et de 0,93% au second. Et contrairement au PCF qui avec des scores nationaux analogues obtient malgré tout de nombreux élus, le PG, et LFI après lui, n’ont pratiquement aucun maire.

8 On retrouve cette logique du vote utile dès les premiers mots de l’option 2 nommée « Alternative » proposée aux militants communistes pour le vote à venir concernant la stratégie pour les élections nationales : « Face au danger de droite et d’extrême-droite, les communistes proposent d’initier un processus ambitieux de dialogue pour converger, dès le premier tour de l’élection présidentielle et indissociablement aux élections législatives, sur un projet de rupture. » La seconde option qui propose une option ouverte d’Union de la gauche – avec Mélenchon ou d’autres candidats – se conclut de la manière suivante : « Au terme de ce processus, au second semestre 2021, se réunira une nouvelle conférence nationale, qui s’exprimera sur les résultats de la démarche et sur la proposition stratégique ainsi élaborée. » En cas de victoire de cette option 2, le PCF se réserve donc plusieurs mois de négociations avant de soutenir officiellement tel ou tel candidat. Voir À gauche, 12 avril 2021, « PCF : un premier pas pour la présidentielle de 2022 » :  https://agauche.org/2021/04/12/pcf-un-premier-pas-pour-la-presidentielle-de-2022/

Hadrien Mathoux : « Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle »

© Elsa Margueritat

À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mélenchon : la chute – Comment la France insoumise s’est effondrée aux éditions du Rocher, nous avons souhaité interroger Hadrien Mathoux, journaliste politique en charge du suivi de la gauche et de la France insoumise pour Marianne sur la trajectoire et les ressorts des difficultés auxquelles la France insoumise n’échappe pas, à la fois sur le plan stratégique mais surtout sur le plan politique. Pour le journaliste, en dépit du caractère hors norme de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage politique français, la France insoumise, avant tout fondée comme locomotive pour la présidentielle, est traversée par trop de contradictions pour espérer rééditer, selon lui, le succès enregistré en 2017. Propos recueillis par Valentin Chevallier et Léo Rosell.


LVSL – Quelles ont été vos motivations pour écrire un ouvrage dédié au fonctionnement de la France insoumise ? 

Hadrien Mathoux – Elles étaient nombreuses. Lorsque je me suis mis au travail, au printemps 2018, une seule année nous séparait de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, passionnante par ses innovations de forme et de fond, mais également fructueuse électoralement. Grâce à son excellent résultat électoral, mais aussi en raison des premières orientations du quinquennat Macron, il était envisageable que les Insoumis s’imposent comme la première force d’opposition du pays.

D’un autre côté, l’on pressentait déjà les tendances que je décris dans mon ouvrage, les tiraillements entre plusieurs lignes politiques aux aspirations diverses, les ambiguïtés stratégiques à résoudre, le rapport mouvant à la gauche et au peuple etc. Ajoutez à cela une panoplie de personnalités charismatiques et un mouvement au fonctionnement atypique, et vous obtenez un matériau idéal pour tout journaliste.

J’essaie, par ailleurs et autant que possible, de privilégier un journalisme politique qui s’attache davantage aux débats idéologiques qu’aux petites manœuvres politiciennes ou à une vision excessivement psychologisante des événements et des acteurs. Les Insoumis sont bien adaptés à cette vision des choses ; je leur reconnais une certaine sincérité dans la défense de leurs idéaux, et chez eux, la vision stratégique revêt une importance primordiale.

LVSL – Vous revenez très souvent sur cette dichotomie entre une ligne populiste/républicaine versus une ligne de rassemblement de la gauche/culturelle. N’est-ce pas le problème originel de la France insoumise que d’avoir misé sur la possibilité de concilier ces deux lignes ? Est-ce qu’aujourd’hui, comme vous semblez l’indiquer, l’une de ces deux lignes l’a définitivement emporté sur l’autre ? 

H.M – Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle, de cadres, de militants, d’électeurs. La pureté idéologique absolue convient à des groupuscules, mais lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir, il est inévitable de devoir faire cohabiter des personnes qui ne pensent pas pareil sur tous les sujets. Deux questions se posent alors : quels sont les fondamentaux idéologiques sur lesquels tout le monde doit être d’accord, et quelle méthode de gestion adopte-t-on pour gérer les divergences ? C’est peut-être sur ces deux points, et notamment le second, que la France insoumise a pu commettre des erreurs.

