Politisation du pouvoir judiciaire : retour sur le boulangisme

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Aux élections partielles du 27 janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques par une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Au crépuscule du XIXe siècle, l’aventure boulangiste chamboule la République opportuniste à travers ses revendications et son écho populaire. En outre, l’usage de l’arme judiciaire à des fins politiques[1][2] pour sa neutralisation a eu des effets bien plus profonds que le mouvement lui-même. Bien que l’écroulement du boulangisme – aussi rapide que son ascension – ait été largement multifactoriel, la politisation du pouvoir judiciaire en a été l’une des causes déterminantes, reléguées pendant longtemps au second plan par l’historiograhie. Celle-ci s’est le plus souvent concentrée, par exemple sous la plume de Zeev Sternhell, sur le caractère potentiellement pré-fasciste du mouvement boulangiste.

Les facteurs de l’émergence du boulangisme à la fin des années 1880 sont nombreux. On peut évoquer brièvement une triple crise qui reprend à la fois le schéma labroussien (crise conjoncturelle et structurelle) et les modèles d’appréhension du populisme[3].

En effet, la France fait face à une crise économique et sociale, dans un contexte de ralentissement économique aigu qui met en cause les activités économiques anciennes, victimes de la modernisation (notamment l’artisanat à Paris, réceptif au boulangisme) et atteint les nouvelles industries, notamment dans le Nord[4]. Les grèves sont nombreuses et souvent réprimées, le chômage en progression. Ensuite, il faut mentionner une crise diplomatique dans un pays certes pacifiste, mais meurtri par la défaite de 1870 et les « provinces perdues », et dont les entreprises coloniales sont déjà critiquées. Enfin, la crise politique consécutive aux élections de 1885, qui ouvre une législature divisée en trois groupes égaux (droites monarchistes, républicains opportunistes et radicaux) et ainsi confrontée à un blocage, qui plus est atteinte par des scandales, notamment celui des décorations.

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Au sortir du restaurant Durand, Boulanger est acclamé par la foule après son élection comme député de la Seine.© Le Monde Illustré (BNF)

Dans ce contexte, le général républicain Boulanger, soutenu par les radicaux, se démarque en tant que ministre de la Guerre (1886-1887), et propose des réponses à ces différents enjeux : à la crise sociale, quand il refuse de réprimer les grévistes de Decazeville, à la crise politique en menant une politique offensive dans l’armée : autorisation de la barbe, modernisation avec le fusil Lebel, installation de guérites tricolores, conscription des séminaristes, radiation de la famille royale des cadres de l’armée… et à la crise morale par sa fermeté manifeste au moment d’une affaire d’espionnage à la frontière franco-allemande avec l’affaire Schnæbelé.

C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Le ministre Boulanger connaît alors une popularité considérable, mise en scène par la presse, notamment La Lanterne, et des chansonniers tels que Paulus, culminant lors de la revue du 14 juillet 1886. Mais le gouvernement Rouvier chute, Boulanger avec, et l’inquiétude suscitée par sa popularité entraîne son limogeage à Clermont-Ferrand, non sans mouvements de foules importants.

Une première tentative de plébiscite est organisée par des bonapartistes dans plusieurs départements : il est alors relevé de ses fonctions et peut donc se faire élire (l’armée, « grande muette », a des droits civiques très limités). C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Un mouvement populiste ?

Beaucoup de choses ont été dites sur l’alliance hétérogène qui s’est nouée derrière la figure de Boulanger : l’état-major est composé de radicaux avancés (Georges Laguerre, Charles-Ange Laisant…) déçus par l’impossibilité d’action dans la chambre de 1885 après une élection les ayant favorisés par son type de scrutin et son contexte[5]. À côté de ces intransigeants, les blanquistes sont bien présents ainsi que d’anciens communards (Pierre Denis) et de rares anarchistes. Il faut ajouter la Ligue des patriotes, républicaine et nationaliste, qui constitue l’armée militante du mouvement. Son président, Paul Déroulède, est une figure emblématique du nationalisme français[6]. Gambettiste d’origine, il anime un courant revanchard mais pour le moment républicain.

Mais à côté de ces éléments actifs et visibles, la droite finance et soutient le général Boulanger. D’abord les jérômistes, courant bonapartiste social et anticlérical, qui parie rapidement sur l’homme, et lance même le boulangisme électoral après une rencontre à Prangins entre le général et Napoléon-Jérôme Bonaparte. Puis, une partie de l’état-major monarchiste, par l’entremise du camarade d’armée de Boulanger, Dillon, dispense des subsides au mouvement[7]. La duplicité du général est acceptée par les cadres boulangistes pourtant issus de la gauche, notamment lorsqu’il s’agit de financer leur élection.

Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire, mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

Au-delà des intrigues et des états-majors, Boulanger parvient à séduire un large panel de la population : les petits fonctionnaires, le bas de la classe moyenne et les ouvriers, notamment dans le Nord[8] ou la région parisienne, qui est un bastion boulangiste. Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire[9], mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

C’est pourquoi Ernesto Laclau s’est penché sur le cas Boulanger dans la Raison populiste[10], en le prenant comme exemple pour illustrer sa nouvelle définition du concept. Il l’utilise afin d’illustrer le rôle du leader, mais pour prolonger son interprétation sommaire – il n’est pas spécialiste de la question – on devrait ajouter l’hégémonie obtenue par le thème de la « révision constitutionnelle » issu de l’armature radicale : perdant de son sens purement constitutionnel, il devient un signifiant vide prompt à satisfaire à la fois la droite avide de restauration, les socialistes de République sociale, les demandeurs de morale… À cela s’ajoute un goût prononcé pour la démocratie directe (référendum, contrôle des élus, mandat impératif), opposée à un parlementarisme brocardé. En ce sens, il remet au centre du débat non pas la question de la nature du régime, puisqu’il reste républicain, mais sa forme, qui enflamme le conflit opposant représentation et participation directe[11].

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Aux élections partielles du janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques dans une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Après les deux victoires dans le Nord qui lui permettent de devenir député lors des élections partielles (avril puis août 1888), celle en Dordogne, et surtout après son élection en tant que député de Paris le 27 janvier 1889, où le pouvoir a eu peur d’une tentative de coup d’État largement fantasmée, la crainte d’une chambre boulangiste devient forte. On sait aujourd’hui – mais la remarque est téléologique – que le mouvement s’essouffle alors déjà, et que d’autres élections ont montré une désaffection. Mais au milieu de l’année 1889, à quelques mois des élections générales, les républicains au gouvernement veulent lui barrer la route à tout prix.

L’instrumentalisation de la justice comme arme politique

Pour ce faire, les champs d’action investis sont nombreux : usage de la technologie électorale (passage au scrutin par circonscription et à la candidature unique empêchant toute campagne plébiscitaire), pression sur les fonctionnaires… La police est largement mise à contribution, le ministre de l’Intérieur Constans[12] se montre impitoyable. Ainsi, en juin 1889, trois figures boulangistes – Déroulède, Laisant et Laguerre – sont arrêtées avant une conférence à Angoulême pour trouble à l’ordre public. Surtout, l’institution judiciaire est mobilisée dans un cas d’école d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, et ce en deux temps.

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Sur le banc des accusés, les membres de la Ligue des patriotes : debout, Paul Déroulède, en bas, les députés Laguerre et Laisant ainsi que le sénateur Naquet.©Le Figaro (BNF)

Le premier coup est porté à la Ligue des patriotes et à son chef Paul Déroulède, ainsi qu’à des cadres boulangistes membres de l’organisation, par ailleurs élus dans les deux assemblées (Naquet, Laguerre, Laisant, Turquet). Le terrain est préparé par une campagne de presse qualifiée par l’historien Bertrand Joly « d’intoxication » destinée à effrayer la population, notamment par le gonflement des effectifs[13]. Parallèlement, la police surveille activement l’organisation. Une sombre affaire de bombardement français de la colonie éthiopienne d’Achinoff, un aventurier russe ayant peu à voir avec le tsar, amène la Ligue des patriotes à lancer une manifestation contre le gouvernement, qui s’en serait pris à la Russie. Si l’organisation, russophile, instrumentalise l’événement, la réponse de la part du gouvernement est ferme. Ne parvenant pas à manier l’article 84 qui permet de condamner une action pouvant entraîner une déclaration de guerre, il déterre l’ancienne interdiction des associations de plus de vingt personnes. Après des perquisitions multiples et spectaculaires, un procès difficile – puisque sans preuve réelle[14] – se tient. Le verdict est faible mais la Ligue est dissoute.

Le deuxième coup est directement porté contre Boulanger. Le ministre de l’Intérieur Constans aurait fait courir la rumeur d’une arrestation imminente du « brav’ général » qui pousse, après de longues discussions, celui-ci à la fuite. Un procès lui est ensuite intenté par contumace, visant également le comte Dillon, trésorier et courroie de distribution des fonds monarchistes, ainsi que le journaliste Henri Rochefort, qui dispose encore d’une aura incontestable à Paris et d’une efficacité en termes de propagande.

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Henri Rochefort, Arthur Dillon et Georges Boulanger sont accusés de complot.©Librairie française (BNF)

Seulement, les ministres subissent le refus du procureur Bouchez d’intervenir dans ce procès politique, ce qui les contraint à réunir le Sénat en Haute-Cour de justice pour la première fois, renforçant l’aspect exceptionnel et politique de l’affaire, puisque la Chambre haute est de fait juge et partie[15]. L’absence des trois accusés en exil exclut sa transformation en tribune, et, bien que cette fuite ait, dans un premier temps, déconcerté le pouvoir, elle finit par desservir largement la cause du général, considéré comme pusillanime[16].

Cela s’accompagne de nombreuses perquisitions[17], chez son ancien secrétaire, ou au siège de La Cocarde pour récupérer le registre de soutien au général mis en place par Labruyère lors de sa révocation, et ainsi trouver la liste de ceux qui l’ont signé[18]. La police enquête même chez des proches fréquentés pendant ses années tunisiennes, bien avant son entrée en politique.

De l’avis de tous les historiens ayant abordé le sujet, le procès était un peu grossier, les accusations de complot et d’attentat indémontrables[19]. D’ailleurs, les preuves sont peu convaincantes et de nombreux témoignages émanent des institutions judiciaire ou policière. Mais, c’est surtout l’argumentaire qui étonne : peu d’éléments sur le complot, des jugements moraux, des interprétations de faits pour que la réalité colle avec le réquisitoire…

Ainsi, en analysant de près le discours de Jules Quesnay de Beaurepaire[20], on retrouve en abondance les champs lexicaux du « complot », de la « sédition », des « manœuvres » ou de la « conspiration » pour appuyer l’accusation. De même, il dénonce les populations mobilisées pour soutenir Boulanger, ces « masses » qui sont autant de « bandes » et « d’émeutiers », dans un contexte de peur des foules.

Dans une perspective d’étude du populisme, on voit bien que l’objectif est de ralentir la dynamique boulangiste, d’une part en empêchant l’éligibilité du leader, et d’autre part en portant atteinte à son image. Pour le premier volet, ce sera fait en septembre 1889 : malgré l’obtention de plus de 56% des suffrages, son élection dans la deuxième circonscription du XVIIIe arrondissement est annulée.

Pour son image, le réquisitoire de Quesnay est éclairant : offensive sur sa morale et sur celle de son entourage, sur son passé militaire (trafic d’influence, tractations en tout genre pour s’enrichir en négociant des commissions sur la vente d’épaulettes), sur son passé de ministre (dilapidation des fonds de réserve et secrets), sur son manque de patriotisme (peu d’aide aux veuves et orphelins de guerre, suspicion de financement de l’étranger). Le réquisitoire démonte point par point l’image construite autour de Boulanger, il se concentre davantage sur cet aspect que sur la démonstration du complot.

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Le Sénat devient la Haute-cour pour le procès du général Boulanger.© Le Petit parisien (BNF)

Mais plus encore, c’est la nouvelle définition que Quesnay de Beaurepaire donne au complot et à l’attentat « moderne » qui étonne. En effet, ce n’est plus l’ancienne forme du complot avec ses réunions secrètes et ses barricades qui est dénoncée. C’est une menée politique qui se déroule en plein jour, par « la presse » et « le suffrage universel » ainsi que par la manifestation. Le nouvel enjeu tient au fait qu’un adversaire républicain ait porté la contestation du régime et le combat politique sur un autre terrain que celui des assemblées et qu’il ait utilisé les moyens offerts par la République (le suffrage universel) pour parvenir au pouvoir sans jamais sortir formellement de la légalité.

Face à un mouvement politique qui remet en cause le pouvoir en place sans prendre les armes, mais en utilisant le suffrage universel en phase d’assimilation, la réponse ne peut être la répression violente : le gouvernement doit donc utiliser de nouveaux moyens pour trouver une réponse, y compris l’utilisation de la justice[21]. C’est un autre signe de la crise aiguë connue par la troisième République dans les années 1880, avant que le régime ne s’affermisse.


[1] Monier Fédéric, Le complot dans la République : stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998. On trouve le terme « justice politique » employé tel quel page 26.

[2] Ibid.

[3] Algan Yann, Beasley Elizabeth, Cohen Daniel et Foucault Martial, dans Les origines du populisme, Enquête sur un schisme politique et social (Paris, Seuil, 2019, 208 pages) évoquent une crise culturelle (en plus des crises politique et sociale), liée à l’Islam et à l’immigration, comme facteur de développement du populisme au XXIe siècle. Leur thèse n’est pourtant pas transposable au XIXe siècle : les rangs boulangistes évoquent peu la question de l’immigration (belge dans le Nord, italienne dans le Sud) et, en outre, ne mènent aucune campagne antisémite.

[4] La thèse de Jacques Néré, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, puis sa thèse complémentaire Les élections Boulanger dans le département du Nord (Paris, 1959), relèvent bien cet aspect.

[5] La meilleure analyse de cette élection est réalisée par Odile Rudelle dans La République absolue, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 327 pages.

[6] On ne peut que conseiller les ouvrages de Bertrand Joly : Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Paris Perrin, 1998, 440 pages ; ou pour une version synthétisée, le chapitre dans Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), Paris, Indes Savantes, 2008, pp. 117-153.

[7] Sur la question de Boulanger et de la droite, voir Philippe Levillain (Boulanger, fossoyeur de la monarchie, Paris, Flammarion, 1982, 224 pages) qui met bien en avant les tractations entre le Comité des 7 (les leaders monarchistes) et les boulangistes, ou encore William D. Irvine (The Boulanger affair reconsidered, 1989, New-York, Oxford University Press, 239 pages) pour un tableau plus complet.

[8] Néré Jacques, op. cit.

[9] Quelques éléments de sociologie militante dans Joly Bertrand, Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), pp. 69-72.

[10] Laclau Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2005 pp. 209-212 (pour la version française).

[11] Voir à ce sujet Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France, Paris, Agone, 2018, 832 pages. A partir du chapitre 6 sur la Révolution et suivants jusqu’à la première guerre, l’auteur évoque souvent cette opposition  (mais peu de choses sur le boulangisme). Voir aussi Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, 105 pages.

[12] Fulton Bruce, « Ernest Constans and the struggle for power in the French Republic, 1892-93 », in The Australian Journal of politics and history, Vol. 43, Is .3, 08/1997, pp. 361-371

[13] Joly Bertrand, op. cit., page 135.

[14] Une note assez vague parlant d’arme est manipulée pour laisser sous-entendre des velléités factieuses à l’organisation.

[15] Monier Frédéric, op. cit.

[16] Joly Bertrand, op. cit., d’après plusieurs rapports de police, la population se détache d’un général jugé lâche.

[17] Affaire Boulanger Dillon, Rochefort, Annexes, Haute Cour de justice, Paris, 1889, pp. 5-6.

[18] La Jeune République, N. 37, 12/06/1889. « Le registre de La Cocarde », Georges de Labruyère.

[19] Par exemple, Rudelle Odile, op. cit. pp. 253-254, Garrigues Jean, « Exil de Boulanger, exil du boulangisme ? », Revue d’histoire du XXIème siècle, 11, 1995, pp. 19-33, Monier Frédéric, op. cit.

[20] La Haute-Cour de justice : le procès Boulanger, Réquisitoire du procureur général, Paris, Imprimerie de la presse, 1889, 71 pages.

[21] La thèse de Mathieu Providence (La contribution paradoxale du boulangisme à l’édification de la démocratie parlementaire, dir. A. Collovald, Paris 10, 2007) revient sur cette question et souligne bien ses conséquences sur le régime. Sur cette question, lire également Monier Fédéric, op. cit.

« Tout le monde se dit gramscien mais personne ne sait de quoi il parle » – Entretien avec Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini

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Jean-Claude Zancarini © Killian Martinetti

À l’occasion de la sortie de l’ouvrage qu’ils ont dirigé, La France d’Antonio Gramsci, Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, respectivement professeur et professeur émérite d’études italiennes à l’École normale supérieure de Lyon, reviennent dans cet entretien sur le lien qu’entretenait le penseur marxiste italien avec la France. Ils abordent la fonction spécifique de l’histoire, de la politique et de la culture françaises dans la réflexion d’Antonio Gramsci, tout en insistant sur le fait que la France constitue pour le penseur sarde un point de comparaison plus qu’un modèle. Ils rappellent également que certains de ses concepts les plus importants trouvent leur source dans l’histoire française, à l’instar du jacobinisme ou du national-populaire. Entretien réalisé par Léo Rosell et Victor Woillet, retranscrit par Anne Wix.

LVSL – Pour quelles raisons avez-vous choisi de revenir sur le lien particulier qu’entretient Antonio Gramsci avec la France dans le cadre de cet ouvrage collectif ?

Jean-Claude Zancarini – Pour Gramsci, la France est un point de référence extrêmement important à la fois dans sa formation mais aussi dans sa réflexion en prison, et d’ailleurs pas seulement en prison. Cela s’explique d’abord par le fait que Turin, où il étudie, est une ville très liée au monde intellectuel français. Dans sa formation intellectuelle et dans sa formation d’étudiant, la France est donc très présente, avec la littérature française, mais aussi des grands noms du socialisme français, de Sorel à Péguy, en passant par Romain Rolland ou encore Henri Barbusse.

L’histoire de la France, et en particulier l’histoire de la Révolution française, est un point de référence et de comparaison utile pour essayer de comprendre ce qui se passe en Italie et, en particulier, toute la réflexion sur les raisons qui ont fait qu’il n’y a pas eu en Italie une révolution qui ressemblait à la révolution bourgeoise française, la grande Révolution française. Il se demandait pourquoi il n’y avait pas eu l’équivalent du jacobinisme, pourquoi les problèmes internes de l’Italie n’ont pas été résolus, pourquoi le processus de Risorgimento s’est développé sous une forme de colonisation du Sud par le Nord. La France lui permet de penser cela, comme un point de référence, mais aussi comme un point de comparaison.

Le livre a beaucoup évolué par rapport au colloque qui s’est tenu à l’École normale supérieure de Lyon en 2017, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la mort de Gramsci. Ce ne sont pas véritablement les actes du colloque mais une nouvelle réflexion à partir de celui-ci. À cette occasion, il y avait des événements un peu partout en Italie, et nous voulions faire quelque chose en France. L’idée était de faire une intervention spécifique en France, qui plus est à Lyon, où il y avait eu le dernier congrès du Parti communiste auquel Gramsci a assisté en janvier 1926. C’était aussi lié à la question de sa formation et sa façon de travailler. Pour lui le comparatisme est une façon de comprendre le monde en articulant un point de vue national et un point de vue international.

Romain Descendre – Il y avait très peu de productions sur ce sujet du lien que Gramsci entretient avec la France. Il y avait un seul livre, qui a des qualités mais qui n’avait pas eu un fort impact à ce moment-là. C’est assez étonnant parce qu’il suffit d’ouvrir et de lire un peu les Cahiers de prison pour se rendre compte à quel point, aussi bien l’histoire que la politique, la culture et la littérature qui viennent de France sont omniprésentes. Tout se passe comme si c’était «naturel», comme si c’était une évidence qui n’avait pas besoin d’être interrogée.

En y regardant de plus près, nous nous sommes rendu compte que cela n’avait jamais été fait. Il y a quelques points plus particuliers qui ont été beaucoup travaillés comme la question de la Révolution française, mais cela n’a pas donné lieu à un travail d’ensemble où plusieurs chercheurs se mettent ensemble pour s’interroger sur ce sujet, donc l’enjeu était aussi essayer de comprendre cet oubli qui semblait venir d’une évidence partagée : « Oui bien sûr la France c’est fondamental chez Gramsci », mais on ne l’interroge pas en tant que telle parce que c’est évident.

LVSL – Comme vous le montrez, la France sert de référence à de nombreuses réflexions de Gramsci, que ce soit à travers l’histoire, la politique ou la culture. Vous insistez sur l’articulation entre un « point de départ national » pour une perspective qui serait en fait internationale. Faudrait-il alors voir dans les références de la France revisitées par Gramsci un simple moyen de penser la situation italienne d’un point de vue comparatiste ou bien ces références répétées révèlent-elles au contraire une affinité particulière, de nature politico-intellectuelle, avec la France ?

R. D. – Ce n’est pas une alternative, les deux sont indissociables évidemment et c’est ce qui est vraiment intéressant. Il pense sans arrêt les questions nationales, et nationales-populaires, celle de la constitution d’une nation dans un double sens qui justement est typiquement français, à savoir la constitution tout à la fois de la nation et du peuple.

Pour Gramsci, le national et l’international vont ensemble et il s’intéresse à la France pour ce que la France a de spécifique mais aussi pour ce qu’elle lui dit sur l’Italie. C’est pour cela qu’il était intéressant d’aborder de front dans un même livre des questions qui ont trait plutôt à sa formation, et à l’importance de la France dans sa formation, et ses affinités pour la France qui sont effectivement indéniables, à commencer par un premier fait qu’on ne relève pas toujours : la seule langue qui est évidente pour Gramsci, au-delà de l’italien, c’est le français. Très vite il maîtrise le français et il le maîtrise très très bien. Quand il fait des exercices de traduction dans les Cahiers, il traduit de l’allemand et du russe et fait des exercices d’anglais parce qu’il en a besoin, mais il ne traduit jamais du français. Il lit directement en français.

Ses affinités sont aussi liées au fait que sa culture est à la fois universitaire et politique. Cela commence en Sardaigne bien sûr, mais les années tout à fait décisives sont celles de Turin, à partir de 1911 quand il y arrive à tout juste vingt ans. C’est une culture qui est entièrement turinoise, c’est-à-dire qu’elle est située à Turin, au cœur de l’Université de Turin et au cœur du mouvement socialiste et des jeunes socialistes de cette ville, qui est la plus grande ville industrielle de l’Italie à ce moment-là. Celle où il y a la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée de tout le pays. De plus, il se trouve que Turin est un des lieux qui, pour des raisons historiques et géographiques évidentes, est un des lieux italiens les plus francophiles, les plus français même. Les échanges avec la France sont constants depuis toujours d’une certaine manière.

C’est pour cela aussi que nous avons insisté notamment sur deux domaines dans lesquels cette culture française est importante pour lui et où effectivement on peut voir des affinités très fortes qui se suffisent à elles-mêmes d’une certaine façon, et pas encore dans une perspective comparatiste. La formation universitaire et intellectuelle d’une part, à travers laquelle il se spécialise très vite en linguistique, sachant que la tradition linguistique italienne est en lien avec ces linguistes français dont on parle dans l’introduction. D’autre part, ce sont des intellectuels français de l’époque, des philosophes, des écrivains, qui interviennent en même temps dans le domaine politique, comme Bergson, Péguy, Rolland ou Barbusse, qui sont absolument décisifs et qui sont des points de référence pour lui. Dans tous ses textes de jeunesse, dans les journaux dans lesquels il écrit, avant même L’Ordine Nuovo, les deux principaux étant L’Avanti et Il Grido del Popolo, qui sont en fait des feuilles turinoises socialistes, les références à ces auteurs français sont omniprésentes.

Il y a une autre chose qui est fondamentale, bien sûr, c’est le statut spécifique de la France à travers son histoire politique.

C’est après, dans un deuxième temps, que la France l’intéresse dans cette perspective comparatiste, au même titre que d’autres pays. Gramsci est un lecteur omnivore et d’une curiosité extraordinaire. Il s’intéresse au monde entier en réalité. Dans les Cahiers, c’est impressionnant : il s’intéresse à toutes les cultures et aussi à toutes les histoires politiques dans ce qu’elles ont de spécifique et d’irréductible. Si Maurras l’intéresse, c’est que Maurras est un cas unique pour lui. Il considère que c’est quelque chose de tellement différent de ce qui se passe en Italie, même si c’est une autre forme de fascisme d’une certaine manière – bien qu’il ne le dise pas comme cela. Il y a une autre chose qui est fondamentale, bien sûr, c’est le statut spécifique de la France à travers son histoire politique.

Si on fait une espèce de synthèse de l’ensemble, au risque de schématiser un peu, on peut dire que la dimension de modèle que peut avoir la France, non pas en termes de valeurs mais en termes de processus historique, c’est le fait qu’à partir de la Révolution française, la France va présenter dans toute son histoire jusqu’au début du XXe siècle aux yeux de Gramsci une forme de constitution d’une hégémonie bourgeoise pleinement accomplie. C’est effectivement un des éléments qui permet à Gramsci – mais pas qu’à lui car c’était déjà le cas avant lui – de réfléchir constamment sur le Risorgimento en comparaison avec la Révolution française d’une part, et l’histoire de la France au XIXe et de la République d’autre part.  C’est cela qui en fait un point de comparaison indispensable pour l’Italie.

