Alma Dufour, Vincent Jarousseau : le RN, Marine Le Pen et les classes populaires

Percée de RN dans les classes populaires, sentiment d’abandon par les représentants politiques et besoin de protection étatique : l’analyse des affects politiques conduisant de nombreux Français à voter pour le Rassemblement national (et à s’en remettre à la figure de Marine Le Pen) paraît plus que jamais importante. Pour analyser cette dynamique électorale sans verser dans une grille de lecture moralisatrice, nous accueillons deux personnalités dont les travaux et le parcours militant jettent un regard singulier sur ce phénomène :

👤 Alma Dufour, militante politique engagée à gauche et députée France insoumise

👤 Vincent Jarousseau, Photojournaliste et documentariste, auteur du livre Dans les âmes et dans les urnes (Les Arènes, 2025)

Dans toute l’Europe, un cordon sanitaire se forme contre la gauche

Steve Bannon, propagandiste d’extrême-droite proche de Donald Trump a étendu son offensive à l’Europe. © Gage Skidmore

Aux quatre coins de l’Europe, les partis centristes dépeignent de plus en plus la social-démocratie, même modérée, comme une menace « d’extrême-gauche ». La rhétorique outrancière sur le danger gauchiste a un objectif clair : justifier les alliances avec des partis d’extrême-droite autrefois mal vus [1].

En janvier, l’homme le plus riche du monde a offert une tribune mondiale à la dirigeante de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême-droite. Ancienne membre de la Hayek Society, conseillère financière et toujours fervente adepte du néolibéralisme, elle ne s’est pas privée de proférer des obscénités telles que « Hitler était communiste, socialiste ».

Les propos tenus par la présidente de l’AfD, Alice Weidel, sur le site X avec Elon Musk peuvent sembler extrêmes. Pourtant, cela illustre ce qui est désormais une tendance de fond en Europe.

Cela fait déjà des années que nous regardons la classe politique traditionnelle faire tomber les derniers obstacles qui se dressent contre l’extrême-droite. Mercredi dernier, au Bundestag, les chrétiens-démocrates (CDU) et l’AfD de Weidel ont voté ensemble une motion appelant à une restriction de l’immigration. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche.

Par « gauche », je n’entends pas seulement les partis ayant une vocation sociale, comme nous l’avons vu récemment avec la diabolisation du Nouveau Front Populaire en France et l’exclusion des sociaux-démocrates des négociations gouvernementales en Autriche. Car ce bâillonnement s’étend également aux mouvements sociaux, aux militants pour le climat, aux ONG, aux syndicats et, plus généralement, à une société civile vitale capable de réagir contre l’alliance sans scrupules des néolibéraux et des populistes de droite.

Exclusion du pouvoir

Les effets de cette tendance sont particulièrement marqués en Autriche, où il n’y a jamais eu de véritable cordon sanitaire contre l’extrême-droite. Ici, le premier gouvernement dirigé par le Parti populaire conservateur (ÖVP), incluant le Parti de la liberté (FPÖ) post-nazi, remonte à 2000. Mais les positions relatives de ces forces ont changé. Au début de l’année, Herbert Kickl, le chef du FPÖ, est entré en négociation pour diriger un gouvernement dans lequel le parti d’extrême-droite serait le chef de file et le parti traditionnel de centre-droit, l’ÖVP, le partenaire minoritaire [ndlr : les négociations entre l’ÖVP et le FPÖ n’ont finalement pas abouti et ce gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, néanmoins la proximité croissante entre les deux partis demeure].

L’ÖVP avait précédemment rejeté ce scénario, entamant des discussions avec le Parti social-démocrate (SPÖ) avant de les interrompre brutalement au début de cette année. L’ancien dirigeant et chancelier de l’ÖVP, Karl Nehammer, a expliqué le point de rupture en ces termes : « À un moment donné, le dirigeant social-démocrate Andreas Babler est passé à une rhétorique de la lutte des classes et à une proposition de social-démocratie à l’ancienne. » Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs, et c’est ainsi que les propositions du SPÖ en matière de justice fiscale et sociale sont présentées de manière défavorable.

Alors que les négociations avec les sociaux-démocrates étaient encore en cours, Harald Mahrer, président de la chambre économique fédérale autrichienne et membre de l’équipe de négociation de l’ÖVP, a admis que « certaines personnes flirtent avec le programme économique du FPÖ parce qu’il a été en partie copié sur le nôtre et sur celui de la Fédération des industries autrichiennes », en référence au principal groupe patronal du pays. Le retrait de la Nouvelle Autriche et du Forum libéral (NEOS) de ces premières négociations – élément déclencheur, sinon cause absolue de leur échec – et la rupture définitive annoncée par l’ÖVP immédiatement après, furent tous deux motivés par les intérêts et les pressions du monde des affaires.

« Ce qui compte pour nous, c’est que le budget ne soit réformé que du côté des dépenses publiques », a déclaré Georg Knill, président de la Fédération des industries autrichiennes. En tandem avec l’extrême-droite, l’ÖVP se rallie rapidement à ce point de vue. « Avec les sociaux-démocrates, cela aurait été impossible », a conclu M. Knill. Au nom de la défense des plus riches, l’ÖVP assimile ce qu’il sait être un parti d’origine nazie, pro-Moscou, pro-AfD, pro-Viktor Orbán — en utilisant ce parti comme croquemitaine, tant que cela sert ses propres intérêts — et s’ouvre désormais à l’idée d’avoir Kickl comme chancelier.

En France, une tendance similaire est également évidente depuis un certain temps. Des forces néolibérales, comme le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, sont prêtes à s’entendre avec l’extrême-droite – ils dînent même ensemble, comme l’a révélé l’été dernier le quotidien Libération, qui a fait état de réunions secrètes entre des personnalités du camp du président et les dirigeants du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella – tout en essayant de diaboliser et d’exclure la gauche du pouvoir. Ici, la dynamique politique se combine à un changement inquiétant dans le discours public, ce qui rend la tendance encore plus alarmante.

Aux origines de la diabolisation

« Au final, personne n’a gagné. » Dans une lettre datée de juillet dernier, le président français a informé les électeurs qui venaient de faire du Nouveau Front populaire de gauche le plus grand bloc de l’Assemblée nationale que les élections législatives n’avaient en fait produit aucun résultat concluant.

Depuis, au cour de mois de crise politique interminables qu’il a lui-même amorcée, Emmanuel Macron n’a pas hésité à confier le gouvernement à des personnalités politiques issues de forces ultra-minoritaires, comme Michel Barnier des Républicains, et a même imaginé des gouvernements dépendants du soutien extérieur de Marine Le Pen. Bref, Macron a tout fait pour exclure la gauche de tout accès au pouvoir. Il est allé jusqu’à nier que le Nouveau Front Populaire était arrivé en tête des élections. Comment a-t-il pu faire cela ?

« Initialement, la République désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain. »

Comme l’a écrit le sémiologue français Roland Barthes, « les grandes mutations ne sont pas liées à des événements historiques solennels, mais à ce qu’on pourrait appeler une rupture discursive ». Déjà lors des précédentes élections législatives, en 2022, Macron avait pleinement mis en œuvre sa stratégie de diabolisation de la France Insoumise et de son fondateur Jean-Luc Mélenchon. C’était le même type de diabolisation qu’il avait utilisé avec succès contre Marine Le Pen en 2017. Le terme « extrême-gauche » s’est imposé dans le discours public, où il a la même connotation négative, voire pire, que l’extrême-droite qui, elle, s’est entre-temps de plus en plus banalisée. À l’été 2022, le Rassemblement national de Le Pen a réussi à faire élire deux membres à la vice-présidence de l’Assemblée nationale, grâce au soutien des députés macronistes.

Après les élections de 2024, la stratégie de diabolisation de Macron visait d’abord et avant tout à boycotter l’union des gauches en tentant d’exclure la France Insoumise de ce que le président français interprète comme le « front républicain ». La dynamique politique d’exclusion du pouvoir est étroitement liée à cette attaque sémantique. Selon le philosophe Michaël Foessel, « le mot république perd son sens originel. Initialement, la république désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain, et donc, par ce résonnement, les mouvements de protestation aussi ». La gauche s’est fait voler son langage : « Nous sommes passés de la république des principes, avec sa vocation sociale, à la république des valeurs, qui devient exclusive et disciplinaire ».

Une tendance européenne

Ainsi que l’effondrement de la barrière protectrice contre l’extrême-droite, la projection du cordon sanitaire contre la gauche correspond à une tendance européenne. Cela se voit également au niveau des institutions de l’UE. Sophie Wilmès, ancienne Première ministre belge et actuelle vice-présidente du Parlement européen, a récemment déclaré dans une interview : « Les libéraux vont également appliquer le cordon sanitaire contre l’extrême-gauche ». Cette tendance est loin d’être récente, et le premier à l’avoir mise en avant a été le principal groupe démocrate-chrétien, le Parti populaire européen (PPE).

En 2021, le président du PPE, Manfred Weber, a conclu une alliance tactique avec la leader post-fasciste Giorgia Meloni ; dans le même temps, il a entamé une bataille politique et sémantique contre la gauche. Bien que la première réaction virulente du groupe des socialistes et démocrates (centre-gauche) au Parlement européen ne soit survenue qu’il y a quelques mois, lorsque Manfred Weber avait déchaîné les forces du PPE contre la vice-présidente socialiste de la Commission européenne, Teresa Ribera, l’assaut avait commencé bien avant. La première élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen, en 2022, s’est déroulée avec le soutien de l’extrême-droite, tandis que les groupes de gauche et les verts ont été marginalisés dans les négociations. Il y a des années déjà, la conservatrice Metsola ne cachait pas qu’elle avait plus en commun avec ses amis du parti Fratelli d’Italia de Meloni qu’avec la gauche, qu’elle a même réprimandée récemment pour avoir chanté l’hymne antifasciste « Bella ciao » dans la salle du Parlement.

Si les socialistes de centre-gauche espéraient être épargnés par les assauts du PPE, ils peuvent désormais constater, à travers la stratégie agressive de Weber, que laisser les forces de droite diviser les forces progressistes finit par rendre tout le monde plus vulnérable, à Bruxelles comme à Paris.

L’alliance entre les forces néolibérales et l’extrême-droite s’accompagne également d’une tendance de plus en plus marquée à la répression de la dissidence. En ce sens, le cordon sanitaire se dresse non seulement contre les partis de gauche, mais aussi contre les syndicats, les ONG, les mouvements écologistes et la société civile en général lorsque ces forces tentent d’exprimer et d’organiser la dissidence.

Peu de gens ont remarqué que le PPE a tenté d’utiliser le Qatargate (un scandale de corruption qui a éclaté au Parlement européen en 2022) pour introduire une politique de criminalisation des ONG. Le chef du PPE Weber a fait preuve de plus de zèle en voulant imposer des restrictions aux ONG qu’en faisant pression pour des réformes radicales contre les intérêts des entreprises. Cela constitue un autre facteur d’harmonie avec l’extrême-droite.

Souvenons-nous que l’ancien ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a même tenté de criminaliser la Ligue des droits de l’homme, ainsi que les associations environnementales. Et il est impossible de ne pas mentionner la répression brutale des mouvements sociaux, environnementaux et des manifestations contre la réforme des retraites en France. La criminalisation des mouvements écologistes est une tendance qui concerne également l’ensemble de l’Europe. Ces dernières années, plusieurs gouvernements (Italie, Hongrie, Royaume-Uni, France) ont tenté à plusieurs reprises de limiter le droit de grève des travailleurs.

Les gouvernements qui tolèrent les dérives autoritaires, comme nous le voyons en Italie avec Giorgia Meloni et comme nous l’avons vu en Hongrie avec Orbán, ont également tendance à réprimer la dissidence. Combinées, la levée des barrières contre l’extrême-droite et l’imposition d’une logique d’exclusion contre la gauche s’amplifient mutuellement avec des résultats dévastateurs. L’Europe baigne dans une atmosphère suffocante.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


Immunité de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : la mise en péril de la séparation des pouvoirs

Emmanuel Macron et Benjamin Netanyahu, à l’occasion d’une rencontre à Jérusalem le 22 janvier 2020 © Israel Ministry of Foreign Affaires

En novembre dernier, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, pour des faits de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Six jours plus tard, le gouvernement français, par la voix du quai d’Orsay, indiquait qu’ils bénéficiaient tous les deux d’une immunité susceptible d’empêcher leur arrestation sur le sol français. Une position très éloignée du droit international et du principe de séparation des pouvoirs.

Le gouvernement français pouvait-il s’opposer à l’arrestation de Benyamin Netanyahou et de Yoav Gallant, dans l’hypothèse où ils poseraient le pied sur le sol français ? La question est devenue brûlante depuis que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a invoqué leur immunité, à travers un communiqué publié en réponse aux mandats d’arrêts émis le 21 novembre 2024 par la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre du Premier ministre israélien et de son ancien ministre de la Défense pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Plus précisément, le quai d’Orsay estime que si le Statut de Rome impose la « pleine coopération » de la France avec la Cour pénale internationale, celui-ci « prévoit également [en son article 98] qu’un État ne peut être tenu d’agir d’une manière incompatible avec ses obligations en vertu du droit international en ce qui concerne les immunités des États non parties à la CPI ». Le communiqué ajoute que « de telles immunités s’appliquent au Premier ministre Netanyahou et aux autres ministres concernés et devront être prises en considération si la CPI devait nous demander leur arrestation et remise. » Il se conclut par l’affirmation de « l’amitié historique qui lie la France à Israël, deux démocraties attachées à l’État de droit et au respect d’une justice professionnelle et indépendante », avant de préciser que la France « entend continuer à travailler en étroite collaboration avec le Premier ministre Netanyahou et les autres autorités israéliennes pour parvenir à la paix et à la sécurité pour tous au Moyen-Orient. »

Une bienveillance vis-à-vis d’Israël que le rapport volumineux d’Amnesty International publié le 5 décembre 2024, et concluant à la commission d’un génocide dans la bande de Gaza, ne semble pas avoir ébréchée, la diplomatie française se contentant d’en « prendre note. » Les conclusions de ce rapport sont pourtant confortées par plusieurs sources telles que le rapport du 25 mars 2024 de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, ou encore le rapport du 20 septembre 2024 du Comité spécial de l’ONU chargé d’enquêter sur les pratiques israélienne affectant les droits de l’Homme du peuple palestinien, lesquels doivent être mis en lien avec l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024 concluant à un risque plausible de génocide à Gaza.

La remise en cause française des décisions de la CPI

Ce communiqué a heurté de nombreux spécialistes du droit pénal international, et ceci pour trois raisons. La première est que depuis l’adoption du Statut de Rome le 17 juillet 1998, la France a promu l’action de la CPI et encouragé la coopération la plus large possible des États avec cette institution, considérant que les crimes touchant l’ensemble de la communauté internationale ne pouvaient rester impunis. Dans des situations analogues, elle n’a d’ailleurs pas hésité à soutenir la CPI face aux États parties au Statut de Rome refusant de mettre à exécution ses mandats d’arrêt visant des chefs d’États ne reconnaissant pas la compétence de la CPI (à l’instar d’Israël), au motif juridiquement inopérant que ces derniers jouissaient d’une immunité. Tel fut encore le cas en septembre 2024, lorsque la France apportait « son plein soutien à la CPI » suite au refus de la Mongolie de procéder à l’arrestation du président russe Vladimir Poutine arrivé sur son sol. La position du quai d’Orsay concernant Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant constitue donc un virage à 180° de la diplomatie française, de nature à freiner l’action de la CPI et à compromettre son efficacité pour sanctionner les crimes les plus graves. Elle donne également l’impression d’un double standard peu compatible avec l’idée de justice.

Ensuite, la deuxième raison tient au fait que la question des immunités a déjà été tranchée par la CPI, qui a conclu à leur inopposabilité s’agissant des crimes internationaux relevant de sa compétence. À plusieurs reprises, elle a estimé que les dispositions de l’article 98 du Statut de Rome ne pouvaient être interprétées comme faisant obstacle à celles de son article 27, qui prévoit explicitement et catégoriquement que « la qualité́ officielle de chef d’État ou de gouvernement, de membre d’un gouvernement ou d’un parlement, de représentant élu ou d’agent d’un État, n’exonère en aucun cas de la responsabilité́ pénale. » C’est sur ce fondement que la CPI, le 24 octobre 2024, a condamné la Mongolie pour son refus d’interpeller Vladimir Poutine.

Comment la France pourrait-elle continuer à affirmer qu’elle respecte la CPI, dès lors qu’elle ne respecterait pas ses décisions ? Il faut d’ailleurs souligner qu’à rebours du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, les juridictions françaises sont en voie d’alignement sur la jurisprudence de la CPI. En effet, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 26 juin 2024, a refusé de reconnaître l’immunité au président syrien Bachar Al-Assad concernant des faits de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Elle a estimé qu’eu égard au droit international coutumier, une telle immunité ne pouvait s’appliquer à des crimes d’une telle gravité.

La confusion de l’immunité politique et juridique

Enfin, en tout état de cause, le gouvernement français ne dispose d’aucune compétence juridique pour accorder une immunité à Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant. Il s’agit d’une prérogative réservée à l’autorité judiciaire, qui doit se prononcer sur ce point en toute indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs ce que prévoient les textes organisant la procédure d’arrestation et de remise à la CPI. Ainsi, l’article 627-4 du Code de procédure pénale dispose que les demandes d’arrestation aux fins de remise délivrées par la CPI sont adressées aux « autorités compétentes » (à savoir le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, puis le garde des Sceaux) qui les transmettent au procureur général près la cour d’appel de Paris après s’être assuré de leur « régularité formelle. » Ce contrôle portant seulement sur la forme et non sur les questions touchant au fond du droit, l’exécutif ne serait pas juridiquement fondé à invoquer une immunité pour rejeter la demande de la CPI.

D’ailleurs, le même article du Code de procédure pénale permet à la CPI, si l’urgence le commande, d’adresser directement sa demande au procureur de la République territorialement compétent (sans passer par le canal diplomatique), afin qu’il procède à l’arrestation provisoire de la personne visée par le mandat d’arrêt. Le procureur ne peut se soustraire à cette obligation, sauf à violer à la fois le Statut de Rome et le Code de procédure pénale. En toute hypothèse, ce n’est pas le gouvernement, mais les juges du siège de la chambre de l’instruction qui, en dernière analyse, se prononcent sur la remise des personnes interpellées à la CPI, et donc sur la question des immunités.