Il est impossible de déclarer la victoire définitive d’une ligne sur l’autre, notamment car tout cela ne tient finalement quasiment qu’aux décisions de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il est évident que la ligne de gauche culturelle a remporté beaucoup de victoires décisives : départ ou exclusion des principaux défenseurs de la ligne populiste et républicaine, amendement du discours sur la laïcité, l’immigration ou l’Europe, prolifération du discours intersectionnel, etc.

LVSL – De l’immigration à la question européenne, en passant par le positionnement par rapport aux Gilets jaunes, vous montrez que le mouvement est traversé par de nombreuses ambiguïtés, qui renvoient à la difficulté de trancher sur des sujets clivants, au risque de perdre en clarté auprès de l’opinion. N’est-ce pas là une limite fondamentale liée aux principes organisationnels si particuliers de la FI, que vous résumez à travers le concept d’« autocratisme gazeux » ?

H.M – Effectivement, il semble y avoir un lien clair entre l’incapacité de trancher sur certains sujets clefs et la forme organisationnelle adoptée par la FI. On peut néanmoins comprendre la réticence de Jean-Luc Mélenchon envers le modèle pyramidal adopté par le Parti socialiste, qui possède lui aussi de nombreux défauts et consume l’essentiel de l’énergie des cadres et des militants dans des batailles picrocholines.

L’ennui, c’est qu’à cette organisation imparfaite, les Insoumis ont substitué une forme “gazeuse” dépourvue de structures démocratiques, dans laquelle les militants sont à la fois autonomes et impuissants, et où tout le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains de quelques cadres, pour ne pas dire Jean-Luc Mélenchon lui-même. Passée la période d’unanimisme de la campagne présidentielle 2017, lorsque les débats internes ont refait surface, LFI n’a disposé d’aucune instance pour les régler sereinement. Cela a été fait dans la confusion et la brutalité. Mais il ne faut pas non plus réduire les difficultés des Insoumis à la forme du mouvement : les principaux écueils restent de nature politique.

LVSL – Vous n’abordez que de manière parcellaire les élections municipales. La direction nationale semble d’ailleurs avoir accordé peu d’importances aux élections intermédiaires. La faiblesse des relais et de l’implantation locale n’est-elle pas un frein à la remobilisation des cercles insoumis, déjà affaiblis par l’essoufflement militant post-2017 et la crise interne du mouvement ? 

H.M – Les élections municipales ont bien montré que même si les nouveaux mouvements politiques sont sans doute plus adaptés aux réseaux sociaux et à la communication numérique, rien ne remplace la bonne vieille implantation d’élus locaux et l’implication militante pour remporter des mairies. La République En Marche, le parti au pouvoir, a ainsi éprouvé les pires difficultés lors de ces municipales, au contraire de formations pourtant moribondes au plan national comme le PS ou Les Républicains.

Du côté de la France insoumise, s’y est ajoutée la volonté pas totalement assumée “d’enjamber” ce scrutin, jugé peu adapté au mouvement. Il semble de plus en plus clair que la FI se conçoive comme une machine électorale au service des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Ceci étant dit, il est difficile de contester que la vie politique française en général ne semble tourner qu’autour de cette élection.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon a vu son image s’abîmer depuis 2017. Pour autant, comment avez-vous analysé l’émergence de Nous Sommes Pour ? Pensez-vous que ce nouveau mouvement peut lui permettre de faire un meilleur score en 2022, voire de l’emporter ? 

Je suis assez sceptique, tout d’abord parce que le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017, lié à une campagne très réussie mais également à une conjonction de facteurs favorables, était en réalité assez exceptionnel. Pour ce qui est de 2022, Mélenchon va davantage s’inscrire dans la continuité que lors des deux échéances précédentes, où il avait présenté des innovations esthétiques et de fond à chaque fois.

C’est assez logique, son score de 2017 l’a définitivement installé dans le paysage et ses qualités en campagne sont indéniables. Ceci étant, Nous Sommes Pour ne fera pas oublier que depuis trois ans, les Insoumis connaissent de grandes difficultés. Les piètres résultats électoraux, des choix idéologiques douteux et l’effondrement de l’image de Jean-Luc Mélenchon après l’épisode des perquisitions en octobre 2018 ne s’effaceront pas par magie, même si le nom de la plateforme et l’habillage changent.