LVSL – Sur le rôle particulier de la France du point de vue de son histoire politique, on dit souvent qu’elle apparaît, au même titre que l’économie anglaise et que la philosophie allemande, comme une source majeure du marxisme. Elle attire logiquement l’attention de Gramsci. On a déjà parlé de la Révolution française qui fait partie évidemment des moments marquants qu’il analyse, mais ce n’est pas le seul. Quels éléments, quelles périodes de notre histoire sont les plus dignes de son intérêt et quel usage en fait-il dans sa réflexion ?

J.-C. Z. – Ce qui l’intéresse vraiment, c’est l’histoire de l’Europe après la Révolution, à savoir la période de « révolution passive » de la fin de la Révolution française à sa transformation en napoléonisme et le processus de transformation de l’Europe qui doit tenir compte de ce qui s’est passé pendant la Révolution française, en laissant les masses de l’époque à l’écart du centre-même de l’action politique. Il s’intéresse à tout et pas seulement à la France.

La lecture d’un grand livre de Benedetto Croce sur l’histoire de l’Europe l’interpelle, car il se demande comment on peut commencer l’histoire de l’Europe en enlevant le point de départ qu’est la Révolution française, parce que L’Histoire de l’Europe de Croce commence en 1815, précisément au moment où la phase expansive de la Révolution française et de son évolution napoléonienne était terminée avec le Congrès de Vienne.

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Jean-Claude Zancarini © Killian Martinetti

Il s’intéresse à l’ensemble de ces processus et par la suite, logiquement, au processus français, à ce qui se passe dans la politique française quand il écrit, ce que signifie à l’époque l’affaire Dreyfus et l’émergence de l’Action française. Mais le point de départ fondamental pour lui, c’est l’expérience jacobine qui le mène à avoir une réflexion sur ce qu’est la forme d’hégémonie pour une classe sociale, et surtout comment elle peut devenir une force hégémonique, ne pas être seulement une force dominante, mais aussi une force dirigeante et donc une force hégémonique.

Il lit cette expérience jacobine comme la capacité qu’a eue la révolution bourgeoise française à faire l’alliance entre la ville et les campagnes. C’est le point de départ à partir duquel il fait des allers-retours avec ce qu’indiquait Machiavel en Italie au XVIe siècle, qui n’a pas eu d’écho en Italie, qui n’a pas procuré à l’Italie le même type de force hégémonique qu’ont été les jacobins. C’est cela son intérêt pour la France. Un intérêt majeur qui est lié au fait que l’expérience politique de la Révolution française est un des points de départ fondamentaux de sa réflexion, parce que c’est le rapport entre la politique et la philosophie, qui interprète d’un point de vue philosophique la politique française.

Il y a un moment donné où la politique française et la Révolution française sont fondamentales pour fonder sa réflexion sur Machiavel, sa réflexion sur la politique et sa réflexion sur ce que doit être, pour une classe sociale, d’obtenir l’hégémonie, c’est-à-dire pas seulement les armes et l’action de coercition mais aussi l’action d’alliance et d’hégémonisation des forces paysannes qui sont la grande partie du peuple. Le Risorgimento n’a pas fait ça et donc la comparaison, la mise en parallèle de l’expérience française dirigée par les jacobins et l’expérience du Risorgimento où les forces radicales n’ont pas réussi à prendre la direction du mouvement, en particulier parce qu’ils n’ont pas posé cette question fondamentale que se sont posée les jacobins, à savoir l’alliance des villes et des campagnes. Ils ne l’ont pas posée parce qu’ils ne voulaient pas faire de réforme agraire et donner la terre aux paysans. Ils sont donc restés à la traîne des modérés, c’est-à-dire de la monarchie piémontaise et de ses porte-paroles politiques en particulier Cavour.

L’essentiel de son intérêt pour la France est là. Pour le reste, il s’intéresse aussi à la Chine par exemple, à l’Angleterre ou encore au Japon, mais c’est aussi lié à son expérience de l’internationalisme : il a beaucoup lu, mais a aussi rencontré de nombreux communistes du monde entier en particulier quand il était à Moscou pour représenter le Parti communiste d’Italie.

LVSL – N’y a-t-il pas quand même, chez Gramsci, un statut particulier du socialisme français ? Il cite beaucoup Sorel, Péguy, Barbusse et Rolland – d’ailleurs, étonnamment, il ne parle pas du tout de Jaurès. Comment analyse-t-il justement ce socialisme français et sa grande portée morale ?

J.-C. Z. – Il y a des gens qui l’intéressent comme des penseurs auxquels il fait référence, notamment pendant l’affaire Dreyfus, quand il découvre Charles Péguy. Une autre expérience de Péguy a lieu avec sa lecture de Notre jeunesse, c’est-à-dire le Péguy qui revendique une espèce de fusion pour la vérité qui doit informer l’action des républicains. Pendant la guerre et juste après la guerre le mouvement Clarté de Barbusse, la position de Romain Rolland, le refus de la guerre l’intéressent.

Gramsci prend aussi chez Sorel l’idée du mythe dans lequel peuvent se reconnaître les classes populaires. Il va l’italianiser avec l’idée du Prince nouveau comme un mythe sorélien.

Il y a l’idée d’un idéal, d’une foi, de la volonté humaine qui transcendent les éléments économiques, et qui est toujours présente chez lui. Barbusse joue un rôle majeur, il vient plusieurs fois à Turin pendant la période de l’Ordine Nuovo et le mouvement Clarté développé par Barbusse est un point de référence pour le mouvement de culture prolétarienne qu’incarne l’Ordine Nuovo.

Il prend aussi des choses chez Sorel : l’idée du mythe dans lequel peuvent se reconnaître les classes populaires. Il va l’italianiser avec l’idée du Prince nouveau comme un mythe sorélien. Ce n’est jamais une adhésion à l’ensemble des thèses. Il prend quelque chose qu’il va importer dans sa propre conception de l’action politique et de l’action culturelle au sens large du terme. L’éducation n’étant jamais coupée de l’éducation possible des masses populaires. Il a ces références-là, il n’y a aucun doute.

Mais il y a d’autres auteurs, d’autres nationalités avec lesquels il a un rapport important et qui lui permettent de penser à partir du moment où il commence vraiment à travailler sur Marx. Évidemment il y a Lénine, Engels, il fait le lien entre Hegel et Marx. Ensuite il y a les romanciers, et finalement, ceux auxquels il fait le plus référence, ce sont les Russes, en particulier Tolstoï et Dostoïevski, plus que les Français.

R. D. – Une chose assez éclairante qui peut être ajoutée, c’est le fait qu’il y a deux grands ensembles d’intellectuels, de pensées et de productions intellectuelles contemporaines qui sont fondamentaux dans ses écrits de jeunesse en particulier pendant la guerre. Les uns et les autres ne sont pas forcément des révolutionnaires mais lui sont utiles pour penser et donner des bases théoriques et morales – morales, le mot est effectivement extrêmement important – à sa propre position qu’il appelle intransigeante révolutionnaire. Or dans les deux cas, ce ne sont pas forcément des auteurs qui peuvent être considérés comme les plus révolutionnaires qui soient.

Du côté italien, il va chercher du côté de l’idéalisme en philosophie qui à ce moment-là est un peu l’avant-garde philosophique, dans les années 1910, Benedetto Croce ou Giovanni Gentile sont des philosophes qui ont et qui prennent de plus en plus d’importance mais qui ne représentent pas la philosophie académique à ce moment-là. Ce ne sont pas des révolutionnaires et pourtant, il trouve chez eux toute une série de notions et de concepts qui vont lui servir à penser sa propre position révolutionnaire.

L’autre groupe est effectivement une série de socialistes français, dont certains ne sont pas forcément les plus socialistes d’ailleurs ou ne le sont pas en tout cas dans tous leurs textes. Péguy ne l’est pas dans tous ses textes, Bergson ne l’est pas non plus, Barbusse l’est beaucoup plus, mais Rolland ne peut pas être entièrement assimilé à ce qui serait la déclinaison française du socialisme à cette époque-là. C’est tout autre chose. C’est le pacifisme bien sûr, et effectivement le volontarisme. C’est l’idée que les lois de l’économie et de l’histoire, qu’un certain marxisme défend comme étant un modèle d’explication du monde social, ne suffisent pas. Qu’il y a un engagement nécessaire, une réflexion et une organisation du rapport entre les intellectuels et les masses qui est nécessaire, des actions de type éditorial, publiques, qu’il faut mener dans l’espace public. Ces gens-là le disent et le font.

Or, il se trouve que Gramsci a besoin de ce type de positionnements et les met en avant parce que le socialisme italien, qui est à la fois fort et très varié, est quand même dominé par un courant réformiste qui, tout en parlant de révolution, en disant qu’elle va arriver, estime qu’en attendant on peut collaborer avec le gouvernement de Giolitti, avec les libéraux, que ce n’est pas un problème parce que de toute façon « l’histoire nous donnera raison ». Au-delà de la caricature, c’est comme cela que Gramsci voit ces gens extrêmement influents à la direction du Parti socialiste, et il les combat.

Tout cela évolue et l’arrivée de Mussolini, socialiste révolutionnaire à un moment, est très bien vue par des jeunes comme Angelo Tasca, Gramsci ou Togliatti, parce que c’est un de ceux qui donnent un grand coup de pied dans ce socialisme réformiste extrêmement dominateur dans l’Italie de ces années-là. Il y a aussi justement beaucoup d’échanges entre Croce, qui n’est pas du tout socialiste, et Sorel, qui lui l’est bien sûr. Sorel est très présent en Italie et pas seulement parce que des gens comme Gramsci le lisent mais parce qu’il est publié, traduit, lu – il y a même des textes de Sorel qui sont directement publiés en italien avant même d’être publiés en français. Ce sont des mouvements novateurs et il se trouve que ces réformistes sont finalement les plus marxistes à ce moment-là. C’est-à-dire que le Marx qui domine au sein de ce monde socialiste italien pendant les années de guerre, c’est le Marx de la Deuxième Internationale, hyper économiste, avec cette idée que les lois, les superstructures, les lois de l’histoire sont celles-là : le capitalisme va entrer en crise, d’ailleurs la guerre en est une des manifestations, et la révolution adviendra inexorablement quand il faudra qu’elle advienne.

Gramsci, dès qu’il est tout jeune, est contre ces idées-là et il sera toujours contre ces idées-là. Il va devenir marxiste, évidemment. Il ne l’est pas encore à ce moment-là. Les socialistes français sont importants pour Gramsci avant que Marx ne le devienne, parce que le Marx qui domine chez les socialistes italiens est celui qu’il conteste d’où d’ailleurs ce texte très célèbre, « La révolution contre le Capital » où sa première réaction face à la révolution d’octobre est de dire que les bolcheviques ont donné tort à Karl Marx. C’est à ce moment-là qu’il va se mettre à lire sérieusement Karl Marx et que les choses vont évoluer. Mais les Français ont cette position-là, d’être des outils pour penser une certaine forme de volontarisme et d’organisation d’une volonté collective qui fait que la politique doit primer.

LVSL – Justement, par rapport à l’histoire de la politique française, il y a une référence qu’on pourrait attendre de la part de Gramsci c’est celle de la Commune de Paris, dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire. Ça n’a pas l’air d’être un événement qui l’intéresse particulièrement… A-t-il proposé une interprétation de la Commune de Paris, dans la lignée de Marx et de la littérature marxiste ?

J.-C. Z. – Il en parle très peu. L’événement politique majeur qui l’intéresse pour comprendre le Risorgimento italien, pour comprendre le fonctionnement des classes sociales et de savoir comment elles deviennent dominantes et dirigeantes, c’est le jacobinisme, c’est la Révolution française et l’expérience politique du jacobinisme.

Il cite quelquefois la Commune, mais très rarement, dans les Cahiers, comme «  la saignée » de la Commune, expliquant que cela marque une rupture entre la tradition jacobine et la tradition d’après. Il dit cela à propos de Sorel justement. C’est vraiment le seul endroit où il en parle, par rapport aux morts qu’il y a eu lors de la répression par les Versaillais. Il dit : « Là apparaissait ce nouveau peuple », qui n’était jusqu’alors pas présent, qui l’avait été autrefois, les ouvriers et les faubourgs parisiens qui n’ont pas été au cœur du processus et qui avaient de toutes façons été arrêtés par Thermidor. Ce qu’il dit, c’est que là émergeait un nouveau peuple qui n’était pas le même peuple que celui de la Révolution française mais celui du prolétariat urbain de Paris. Il est dans une situation où il se dit que Sorel a pensé qu’il pouvait être le porte-parole de cette nouvelle classe, de l’émergence de ce nouveau monde populaire et faisant cela il a développé ses théories sur le syndicalisme révolutionnaire. À part cela, il n’y a pas d’analyse spécifique de la Commune de Paris.

Zancarini et Descendre
Jean-Claude Zancarini et Romain Descendre en visio-conférence © Killian Martinetti

R. D. – C’est une hypothèse mais l’importance de la révolution russe est telle – de portée mondiale et en plus victorieuse – que cela efface les possibles raisons d’enquêter davantage sur l’histoire de la Commune de Paris. On peut interpréter les choses de cette façon.

J.-C. Z. – Ce qu’il met en parallèle, c’est la révolution de la bourgeoisie et le système d’alliance qu’a mis en place la Révolution française, et la révolution prolétarienne de 1917. C’est ce parallélisme-là qu’il établit. Cela dit quelque chose, cette évocation de la saignée de la Commune de Paris. C’est à ce moment-là qu’émerge un nouvel acteur politique, mais c’est ce nouvel acteur qui l’intéresse et qu’il va analyser, pas l’événement en lui-même. Ce qui est important c’est l’émergence d’une nouvelle classe, actrice de l’histoire, mais qui va se réaliser en Russie et pas en France.

LVSL – Nous avons parlé de l’influence des Lumières, du jacobinisme. Les articles qui traitent de ces liens entre Gramsci et les Lumières, de l’influence de Rousseau ou encore du jacobinisme posent le problème politique du passage du particulier à l’universel. Dans quelle mesure Gramsci s’inspire-t-il de ces théories dans sa réflexion sur la volonté collective nationale populaire et sur le volontarisme politique ? Identifie-t-il des limites dans la théorie du contrat social rousseauiste d’une part, et dans l’expérience du jacobinisme d’autre part ?

J.-C. Z. – L’intérêt pour les Lumières, pour Rousseau, vient du fait que, dans sa façon de penser, cela prépare la Révolution française. Sans entrer dans le détail des analyses qu’il fait sur Rousseau et l’éducation, au fond ce qui l’intéresse, c’est comment un mouvement culturel de longue durée prépare une transformation sociale.

Dans l’expérience jacobine, ce qui l’intéresse, c’est la politique. On est vraiment là à l’intersection entre l’hégémonie politique et culturelle avec une focalisation sur un processus culturel d’assez longue durée, cette mise en place des idées, du point de vue des sermons, des textes, des journaux, tout ce qu’on peut avoir comme traces de ce qui prépare culturellement la Révolution française ; c’est pour cela qu’il s’intéresse à plusieurs reprises au livre de Bernard Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France (Paris, 1927).

Il se dit qu’il faudrait qu’ils soient capables eux aussi de préparer une transformation prolétarienne radicale. Ces deux aspects fonctionnent en même temps. Son intérêt pour les Lumières et Rousseau d’un côté et son intérêt pour les jacobins de l’autre, sont de façon schématique d’un côté la focalisation culturelle et de l’autre la focalisation politique. Qu’est-ce qu’on fait pour transformer le monde ? Il faut une politique centralisée mais capable d’alliances ou en tout cas de résoudre au moins pour un moment par un processus d’alliances la contradiction fondamentale entre ville et campagnes, afin de constituer une hégémonie. Ils ont constitué une hégémonie en étant capables de ne pas laisser simplement les bourgeois des villes faire le travail.

S’ils n’avaient pas été capables d’avoir avec eux la majorité des paysans français avec les décisions politiques qui sont prises, ce qui s’est passé dans l’ouest de la France, en Vendée, se serait passé partout et Paris n’aurait pas tenu. Sans cette capacité des jacobins à faire ce bloc – même s’il n’était pas complet puisqu’il y a eu les mouvements royalistes en Vendée –, s’ils n’avaient pas été capables de l’obtenir massivement au niveau de la population française, ils n’auraient pas gagné. C’est vraiment cette question-là, mais sous ces deux aspects, avec ces deux points de vue, l’un culturel/politique et l’autre politique/culturel.

LVSL – Peut-on revenir sur les aspects fondamentaux de la distinction entre la volonté générale de Rousseau et la volonté collective nationale-populaire de Gramsci ? Gramsci reproche par exemple à la volonté générale d’être abstraite et de ne pas prendre en compte la situation historique…

R. D. – C’est un des aspects d’un phénomène plus large qui est vraiment intéressant à interroger chronologiquement – et c’est ce que font de façon différente à la fois Giuseppe Cospito et Giulio Azzolini dans le volume – : le fait que pendant toute une première période, celle de la jeunesse de Gramsci, que ce soit le jacobinisme, Rousseau ou les grands principes républicains issus de la Révolution française sont plutôt perçus d’un mauvais œil par Gramsci. En cela, il reflète une attitude qui est plus diffuse, et qui est commune à d’autres intellectuels italiens dès le XIXe siècle, dès l’époque du Risorgimento. Celle d’une Italie qui a subi ce qu’il pouvait y avoir de plus violent et négatif dans les prétentions à l’émancipation révolutionnaire française à partir du moment où elles étaient imposées de l’extérieur sur la base de grands principes : la justice, l’humanité pour l’humanité, l’idée d’universel, mais qui s’appliquaient par la violence et par les armes.

Gramsci ne va pas conserver la position marxiste typique de remise en question et de critique radicale des droits de l’homme, des Lumières comme ensemble de valeurs bourgeoises. Il va non seulement essayer de comprendre comment cela a été absolument fondamental dans la genèse du processus révolutionnaire en France mais aussi avoir des réflexions sur ces valeurs.

Dans le livre nous parlons « d’aversion initiale » de Gramsci. Quand on se penche sur les auteurs que Gramsci lisait le plus dans ces années-là, de jeunesse, et à commencer par Benedetto Croce, c’est omniprésent. C’est étonnant pour nous, français, de se dire que ces mots-là sont presque immédiatement péjoratifs. « Jacobinisme », à ce moment-là, c’est vraiment une critique, avec cette idée que ce sont des principes abstraits qui peuvent être pleins de bons sentiments humanitaires mais qui en réalité cachent une violence évidente, qu’on voit d’ailleurs dans les parties les plus violentes de la Terreur pendant la Révolution, et dans l’exportation de la Révolution en Europe ensuite.

Les choses vont évoluer : à la faveur d’un processus qui repose essentiellement sur la Révolution russe et notamment la revendication par Lénine d’un héritage du jacobinisme et sur la façon dont il lit parallèlement l’historien Albert Mathiez, mais aussi sur un retour plus large des Lumières et de ses valeurs, Gramsci ne va pas conserver la position marxiste typique de remise en question et de critique radicale des droits de l’homme, des Lumières comme ensemble de valeurs bourgeoises. Il va non seulement essayer de comprendre comment cela a été absolument fondamental dans la genèse du processus révolutionnaire en France mais aussi avoir des réflexions sur ces valeurs : si on réussit à faire ce que lui appelle une « société réglée » – qui a toujours une dimension future, utopique, qu’il n’identifie pas à la réalité de l’Union soviétique dans ces années-là, mais à laquelle il ne renonce jamais comme horizon communiste – la liberté, la fraternité, l’égalité sont des choses qu’il peut revendiquer et projeter dans ce futur-là.

Finalement, c’est un peu ce que montre le texte de Giuseppe Cospito : ces valeurs qui, au début, pouvaient être critiquées à la fois du point de vue des philosophes idéalistes italiens, et du point de vue de Marx et de ceux qui héritent de Marx, reviennent d’une certaine manière dans les Cahiers de prison comme un horizon possible. Il y a effectivement la question de l’universel, du passage du particulier à l’universel, du règne de la nécessité au règne de la liberté.

LVSL – À quoi renvoie exactement la volonté collective nationale-populaire pour Gramsci ? Pouvez-vous en donner une définition simple ?

J.-C. Z. – On pourrait traduire avec un mot d’ordre, celui de la Constituante en Italie, et que Gramsci va préconiser contre le fascisme. La volonté collective se définit par le fait que les gens peuvent s’y reconnaître, qu’elle n’est pas énoncée par des intellectuels coupés du peuple, mais qu’elle est au contraire le résultat d’une fusion au moins espérée au sein du peuple italien, ce qui veut dire au minimum les ouvriers et les paysans mais pas seulement, raison pour laquelle, dans les Cahiers, il parle plus généralement des subalternes. La volonté collective est donc cette articulation, le résultat de ce travail qu’il nomme parfois, avec ce terme de l’époque, un travail de transformation moléculaire.

Ce rapport permanent entre les intellectuels et les subalternes repose par ailleurs sur l’idée que les intellectuels et les subalternes ne restent pas à leur place, les uns ayant des capacités que les autres n’ont pas, et qu’il faut arriver à faire fusionner ces capacités. Il les appelle la capacité de sentir et la capacité de comprendre. Il faut donc une sorte d’osmose entre les deux et c’est cela qui peut faire émerger un mot d’ordre, des mots d’ordre qui seront l’expression de cette volonté collective nationale-populaire. En fait le moléculaire définit l’articulation qui va se faire, le passage permanent des dominants aux dominés, des intellectuels aux non-intellectuels, car les non-intellectuels apprennent auprès des intellectuels et les intellectuels apprennent auprès des non-intellectuels.

Par rapport au concept d’intellectuel organique, c’est simplement l’idée que chaque classe fait émerger ses propres intellectuels et que les subalternes doivent aussi faire émerger des intellectuels qui sont organiquement liés à eux. Cela nécessite un rapport entre les intellectuels traditionnels, ceux du moins qui se rangeront du côté des subalternes, et les subalternes eux-mêmes qui passeront de leur statut de subalternes à celui de personnes qui, par ce travail permanent d’osmose, par ce travail moléculaire, deviendront eux-mêmes des intellectuels organiques des subalternes.

R. D. – La volonté collective nationale-populaire est aussi d’une certaine manière le résultat escompté, constaté, d’une construction qui est celle d’un nouveau processus d’hégémonie au cœur duquel le rôle du Parti communiste est indispensable, mais qui ne se définit plus prioritairement en termes de classes. C’est l’opposé d’une stratégie de classe contre classe. C’est une stratégie dans laquelle l’échelle décisive est l’échelle nationale, pas en lien avec quelque forme de nationalisme que ce soit mais tout simplement parce que c’est l’échelle politique existante, réaliste, efficace, celle qui fonctionne, celle de l’histoire en train de se faire dans les années 1930.

Ce n’est pas un hasard si, alors que pendant longtemps il utilise le mot classe systématiquement, à partir d’un certain moment il parle de groupe, parce que […] la stricte séparation en termes économico-matérialistes de type classe n’est plus amenée à être opératoire.

C’est notamment en ce sens-là qu’il faut comprendre ce concept, au sens d’une échelle de l’action politique, qui est aussi l’échelle de l’État, et nationale-populaire au sens aussi où si une hégémonie des subalternes devient possible : c’est à partir d’eux qu’une forme de nouveau consensus peut se produire, qui réunisse dans une même direction les différentes classes. Gramsci ne fait pas de typologie. Ce n’est pas un hasard si, alors que pendant longtemps il utilise le mot classe systématiquement, à partir d’un certain moment il parle de groupe, parce que si on pense jusqu’au bout en termes d’hégémonie, en termes gramsciens, la stricte séparation en termes économico-matérialistes de type classe n’est plus amenée à être opératoire.

C’est donc cette volonté collective nationale-populaire qui prépare en quelque sorte une société sans classe, qu’il appelle une société réglée. Gramsci pense tout cela en termes de processus. C’est l’inverse de l’idée selon laquelle la révolution est inéluctable et imminente. Elle n’est pas du tout inéluctable, c’est tout un travail. Elle n’est pas du tout imminente, c’est un processus : on va vers elle et pour y aller on crée de nouveaux outils de pensée, qui ne prétendent pas sortir du marxisme, mais qui restent à l’intérieur de cette pensée qui s’appelle désormais philosophie de la praxis, avec une stratégie de long terme. Parallèlement, la dimension philosophique et la dimension stratégique vont de pair et impliquent de penser de nouvelles catégories, et celle-ci est absolument centrale.

C’est un processus au sens où Gramsci le pense comme tel mais aussi dans la façon dont il y arrive lui-même. C’est-à-dire que l’idée de volonté collective nationale-populaire émerge à la toute fin de 1931 et qu’elle est vraiment développée en 1932, alors que cela fait deux années qu’il travaille en prison sur ces questions.

J.-C. Z. – Ce qu’il faut bien avoir en tête pour comprendre, c’est qu’à ce moment-là,

la ligne de l’Internationale communiste, c’est la stratégie de classe contre classe, et Gramsci est complètement en opposition avec cette ligne. Il prend l’exact contrepied de ce qu’est devenu le stalinisme. Il écrit en sachant ce qui se passe en Russie, et c’est à ce moment-là qu’il y a vraiment une rupture.

LVSL – Il suivait aussi avec attention l’extrême-droite française, lisait régulièrement Maurras et l’Action française. Quel intérêt voyait-il dans l’étude de ces courants politiques qu’il combattait, qui lui étaient opposés ? Est-ce que les mouvements conservateurs français servaient là aussi de point de comparaison avec le fascisme italien ou faisaient-ils l’objet d’un intérêt particulier de la part de Gramsci ?

R. D. – Cet intérêt renvoie à plusieurs aspects, et il évolue au fil des années. Il porte un intérêt à ces mouvements bien avant les Cahiers. Il s’y intéresse dans une optique qui est à la fois stratégique et politico-culturelle, c’est-à-dire qu’il voit très vite que l’Action française est un mouvement assez particulier. Ce ne sont pas les idées qui l’intéressent mais le mouvement. D’abord, c’est un journal. Il s’intéresse à tout ce qui – y compris à l’opposé de l’échiquier politique, chez les ennemis directs – peut avoir eu une efficacité dans l’organisation de la politique et de la culture à partir des outils que sont en particulier les journaux à ce moment-là.