En d’autres termes, le communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ne doit pas laisser croire que l’exécutif aurait juridiquement le pouvoir de faire obstacle à l’arrestation et à la remise à la CPI de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : il n’en est rien. Ce communiqué constitue toutefois une pression politique sur l’autorité judiciaire, puisqu’elle l’incite à accorder l’impunité aux deux mis en cause en se fondant sur une interprétation fallacieuse du Statut de Rome, de la jurisprudence de la CPI et du droit international coutumier. Et ceci, en faisant peu de cas de la séparation des pouvoirs… Pour respecter le droit international, procureurs et juges auront alors le devoir, le cas échéant, d’affirmer leur indépendance en résistant aux pressions politiques, comme l’a fait la CPI en émettant ces mandats d’arrêt.

« Les marchés observent jusqu’où faire de la rigueur sans provoquer de crise politique » – Entretien avec Benjamin Lemoine

Benjamin Lemoine. © Photo libre de droits

Alors que s’ouvrent des débats parlementaires électriques sur le budget 2025, médias et personnalités politiques présentent l’endettement de la France comme catastrophique. Si la charge de la dette croît effectivement de manière inquiétante, cela est aussi dû à la fin du quantitative easing indiscriminé pratiqué par la BCE ces dernières années. Par ailleurs, certains choix stratégiques de l’Agence France Trésor ne semblent jamais questionnés alors qu’ils comportent de lourdes implications politiques. Comment remettre à plat ce système de financement de l’Etat pour retrouver des marges de manoeuvre pour mener les investissements nécessaires, notamment dans les services publics et l’écologie ? Pour le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de La démocratie disciplinée par la dette, il faut envisager la reconstitution d’un « circuit du Trésor » afin de ne plus dépendre exclusivement des marchés financiers. Entretien.

LVSL – La France a dépassé les 3000 milliards d’euros d’endettement public et la charge de la dette s’alourdit – 46 milliards d’euros cette année et 72 prévus en 2027 selon un rapport du Sénat. La Commission européenne a placé la France en « procédure de déficit excessif », ce qui pourrait amener à des sanctions financières, et le nouveau gouvernement prévoit de très fortes coupes budgétaires. Le sujet de la dette publique est à nouveau sur la table et les commentateurs libéraux parlent d’endettement incontrôlable. Pourtant, les titres de dette français n’ont aucun mal à trouver preneurs. La situation est-elle vraiment si catastrophique ?

Benjamin Lemoine – Cette apparente contradiction m’a intrigué dès le début de mes travaux sur la dette, quand j’ai commencé ma thèse en 2006. J’effectuais alors une enquête auprès de l’administration auprès de l’Agence France Trésor (instance chargée de l’émission des obligations françaises, ndlr), qui veillait à ne jamais parler ouvertement en termes catastrophistes de la dette. Au contraire, on réaffirmait – ce que fait un peu l’économie hétérodoxe – la facilité à trouver des souscripteurs, la liquidité (c’est-à-dire la capacité à être revendue rapidement dans le système financier, ndlr) et l’attractivité de la dette. À l’époque, on était aux soubresauts de l’item dette dans l’espace public.

Le rapport de Michel Pébereau, commandé par le ministre Thierry Breton en 2005 préparait les esprits à ce nouveau « fait politique ». Rédigé par un ancien haut fonctionnaire du Trésor devenu président du conseil d’administration de BNP Paribas, ce rapport ambitionnait de rendre visible la question de la dette publique, considérée comme trop peu présente dans les débats, et en faire une préoccupation nationale. Ses rédacteurs se vivaient comme des lanceurs d’alertes, bien décidés à convaincre le grand public du « désastre » à venir pour les « générations futures ».

« Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. »

Ce qui est fascinant, c’est qu’un décrochage sur le ton se faisait déjà jour à l’époque. D’un côté, ces trouble-fêtes de l’austérité construisaient la dette en déluge, en ne parlant que déséquilibres budgétaires, niveaux excessifs de dépense publique, manque d’investissement réel – en déconsidérant les services publics et les fonctionnaires comme des charges et des dépenses de « fonctionnement » vouées à être rabotées. De l’autre, le monde des marchés financiers, avec lequel compose quotidiennement l’Agence France Trésor, qui n’avait aucun souci à absorber la dette. Pour eux, la dette publique était avant tout un actif financier, éminemment liquide et encore largement marqué par la stabilité et la sécurité : la France bénéficie du triple A jusqu’en 2012. À l’époque, quand les journalistes questionnaient les représentants du Trésor chargés de financer la France sur le « problème » de la dette, ceux-ci répondaient que la dette roule, qu’elle est désirée, et que, si la pédagogie austéritaire est importante, il faut savoir faire la part des choses et ne pas non plus effrayer inutilement le marché qui à cette heure est conquis. 

Cette divergence de discours entre le monde politique et le monde financier perdure aujourd’hui. Dans La démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), j’aborde la dimension démocratique de ce paradoxe. Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. Il y a une division du travail dans ce schisme du réel : d’un côté, on dramatise la situation budgétaire afin d’aligner le corps social sur les réquisits de la classe possédante et épargnante, et de l’autre, on évite de questionner les mécanismes financiers sous-jacents. Produire ainsi l’ignorance du citoyen renforce l’emprise de la finance privée sur la démocratie, et limite d’autant le champ des choix politiques discutables.

LVSL – La dette publique continue de se placer sans difficulté sur les marchés financiers, malgré les discours alarmistes. Comment expliquer cette stabilité ?

B. L. – Cette stabilité repose sur des choix institutionnels et un cadre économique stable, qui garantissent la liquidité et l’attractivité de la dette française. Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. Mais il ne s’agit ni d’un phénomène économique ex nihilo et naturel, mais bien le résultat d’une ingénierie politique et financière qui permet aux États de se financer tout en restant dépendants des marchés. De même, cette plomberie n’a rien de neutre, elle a ses goûts et dégoûts politiques, et fonctionne tant qu’on ne remet pas en cause les règles en place et les sous-jacents sociaux et politiques qui font que « ça roule ». 

« Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. »

Aux anxieux de la dette s’opposent ceux que j’appelle, avec une pointe d’humour, les « rassuristes », qui estiment que les obligations d’État étant des actifs hautement demandés par les marchés, et que l’épargne abonde, l’endettement sur les marchés n’est pas un problème, voire une solution. Cependant, ces analyses négligent souvent un point crucial : se financer sur les marchés de capitaux impose une série de choix politiques. Si la dette reste attractive et que la liquidité est garantie, ce n’est pas par magie : c’est grâce à un ensemble de décisions institutionnelles, à une politique économique stabilisée – tout particulièrement celle de l’offre, des cadeaux fiscaux et de l’ajustement budgétaire – et à la maîtrise des controverses qu’elle suscite. Si ces mécanismes venaient à être perturbés, comme dans le cas d’une véritable alternative politique, la machine ne fonctionnerait plus comme elle le fait actuellement.

Ce débat réapparaît régulièrement dans le discours public sous la forme du risque politique : le « risque Mélenchon », celui du Nouveau Front Populaire, etc. La rupture politique se traduirait par un choc de taux sur la dette souveraine française, des ventes massives de titres sur les marchés secondaires, c’est-à-dire de l’occasion, un besoin de financement excédant largement les offres de prêts, une crise de liquidité et une hausse des taux d’intérêt, augmentant la charge de la dette. Ce phénomène souligne l’emprise qu’exerce la financiarisation de l’État sur la démocratie. Tant que la politique structurelle reste inchangée, tout semble stable, mais dès que cette stabilité est mise à l’épreuve, tout s’effondre.

LVSL – Les institutions européennes semblent d’ailleurs implicitement reconnaître – depuis quelques années – que les logiques austéritaires ne fonctionnent pas, y compris pour les créanciers. L’épisode du quantitative easing est significatif…

B. L. – Il faut en revenir à l’année 2016, où Benoît Cœuré, alors membre du directoire de la Banque Centrale Européenne (BCE), théorise le concept d’actif sans risque dans la zone euro. Il souligne que la dette publique doit être perçue comme un élément clé pour la stabilité du système financier, comparable à la fonction de la monnaie dans l’économie réelle. Ce besoin découle des crises de 2008 et de la dette souveraine de la zone euro, qui avaient révélé l’incapacité des institutions à garantir une stabilité suffisante.

Cœuré insiste sur l’idée que la BCE doit garantir des actifs sans risque, tout en veillant à ne pas rendre la dette publique « trop » sûre, afin de préserver une certaine discipline des marchés financiers sur les États. Cette ambiguïté reflète les compromis inhérents à l’architecture de la zone euro, particulièrement visibles dans les relations entre la France et l’Allemagne lors de la mise en place de la zone euro. Dès cette époque, la France avait négocié la possibilité d’intervenir sur les marchés secondaires (la politique de quantitative easing de la BCE a consisté à racheter des obligations d’État achetées par d’autres acteurs pour faire baisser les taux d’intérêts, ndlr), même si cette stratégie ne sera activée que bien plus tard, en réponse aux crises.

« Le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, afin d’inciter les gouvernements à des choix douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital.  »

Il est crucial de comprendre la différence entre le rachat de dette sur le marché secondaire et un financement direct sur le marché primaire. Le débat sur le « financement monétaire » ou par un circuit administré – par le circuit du Trésor – a pu paraître obsolète et daté : la BCE, par le quantitative easing, rachetant les dettes, les sécurisant, bouclant le circuit, cela rendrait les marchés fantomatiques, sinon inopérant. C’est ni vrai ni faux car, précisément, le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, et donc d’une réticence éventuelle à prêter, afin d’inciter les gouvernements à des choix politiques douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital. 

Surtout, ce bouclage varie selon les conjonctures et répond à un timing choisi. Ainsi, pendant l’épisode de la crise Covid, où la BCE rachetait de la dette de façon inconditionnelle, cette confrontation entre offre et demande était effectivement devenue quasi-fictive. On voit aujourd’hui le retour en force de cette attestation marchande de la valeur différenciée des dettes. Les institutions européennes ont donc un rôle architectural majeur : en maintenant la possibilité de jouer sur la frontière entre marché primaire et secondaire (les intervention de la BCE se cantonnant au secondaire), on maintient aussi le préalable d’une évaluation de marché… quitte à rattraper les choses quand elles menacent l’implosion de la zone euro. Dans l’intervalle on a laissé opérer la discipline de marché afin de ramener dans le rang les gouvernements tentés de renverser les règles. La relation est hautement politique et devient plus visible en période de crise, où les concessions faites par les États s’intensifient, comme ce fut le cas en Grèce.

LVSL – Dans ce cas, les marchés financiers ont-ils vraiment intérêt à l’austérité ? Ne s’agit-il pas d’un simple prétexte pour attaquer les services publics et les outils de protection sociale ?

B. L. – Il y a là une forme de conscience des marchés mais qui est plus de l’ordre du pragmatisme vis-à-vis des réactions potentielles du corps social et politique que de la rationalité économique. Un exemple à ce titre est celui de Liz Truss et de la crise provoquée par son « mini-budget » au Royaume-Uni. Le dévissage des obligations britanniques était liée à un programme de finances publiques faisant la part trop belle aux baisses d’impôts et rendant douteuse la possibilité, à moyen et long terme, de payer à échéances régulières la charge d’intérêts aux détenteurs de titres. D’une certaine façon, le léger revirement du gouvernement Barnier sur la fiscalité renvoie à la même logique : la simple mention d’une hausse d’impôt – réversible – sur les plus hauts revenus est mise en scène comme une rupture avec le dogme, non seulement par ses adversaires macronistes mais aussi les commentateurs médiatiques, afin de faire croire qu’il s’agit là de la même copie que celle du NFP qui n’aurait alors plus de raison de s’opposer à ce gouvernement pseudo-« technique ». 

En résumé, il y a l’idée qu’une austérité trop sévère ou radicalement unilatérale peut déstabiliser l’ensemble du système, levant les mouvements sociaux – qu’on peut certes calmer à la matraque et au LBD – voire provoquant des changements de régime qui, historiquement, peuvent les ruiner en provoquant le déchirement des contrats. La discipline budgétaire est dosée, consciemment ou inconsciemment, par les technocraties européennes, par les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques.

« La discipline budgétaire est dosée par les technocraties européennes et les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques. »

Cette logique a été à l’œuvre sur un plan technocratique international avec les plans d’ajustement structurel du FMI, où l’acceptabilité sociale des mesures d’austérité est toujours prise en compte. Par exemple, lors du plan Brady aux États-Unis (en 1989, les Etats-Unis ont émis des bonds partiellement garantis par leur banque centrale destinés à des pays d’Amérique latine, ndlr), des concessions ont été pensées pour offrir aux gouvernements bénéficiaires des marges de manœuvre budgétaires – un certain répit – afin de poursuivre des politiques néolibérales à long terme.

LVSL – Vous avez étudié les arcanes du ministère des Finances et de l’Agence France Trésor, chargée d’émettre les obligations françaises. Celle-ci a un rôle très important, puisque ces décisions pèsent sur les contribuables et les choix politiques qui peuvent être faits. Pourtant, elle prend des décisions peu avantageuses pour l’État, comme on l’a vu durant la période récente de taux très faibles, où peu de titres ont été émis alors que c’était une occasion de financer des investissements utiles à moindres frais. Comment l’expliquez-vous ?

B. L. – C’est une question importante. Il faut pour cela plonger dans l’imaginaire socio-politique de cet État financier. Un exemple intéressant est celui de Jacques de Larosière (ex-directeur général du FMI et gouverneur de la Banque de France, ndlr), qui considérait qu’il était contraire « aux lois sociales » que les taux restent bas trop longtemps : il est naturel de rémunérer l’investisseur, et l’épargnant méritant. Aussi, les taux bas étaient perçus comme une anomalie conjoncturelle, qui devait inviter à un retour à la normale. 

De même, l’Agence France Trésor reprend à son compte, dans ses publications, la formule des économistes Franco Modigliani et Richard Sutch, en considérant que son action est et doit rester entièrement orientée vers la construction de l’« habitat préféré des investisseurs ». En somme, il s’agit de mettre à disposition, quoi qu’il en coûte, un support de placement stable, désirable et désiré, et donc qui peut s’échanger aisément. Il s’agit de construire une gamme de produits liquides, éventuellement des « niches », avec des innovations en avance sur d’autres pays, comme ce fût le cas des obligations indexées sur l’inflation, émises pour la première fois dans la zone euro par la France avant l’Allemagne (après le Royaume-Uni). Surtout, il s’agit d’émettre de façon stable, sans chercher à « battre le marché », ni profiter de la conjoncture. Cette approche peut interroger, notamment lorsque les taux étaient très bas. Beaucoup de parlementaires plaidaient pour profiter de la conjoncture en émettant des titres longs, afin de diminuer le nombre d’échéances de confrontation aux marchés. En effet, plus vous émettez des titres à courte échéance, plus vous multipliez les ventes aux enchères et potentiellement le risque d’une réaction de marché négative. 

La technocratie française, qui a, comme les investisseurs, les yeux rivés sur l’Allemagne, cherche à compenser son « complexe » sur les finances publiques – historiquement hérité de la rivalité franc/mark – via un leadership sur la liquidité : celle-ci renvoie largement à la disponibilité du titre d’un État et la facilité pour les investisseurs à se l’échanger. Un pays extrêmement bien géré sur le plan des fondamentaux des finances publiques, qui émet donc peu, peut avoir une dette très illiquide (et qui coûte cher aussi à l’État). La disponibilité des titres de dette française est un atout, et l’Agence continue de proposer des emprunts dont elle est certaine qu’ils trouveront preneur. La France se positionne ainsi comme un petit États-Unis, qui bénéficient du privilège exorbitant faisant du dollar la monnaie internationale. L’accent est mis sur la liquidité, considérée comme un facteur clé pour servir l’intérêt général. La France offre donc une gamme de titres attrayants pour les investisseurs, y compris lorsque cela est coûteux. 

À ce titre, le débat sur les OATI (obligations dont le taux d’intérêt est indexé sur l’inflation européenne, ndlr) est intéressant. Certains médias, comme Les Échos, ont abordé ces sujets en expliquant d’où viennent ces titres et comment ils ont été défendus. Il y a une perception que la dette pourrait coûter moins cher en supprimant ces titres, puisque la rémunération des investisseurs a flambé lors de la récente phase inflationniste. Surtout, ces titres incarnent une distribution sociale inégale : les épargnants sont à l’abri de l’inflation, quand il est hors de question pour les pouvoirs publics d’indexer le travail et les salaires.

Dans L’ordre de la dette (La Découverte, 2016), je traite de la genèse des indexations sur l’inflation. Après les années 1980, l’inflation est devenue taboue. L’État s’autorise à parier sur le fait qu’elle ne reviendra pas : en 1998 on peut, comme le formule Dominique Strauss-Kahn (alors ministre de l’économie et des finances, ndlr), se faire de l’argent « sur le dos » des prêteurs, qu’il associe à l’époque « à la plus aisée de la population, soit des compagnies d’assurance, en leur servant des taux d’intérêt » [1]. Les OATI sont, de surcroît, mises en avant comme autant de preuves adressées aux investisseurs de la détermination des gouvernements successifs à maîtriser l’inflation – sinon la charge de la dette pourrait s’envoler.

LVSL – Comme vous l’avez évoqué, les taux d’intérêts ne dépendent pas que de la volonté des prêteurs, mais aussi largement de l’action de la banque centrale, notamment à travers ses taux directeurs et ses programmes de quantitative easing. Depuis deux ans, ces rachats de titres ont baissé et des critères ont été mis en place pour qu’un État puisse bénéficier de rachat de titres par la BCE sur le marché secondaire. La BCE ne sert-elle donc pas plus les intérêts de la finance plutôt que ceux des États de l’Eurozone ?

B. L. – Effectivement, nous avons observé la fin de la période des rachats indiscriminés de dettes souveraine pour construire désormais un outil discriminant et conditionné, arrimé à la discipline budgétaire au niveau européen : les programmes d’ajustement et les procédures pour déficit excessif. Ce mécanisme appelé IPT (instrument de transmission de la protection monétaire), impose aux États membres de l’eurozone de respecter les quatre critères budgétaires européens (maîtrise de l’inflation, de la dette publique et du déficit public, stabilité du taux de change et convergence des taux d’intérêt, ndlr) pour bénéficier de rachat de leurs titres sur le marché secondaire. La BCE devra également estimer que la trajectoire de dette de l’État membre est soutenable. Tout l’enjeu désormais consiste à guetter quand la BCE décidera d’intervenir pour stabiliser les marchés de dette souveraine et avec quels motifs. 

Le Covid a donc été une parenthèse : la politique de rachat de la BCE avait pourtant montré au monde entier sa capacité à servir d’arme massive de neutralisation du pouvoir de nuisance de la finance. Le fait que la BCE détienne beaucoup de dette dans son bilan pouvait d’ailleurs annoncer une forme de re-publicisation de la détention de la dette. Seulement cela s’accompagnait d’une culture financiarisée persistante de l’institution, dont les motifs d’action ne sont tournés que vers l’entretien et la conservation du système financier privé. 