LVSL – Ne risque-t-il pas d’être gêné par une candidature probable d’Arnaud Montebourg, tant par un choix de « fédération populaire » que par une campagne populiste ? 

H.M – Difficile de le contester. On ne sait pas si Arnaud Montebourg sera bel et bien candidat, mais s’il y parvient, son profil politique, son programme et son positionnement en candidat “de la France plutôt que de la gauche” risquent immanquablement de séduire une partie de ceux qui avaient voté pour Mélenchon en 2017. Arnaud Montebourg présenterait une candidature encore plus proche de celle de Mélenchon que Benoît Hamon cinq ans plus tôt. Ce dernier étant toujours jugé comme l’un des responsables de la non-qualification au second tour par certains Insoumis.

LVSL – Le programme l’Avenir en commun sera celui de la FI en 2022, mâtiné de quelques ajustements. L’absence de nombreux cadres ayant joué un rôle central dans la campagne de 2017 peut-il changer en profondeur le programme ? 

H.M – Un changement massif de l’Avenir en commun m’apparaît très peu probable. Parce qu’il s’agit d’un texte très complet et travaillé, mais aussi parce que les Insoumis, militants compris, entretiennent un rapport passionnel, presque fétichiste, à ce programme. Toutefois, il sera intéressant d’observer les tendances idéologiques à l’œuvre au sein de la France insoumise, et notamment le départ massif des cadres souverainistes et laïques, se traduire par petites touches dans le texte.

On peut déjà se livrer à quelques constatations de forme, en prenant comme exemple le chapitre consacré à la laïcité : le programme de 2017 vilipendait ses « adversaires historiques, intégristes religieux et racistes qui veulent aussi en faire un prétexte pour flétrir les musulmans ». La nouvelle version, rédigée dans un esprit bien plus accommodant, appelle à faire cesser « les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans. » Il y a là comme un changement de ton, non ?

LVSL – Adrien Quatennens, en tant que coordinateur de la France insoumise, joue un rôle central au sein du mouvement. Apparaît-il selon vous comme l’héritier naturel de Jean-Luc Mélenchon, ou peut-il être concurrencé par d’autres figures du mouvement comme François Ruffin, Alexis Corbière voire Mathilde Panot ? 

H.M – Adrien Quatennens n’a pas été nommé coordinateur de la FI par hasard : il est talentueux, a fait ses preuves, et montre une extrême loyauté à Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin est également très populaire mais présente un profil plus atypique et franc-tireur que Quatennens. Alexis Corbière joue davantage un rôle d’appui que de leader potentiel. Mathilde Panot fait partie des figures montantes de la FI au même titre qu’Adrien Quatennens, mais il me semble qu’elle n’a pas autant “percé” que lui aux yeux du grand public.

Gardons tout de même à l’esprit deux éléments : on ne sait pas si la France insoumise survivra à l’élection présidentielle de 2022, et si oui, on ne sait pas non plus quelle sera la modalité de sélection du prochain chef de file. Personne, à la France insoumise, ne s’impose comme le successeur évident d’un Jean-Luc Mélenchon qui, si sa personnalité est clivante, reste une figure d’une dimension hors normes dans le paysage politique.

LVSL – Le populisme de droite semble l’avoir davantage emporté que le populisme de gauche dans de nombreux pays. Quelles leçons en tirez-vous au vu de vos enquêtes sur la FI ? Pensez-vous que le fait que le populisme de droite n’ait pas de mal à attaquer de manière frontale ses ennemis, et ne s’encombre pas de nuances ni de questions morales, y joue un rôle ? 

H.M – Pour être complet, cette question devrait être précédée d’un long et fastidieux débat sur les contours de la notion de populisme, ainsi que sur la pertinence d’une distinction entre un “populisme de gauche” et un “populisme de droite” !

Je vais tenter d’être synthétique, et donc forcément un peu caricatural : le populisme, qu’on peut résumer en un mécontentement des catégories populaires envers les élites jugées coupables d’avoir trahi leurs intérêts, se décline en plusieurs dimensions. Une dimension politique, qui se traduit par une aspiration à plus de souveraineté populaire et nationale ; une dimension économique, visant à restaurer de la redistribution, de la justice sociale et des services publics ; une dimension culturelle enfin, qui peut se résumer par une crainte de voir son quotidien, ses traditions et les coutumes auxquelles on est attaché être balayées par la mondialisation, cette insécurité ayant pour corollaire une demande d’ordre et de sécurité.