Ce qui est intéressant en plus dans le cas de l’Action française, c’est qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement élitiste et qui est en même temps populaire. C’est quelque chose qui ne peut qu’intéresser Gramsci, ne serait-ce que par curiosité, et c’est quelque chose d’uniquement français. Il parle de cela comme d’un « jacobinisme à l’envers ».

L’Action française comme journal l’intéresse d’abord et avant tout car il s’agit d’une de ces expériences où la dimension du journalisme et de l’édition rencontre le lien entre la politique et la culture, le débat d’idées et l’implication des intellectuels d’une part, et d’une partie beaucoup plus large de la population d’autre part. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que c’est l’équivalent de l’Ordine Nuovo à l’extrême droite, mais ça l’intéresse à ce titre-là, comme un exemple de mouvement qui peut avoir un impact fort tout en n’étant ni un parti politique, ni un syndicat, et où l’action intellectuelle a une efficacité, où les idées ont une force.

Ce qui est intéressant en plus dans le cas de l’Action française, c’est qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement élitiste et qui est en même temps populaire. C’est quelque chose qui ne peut qu’intéresser Gramsci, ne serait-ce que par curiosité, et c’est quelque chose d’uniquement français. Il parle de cela comme d’un « jacobinisme à l’envers ». Évidemment, on ne comprend l’expression que si on a le sens premier du jacobinisme, chronologiquement, pour Gramsci, c’est-à-dire une idéologie humanitaire avec des grandes idées de justice, d’égalité, mais qui est très abstraite et martelée. C’est un « jacobinisme à l’envers » parce que c’est l’envers du jacobinisme et des idées de la Révolution française, mais cela marche de la même manière. Que cela fonctionne l’intéresse. C’est un premier point.

Un autre point extrêmement important, c’est un exemple très précis de son intérêt pour la France. Est-ce que la France l’intéresse pour elle-même ou pour l’Italie ? Les deux. D’un côté c’est quelque chose de typiquement français et en même temps ça l’intéresse parce que dans les années 1920, et tout particulièrement à partir de 1926, il y a un renversement avec une très forte condamnation de l’Action française. Elle se voulait catholique, mais tout le monde au sein du mouvement n’était pas d’accord. Une partie des catholiques se retrouvaient dans l’Action française et une partie de la hiérarchie aussi mais en 1926, le Pape Pie XI condamne l’Action française et se met à l’attaquer très durement.

Ce qui l’intéresse beaucoup dans tout cela c’est qu’on a parallèlement en Italie un rapprochement très fort entre le pouvoir fasciste et le Vatican qui va aboutir au Concordat, aux accords du Latran en 1929, donc un traitement très différent, au même moment, pour des idées communes. Certes, il s’agit de doctrines différentes dans les deux pays mais il y a beaucoup de choses en commun entre le fascisme italien et le mouvement de l’Action française maurrassien. Il analyse avec une certaine ironie et surtout beaucoup d’intérêt le fait que l’Église va avoir deux poids deux mesures, deux discours différents, ce qui lui permet de mettre en évidence la teneur profondément politique des positions de l’Église. À travers cette analyse comparée, il étudie des tendances de fond, qui ne sont ni vraiment idéologiques, ni vraiment religieuses, mais profondément politiques, dans les choix que fait l’Église à ce moment-là dans l’Italie de Mussolini.

LVSL – Par rapport à l’hégémonie de l’extrême-droite française sur l’extrême-droite italienne, vous reprenez dans l’ouvrage un passage assez ironique dans lequel l’Action française parle du « stupide XIXe siècle » et où l’extrême-droite italienne reprend cette expression alors que le XIXe renvoie en Italie à une tout autre réalité. Gramsci se servait de cet exemple pour montrer une sorte de colonisation des intellectuels italiens par les intellectuels français, alors même qu’ils critiquaient le modèle français. Est-ce lié selon lui, à l’absence d’intellectuels nationaux-populaires italiens à l’époque ?

R. D. – On évoque ce passage sur le « stupide XIXe siècle » dans notre introduction mais c’est surtout Marie Lucas qui le commente. Gramsci explique que cette expression de Léon Daudet n’a de sens que dans un contexte français. En Italie, on ne fait pas référence aux mêmes choses si on parle du XIXe siècle donc effectivement c’est un signe : les mêmes qui disent du mal de la France ne se rendent même pas compte eux-mêmes qu’ils reprennent des expressions qui n’ont de sens que dans un contexte français et montrent par là qu’ils sont finalement tout à fait sous la domination idéologique de ceux qu’ils dénoncent. Mais ce sont surtout des intellectuels liés au fascisme, ce ne sont pas des fascistes en tant que fascistes.

J.-C. Z. – À mon sens, toutefois, on ne peut pas dire que l’Action française est un mouvement fasciste. C’est un mouvement réactionnaire qui a des idées politiques très à droite, mais il diffère historiquement et idéologiquement du fascisme.

R. D. – Oui, l’idée n’est pas de dire que l’Action française est un mouvement fasciste, c’est davantage lié à l’opposition entre position monarchiste et position républicaine. Gramsci revient sur le fait que dans un contexte français, l’Église, Rome, est tout à fait d’accord avec les positions républicaines et condamne le monarchisme de l’Action française. En revanche en Italie il est hors de question d’être républicain. Cela l’intéresse plus par rapport à la position du Vatican.

LVSL – Ce mouvement de balancier comparatiste entre la France et l’Italie avec cet exemple pose la question de la traduction qui est majeure dans l’œuvre de Gramsci. Dans l’introduction de votre ouvrage, vous détaillez l’influence de la linguistique française du début du XXe siècle sur sa réflexion. Cette thématique de la traduction au sens fort du terme est centrale dans la lecture que vous faites de l’œuvre gramscienne. Comment interprétez-vous cet apport de la formation linguistique à la réflexion de Gramsci ?

R. D. – Ce sont deux périodes tout à fait différentes. Tout ce qu’il développe sur la question de la traduction qui va jusqu’à en faire une catégorie, la traductibilité du langage qui devient centrale dans la façon dont il pense la philosophie de la praxis, c’est la période des Cahiers de prison, bien avancée, après plusieurs années de réflexion, dans les années 1930.

La linguistique française est vraiment liée à sa formation – et là on est dans les années 1910. C’est tout un ensemble de visions de la langue comme un « fait social total », pour employer l’expression de Durkheim. Une langue qui est le produit de l’histoire, de la géographie, de la société elle-même et des interactions entre classes sociales, entre groupes. C’est à la fois une dimension sociale complète – la façon dont on voit la langue et son évolution – et l’interprétation de la langue comme étant entièrement un phénomène à penser historiquement, en tant que produit historique. Cela ne concerne pas que les Français. Nous en avons parlé dans ce volume qui était consacré à Gramsci et la France, et nous voulions rappeler et approfondir des choses qui ont déjà été dites par des spécialistes et en particulier par Giancarlo Schirru.

Se demander comment les langues se développent, comment elles s’imposent, comment elles fonctionnent, permet de penser comment une hégémonie peut se constituer.

Nous avons poussé l’enquête dans cette direction. Un livre fondamental par exemple est l’Essai de sémantique de Bréal, qui est cité dans les Cahiers et dont certaines notions réapparaissent dans les Cahiers, pas tant pour la question de la traduction et de la traductibilité que pour la question de la langue et du langage comme conception du monde et l’importance de tout ce qui est de l’ordre de l’idéologie dans le cadre d’une pensée de l’hégémonie, à partir d’un modèle qui est celui du langage. Se demander comment les langues se développent, comment elles s’imposent, comment elles fonctionnent, permet de penser comment une hégémonie peut se constituer.

Par ailleurs, il y a une dimension plus épistémologique dans cet héritage de la pensée linguistique, notamment française, de Gramsci qui est par exemple de toujours savoir que les concepts qu’on utilise et en particulier ceux du matérialisme historique, à partir même du concept de matérialisme lui-même, sont des métaphores. Il développe l’idée que le langage est profondément métaphorique et que nos outils conceptuels comme par exemple infrastructure et superstructure sont des métaphores pour expliquer avec des outils méthodologiques ce qui paraît être le fonctionnement du réel : ce sont des façons de le comprendre et non pas des dogmes, des vérités.

Tout cela est extrêmement important aussi dans le rapport que Gramsci entretient avec la philosophie dans laquelle il se reconnaît, qui doit énormément à Marx et Engels, une philosophie avec laquelle il ne faut surtout pas avoir un rapport dogmatique. Dès qu’on oublie que ces concepts fondamentaux sont des métaphores, on a avec eux un rapport dogmatique.

Un exemple de métaphore est la notion de « loi » appliquée à l’histoire : Gramsci refuse cette application à l’histoire de la notion de loi au sens des sciences naturelles. Mais justement, pour lui, il y a une autre science importante qui décrit un certain nombre de lois, c’est la linguistique historique. La loi étant le résultat du processus d’abstraction produit à partir du constat de l’existence de régularités historiques. Il y a des lois du langage. On sait que tels mots prononcés dans telle région à telle époque vont se transformer de telle et telle manière non pas parce qu’on peut le prévoir mais parce qu’on le constate. De là on tire une loi, une loi phonétique par exemple, qui n’est jamais que la description d’une régularité. C’est la même chose pour les lois de l’histoire, les lois de l’économie.

Ce sont des outils qui lui viennent de la linguistique et il nous importait dans ce livre de rappeler que c’est écrit de façon très claire dans les textes de Meillet, qui était une des références de Gramsci quand il étudiait la linguistique avec son professeur Bartoli à Turin. Ce sont des choses qu’on retrouve encore dans les Cahiers de prison et ce qui est assez étonnant, c’est que les tout derniers textes des Cahiers de prison sont écrits au printemps 1935 et c’est le dernier cahier spécial qui est sur la linguistique. Il commence donc par cela dans ses études les plus sérieuses quand il est tout jeune et il termine avec des questions de grammaire historique à la toute fin. Cela a eu une importance de longue durée pour lui.

LVSL – L’œuvre et la vie de Gramsci ont longtemps été méconnues en France. Choisir de retracer et d’analyser les différents aspects qui lient l’œuvre de Gramsci à la France s’inscrit-il d’une certaine façon en réponse à la réception particulière que ce dernier a connue dans notre pays ?

J.-C. Z. – Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il n’y a pas eu de réception de Gramsci. Il faut en faire une historicisation. Brièvement, Gramsci a été reçu, lu et traduit en France. Ce qui pose problème c’est que le Gramsci que l’on reçoit d’après la guerre, c’est le Gramsci du PC italien. C’est important car le gauchisme italien, tout le courant de l’extrême-gauche pendant très longtemps ne l’a pas reçu, pas lu, parce que c’était le PC italien. Gramsci a été construit par le PC italien et en particulier par Togliatti et ses proches camarades comme une icône du PC italien, qui a fondé son parcours en se référant à Gramsci jusqu’à l’eurocommunisme.

En France, le PCF, qui regardait avec orthodoxie la ligne du PC italien, se disait qu’il n’allait pas reprendre Gramsci qui servait aux communistes italiens à justifier leurs propos, en faveur de l’eurocommunisme, contre la ligne de l’URSS. Au milieu des années 1960 à l’Union des étudiants communistes, il y a un bureau « italien », dans lequel on trouve par exemple Alain Forner, Pierre Kahn et Bernard Kouchner. Ce bureau s’oppose à la ligne officielle du PCF. Il y a donc eu une réception par un courant qui se réclamait du marxisme.

Au moment où il n’y a pas encore de distinction entre PC italien et PC français, il y a tout de suite la traduction des Lettres. La première édition des Lettres est pour le coup complètement fabriquée par Togliatti avec des omissions, des coupures, qui en fait une bonne édition littéraire à tel point qu’elle remporte un grand prix de littérature italien (le premio Viareggio) dès l’année de sa parution. C’est traduit tout de suite en français par les maisons d’édition du PCF.

Ensuite il y a cette distinction qui se fait, qui est liée à la lecture du PCF qui est assez réticente envers les lectures de Togliatti allant vers l’abandon de la dictature du prolétariat car il y a encore des débats sur la question de garder ou pas la dictature du prolétariat dans les années 1970. Donc la réception de Gramsci est complexe. Ce n’est pas une non réception ou un retard de réception. Il y a ensuite le rôle d’André Tosel, qui reste au parti mais qui est de formation catholique, qui est important. Il y a aussi des lecteurs de Gramsci, qui se réfèrent à Gramsci mais qui passent à la droite, comme Hugues Portelli par exemple.

En 1975, à peu près en même temps que Portelli, mais avant Tosel, sort un livre extrêmement important, celui de Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État (1975), qui est détachée du lien avec le PCF, dans un rapport critique. Ensuite ce sont des marxistes hétérodoxes, d’extrême-gauche, comme Robert Paris plutôt lié au courant « bordighiste », du nom d’Amadeo Bordiga, premier dirigeant du parti italien, avant Gramsci, qui fait l’édition des Écrits chez Gallimard puis l’édition presque complète des Cahiers aussi chez Gallimard. Il fait cela pour embêter les « staliniens » ! Mais avant cela il y a des anthologies, par exemple Gramsci dans le texte, aux Éditions sociales, par Tosel qui a une position compliquée : il reste au parti mais il est très ouvert aux propositions politiques du PC italien. Pour répondre à votre question, non, cette question de la réception n’a pas vraiment joué dans notre démarche.

R. D . – Un autre aspect de votre question portait sur le fait que plus récemment, il y eu une sorte de retour de Gramsci, voire de Gramsci-mania, où tout le monde se dit gramscien et personne ne sait de quoi il parle, et dit beaucoup de grosses bêtises. À la radio, on a entendu récemment Philippe de Villiers déclarer, tout fier, qu’il avait lu Gramsci dans le texte, mais à écouter la suite de l’interview, on se rend compte que c’est faux, ou alors qu’il n’y a pas compris grand-chose. Le dernier en date à se dire « gramscien », n’est autre que Jean-Michel Blanquer. On ne voit pas trop le rapport.

LVSL – Justement, quel regard portez-vous sur les usages actuels et très contemporains de la figure de Gramsci, cité à droite à gauche ?

R. D. – Ce qui revient toujours, ce sont ces deux idées finalement assez semblables : « hégémonie culturelle » et « bataille des idées ». « Il faut gagner la bataille des idées, comme le disait Gramsci », dit-on, or il n’a jamais dit cela comme ça. Certes, il y avait une rubrique « la bataille des idées » dans L’Ordine Nuovo, mais c’est la seule chose historiquement vraie dans cette référence.

L’hégémonie culturelle qu’on attribue abusivement à Gramsci est par ailleurs un concept passe-partout qui veut tout et rien dire, qui réduit la pensée gramscienne et notamment toute sa dimension stratégique à dire : « il faut qu’il y ait beaucoup d’intellectuels de notre côté et que leur voix domine les médias ». C’est en fait le Gramsci vulgarisé par la Nouvelle droite d’Alain de Benoist. Un des enjeux de ce livre, même si nous ne l’avons pas formulé comme cela, c’est que traiter en France la question de la France de Gramsci, c’est affirmer qu’une bonne connaissance de Gramsci est intéressante non seulement pour Gramsci lui-même, non seulement pour ceux qui s’intéressent à lui, mais aussi pour tous ceux qui s’occupent de la France, d’une certaine manière.

Avec ce livre, nous prenons le contre-pied de la méconnaissance de Gramsci : à l’usage superficiel qui en est couramment fait en France, nous opposons la connaissance extrêmement fine, profonde et de longue durée que Gramsci avait de la France.

En effet, sur la question fondamentale de l’histoire de France, de la culture ou de la littérature françaises, Gramsci a des choses à apporter que les spécialistes de ces domaines en France ne connaissent pas du tout et dont ils n’ont même pas idée. Alors que nous avions tous les deux travaillé sur Gramsci il y a très longtemps, que nous nous y étions intéressés de près des années plus tôt, nous avons repris ce travail d’abord avec l’idée qu’avec nos propres outils, nous pouvions faire entrer dans le débat intellectuel français un rapport à Gramsci qui soit nouveau, philologiquement et historiographiquement beaucoup plus précis et pertinent, et le diffuser.

Car ce n’est pas nous qui inventons tout cela. Il y a un travail énorme qui est fait depuis plus de vingt ans à tous les niveaux autour de l’œuvre de Gramsci, qui fait que nous connaissons et comprenons infiniment plus de choses que vingt ans plus tôt. Avec ce livre, nous prenons le contre-pied de la méconnaissance de Gramsci : à l’usage superficiel qui en est couramment fait en France, nous opposons la connaissance extrêmement fine, profonde et de longue durée que Gramsci avait de la France, et ses analyses qui peuvent intéresser des gens qui ne s’intéressent pas spécifiquement à lui.

France de Gramsci
ENS Editions, 2021.

J.-C. Z. – Il y a une fable de La Fontaine qui doit s’appliquer à ces personnes qui citent Gramsci sans véritablement le connaître, et qui s’intitule « L’âne vêtu de la peau du lion » :

« De la peau du Lion l’Âne s’étant vêtu / Était craint partout à la ronde, / Et bien qu’Animal sans vertu, Il faisait trembler tout le monde. […] / Force gens font du bruit en France / Par qui cet apologue est rendu familier. / Un équipage cavalier / Fait les trois quarts de leur vaillance. »

Je crois qu’elle les décrit assez bien, oui.

Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France »

Marie-Noëlle Lienemann

En dépit de nombreux rapports et travaux sur la question ainsi que de rachats d’actifs stratégiques, l’intelligence économique ne semble toujours pas être une priorité pour Emmanuel Macron. Alors que la domination des GAFAM et du droit américain se renforce et que la Chine commence à racheter des entreprises stratégiques, l’enjeu est considérable pour la France. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann ainsi que ses collègues du groupe CRCE ont déposé une proposition de loi début avril portant création d’un programme d’intelligence économique. Nous avons souhaité revenir avec elle sur la genèse de cette loi, la capacité de la France à disposer d’une telle organisation et les limites qu’elle rencontre au vu du laissez-faire de l’Union européenne. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Vous avez déposé avec vos collègues du groupe du CRCE une proposition de loi portant création d’un programme national d’intelligence économique. Quelle est la genèse de cette loi ? 

Marie-Noëlle Lienemann – La question de l’intelligence économique m’est apparue depuis de nombreuses années comme un enjeu majeur parce que, dans la mondialisation et l’Europe libérale actuelle, nous ne défendons pas sérieusement et suffisamment l’intérêt de la France et des Français, nos emplois et nos entreprises. Évidemment j’estime urgent et indispensable de transformer les règles des échanges mondiaux et le cadre de la construction européenne. D’ailleurs je crois que s’ouvre un nouveau cycle, après ces quarante années de domination du néolibéralisme, qui offre des opportunités, mais aussi conforte des risques à savoir la financiarisation, la domination des GAFAM etc. Il faut saisir cette opportunité historique. Mais surtout quel que soit le cadre qui nous entoure et en attendant d’avoir pu le modifier, nous ne devons pas rester l’arme au pied. Il faut prendre la mesure de la guerre économique que nous devons affronter. En France, nous sommes forts pour dire que nous ne sommes pas d’accord avec les règles, sans pour autant créer un rapport de force sérieux dans le but de les modifier. Mais plus encore, cette posture est souvent le prétexte à une grave paralysie pour agir dans le cadre existant, à sous-estimation de nos marges de manœuvre.

Pendant de nombreuses années, comme députée européenne, j’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois et tombaient dans une sorte de fatalisme et d’impuissance redoutables. J’ai observé que les autres pays, plus organisés et déterminés comme l’Allemagne, savaient mieux, notamment quand il s’agissait de défendre leurs industries, agir de concert entre toutes les forces pour porter dans les institutions européennes des normes, des politiques qui leur étaient favorables. Ils avaient anticipé, construit des choix en amont des décisions. Hélas en France, nous sommes souvent mal préparés, pas offensifs, on ne voit pas venir les problèmes où on refuse de les voir. Je l’ai vécu s’agissant de l’édiction des normes environnementales. Nous sommes insuffisamment en veille, insuffisamment pro-actifs et coordonnés pour pouvoir, tout en défendant des causes justes comme la question environnementale ou sociale, peser réellement et préparer les entreprises françaises à des mutations, notamment les PME qui sont moins informées. Tout cela m’avait mis en colère.

Je citerai un exemple : alors que nous avions voté en Europe l’interdiction du cadmium – très polluant –, qu’une PME française avait mis eu point une batterie nickel-zinc pouvant en partie se substituer à celle du nickel-cadmium, elle n’a pu trouver, après de nombreuses démarches, les soutiens capitalistiques et industriels en France pour sa production dans l’Hexagone. Elle a pu le faire dans le Land de Sarre en Allemagne, où le coût du travail n’est pas plus bas qu’en France. Cela a manifesté de manière concrète qu’il nous manque des outils permettant d’agir, indépendamment des contraintes dans lesquelles nous vivons.

Mais plus encore, des affaires comme Alstom, Technip ou Nokia montrent à quel point les pouvoirs publics ont failli, laissé notre pays abandonné des pans entiers de sa souveraineté économique, perdu des emplois et des entreprises majeures. Si nous avions une stratégie sérieuse d’intelligence économique, nous aurions pu décoder la stratégie américaine pour prendre le contrôle d’activités d’Alstom ou de Technip que les Américains convoitaient, ne pas être tributaire de décisions de chefs d’entreprises sous pression ou peu motivés par les intérêts de la France. L’intelligence économique permet d’anticiper mais aussi d’agir très vite. En rencontrant les organisations syndicales, j’ai mesuré que ces désastres étaient évitables, que l’on pouvait réagir pour veiller à ce que de telles dérives ne se reproduisent pas et j’ai découvert le travail important qui était fait autour de l’École de pensée de guerre économique, avec Christian Harbulot, Nicolas Moinet, Ali Laïdi et Nicolas Ravailhe que je connais depuis longtemps. 

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

Voilà ce qui m’a amené à préparer et déposer cette proposition de loi. Pourquoi une loi ? Depuis de nombreuses années, se sont multipliés des rapports sur l’intelligence économique souvent très intéressants mais qui n’ont pas été suivi d’effets, et en tout cas ni d’initiatives suffisantes, ni de structures et de politiques globales, pérennes nous mettant à hauteur de ce que font les grands pays développés. La France n’a pas engagé un travail de longue haleine qui, quel que soit le gouvernement, mobilise largement les forces économiques et sociales du pays de manière concertée, opérationnelle pour être suffisamment efficace. Bien sûr, fort heureusement il y a quand même eu des success stories dans certains domaines. Trop peu et c’est cela qu’il faut changer. Il fallait donc aller au-delà d’un énième rapport, du dépôt de questions parlementaires au gouvernement ou des protestations. C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard.

Pour que les choses avancent, il faut donc une politique publique inscrite dans la loi, pérenniser une ou des structures qui auront la charge de la mettre en œuvre. C’est une condition essentielle pour s’inscrire dans la durée et atteindre nos objectifs. Il nous faut assurer que l’intelligence économique, l’attention à la défense de notre intérêt national et territorial devienne une véritable culture collective. C’est pourquoi la proposition de loi instaure le principe d’un programme national de l’intelligence économique associant largement les différents ministères, les collectivités territoriales, les forces économiques et syndicales, les chercheurs etc. Ce programme national doit faire l’objet d’une évaluation, d’un suivi parlementaire afin que le sujet ne soit mis sous l’édredon en fonction des circonstances.

J’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois.

Bien sûr, le concept d’intelligence économique peut paraître assez flou et allie plusieurs domaines. Elle ne se confond pas avec la seule sécurité économique et dépasse cette idée avec la veille, la collecte et le traitement d’informations, l’anticipation, l’organisation de notre réactivité et les capacités d’influence de la France. Le soft power, dans les sociétés contemporaines, notamment au niveau international, est quelque chose de fondamental, qu’on ne peut pas laisser aux seules multinationales françaises. C’est même parfois contre-performant si on s’en tient à cela. Il y a un problème d’éducation, d’agriculture, etc. C’est un champ large. Et comme c’est un champ large, on ne peut pas le déléguer à un seul département ministériel.

LVSL – Vous proposez la création d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE) qui serait rattaché directement au Premier ministre. N’avez-vous pas une crainte que les nombreux autres services existants comme le SISSE, que vous ne proposez de pas de supprimer, viennent à nouveau ralentir l’aspect offensif de la France en matière d’intelligence économique ? De plus, ce ne devrait pas être à l’Élysée de piloter le SGIE ?

M-N. L. – L’Élysée, ce n’est pas l’exécutif, l’exécutif c’est le gouvernement. L’Élysée n’est pas contrôlé par le parlement. Or, il est fondamental que ce soit sous le regard et avec la coopération du parlement. Aussi, c’est une structure qui relève de l’administration. Ce n’est pas une énième structure de prospective, de pensée théorique qui va phosphorer. On est très bon lorsqu’il s’agit de phosphorer, de faire des textes, etc. Au contraire, lorsqu’il s’agit de mettre en mouvement des acteurs qui peuvent agir, et au bon moment, coordonner les informations et analyses pour établir des stratégies, ce n’est pas le cas. Le SGIE ne doit pas se substituer aux autres administrations quand on doit mener des actions du ressort de tel ou tel ministère, par exemple lorsqu’il s’agit de faire évoluer des éléments de notre fiscalité, nos textes juridiques, afin de réagir face aux menaces sur notre tissu productif. En revanche, ce service doit veiller à la bonne exécution des décisions prises. Nous le voyons avec le Covid-19 : la France est en crise de savoir-faire. Nous savons inventer des dispositifs. En revanche, veiller à ce que les gens le concrétisent, zéro – j’exagère un peu.