LVSL – Quels autres mécanismes monétaires pourraient être envisagés pour sortir de la « discipline de la dette » ?

B. L. – Il faut instaurer des espaces de coordination plus explicites, institutionnels et transparents entre Trésors et banques centrales quant à la coordination de leurs actions, revenir sur l’interdiction de financement direct des États par les Banques centrales et le passage obligatoire par les marchés financiers, qui évaluent et sanctionnent les bons et mauvais choix politiques. Il faut œuvrer à constituer un circuit du Trésor et un grand pôle bancaire public, à l’échelle européenne : la forte détention de dettes publiques par la BCE pourraient en être l’amorçage, mais avec une tout autre philosophie du pouvoir. Il faudrait développer des institutions, mises en réseau, qui souscriraient aux emprunts d’États en dehors des procédures de marché, non soumises à des impératifs de rendement financiers parce que protégées par la Banque centrale européenne, et qui servent les objectifs de la planification écologique. 

On peut aussi imaginer de reprendre le contrôle collectif sur l’allocation et la circulation du crédit, du moins de créer des espaces de dialogue démocratique, comme le suggère Éric Monnet, en intégrant divers acteurs, y compris des représentants de la société civile, des ONG et des organisations militantes. Évidemment, l’idée serait de réinventer les justifications de la distribution du crédit, en favorisant des investissements qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux. Cela implique des choix politiques forts et assumés.

LVSL – Remettre en place un tel système suppose une vaste reprise en main du système bancaire et monétaire par les pouvoirs publics. Croyez-vous à une possible réécriture des traités européens, qui obèrent une telle possibilité, ou faut-il au contraire engager une sortie de l’euro ?

B. L. – Je pense qu’aucun économiste hétérodoxe ne considère le retour au franc comme une panacée. Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. La possibilité de jouer réellement le rapport de force politique avec l’Allemagne – par le truchement d’un État central comme la France – n’a pas encore été tentée à ce stade. L’euro et la force de frappe de la BCE sont des atouts indéniables, mais qu’il faut s’efforcer de démocratiser. 

« Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. »

Une idée pourrait aussi consister dans la systématisation et l’organisation des souscriptions aux titres du Trésor. Historiquement, la France a connu le plancher de bons du Trésor : ce mécanisme évitait la contrainte du marché en imposant aux établissements bancaires et financiers de souscrire une partie de leur portefeuille d’actifs dans des obligations du Trésor. Le plancher ajustable politiquement servait à la fois à contrôler les banques et à maîtriser l’inflation, tout en offrant une disponibilité au Trésor : une véritable coordination au service de la reconstruction de l’économie. Ce taux d’intérêt et ce plancher pouvaient également être ajustés en fonction des contraintes des établissements bancaires et de la conjoncture. Un tel dispositif pourrait être activé au niveau national en arguant de la logique prudentielle vis-à-vis du système financier. C’est un éventuel trou de souris pour agir dans le cadre des traités européens. Mais il reste absolument nécessaire de remettre à plat les traités européens, de n’accepter aucun tabou en la matière et de recalibrer les constitutions économiques et monétaires à l’aune des enjeux climatiques et sociaux actuels. 

Notes :

[1] Cette citation lors d’un débat parlementaire a été retrouvée par Sylien Colin dans son mémoire « Prendre le risque de l’inflation. Quand l’État assure le marché : une enquête sur la dette publique indexée sur l’inflation », Master II pour la formation IEOS.

Face à l’OTAN et aux réticences allemandes, l’impossible autonomie stratégique européenne

Emmanuel Macron avec le chancellier allemand Olaf Scholz lors d’un sommet de l’OTAN en 2022. © OTAN

Puissance militaire et diplomatique majeure, la France a longtemps défendu avec vigueur son indépendance stratégique, notamment en refusant la Communauté Européenne de Défense en 1954, en sortant du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et en s’accrochant au processus de décision à l’unanimité plutôt qu’à la majorité qualifiée [1]. Par la suite, elle a tenté à plusieurs reprises de s’émanciper de la tutelle américaine à travers le « couple franco-allemand » initié par le traité de l’Élysée de 1963 et diverses tentatives de création d’une « Europe de la défense ». Tous ces efforts ont cependant échoué, les autres États membres préférant s’aligner sur les États-Unis en échange de leur parapluie nucléaire. Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, la volonté française d’autonomie stratégique européenne est ainsi vouée à l’échec. Dans son livre France, une diplomatie déboussolée (L’inventaire, 2024), l’ancien ambassadeur de France en Russie, au Brésil, au Sénégal et au consulat général de Jérusalem alerte sur l’impasse de ce projet alors qu’un nouvel élargissement à l’Est se profile. Extraits.

Rares sont les domaines de compétence qui échappent désormais à une sorte de partage avec les institutions européennes (à l’exception, sans doute, de la défense nucléaire). Et ce partage progressif des compétences se fait au sein d’une Europe de plus en plus hétérogène. Les deux élargissements de 1995 (Suède, Finlande, Autriche) et 2004-2007 (pays baltes et tous les ex-satellites de l’URSS plus Malte et Chypre, auxquels s’est ajoutée la Croatie en 2013) ont fait de la politique étrangère de l’Union européenne un ensemble ingérable dont les deux dénominateurs communs sont l’alignement sur les États-Unis et la défense des droits de l’homme dans le monde. 

La rupture de 2003 due à l’intervention américaine en Irak en a été un avertissement brutal. La prise de conscience par la France de son incapacité, malgré l’appui de l’Allemagne, à entraîner les pays de la « nouvelle Europe » dans le refus de la guerre décidée par Washington, a engendré un vrai traumatisme. La pique du président Chirac, jugeant « mal élevés » ces pays qui soutenaient Washington alors qu’ils n’étaient pas encore membres de l’Union européenne, a laissé des traces profondes. En réalité, ces pays avaient pour objectif essentiel d’adhérer à l’OTAN plus qu’à l’Union européenne. Cette priorité de leur politique étrangère s’est maintenue depuis lors, si l’on excepte le moment de panique provoqué par le président Trump qui avait remis en cause, au sommet de l’OTAN de mai 2017, l’engagement de solidarité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Au demeurant, cette alerte a permis de faire plus de progrès en quatre ans sur la voie de l’autonomie stratégique que durant les vingt-cinq années qui avaient précédé (création, en 2021, du Fonds européen de la défense et de la Facilité européenne pour la paix…). 

Le discours du président Macron à la Sorbonne, en septembre 2017, visant à renforcer l’Europe souveraine sans toucher à la question des votes à la majorité qualifiée, n’avait cependant pas reçu de réponse. Le silence allemand, en particulier, était assourdissant. De fait, les effets du retour des Démocrates américains au pouvoir à Washington, avec un Joe Biden beaucoup plus soucieux des intérêts européens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont vite regroupé les Européens autour de l’OTAN. 

Les signes du renouveau de cette cohésion atlantique ont été nombreux : adhésion à l’OTAN de deux nouveaux États membres antérieurement neutres (Suède et Finlande) ; coordination de l’aide à l’Ukraine sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne ; achats massifs d’armes américaines qui rééquipent en urgence les armées européennes (chasseurs F35…) ; sanctions coordonnées au G7 sous impulsion américaine (par exemple pour l’embargo sur le gaz et le pétrole russes dont le prix est plafonné).

Mais ce mouvement s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe. La remarquable mobilisation européenne, orchestrée par la présidence française au Sommet de Versailles en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine, a plus été un sous-produit de la solidarité occidentale qu’une manifestation de cohésion européenne. Le premier effet du discours du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (discours dit du Zeitenwende ou « changement d’ère »), trois jours après l’invasion de l’Ukraine, a été de consacrer une grande partie des cent milliards d’euros supplémentaires annoncés pour le budget de l’armée allemande à l’achat de F35 et d’hélicoptères lourds américains. De même, le discours d’août 2022 du chancelier à l’université Charles de Prague, s’il se pose en force de proposition pour le renforcement de la « souveraineté européenne » conformément aux préoccupations françaises, poursuit dans la veine traditionnelle de Berlin.

Il fonde la souveraineté à venir d’une Europe bientôt élargie à plus de trente États sur la prise de décision à la majorité qualifiée en politique étrangère. Accessoirement, il cite comme fondement de la politique de défense européenne un projet de défense aérienne qui mentionne de nombreux pays mais non la France, pourtant en pointe dans ce domaine.

Finalement la France, ainsi marginalisée, aurait plus de possibilités de défendre ses intérêts dans une OTAN fonctionnant à l’unanimité… Brouillée avec la majorité des États membres, la France aura du mal à conserver son influence et son statut au sein des institutions européennes. Le discours d’Emmanuel Macron au Forum GLOBSEC Bratislava, le 31 mai 2023, a tenté de réconcilier son pays avec ceux d’Europe centrale au prix d’un engagement accru aux côtés de l’Ukraine et d’un soutien aux nouveaux élargissements.

S’il a cherché à les mobiliser en faveur de l’autonomie stratégique de l’Europe, c’était la seule condition pour qu’ils reçoivent le message, dans un cadre clairement occidental et otanien. Dans son discours aux ambassadeurs d’août 2023, le président français a entériné l’idée d’un nouvel élargissement de l’Union européenne en évoquant les difficultés qu’il présentera et en suggérant plus d’intégration et plusieurs vitesses. Mais la mise en œuvre de ces bons principes risque d’être périlleuse et semée d’obstacles pour notre pays. 

Des progrès ont pourtant été enregistrés dans le cadre des institutions européennes. Si le discours de la Sorbonne du président Macron, en septembre 2017, n’avait pas reçu de réponse directe d’Angela Merkel, la pression de la crise du Covid, celle des positions erratiques de Trump et la prise de conscience des vulnérabilités de l’Union européenne ont conduit à certaines modifications de l’« esprit » des institutions européennes. 

En marge du renforcement de la solidarité atlantique provoqué par l’invasion de l’Ukraine et sous l’impulsion française, des changements importants ont pu être obtenus, facilités par le retrait du Royaume-Uni. La notion de politique industrielle pas plus que celle d’« autonomie stratégique » de l’Europe ne sont désormais taboues ; les dettes sont mises en commun quand c’est nécessaire ; un Plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par la dette de l’Union européenne, a été décidé après la crise du Covid (NextGenerationEU). Le recours à certaines protections du marché européen est désormais admis, même s’il s’agit en premier lieu de lutter contre les pratiques commerciales déloyales des exportateurs, de mieux protéger les marchés publics européens en cas de non réciprocité (première réaction contre le Buy American Act de 1933…) et d’uniformiser les conditions de concurrence en matière écologique (taxe carbone aux frontières…).

Si les premières décisions du Fonds européen de défense (FED), créé à l’initiative de la France, ont parfois été contestables et si les projets menés par l’Allemagne, souvent sans la France, risquent d’en être les principaux bénéficiaires, il reste qu’une politique industrielle en matière d’armement commence à voir le jour (le FED est doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027). La Commission envisage même, sous la pression française, la création d’un instrument destiné à contrer l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, qui avantage la production sur le territoire des États-Unis. Toutefois, le camp des ultra-libéraux ne rend pas les armes ni ne renonce à ses combats retardateurs, notamment dans le cas de la réaction européenne à l’IRA : certains États membres estiment ainsi que cet avantage que se donnent les Américains est la contrepartie légitime de la protection qu’ils accordent à l’Europe. 

Néanmoins, il est désormais admis que l’Union européenne doit se protéger, encourager et sauvegarder ses industries de pointe, et ne pas ouvrir son marché sans contrepartie. Ces modestes progrès vers l’autonomie stratégique industrielle et technologique restent, certes, dans le cadre des institutions européennes. De nombreux projets de coopération interétatique ont pris corps sans intervention européenne, et une impulsion nouvelle leur sera donnée. Mais cela ne touche qu’indirectement la défense ou la politique étrangère commune. 

Dans ces domaines la France n’a pas vraiment choisi. Elle n’a pas renoncé à une politique étrangère européenne, malgré tous les obstacles institutionnels et les risques pour son statut, notamment la pression pour le vote à la majorité qualifiée et la demande allemande d’un siège permanent européen (et non plus français) au Conseil de sécurité. Mais si elle ne souscrit pas à l’idée de faire régir la politique étrangère par la majorité qualifiée, comme le propose depuis longtemps l’Allemagne, elle ne parvient pas pour autant à approfondir la coopération intergouvernementale et à en faire un embryon d’Europe puissance. La publication, en septembre 2023, du rapport des experts franco-allemands mandatés par les deux pays ne règle pas le problème : il subordonne les adhésions de nouveaux pays à des réformes structurelles parmi lesquelles une nouvelle extension, non décisive, du vote à la majorité qualifiée, sans toucher au cœur de la politique étrangère. 

France, une diplomatie déboussolée, Editions L’inventaire, 2024.

La France se trouve dans une impasse, devant arbitrer entre une Europe théoriquement souveraine mais impuissante et « otanisée », avec vingt-sept États membres, voire peut-être prochainement trente-six, votant à la majorité qualifiée sur des sujets qui touchent aux fondements de la souveraineté française, et une Europe puissance inscrite dans une coopération intergouvernementale plus étroite, à base franco-allemande, comme l’avait voulu le plan Fouchet ou le traité franco-allemand, mais dont l’Allemagne ne veut pas.

Notes :

[1] Procédure de vote au Conseil Européen (organe intergouvernemental représentant les Etats) requérant 55% des Etats-membres représentant 65% de la population européenne pour qu’une décision soit adoptée.

« La politique en France reste un sport de riches » – Entretien avec Niels Planel

La fracture territoriale française est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines. Alors que l’été fut marqué par des émeutes inédites dans les banlieues, le mouvement des agriculteurs, mais aussi les débats ouverts à gauche dans le cadre de la campagne des élections européennes, illustrent bien le malaise d’une société française au sein de laquelle l’égalité républicaine a été mise à mal par près d’un demi-siècle de politiques néolibérales. Crise des services publics, déserts médicaux, fermetures d’écoles, relégation des classes populaires dans des territoires en marge de la mondialisation sont autant de stigmates d’une France à deux vitesses, subissant de plein fouet la sécession de ses élites. Depuis plusieurs années, Niels Planel observe cette situation se dégrader d’un œil inquiet, l’autre optimiste. Auteur de Là où périt la République (Editions de l’Aube, 2022), il raconte de façon comparée son expérience de terrain en Seine-Saint-Denis et dans les territoires ruraux de la Haute-Côte-d’Or, où il est élu municipal depuis 2020. Appelant à une « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité que des banlieues, il alerte également la gauche sur sa responsabilité de porter un nouveau projet de société réellement émancipateur.

LVSL – Dans cet ouvrage, vous rapportez votre expérience de terrain dans deux territoires très différents, Sevran en Seine-Saint-Denis d’une part, et la Haute-Côte-d’Or, en Bourgogne, d’autre part. Comment s’est passée votre rencontre avec ces territoires contrastés et leurs populations ? Dans quel cadre s’est-elle faite ?

Niels Planel – Cette expérience correspondait à l’origine à un manque. À l’aube de la trentaine, je travaillais pour de grandes organisations internationales et je ressentais le besoin d’aller sur le terrain. Or dans les médias, la ruralité et la banlieue étaient caricaturées, mais personne n’était interviewé sur place, et les personnes qui en parlaient n’y vivaient pas. À cette période, j’ai donc voulu, avec des amis, y monter des projets de réduction de la pauvreté, sachant que la pauvreté augmente graduellement depuis 2004 en France. L’idée était de faire une première expérience, de créer une sorte de laboratoire pour voir ce qui pouvait fonctionner sur place et être reproduit ailleurs.

J’y ai tôt observé que plus on s’éloigne des grands centres de pouvoir, plus on découvre des territoires précarisés où des élus mettent en place non pas des politiques de développement du territoire mais des politiques de contrôle du territoire, profitant du pourrissement de la situation. C’est souvent le fruit de petits arrangements, liés à la conquête et à la conservation du pouvoir.

Dès lors, les initiatives de jeunes pousses qui chercheraient à changer les choses sont interprétées comme des menaces pour le pouvoir local établi, qui va chercher à les neutraliser ou les écarter du territoire, qui se nécrose petit à petit faute d’investissements ou de projets.

LVSL – Les discours politiques, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, ont tendance à opposer ces deux types de territoires, que l’on a parfois d’ailleurs du mal à nommer. Sur quels points principaux la situation de leur population diffère-t-elle ?

N. P. – En termes de stratégie pour la conquête du pouvoir local, si je simplifie, on trouve effectivement dans la banlieue des logiques électoralistes qui font que le discours proposé est taillé sur mesure, susceptible de plaire aux populations en se complaisant dans une posture critique sans faire de proposition constructive. Pour autant, cela permet de se faire élire, de devenir maire, voire d’aller à l’Assemblée nationale, sans avoir trop à assumer les responsabilités à l’échelle locale auprès des populations des quartiers.

On peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

De son côté, l’extrême-droite divise artificiellement depuis son émergence deux types de populations qui ont des besoins semblables. Il y aurait des Français qui seraient plus français que les autres, ce qui justifierait de laisser de côté ces derniers. Au contraire, toute la philosophie du livre que j’ai écrit repose sur l’idée que l’on peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

Certes, leur situation n’est pas tout à fait identique. Dans les banlieues, la proximité avec la ville permet aussi de saisir des opportunités d’emploi qui existent dans les grands centres, à Paris, à Lyon ou à Bordeaux, mais pour autant, les défis sont nombreux pour ces populations. Il n’y a qu’à voir les dysfonctionnements structurels du RER B, sur lesquels je reviens dans les premières pages de mon livre, qui constituent un véritable obstacle pour les habitants de Seine-Saint-Denis. Plus généralement, on constate une mobilité très difficile pour les plus précaires.

Par ailleurs, du côté de la ruralité, on trouve certes les avantages de la nature, les poêlées de champignons qu’on est allé cueillir le dimanche, si l’on caricature, mais la vie n’est pas forcément plus facile là-bas. La principale différence à mes yeux est l’isolement qu’on subit dans la ruralité alors que dans la banlieue, certes il y a de la solitude, mais dans les barres HLM, dans les réseaux associatifs, il y a une solidarité et des sociabilités qui font qu’on souffre sans doute moins de l’isolement.

LVSL – Alors, au contraire, qu’est-ce qui les rapproche ?

N. P. – Tout, et c’est précisément ce qui me passionne dans ce travail que je mène depuis une dizaine d’années maintenant. Successivement, j’ai fait des projets à Sevran, au Blanc-Mesnil, dans des petits villages de la Haute-Côte-d’Or, ensuite en tant qu’élu local, dans une petite ville qui s’appelle Semur-en-Auxois. Lorsque je suis graduellement passé de la banlieue aux territoires ruraux, je m’attendais à ce que tout soit différent. Or en réalité, ce que j’appelle les incarnations de la République, c’est-à-dire non pas des figures de l’imaginaire comme Marianne mais bien plutôt les institutions, les services publics, la santé, l’éducation, les transports, les opportunités économiques ou de formation, y dépérissent autant.

Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel.

D’un côté, le RER B est là mais demeure dysfonctionnel, de l’autre, on compte au mieux trois ou quatre cars par jour. Il n’y a plus de service d’urgence ouvert aujourd’hui dans le 93, et bon courage aussi pour se soigner en Haute-Côte-d’Or, où vous avez plutôt intérêt à aller à Dijon. Les délais s’allongent tandis que dans des villages comme La Roche-en-Brenil, vers le Morvan, on a vu des classes à trois niveaux. Les institutions sont donc toujours en place, mais bénéficier de ce qu’elles offrent devient de plus en plus difficile. Je rattache ça à l’analyse que propose Amartya Sen de la pauvreté, estimant qu’elle n’est pas forcément monétaire, mais qu’elle s’exprime sous le prisme de la « capabilité », de la capacité des individus à réaliser ce qu’ils estiment être leur potentiel. Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel, comme le montrent des tas d’exemples dans le livre.

Aujourd’hui, le camp progressiste devrait pouvoir comprendre ces enjeux, s’en saisir et proposer un agenda. L’obstacle principal à cette prise de conscience et à cette volonté politique est selon moi d’ordre sociologique. Les gens se font élire sur place, mais sans vraiment y vivre et par conséquent sans s’imprégner des problématiques du quotidien. C’est sans doute ce qui me met le plus en colère, car on a des ambassadeurs qui reviennent peu sur le territoire qu’ils entendent représenter. Dès lors, il est difficilement envisageable de construire un agenda émancipateur digne de ce nom.

LVSL – Vous vous intéressez en particulier au rapport que ces populations entretiennent avec la République, parfois ambigus. Comment les qualifiez-vous et quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics dans ces rapports ?

N. P. – Il y a plusieurs manifestations de cette relation. Tout d’abord, on le mesure électoralement, car à chaque élection depuis les années 1980, il y a une baisse de la participation électorale, une hausse significative de l’abstention que l’on interroge rarement de façon pertinente et constructive. Des gens qui aimeraient bien faire République mais qui ne se sentent plus représentés se détournent progressivement d’un rituel au cœur de notre vie démocratique. Ce qui pose la question de savoir à partir de quel degré d’abstention un système représentatif ne l’est plus.

Un autre indicateur est en parallèle la montée de l’extrême droite. Aujourd’hui, à trois ans et demi de l’élection présidentielle, on ne se pose même plus la question de savoir si Marine Le Pen peut être présidente mais « quand ? ». La razzia des sièges faite par son mouvement à l’Assemblée nationale a été un événement important de ce processus. Sur ce point, cette construction de la défiance, toutes les forces politiques ont joué un rôle, mais ce que je regrette, c’est que celle qui est, par son logiciel, la plus à même d’incarner les aspirations des couches populaires d’où qu’elles viennent, c’est-à-dire la gauche, ne me semble pas avoir été à la hauteur pendant quarante ans.

Du tournant de la rigueur, il y a très exactement quatre décennies, à aujourd’hui, je n’ai pas suffisamment entendu la gauche défendre les classes moyennes qui se faisaient dévorer par la désindustrialisation. Au contraire, s’est imposée dans les esprits la fameuse expression « l’État ne peut pas tout » face aux fermetures d’usines, au dépérissement des classes moyennes, à l’explosion des familles monoparentales – les mères seules étant le noyau dur de la pauvreté en France – ou encore aux jeunes, sans emploi et sans formation dont regorge notre pays.

C’est précisément là que l’on aurait dû retrouver la gauche, pour investir dans l’école, pour rénover le RER B, pour remettre de la mobilité dans les territoires ruraux, etc. Un autre exemple : dans ma circonscription, la plus grande de France avec 342 communes, les violences intrafamiliales sont au sommet de la liste des crimes et délits. On n’en parle jamais, il y a un silence assourdissant sur cette question, alors que l’on y croise, au XXIe siècle, des jeunes femmes avec des bleus au visage ou au corps, et qui n’osent porter plainte, dans des logiques engendrées par ces violences. Les enfants ne sont pas épargnés. C’est un sujet primordial, et si vous avez passé plus de 30 minutes dans un commissariat de banlieue, vous savez que celle-ci est également concernée.

Nous sommes un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Alors, sincèrement, dans l’ordre des priorités des progressistes, faut-il d’abord saturer le débat avec les questions sociétales, par exemple liées à l’écriture inclusive, ou bien est-ce que l’on ne devrait pas se préoccuper d’abord de ce type de sujets ? C’est cela que les gens attendent, alors pourquoi a-t-on retrouvé la gauche sur des problématiques de déchéance de nationalité ? C’est là que se situe la rupture. Nous sommes pourtant un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Je pense qu’il y a un rendez-vous manqué avec un personnel politique qui est sociologiquement plus à l’aise que l’électorat moyen et qu’on ne retrouve pas sur place. En dix ans, j’ai croisé très peu de représentants du personnel de gauche, quand on ne se moquait carrément pas que j’aille « là-bas ». Pourtant, je peux témoigner qu’en tant que simple petit élu local, le travail que je fais a un impact sur ces questions. Alors, si on peut le faire en tant qu’élu local, il n’y a aucune raison de ne pas pouvoir le faire à l’échelle nationale. Seulement, être progressiste, c’est une exigence, et il y a comme une démission de ce point de vue.

LVSL – Vous montrez bien aussi, malgré la persistance d’un idéal égalitaire, la progression dans ces territoires de l’individualisme que vous mettez en lien avec le néolibéralisme. Sur quels aspects la percée de l’individualisme s’appuie-t-elle dans ces territoires, et en quoi participe-t-elle de la défiance vis-à-vis d’une République qui semble s’éloigner ?

N. P. – En 2022, l’IFOP avait fait une enquête qui montrait qu’un tiers des personnes en situation de précarité se sentent seules. Lorsque l’on croise cette solitude dans la précarité au développement depuis quinze ans de sociabilités virtuelles sur les « réseaux sociaux », qui polarisent fortement la société, cela ne favorise pas les projets collectifs ni la solidarité.

Mon collègue Achraf Ben Brahim montre dans plusieurs de ses ouvrages comment l’extrême droite domine la toile ou comment des groupuscules comme l’État islamique ont eu la capacité d’endoctriner en ligne. Le rôle des réseaux sociaux, aux coûts faibles, n’est pas à sous-estimer. Au demeurant, dans la ruralité, les gens qui toquent aux portes dans le contexte du militantisme ont également disparu. Ce qui reste, ce sont effectivement les réseaux sociaux, dont les algorithmes vous enferment dans des bulles idéologiques qui vous confirment dans vos opinions et ne vous invitent plus à discuter avec vos voisins.
On peut aussi partir des conditions matérielles qui font que les Français les plus précaires sont seuls : cela coûte cher d’aller boire un café, d’aller au restaurant. Le coût d’activités sociales qui peuvent sembler banales pour les catégories sociales plus aisées demeure un enjeu fondamental, dans la banlieue comme dans la ruralité, qui encourage des formes d’individualisme.

Certes, l’individualisme n’est pas un phénomène nouveau, mais il y a un mouvement moderne autour du cocon, lié à tout le confort qu’on installe chez soi, au rôle des plateformes comme Netflix ou Amazon. Ce renfermement dans la sphère privée a évidemment des répercussions politiques, participant d’un désinvestissement de la chose publique d’autant plus paradoxal que dans les enquêtes d’opinion, les relations sociales, et notamment amicales, restent très valorisées. On a donc le droit d’être optimiste, mais cela passe nécessairement selon moi par une réflexion en termes de politiques publiques qui visent à renverser cette tendance.

LVSL – Justement, vous avez parlé à plusieurs reprises de Territoires zéro chômeur de longue durée, expérimentation qui vise à recréer des formes collectives d’emploi pour permettre aux personnes qui en sont durablement éloignées de retrouver un travail. Pouvez-vous en rappeler les principes et nous dire le rôle qu’il peut avoir spécifiquement dans les territoires qui vous intéressent ?

N. P. – Cette expérimentation a été portée par Laurent Grandguillaume, ancien député socialiste de Côte-d’Or qui connaît particulièrement bien les questions de précarité et d’emploi. Elle concerne aujourd’hui une soixantaine de territoires en France, qui reposent concrètement sur des entreprises dites à but d’emploi (EBE). J’ai bâti ce projet sur ma commune. Le principe est simple : les demandeurs d’emploi de longue durée, un an ou plus, qui en font la demande, ont le droit d’accéder à un emploi, comme le garantit le préambule de la Constitution de 1946.

Le système est financé par un prélèvement chaque année sur les 40 milliards d’euros du budget national du chômage, ainsi que du RSA du côté des départements, pour proposer des activités sous la forme de CDI aux demandeurs d’emploi en fonction de ce qu’ils veulent faire et de ce qu’ils savent faire. Ce type de contrats leur permet de se projeter dans l’avenir, avec un salaire minimum qui leur permet de retrouver une place dans la société et une forme de dignité. C’est là où l’on rompt avec l’isolement que je décrivais : ce sont des personnes qui ont été marginalisées, dont on disait – ce qui me met également en colère – qu’elles n’étaient bonnes à rien, paresseuses voire « assistées », alors même que cette situation est trop souvent subie, pour des questions de mobilité, de santé, de handicap, de formation, d’âge, voire dans certains cas des discriminations de genre ou d’origine ethnique.

Ce projet permet donc de reconstruire la démocratie locale, en particulier à travers un Comité local de l’emploi, qui est en fait l’organe de gouvernance de ces territoires zéro chômeur : il associe l’État, le Département, la municipalité, des acteurs du tissu social et associatif, les entreprises, les employeurs, et bien sûr des demandeurs d’emploi de longue durée. Ainsi, des organismes qui d’habitude travaillent en silos, des collectivités qui en général ne se parlent pas entre elles, fluidifient leur travail en partant des besoins, des qualifications et des envies de ces demandeurs d’emploi.

À titre d’exemple, dans mon territoire, qui a véritablement été lancé l’été dernier, nous avons réussi à placer plusieurs personnes dans l’EBE, mais à peu près autant sur le marché du travail classique. Ce sont autant de victoires face aux drames humains provoqués par le chômage dans notre pays. Je conseille vivement à chacun d’aller voir comment cela change la vie des personnes qui reviennent à l’emploi après un an ou plus d’isolement. Voilà donc un projet qui devrait être prioritaire dans un agenda de justice sociale.

LVSL – Vous montrez également dans l’ouvrage que ces lieux dans lesquels « périt la République » sont aussi des territoires où elle peut se renouveler, trouver un terreau fertile pour se revivifier. Quels sont selon vous les axes prioritaires pour inverser cette tendance ?

N. P. – Le titre insiste en effet sur les territoires « où périt la République », ce qui ne veut pas dire que « la République périt ». Il restera toujours une unité qu’on appellera la République française. Mais on y trouve des poches de précarité qui vont s’en éloigner comme des îlots de manière durable, raison pour laquelle une volonté politiques et des efforts sont nécessaires pour ressouder ces territoires précarisés, marginalisés.

Martin Luther King, peu de temps avant sa mort, découvre que les populations blanches précarisées aux États-Unis souffrent finalement des mêmes problèmes, à des degrés divers, que les populations afro-américaines marginalisées. Sans les mettre sur le même plan, il affirme que sans créer une coalition de ces deux segments de la population, le combat pour la justice sociale ne mènera nulle part. De même, un sociologue de Harvard auprès duquel j’ai étudié, William Julius Wilson, démontre dans ses travaux qu’on peut recréer de l’interdépendance entre des groupes différents, pourvu qu’on leur fasse réaliser qu’ils ont besoin les uns des autres pour avancer.

L’agenda que je propose dans mon livre n’est donc pas révolutionnaire : il faut reconstruire une école qui fonctionne, remettre des hôpitaux là où il n’y en a plus et garantir la mobilité à toutes les échelles. Concrètement, cela nécessite un investissement sans précédent en navettes électriques, puisqu’il faut aussi s’engager dans la décarbonation des transports, et garantir des transports peu chers, quitte à les subventionner, quitte à ce que ce soit déficitaire pour la collectivité. De toute façon, au-delà de la défense de ce service public, en termes d’emplois et de capacité de générer de l’activité économique, cet investissement sera compensé.

Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ?

Du point de vue de nos lycées, l’OCDE révèle que dans les quartiers privilégiés, près de 90 % du personnel est certifié ou agrégé, alors que dans les zones en difficulté, le chiffre chute à 58%. Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ? Cela peut être également le point de départ d’une nouvelle fiscalité, plus progressive, notamment sur la question des héritages, de la taxation des successions et des donations. Et pourquoi pas trouver des instruments innovants comme la mise en place d’un capital de départ pour les jeunes, comme cela commence à être le cas dans certains États américains, à l’instar du Connecticut ?

Pour cela, il faut certes que des gens qui portent ces idées puissent arriver aux responsabilités, mais surtout que ces deux segments de la population se rendent compte qu’ils ont besoin l’un de l’autre, de trouver un représentant commun pour porter ces idées et de voter dans la même direction. Qu’on en finisse avec les idées nauséabondes de l’extrême droite qui ne cherche qu’à diviser sans apporter de solution concrète ou réaliste pour cette convergence des désespérés.

LVSL – Vous esquissez l’urgence de créer cette convergence des désespérés, que vous décrivez dans le livre comme « une alliance de cette France des RER et des TER ». Sur quels fondements et par quel biais cette alliance peut-elle, selon vous, être menée à bien ?

N. P. – Même si chaque situation nationale est différente, on en voit d’une certaine façon les prémices outre-Atlantique, avec une coalition au sein du Parti démocrate qui a tenu jusqu’ici, entre les électeurs blancs de la working class et les minorités afro-américaines ou hispaniques. Cela s’est fait en construisant des propositions parlant à ces deux électorats a priori très différents et ensuite en les mettant en œuvre. Lors de sa présidence, et malgré un Congrès qui n’y était pas forcément enclin, Joe Biden a investi des milliers de milliards de dollars sur des projets d’infrastructures, sur des projets liés au changement climatique, sur des projets de lutte contre la pauvreté chez les enfants qui ont réduit ce taux, en une mesure, de 12 à 6 %.

Il faut donc cette volonté politique, mais surtout, elle doit s’incarner dans des personnalités. Sur l’échiquier politique français, de la gauche de la gauche jusqu’au centre droit, on trouve des personnalités qui sont sensibles à ces problématiques. On parle beaucoup du rapport Borloo sur les quartiers prioritaires. De même, aujourd’hui, l’un des plus fervents défenseurs de la taxation des hauts revenus est Jean-Paul Mattei, du MoDem. On dirait une proposition de Piketty, et cela lui vaut de se faire taper sur les doigts dans son propre camp. Pour autant, c’est un notaire de province, il sait exactement de quoi il parle et c’est là où l’on revient selon moi à une question sociologique décisive.

L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée.

Au sein de la NUPES, on trouve une surreprésentation parisienne, en particulier du Nord et de l’Est de Paris, avec une ligne droite qui va de la place de la République jusqu’à Montreuil. Les idées portées par la NUPES sont logiquement déterminées par cette sociologie urbaine et diplômée, de classes intellectuelles et artistiques, parfois en voie de précarisation. Mon propos n’est pas de dire que ces idées et ces intérêts ne doivent pas être portés, au contraire, mais qu’ils ne doivent pas pour autant devenir prédominants.
L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée. La banlieue, c’est à peu près 5 millions de personnes et la ruralité, c’est 30 millions de personnes. Il y a quand même, à mon sens, une majorité électorale qui pourrait se dégager de cet univers.

Je parlais de Jean-Paul Mattei, de Jean-Louis Borloo, mais on peut aussi parler à mon sens de François Ruffin, qui arrive à parler avec les classes populaires, notamment périurbaines, mais qui semble encore un peu moins connu dans les banlieues, où l’on me dit « il n’est pas sur nos réseaux sociaux, il n’est pas sur les chaînes qu’on regarde », ou encore « il n’est pas sensible aux enjeux de la banlieue », tandis qu’un chauffeur de taxi originaire du 93 me disait quant à lui : « il est trop à gauche ».

Lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

Là aussi, on se confronte à une sociologie loin de l’idéalisation que l’on se fait parfois des classes moyennes et populaires lorsque l’on est militant de gauche : un chauffeur de taxi de la banlieue, c’est quelqu’un qui veut vivre une vie normale, qui ne veut pas être surtaxé, qui aime juste pouvoir faire son boulot convenablement, et qui n’a pas forcément des rêves révolutionnaires. Lorsque l’on aura trouvé ce point d’équilibre, lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

LVSL – Au-delà de ces questions électorales, en termes de formation comme de participation directe à la politique, comment les populations de ces territoires pourraient-elles s’engager davantage dans la vie politique ?

N. P. – Je viens de publier dans la revue Esprit un article sur l’impératif d’une réforme du statut de l’élu local. Tout le monde politique a un train de retard sur la société. Aujourd’hui, lorsque vous êtes jeune, lorsque vous travaillez avec des horaires difficiles, lorsque vous avez une famille, vous n’avez pas forcément de temps à consacrer à cette activité si chronophage qu’est la politiques, débattre pendant des heures de projets d’aménagements ou d’infrastructures, sans que cela aboutisse forcément d’ailleurs. La société a évolué, c’est chose heureuse : au sein d’un couple, tout le monde travaille ; la politique traditionnelle, elle, fait comme si une personne pouvait encore s’appuyer sur la ou le partenaire pour s’occuper du « back office » pendant que l’autre s’occupe de politique. Ces choses-là sont dépassées. Les jeunes élus sont souvent célibataires ou alors s’éloignent rapidement de la politique pour pouvoir s’occuper de leur métier et de leur famille.

Par ailleurs, les politiques de contrôle du territoire que j’ai décrites empêchent trop souvent des jeunes d’arriver aux responsabilités à l’échelle locale. Les conseils municipaux sont souvent surreprésentés par des retraités. Il faudrait davantage d’équilibre. C’est très bien qu’il y ait des retraités, mais une meilleure représentation de la société, et notamment des jeunes, favoriserait sans doute le desserrement de l’étau mis en place par des barons locaux ainsi que l’innovation.

D’autres perspectives sont ouvertes par la révolution numérique, dont je ne connaissais à peu près rien avant d’être élu en charge de ce dossier. J’ai supervisé le déploiement de la fibre dans mon territoire, mis du wifi public, nous avons noué un partenariat avec le lycée local et une start-up parisienne pour faire des initiations au no-code et bientôt à l’intelligence artificielle. Une valorisation professionnelle de ce type d’initiatives ou de compétences sur le CV pourrait inciter des jeunes à s’engager pour la communauté.