Vous l’aurez noté, je ne fais pas mention des « chaînes d’équivalence » dont parle Chantal Mouffe, qui sont supposées être mises en place pour créer un lien entre les revendications matérialistes des classes populaires et les aspirations progressistes des couches moyennes. J’avoue être circonspect sur cette notion, qui me paraît être une tentative de remplumer la deuxième gauche avec les habits du populisme en s’appuyant sur une lecture artificielle des dynamiques sociales. Sans nécessairement les opposer, il n’existe pas de complémentarité naturelle entre le populisme et les aspirations progressistes.

La majorité de la gauche, y compris la France insoumise qui se revendiquait du populisme, a fait depuis 2017 le choix délibéré de complètement ignorer la dimension culturelle que j’évoque un peu plus haut, voire, pour certains, de renvoyer toute volonté de prise en compte de ces problèmes à l’expression d’un fascisme rampant.

Influencée par une petite-bourgeoisie intellectuelle surreprésentée parmi les cadres et les militants, elle a défendu une vision promouvant la fragmentation de la société en minorités et en causes à défendre, incompatible avec la dynamique unitaire que porte intrinsèquement toute stratégie populiste. Au sein des catégories populaires, des orientations perçues comme “laxistes” sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou la laïcité sont des repoussoirs absolus, dans un contexte de raidissement généralisé sur ces thématiques.

Le populisme de droite a davantage infléchi son discours sur l’économie que la gauche ne l’a fait sur le culturel, c’est avant tout dans cette dichotomie qu’il faut chercher l’origine du succès supérieur du premier sur le second. Le cas du Royaume-Uni est un exemple très parlant de cela. Par ailleurs, on peut le déplorer, mais l’intransigeance de l’électorat est moindre en ce qui concerne les sujets économiques : des populistes de droite peuvent prospérer auprès des catégories populaires tout en continuant à promouvoir des politiques économiques contraires à leurs intérêts.

LVSL – La publication de votre ouvrage a-t-elle changé votre relation de journaliste avec les dirigeants et parlementaires de la France insoumise ? 

H.M – J’aimerais répondre “non” à cette question ! De mon côté, je traite la France insoumise exactement de la même manière qu’avant la parution du livre. Néanmoins, force est de constater que les choses ont changé à mon égard, puisque Jean-Luc Mélenchon me consacre des attaques personnelles dans son blog ou ses vidéos, de même que certains cadres et évidemment plusieurs dizaines de militants virulents, au comportement quelque peu robotique. Il est désagréable — même si un peu comique — de se voir repeint en “militant politique”, “histéro-facho”, “collabo”, à la fois “pro-Macron, fervent défenseur de l’ultralibéralisme”, “facho” et membre de la “droite catho”. Je ne fais ici que citer quelques amabilités qui m’ont été adressées.

Même s’il faut toujours prendre du recul, je dois avouer avoir été un peu déçu sur ce plan. Je croyais que les Insoumis, parfois injustement décrits en staliniens invétérés (le comble pour ceux qui viennent du trotskisme !), se plaçaient du côté de l’exercice de la raison critique. Depuis, je les ai vus adopter des méthodes agressives relevant du sectarisme le plus obtus dès lors qu’on n’allait pas dans leur sens. Jean-Luc Mélenchon, victime de tant de caricatures, se réfugie lui-même dans la caricature en traitant le moindre contradicteur de fasciste. Pourtant, mon ouvrage est fort nuancé et ne succombe jamais à l’attaque gratuite. L’ont-ils seulement lu ?

Paradoxalement, en adoptant ce comportement, les Insoumis illustrent tout un passage du livre, qui évoque le fait que « la moindre critique est considérée comme une trahison » et que toute discussion est devenue impossible en interne. Cette campagne de dénigrement fait peut-être plaisir aux militants, mais je doute qu’elle convainque grand monde au-delà. En tout cas, ce n’est pas parce que les Insoumis ont choisi cette stratégie que je serais plus négatif à leur égard dans mes articles, mon travail est de décrire les choses de la manière la plus objective possible.

Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.