Est-ce un service de plus ou pas ? Je n’arbitre pas pour savoir s’il faut faire disparaître le SISSE ou s’il faut l’intégrer sous l’égide de ce service. La loi n’organise pas l’administration en détail. Elle crée une structure qui a vocation à ne pas nous enfermer dans un seul volet de l’intelligence économique, dans un silo de pensée, à savoir celui de Bercy et du Trésor dont je doute de l’efficacité. Il n’y a pas seulement un manque de moyens, il y a une vision trop étroite et un vrai problème culturel. Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence, en refusant l’intervention de l’État dans le cadre d’une économie mixte, en étant plus royaliste que le roi sur les directives libérales de l’Union européenne. Sans compter la lourde influence des banques et multinationales françaises sur leurs choix et parfois leurs carrières. Même lorsque les politiques le prônaient, Ils n’ont jamais soutenu l’idée de la souveraineté économique, ce qui ne veut en rien dire le repli sur soi, le protectionnisme généraliséIdem pour la réindustrialisation de la France et de nos territoires. Alors pour le SGIE doit rassembler des gens qui portent une culture nouvelle, sur la manière de concevoir notre réindustrialisation, notre développement économique. Lorsque je dis « nouvelle », c’est être tout à la fois conscients de cette guerre économique, des grandes mutations dans le monde, lucides, voyant loin et volontaires. 

Il y a bien sûr ce qui se passe en Asie, en Chine et qui doit être observé et traité avec beaucoup de constance et en se projetant dans l’avenir, car les Chinois eux ont des programmes et visées à long terme qu’il faut bien décoder. Mais, il y a des sujets plus immédiats. J’ai en mémoire le cas d’une PME française d’instruments utilisés dans le secteur du champagne, innovante, bien gérée, dans un domaine qui ne connaît pas la crise, qui en moins de six mois a dû fermer car son concurrent est allé en Pologne grâce à 85 % de cofinancement de fonds européens, a augmenté son volume de production, a bénéficié un peu du dumping social – mais en l’occurrence, là, ce n’était pas décisif – et ensuite sans barrière douanière a pu revenir sur nos marchés. 

Avec les entreprises, la collectivité publique aurait dû surveiller les concurrents, voir les risques de délocalisations selon les activités, anticiper, prévoir d’investir à l’Est pour sauver l’emploi chez nous, avoir des relais de croissance pas pour délocaliser mais contrer ce que d’autres pourraient faire. On peut même dans un tel cas envisager d’acheter le concurrent. On peut dans ce genre de situation, mobiliser des fonds européens et même des fonds publics français. Bref, là où d’autres savent trouver des stratégies – en particulier les Allemands – sachons nous aussi définir les nôtres et ne pas laisser disparaitre des emplois, les activités que l’on pouvait sauver voire même les développer.

Devant de tous ces enjeux, il faut qu’il y ait non seulement de l’interministériel, raison pour laquelle je propose qu’il y ait un représentant dans chaque ministère, mais aussi des liens étroits avec les partenaires sociaux, patronat et syndicats, ainsi qu’avec les collectivités territoriales. 

LVSL – Un ressentiment demeure entre les acteurs économiques et syndicaux avec les acteurs de l’État en matière d’intelligence économique. Pensez-vous que le pilotage au plus près du terrain par le préfet du département sera suffisant pour créer des synergies et à la fois se défendre et être offensifs ? 

M-N. L. – Le travail dans les communes, départements et régions doit se faire à travers la déconcentration mais aussi par un mouvement de bas en haut, avec des fonctionnaires affectés aux préfectures qui se consacrent à bien connaitre le tissu économique local, les acteurs concernés et pouvoir avec eux, anticiper regarder les activités qui pourraient être menacées, celles qui pourraient saisir des opportunités nouvelles, etc. Je peux donner un exemple étranger : la filière italienne de production de raisins. Le libre-échange s’est ouvert entre l’Europe et l’Égypte dans ce secteur et cela a engendré d’importants volume d’importation de raisins égyptiens. On a pu observer qu’un importateur des Pays-Bas a pu, après avoir recruté un ancien salarié de la filière italienne ou éventuellement pirater des fichiers clients, couler une grande partie de production de la filière italienne sans qu’elle ne voit venir le coup.  Entre dumping sur les coûts et démarchage sur sa clientèle, la filière italienne s’est retrouvée en extrême difficulté. La leçon que l’on peut en tirer pour la France est de suivre les accords de libre-échange, mesurer les risques concrets, simuler ceux-ci, dialoguer avec les entreprises locales sur tout cela et créer un réflexe de vigilance et d’action. Beaucoup doit partir du terrain mais il faut aussi regarder ce qui, au niveau national, peut avoir un impact local. L’État déconcentré en la matière doit entretenir un double mouvement de bas en haut et de haut en bas. Mais il faut aussi soutenir les initiatives des collectivités locales, assurer une bonne complémentarité avec elles et avec l’État. Car les collectivités territoriales ont un rôle éminent à jouer. Elles sont très attachées au maintien des activités industrielles locales. Elles voient des choses que d’autres ne voient pas. Il faut leur laisser leur autonomie d’action, il faut qu’elles puissent y être associées et avoir accès aux informations, faire monter les informations qu’elles souhaitent, etc. Le rôle de ce Secrétariat général à l’Intelligence économique est donc différent des fonctions du SISSE.

Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence.

Prévue dans la proposition de loi, la création du Conseil national de l’intelligence économique associant partenaires sociaux, représentants des collectivités territoriales, universitaires et des chercheurs, différents services concernés de l’État, branches industrielles etc, permettra aussi de rétablir une confiance mutuelle entre État et collectivités territoriales, car si nous avançons ensemble, si nous marquons des progrès, le travail en commun et les convergences seront plus évidents.

LVSL – La France est très en retard, même par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’idée d’associer directement les préfets de départements, tout comme chaque ministère, ainsi que de nombreux fonctionnaires dédiés nécessitent un investissement important de l’État. Avez-vous réfléchi avec votre groupe à la dimension budgétaire de la loi et pensez-vous que le gouvernement sera favorable à votre proposition de loi ? 

M-N. L. – A minima, je pense qu’il faut 200 à 300 personnes dans ces services, entre les services déconcentrés et les services centraux. Un des grands enjeux, outre l’enjeu budgétaire, est de savoir quel type de profil il faut former et/ou recruter. Il faut des gens, pas tous mais une partie, qui aient déjà mis les mains dans le cambouis : il faut des avocats, des syndicalistes – notamment ceux d’Alstom, Technip, Nokia qui ont vu des choses et savent bien agir en la matière – mais aussi une grande diversité : des gens qui travaillent ou ont travaillé à l’étranger dans ces domaines, des gens qui viennent des collectivités territoriales, etc. Le changement culturel des fonctionnaires ou futurs fonctionnaires doit être net. Mais il faut garantir la neutralité, l’indépendance de ces fonctionnaires, et veiller à ce qu’ils aient chevillé au corps le sens de l’État et de l’intérêt national. La proposition de loi comprend tout un chapitre sur l’anti-pantouflage, le refus des allers-retours vers le privé et tout ce qui favorise des liens d’intérêts. Il faut des gens prêts à défendre un patriotisme économique, avec une diversité de compétences acquises.

Je prends le chiffre de 200-300 personnes car il faut au moins une personne par département, ainsi qu’un réseau de cadres. Des redéploiements de postes sont aussi possibles en formant les agents. Ce n’est pas insurmontable pour la République française. Il pourrait aussi être opportun de faire des économies en réduisant la sous-traitance en millions d’euros confiée par l’État à des cabinets anglo-saxons, – cela a été particulièrement le cas à l’apogée de la crise pandémique avec McKinsey à titre d’exemple – pour renforcer les capacités d’action de la puissance publique. L’Allemagne, afin d’éviter les appels d’offres internationaux en matière d’expertise, internalise dans la fonction publique ces savoir-faire et fractionne avec ses territoires. 

Une proposition de loi ne doit pas comprendre d’inscriptions budgétaires. Mais c’est une bataille à mener lors des lois de finances et en parallèle avec cette PPL je déposerai lors de l’examen du budget 2022 des amendements pour renforcer notre action dans le domaine de l’IE. 

J’insiste sur la proposition prévue dans la PPL de création d’une délégation parlementaire comprenant 10 députés et 10 sénateurs, comme cela existe pour le renseignement afin que le parlement joue pleinement son pouvoir de contrôle de l’exécutif et de l’application des lois. Plus encore depuis la crise du Covid, on se rend compte que ce qui pose problème aujourd’hui en France n’est pas toujours les textes législatifs mais très souvent la mise en œuvre effective des politiques, et ce dans de très nombreux domaine. L’exécutif considère qu’il a les pleins-pouvoirs, les mains libres en la matière, ce qui me paraît aberrant et s’avère trop fréquemment défaillant. Il faut sortir de cette ornière. Néanmoins, le parlement peut contrôler, être mieux informé, porter des préconisations. D’où l’importance de cette structure parlementaire.

Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne.

La loi 4D peut aussi être l’occasion d’avancer à travers des amendements en particulier pour bien mettre l’intelligence économique comme compétence à différents niveaux et dans l’action déconcentrée. Par ailleurs je soutiendrai la restauration de la compétence économique aux départements car même si la région a des compétences en la matière et que la strate départementale est intéressante, le lien entre des PME très locales et l’instance régionale, notamment depuis qu’on a fait des plus grandes régions, est plus compliqué à mettre en œuvre. Mes collègues sénateurs m’ont fait observer que certains départements qui s’engageaient fortement et apportaient suivi à des secteurs d’avenir – je pense à la chimie du bois dans la Nièvre par exemple – avait bien des difficultés pour mobiliser la région, car celle-ci est trop vaste et se limite aux gros enjeux industriels. Or, en France, on a besoin de consolider l’émergence d’ETI. La force de l’Allemagne c’est tout de même ses ETI. Nous on a misé stratégiquement sur des multinationales – qui d’ailleurs ont été privatisées, et sont souvent passées sous contrôle étranger – et pas assez sur les ETI. Les départements sont le premier échelon où l’entreprise potentiellement capable de devenir ETI peut être repérée.

Concernant le gouvernement, je ne suis pas sûre qu’il y ait une réelle hostilité à cette proposition de loi. À Bercy sans doute, j’en veux pour preuve la réponse de la ministre Agnès Panier-Runacher lors du débat au Sénat sur la souveraineté économique. C’était du genre : on a le SISSE, tout va bien, circulez il n’y a rien à dire. En réalité, l’avis de l’exécutif en privé est beaucoup plus nuancé et moins homogène. Au sein du gouvernement, les propos et intentions sont très contradictoires. Le discours du Bruno Le Maire reste quand même très libéral et dans le même temps, on y trouve des accents de patriotisme économique, un peu à géométrie variable, sans qu’il y ait une vraie stratégie. Chez Le Maire, ce concept parait plutôt défensif, justifie le « sauve-qui-peut » en période de crise, avant de revenir au « bon libéralisme » qui serait salvateur. C’est plutôt une notion de transition face à la crise qu’une pensée économique nouvelle fondée sur une nouvelle organisation entre le privé, le public et le champ de l’économie sociale, qui je crois est plus apte à répondre aux enjeux de la période et de notre réindustrialisation.

Lire sur LVSL l’entretien avec Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine ».

Il faut retrouver une articulation intelligente entre le capital public ou l’intervention publique et les initiatives privées. Notre programme de relance par des investissements publics est très insuffisant en comparaison des États-Unis. Chez Emmanuel Macron, on entend des propos volontiers plus volontaristes sans qu’on en voit réellement les concrétisations en regardant les dossiers les uns après les autres. C’est plus souvent l’inverse. Il a été l’homme du dépeçage d’Alstom et de Technip ! Heureusement, Photonis a évité la prédation américaine, même si est impliqué un fond du Luxembourg et que la vigilance s’impose. La vente des chantiers de l’Atlantique à Fincantieri a été de justesse refusée. Il y a beaucoup de laisser-faire là où on pourrait réagir. En tout cas, je ne désespère pas de trouver des parlementaires LREM favorables à une stratégie française d’intelligence économique. Mais je souhaite vivement qu’un très grand nombre de parlementaires au-delà des désaccords politiques nécessaires en démocratie s’investissent pour faire aboutir une loi structurante pour l’intelligence en France, car il en va de l’intérêt national. Je travaille à ces convergences.

LVSL – L’Union européenne, dont les traités favorisent la libre concurrence questionne pourtant depuis quelques mois sa capacité d’autonomie sur le plan stratégique. La France n’aurait-elle pas intérêt d’avancer seule sur ce sujet pour se prémunir des attaques de certains États membres et des carences des traités européens ? 

M-N. L. – L’un des freins chez Macron c’est aussi l’eurobéatitude. Rien ne saurait se faire sans l’Europe et la France seule ne pourrait rien ! Grave erreur. Agir au niveau européen c’est mieux mais cela ne saurait suffire. Loin de là. Car si l’on parle beaucoup de la menace chinoise, c’est au sein du marché européen que la France a le plus perdu de parts de marché et cela se poursuit d’années en années. Et ce pour différentes raisons. Évidemment, pour les libéraux et le patronat français l’alpha et l’oméga serait la baisse du « coût du travail » et de la fiscalité. Je ne vais pas polémiquer sur ce point car j’observe que ces baisses ne sont jamais suffisantes depuis 30 ans, qu’on nous promet des millions d’emplois avec le CICE mais que la désindustrialisation, inexorablement, continue. En revanche, quoi qu’on pense de la compétitivité dite coût, force est de constater que s’agissant du hors coût, des politiques de modernisation de l’outil productif, la montée en gamme de nos produits, des politiques de filières, des stratégies industrielles nous sommes très défaillants. Il faut que cela change et c’est très important. Le gouvernement sous-estime notre vulnérabilité intra-européenne.

Le discours, selon lequel la France ne peut pas agir seule et que le salut ne vient que de l’Union européenne ne permet pas d’avancer ; car comme l’Europe n’agit pas, on n’agit pas en France non plus. Disons plutôt qu’on va se battre en Europe, mais que dans le même temps, on prend des initiatives françaises et même des partenariats ou des coopérations avec d’autres États et entreprises européennes. Ces partenariats peuvent être intra-européens mais sans s’obliger à prendre toute l’Europe dans son ensemble. L’intelligence économique doit nous aider aussi à voir comment ces partenariats peuvent être menés. Cela ne doit pas forcément être toujours des partenariats franco-allemands car, jusqu’à aujourd’hui, c’est tout de même l’Allemagne qui a été le grand bénéficiaire de la désindustrialisation française. Je ne dis pas qu’il faut être anti-allemand. Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne. La France est le pays de la bonne nourriture, le pays de l’agriculture et on trouve le moyen d’importer pour manger dans nos cantines… Il y a quand même un problème ! D’autant que l’Allemagne a les mêmes règles européennes que nous : donc le problème dans ce cas-là ne vient pas de là. 

Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine !

Bercy a un dogmatisme : le marché public doit être ouvert, sans critère de localisation. Je ne sais pas comment font les Allemands, mais en tout cas ils y arrivent. Il faut donc qu’on trouve nous aussi les moyens d’y arriver. Cet exemple permet de montrer qu’il n’y a pas de fatalisme à notre déclin. Certes, cela va être long de remonter la pente. C’est pour cela qu’il faut une structure pérenne. Ce qui me déprime c’est l’esprit munichois des élites françaises quant à la possible réindustrialisation de la France et leur inertie, leur manque de volontarisme. Évidemment, tout ce qui sera entrepris ne marchera pas à 100%. Mais les mêmes qui vante la culture du risque dans les entreprises et se refusent à imaginer qu’on pourrait prendre pour notre pays des risques collectifs sur un certain nombre de terrains. Évidemment il faut des choix raisonnés et le plus partagés possibles, ça évite mieux les déboires. De toute façon, leur immobilisme, leur choix libéraux, la désindustrialisation qu’ils ont provoquée, nous coûtent très cher ! C’est pour cela qu’il faut un changement culturel et dans l’État, la stratégie nationale de l’intelligence économique peut constituer un levier.

Bien sûr, la question de la révisions des traités, du rééquilibrage au sein de l’Europe où les inégalités ne cessent de s’accroitre, le refus des dumpings sociaux et fiscaux au sein de l’Union européenne sans compter les paradis fiscaux intra européens comme les Pays-Bas, l’Irlande ou le Luxembourg, la révision de la doctrine sur les aides d’État constituent des enjeux politiques de premier ordre et sont pour moi très importants mais cette PPL n’embrasse pas tous les changements nécessaires et avec pragmatisme nous arme dans cette guerre économique et nous permet de prendre l’offensive. 

Lire sur LVSL l’article de Valentin Chevallier : « L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine. »

Oui l’Europe affirme sa volonté d’autonomie stratégique mais quand je vois que l’Allemagne a un excédent commercial annuel de plus de 70 milliards de dollars avec les États-Unis, j’ai les plus grands doutes sur son intention de tenir tête aux États-Unis au sujet des GAFAM ou de l’extra territorialité du droit américain. Idem côté Chinois. Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine ! Alors, oui, menons des combats en Europe, trouvons des alliés parmi les Vingt-Sept pour sortir de cette complaisance en faveur de la concurrence prétendument libre et non faussée mais n’entretenons pas des chimères, ne nous berçons pas de fausses illusions et prenons le plus souvent possible notre destin en main.

LVSL – Vous faites une proposition audacieuse, à savoir la création d’un module pour l’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur. Justement, davantage que des pratiques, la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle ne passe-t-elle par un changement des consciences ? Ce module ne devrait-il pas être envisagé comme une des épreuves aux concours de la fonction publique ? 

M-N. L. – La première étape, c’est de former les gens. Ainsi la PPL prévoit que les établissements d’enseignement supérieur créent un module d’enseignement en matière d’intelligence économique à destination de l’ensemble des formations, sans préjudice d’approche spécifique inhérente à chaque type de formation. Évidemment il va falloir adapter ce module en fonction des spécialités. Mais cela doit concerner aussi bien les scientifiques que les juristes ou la plupart des cursus. Par ailleurs nous proposons de créer un institut national d’études de l’intelligence économique. Il a pour but de former les partenaires sociaux et les différents milieux économiques et sociaux issus des secteurs publics et privés au service de l’influence de la France. Oui je pense que la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle passe par une prise de conscience, un regard lucide, une culture partagée. Mais j’insiste, il ne s’agit pas de fermer ni le pays, ni les esprits. À titre personnel j’ai toujours pensé que la France n’était grande que lorsqu’elle se préoccupait du monde, y prenait toute sa part et défendait les valeurs républicaines et l’universalisme. C’est d’ailleurs particulièrement d’actualité avec l’urgence climatique. Mais cela n’est pas possible si nous subissons et si nous déclinons. Je crois que les jeunes générations peuvent s’enthousiasmer pour ces deux perspectives.

Ne nous leurrons pas ! La France subit des attaques sous forme de guerre de l’information, notamment contre son modèle républicain. Les impacts sont importants pour notre pacte social et notre efficacité économique. Le pays se divise dangereusement au lieu d’œuvrer collectivement aux enjeux actuels comme celui des transitions numériques et écologiques. L’intelligence économique permet d’avoir des grilles de lecture pour étudier la guerre de l’information, analyser les risques et organiser des contre-offensives. 

LVSL – La coopération entre les services du renseignement, de la justice et de la veille économique et stratégique sont l’une des clefs du succès des États-Unis. Ne devrait-on pas renforcer cette synergie y compris en France ? Quels freins voyez-vous ?

M-N. L. – C’est également pour cela que notre proposition prévoit un « Monsieur ou une Madame Intelligence économique » dans chaque ministère. Oui la question judiciaire est très importante, d’où la nécessité de sensibiliser et former les magistrats. Bien penser et utiliser le droit est une des clefs. Sachant par ailleurs que le droit américain permet davantage d’agir que le droit européen et français en la matière. Le lien entre le SGIE et le ministère de la Justice doit être permanent pour aussi mieux outiller juridiquement les entreprises et singulièrement les petites. 

Je pense qu’il y a déjà beaucoup de travail effectué par nos services de renseignements. Les services de renseignements français, sur un certain nombre de sujets, voient venir les choses. Et si parfois, dans certains cas, ils ne font pas de recherches complémentaires, c’est peut-être parce qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont pas le sentiment que notre pays pourrait agir. Quand les services de renseignement voient qu’il y a des lieux où ils peuvent expliquer ce qu’ils observent, que cela peut être utile pour agir, que peuvent leur être demandé des informations complémentaires, je pense qu’ils seront plus valorisés dans ce qu’ils font. Il ne s’agit pas de le claironner tous les matins. Il faut qu’il y ait des gens, dans ces services de l’IE, qui sachent avoir l’indispensable discrétion qui s’impose, si on veut être efficace. Je ne l’ai pas mis dans la loi parce que je pense que le côté espionnage intelligent, échange d’information de l’espionnage, de l’information recueillie, est potentiellement déjà existante en France. C’est plus la valorisation de ce qu’ils ont recueilli qui doit être amélioré. Je ne veux pas que les gens pensent que l’intelligence économique se limite à avoir de l’espionnage.

De la même manière, la cybersécurité est très importante. La manière dont on va chercher les informations, dont les gens qui ont ces informations savent que cela peut être utile à l’action, c’est déterminant. On verra à ce moment s’il y a des coordinations à structurer davantage. Parfois, les structures trop rigides empêchent des transmissions d’informations qui sont parfois meilleures quand il s’agit d’échanges informels. Il faut se méfier de vouloir tout codifier. Ce que je veux, c’est qu’il y ait un lieu où on échange et où on sait qu’on peut échanger, où non seulement on échange mais où l’on réfléchit comment changer les comportements, anticiper, faire valoir une vision française dans certains domaines, etc.

Pour conclure, j’insiste sur le caractère opératif de cette proposition de loi. La France est est un pays qui a de grandes ressources, à commencer par le talent de ses citoyens mais qui s’est appauvri et affaibli en Europe. Le PIB par habitant a chuté par rapport à la moyenne européenne. Il est en dessous dans toutes nos régions sauf en Île-de-France. En Europe, les pays qui s’en sortent le mieux ne sont pas ceux qui pratiquent le moins-disant social. Depuis des années, nos gouvernants ont failli là où on nous promettait l’essor économique. Notre pays oscille maintenant entre colères, sentiments d’humiliation et d’impuissance face aux problèmes. Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement, et cela sera aussi utile pour financer la santé, l’éducation, la sécurité, la justice, la défense, pour ne citer que ces sujets.

Les départements d’Outre-mer sont aussi des perdants de la mondialisation

En 1946, après d’âpres débats, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion deviennent des départements français. Portée par de grandes figures locales et nationales, dont le député de la Martinique Aimé Césaire, cette évolution administrative était alors vue comme une nouvelle étape dans la sortie de ces territoires du statut de colonies. Cette égalité juridique vis-à-vis de la métropole fit naître l’espoir du développement économique de l’Outre-Mer et d’une plus grande prospérité de ses habitants. Le rattrapage économique n’a cependant pas duré. Depuis les années 1980, la conjonction du tournant néolibéral, de plusieurs réformes décentralisatrices et des dogmes de l’UE ont au contraire aggravé la mise à l’écart de ces territoires.

Le 14 mars 1946, après d’âpres débats, l’Assemblée nationale vote, à l’unanimité, le passage de quatre vieilles colonies – la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion – au rang de départements français. Mayotte devra attendre 2011 pour connaître la même évolution. Portée par les députés Aimé Césaire (Martinique), Léopold Bissol (Martinique), Eugénie Eboué-Tell (Guadeloupe), Gaston Monnerville (Guyane) et Raymond Vergès (Réunion), cette réforme était au cœur des agendas politiques locaux depuis l’abolition définitive de l’esclavage en France en 1848.

L’assimilation juridique des Outre-mer fut alors largement saluée comme une décision progressiste majeure, mettant fin au pacte colonial rétrograde en vigueur depuis la fin du système esclavagiste. Arrachée de longue haleine, cette égalité juridique fit naître un espoir, celui du développement de ces anciennes colonies et de l’amélioration des conditions matérielles de leurs habitants. La situation sociale de ces territoires était en effet critique, l’écrasante majorité de la population vivant dans le dénuement le plus complet. Le poète Aimé Césaire la qualifiera des mots suivants : « C’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. » Ainsi, la départementalisation était vue comme le moyen de surseoir au chaos social qui régnait, mais aussi d’accéder pleinement à la citoyenneté française, pour ne plus être « l’autre citoyen» (1).

« Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière, d’affirmer solennellement un principe général. […] Il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. »

Discours d’Aimé Césaire devant l’Assemblée constituante le 12 mars 1946

Après la départementalisation, l’essor économique

Avec la départementalisation s’engage un processus de rattrapage des standards de vie, calqués sur ceux de la France hexagonale. Hôpitaux, routes, écoles, ponts, services publics… Les investissements sont massifs. Progressivement, les habitants des nouveaux départements connaissent une incontestable amélioration de leurs conditions matérielles de vie. En outre, bien que très tardive par rapport au vote de la loi de 1946, l’alignement des minima sociaux intervenu à partir de 2000 a fortement participé à la normalisation du niveau de vie, via les transferts publics. Aujourd’hui encore l’économie des DROM (Départements et Régions d’Outre-mer) est en majorité composée d’activités tertiaires et non marchandes. Par la suite, les grands plans de développement tentent, avec des résultats contrastés, d’insuffler de nouvelles dynamiques économiques sur ces territoires. 