Par ailleurs, la France compte 34 945 communes. Les regroupements déjà engagés pourraient permettre à chacune de disposer de davantage de moyens, et aussi, il ne faut pas avoir peur de le dire, de meilleures indemnités pour les élus. Cela peut sembler amusant, mais au titre de ces activités, je gagne 70 € par mois. C’est symbolique, et à ce stade autant les reverser à des associations caritatives qui en font un meilleur usage, mais plus sérieusement, cela signifie que la politique en France reste un sport de riches. Les publics les plus éloignés de la politique doivent donc avoir aussi une raison économique de dégager du temps pour en faire.

Je tiens à conclure en disant que je suis à la fois pessimiste pour la capacité du camp du progrès à rebondir à court terme en France, alors même que réémerge une société d’héritiers figée, ce qui laisse un boulevard à l’extrême-droite pour user des classes moyennes comme d’un marchepied vers le pouvoir, et optimiste comme je l’ai rarement été : Des révolutions encore méconnues mais profondément progressistes comme « Territoires zéro chômeur », mais aussi « Harlem Children’s Zone », que j’ai vu à New York en juin, ou les « baby bonds », ce capital de départ que le Connecticut a mis en place en 2023 le tout avec un coût très raisonnable pour les finances publiques – peuvent, prises ensemble et portées à échelle, permettre, quand il faudra défaire cette société du privilège et reconstruire, de redessiner les trajectoires de vie des plus fragiles et de grandement contribuer à ce que la naissance ne détermine pas la destinée d’un individu – ce qui est, ce me semble, le combat fondamental du camp du progrès.

Maires de France : le moral en écharpe

Hôtel de ville de Sainte-Savine (Aube). © Wikimedia Commons

Les maires de France se réunissent cette semaine sous le mot d’ordre : « Communes attaquées, République menacée ». Le symbole de femmes et d’hommes qui, dans leur mairie, se sentent assiégés. Le paradoxe est le suivant : les élus en lesquels les français en le plus confiance sont aussi les plus exposés. Alors que les contraintes légales et technocratiques se multiplient, que les attaques envers les élus augmentent et que les budgets sont de plus en plus serrés, les élus de proximité sont de plus en plus nombreux à jeter l’éponge et démissionner. Pour y répondre, des mesures d’amélioration de la condition de l’élu sont attendues. Il s’agit désormais de lutter contre la désaffection d’ici les prochaines élections en 2026.

Qu’est ce qui pousse Annie Feuillas, maire d’Aulan – commune de 10 habitants dans la Drôme -, à se rendre dans sa mairie et à représenter sa commune ? Derrière cette image folklorique de la France des 36.000 communes, les maires incarnent la vitalité démocratique de notre pays. À l’heure où le système politique accumulent la défiance, entre les scandales et le procès en déconnexion, l’échelon communal, le plus proche de citoyen, représente un total de 350.000 élus bénévoles dans les communes. Ce maillage est aussi la garantie d’une véritable proximité et d’une connaissance fine des habitants et de leurs besoins. Cet effet s’est particulièrement manifesté lors de la crise Covid, durant laquelle les élus ont démontré leur capacité à intervenir auprès de leurs administrés. À ce titre, le « bloc communal » représente aussi celui de la débrouille pour satisfaire les demandes des habitants malgré les pesanteurs administratives.

Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences.

Pourtant, la crise couve dans les mairies, petites ou grandes. Le phénomène est connu : alors que nous ne sommes encore qu’à mi-mandat, les démissions d’élus sont déjà en hausse de 30% par rapport à la précédente mandature (2014-2020). D’autres indicateurs témoignent eux aussi de cette crise. Tout d’abord, bien qu’ils restent les élus les plus populaires, les maires voient aussi leur côte de popularité s’éroder progressivement. Ensuite, le nombre de candidat aux élections municipales en 2020 est en baisse : -2,5%, pour cette élection d’habitude convoitée. Un dernier indicateur laisse entendre que les prochaines élections, prévue en 2026, s’annoncent difficiles. La proportion de maires qui ont effectué plus d’un mandat, passé de 50 % à 60 %. Or l’usure des fonctions est un facteur caractéristique de renoncement à la fonction. Enfin dernier indice, la disparition massive de communes englouties par ces difficultés : depuis 2017, 2619 communes se sont engagées dans un processus de fusion, soit environ une tous les deux ou trois jours.

Une fonction de plus en plus technocratique

Derrière ce panorama apparaît une large transformation de la fonction. Le maire n’exerce plus comme il y a encore 30 ou 40 ans, que ce soit en ville ou dans les champs. Tout d’abord, le fonctionnement des mairies s’est professionnalisé. Ceci implique un travail administratif sans cesse croissant, de la gestion RH à la gestion financière. À ce titre, la création des centres de gestions, puis des agences techniques s’avèrent un modèle dans l’accompagnement des mairies sans perte d’autonomie. Ensuite, le rattachement des communes à divers échelons administratifs (voire tableau), les réunions avec les organismes d’État (préfecture, ADEME, Agence Nationale de Cohésion des Territoires…), ou encore l’apparition de lieux de concertations thématiques (conseils territoriaux de santé, plans alimentaires de territoire…) multiplie les interlocuteurs et les réunions. Ceci contribue à éloigner l’élu de sa commune, sans nécessairement amener à plus d’efficacité dans la prise de décisions.

Tableau réalisé par l’auteur

À ce jeu, la mise en place des Établissements publics de coopération intercommunales (EPCI), parachevée par la loi du 16 décembre 2010, a constitué une étape fondamentale dans cette transformation. Cette réforme, tout en transformant le quotidien et le pouvoir des villes, apparaît comme inaboutie. Certes, ces instances ont permis de mutualiser les moyens dans certains domaines et donc de préserver une qualité technique indispensable. Sans la mise en commun de ces moyens, il aurait sans doute été difficile d’organiser la gestion d’appels d’offre ou l’entretien de la voirie dans chaque commune.

Dans le même temps, il s’agit aussi de strates dotées de compétences propres et de fonctionnements démocratiques – avec des scrutins indirects entre élus – qui ne favorise pas toujours la lisibilité des décisions. Si bien que, les conseils communautaires, composés pourtant des maires et élus municipaux, donnent souvent à ceux-ci le sentiment d’une perte de maîtrise sur leurs communes respectives. Cet entre-deux a depuis été largement mis en question. Sans paradoxalement qu’une issue n’apparaisse clairement, le simple retour en arrière paraissait désormais impossible.

https://www.intercommunalites.fr/actualite/lintercommunalite-en-2022-une-affiche-grand-format/#gallery-id-35271
Carte des intercommunalités et de leurs compétences. Source : Intercommunalités de France

Ceci traduit un mal chronique français. Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences. Sans revenir sur l’historique complet, les lois NOTRE (2015) ou 3DS (2022) ont encore alimenté ces transferts. Le sujet n’est pas neutre et a été, hélas, largement éclipsé par les discussions, quelques fois anecdotiques, du redécoupage territorial. En plus de créer de la confusion sur les missions de chaque échelon, ces transferts imposent des périodes de transition compliquées pour les élus et les agents communaux. Par ailleurs, en éloignant les centres de décision, ce partage des compétences a pu se traduire par des situations critiques, visibles par exemple en matière de transports scolaires, désormais massivement assuré par les Régions. À ce titre, la récente évocation d’une possible suppression des départements est un signal inquiétant, qui brouille encore la lisibilité pour les citoyens comme les élus.

Enfin, les maires se retrouvent doublement exposés à la compression des moyens publics et des effectifs, tant en temps qu’usager que premier interlocuteur des citoyens. Cette situation se traduit dans l’exercice de leur mandat par un moindre accompagnement, notamment de la part des préfectures, alors que les échéances réglementaires continuent de s’imposer. Cette faiblesse est même désormais pointée par la Cour des Comptes. Ceci donne le sentiment à de nombreux élus d’être soumis à des injonctions sans aide, en dehors des programmes dédiés d’ingénierie, comme « Petites villes de demain ». Dans le même temps, le contrôle de l’action publique, le contrôle de légalité ou encore les règles propres à la prise en compte des conflits d’intérêt, pour légitimes qu’elles soient, laissent souvent les élus se débrouiller tous seuls.

Le quotidien d’élu s’avère de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif, avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe.

Le quotidien d’élu s’avère ainsi de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe. Cette difficulté à appréhender cette dimension explique d’ailleurs en bonne partie les nombreuses difficultés observées, des villages aux grandes villes. Enfin, le passage d’information apparaît de plus en plus comme une dimension centrale de la fonction, tant avec les différents interlocuteurs qu’auprès des citoyens. Conséquence de cette complexité, on observe une « professionnalisation » croissante des maires. Ainsi la part des maires retraités ou appartenant aux cadres et professions intellectuelles, plus maîtres de leur temps, ont fait chacune un bon de 10 points depuis 2008.

Des budgets toujours plus durs à boucler

À cette difficulté s’ajoute la contrainte financière de plus en plus présente. En effet, l’État fait peser une part de son désendettement sur les collectivités, en s’appuyant sur le fait que leur budget ne peut présenter de déficit. Depuis une dizaine d’années, un vaste plan d’austérité s’est ainsi mis en place, d’abord avec la baisse des dotations par François Hollande juste après les élections municipales de 2014, puis leur gel, et désormais avec des hausses plus faibles que celle de l’inflation. Celle-ci est par ailleurs plus forte pour les communes que pour les particuliers, l’Association des maires de France l’estimant à 7,7% en 2023, contre 4% pour les ménages. A la hausse des prix des matériaux s’ajoute celle du point d’indice des fonctionnaires (+ 5% en deux ans), celle de l’énergie (+ 66% cette année) et désormais la hausse des taux d’intérêts sur les emprunts. Sans compter les dépenses d’aide d’urgence déployées par de nombreux élus pour aider leurs concitoyens face à la crise sociale.

Alors que les dépenses flambent et que les dotations sont insuffisantes, le levier fiscal est de plus en plus difficile à actionner. D’abord car le potentiel fiscal de nombreuses communes s’avère faible, comme l’illustre par exemple le fait que 62% n’ont aucun commerce. Ensuite pour des raisons politiques, une hausse d’impôt est souvent très mal perçue par les électeurs. Enfin, en raison de la suppression de certaines recettes importantes, comme la taxe d’habitation sur les résidences principales et la Contribution sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE). Au total, l’Association des Maires de France chiffre ces pertes à 7 milliards d’euros depuis trois ans. De fait, les communes sont de moins en moins autonomes en matière fiscale et tombent peu à peu sous la tutelle de l’Etat.

Pour faire face, les élus doivent partir à la tâche aux subventions. Une tâche de plus en plus chronophage et technique qui place les autres échelons en position de juge de l’opportunité et de la qualité des projets. La part des subventions dans les recettes permettant d’investir a ainsi cru de 5 points entre 2019 et 2022 traduisant là encore une perte de marge de manœuvre budgétaire. La logique d’appels à projet s’est généralisé présentant deux conséquences fâcheuses. Tout d’abord des calendriers de dépôt toujours plus contraint obligeant les collectivités, même lorsqu’elles disposent de service peu étoffés, à une réactivité forte. Ensuite, elle corsète les possibilités d’investissement à un cadre et un objectif précis, qui est loin de toujours correspondre aux besoins immédiats du territoire.

Réenchanter la fonction d’élu local

Aussi, les élus sont soumis au temps de façon irrémédiable. La hiérarchie entre les urgences, les échéances de mise en conformité, de réponse aux organismes, de demandes de subvention ou des appels à projet font partie du quotidien. Un calendrier subi qui ne permet pas de prendre le temps de la discussion démocratique. Une meilleure visibilité sur les dates, et des délais suffisamment importants offriraient la possibilité d’un processus de décision impliquant les citoyens. À cela s’ajoute la responsabilité pénale de l’élu, protéiforme, qui fait planer une épée de Damoclès au dessus de la tête de chaque édile. Dès lors, le stress et la pression qui pèsent sur les élus est loin d’être anecdotique.

Face à ces difficultés, le maire se retrouve souvent bien seul. Ce volet est malheureusement peu abordé dans les analyses, tant la vie municipale est faite de rencontres et de contacts. Pourtant, le maire se retrouve face à de nombreux arbitrages, dont il est in fine le seul responsable. Il se retrouve également à gérer les relations avec les habitants, le personnel municipal, les différents organismes et l’administration d’État. Une charge émotionnelle forte face à laquelle de nombreux élus ne sont préparés. En outre, la compétition mise en place entre les territoires, notamment pour l’obtention des subventions ou les enjeux de l’intercommunalité, ne permet pas toujours d’échanger librement avec ses collègues proches. Enfin, l’affaiblissement des partis politiques n’offrent plus de cadre de soutien et de formation pour les élus. Ils sont désormais une majorité à être sans étiquette, le principe même ayant été écarté pour les communes de moins de 9.000 habitants.

Pourtant, le rôle du maire apporte de nombreuses satisfactions. La possibilité de transformer concrètement le quotidien, la capacité à entraîner les habitants sur des projets, la faculté à mettre en relation les personnes sur le territoire. Les maires au quotidien retissent des liens entre les habitants, trouvent des solutions aux situations difficiles. En un mot, ils mettent une touche d’humanité dans le monde administratif. Ils se révèlent enfin incontournables, à l’heure du dérèglement climatique, par leur connaissance fine du territoire municipal.

Les propositions liées à la revalorisation des indemnités passent à côté de l’essentiel du problème.

Les propositions officielles pour améliorer les conditions d’exercice du mandat pêchent encore. La proposition de hausse des indemnités des élus apparaît à ce titre inadapté. Au regard des contraintes, cette indemnité, qui n’est pas une rémunération, n’est pas un facteur déterminant dans le fait de se présenter. Si quelques centaines d’euros supplémentaires ne seront pas de trop pour les élus des petites communes, ils ne suffiront pas à résoudre la crise d’attractivité de la fonction. Par ailleurs, ces hausses placent les élus dans une situation d’arbitrage indue, puisque les indemnités de mandat sont financées sur les budgets municipaux, et confortent l’idée d’élus attirés par l’argent.

En revanche, un système de cotisation, sur le modèle du système de chômage, permettrait de compenser les pertes de salaires des actifs élus. Ceci permettrait de faire davantage contribuer les élus retraités, majoritaires à occuper ces fonctions. Enfin, des propositions comme une protection juridique publique, pour les actions relevant de leurs fonctions, ou encore l’ouverture de passerelles en fin de mandat avec la fonction publique territoriale, offriraient davantage de sécurité aux candidats. Autant de propositions évoquées depuis des années pour une potentielle réforme du « statut de l’élu » qui n’a fait que traîner. Alors que les démissions s’amplifient et que les prochaines municipales se profilent, il semble urgent de réenchanter la fonction d’élu local.

« Les classes laborieuses vivent la politique dans leur chair au quotidien » – Entretien avec Selim Derkaoui

Avec son essai Rendre les coups, boxe et lutte des classes publié au Passager clandestin, le journaliste indépendant et co-fondateur du média Frustration Selim Derkaoui rend hommage à la boxe anglaise et à travers elle, à la classe laborieuse. En revenant sur l’histoire de ce sport et sa sociologie, il analyse la dimension politique que révèle sa pratique. En s’appuyant sur des entretiens menés auprès de boxeurs, le journaliste donne à voir un sport de classe et invite à dépasser un imaginaire souvent façonné par la culture dominante à travers des films ou des romans.

LVSL – Vous affirmez dans votre livre que la boxe est historiquement un sport émancipateur, tant pour ses pratiquants que pour ses spectateurs. Comment analysez vous cette émancipation ?

Selim Derkaoui – Ce qui m’intéressait avec ce livre c’était de comprendre pourquoi, dans le cas français, ce sont des personnes blanches et prolétaires qui ont initialement boxé. Je pense par exemple à Marcel Cerdan. Comme tout sport, la boxe revêt une dimension émancipatrice. Elle permet de se voir progresser et de constater directement les fruits de son travail sur soi. C’est une dynamique qui n’arrive pas toujours à l’école. De même pour certaines catégories la société renvoie le contraire que ce soit au niveau de l’entreprise ou du salariat. En effet, ce sont des espaces dans lesquels il y a toujours un plafond de verre. La boxe permet des marges de progression et induit également un rapport avec le coach, une figure d’autorité qui vient souvent du même milieu social que soi. Cela est rassurant et entraîne une proximité de classe.

Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair et ce, au double sens : politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring.

Du côté des spectateurs, c’est différent. On ne peut pas faire abstraction du bas instinct, de regarder un spectacle violent, notamment pour la bourgeoisie qui aime bien voir mettre en scène des corps prolétaires, que ce soit à la guerre ou sur un ring – pour eux c’est la même chose. Il s’agit donc d’un spectacle qui consiste à regarder au loin les « corps racisés et prolétaires » – comme le disaient Aya Cissoko ou mon père – mis en scène et se battre entre eux. On a donc initialement une part de voyeurisme.

En revanche, les classes laborieuses qui regardaient ce sport le voyaient davantage comme un spectacle populaire, dans lequel on voit ses frères – et dans une moindre mesure ses sœurs – combattre. Il y avait un enjeu de proximité sociale, de se supporter mutuellement, collectivement. En d’autres termes, ce sont des gens de notre milieu qui pratiquent ce sport-là, ce qui implique de se supporter ensemble, collectivement.

LVSL – Dans votre livre, vous prenez l’exemple de votre père et d’autres personnes. Pouvez-vous revenir sur le rapport qu’elles ont eu à ce sport, l’incidence que la pratique de la boxe a eu sur leur vie ?

Selim Derkaoui – La classe laborieuse vit la politique dans sa chair au quotidien. Lorsque le gouvernement d’Emmanuel Macron supprime les contrats aidés, cela a une incidence directe sur ma mère qui en avait un. Ça les touche au quotidien. La politique vient à eux sans qu’ils ne le demandent. La boxe, c’est ça également. Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair, politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring. Pour prendre un exemple, c’est quand même très compliqué de se dire qu’on va te taper le visage d’une personne, dans le cas de la boxe anglaise.

Le visage est par ailleurs l’endroit du corps qui est symboliquement marqué comme le furent les gueules cassées pendant la Première Guerre mondiale. Ceux qui pratiquent la boxe, ce sont des gens qui vivent la politique dans la chair. Parce qu’ils ont tout ça, ces démons, qui font qu’ils sont en capacité de faire ce sport précisément, qui est dur et violent physiquement. 

Qu’il s’agisse de mon père ou d’Aya Cissoko et plus largement des personnes que j’ai pu interroger, j’ai fait ce lien entre elles. En tant que journaliste, c’est notre métier. Il s’agit de faire le lien entre les gens et faire ensuite ressortir ce qu’ils constatent par eux-mêmes. Les analyses de classe sur la boxe, je les ai eues grâce à eux, grâce à ce recul qu’ils ont eu sur leur sport.