Dans la continuité de l’économie des plantations, aux Antilles et à la Réunion, cela s’est caractérisé par le développement des grandes monocultures de canne à sucre et de bananes, renforcé plus tard par l’UE avec les différents programmes d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI). Ces derniers consistent, en bon instruments de l’UE et eu égard à la petitesse des marchés antillais et réunionnais, en une subvention à l’exportation. En effet, sur les 200 000 tonnes de sucre produites à la Réunion en 2015, 95% ont été exportées vers l’Europe. Aux Antilles françaises, c’est la production de bananes qui est ciblée. Cette production est également majoritairement tournée vers l’export. Mais si les Antilles exportent aujourd’hui environ 5.000 tonnes de banane chaque année, les habitants payent ce succès au prix fort. Des années durant, les ouvriers agricoles ont été exposés à un dangereux pesticide, le chlordécone. Les pouvoirs publics de l’époque, qui connaissaient les effets sanitaires de ce produit, n’ont longtemps pris aucune mesure de protection. En cause, la signature de dérogations successives, jusqu’en 1993, alors que la dangerosité du pesticide avait conduit les Etats-Unis à l’interdire dès 1976. Par conséquent, l’utilisation de cet intrant chimique vaut aux Antilles françaises le triste record du plus fort taux d’incidences du cancer de la prostate dans le monde. Pire, le secteur agricole étant toujours dépendant des intrants chimiques, on voit apparaître des effets cocktails, avec le glyphosate par exemple, dont les effets demeurent encore mal connus.  

Plus tard, dans l’objectif de diversifier l’économie des trois îles, l’accent sera mis sur le tourisme. Le cas de la Guadeloupe est, à ce titre, très éclairant. Elle était en 2018 la première destination touristique des Outre-mer, avec 650 000 visiteurs. En 1960, le parc hôtelier de l’île se limitait à 500 chambres. Trente ans plus tard, grâce à une politique ciblée, ce nombre était multiplié par 10. Aujourd’hui encore, la Région Guadeloupe investit beaucoup dans le secteur touristique, 10% de son FEDER, soit 45 millions d’euros (2), afin d’assurer la montée en gamme de l’offre de l’île.

Concernant la Guyane, seul DROM non insulaire, la stratégie aura été tout autre. Le poids de son image « d’enfer vert », dû à l’expédition de Kourou en 1763 puis au bagne, ne permettait pas sa « mise en tourisme ». Par conséquent, le développement de la Guyane s’est orienté vers ses atouts premiers que sont les exploitations forestières et minières, avec l’or et la bauxite (matière première nécessaire à la fabrication d’aluminium). À la suite des indépendances sur le continent africain, la forêt guyanaise aura servi de zone de refuge pour quelques industriels de pâte à papier. À grands coups de subventions, les pouvoirs publics les ont incités à s’installer dans le département pour dynamiser une économie atone. Finalement, la production de pâte à papier et l’exploitation de la bauxite ne sont jamais devenues pérennes. Néanmoins, sur la base de ces tentatives, d’autres activités ont pu se poursuivre, comme l’extraction de l’or, ou démarrer, comme la production de grumes de bois pour la construction.

La première réussite de développement en Guyane est venue avec l’installation, en 1964, à la suite des accords d’Evian, de la base spatiale de Kourou. Pour la Guyane, bien que la phase d’expropriation ait été vécue comme un traumatisme pour une partie de la population, l’implantation du port spatial à Kourou a été une véritable aubaine. Bien qu’insuffisamment utilisée et trop peu mise au service de la population locale, cette installation de pointe aura toutefois permis une avancée manifeste dans le développement du département avec des effets d’entraînement dans toutes les sphères économiques. L’activité spatiale a représenté jusqu’à 28 % du PIB guyanais selon l’INSEE, en 1990.  Bien qu’à un tournant de son existence, du fait d’une concurrence exacerbée de la Chine et des Etats-Unis, cette activité reste encore prépondérante en Guyane. En effet, 10 à 15% de la richesse actuelle du département émanent toujours du Centre Spatial Guyanais et un tiers des salariés du privé sont issus de ses rangs.

Un rattrapage inachevé et des inégalités renforcées

Les DROM auront connu durant la période allant de la départementalisation aux années 1980-1990, une amélioration manifeste de leurs conditions de vie. Néanmoins, ce changement de statut n’a pas produit un processus linéaire de rattrapage. En effet de nombreuses crises sociales sont intervenues depuis. Certains observateurs mettent en cause la lenteur du processus de rattrapage et les premières désillusions liées à la départementalisation. Pour d’autres, notamment les indépendantistes, la départementalisation était une erreur. Selon eux, seule l’accession à une indépendance pleine et entière de ces trois DROM (Guyane, Martinique, Guadeloupe) permettrait de corriger ce problème. La Réunion, quant à elle, reste à part dans ces mouvements qui n’ont jamais véritablement eu de prise sur cette île de l’Océan Indien. 

On peut imputer cette montée des indépendantistes aux grands mouvements des indépendances africaines ayant suivi la seconde Guerre Mondiale. Ces mouvements auront, en outre, été les catalyseurs de certaines forces politiques des Antilles-Guyane. Ces dernières sont renforcées par le retour de personnes formées après des études, notamment à Paris, en côtoyant le communisme et les cercles de réflexions d’étudiants africains. Néanmoins, cette période houleuse du point de vue des revendications et des manifestations ne s’est pas traduite dans les urnes, ou très marginalement. 

Malgré les grandes politiques de développement, plus ou moins bien pensées et nonobstant un rattrapage certain, la situation sociale ultramarine reste très préoccupante. À ce titre, les chiffres officiels sont éloquents : le chômage y est souvent deux fois plus élevé que dans l’Hexagone, la pauvreté endémique, avec parfois plus de 50% de la population en dessous du seuil de pauvreté, tandis qu’une personne sur trois dans les Outre-mer est bénéficiaire du RSA. Le chômage touche particulièrement les jeunes qui, dès lors, n’ont aucune perspective et se perdent dans des comportements à risque et trafics en tout genre. On pense notamment au fléau des « mules » en Guyane, des individus ingérant des drogues sous forme d’ovules de plastique pour leur faire passer les frontières.

Du point de vue économique, le libre-échange, organisé par l’Union européenne, n’a pas épargné ces économies fragiles et très peu industrialisées. L’accès facilité aux produits à bas coût, venus du monde entier, encouragé par une consommation de masse et soutenu par les salaires du secteur public, aura causé beaucoup de tort aux activités économiques locales. Comment développer des filières industrielles lorsque les importations seront toujours moins chères ?

En matière de santé et d’éducation, la situation n’est pas plus réjouissante. En dépit des politiques de rattrapage d’une départementalisation, d’abord sociale avant d’être économique, le taux d’illettrisme est 2 à 3 fois supérieur à celui de la France métropolitaine selon la FEDOM, un think tank patronal des Outre-Mer. Les hôpitaux, quant à eux, exsangues financièrement et en manque de personnel, ne parviennent pas à offrir un service satisfaisant. Toutefois, la crise sanitaire a montré le caractère généralisé, sur toute la France, des défaillances hospitalières.

De manière générale, l’accès à de nombreux droits n’est pas réellement effectif dans les DROM comme l’a très justement signalé le Défenseur des droits dans les domaines de l’accès à l’eau potable et l’électricité, mais aussi dans le traitement des eaux usées et des déchets. Il n’est qu’à observer le cas de la vétusté du réseau d’eau potable en Guadeloupe où 60% de cette eau se perd dans des fuites, occasionnant, ainsi, des coupures répétées sur l’île. Ou encore le réseau d’assainissement de Cayenne, en Guyane, fait de raccordements artisanaux et de rejets.

Un rapport sénatorial de 1999 titrait « Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion : la départementalisation à la recherche d’un second souffle », actant, de facto, la fin d’un modèle qui peine à se renouveler. Et pour cause : le tournant néolibéral, l’européanisation et la décentralisation des politiques publiques ont mis fin à la planification étatique, garante de l’égalité territoriale. Cette dernière s’est muée en cohésion territoriale, qui est la manifestation du renoncement des différents gouvernements à faire de l’égalité une valeur cardinale (3). Ainsi la concrétisation des investissements publics peine à se voir. Ces derniers sont soit captés par des rentiers, soit trop faibles à cause des budgets limités des collectivités territoriales, soit rendus inefficients par la perte des compétences d’aménageurs des services déconcentrés de l’État.  

DROM et gilets jaunes, mêmes combats ?

Tout comme la crise sanitaire agit comme un puissant révélateur de toutes les difficultés que connaissent nos sociétés, elle a mis au jour les inégalités socio-économiques et sanitaires qui existent dans les Outre-mer. Le changement de paradigme de l’État évoqué plus haut s’est traduit pour les DROM, comme pour la France des gilets jaunes, par un ralentissement du processus de rattrapage engagé depuis la départementalisation. Aujourd’hui, les politiques de développement des DROM se résument, d’une part, à des allègements de « charges » sociales et fiscales censés améliorer la compétitivité des entreprises et, d’autre part, à une fuite en avant autonomiste. En réalité, ces baisses d’impôts ne servent que les rentiers, notamment les groupes d’imports-distribution jouissant de marchés oligopolistiques. L’impact de ces derniers sur les économies ultramarines est délétère, ils concourent en outre à l’émergence d’une croissance sans développement (4). In fine, c’est la vision d’un État stratège sur les Outre-mer qui a complètement disparu. Il s’est perdu dans une gestion budgétaire et identitaire des DROM. 

Bien sûr, il ne faudrait pas se complaire dans des simplifications qui tendraient à créer une dichotomie entre Outre-mer miséreux et hexagone riche et prospère. En effet, comparer les données socio-économiques, sanitaires et d’éducation des DROM à la situation globale de la France hexagonale crée l’illusion d’un hexagone où tous les territoires se valent, riches face à des DROM pauvres. Or le tableau est un peu plus complexe aujourd’hui que du temps de Césaire. Les inégalités territoriales n’ont cessé de croître ces dernières années et, certains maux ultramarins, comme l’enclavement, les déserts médicaux, le manque d’emploi et la pauvreté se retrouvent dans d’autres départements hexagonaux, comme l’ont montré avec fracas les gilets jaunes.

Par ailleurs, certains mouvements sociaux ayant eu lieu dans les DROM s’apparentent, par bien des aspects, à des gilets jaunes avant l’heure. À la fin de la décennie 2000, la Guyane (2008), les Antilles et la Réunion (2009) puis Mayotte (2011) se sont embrasés tour à tour. Le point de départ de tous ces mouvements fut l’épineuse question de la cherté de la vie, notamment pour le carburant et les produits de première nécessité. En effet, l’une des caractéristiques de ces territoires est la dépendance aux produits « importés » et à la voiture, par manque d’infrastructures et de transports en commun.  

À l’instar des gilets jaunes, ces mouvements débutés sur des revendications matérielles ont évolué vers une demande plus forte de dignité. Si la comparaison a ses limites, on retrouve néanmoins ce même appel « ambivalent à l’État» (5). Les espaces ruraux oubliés, le périurbain confiné hors des métropoles gentrifiées, les territoires désindustrialisés ainsi que les Outre-mer délaissés sont autant de perdants d’une mondialisation inégalitaire et écocidaire. Ainsi la montée de l’abstention et du vote RN dans tous ces territoires est une constante ces dernières années. 

« La crise de la démocratie que nous traversons est en effet largement alimentée par ces facteurs sociaux et territoriaux structurants qui mettent en jeu le droit de chaque citoyen à accéder à tous types de services, activités, emplois, sociabilités, [sanitaires] ce qui contribue à entretenir un sentiment de défiance à l’égard des institutions républicaines sur le plan politique »

Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p 182

Face à ces différentes crises, le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, a lancé les états généraux de l’Outre-mer. Ces derniers mèneront aux référendums de 2010 sur les évolutions statutaires aux Antilles et en Guyane. 6 ans plus tard, Annick Girardin, ministre des Outre-mer d’Emmanuel Macron, lancera les assises des Outre-mer donnant à la rédaction d’un livre bleu Outre-mer. Quelques années auparavant, sous François Hollande, une loi pour l’égalité réelle des Outre -mer était votée. Après plus de 10 ans d’une actualité sociale brûlante dans les Outre-mer, la réponse des différents gouvernements n’est toujours pas à la hauteur des enjeux. En outre, ces espaces, à majorité insulaires, subissent d’ores et déjà le changement climatique de plein fouet.

Le tournant néolibéral de l’économie mondiale n’aura donc pas épargné la marche des DROM vers l’égalité socio-économique avec l’hexagone. Pour le rapport sénatorial cité plus haut, comme tous ceux qui ont suivi, l’horizon des DROM se situe dans une autonomie accrue, par la décentralisation, voire un droit à la différenciation. Cette dernière est censée réaffirmer les « spécificités » des Outre-mer face à un droit national forcément vecteur de domination, réelle ou fantasmée. Excepté à la Réunion, le consensus politique est en effet nettement favorable à ces évolutions. Un retour sur l’action de l’État planificateur des 30 Glorieuses, malgré ses conséquences contrastées, offre pourtant d’autres perspectives que celle d’une singularisation croissante de ces territoires face à la France hexagonale.

(1) Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. 384 p

(2) Tous les chiffres cités proviennent de Boukan, Le courrier ultramarin, n°4, 2020.

(3) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

(4) Levratto N. (dir.), Comprendre les économies d’outre-mer, Paris, L’Harmattan, 2006.

(5) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

L’intelligence économique est avant tout un état d’esprit

Dans un contexte propice à de multiples conflits, notamment économiques, financiers et commerciaux, l’intelligence économique, popularisée en France au début des années 1990, est aujourd’hui vue comme une étape indispensable pour la maîtrise de nos actifs et la défense de nos intérêts. Pour autant, la France continue d’accuser un retard en la matière faute de coordination entre l’État et les acteurs locaux ainsi que d’un manque de confiance des entreprises envers les administrations censées les accompagner. Ce qu’il faut, en plus de revoir les ambitions françaises, c’est changer notre culture en matière d’IE et cela passe par davantage de confiance. C’est la thèse de Jean-Louis Tertian, qui vient de publier L’intelligence économique, un état d’esprit aux éditions du Palio. Contrôleur général au sein des ministères économiques et financiers depuis 2015, Jean-Louis Tertian a travaillé de 2007 à 2015 dans l’intelligence économique au sein du Service de coordination à l’intelligence économique de Bercy, dont il a été coordonnateur ministériel de 2014 à 2015. Il avait été précédemment chef du département de l’analyse stratégique et de la prospective, puis adjoint du coordonnateur ministériel au sein de cette structure. Il est membre du conseil d’administration du Club des exportateurs de France. Il est également colonel de la réserve citoyenne de l’armée de l’air et de l’espace. À ce titre, il a piloté la réalisation de l’ouvrage paru en 2015 sur les dix ans du réseau ADER. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

Depuis ma découverte de l’intelligence économique, en 2000, lors d’une formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), jusqu’à mon départ du poste de Coordonnateur ministériel à l’intelligence économique1 au sein du ministère de l’Economie, des finances et de la relance2 en 2015 et jusqu’à aujourd’hui, j’ai le sentiment que la pratique de cette discipline a peu évolué, pas forcément sur le plan technique mais sur celui de son appropriation par les acteurs économiques. Il m’a donc semblé utile, au travers d’une perspective large, de regarder les causes de ce constat, ses conséquences ainsi que les pistes de progrès qui pouvaient être tracées. Mieux comprendre en quoi l’intelligence économique est un révélateur des blocages français est une première étape pour les dépasser.

On verra au fil de l’ouvrage que les freins à l’IE, qui ont conduit d’une prise de conscience il y a plus de vingt ans à un déploiement aujourd’hui, certes encore régulièrement dénoncé comme insatisfaisant et insuffisamment pris en compte au niveau de l’État ou des entreprises, tirent leurs sources de causes profondes et historiques, qu’une réorganisation au sein de l’administration ou un changement de périmètre de la politique publique ne peuvent à eux seuls corriger.

Aborder la crise du coronavirus, qui est à l’origine une crise sanitaire, se justifie car cette crise, qui se révèle également économique, a eu des conséquences dans les trois dimensions de l’intelligence économique : l’anticipation, l’influence et la sécurité économique. À partir de là, anticiper une nouvelle vague de l’épidémie de Covid-19 ou la survenue d’un futur nouveau virus suppose d’être préparé et en état de réagir. Préparé notamment au niveau de stocks stratégiques permettant d’équiper, d’abord les soignants mais aussi la population. Cela suppose donc également de disposer de capacités de production mobilisables. En 2020, la question de la constitution de tels stocks ne fait guère débat dans le contexte de crise sanitaire. La critique est même sévère vis-à-vis de ceux ayant laissé s’étioler et se périmer les stocks précédemment constitués. Mais qu’en sera-t-il dans quelques années quand le souvenir le plus aigu de cette crise sera plus lointain, quand d’autres contraintes, notamment budgétaires auront pris le dessus ?

Cette crise du coronavirus a ainsi illustré un changement systémique en matière d’influence. Dans la totalité des crises précédentes, les pays occidentaux proposaient de l’expertise aux pays touchés, en moyens humains et matériels. Or, en l’occurrence, c’est la Chine qui, après avoir fait la preuve de sa capacité à maîtriser l’épidémie dans son pays au travers d’actions vigoureuses, a proposé à l’Italie, pays le plus touché au cours du premier trimestre 2020, de fournir des experts et du matériel pour l’aider à lutter contre l’épidémie.

En tant que socle de notre modèle de société occidentale, les Lumières constituent l’une des explications du comportement individualiste que nous connaissons, de plus en plus poussé à l’extrême. Il est donc utile, sans leur retirer leurs mérites, de s’interroger sur leur évolution et voir s’il ne devient pas nécessaire de les réinventer pour répondre aux enjeux que nous pose le XXIe siècle. Dans la tradition des Lumières, la critique représentait la première partie d’un ensemble et était indissociable de la reconstruction. Sans contrepartie positive, le discours critique « tourne à vide ». Le scepticisme généralisé n’a de sagesse que l’apparence et s’oppose à l’esprit des Lumières. Ce principe se retrouve dans un autre ouvrage de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. L’antifragilité d’un système n’est pas la résistance mais bien l’opposé de la fragilité, le vaccin constituant un bon exemple en la matière. Et l’un de ses corollaires, c’est qu’on peut renforcer l’antifragilité d’un système ou celle des parties d’un système. Mais pas les deux à la fois.

L’enjeu est justement d’éviter le piège de la prévision pour fournir une aide à la prise de décision. Le travail d’anticipation comprend la transformation de cette information en connaissance. L’important n’étant pas l’information mais ce qu’on en fait. Le principe de vérification des faits qui s’impose aux spécialistes de l’intelligence économique, aux journalistes et aux universitaires notamment, mais est pratiqué par tout citoyen soucieux d’être bien informé, se révèle à la fois de plus en plus éloigné des pratiques courantes et de plus en plus complexe à mettre en œuvre. 

Dès lors entamer une démarche d’IE, c’est d’abord s’interroger sur ce qu’on veut comprendre et dans quel but. Cela conduit à questionner ce que l’on croit savoir et ce qui est présenté par les experts du sujet ou qui est considéré comme l’expression d’un consensus général. Aller au-delà des évidences pour prendre la bonne décision. Dans ce contexte de tendance longue, les préoccupations en matière d’avenir de la planète ne datent pas d’hier. Comme nous vivons dans un monde fini, il est logique que les ressources minérales, hydriques ou énergétiques le soient également. De ce fait, on glisse vite vers la crainte de voir ces ressources s’épuiser à court terme.

Or, l’exemple du pétrole l’illustre, la problématique des réserves naturelles ne se limite pas à l’évaluation d’un stock figé. Les réserves sont sans cesse réévaluées, ce qu’on constate depuis le premier krach pétrolier de 1973 où un épuisement des réserves était envisagé au bout d’une quarantaine d’années, durée qui s’est maintenue ou a progressé depuis lors. Illustration supplémentaire de la prudence à avoir en matière de prévisions. C’est dans ce contexte extrêmement volatile et chargé en risques divers que l’intelligence économique peut prendre toute son utilité, toute sa dimension. Cette dernière ne doit cependant pas être vue comme une discipline académique mais bien comme une boîte à outils à employer sans réserve dans la guerre économique à laquelle notre État et nos entreprises sont confrontés.

Ce terme de guerre économique, contesté par certains acteurs de l’intelligence économique, reste essentiel pour percevoir la réalité de la situation qu’affrontent notre pays et nos entreprises. Il convient de prendre en compte un autre élément dans le contexte économique actuel : nos partenaires en matière de défense tout comme les pays membres de l’Union européenne sont aussi nos concurrents. Et en matière économique très souvent, ils sont davantage des concurrents que des partenaires. Bien entendu, il n’est pas question de ne plus coopérer avec eux, de ne pas envisager d’alliances. Mais il faut le faire en ayant bien conscience que leur première priorité est de promouvoir leurs intérêts, y compris nationaux. Ne nous privons donc pas de faire de même.

La première caractéristique de l’intelligence économique est de fournir une réflexion en matière d’anticipation pour détecter des tendances émergentes, les signaux faibles, susceptibles de conduire à l’obtention d’un avantage concurrentiel. C’est une pratique quotidienne par les entreprises qui cherchent ainsi à renforcer leur positionnement concurrentiel dans un contexte évoluant rapidement. Mais il reste du chemin à parcourir à l’intelligence économique pour convaincre et surtout être mise en œuvre.

En outre, la révolution numérique accélère le tempo des innovations mais également de diffusion de l’information en imposant une réactivité constante aux acteurs, rendant difficile la projection dans le moyen et, a fortiori, dans le long terme. Pour « exister » sur le plan informationnel aujourd’hui, il faut s’immerger dans ce flux. A contrario pour réfléchir à long terme, il faut s’extraire de cette tyrannie du quotidien pour identifier d’abord la direction dans laquelle on veut aller, l’objectif, puis les actions à mener pour se diriger vers l’objectif. Si l’anticipation est une nécessité, la capacité d’adaptation dans l’anticipation l’est tout autant. Prendre une mauvaise direction, cela arrive. Encore faut-il pouvoir le constater et agir en conséquence. Changer de cap peut se révéler ardu mais nécessaire. La qualité du bon décideur réside dès lors autant dans la capacité à identifier l’erreur d’aiguillage que dans celle d’arriver à modifier la direction prise. L’exemple du numerus clausus est illustratif à cet égard.

Disposer d’un stock de produits mobilisables immédiatement en période de crise est donc un outil essentiel de souveraineté et l’inverse peut conduire à une dépendance vis-à-vis d’interlocuteurs extérieurs (c’est un outil politique très utilisé par certains pays), voire à une situation de pénurie si la production dans les pays tiers est orientée vers d’autres pays que le sien. On est donc bien au cœur d’une problématique d’intelligence stratégique majeure pour l’indépendance stratégique d’un Etat.

Le constat de la désindustrialisation de la France n’est pas contesté. Il peut être jugé normal ou inquiétant suivant l’approche qu’on en a. Normal si l’on considère que l’on migre vers une économie de services et que l’entreprise doit devenir « fab-less », sans usine. Inquiétant si l’on se rappelle que les États qui comptent sur la scène internationale, Chine, États-Unis, Allemagne au premier chef, ont conservé – voire développent –leur industrie.

La conquête spatiale a longtemps représenté un enjeu de pouvoir et d’influence entre pays.3 D’abord du temps de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, la capacité à disposer d’un lanceur constituait un élément majeur d’indépendance stratégique. Le fait pour la France et l’Union européenne de disposer des lanceurs Ariane reste un atout industriel et de notoriété considérable. Mais la donne est en train de changer. L’un des plus redoutables outils de la guerre économique s’avère être le droit dans un domaine très spécifique, l’application extraterritoriale de lois nationales. Certes, le droit a toujours été un outil important de domination économique. Il suffit de regarder l’importance du choix du lieu de juridiction dans l’élaboration d’un contrat pour percevoir cet enjeu. En outre, l’application extraterritoriale de lois en fait une arme encore plus redoutable : l’utilisation du dollar américain dans une transaction suffit à placer de facto les entreprises sous juridiction américaine.

L’exemple […] de l’échec du rachat de la société Photonys illustre bien qu’il est possible de tenir tête aux autres États pour peu que la volonté soit là. En posant clairement des conditions, il a été possible de dire ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas. Un exemple duquel s’inspirer pour espérer rééquilibrer les forces en présence. Si la 2G a vu le couronnement de l’Europe, la 3G et la 4G ont plutôt confirmé la montée en puissance des acteurs américains. Face à ce constat, le choix des acteurs chinois, en particulier Huawei, a été de miser à fond, depuis des années, sur la 5G, dès les étapes de normalisation. General Electric a su, lui aussi, à sa façon réussir un saut de génération en se réinventant, en particulier sous la direction de Jack Welch. GE a su évoluer pour devenir un conglomérat d’entreprises spécialisées dans le service au client, tournant le dos au passé industriel du groupe. Cela ne l’empêche pas de se retrouver depuis 2018 dans l’œil du cyclone.

Notre pays dispose d’une filière d’excellence, on aurait tendance à l’oublier. Pendant des décennies, cette filière a assuré en grande partie l’autonomie énergétique de notre pays. Elle a permis un niveau d’émissions de CO2 que nombre de pays ne peuvent espérer atteindre avant longtemps. Elle nous a fait disposer d’une industrie de pointe garantissant un niveau d’emploi et une capacité d’export. Peu d’industries réunissent autant d’atouts en ces temps où le changement climatique constitue une priorité et peu de pays seraient disposés à renoncer à tous ces avantages. C’est cependant le cas dans notre pays avec la filière nucléaire et cette dernière est la grande oubliée des plans de développement des énergies décarbonées au niveau européen.

Il faut se rappeler ce que représentent les émissions de CO2 du fait de la consommation électrique dans les différents pays d’Europe. En France, elles représentent 39g/kWh contre 264 en Allemagne et 377 au Royaume-Uni. Sans parler de la Pologne qui culmine à 664. Il faut donc avoir ces chiffres en tête quand on pense évolution de la politique énergétique. La France a su à la fois bâtir un fleuron industriel et être très en avance sur les préoccupations en matière de réchauffement climatique grâce à une énergie ne produisant pas de CO2.

Les innovations et remises en cause de leadership ne se limitent pas au domaine civil. Elles touchent également le domaine militaire ce qui a, par ricochet, des conséquences dans la sphère économique. Une réflexion sur les enjeux de l’indépendance stratégique éclaire les arbitrages à réaliser y compris dans le civil. Le développement d’armements se révèle de plus en plus coûteux, limitant le nombre de pays en mesure de rester à la pointe de la technologie. D’où la recherche d’alliances comme le tente la France avec l’Allemagne et l’Espagne tant en matière d’avion de combat que de char. Mais des technologies moins pointues et moins coûteuses peuvent se révéler facteur de perturbation. À l’autre bout du spectre, accessible à un nombre très limité d’acteurs étatiques, figurent un certain nombre d’innovations modifiant également les équilibres géopolitiques. Citons en premier lieu les missiles hypersoniques dont la mise en œuvre a été annoncée4 par Vladimir Poutine fin décembre 2019, avec le missile Avengard capable d’atteindre 33 000 km/h (Mach 27) et de surpasser n’importe lequel des boucliers antimissiles existants. De tels missiles sont susceptibles de rendre les porte-avions obsolètes car devenus trop vulnérables. 

Malgré cela, dans un monde où les vérités d’hier ne sont pas celles de demain, la capacité d’adaptation est un élément clé et les solutions qui se présentent imposent de savoir combiner si ce n’est des contraires, au moins des aspects fort éloignés. Les Chinois avec leur culture du yin et du yang savent très bien le faire. Peut-être est-il temps de s’en inspirer.

Tout cela intervient dans un contexte où les conflits majeurs entre États ne sont plus à exclure, comme cela ressort de la « vision stratégique » présentée début 2020 aux députés de la commission de la Défense. Le besoin d’une armée « durcie », prête à faire face à des chocs plus rudes, est affirmé. L’évolution du monde vers une remilitarisation sans complexe de nombreux États fait redouter la fin d’un cycle et le début d’un nouveau plus conflictuel. Alors que les guerres asymétriques sont devenues la norme, un conflit symétrique d’ici à la prochaine décennie redevient une possibilité, en tout cas impose de s’y préparer. Les tendances décrites précédemment  mêlant le développement de technologies de pointe et le recours à des armes à bas coût tendent à égaliser la donne. Et les dimensions de guerre à la fois dans l’espace et dans le cyberespace ajoutent à cette complexité d’ensemble. L’élément principal qui ressort c’est que « l’efficience c’est l’anti-résilience ». Car quand l’efficience commande de ne pas disposer de stocks, la résilience impose d’identifier les équipements les plus stratégiques dont il faut sécuriser la chaîne d’approvisionnement. Le principe est qu’en temps de crise ou de guerre, l’ennemi fera tout pour nous empêcher de reconstituer nos stocks. L’absence de maîtrise de nos stocks et de notre chaîne de production n’est pas une option.

Si la perspective de supprimer la dépendance au pétrole est susceptible de bouleverser les équilibres géopolitiques, qui en seront les acteurs dominants ? S’il y a quelque chose à anticiper, ce n’est pas seulement l’évolution du réchauffement climatique et ses conséquences mais bien plutôt ce qui serait induit par les choix en matière énergétique, sur le plan économique avec des secteurs entiers fragilisés, sur le plan militaire avec des conséquences sur la souveraineté mais aussi paradoxalement sur l’environnement d’une révolution vendue comme propre. De même qu’avec les ères du charbon et du pétrole, il y aura des gagnants et des perdants. Qui seront-ils ? 

Le recyclage pourrait bien constituer une réponse pour contrer la domination chinoise en matière de production et par là même améliorer l’impact environnemental des métaux stratégiques. Le Japon semble avoir d’ailleurs commencé à œuvrer dans ce sens. Dans le nord de Tokyo, un recyclage d’appareils électriques, comme il en existe de plus en plus, se concentre jusqu’à présent sur des métaux comme l’argent, l’aluminium ou le cuivre. Mais ces déchets sont également riches en terres rares. On estime à trois cent mille tonnes de terres rares le stock existant dans le seul archipel japonais, un niveau suffisant pour assurer son autonomie pour une trentaine d’années.

Les États-Unis ont les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) tandis que les Chinois ont les BATXH (Baidu, Alibaba, Tencent, Xaomi et Huawei). […] Kering, LVMH, L’Oréal, Chanel et Hermès, […] il importe de savoir si nous sommes prêts à nous appuyer sur cette force que représentent les géants du luxe.

Cette combinaison d’une image forte, d’une capacité industrielle, illustrée par la réactivité des groupes du luxe lors de la crise du coronavirus, et d’une présence sur l’ensemble du territoire prouve que la désindustrialisation et les délocalisations ne sont pas une fatalité mais ont souvent d’autres raisons, financières notamment. Il faut bien voir que même les groupes du luxe ne pourraient maintenir une production française si elle n’était pas associée à une notion de qualité. Pour réindustrialiser et sortir de la logique financière dont on voit le coût qu’elle recèle en temps de crise mais aussi en temps normal en termes de chômage et de rupture du pacte social, il faut envisager une approche multifacette. Car un des autres enseignements d’une crise, c’est qu’elle donne l’occasion de décider, de faire un choix comme le suggère l’étymologie grecque du même mot crise. Il y a bien un choix possible pour éviter de reproduire une situation ou pour changer d’orientation. La crise du Covid-19 a confirmé à quel point la confiance est un élément clé dans la société. Rebâtir cette confiance passe non seulement par une protection adéquate mais également par l’acceptation d’un changement d’état d’esprit en admettant une certaine prise de risque.

Comme le souligne le psychologue américain du sport Bob Rotella, la confiance en soi n’est pas innée : elle se développe et peut s’acquérir à tout âge et par chacun. Elle n’est pas limitée aux « vainqueurs », précise-t-il, car il faut bien avoir confiance pour gagner une première fois ! La confiance précède donc la réussite. Changer d’état d’esprit et accepter la réalité demandent en effet du courage, car cette réalité est souvent difficile à cerner, inconfortable, déstabilisante. Il faut prendre son parti du flou qui, tel le « sfumato » de la Renaissance, caractérise l’état du monde contemporain. Or sans confiance, le courage, indispensable pour affronter un environnement complexe et incertain, risque de faire défaut. 

Notes :

1 : Par intérim.

2 : Appellation officielle en septembre 2020.

3 : Il suffit de se rappeler au moment de la guerre froide l’enjeu qu’a représenté le premier vol habité dans l’espace, réalisé par les Soviétiques, qui a conduit à l’aventure Apollo pour les Etats-Unis.

4 : Il reste en phase de développement au premier semestre 2020.

« La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) » – Entretien avec Antoine Boulant

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793.

À l’été 1830, face à la menace d’un retour à l’Ancien-Régime par le Roi Charles X, le peuple de Paris se révolte et renverse définitivement la dynastie des Bourbons. Si l’action du peuple parisien est saluée par le nouveau pouvoir, ces évènements raniment aussi la peur de voir l’apparition d’un nouveau cycle de révolutions populaires comme ce fut le cas dans le chapitre exceptionnel que représente la dynamique révolutionnaire parisienne de 1789 à 1795. Durant ces 6 années qui vont de la prise de la Bastille en juillet 1789 jusqu’aux insurrections contre la vie chère lors du printemps 1795, Paris est le théâtre de plusieurs révolutions populaires qui s’attaquent directement aux lieux de pouvoir dans un but politique. C’est ce processus social de la journée révolutionnaire qu’Antoine Boulant, historien spécialiste de la Révolution française et de l’Empire, dissèque dans son dernier ouvrage La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) paru aux éditions Passés Composés. À travers une analyse approfondie des différentes étapes, des acteurs et aboutissements de ces journées, ce livre permet de mieux appréhender une page cruciale de notre histoire contemporaine, toujours source d’inspiration pour l’imaginaire politique français et international. Entretien réalisé par Xavier Vest.

LVSL – Pour décrire la dynamique révolutionnaire parisienne (1789-1795), le baron Paul Charles Thiébault, témoin des événements, compare Paris à un « sol volcanique dont les torrents de feu s’échappaient à la moindre secousse ». Ces secousses politiques sont-elles apparues de façon spontanée dans la vie politique parisienne à partir de 1789 ou trouve-t-on des préludes de contestation révolutionnaire et populaire sous l’Ancien régime durant les longs règnes de Louis XIV et  de Louis XV ou dans les premières années de règne de Louis XVI ?

Antoine Boulant – En effet, Paris et la France n’ont pas attendu la Révolution pour connaître des mouvements populaires… Les révoltes antifiscales, notamment, furent très fréquentes sous l’Ancien Régime dans les campagnes. La capitale elle-même connut plusieurs révoltes, des troubles de 1588 contre les troupes d’Henri III aux séditions de 1788 dirigées contre les réformes du Garde des Sceaux Lamoignon de Basville, en passant par les barricades élevées en 1648 pour protester contre l’arrestation du conseiller Broussel.

LVSL – Votre ouvrage n’est pas écrit chronologiquement mais de façon analytique vis-à-vis du processus politique et social qu’est la journée révolutionnaire pour aboutir à la description d’une mécanique commune. Vous vous basez néanmoins sur huit journées révolutionnaires avec certaines célèbres comme la prise de la Bastille, le 10 août 1792 et d’autres moins connues comme le 20 juin 1792 ou les journées d’avril et de mai 1795. Néanmoins, vous n’englobez pas d’autres événements comme la fusillade du Champ de Mars, les massacres de septembre ou encore plus tard la conjuration des égaux ou les coups d’État qui animent le Directoire (1795-1799). Quelle définition donner de la journée révolutionnaire ?

A. B. – Les insurrections de la période 1789-1795 sont de nature très différente des révoltes d’Ancien Régime. Conduites au nom de la souveraineté du peuple, elles avaient pour objet d’attaquer directement les détenteurs du pouvoir (le roi, les députés) dans le lieu même de leur résidence (le château de Versailles et le palais des Tuileries, la prison de la Bastille étant un cas à part) pour en obtenir par la contrainte des mesures à caractère politique, économique ou social. L’une ou l’autre de ces dimensions manque dans les événements que vous citez : ainsi, le pouvoir en tant que tel ne fut pas attaqué lors de l’affaire du Champ de Mars, et les coups d’État du Directoire n’eurent aucune dimension populaire.

LVSL – En  1781, l’écrivain Louis-Sébastien Mercier publie Le Tableau de Paris, ouvrage dans lequel il se livre à une description générale du Paris pré-révolutionnaire et aussi de la pauvreté qui règne dans certains  faubourgs à l’est de la capitale. Retrouve-t-on plus tard les indigents dont Mercier dresse le portrait comme la base sociale principale à l’œuvre dans les journées révolutionnaires qui animent la vie politique de Paris ?

Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet, Wikimédia Commons.

A. B. – La question de la composition socio-professionnelle des insurgés est évidemment essentielle. Comme l’ont démontré plusieurs historiens, notamment Georges Rudé ou Albert Soboul, il y avait en réalité très peu de véritables pauvres parmi les foules qui attaquèrent Versailles ou les Tuileries. L’immense majorité des insurgés étaient des membres de la petite et moyenne bourgeoisie, essentiellement des artisans, des commerçants, des apprentis et des employés, donc des individus possédant un domicile et un travail, souvent alphabétisés et bénéficiant de réseaux professionnels, amicaux et familiaux.

LVSL – Dans Les Origines de la France contemporaine, l’historien conservateur Hippolyte Taine critique souvent de façon violente une foule révolutionnaire manipulable peuplée de bandits ivres. Quel rôle a véritablement eu la rumeur dans le processus révolutionnaire? La journée révolutionnaire est-elle un acte spontané obéissant à une logique horizontale ou est-elle préparée et encadrée par des personnalités fortes ?

A. B. Les « fausses nouvelles » existaient déjà sous la Révolution (et même bien avant) et ont joué un rôle important dans le déclenchement des journées, même si celles-ci eurent évidemment des causes objectives, économiques et politiques. La seule journée véritablement spontanée fut la prise de la Bastille, qui se décida en quelques heures puisqu’il s’agissait de trouver rapidement de la poudre pour les fusils qui venaient d’être saisis aux Invalides. Toutes les autres journées furent plus ou moins préparées et anticipées, en particulier la prise des Tuileries le 10 août 1792. Les membres de la municipalité, les orateurs des clubs, les journalistes et certains meneurs de quartier jouèrent un rôle essentiel pour mobiliser les foules.

LVSL – La prise de la Bastille apparaît souvent pour l’opinion publique française et internationale comme le symbole de la journée révolutionnaire. N’y a-t-il pas une mythification de cet événement et notamment de sa symbolique ? À l’inverse, la journée du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries par les sections parisiennes et les fédérés puis la chute de la monarchie, peut-elle apparaître comme l’acmé de cette dynamique révolutionnaire et la forme la plus paroxystique de la journée révolutionnaire ?

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Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

A. B. C’est tout à fait juste en effet. La prise de la Bastille étant la première des journées révolutionnaires, elle frappa d’étonnement les contemporains, et jusque dans certains pays étrangers. Ses conséquences furent importantes, mais sans commune mesure avec celles des journées d’octobre 1789 (qui obligèrent le roi à s’installer dans la capitale et le contraignirent à reconnaître l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits de l’homme) et celle du 10 août 1792, qui entraîna la fin de la monarchie (qui devait cependant être rétablie en 1814). Cette dernière journée fut également la mieux préparée et, malheureusement, la plus meurtrière, avec des combats et des massacres qui firent environ un millier de morts.

LVSL – Le bilan humain du 10 août 1792 est en effet particulièrement élevé avec des centaines de morts des deux côtés. Cette violence se retrouve-t-elle aussi à ce niveau dans les autres journées ? Choque-t-elle le peuple de Paris ?

A. B. Toutes les journées n’ont pas occasionné de victimes. La prise de la Bastille fit une centaine de morts, tandis que les journées d’octobre 1789 et l’insurrection du 20 mai 1795 entraînèrent le massacre de quelques individus. En revanche, les quatre autres journées ne firent aucune victime. Certaines d’entre elles peuvent d’ailleurs être assimilées à de grosses manifestations plutôt qu’à de véritables insurrections, comme la journée du 5 septembre 1793 qui vit des centaines de manifestants envahir sans violence la salle des séances de la Convention.

LVSL – Le journaliste Antoine Rivarol écrit à propos de ces journées : « La défection de l’armée n’est point une des causes de la Révolution, elle est la Révolution elle-même. » Certaines journées ont-elles réussi grâce à une faible volonté de défendre les institutions gouvernementales ?

A. B. On peut même dire qu’elles ont presque toutes réussi grâce à cela… Outre que Louis XVI ne se décida jamais à ordonner de faire tirer sur la foule, les troupes se sont toujours révélées insuffisamment nombreuses, mal commandées et peu motivées. Beaucoup d’officiers n’avaient aucune expérience des insurrections populaires en milieu urbain et ne savaient comment réagir face aux émeutiers. Beaucoup de gardes nationaux ou de gendarmes partageaient les revendications des insurgés et refusaient de tirer, comme on le vit notamment lors de la prise des Tuileries.

LVSL – À l’été 1793, avec le soutien passif ou actif des députés montagnards, les sections parisiennes renversent les principaux députés girondins qui sont vus par les sans-culottes comme trop passifs face à l’ennemi intérieur et extérieur. Dans les mois qui suivent, les jacobins parviennent-ils à contenir le pouvoir populaire et à éviter de nouvelles journées révolutionnaires ?

A. B. En révolution, les radicaux sont souvent dépassés par des individus encore plus radicaux qu’eux… Les Montagnards durent ainsi subir la journée du 5 septembre 1793 et accorder aux sans-culottes certaines mesures politiques qu’ils ne souhaitaient pas forcément eux-mêmes. Jusqu’à la chute de Robespierre, ils réussirent cependant à échapper à une nouvelle journée. Lorsque les hébertistes tentèrent d’organiser une insurrection en mars 1794, ils furent aussitôt arrêtés, jugés et exécutés. La Convention thermidorienne, c’est-à-dire modérée, ne put cependant éviter deux nouvelles journées en avril et mai 1795, dont l’une se solda par le massacre d’un député.

LVSL – Après l’échec des  journées révolutionnaires d’avril et mai 1795, le député René Levasseur déclare que le mouvement populaire parisien « a donné sa démission ». Comment le pouvoir met-il fin définitivement au pouvoir de la rue ?

Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, 20 mai 1795, Félix Auvray, 1831, Wikimédia Commons.

A. B. La journée du 20 mai 1795 fut suivie par le désarmement du faubourg Saint-Antoine : la Convention décida de frapper un grand coup et ordonna que l’armée cerne le faubourg Saint-Antoine, menaçant ses habitants de couper leurs approvisionnements et obligeant les sans-culottes à restituer les piques et les fusils qu’ils avaient amassés depuis les débuts de la Révolution. Il y eut bien une nouvelle insurrection en octobre, mais elle fut conduite par les sections bourgeoises de l’ouest de Paris, et on ne peut donc la qualifier de « journée révolutionnaire » proprement dite…

« L’esclavage est anéanti en France » : 1794, la première abolition du monde occidental

« Égalité de couleurs. Courage. Égalité de rangs. Puissance » Nouvelles cartes de la République française © Cliché Bibliothèque Nationale de France

Les manifestations antiracistes de l’année passée ont réactivé les controverses autour des personnages dont les noms jalonnent l’espace public. De féroces débats touchant à la présence de collèges Jules Ferry ou de statues de Colbert ont saturé l’espace médiatique, que ce soit pour les condamner ou les défendre. De son côté, l’oubli mémoriel dans lequel sont tombées les principales figures de l’émancipation des Noirs durant la Révolution française n’a pas été évoqué au cours de ces controverses. Si on trouve en France hexagonale des rues Martin Luther King ou des collèges Rosa Parks, on aurait peine à croiser des lieux publics portant le nom de Jean-Baptiste Belley, Toussaint Louverture ou encore Louis Delgrès. Le gouffre entre l’importance de l’abolition de l’esclavage de 1794 – la première de l’ère contemporaine – et la faiblesse de sa commémoration ne peut qu’interpeller. Le sujet de l’esclavage et plus largement de l’égalité de couleurs dans la Révolution française ne tient qu’une faible place dans l’historiographie – à quelques exceptions près, comme le remarquable travail de Jean Jaurès. Pourtant, l’émancipation réussie des Noirs antillais, l’action anti-esclavagiste de la Révolution française et les liens tissés avec la révolution de Saint-Domingue ont eu un impact décisif sur l’histoire du siècle suivant.

« Vous, citoyens noirs qui avez partagé nos succès en combattant pour votre liberté, imitez vos frères les sans-culottes ; ils vous montreront toujours le chemin de la victoire, et consolideront avec vous votre liberté et celle de vos enfants » (1) : c’est ainsi que Victor Hugues, commissaire de la République française, s’adresse en 1795 aux esclaves de Guadeloupe en lutte contre leurs propriétaires. Envoyé par Paris, il a pour mission de fournir des armes aux insurgés contre les colons esclavagistes français. En guerre contre la République, alliés aux monarchies européennes, les colons regardent alors avec intérêt vers les États-Unis. Ceux-ci n’ont-ils pas effectué une sécession réussie avec la Grande-Bretagne, affirmé le pouvoir absolu des colons vis-à-vis de la métropole, institué un modèle esclavagiste pérenne ?

Afin de détruire le « préjugé de couleur », Victor Hugues favorise la création de bataillons métissés : « j’ai pris le parti de former trois bataillons dans lesquels j’ai amalgamé tous les sans-culottes », écrit-il, ajoutant que « ce mélange a produit le meilleur effet possible sur l’esprit des ci-devant esclaves ». L’alliance des « sans-culottes », noirs et blancs, contre les aristocraties, d’épiderme ou de naissance : ce rêve n’a duré que quelques mois. Mais il faut en mesurer la radicalité, tant il a laissé une empreinte profonde sur l’histoire globale du siècle suivant. L’abolition de l’esclavage de 1794 constitue une rupture brutale avec le paradigme politique dominant, tant l’institution esclavagiste était considérée comme intangible.

La société coloniale avant la Révolution : l’esclavage comme fondement inébranlable

L’historien Michel Devèze écrit de la Révolution française que celle-ci a « déchaîné tous les désirs de liberté, ceux des colons comme ceux des malheureux Noirs » (2). « Transgression inaugurale » (3), celle-ci a effectivement rompu l’ordre politique et permis l’éclosion et la diffusion de la révolution haïtienne à partir d’août 1791. De son côté, la révolte des esclaves haïtiens a mis la Révolution de la métropole face à ses contradictions et l’a modifiée en profondeur.

Dans sa bande-dessinée Les Passagers du Vent, le scénariste François Bourgeon fait dire à l’un des négriers – à propos des comptoirs africains – « Ici l’on est avant tout blanc ou noir… Riche ou pauvre… Libre ou esclave ! ». Cette description s’applique également aux colonies établies par les Européens aux Antilles et dont fait partie Saint-Domingue. Située au cœur des Caraïbes, cette île est divisée en deux quand la France en obtient la partie ouest (Haïti actuelle) en 1697.

Pour exploiter les ressources des colonies antillaises, les monarchies européennes utilisent massivement les esclaves qu’elles arrachent à l’Afrique via leurs comptoirs. Les opportunités commerciales sont si lucratives que les colons européens décident d’intensifier la traite négrière en décuplant le nombre d’esclaves. La population captive de Saint-Domingue passe ainsi de 15 000 personnes en 1715 à 450 000 à la veille de la Révolution. Société à part, le système colonial est structuré autour d’une division sociale entre libres et esclaves. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les grands blancs qui forment la classe propriétaire des planteurs. Parmi les libres, six fois moins nombreux que les esclaves, on compte aussi des affranchis et des mulâtres, enfants métis libres de naissance. Enfin, en bas de l’échelle, arrivent les esclaves principalement affectés à l’exténuant travail de la terre.

Esclaves « bossales » aux champs, illustration de l’exposition «Périssent les colonies plutôt qu’un principe » sous la direction de Florence Gauthier à l’université Paris-Diderot, 2010
©Florence Gauthier-Revolution Française.net, 2010

Au sein de la société coloniale, il n’y a donc pas d’esclave blanc. Il existe en revanche des libres de couleur. À l’origine égaux aux blancs, et possédant eux-mêmes des esclaves, ils sont peu à peu exclus de la société coloniale. Les colons blancs, inquiets de l’essor démographique des mulâtres, s’attachent progressivement à leur refuser l’égalité : c’est le préjugé de couleur qui marque une ségrégation inédite dans l’ordre social.

L’effervescence du siècle des Lumières touche de nombreux sujets et la nature de l’esclavage comme celle du système colonial sont également interrogées. La réflexion sur ces thèmes n’est pas nouvelle dans les sociétés occidentales mais l’ampleur des critiques au XVIIIème siècle est inédite. Ainsi, Diderot écrit que jamais un esclave ne peut être « la propriété d’un colon » (4) et Rousseau le suit. Ces réflexions abolitionnistes sont monnaie courante au sein des « lumières » françaises, même si elles sont loin de faire l’unanimité parmi les « philosophes ». Certains, comme Voltaire, acceptent le principe de l’esclavage par fatalisme tandis que Véron de Forbonnais va jusqu’à défendre celui-ci dans l’article « colonies » de L’Encyclopédie.

L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires

Olivier Grenouilleau, dans L’abolitionnisme, la révolution, la loi

De fait, le système colonial esclavagiste est alors en plein essor et la prospérité qu’il engendre le rend pratiquement intouchable. Face à lui, l’abolitionnisme très minoritaire, n’offre pas de réelle perspective de réalisation pratique. Il est à cet égard significatif qu’une grande partie des textes défendant l’abolition de l’esclavage soient écrits sur le mode de l’utopie ; moralement souhaitable, elle est politiquement impossible à mettre en œuvre dans une société fondée sur le travail des esclaves (5). À tel point que même les défenseurs des esclaves les plus avancés, comme ceux de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, ne réclament pas l’abolition de l’esclavage en tant que tel mais seulement celle de la traite, c’est-à-dire du commerce d’esclaves.

C’est la Révolution française qui a permis au mouvement abolitionniste d’aller au-delà de la condamnation morale, et de devenir une réelle menace pour l’ordre esclavagiste.

Le dilemme des « libres de couleur » et le sécessionnisme des colons

Dans ce contexte de bouillonnement politique, les colons de Saint-Domingue accueillent favorablement la convocation des États généraux par Louis XVI (mai-juin 1789). Ils entendent en profiter pour défendre leurs intérêts économiques et accroître leur autonomie. Dans le même temps, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen provoque des remous. Le gouverneur de la Martinique écrit : « Depuis que l’on connaît ici les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme […] il n’est pas un Blanc qui ne frémisse à l’idée qu’un nègre peut dire je suis homme aussi, donc j’ai des droits, et ces droits sont les mêmes pour tous » (6).

Rapidement, les colons s’organisent. Ils fondent le Club Massiac à Paris pour exercer un lobbying en métropole à la fois au Club des Jacobins et à l’Assemblée. Ils profitent de la méconnaissance de la situation coloniale pour s’afficher comme le mouvement révolutionnaire des Antilles, alors même qu’ils y forment une aristocratie privilégiée.