Rendre les coups, boxe et lutte des classes de Selim Derkaoui

Géographiquement dans les quartiers populaires, socialement, par rapport à leur statut, et aussi racialement parce que l’immigration est liée à la France d’en-bas. C’est donc la couche populaire blanche, prolétaire à la base qui en fait, et ensuite progressivement, les couches encore plus populaires subissant le racisme qui pratiquent ce sport en plus de vivre des oppressions multiples. À chaque fois à travers la boxe, il y a comme une gradation inversée, avec des populations de plus en plus pauvres qui se succèdent entre elles. Cela fonctionne comme un reflet social.

LVSL – Dans la première partie de votre livre, vous expliquez ne pas étudier spécifiquement la boxe, mais une pratique qui correspond à une grande groupe social.

Selim Derkaoui – Plusieurs choses ont motivé l’écriture de ce livre. Il y avait déjà un très bon documentaire sur Muhammad Ali, sur Arte. Mon père me parlait régulièrement de ce boxeur et il avait lui-même fait de la boxe. Je me suis également dit qu’on parlait souvent de la boxe aux États-Unis, dans les ghettos noirs, mais pas en France, pays pour lequel il n’existe que peu de documentation sur le sujet et peu d’auteurs sont spécialistes. Lorsqu’ils le sont, ils sont centrés sur la pratique sportive en tant que telle, ce qui implique qu’il n’y avait pas vraiment d’approche politique du sujet.

J’ai pensé qu’il y avait nécessairement un lien en France ou dans d’autres pays, je pense qu’il y a quand même une histoire commune avec l’histoire américaine. Sur le sport et la boxe. De fil en aiguille, j’ai interviewé mon père et en lui posant des questions, il m’a dit que ce sport était politique. Lui-même avait débuté cette pratique par rapport à la police, aux gangs, à cause de cette insécurité sociale permanente pour résumer.

Je ne suis pas adepte du discours qui consiste à dire qu’il ne faut pas importer les problématiques raciales américaines en France : interrogeons celles et ceux qui la subissent, justement comme les boxeurs et les boxeuses. Eux me disaient que quand ils voyaient Muhammad Ali, ou le mouvement Black Lives Matter, ils faisaient des ponts avec leur existence, en se disant qu’évidemment, il y a des choses différentes historiquement. Il y a une sorte d’internationalisme antiraciste. Et ça, ils me le disaient régulièrement : au quotidien, ils le constatent avec le rapport avec la police, les questions coloniales qui ne sont pas encore réglées.

On le voit par exemple avec cette cagnotte en soutien au policier qui a tué Nahel. Beaucoup de gens auraient donné pour cette cagnotte. Sur ces considérations politiques, je me suis dit qu’il était important de parler de la France. Mettons cela en avant pour rendre cette fierté, mettre en valeur des vécus à travers la boxe, et ce en n’étant pas uniquement axé sur les États-Unis. La boxe est surtout un prétexte.

LVSL – Avez-vous des explications sur l’écart de médiatisation entre les États-Unis et la France, alors qu’en France, il y a aussi des boxeurs connus ?

Selim Derkaoui – En France il y a aussi des boxeurs connus, ils étaient davantage médiatisés, du fait de valeurs symboliques accolées à ce sport, dont nous avons parlé précédemment. Ce qui est intéressant c’est que quand j’en parle aux entraîneurs et même à un historien, Stéphane Hadjeras, il me disait être méprisé dans son domaine. Il y a un mépris de classe, ainsi que du racisme. Ils me disaient que eux-mêmes n’arrivent pas à mettre des mots sur le fait que, malgré le fait qu’il y ait des champions en France (Brahim Asloum pour ne citer que lui), il n’y avait que peu de médiatisation de ce sport.

C’est vraiment le sport américain qui s’est exporté, le sport cubain aussi. Les Cubains sont très bons en boxe, notamment amateurs, parce qu’ils étaient interdits de JO. Dès l’école, il y a des clubs de boxe, il y a un truc très fort là-dedans. Et sport américain donc forcément médiatisation un peu plus importante.

En France, les entraîneurs me parlaient du mépris de classe et de racisme. Nous pouvons comparer avec le tennis, sport dans lequel la France ne gagne que rarement. Pourtant celui-ci est sur-médiatisé, avec des sponsors, des publicitaires, un sport très capitaliste en somme. L’argent rentre en ligne de compte. Et puis, il y a le fait que ce n’est pas la boxe qui n’intéresse pas mais celles et ceux qui la pratiquent et l’incarnent. En ce moment, on assiste à une gentrification de la boxe. Olivier Véran en fait, Macron aussi. On peut en déduire que ce n’était pas le sport qui était méprisé mais les gens qui la pratiquent.

Aya Cissoko m’expliquait qu’à Sciences Po, elle vivait vraiment un mépris de classe de la part des gens qu’elle ne rencontrait pas dans les quartiers où elle constatait davantage de solidarité. C’était certes très masculin donc parfois dur de s’imposer pour une femme, mais elle m’a dit que c’était pire en grande école avec la bourgeoisie qui la regardait de travers, ils l’identifiaient au côté « racaille », au côté « sauvageonne ». En plus hystérique car, donc beaucoup de choses se mélangeaient, ce qu’elle n’avait pas forcément avant, ou dans une moindre mesure. Il y avait comme du sexisme, mais moins que dans les classes dominantes. Sa simple présence donnait corps à la lutte des classes et c’était ce qui dérangeait.

LVSL – Dans le livre, vous dites préférer le terme de classe laborieuse à celui de classe populaire. Pourquoi ce choix ?

Selim Derkaoui – C’est important pour la forme du livre, pour faire un récit documentaire à voix multiple de partir de l’expérience vécue des gens pour ensuite sortir des analyses par eux-mêmes. Dans l’expression classe populaire, il y a une dimension passive. On va observer des gens qu’on ne connaît pas socialement. Dans l’émission C ce soir, pendant un débat, cela m’a vraiment marqué : il n’y avait que des CSP+ pour parler des classes populaires. Qu’est-ce que ces catégories de la populations se disent quand on a des débats sur eux ? On parle de 80 % de la population française. Qu’est-ce qu’ils se disent ? Ils se disent mais attends, est-ce qu’on parle de moi ?

Cela engendre une honte sociale, donc les gens s’estiment faire partie de la classe moyenne pour se rassurer socialement. Il y a une sorte de condescendance à utiliser ce mot-là. Dans populaire il y a un côté populace, très culturel aussi, et pas politiquement porteur, parce qu’il n’y a pas de conflictualité de classe dans ce terme-là. Je retrouve davantage cette conflictualité dans laborieux, qui induit le rapport au travail, ou l’absence de travail aussi, mais la pression qu’on y met pour que les gens trouvent du travail. Les deux sont liés, et le terme met un peu de conflictualité de classe. Ce n’est pas seulement des expressions, c’est aussi ce que tu vas en faire et en dire donc c’est très porteur. C’est également important et ça en dit long surtout sur ceux qui l’emploient plus que ceux qui sont censés représenter.

Avec Nicolas Framont, nous avons analysé cela : c’est en fait partir du principe que les gens sont en capacité, et qu’on est en capacité, de s’auto-analyser et de mettre cela en relation une conflictualité de classe. C’est aussi une manière de retrouver une dignité sociale. En disant populaire, il y a un côté un peu zoo-sociologique. Ce qui me dérange le plus avec ce mot, c’est qu’il est dépolitisé. Et comme je disais tout à l’heure, des personnes qui sont intrinsèquement politiques, parce qu’elles subissent les conséquences des décisions politiques au quotidien.

Je vais prendre l’exemple de ma mère qui était au RSA. Maintenant, elle est au minimum vieillesse, elle a travaillé en contrat-aidé dans les écoles très longtemps, elle se battait avec le Pôle emploi avec la CAF pendant des semaines et des semaines, à devoir se justifier, à devoir trouver des trucs bénévoles en parallèle, ça c’est de la politique et elle en fait au quotidien. Parler de laborieux, c’est mettre ça en perspective et retrouver une dignité.

LVSL – De même, dans le livre, vous notez un sous-financement systématique du sport par les pouvoirs publics : comment expliquer ce mouvement de désintérêt de la part de différents acteurs notamment politiques, locaux alors que d’autres sports sont eux largement plus financés ? D’autant que dans le même temps, vous décrivez la convocation de figures issues de la boxe dans les périodes de tension sociale.

Selim Derkaoui – Oui, assez contradictoire et plus largement désintérêt pour le sport. Les classes dominantes ont un intérêt quand ça les sert. La boxe reflète parfaitement ça. Cela ne les intéresse pas quand il s’agit d’investir politiquement les quartiers populaires parce que ce n’est pas électoralement intéressant, ils se disent qu’ils ne votent pas et ça ne les intéresse pas. C’est un peu le reflet que les services publics ne sont pas intéressants à implanter dans ces quartiers-là ou dans les zones rurales.

Il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non l’ordre politique des classes dominantes.

Pour les clubs de boxe, ça ne les intéresse pas d’en implanter, de financer ça, en sachant qu’il y a une population qui peut être si intéressée et s’émanciper par là aussi. En revanche, quand il s’agit d’instrumentaliser ce sport, quand il y a des « émeutes », ils appellent ça comme ça, des révoltes, ils vont contacter des coachs, comme mon père d’ailleurs ou des entraîneurs, pour calmer les soubresauts un peu révolutionnaires de cette jeunesse. Parce qu’ils perturbent l’ordre public, parce qu’ils remettent en cause des inégalités sociales profondes et territoriales, ils dérangent. On va donc utiliser la boxe pour les canaliser. Cela reflète leur hypocrisie : il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non leur ordre politique.

LVSL – D’un point de vue culturel, au niveau de l’imaginaire qu’il véhicule, quel est le statut de ce sport ?

Selim Derkaoui – Aux États-Unis, évidemment, ce sport est très représenté au cinéma. C’est assez contradictoire, culturellement. Parce qu’évidemment, ce sont les classes dominantes qui imposent leur vision des choses culturellement. Donc c’est leur regard sur les cultures populaires et ce regard peut être un peu biaisé. Cela débouche sur une vision très esthétique et qui peut être très dépolitisée parce qu’ils ne vont pas saisir la politisation de ce sport-là. Ces pratiques populaires, ça peut être la boxe, ça peut aussi être le rap.

Je qualifierais leur regard de bourgeois gaze. Celui-ci ne reflète pas forcément le côté de classe de ce sport. Il y avait un article qui m’avait marqué dans le Figaro : en juin, ils avaient fait tout un dossier sur la littérature et la boxe. Il n’y avait pas une seule fois le mot classe, ni le mot populaire, rien du tout.

Ils mettaient en avait le fait que deux hommes s’affrontent sur un ring, avec une dimension sacrificielle, avec tout ce vocabulaire qui est mobilisé : grandiloquent, mais totalement dépolitisé. C’est avant tout esthétisant. C’est pour cette raison que moi ça m’intéressait de le faire et d’avoir le regard de mon père et des entraîneurs, aux boxeurs aux boxeuses. parce que tu te rends compte qu’en fait ils ont à la fois subi et apprécié ce sport mais avec une forme d’urgence vitale.

Il y a quand même une dimension qui est hors sol, surtout dans la littérature, plus qu’au cinéma. Mathieu Kassovitz, il a fait ça. Il y a un livre, Shadow Box de George Plimpton, c’est un bon livre. Ce qui m’a perturbé, c’était vraiment le côté dandy de la boxe. On met les gants, on se déguiser en boxeur pour se mettre à leur place et se mettre en scène de manière narcissique ensuite dans un livre, donc avoir le capital symbolique qui va avec, puis retourner à sa vie tranquille de dandy bourgeois.

Je n’aime pas pas cet aspect de mise en scène de soi. Je trouvais qu’il ne mettait pas forcément beaucoup en valeur les gens qui voyaient. Il y a un truc d’appropriation culturelle. Même si le livre n’est pas mauvais en soi, cette démarche-là me gêne profondément. On revient sur le côté classe laborieuse, je préférais mettre le lien entre les gens, parce qu’ils parlent très bien d’eux-mêmes. Et y a un truc qui peut me perturber aussi, sur le côté roman de manière générale, je l’ai vu par rapport à la boxe, c’est déjà un peu trop se raconter de manière très narcissique.

Le vécu des gens est tellement passionnant, qu’il n’y a pas besoin d’inventer trop de choses. Elles sont sous nos yeux. Quand je voyais Aya Cissoko, mon père, je l’ai redécouvert en faisant le livre, en l’interviewant, et j’ai découvert des choses merveilleuses en fait. La chair elle est devant nous.

LVSL – Dans la postface de l’ouvrage, François Ruffin dit s’interroger : pourquoi l’avez-vous choisi lui pour postfacer un ouvrage sur un sport qu’il n’a jamais pratiqué ? Plus largement, pourquoi le choix d’une préface par Médine et d’une postface par François Ruffin ?

Selim Derkaoui – J’avais pensé à François Ruffin journalistiquement, plutôt sur le côté formel. Il m’a vraiment inspiré. Tout ce que je viens de dire, à partir de l’expérience vécue, à la base, au début de mes études à la fac, c’était lui que je lisais surtout. Je lisais Fakir, Le Monde Diplo aussi.

Peut-être que François Ruffin ne sera pas d’accord avec ça – ce serait intéressant d’en parler – ce n’est pas une fin en soi. Je cherche à pouvoir justement décrire le réel, et lui aussi il est un peu comme moi. De même l’imaginaire, on n’en a pas forcément beaucoup, mais, en fait, l’imaginaire il est chez les gens. Et je pense qu’il a le souci de faire sortir ce que les gens ont en eux, mais qui n’ont pas forcément d’intérêt pour en parler. Mon père par exemple avait cette lecture-là de classe en lui. Et c’est en lui posant des questions qu’il a encore plus verbalisé. On est là pour faire le lien, en fait, entre les gens. Ce côté-là, en plus d’une plume un peu rigolote pour dire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Chez Ruffin il y a un peu de ça. Ça qui m’a inspiré pour Frustration aussi avec Nicolas Framont.

François Ruffin, c’était également pour le côté sport. Il a un rapport au football populaire. Il s’intéresse aux petits clubs, aux invisibles, aux milliers de personnes qui la pratiquent dans l’ombre et qui la font vivre. Quand il enlève son maillot à l’Assemblée, c’est une belle mise en scène. C’est là vraiment rendre visibles les invisibles, c’est ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il dit lui-même, je crois que. Et moi, la boxe, là-bas, je voulais un peu faire la même chose aussi : parler de tous ces gens qu’on ne voit d’autant plus pas que médiatiquement, même ceux qui sont pros, on ne les voit même pas.

Enfin concernant Ruffin, il y a le format des livres. Je pense qu’il y a les trois quarts des livres, tu peux enlever la moitié, largement. Ruffin ne fait pas des livres si longs, justement. Il a compris ça. Normalement tu es censé faire assez court parce que si c’est fluide. Si tu dis des choses précises et intéressantes, tu n’as pas besoin de faire des tonnes. Normalement en une phrase, tout est dit. Il y a une économie de mots sans pour autant faire une économie de pensée. Et ça je l’ai ressenti en l’écrivant. Chez Ruffin, je l’ai ressenti aussi, le fait de dire des choses très pertinentes mais en peu de mots.

Ensuite, de fil en aiguille – j’en ai parlé avec mon éditrice – nous nous sommes dits : mais pourquoi pas un rappeur ? Notamment, Médine, parce que lui, il y avait quand même beaucoup de liens, cette fois-ci de fond, sur notre vécu commun.

Un père boxeur, évidemment, les quartiers populaires, mais de province, des campagnes, ce que j’essaye de décrire un petit peu. Pas banlieue parisienne, pour changer un petit peu, quand on parle de banlieue, on a la focale parisienne, mais il y a toutes les banlieues des campagnes la banlieue de Nantes, celle de Caen ou celle du Havre où est Médine. Et je trouvais ça assez pertinent de donner la parole dans un endroit à une personne qui, de par son statut social aussi, et de par ce qu’il fait, on n’a pas l’habitude de le voir. sur ce terrain-là, écrire une préface. Certes, il a déjà écrit un bouquin avec Pascal Boniface, mais je tenais à mettre à l’honneur des personnes qui n’ont pas le capital symbolique ou culturel pour être là.

C’est assez rare quand même dans la littérature, dans les romans, dans les essais de voir des gens des milieux populaires quand même. Après je ne savais pas trop préface-postface mais après… ça tombait sous le sens que Médine commence, évidemment, pour toutes ces choses que je viens d’évoquer. Le premier concerné aussi pour ouvrir le livre, Et Ruffin, pour le finir, avec le fait de se demander pourquoi lui ? Il le conclut très bien. Et puis politiquement, Médine incarne une France des banlieues et François Ruffin les espaces plutôt ruraux, donc c’était une manière de faire le pont entre ces espaces.

C’est ce que veut faire Ruffin, c’est ce que veut faire Médine. Stratégiquement, on a des désaccords, on ne le fait pas de la même manière. Mais le but c’était avoir les deux Frances qui ont beaucoup de liens entre elles, clairement. Et puis c’est un livre aussi qui est pour les white trash, c’est nous-mêmes, les boîtes de nuit de province, des milieux qu’on connaît très très bien. Mon père voyait beaucoup de petits blancs des milieux ruraux. Mon oncle était gilet jaune parce qu’il habitait en campagne. La différence, c’est le racisme. Mon livre est aussi un moyen de dire regardez, d’ailleurs, on se croise.

Ça peut être dans le sport, ça peut être au travail, mais on a cette différence-là qui fait que soutenez-nous là-dessus pour qu’on puisse créer une solidarité de fait contre l’ennemi commun qu’on a. C’est le capital, c’est les classes dominantes, c’est la police, c’est eux qui nous méprisent.

LVSL – Vos évoquez à plusieurs reprises un rapport entre le corps façonné par la boxe et le corps laborieux de celles et ceux qui effectuent des métiers pénibles : sous quelles conditions le sport ou plus largement une pratique sportive ou culturelle peut-elle être un moyen de se réapproprier son corps ou d’affirmer une identité de classe ?

Selim Derkaoui – L’identité de classe réside dans le fait qu’à travers la boxe, on a le moyen de progresser : le travail paye. On trouve cette idéologie bourgeoise derrière la méritocratie. Les boxeurs ont un rapport souvent compliqué avec certains aspects de l’éducation nationale.

C’est comment c’est une institution qui véhicule les inégalités sociales. Ils l’ont très très mal vécu et souvent ça revenait. C’est quelque chose qu’ils ne trouvaient pas dans la boxe justement. Ils avaient un rapport avec le coach d’un même milieu social aussi, une compréhension mutuelle, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique racial aussi.