Face aux colons, les Amis des Noirs tentent d’interférer avec difficulté car ils ne sont pas aussi influents. De leur côté, les mulâtres libres de Saint-Domingue s’investissent également dans la Révolution pour réclamer l’égalité politique avec les Blancs. Ils se rapprochent d’abord du Club Massiac, envisageant ainsi une alliance des maîtres qui préserverait l’esclavage mais leur assurerait l’égalité de l’épiderme. En butte au refus des colons, certains mulâtres comme Julien Raimond prennent acte que le système esclavagiste se double désormais d’une ségrégation au sein des libres. Le colon Moreau de Saint-Méry la théorise ainsi : « Il n’est pas indigne de l’œil du Philosophe de contempler une Terre où la différence de couleur décide seule de la Liberté ou de l’Esclavage, de l’élévation ou de l’abjection dans l’Ordre civil… » (7). Ailleurs, il ajoute que les « préjugés de couleur » sont « les ressorts cachés de toute la machine coloniale » (8). Face à cette racialisation de l’ordre colonial, Raimond opte donc pour le renversement des hiérarchies sociales par l’abolition de l’esclavage lui-même.

Les premières discussions sur les colonies interviennent en octobre 1789, au moment où l’Assemblée introduit la distinction entre citoyens actifs (assez riches pour voter) et passifs (trop pauvres) malgré les protestations de Robespierre. Aussi, les colons se servent de cette distinction pour justifier celle qu’ils font entre les libres blancs et de couleur. Aux Antilles, certains planteurs se radicalisent avec la création de l’Assemblée de Saint-Marc. Cette dernière regroupe des colons extrémistes opposés au pouvoir colonial du Cap. Sécessionnistes, les membres de la nouvelle assemblée éditent leur propre Constitution en mai 1790, ouvrent leurs ports au commerce étranger, refusent la participation des Noirs aux élections des assemblées et proposent l’île aux Anglais en échange de leur assistance face à la Révolution. Les colons indépendantistes envisagent une sécession sur le modèle de la Révolution américaine car celle-ci présente à leurs yeux l’avantage de concilier la nouveauté du libéralisme économique et la pérennité de l’ordre esclavagiste (9).

Poursuivis par l’Assemblée du Cap, ils se réfugient en métropole où ils sont désavoués par la Constituante à la mi-octobre, y compris par Barnave qui refuse la perte de l’île. Ce dernier cherche à concilier les aspirations des colons et celles de la bourgeoisie portuaire française. Yves Bénot relève la dimension de lutte des classes dans ce conflit où colons « loyalistes » et négriers métropolitains s’allient pour préserver leurs intérêts contre la concurrence économique des mulâtres et la perspective d’abolition de la traite (10).

Dès le moment où vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution

Maximilien Robespierre à la Constituante en mai 1791

La coopération entre la métropole et la colonie est ainsi provisoirement sauvée, mais les tensions ne font que croître. Une initiative visant à défendre l’égalité de couleurs, soutenue dans la Constituante par l’abbé Grégoire en avril 1791, impulse le premier débat parlementaire d’ampleur sur le sujet. Il est l’occasion pour une partie du côté gauche de s’affirmer sur cette question. L’intransigeance des colons et l’opposition du côté droit à cette universalisation de la citoyenneté masculine l’empêche d’être votée. Cependant l’Assemblée, qui vient de constitutionnaliser l’esclavage, propose un compromis accordant l’égalité politique aux mulâtres de deuxième génération seulement.

Portrait de l’abbé Grégoire par Pierre-Joseph-Célestin François (1759-1851) © Musée Lorrain, Nancy – G. Mangin

Robespierre ne s’en accommode pas et réclame l’égalité inconditionnelle. Il déclare « puisqu’il faut raisonner dans votre triste système, les hommes libres de couleur n’auront-ils pas les mêmes intérêts que vous ? » (11). Robespierre, en plus de s’opposer à la ségrégation des mulâtres, s’en prend à la traite et condamne l’esclavage : « Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution ». Il ajoute : « Périssent les colonies, si vous les conservez à ce prix ». Propos enflammés, mais qui ont une portée politique quasiment nulle dans le rapport de forces d’alors. L’Assemblée s’oppose à l’« exagération » robespierriste consistant à demander l’égalité entre Blancs et Noirs. Elle vote le compromis le 15 mai, accordant droit de cité aux seuls mulâtres de deuxième génération.

Aussi timide soit-elle, cette concession inédite déclenche la fureur des colons qui boycottent l’Assemblée pendant un mois. Au cours de cet été 1791, Barnave entraîne la majorité modérée des députés dans une scission des Jacobins pour créer le monarchiste Club des Feuillants et la plupart des colons le suivent. Le lien entre statu quo colonial et contre-révolution s’impose avec une évidence croissante aux yeux des Jacobins.

La révolution haïtienne et la « guerre de l’information »

Après les colons et les mulâtres, ce sont désormais les esclaves qui rejoignent l’élan révolutionnaire en 1791. La grande insurrection de la nuit du 22 au 23 août déclenche la révolution haïtienne, rapidement menée par l’affranchi Toussaint Louverture. Confrontés à des colons ségrégationnistes qui s’autoproclament révolutionnaires, les esclaves prennent d’abord le parti de la monarchie. Cette alliance est surprenante car, les administrateurs royaux de l’île, bien que certains d’entre eux défendent l’égalité des mulâtres, demeurent nombreux à partager « les pires préjugés des colons » (12) à l’égard des Noirs. Pendant ce temps à Paris, la Constituante est revenue sur le décret du 15 mai à un moment où elle achève la nouvelle Constitution monarchiste. Elle n’est alors pas encore informée de la révolte sur l’île.

Bitwa na San Domingo, Bataille de Saint-Domingue par Janvier Suchodolski (1797-1875) © Muzeum Wojska Polskiego

Au cours des années 1792-1793, la Révolution se radicalise face aux menaces militaires qui pèsent sur elle. Parmi les Jacobins, un nombre croissant de révolutionnaires se rapproche des mulâtres. Certains vont même jusqu’à se solidariser des esclaves face à la répression coloniale qu’ils subissent. Ainsi, dès la fin 1791, on lit dans Les Révolutions de Paris – sous la plume de Chaumette – « périssent 30 000 Blancs gorgés d’or, de vices et de préjugés plutôt que nos 30 000 mulâtres… plutôt que 500 000 nègres tout disposés à devenir des hommes ! » (13) [« hommes » devant être ici compris comme le contraire d’esclaves ] tandis que Merlin de Thionville compare la révolution des esclaves à la prise de la Bastille (14). Certains articles de presse témoignent d’échanges entre les mulâtres et les révolutionnaires métropolitains. Prenant acte de la rupture historique que constitue la révolution de Saint-Domingue, les plus radicaux proposent l’abolition immédiate et inconditionnelle. C’est notamment le cas de Marat, qui abandonne son abolitionnisme graduel et modéré en proposant désormais l’expropriation des colons. À l’Assemblée, le chef de file des Girondins Brissot se démarque en plaidant pour la cause des esclaves.

Tandis que les esclaves révoltés multiplient les références aux principes révolutionnaires, c’est aux Jacobins – devenus essentiellement montagnards à la fin 1792 – que s’engage le rapprochement concret entre les deux Révolutions. Le 4 juin 1793, une délégation mulâtre, menée par Jeanne Odo, une ancienne esclave centenaire, est introduite aux Jacobins pour demander l’abolition de l’esclavage. Celle-ci défile sous la bannière du drapeau de « l’égalité de l’épiderme », un étendard tricolore et orné de trois hommes portant le bonnet phrygien sur chacune des couleurs du drapeau : un Noir sur le fond bleu, un Blanc sur le fond blanc, et un métis sur le fond rouge (15). Elle fait d’abord jurer aux Jacobins rassemblés de ne pas se séparer avant d’avoir aboli l’esclavage. La délégation rejoint ensuite la Commune de Paris où Chaumette a symboliquement fait adopter un fils d’esclave par la ville. Elle se rend enfin à la Convention, où les députés l’acclament.

Les ennemis des citoyens de couleur vont les calomnier auprès du peuple français. [Ces ennemis] sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté

Louis Pierre Dufay, discours à la Convention lors de la séance du 4 février 1794

Labuissonière, mulâtre martiniquais appartenant à la délégation salue les « justes » de « la Sainte Montagne » (16) Grégoire et Robespierre, qui soutiennent la démarche abolitionniste. Mais si celle-ci rencontre un écho important, elle ne parvient pas encore à ses fins. En effet, minés par leurs divisions internes, les Jacobins ne sont pas unanimes sur le sujet. Comme une partie des abolitionnistes et des mulâtres sont ou ont été liés aux Girondins, certains considèrent l’abolition comme partie prenante d’une conspiration pour affaiblir la France.

D’aucuns se laissent aussi manipuler par la « guerre de l’information » en cours en métropole. Il faut en effet compter au moins quatre semaines pour rallier Saint-Domingue depuis les ports français. Ce délai s’étend même à trois mois pour que les événements de l’île soient connus à Paris et que la réponse parvienne ensuite aux Antilles. Les deux révolutions sont donc incapables de connaître la situation précise de l’autre. De plus, les informations qui parviennent aux révolutionnaires sont surtout diffusées par les colons qui déforment celles-ci. L’ampleur de la désinformation est telle que le député abolitionniste Dufay commence, lors de la séance de l’abolition à l’Assemblée, par s’écrier « les ennemis des citoyens de couleur et des noirs vont les calomnier auprès du peuple français » (17). Il rappelle qui organise ces attaques : « ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté ».

Ces différents éléments expliquent les positions ambiguës voire pro-colons de certains jacobins en 1793 (18). Pour autant, dans sa trajectoire globale, le mouvement jacobin se trouve aux côtés du mouvement abolitionniste et lui permet finalement d’obtenir gain de cause, début 1794.

Les deux révolutions

Entre-temps sur l’île, la situation est restée explosive. Face à la révolte, les colons de Saint-Domingue poursuivent les lynchages des mulâtres tandis que ceux de Martinique et de Guadeloupe entrent en sécession royaliste. Dans ce contexte, les nouveaux commissaires civils Sonthonax et Polverel atteignent l’île en septembre 1792 pour y faire appliquer l’égalité de couleurs. Ils dissolvent l’Assemblée coloniale, révoquent le gouverneur et forment des Légions de l’Egalité ouvertes aux mulâtres pour combattre les colons.

Début 1793, la situation devient critique pour la République. La Convention girondine a déclaré la guerre à l’Angleterre qui s’est alliée aux colons en promettant de rétablir leur domination. Elle déclare aussi la guerre à l’Espagne, esclavagiste mais qui s’est cependant alliée aux principaux commandants esclaves en leur promettant l’affranchissement. Confrontés à la perspective d’une victoire coloniale, les esclaves de la région se rallient alors aux commissaires français. Sonthonax tente ensuite de rallier l’ensemble des esclaves révoltés à la République. Pour ce faire, il promet d’abord l’affranchissement à tous ceux qui combattront à ses côtés, puis l’abolition générale de l’esclavage. Toussaint Louverture franchit le pas de l’alliance avec la République française au printemps 1794.

Vue de l’incendie de la ville du Cap Français. Arrivée le 21 juin 1793.
© Archives départementales de la Martinique

C’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté

Jean-Baptiste Belley, discours inaugural de la séance d’abolition de l’esclavage le 4 février 1794

Sur ces entrefaites, l’Assemblée reçoit des députés envoyés par les révolutionnaires haïtiens alliés aux commissaires. Ces derniers ont tenu à envoyer une délégation tricolore : un député blanc Dufay, un député métis Mills et un député noir Belley. Ceux-ci sont accueillis à la Convention le 3 février 1794. La séance de l’abolition de l’esclavage se tient le lendemain. Elle constitue un rare moment d’enthousiasme conventionnel alors que la Révolution est, selon les mots de Saint-Just, « glacée ». Le député Lacroix décrit cette séance : « les deux députés de couleur étaient à la tribune […] tous les députés s’élancent vers eux : ils passent rapidement dans les bras de tous leurs collègues » (19). De son côté, le député Levasseur écrit avoir alors « recueilli dans la séance […] le prix de [son] attachement à la cause de l’humanité » (20). Les députés haïtiens et métropolitains multiplient les appels réciproques à la fraternité, notamment sous l’impulsion de Danton qui voit venir le jour pour « décréter la liberté de nos frères » (21).

Belley prononce le discours inaugural, dans lequel il proclame l’alliance entre les révolutions. Une semaine plus tard, il déclare : « Je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté. C’est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme est le trésor de notre prospérité et tant qu’il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes ». Quelques jours plus tard, Chaumette participe à une fête de l’abolition et proclame « Apaisez-vous, mânes irritées de cent mille générations détruites par l’esclavage ; apaisez-vous, le jour de la justice a lui sur un coin du globe ; l’oracle de la vérité s’est fait entendre du sein d’une assemblée de sages, et l’esclavage est anéanti » (22).

Jean-Baptiste Belley, premier député noir de la Convention, représenté par Girodet de Roucy Trioson (1767-1824)
© Photo RMN-Grand Palais – G. Blot

Dès le mois de mars, ceux qui en métropole ont tenté de faire avorter l’abolition sont emprisonnés par les sections sans-culottes de Paris ; Jean-Daniel Piquet note : « les dossiers de police générale des colons indiquent qu’à la fin mars 1794, la Commune robespierriste relaya la politique entamée par Chaumette […] d’arrestations massives des membres d’assemblées coloniales, symboles vivants de l’aristocratie de la peau » (23). Dans le même temps, l’Assemblée envoie des navires faire appliquer l’abolition aux Antilles en luttant contre les colons et leurs alliés anglais. De son côté, Toussaint Louverture apprend l’abolition métropolitaine à l’été. Il redouble alors d’efforts dans sa lutte contre les Anglo-espagnols.

L’évènement est inédit et sans doute unique dans l’histoire : pour la première fois, une puissance coloniale, devenue républicaine, a finalement pris le parti des esclaves et mulâtres révoltés contre ses propres colons. Il ne s’agit pas, au sens strict, de la première abolition de l’esclavage de l’histoire moderne. Nombreuses étaient les métropoles à l’avoir interdit sur leur propre sol, ou dans certaines de leurs colonies (24). Mais en aucun cas l’institution esclavagiste elle-même n’était en cause. La décision française de 1794 constitue la première abolition intégrale, inconditionnelle, et à vocation universelle.

L’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 pluviôse an II/ 4 février 1794, représentée par Nicolas André Monsiau (1754-1837). À la droite de la tribune, assise, on reconnaît Jeanne Odo. À la gauche de la tribune, ce sont certainement les conventionnels Dufay et Belley qui ont été représentés, s’élançant vers le président de l’Assemblée © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz

En cela, l’abolition de 1794 diffère de celle de 1848. Cette dernière a en effet été effectuée avec l’aval d’une partie importante des colons esclavagistes, qui ont été largement indemnisés. Elle visait à éviter une nouvelle révolution sociale. C’est pourtant l’abolition de 1848, encore aujourd’hui, que les programmes scolaires mettent en avant.

« L’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti » : une abolition « pour l’univers »

Ce n’est pas une liberté de circonstance concédée à nous seuls que nous voulons, c’est l’adoption absolue du principe que tout homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son semblable.

Toussaint Louverture, général haïtien à Napoléon Bonaparte en juin 1800

Si l’abolition de 1794 est inédite, c’est aussi parce que – comme Toussaint Louverture le rappelle à Napoléon Bonaparte en juin 1800 – celle-ci n’est pas « une liberté de circonstance concédée [aux esclaves haïtiens] seuls» (25) et donc destinée à un cadre spatio-temporel restreint. Au contraire, cette abolition est « l’adoption absolue d’un principe », elle est donc universelle, sans limite d’espace ni de temps. Elle est adressée au monde entier comme en témoigne le député Lacroix qui la qualifie de « grand exemple à l’univers » (26).

La révolution franco-haïtienne secoue le mouvement antiesclavagiste en y insufflant une radicalité nouvelle. Elle fait sortir l’abolition de l’esclavage de la sphère des utopies pour la transformer en possibilité tangible et immédiate. Jusque là, l’abolitionnisme international, notamment anglais, était resté progressif et réformiste. Aussi, en proclamant une abolition immédiate fondée sur des principes égalitaires, les révolutions franco-haïtiennes rompent avec ces stratégies « réformistes » et ouvrent une brèche « révolutionnaire » contre l’esclavage.

Elles influencent particulièrement l’Amérique caraïbe qui cherche à se libérer de la tutelle espagnole au début du XIXème siècle. Nourrie par les idées libérales, les élites créoles (blanches) rêvent d’abord d’une révolution inspirée par les États-Unis. Elles craignent qu’une abolition de l’esclavage déclenche un mouvement plus large de remise en cause de toutes les hiérarchies sociales. Cette crainte est aussi partagée du côté des royalistes espagnols. À cet égard, l’abolition française de 1794 plane comme un spectre menaçant ; le gouverneur de Portobelo va jusqu’à écrire : « les Noirs français [Haïti n’est pas encore indépendante] ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population […] pour éviter que leur pernicieux exemple […] ne portent [les esclaves] à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la liberté » (27).

Rapidement, les mouvements indépendantistes d’Amérique latine changent alors de stratégie sous l’influence des révolutions haïtienne et française. Ils considèrent désormais que leur soulèvement, pour réussir, doit inaugurer une conscience nationale hispano-américaine qui leur permette d’unir la société, par-delà les catégories socio-raciales face à la métropole espagnole. Il leur faut créer une nouvelle identité « ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique » (Clément Thibaud) en utilisant pour cela la « définition abstraite du citoyen » (28) issue de la Révolution française. C’est ainsi que Simon Bolivar définit l’identité latino-américaine comme le produit « de l’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti ».

Plus pratiquement, il leur faut rompre avec le modèle réformiste de leur révolution de départ qui ne visait qu’à une union des élites créoles. Il leur faut désormais embrasser une logique radicale de « révolution ouverte » (Simon Bolivar) et de « guerre à mort aux Espagnols ». Cette nouvelle stratégie place les mouvements révolutionnaires de ce continent dans la trajectoire des révolutions française et haïtienne. L’influence est revendiquée par Bolivar quand, au moment de l’indépendance de la Bolivie en 1825, il voit en Haïti « la république la plus démocratique du monde ». Cette influence franco-haïtienne a favorisé l’introduction d’une pratique révolutionnaire, plus radicale et des principes davantage égalitaires dans l’Amérique caraïbe.

Pourquoi cette abolition de l’esclavage, la première qui soit intégrale et inconditionnelle dans le monde occidental, à l’impact considérable sur le siècle suivant, est-elle la grande oubliée de l’historiographie dominante ? À l’heure où les polémiques mémorielles enflamment l’espace médiatique, l’absence de mention de l’abolition de 1794, qui visait à « détruire l’esclavage » dans le monde entier, ne peut qu’interroger. Le rêve d’une citoyenneté « abstraite, ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique », pensée par les Jacobins, n’est-il pas plus actuel que jamais ?

« Moi égale à toi, moi libre aussi », gravure de Louis Simon Boizot (1743-1809), © Musée du Nouveau Monde, La Rochelle

Notes :

1 : Frédéric Régent, « Armement des hommes de couleur et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution », Annales historiques de la révolution française, 348, 2007, p. 21.

2 : Michel Devèze, Conclusions « La Révolution française et ses conséquences outre-mer » p.607.

3 : Marcel Gauchet Robespierre, l’homme qui nous divise le plus éd. Gallimard, 2018, p.25

4 : Denis Diderot cité par Yves Bénot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 éd. La Découverte, p.31

5 : Olivier Grenouilleau L’abolitionnisme, la Révolution, la loi in Frédéric Régent, Jean-François Niort et Pierre Serna Les colonies, la Révolution française, la loi [l’auteur insiste sur « l’apogée d’un système colonial esclavagiste extrêmement puissant » et sur la « radicalité » du projet abolitionniste au moment où l’esclavage est quasi-unanimement accepté comme un mal nécessaire du point de vue économique. « L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires », écrit-il]

6 : Silyane Larcher, L’autre citoyen éd. Armand Colin, 2014, p.98

7 : Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry, extrait de l’introduction des Loix et constitutions des colonies françois de l’Amérique sous le vent

8 : Cité dans Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, CNRS édition, 2007, p. 145.

9 : Comme le note Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

10 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.47

11 : Maximilien Robespierre Œuvres tome 7 cité par Jean-Daniel Piquet L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) ; Ed. Karthala ; 2002 ; p.82.

12 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.51

13 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.161

14 : Idem p.170

15 : Florence Gauthier, « La Société des Citoyens de Couleur élabore le projet de la Révolution de Saint-Domingue » in Les élections de la députation « de l’égalité de l’épiderme » publié sur le site « Le Canard Républicain » le 1er août 2018 

16 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.259-260

17 : Louis Pierre Dufay, dans son discours lors de la séance d’abolition de l’esclavage à la Convention nationale le 4 février 1794 in « Grands discours parlementaires » sur le site de l’Assemblée nationale 

18 : Cette ambiguïté avérée ou résultant d’une mauvaise interprétation des discours de certains Jacobins est étudiée par Jean-Daniel Piquet, dans son article Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois publié en janvier-mars 2001 dans les Annales historiques de la Révolution française. L’article souligne l’ampleur de la désinformation organisée par les colons et rappelle néanmoins le rôle des Jacobins et celui particulier de Robespierre pour la concrétisation de l’abolition de l’esclavage.

19 : La Feuille Villageoise n°20, 4ème année, tome 18, Bibliothèque de l’Arsenal cité par cité par Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

20 : René Levasseur,Mémoires, Paris, Messidor, 1989 cité par Jean-Daniel PIQUET L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.335

21 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.337

22 : Olivier Douville, Présentation du Discours de Chaumette au sujet de l’esclavage dans les colonies françaises. Cahier des Anneaux de la Mémoire, Les Anneaux de la Mémoire, 2001, p.345 

23 : Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II », op. cit.

24 : Domenico Losurdo (Contre-histoire du libéralisme) note une dialectique entre l’abolition de l’esclavage en métropole et sa radicalisation dans les colonies. L’arrêt Somerset, qui marque l’abolition de facto de l’esclavage sur le sol britannique, justifie cette décision par le fait que « notre air est trop pur pour être respiré par des esclaves » – légitimant sa pérennisation dans les colonies, où il en allait autrement.

25 : Florence Gauthier, « Toussaint Louverture mène une politique indépendante, 1796-1801 » in 1793-94 : la Révolution abolit l’esclavage ; 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage.

26 : Jean-Daniel Piquet,L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

27 : Clément Thibaud, « COUPE TÊTES, BRÛLE CAZES Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Editions de l’EHESS « Annales, Histoire, Sciences Sociales » 

28 : Idem

La « Marque France » : déboires et dangers du marketing appliqué à la nation

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Pris dans un référentiel néolibéral qui les pousse à l’attractivité et à la compétitivité, les collectivités locales – et à leur tête ceux qui les gouvernent – ont recours depuis plusieurs décennies au marketing pour se distinguer sur la scène internationale. Cherchant à accroître leur « réputation concurrentielle », villes, métropoles, régions, mais aussi nations, conçoivent des « marques territoriales ». Dans ce contexte, l’avènement de « marques pays » interroge quant au lien entretenu par le néolibéralisme avec l’idée de nation. Pour Simon Anholt, à l’origine du concept, la « marque pays » ou « marque nation », peut se définir comme « une identité nationale rendue tangible, solide, transmissible et utile ». Une telle définition laisse poindre la tension latente entre le projet d’élaboration d’une identité de marque compétitive pour un pays et l’identité nationale inhérente à ce dernier. C’est ce qu’illustre le cas de la « Marque France » qui, sous les diverses formes qu’elle revêt, altère l’idée nationale française, en tant que communauté de destin politique, par la création d’un récit économique et culturel ancré dans les promesses du modèle néolibéral.

Tout n’est pas marketing, mais le marketing s’intéresse à tout. Voilà ce qu’aurait pu écrire Machiavel s’il avait été notre contemporain. Telle est en tout cas la réalité du monde qui est le nôtre, où rien, ou presque, ne semble échapper à l’emprise du marketing. C’est celle d’un monde néolibéral, où la concurrence économique s’est imposée comme base des relations sociales, dans tous les domaines de la vie humaine. Un monde au cœur duquel l’individu moderne lui-même, devenu « sujet entrepreneurial »[1], autonome, rationnel et performant, cherche à se distinguer et à se vendre au sein d’un environnement hautement concurrentiel. Dans un tel univers, la marque s’impose de fait comme un véritable outil stratégique. Bien plus qu’un simple signe distinctif, elle s’illustre par sa capacité à produire et transmettre un ensemble d’éléments cognitifs, affectifs et conatifs. En somme, une marque a le pouvoir de créer de la valeur pour celui ou celle qui la revêt.

La marque territoriale permet de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.


À l’échelle territoriale, cette production de valeur ajoutée se matérialise en « surplus d’attractivité »[2]. Dans la compétition qui les oppose pour attirer investissements, touristes et « classes créatives », bon nombre de collectivités locales ont en effet compris que les caractéristiques matérielles et immatérielles de leur territoire, supposées ou avérées, pouvaient leur permettre de soigner leur réputation. Plus qu’une question de compétition, il s’agit davantage pour ces collectivités de s’inscrire dans une logique de différenciation. Par le biais de leur marque territoriale, elles développent ainsi des « avantages comparatifs », qui leur permettent de se distinguer des autres collectivités.

Logo, charte graphique, slogans, et création d’un univers imaginaire et sensoriel autour des atouts du territoire : la marque territoriale emprunte ce qui se fait de mieux en matière de stratégie marketing. Elle permet ainsi de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.

La nation : une marque comme les autres ?

Autre échelle, mêmes principes. Bien conscients que l’image qu’ils projettent à l’international leur permet d’attirer des investissements et de promouvoir le tourisme, les gouvernements nationaux, notamment ceux d’Amérique latine, ont hâtivement pris le plis de l’injonction marketing à partir du début des années 1990.

La « marque nation » répond à deux impératifs. D’une part, elle permet l’élaboration d’une « identité compétitive », en vue de créer un « produit-pays » distinctif et désirable sur le marché mondial. D’autre part, elle renforce l’identité et le sentiment d’appartenance au sein même de la communauté nationale[3]. La marque nation est ainsi à la fois dirigée vers l’extérieur et l’intérieur des frontières nationales : en valorisant et promotionnant tout ou partie de l’identité nationale, elle garantit au pays d’acquérir une « réputation concurrentielle »[4] à l’étranger et renforce l’estime de soi et l’unité nationale.

La nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs.


Pour autant, par pur snobisme intellectuel ou par rejet sémantique, d’aucuns pourraient railler l’association de ces deux concepts, à première vue antinomiques. En effet, en tant que construit socio-historique, la nation aurait une nature supérieure, immuable et inaliénable, qui ne saurait être manipulée à des fins mercantiles. Précurseur des études autour du concept de marque nation, Wally Olins montre pourtant que la nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs[5]. En étudiant le cas de la France, l’auteur démontre ainsi que la nation française s’est constamment réinventée, de manière sporadique et parfois même violente. D’une époque à une autre et dans un laps de temps parfois très bref, la France a toujours su « façonner et remodeler son identité nationale » pour « présenter une nouvelle version d’elle-même », projetant ainsi symboliquement les transformations de sa réalité socio-économique et politique. Cependant, il n’en demeure pas moins que le concept de marque nation va bien au-delà, notamment au travers de la mercantilisation des attributs de l’identité nationale qu’il induit. En acceptant un tel paradigme, la nation s’expose dès lors « à défendre son imaginaire comme un véritable capital »[6].

Identités et récits nationaux au service de la néolibéralisation mondialisée

L’avènement de marque nation n’est pas sans poser de questions sur la manière avec laquelle les logiques de marché tendent à redéfinir les identités et les récits nationaux. À l’inverse de projets nationalistes antérieurs, le recours à la marque nation lie le processus de construction nationale aux connaissances et au langage du monde du marketing et de la gestion. Les études en nation branding mettent ainsi en avant l’existence d’une tension entre l’élaboration d’une identité compétitive, et l’identité nationale qui prévaut, remodelée par le discours économique et culturel néolibéral.

Créativité, innovation, dépassement de soi et esprit entrepreneurial (on peut prendre l’exemple de l’individu érigé en ambassadeur de la marque) sont autant d’atouts mobilisés par la marque nation. Le sociologue Felix Lossio parle ainsi de « flexibilisation de l’identité collective » pour désigner l’édification d’une communauté nationale autour de valeurs néolibérales.

De nombreux éléments vont en ce sens. On peut prendre pour exemple l’importance accordée aux classements internationaux (Country Brand Index) qui tentent, par la métrie, d’objectiver l’attractivité des nations et de les mettre en compétition. Il en va de même pour la marchandisation des lieux, vendus et consommés comme de simples produits ou des « expériences sensorielles esthétisées »[7] (idée de « vivre » le pays). Notons que cette marchandisation s’accompagne d’une tendance à l’essentialisation des nations et de leur culture, à la fois par un principe d’association et de réduction des attributs de la nation, selon qu’ils soient considérés comme valorisables, ou non. La marque nation consacre également la participation d’acteurs privés dans la production et la validation des référents identitaires nationaux, et ce grâce à de nombreux partenariats publics-privés, nationaux voire internationaux, qui transfèrent une partie de la souveraineté nationale vers une « classe promotionnelle internationale »[8] d’experts du marketing et de la publicité. Enfin, la marque nation se distingue par sa performativité dans la mesure où le nouveau récit national qu’elle établit, très souvent anhistorique et dépolitisé, facilite l’adhésion des valeurs qu’elle érige par la communauté nationale. Communauté nationale dont la marque pays peut d’ailleurs tout à fait redéfinir les contours : selon que tel ou tel aspect socio-culturel est mis en avant ou délaissé dans la stratégie de marketing national, certains citoyens peuvent s’en retrouver exclus ou marginalisés.

La France à la recherche de son nouveau récit économique

Il est indéniable que la France jouit aujourd’hui encore d’une image de marque à l’international. Première destination touristique mondiale, elle est également le pays européen qui a recueilli le plus d’investissements étrangers en 2019. La France, à laquelle est associée une certaine idée de « grandeur », doit en partie son succès aux récits historiques et socio-culturels qui fondent son identité. Pays des droits de l’Homme, empreint de valeurs universelles et humanistes, la nation française s’est construite autour de l’héritage de la révolution et de la valorisation de son patrimoine historique. Son rayonnement est aussi indéniablement associé à la Ville Lumière, ainsi qu’à un ensemble d’attributs bien réels mais parfois fantasmés, tels que le luxe, la gastronomie ou encore l’art de vivre à la française.

« Une marque nation, à l’idéal, [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques. De tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde. »

Philippe Lentschener


Atout France, l’agence de développement touristique de la France, au nom évocateur, a procédé au début des années 2000 à un diagnostic de l’image de la France. Les conclusions retenues furent les suivantes : à défaut d’être un « pays de cocagne, havre de luxe et de volupté, […] où il fait bon vivre plutôt que de travailler », la France est également une nation « peu intéressée aux applications concrètes et mercantiles », « moins motivée et moins douée pour tout ce qui touche aux dures réalités de l’économie »[9].

Pénalisée par l’image d’un pays industriel en déclin, lâché dans la course à l’innovation technologique et paralysé par l’immobilisme d’une société réfractaire au changement, la France ne serait plus autant attractive et compétitive que par le passé. En quête d’un nouveau récit économique, à même de la placer à nouveau sur le devant de la scène internationale, la France s’est ainsi tournée à son tour vers le marketing national. Car, si « une marque nation, à l’idéal [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques […] de tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde »[10], comme l’ont bien compris les tenants du nation branding à la française.

En ce sens, la « Marque France » s’est progressivement institutionnalisée, à l’image de la création de l’agence nationale Atout France, pourtant peu connue du grand public. D’autres succès, plus retentissants, s’inscrivent dans cette lignée : la création des marquages d’origine « Fabriqué en France » et du label « Origine France Garantie » en 2011, pour valoriser la production française, la reprise du concept de French Touch par l’entreprise Renault, emprunté à l’univers de la musique, pour vanter l’innovation et la créativité française, ou encore plus récemment le dépôt de la marque « Élysée – présidence de la République », en 2018. À ces dispositifs s’ajoutent encore divers efforts réalisés en termes de soft power, à l’image de l’organisation de compétitions sportives internationales, telles que l’Euro 2016 ou les JO de Paris 2024. Autant d’occasions rêvées pour la France d’offrir au reste du monde des expériences « à son image, innovante[s], rayonnante[s], créative[s], [et] inspirée[s] de l’art de vivre français »[11].

Le projet inachevé de création de la « Marque France »

Le quinquennat de François Hollande a failli être l’occasion pour la France de voir sa stratégie de marketing national enfin fondée sur une marque pays à part entière. En effet, à l’initiative du gouvernement, fut lancé en janvier 2013 la mission « Marque France ». Confiée entre autres au publicitaire Philippe Lentschener, cette dernière s’est vue fixée pour objectif d’identifier « le récit économique de la France » et les marges de manœuvre économiques et juridiques nécessaires à la création d’une marque nation française. Les préconisations de la mission « Marque France » ont fait l’objet d’un rapport public, remis au gouvernement en juin 2014. Cependant, faute d’un véritable portage politique et de dissensus entre les membres du gouvernement socialiste, elles ne furent jamais appliquées[12].

La « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur »

Pour autant, le projet de création de la « Marque France » cristallise les craintes suscitées par l’application du marketing à la nation. Le récit, tel que proposé par la mission « Marque France », met en exergue le « génie français », innovant et créatif, et « l’exception française », à l’art de vivre unique. Un tel développement, bien que relativement illusoire, n’est pas problématique en soi. Ce sont davantage les fins au service desquelles il se place qui interpellent. Ainsi, dans cette perspective, la « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur », capable de « valoriser l’extraordinaire gisement d’actifs immatériels » de la France. Par un habile tour de passe-passe incantatoire, voici donc la nation française réduite en « actifs » à « valoriser ».

Pour parvenir à faire de ce nouveau récit économique une référence partagée par les Français et la promouvoir au-delà des frontières nationales, la mission « Marque France » souhaite entreprendre ce qui s’apparente à une véritable révolution culturelle. À titre d’exemples, elle préconise de « nourrir la jeunesse de ce récit », en adaptant les programmes scolaires, ou encore d’instaurer un « 14 juillet économique », pour célébrer de concert succès économiques et cohésion nationale. Dans la même veine, la mission suggère que la « Marque France » soit pilotée par une agence de gouvernance publique-privée. Elle recommande également de la doter d’outils d’évaluations et de l’intégrer à des classements internationaux, pour « piloter et mesurer » son efficacité, en interne comme en externe. Enfin, elle revendique de faire des « acteurs majeurs des domaines économiques, sociaux et culturels » et des Français de l’étranger les principaux ambassadeurs de l’image de la marque.

De la mercantilisation des attributs nationaux, à la construction d’un récit monolithique imperméable aux contradictions politiques et aux tensions sociales, en passant par l’exclusion de celles et ceux qui ne contribuent pas à la transformation économique du pays, ces « gens qui ne sont rien », le projet de création de la « Marque France » témoigne indéniablement des déboires et du danger de l’application du marketing à la nation. L’échec de sa mise en œuvre sous une forme réellement institutionnalisée ne signifie pas pour autant que le récit national français n’a pas été progressivement transformé sous l’influence du régime culturel néolibéral. À l’heure des débats sur le roman national, en témoigne le mythe fantasmé de la start-up nation, qui consacre une nation d’entrepreneurs, premiers de cordée d’un monde meilleur sur le point d’advenir.

Sources

[1] Clément Jérémie, « La fabrique des subjectivités en contexte néolibéral : la fiction de l’individu entrepreneur de lui-même face au sujet de la psychanalyse », Cahiers de psychologie clinique, 25 août 2020, n° 55, no 2, pp. 143‑163.

[2] Corbille Sophie, « Les marques territoriales. Objets précieux au cœur de l’économie de la renommée », Communication. Information médias théories pratiques, 13 décembre 2013, Vol. 32/2, doi:10.4000/communication.5014.

[3] Voir les travaux de Gisela Cánepa Koch et Felix Lossio Chavezsur la « marca país ».

[4] Lossio, Felix. La nación en tiempos especulativos o los imperativos culturales de las marcas país. En La nación celebrada: marca país y ciudadanías en disputa (pp. XXXX). Gisela Cánepa y Felix Lossio (eds.). Lima: Red de Ciencias Sociales.

[5] Olins, Wally. (2002). ‘Branding the Nation – The Historical Context’, The Journal of Brand Management, 9(4), pp. 241-248.

[6] « Quand les pays deviennent des marques — ilec », consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.ilec.asso.fr/article_revue_des_marques/5640

[7] Lossio Felix.

[8] Varga, S., 2013. The politics of nation branding. Collective identity and public sphere in a neoliberal state. Journal of Philosophy and Social Criticism, 39(8), pp. 825-845.

[9] Bonnal Françoise, « Comprendre et gérer la marque France », Revue francaise de gestion, 2011, N° 218-219, no 9, pp. 27 43.

[10] « Du «made in France» à la «marque France» », LE FIGARO, consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/10/28/31007-20161028ARTFIG00388-du-made-in-france-a-la-marque-france.php.

[11] « Soutenons la candidature de Paris aux Jeux Olympiques 2024 ! – La France en Slovaquie », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://sk.ambafrance.org/Soutenons-la-candidature-de-Paris-aux-Jeux-Olympiques-2024.

[12] « La « marque France » victime de la guerre Ayrault-Montebourg – Challenges », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://www.challenges.fr/economie/la-marque-france-victime-de-la-guerre-ayrault-montebourg_57951

Bonjour Francfort : une comédie humaine franco-allemande

Bonjour Francfort est le dernier roman de Martine Gärtner, publié en octobre 2020. L’autrice française y raconte les joies, les angoisses et les espoirs de 13 personnages tous issus, de près ou de loin, du monde des expatriés français à Francfort. Ces destins entrecroisés dessinent le visage d’une métropole moderne de l’ouest de l’Allemagne. Une lecture franco-allemande à ne pas manquer.

Portrait de Francfort

Avec le roman de Martine Gärtner, vous entrerez dans le petit monde des expatriés français à Francfort. Vous découvrirez aussi leurs proches, leurs amours, leurs amitiés qui se sont construits grâce (ou à cause) de cette décision aussi vertigineuse qu’excitante : tout quitter, traverser la frontière pour venir vivre en Allemagne. Entre enthousiasme et doute, le roman nous donne accès aux pensées intimes de ces individus expatriés. Comme des petites souris, nous nous glissons dans la vie de ces Francfortois de passage. Les quartiers, les rues et les carrefours revêtent un nouveau visage, et comme dans une chasse au trésor, on retrouve les moments de vie de ces 13 personnages. Tiens ? C’est dans cette boulangerie que la petite Franzisca est allée chercher du pain sans même demander la permission à ses parents, et c’est sur cette place que Régine s’est retrouvée coincée dans un embouteillage alors que son amant l’attendait.

L’expatriation à Francfort

L’expérience de l’expatriation est rapportée avec une très grande justesse en partie du fait que Martine Gärtner a elle-même vécu à Francfort pendant presque 20 ans.

S’expatrier inclut toujours un avant et un après. Beaucoup de personnages de Bonjour Francfort se retrouvent confrontés aux conséquences de leur décision : ils vacillent entre leurs souvenirs d’enfances qui s’éloignent et leur présent nourri d’attentes, parfois déçues. Toutes les histoires sont reliées entre elles, à l’image de la communauté des expatriés français à Francfort : un petit cocon, parfois étouffant, mais qui vous rassure face à l’adversité du monde extérieur. Beaucoup de protagonistes chez Martine Gärtner remettent en question ces amitiés construites au sein cette communauté d’expatriés : vont-elles vraiment durer ? Sans pouvoir réellement répondre à cette question, ces amitiés sont surtout nécessaires pour partager la difficulté de se situer entre deux cultures, entre deux langues même lorsqu’on les maîtrise bien.

La puissance de la banalité

Au-delà de l’expatriation, Martine Gärtner nous décrit ce qu’on appelle plus communément la vie. L’autrice met en valeur, sans jugement et dans toute leur simplicité, des moments qui, a priori, auraient pu nous sembler sans intérêt, que l’on vit tous un jour où l’autre, très loin du cliché des exploits de quelques super-héros. C’est là la force de l’ouvrage : chaque moment suspendu de ces 13 personnages résonne en notre for intérieur. Des moments de doute, d’introspection ou juste des réflexions qui nous donnent à penser que nous sommes tous, quelque part, des expatriés. Ces fragments de vies humaines, tous reliés les uns aux autres forment un puzzle aussi complexe que mouvant. Ici, il n’y a pas d’individu foncièrement bon ou mauvais : il n’y a que des humains qui tentent de se frayer un chemin de vie.

Un peu comme Balzac, Martine Gärtner  nous dépeint une sorte de comédie humaine des expatriés français à Francfort. L’autrice a d’ailleurs consacré un essai à la relation qu’entretenait Balzac à l’Allemagne (GÄRTNER, M.,Balzac et l’Allemagne, L’Harmattan,1999).

Un roman féminin

La plupart des personnages du roman sont des femmes. Certaines sont très jeunes, d’autres plus âgées, certaines pleines d’espoirs, d’autres parfois fatiguées par la vie. Entre les lignes de leurs histoires respectives, on perçoit des individus en quête de sens ou d’un bonheur qui ne semble pas vouloir se dévoiler facilement. Elles représentent l’humanité au féminin et sont l’écho de ce que beaucoup de femmes traversent dans leurs vies : leurs fantasmes, leurs déceptions, leur enthousiasme, leurs chagrins et leurs dilemmes. Des trésors d’intimité qui n’appartiennent qu’à elles mais qui nous sont offerts le temps d’un instant. Dans toutes ses nuances, le roman se veut positif : il mise sur la vie, celle que l’on porte en soi.

« En Nouvelle-Calédonie, nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution » – Entretien avec Louis Lagarde

Fort Teremba
Fort Teremba, ancien bagne administratif situé dans la ville de Moindou en Nouvelle-Calédonie

Le 4 octobre dernier s’est déroulé le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie prévu par les accords de Nouméa, signés en 1998. À la sortie des urnes, les loyalistes ont obtenu 53,26% des voix alors que les indépendantistes ont récolté 46,74%. Il est à noter un resserrement de l’écart entre ces deux forces, qui structurent l’archipel depuis plus de 30 ans, par rapport au précédent scrutin. Ce résultat qui a galvanisé les indépendantistes conforte le FLNKS à demander la tenue d’un troisième référendum ; une possibilité prévue par les accords de Nouméa. Néanmoins, ce processus innovant, des accords de Matignon-Oudinot aux accords de Nouméa, qui a ramené la paix sur le Caillou, semble de plus en plus être une impasse pour ce territoire français du Pacifique. Dès lors, comment sortir de cette situation binaire ? Analyses et perspectives de ces scrutins avec Louis Lagarde, archéologue calédonien, observateur et acteur de la vie politique de la Nouvelle-Calédonie. Cet article fait suite à un premier entretien, qui défendait un point de vue davantage favorable à l’indépendance.


LVSL – A-t-on assisté à une campagne digne pour ce deuxième référendum, selon vous ?

Louis Lagarde – Cela dépend de ce qu’on entend par « digne ». On peut considérer que des éléments mensongers ont été présentés par le camp indépendantiste, notamment en termes économiques : par exemple, lorsque les transferts annuels de la France sont évalués à 150 milliards de francs CFP, on nous dit que sur cet argent, 110 milliards repartent chaque année de la Nouvelle-Calédonie vers la France. En réalité, cette fuite vers l’extérieur est quantifiée à 35 milliards environ (dont des assurances-vie pour des retraites de patentés, qui reviendront donc un jour) selon des études très précises menées par l’Université de la Nouvelle-Calédonie. On peut également remarquer, pour le camp non-indépendantiste, que dresser une perspective apocalyptique de l’indépendance est malhonnête. En effet, comparer une Nouvelle-Calédonie indépendante au Vanuatu ou aux Fidji ne peut faire totalement sens, notre archipel ayant toujours été dans une situation économique bien plus favorable que nos deux pays voisins. Enfin, l’utilisation à outrance des drapeaux a achevé de durcir le ton de cette campagne et de radicaliser les électeurs des deux camps, générant une situation extrêmement anxiogène. Le comportement de certains militants indépendantistes le jour du scrutin, paradant devant les bureaux de vote avec de grands drapeaux, a été mal perçu par nombreux électeurs. Le fait est regrettable, même s’il ne change rien au résultat. Il aurait bien sûr été tout aussi regrettable s’il s’était agi de militants non-indépendantistes.

LVSL – Lors de ce deuxième référendum les électeurs se sont fortement mobilisés, 86% des Calédoniens qui composent la liste électorale spéciale se sont déplacés pour voter. Cela a majoritairement profité aux indépendantistes. Comment analysez-vous les résultats ? Va-t-on tout droit vers un troisième référendum ?

LG – Le premier référendum, qui avait donné 56,6% en faveur du “non”, avait laissé planer certaines inconnues. La participation relativement faible aux îles Loyauté (61%) et un réservoir de voix encore important sur l’agglomération du Grand Nouméa, laissaient entrevoir aux deux camps la possibilité de gonfler leurs chiffres au deuxième référendum. La campagne a donc été axée, quoique différemment selon les camps, vers des cibles proches : les indécis et abstentionnistes du côté du « oui », et les abstentionnistes du côté du « non ». Force est de constater que le réservoir de voix que représentait l’abstention ou les indécis a très largement favorisé le camp indépendantiste. Vu la participation record atteinte cette fois-ci, il n’est pas certain que l’un ou l’autre des camps puisse mobiliser davantage son électorat. Mais l’accès au droit de vote de plusieurs milliers de jeunes calédoniens d’ici 2022, ainsi qu’une accession à la liste électorale spéciale de consultation (LESC) facilitée pour les jeunes natifs de statut coutumier, pourrait engendrer un résultat encore plus serré qu’aujourd’hui. C’est ce que les spécialistes de géographie politique s’accordent à dire en tout cas.

La troisième consultation (comme la deuxième d’ailleurs) n’est en aucun cas obligatoire. La construction d’un projet réunissant l’État, les partisans du maintien dans la France et ceux de l’indépendance pourrait voir le jour, transformant un référendum-couperet en un référendum de projet. Mais comment, pour qu’aucun des deux camps ne perde la face ? Surtout quand ils se trouvent à quasi-égalité ? Les non-indépendantistes accepteront-ils le principe d’un véritable État dans une situation de partenariat/association/fédération inédit pour la République ? Les indépendantistes se contenteront-ils d’une indépendance finalement partielle où la France serait toujours présente et co-exercerait certaines compétences régaliennes? L’État sera-t-il capable de signifier clairement à l’ensemble des groupes politiques où se situe son intérêt, de manière que ces derniers puissent négocier sous quelles conditions, garantissant notamment une certaine stabilité économique, les relations avec la France pourraient se décliner ?

« Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement. »

LVSL – Comment expliquez-vous que certains aient parlé de colonisation pour justifier le “oui” à ce vote ?

LG – Dans une récente tribune dans Le Monde [à lire ici], mes co-signataires et moi avons écrit qu’il n’y a plus aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, « de système colonial institutionnalisé », au sens où les institutions locales sont aux mains de responsables locaux, tant loyalistes qu’indépendantistes, de même qu’un système de mainmise étatique à distance, comme autrefois, n’existe plus. Cette nouvelle donne relève d’une décolonisation telle que l’entend l’accord de Nouméa : comme moyen de refonder le lien social. Toutefois, on ne peut nier l’héritage colonial, qui structurellement impacte la société calédonienne, et dans laquelle des disparités ethniques très importantes existent encore, malgré le processus de rééquilibrage entamé depuis trente ans.

Aussi, il est plus que normal que la population aspire à la disparition de ces inégalités, et le discours politique proposé par les indépendantistes s’articule donc autour d’une Calédonie meilleure, plus égalitaire, sitôt que l’indépendance sera acquise. Si on ne peut objectivement que souhaiter que la situation locale s’améliore, on peut mettre en doute le bien-fondé de cette promesse, car les inégalités pourraient au contraire se creuser, notre système économique et social étant aujourd’hui largement dépendant des deniers métropolitains. Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement.

LVSL – Depuis maintenant 30 ans on voit la même partition du pays lors des référendums, avec un vote ethnique, géographique et selon le revenu. La Nouvelle-Calédonie est-elle vouée à la scission?

LG – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette analyse qui est simplificatrice. L’étude du CEVIPOF menée en 2018 révèle que 20% des Kanaks sont réfractaires à l’indépendance, tandis que 10% des Caldoches (et assimilés) y sont favorables. Je n’ai pas les équivalents pour 2020 mais l’ordre de grandeur est probablement similaire. Une fois ces chiffres mis en regard du rapport de force de la LESC, cela signifie que 15% des électeurs votent en dépit de leur ethnie (ou « pensent contre eux-mêmes », comme l’écrivait Charles Péguy). Cela fait une personne sur six ou sept. C’est considérable, pour un petit archipel à l’histoire coloniale très lourde et où TOUTE la vie politique est fondée sur le clivage oui/non depuis quarante ans.

Par ailleurs, j’évoquais déjà en 2019 dans un colloque à Wellington le fait que le clivage produit vient au moins pour partie de la question clivante posée. On ne peut décemment faire équivaloir positionnement des camps et sentiments de la population. J’en veux pour preuve que si un référendum sur un projet d’avenir avait été ratifié dimanche dernier par 80% des votants, la même population calédonienne aurait alors été perçue comme unie. Ce n’est pas si simple…

Enfin, la scission ou partition de l’archipel ne fait à mon avis aucun sens. En Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie, la terre n’appartient pas à l’individu, c’est l’individu qui appartient à la terre. Comment pourrions-nous séparer l’archipel en deux ou en trois, alors que nous avons, chacun, des racines, de la famille, des liens dans toutes les parties du pays ? Alors que nous avançons depuis trente ans dans la construction d’un pays et que grâce aux recherches historiques, archéologiques, patrimoniales, nous avons mis en avant les facettes d’une histoire commune en nous confrontant à la dure réalité de notre passé, comment pourrait-on se satisfaire d’un quelconque séparatisme, du fait de certaines différences de vue ou de mode de vie ? C’est tout bonnement inconcevable.

« Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. »

LVSL – Les résultats du deuxième référendum, ont vu l’écart entre les deux camps se réduire. Ces résultats sont de nature à galvaniser les indépendantistes qui pousseront pour le troisième référendum. Ce référendum, s’il a lieu, sera le dernier prévu par les accords de Nouméa. Au vu des rapports de force, le résultat sera extrêmement serré et sa légitimité affectée. Les accords de Nouméa qui ont restauré la paix sur l’archipel ne sont-ils pas devenus une impasse aujourd’hui ? Une troisième voie est-elle encore possible ?

LG – Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. Dans le camp indépendantiste, la position semble être celle « d’une indépendance avec la France » : aussi, pour négocier les conditions optimales, ses leaders proposent d’accéder par les urnes au “oui”, de manière que la France, si elle tient à rester présente dans le Pacifique sud-ouest, accepte des conditions. Pour le camp non-indépendantiste, il est aussi certain qu’il faudra négocier avec l’État de « la situation ainsi créée », comme le dit l’accord de Nouméa, et il est estimé que ces négociations seront plus favorables à la Nouvelle-Calédonie si le « non » l’emporte par trois fois. Aujourd’hui, si l’on est sûr de rien quant à l’issue ou même la tenue d’un éventuel troisième référendum, on peut être au moins certain que dans les faits, la volonté comme la nécessité de négocier avec l’État sont absolues. Le temps est venu pour lui de se positionner clairement et de répondre aux interrogations légitimes des Calédoniens.