Et tout ça dans la boxe vu qu’ils étaient un peu aussi entre eux, même classe, donc forcément un regard assez commun. On va partager des expériences communes sur l’école, sur le travail, donc une solidarité un petit peu qui se retrouve dans la base. Un petit peu que tu retrouves dans la salle, que t’as pas forcément à l’extérieur. La boxe devient un second lieu de politisation et de conscientisation entre nous. Et cela donne une fierté, une dignité de classe par le sport et le corps aussi.

Il y a effectivement l’instrumentalisation du corps par les classes dominantes. À partir d’un certain niveau, les sponsors sont nos aguets. On met dès lors en scène ces corps laborieux à des fins financières et de spectacles bourgeois. Et c’est pour ça que Aya comme mon père, ils sont plutôt dans une dynamique de boxe par et pour nous-mêmes (de la boxe éducative, de la boxe amateur débarrassée de l’argent et du capitalisme).

Et eux, ils aiment ce sport, mais qui n’est pas un sport marchandisé. Comme Ruffin ce que Ruffin dit sur le foot : c’est un sport qui, en soi, est magnifique parce que, il y a un dépassement de soi, une confiance en soi. Alors la boxe, aller sur un ring, c’est quand même, c’est très difficile. Tu as une personne en face de toi qui a le même objectif de toi, dans le respect des règles évidemment, c’est très impressionnant. C’est le visage en plus qui est touché. Donc il y a une valeur symbolique comme je disais sur les gueules cassées.

C’est une métaphore des vies cabossées : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement.

Ça te donne une surdose d’estime de soi d’être sur un ring, que tu peux ensuite revendiquer ailleurs. Ça peut être à l’école, comme Aya d’ailleurs qui a fait des ponts entre les deux. Et maintenant, elle rend les coups par écrit, comme j’essaye de faire d’ailleurs. Mon père, il a rendu les coups syndiqués à l’hôpital public pour se battre contre sa direction, pour ses camarades salariés, les infirmières. C’est une métaphore de leur vie cabossée : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement. Aya le disait très bien, sur un ring, tu dois toujours trouver la porte de sortie, déterminer comment tu vas t’en sortir. Dans la vie c’est pareil, tu cherches toujours la porte de secours.

Accès à la santé : faut-il réguler l’installation des médecins ?

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant à réguler l’offre de soins ont connu le même sort : le manque de volonté politique des gouvernements successifs, largement dû au fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, est responsable d’une dégradation de l’accès à la santé des Français, particulièrement les plus défavorisés. Pour contrer cette tendance à la politique du ruissellement en matière de santé, la régulation de l’installation des médecins constitue une alternative. C’est d’ailleurs le souhait de la majorité des Français : 84 % d’entre eux sont favorables à une obligation d’implantation dans certains territoires lors des premières années d’exercice pour une répartition plus équitable.

Un accès aux soins dégradé et inégal

L’accès à la santé se dégrade pour les Français en général, mais pour certains plus encore que pour d’autres. L’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL) moyen1 aux médecins généralistes, qui mesure le nombre de consultations par an et par habitant auxquelles les Français peuvent avoir accès, est ainsi passé de 4,06 en 2016 à 3,93 en 2018, soit une diminution de plus de 3 % en deux ans2. Cette dernière est plus prononcée dans les communes les moins bien dotées : les 10 % des Français les moins bien dotés ont accès à 2,24 fois moins de consultations que les 10 % les mieux dotés en 2018, contre 2,17 fois en 2015.

In fine, le nombre de Français vivant dans un territoire de vie-santé sous-dense, c’est-à-dire ayant accès à moins de 2,5 consultations par an et par habitant, est passé de 2,5 millions d’habitants en 2015, soit 3,8 %, de la population, à 3,8 millions en 2018, soit 5,7 %. Et ces déséquilibres ne se résorbent pas, ils semblent au contraire s’aggraver dans le temps, voire s’étendre autour de zones déjà faiblement dotées3. Le constat vaut aussi pour les spécialistes4 : en 2017, le délai d’attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste variait de 4 jours pour les 10 % des Français les mieux dotés à 189 jours pour les 10 % les moins bien dotés, soit 47 fois plus ; pour les pédiatres, les délais variaient de 0 jour à 64 jours, soit plus de deux mois pour obtenir un rendez-vous pour 10 % de Français.

« La carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par Hervé Le Bras. »

Si cette dégradation s’explique en partie par un manque global de médecins, elle est surtout due à leur répartition très inégale sur le territoire. Trop peu de médecins exercent en France, dans un contexte d’augmentation soutenue de la demande de soins. Certes, leur nombre est resté relativement stable au cours des dernières années (214 000 médecins de moins de 70 ans en activité en 2021, contre 216 000 en 2016), même si généralistes et spécialistes ont connu des évolutions divergentes, en l’occurrence une baisse des premiers et une hausse des seconds.

Cependant, la densité médicale standardisée, c’est-à-dire prenant en compte la consommation de soins, a fortement diminué sur la période du fait d’une consommation de soins en augmentation, causée par le vieillissement de la population : elle est passée de 331 à 312 pour 100 000 habitants entre 2012 et 2021. De fait, la Drees indique que cette densité devrait continuer à diminuer au cours des 15 prochaines années, avant de retrouver son niveau de 2021 en 20355. Il y a donc bien une pénurie de médecins, largement due à une application trop stricte du numerus clausus (originellement mis en œuvre à leur demande) entre le début des années 1990 et la fin des années 2000.

Mais au-delà de ce constat largement partagé, il faut prendre conscience du rôle majeur que jouent les inégalités territoriales de densité médicale dans les difficultés d’accès à la santé de plus en plus de Français. L’hétérogénéité de la répartition des médecins sur le territoire en 2022 est ainsi particulièrement frappante. Pour l’ensemble des médecins, l’écart va de de 1 à 5,5 entre Paris, le département le mieux doté (884 médecins pour 100 000 habitants), et l’Eure, le moins bien doté (163 médecins pour 100 000 habitants)6 ; pour les généralistes, il est de 1 à 3 entre les Hautes-Alpes, le département le mieux doté (272 généralistes pour 100 000 habitants) et l’Eure, le moins bien doté (89 généralistes pour 100 000 habitants)7 ; pour les spécialistes, les plus touchés par le phénomène d’extrême concentration, il est de 1 à 9 (!) entre Paris, département le mieux doté (648 spécialistes pour 100 000 habitants) et l’Ain et l’Eure, les deux départements les moins bien dotés (74 spécialistes pour 100 000 habitants)8.

Au total, le coefficient de variation, qui mesure la dispersion autour de la moyenne, s’établit à 38% pour les médecins, et à 53 % pour les spécialistes, contre seulement 20 % pour les pharmaciens, dont l’installation est régulée. Et ces différences sont encore plus marquées au niveau infra-départemental. Elles ne s’expliquent pas en fonction des spécificités locales en termes de pyramide des âges : il n’existe aucune corrélation entre la densité de médecins par habitant et la part des 65 ans et plus au sein de la population. Elles sont, plus vraisemblablement, le résultat des préférences des professionnels de santé pour les zones du territoire possédant les meilleures aménités.

Cette inégale répartition des médecins sur le territoire amplifie les difficultés d’accès à la santé des Français qui résident déjà dans les zones les moins attractives ; elle agit donc comme une sorte de double peine, en pénalisant les plus défavorisés. De fait, la carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par le démographe Hervé Le Bras9.

Les limites de la politique du ruissellement médical

Alors que la levée (partielle) du numerus clausus ne permettra de remédier à l’obstacle de la pénurie de médecins qu’à long terme, aucune mesure n’a été prise pour lutter efficacement contre leur concentration sur le territoire. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a remplacé le numerus clausus par un numerus apertus : désormais, le nombre d’étudiants admis en deuxième année est fixé par les universités, en fonction de leurs capacités de formation et des besoins du territoire, sur avis conforme de l’Agence régionale de santé (ARS), et au regard d’objectifs nationaux pluriannuels relatifs au nombre de professionnels à former établis par l’État.

Outre le fait que la « suppression » du numerus clausus est en réalité en trompe-l’œil (puisqu’un contingentement est maintenu), ses premiers effets ne devraient pas intervenir avant 2035, du fait du temps nécessaire à la formation de nouveaux médecins supplémentaires. Par ailleurs, les investissements nécessaires à l’accueil des nouveaux étudiants (dans l’université, mais aussi dans l’hôpital pour encadrer les stagiaires) n’ont pas été réalisés à un niveau suffisant. Surtout, l’augmentation globale du nombre de médecins ne peut constituer à elle seule une réponse efficace aux difficultés d’accès à la santé. En effet, contrairement à l’idée défendue par les tenants de la théorie du « ruissellement » en matière de santé, qui semble être partagée par le gouvernement, l’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits10.

« L’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits. »

Pour lutter contre les inégalités territoriales d’accès à la santé, les gouvernements successifs ont préféré l’adoption de plusieurs mesures incitatives, reposant sur des aides financières généreuses à l’installation. Pour ne donner qu’un exemple, le contrat d’aide à l’installation pour les médecins (CAIM) consiste en une aide forfaitaire pouvant atteindre jusqu’à 50 000 € pour une installation en zone sous-dense, avec simple engagement d’y exercer pendant cinq ans de suite. Ces mesures n’ont jamais fait l’objet d’un recensement ni d’une évaluation générale, et leur coût est très difficile à estimer11. Leur inefficacité en revanche est bien établie : à l’issue d’une vaste comparaison internationale, la Drees conclut que « le recours à ces mesures de manière isolée ne suffit pas à attirer et à retenir les médecins »12. La Caisse d’assurance maladie a ainsi procédé en France à une évaluation des incitations financières mises en place en 2007 sous forme de majorations tarifaires (de 20 %) dans les zones sous-denses. Elle montre que sur les trois premières années d’application, la mesure a conduit à un apport net de 60 médecins, pour un coût de 20 M€ par an. La Cour des comptes a par ailleurs estimé qu’elle avait essentiellement constitué un effet d’aubaine pour les professionnels déjà en place.

La frilosité des gouvernements successifs s’explique en grande partie par le fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, du fait de la bonne organisation de la profession, de sa présence importante au sein des instances décisionnaires – à l’instar des ministres de la Santé, souvent eux-mêmes médecins – et de son rôle de relais électoral. Dans les faits, cette politique a minima est pourtant responsable de l’aggravation des inégalités d’accès à la santé, au détriment de la cohésion sociale et territoriale, et du droit à la protection de la santé, garanti à la fois aux niveaux législatif et constitutionnel.

À l’international, le choix de la régulation

La régulation de l’installation des médecins, couplée à des mesures de soutien, apparaît comme une politique plus efficace pour mieux les répartir sur le territoire, et ainsi limiter les difficultés et inégalités d’accès à la santé. Nombreux sont d’ailleurs les pays à avoir adopté un tel système de régulation. Au Danemark, par exemple, les médecins généralistes sont libéraux, mais doivent passer contrat avec les autorités régionales, qui régulent la distribution géographique des cabinets. Les effectifs nécessaires par zone géographique sont fondés sur la taille des listes de patients inscrits auprès des médecins et les distances d’accès aux cabinets : les patients doivent avoir le choix entre au moins deux cabinets dans un rayon de 15 kilomètres, et un généraliste peut décider de fermer sa liste à partir du moment où elle atteint 1 600 patients. S’il y a un manque de médecins dans une zone, la région ouvre des postes supplémentaires.

Autre méthode, en Allemagne, le territoire a été découpé en 395 circonscriptions médicales, classées en trois catégories (urbain, périurbain, rural) avec plusieurs sous-catégories en fonction de la densité de population. Pour 14 groupes de spécialités, dont la médecine générale, une densité cible a été définie par type de territoire, exprimé par un ratio de nombre d’habitants par médecin. Dans une circonscription donnée, l’installation est possible aussi longtemps que le nombre de médecins de la spécialité considérée ne dépasse pas 110 % du ratio.

En Norvège, en Finlande et au Royaume-Uni, un système de régulation vise également à assurer l’équité territoriale du système de santé. Il ressort de ces expériences internationales que la régulation de l’installation conduit à une distribution géographique plus équitable : la dispersion des médecins sur le territoire est en effet nettement plus faible qu’en France dans l’ensemble de ces pays14. Seule exception au niveau national, le cas des pharmaciens, qui sont soumis à une autorisation préalable d’installation de l’ARS, et apparaissent en effet bien mieux répartis que les médecins sur le territoire : l’écart va seulement de 1 à 2,5 entre le département le moins bien doté et le département le mieux doté, et le coefficient de variation, comme vu précédemment, est de seulement 20%. Il faut cependant noter que, dans les pays considérés, la régulation n’évite pas les pénuries dans certaines zones lorsque le nombre global de médecins est insuffisant sur le territoire.

« La régulation de l’installation constitue un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. »

La régulation de l’installation constitue donc un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. Elle pourrait prendre la forme d’une autorisation d’installation accordée aux médecins par les ARS en fonction d’un indicateur de densité, qui prendrait en compte à la fois le nombre d’habitants du territoire vie-santé et la composition de la population. L’installation pourrait être conditionnée, au-delà d’un certain seuil de densité, au départ d’un ou plusieurs médecins présents sur le territoire. En cas de refus, le médecin se verrait déconventionné.

Une telle mesure doit cependant être accompagnée de mesures plus positives de soutien aux médecins qui s’installent, de manière à être à la fois mieux acceptée par ces derniers et plus efficace. De manière générale, les actions visant à faciliter l’exercice collectif et pluriprofessionnel (soutien au développement des maisons de santé et des centres de santé) sont certainement celles qui peuvent avoir les effets les plus structurants. L’exercice en maisons de santé répond au souhait de s’impliquer dans un projet collectif ; il permet aussi de mieux concilier la réponse aux besoins de la population et les aspirations des professionnels en matière d’organisation de leur temps de travail. Les données empiriques montrent d’ailleurs que les maisons et pôles de santé contribuent à consolider l’offre dans les espaces ruraux et périurbains où ils sont installés15. Plusieurs autres leviers pourraient être activés en complément, comme des formations adaptées à l’exercice futur en zone rurale, qui ont un effet positif sur l’installation future en zone sous-dotée16, ou le financement de la présence de deux médecins dans les communautés à un seul médecin, pour éviter l’isolement des nouveaux praticiens.

[1] Mesuré au niveau communal.

[2] B. Legendre (Drees), « En 2018, les territoires sous-dotés en médecins généralistes concernent près de 6% de la population », 2020.

[3] Alors que la plupart des zones sous-denses le restent d’une période à l’autre, les zones nouvellement sous-denses s’étendent la plupart du temps à partir de ces dernières.

[4] C. Millien et al (Drees), « La moitié des rendez-vous sont obtenus en 2 jours chez le généraliste, en 52 jours chez l’ophtalmologiste », 2018

[5] M. Anguis et al (Drees), « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutiques ? », 2021.

[5] Pour une moyenne de 340 médecins pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[7] Pour une moyenne de 148 généralistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[8] Pour une moyenne de 192 spécialistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[9] La carte des “gilets jaunes” n’est pas celle que vous croyez (nouvelobs.com)

[10] D. Polton et al (Drees), « Remédier aux pénuries de médecins dans certaines zones géographiques. Les leçons de la littérature internationale », 2021. Les exemples internationaux sont très nombreux. Ainsi au Royaume-Uni, les inégalités de distribution des généralistes sont restées similaires sur la période 1974-1995 malgré un accroissement global de l’offre médicale (H. Gravelle et M. Sutton, « Inequality in the geographical distribution of general practitioners in England and Wales, 1974-1995 », 2001).

[11] Cour des comptes, « L’avenir de l’Assurance maladie », 2017.

[12] D. Polton et al (Drees), op.cit.

[13] Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, 2014.

[14] D. Polton et al (Drees), op.cit

[15] G. Chevillard et al, « Accessibilité aux soins et attractivité territoriale : proposition d’une typologie des territoires de vie français », 2015.

[16] Voir notamment : R. B. Hays et al, « Why doctors leave rural practice », 1997.

JO 2024 : du pain et des jeux, mais pour qui ?

Anne Hidalgo JO 2024 Paris Jeux Olympiques
© LHB pour LVSL

Au détour des manifestations contre la réforme des retraites, un slogan a fleuri sur les pancartes, les réseaux sociaux et s’est également traduit par plusieurs actions : « pas de retrait, pas de JO ». En d’autres termes, perturber le déroulement des Jeux Olympiques si la réforme des retraites n’est pas abrogée. Le 28 avril, le chantier de la piscine olympique à Saint-Denis était ainsi bloqué par les opposants à la réforme. Le 6 juin 2023, des manifestants, en grande partie membres de la CGT, envahissaient le siège du comité d’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. Si le mouvement social cible les JO, c’est que les polémiques sur son organisation se multiplient : expulsion des étudiants, exploitation des travailleurs, prix des places, bétonisation, etc. Bien loin des valeurs historiques de l’olympisme, les JO sont en effet devenus une véritable machine à cash pour de nombreuses entreprises, au détriment de l’environnement, des habitants de la ville hôte et des finances publiques.

Pendant longtemps, l’organisation des JO était l’objet d’une âpre bataille entre les villes du monde entier. Accueillir l’événement le plus regardé au monde était alors vu comme un moyen de faire rayonner sa ville à l’international, tout en se dotant d’infrastructures flamboyantes. Mais, cette époque semble révolue. À l’origine, cinq villes étaient en compétition pour organiser l’édition 2024 : Hambourg, Rome, Budapest, Paris et Los Angeles. Mais, les trois premières se sont finalement retirées. Déjà très endettée, la capitale italienne a jugé cette dépense au-dessus de ses moyens. 

JO et opinion publique, le grand désamour

À Hambourg, un référendum d’initiative citoyenne « pour ou contre l’organisation des Jeux Olympiques ? » a été organisé suite à l’action de nombreuses organisations. Le résultat bat en brèche l’idée de Jeux populaires et désirés par une ville, voire une nation, entière : 51,6% des 650.000 votants se sont opposés à la candidature de leur ville. Quant à Budapest, la mairie a préféré retirer sa candidature alors qu’un référendum similaire était en passe d’être organisé. Finalement, le Comité international olympique (CIO) a préféré attribuer les Jeux de 2028 à Los Angeles et ceux de 2024 à Paris. Raconté ainsi, le rêve olympique perd ses allures de conte de fée. 


La première raison pour laquelle de moins en moins de villes souhaitent organiser ces jeux est celle des coûts d’organisation colossaux. Ceux-ci se chiffrent en milliards et dépassent systématiquement les prévisions initiales. Le tableau ci-dessous, bien que non exhaustif, donne une idée de l’ampleur des sommes dépensées :

Face à ces critiques récurrentes, les organisateurs, notamment la maire Anne Hidalgo, ont bien sûr promis que les JO 2024 seraient différents et plus vertueux. Le directeur général adjoint du comité de candidature de Paris, Michel Aloisio, avait indiqué que le risque d’explosion des coûts n’existait pas, du fait de la préexistence d’un certain nombre d’infrastructures : 95% des sites sont déjà construits ou seront temporaires. Sauf que ces promesses ont déjà été faites de nombreuses fois dans le passé. À chaque édition des Jeux Olympiques, c’est la même chanson : Londres, Rio de Janeiro, Tokyo promettaient elles aussi de maîtriser les dépenses, de respecter les droits des travailleurs et d’organiser des Jeux écologiques. Or, il n’en a rien été.

Lors de l’annonce de sa candidature, Paris annonçait un budget de 6,6 milliards d’euros. Cette somme est aujourd’hui passée à 8,8 milliards d’euros. À quoi servent de telles sommes ? Il faut distinguer deux structures, à savoir la Solideo et le Comité d’organisation des Jeux. La première est l’entité chargée du financement des structures olympiques, tandis que la seconde s’occupe à proprement parler des Jeux olympiques et paralympiques. D’ores-et-déjà, le budget de la Solideo a augmenté du fait de l’inflation, avec une hausse de 150 millions d’euros prise en charge à 66% par l’État et le reste par les collectivités locales.

Afin de finir les chantiers à temps malgré des grèves, des interruptions pendant la crise sanitaire et les éternels retards du BTP, le prix à payer risque d’augmenter encore. Si la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra a déclaré que « les Jeux financent les Jeux », les sénateurs Laurent Lafon (centriste) et Jean-Jacques Lozach (socialiste) estiment donc au contraire qu’à « moins de deux ans des Jeux de Paris 2024, et si notre capacité à les organiser ne fait pas de doute, il n’est plus garanti que le pays organisateur n’aura pas à combler un déficit à l’issue des Jeux de Paris 2024 ».

Mais la plus grande inconnue, celle qui risque de faire déraper toutes les prévisions budgétaires, est le coût de la sécurité. Encore non chiffrée, celle-ci sera à coup sûr très lourde et incombera au Ministère de l’Intérieur. Dans un rapport paru en janvier, la Cour des Comptes estime que « sur le volet sécurité et transports, la Cour appelle à une vigilance extrême et presse de finaliser au 1ᵉʳ semestre 2023 le plan global de sécurité des Jeux, pour stabiliser les besoins de sécurité privée dont le déficit des moyens est probable et pour planifier l’emploi des forces de sécurité intérieure ».

Étant donné le risque terroriste, mais aussi pour éviter de reproduire des scènes comparables au fiasco de la finale de la Ligue des Champions au Parc des Princes, les besoins sont considérables. La cérémonie d’ouverture, qui doit prendre la forme d’un défilé sur la Seine et pourrait accueillir 400.000 personnes, est de loin la plus compliquée à sécuriser.

Or, les policiers ne sont pas assez nombreux pour faire face au nombre de missions qui leur sont attribuées. Les organisateurs espèrent donc recruter en masse des agents de sécurité privée. Selon Gérald Darmanin, « il faut environ 25 000 agents de sécurité privée en plus pour les JO », soit « 20 % du total de la profession, qui compte 130 000 personnes ». Pour former aussi vite autant de monde, il prévoit des formations accélérées, c’est-à-dire probablement bâclées.

Pour compléter cet arsenal, le gouvernement a récemment fait voter une loi autorisant avant, pendant et après les Jeux, l’usage de la vidéosurveillance algorithmique, c’est-à-dire d’outils censés détecter automatiquement des comportements suspects sur les images des caméras. Une technique qui n’a pourtant jamais fait ses preuves. Au-delà de faire exploser le budget, la sécurité des JO s’annonce surtout comme une occasion pour le gouvernement de renforcer discrètement son arsenal de surveillance, au mépris des libertés fondamentales.

Des jeux écologiques ? Le sempiternel grand blabla

Outre le respect du budget initial, Anne Hidalgo promettait également des Jeux différents sur un autre aspect : ceux-ci seraient enfin écologiques. « Ce sont des Jeux qui seront alignés sur l’accord de Paris sur le climat. Grâce au CIO, on va accélérer la transition énergétique et écologique. On va pouvoir prouver que des Jeux olympiques peuvent être écologiques » expliquait-elle ainsi à la chaîne suisse RTS en 2017. Peut-on franchement y croire une seule seconde ?

Comment prétendre qu’un événement qui réunira a priori 16 millions de personnes venues du monde entier, notamment en avion, puisse être écologique ? Selon Pierre Rabadan, adjoint à la Maire de Paris en charge du sport, des Jeux olympiques et paralympiques et de la Seine, cela ne fait “que” deux millions de personnes en plus que celles qui viennent en temps normal. Ce qui n’est tout de même pas rien. Partout dans le monde, l’accueil des touristes crée une forte pression environnementale : il faut pouvoir les loger, leur fournir de l’eau, traiter leurs déchets… On voit mal par quel miracle la maire de Paris éviterait le sort de toutes les autres villes.

Par ailleurs, les Jeux Olympiques sont aussi une occasion de nourrir les groupes du BTP en leur offrant de nombreux contrats de construction. Si de nombreux équipements des JO de Paris existent déjà, la bétonisation menace toujours. Les projets initiaux prévoyaient ainsi de détruire des jardins ouvriers à Aubervilliers, pour les transformer en piscine olympique. Si celle-ci verra bien le jour, le solarium et les espaces de bureaux prévus pour l’accompagner ont finalement été abandonnés suite à une forte mobilisation des riverains et des associations environnementales, qui ont gagné un recours en justice. Il faut dire que ce projet était parfaitement inutile : il existe déjà des milliers de mètres carrés de bureaux vides dans la capitale, alors que les terres agricoles et les espaces verts sont bien trop rares par rapport à la population.

Au-delà des infrastructures sportives, les JO offrent aussi une occasion d’accélérer des projets dans les cartons depuis des années, au nom de la modernisation de la capitale. À Saint-Denis par exemple, un échangeur autoroutier va être construit à proximité d’un groupe scolaire. Au-delà des nuisances sonores, les enfants pourront apprécier la pollution à deux pas de leur cours de récréation… On peut également compléter la liste des grands projets inutiles accélérés par les JO avec le projet de méga-centre commercial Europacity, finalement abandonné face à la pression citoyenne, ou la Tour Triangle dans le 15ᵉ arrondissement. Alors qu’il ne s’agit que d’un immeuble de bureaux sans lien avec les Jeux, ce projet cher à la maire de Paris a bénéficié des procédures d’urbanisme accélérées et simplifiées écrites pour les JO

Le Charles de Gaulle Express : une gabegie financière sans utilité pour les Parisiens

Parmi les autres projets promis par la France pour obtenir l’organisation des Jeux Olympiques afin d’assurer le CIO de sa capacité à accueillir l’événement figure une liaison directe en l’aéroport Paris-Charles de Gaulle et la gare de l’Est : le Charles de Gaulle Express. Cette ligne destinée aux touristes prévoit une liaison en 20 minutes, tous les quarts d’heure. Si celui-ci ne devrait finalement pas voir le jour avant 2027, ce projet pharaonique témoigne de l’indécence des dépenses que les pouvoirs publics sont prêts à effectuer dans certaines situations, alors même que les transports du quotidien souffrent du manque d’argent public.

En effet, le CDG Express empruntera des infrastructures existantes, empruntées actuellement par le RER B. Or, non seulement les travaux causeront d’importants désagréments pour les voyageurs de cette ligne, mais surtout la circulation des RER B risque d’être affectée au quotidien. Avec 900.000 voyageurs par jour, pour l’essentiel des banlieusards qui viennent travailler à Paris, cette ligne est déjà la deuxième la plus fréquentée d’Île-de-France. L’unique solution permettant de mettre en place le CDG Express sans empiéter sur les transports des travailleurs consisterait à doubler le tunnel entre Châtelet — Les Halles et Gare du Nord, le plus chargé du monde.

Certes, la solution a un coût : entre deux et quatre milliards selon les différentes estimations. Mais au regard du coût du CDG Express, d’ores-et-déjà évalué à 1,8 milliard d’euros, on peut se demander pourquoi cette solution n’a pas été retenue. Les pouvoirs publics semblent donc préférer simplifier la vie des touristes plutôt que d’améliorer la desserte des personnes qui travaillent à Paris. Ce projet illustre donc bien à quel point l’horizon olympique permet de précipiter des projets pharaoniques, sans intérêt pour les Parisiens.

Les chantiers des JO et les mauvaises conditions de travail

Outre le caractère discutable de certains chantiers olympiques, la sécurité des travailleurs de ces chantiers pose de grands problèmes. À la fin de l’année 2022, les données communiquées par la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France font état de 87 blessés – dont 11 graves – à déplorer sur les chantiers des JO. Le 7 mars dernier, un troisième ouvrier perdait la vie sur le chantier du Grand Paris Express. Pour l’union départementale 93 de la CGT, ces blessures et décès ont directement pour cause « les cadences imposées pour respecter les échéances des ouvrages du Grand Paris », qui créent une « pression ne peut être qu’accidentogène » alertait l’union départementale de la CGT 93.

En juin 2023, les groupes de BTP Vinci, Eiffage, Spie Batignolles et GCC, ainsi que huit sous-traitants, ont été assignés devant le conseil de prud’hommes de Bobigny par dix travailleurs des chantiers des Jeux Olympiques. Les dix personnes en question étaient des étrangers sans papier – depuis régularisés – qui subissaient des mauvais traitements sur les chantiers. Un des travailleurs explique ne pas avoir pu avoir de jours de repos malgré des douleurs au genou.

En 2022 déjà, suite à des passages sur les chantiers de l’inspection du travail, le parquet de Bobigny avait ouvert une enquête pour « emploi d’étrangers sans titre » et « exécution en bande organisée d’un travail dissimulé ». Selon la CGT, le nombre d’étrangers sans papiers travaillant sur les chantiers des JO serait d’une centaine de personnes. Un système qui découle directement d’un recours abusif à la sous-traitance, qui permet aux donneurs d’ordre de se dédouaner de leurs responsabilités.

Qui peut se payer les JO ?

Au-delà des infrastructures de transport et de sport, les JO vont aussi accroître la pression immobilière dans la région parisienne, afin de loger les touristes. Depuis plusieurs mois déjà, les reportages sur les Parisiens et Parisiennes qui quitteront la capitale en loueront leur logement sur Airbnb se multiplient. Pour eux, comme pour la plateforme, qui félicite « ceux qui partagent leurs logements » pour « contribuer, à sa façon, à accueillir le monde entier », les JO représentent une aubaine financière. Mais encore faut-il pouvoir avoir la chance de partir en vacances ou de télétravailler pour pouvoir réaliser cette belle affaire.

Surtout, on ne peut oublier le rôle de ces plateformes dans le renchérissement des prix des loyers. Cette hausse des coûts du logements est encore accéléré par la gentrification de Paris et de l’Île-de-France permise par les JO. Dans le 10ᵉ arrondissement de la capitale, le prix médian du mètre carré atteint déjà 10 570 €/m2, soit une hausse de 11% sur cinq années. À Saint-Denis, le prix des logements a augmenté de 7,5% sur les trois dernières années. Même les logements sociaux, déjà en nombre insuffisant, voient également leur prix augmenter, notamment en raison de la hausse des coûts de l’énergie et de la précarisation des bailleurs par la loi ELAN d’Emmanuel Macron. Ainsi, les JO viennent encore accentuer la perte du droit à la ville pour de nombreux Parisiens et banlieusards, au profit d’acteurs privés.

Parmi la longue liste de ceux qui ne pourront assister aux JO, on trouve aussi les étudiants vivant en résidences CROUS. Les centres CROUS de Paris, Versailles et Créteil ont ainsi envoyé un mail à leurs locataires pour leur indiquer que « le Comité d’organisation [des JO] nous demande de mettre à sa disposition la résidence Crous où vous êtes actuellement logé pendant les mois de juillet et août 2024 pour l’accueil des volontaires et partenaires mobilisés pour l’évènement. La résidence devra être vide de tout occupant à compter du 1er juillet 2024 ». Si des possibilités de relogement pour les étudiants qui ont besoin de conserver un logement pendant l’été sont prévues, reste à voir quelles formes elles prendront et aucun dédommagement pour leur permettre de déplacer leurs affaires dans un nouveau logement n’est prévu. Or, certains étudiants seront alors en pleine période de rattrapage, avec d’autres problèmes à gérer qu’un déménagement.

L’enjeu des logements témoigne de toute évidence du manque de planification de cet événement. À Paris, 17,4% des logements sont vides depuis plus de deux ans, comme l’indique un rapport de l’Apur paru en 2021. En anticipant le besoin de logement et le souci structurel engendré par celui-ci dans la capitale, l’impulsion donnée par l’organisation des Jeux Olympiques aurait pu permettre de toucher aux causes profondes de ce problème, par exemple en organisant la réquisition des logements vides et en construisant davantage de logements sociaux et étudiants. Mais plutôt que de s’attaquer à ce sujet politique majeur, les pouvoirs publics préfèrent bricoler et exclure des étudiants de chez eux.

Bénévolat et billets exorbitants

Ajoutons à cela la désagréable découverte de celles et ceux qui s’imaginaient dans les gradins des épreuves. Pour les personnes les plus enclines à assister à des compétitions sportives de haut niveau, la douche fut souvent bien froide. En cause ? Le prix des places est « en effet très élevé » comme l’a reconnu la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra. Si un certain nombre de places étaient disponibles à 24€, l’essentiel des billets de moins de 100€ étaient déjà vendus le 12 mai, soit le lendemain de l’ouverture des ventes. Si la mairie de Paris a mis en avant ces billets abordables, la grille tarifaire des Jeux témoigne en réalité de fourchettes de prix extrêmement variés, mais pour la plupart très élevés. Selon RMC Sports, les places peuvent coûter jusqu’à 690 € pour l’athlétisme, 280€ pour le basketball, 210€ pour la boxe, 200€ pour le football de 24 à 200€ ou encore 240€ pour le beach-volley.

Ces prix prohibitifs interrogent d’autant plus quand on sait que les Jeux Olympiques et Paralympiques fonctionnent en bonne partie grâce à l’aide de bénévoles. Pour les Jeux de Paris, ce ne sont pas moins de 45.000 personnes qui seront nécessaires pour assurer la bonne organisation de l’événement. Or, ceux-ci ne seront pas indemnisés, même pas pour se loger ou se déplacer sur les sites des Jeux. Certes, le bénévolat aux JO existe depuis toujours et nombre de passionnés de sport rêvent de pouvoir aider à la réussite des JO. Mais si les organisateurs vantent « l’opportunité d’une vie », « une aventure intense » et des « des émotions uniques », ils n’hésitent pas à utiliser cette main-d’oeuvre gratuite jusqu’à l’épuisement. Ainsi, les volontaires travailleront en moyenne huit heures par jour, avec un plafond fixé à 10 heures quotidiennes et 48 heures hebdomadaires, et seront mobilisés six jours sur sept. Le tout en plein été, avec de probables canicules… Nul doute que de telles journées relèveront de performances olympiques.

Le CIO, une instance notoirement corrompue

Mais alors à qui peuvent bien bénéficier les JO, excepté aux entreprises de BTP ? La réponse est simple : à l’autorité organisatrice, à savoir le Comité international olympique (CIO). Organisation dont les membres sont cooptés et supposément à but non lucratif, le CIO est pourtant connu pour son manque de transparence et sa corruption rampante. Grâce au pactole des droits télé et des ventes de billets, le CIO rétribue ses membres avec de luxueux dîners, séjours en hôtels cinq étoiles et cadeaux hors de prix. Surtout, les villes et Etats soucieux d’obtenir l’organisation des Jeux n’hésitent pas à graisser la pâte de certains membres pour s’assurer de la réussite de leur candidature.

Les scandales sont nombreux : en 2019, le président du Comité olympique japonais, Tsunekazu Takeda, était ainsi mis en examen pour corruption. Il était notamment accusé d’avoir versé deux millions d’euros en 2013, à l’époque de la campagne soutenant une candidature japonaise. Pour les Jeux de Rio, c’était le président du comité olympique brésilien Carlos Nuzman qui a perçu des pots-de-vin et l’ex-gouverneur de Rio, Sérgio Cabral Filho, qui reconnaît en avoir payé. Pour les Jeux de Sotchi (2014), l’opposant Boris Nemtsov dénonçait lui une vaste arnaque, en pointant du doigt le fait que 30 milliards d’euros avaient disparu pendant l’organisation.

La France n’est peut-être pas en reste. Le 20 juin 2023, Mediapart indiquait que « le Parquet national financier enquête sur des soupçons de favoritisme dans l’octroi de marchés liés aux Jeux olympiques. Plusieurs sites liés à Paris 2024, dont le siège du comité d’organisation, ont été perquisitionnés ce mardi ». Sont notamment pointés du doigt les marchés attribués à l’agence d’événementiel Keneo, très proche des organisateurs, pour un total de plus de deux millions d’euros. Dès 2017, Mediapart alertait : « l’agence d’événementiel Keneo a déjà reçu plus de 2 millions d’euros de contrats de la candidature française aux Jeux olympiques, expertisée par le Comité international olympique durant cinq jours, du 13 au 17 mai. Cette agence a été fondée par l’actuel directeur général de Paris 2024. Et dispose d’une autre recrue de choix pour faire fructifier ses affaires: l’ancien responsable aux grands événements sportifs à Matignon, sous Valls et Cazeneuve ». Une seconde enquête lancée en 2021 vise elle d’éventuels conflits d’intérêts, suite à un contrôle de l’Agence française anticorruption.

Ainsi, si Emmanuel Macron a déclaré qu’il ne fallait pas politiser le sport, il apparaît une fois de plus que le sport est bel et bien politique. L’organisation des Jeux Olympiques pose d’immenses problèmes sociaux, écologiques et de corruption, qui paraissent bien difficiles à résoudre sans revoir radicalement la façon dont les Jeux sont organisés. À l’heure de l’urgence écologique, l’existence même de cette compétition sous sa forme actuelle mérite d’être remise en cause. Si les infrastructures construites étaient vraiment durables, pourquoi ne pas les réutiliser pour d’autres Jeux par exemple ? Au-delà de la seule question écologique, les JO sont le reflet de la société profondément inégalitaire dans laquelle nous vivons : certes, le sport reste un loisir populaire, mais qui peut vraiment profiter des JO ? Les inégalités entre la bourgeoisie mondialisée qui peut prendre l’avion, se loger sur place et se payer les bonnes places dans les stades et les travailleurs, qui voient leur vie dégradée par cette compétition, sont immenses. Pour ces derniers, il n’y aura ni pain ni Jeux.