Les nouveaux habits branchés de la bourgeoisie

Christiane Taubira en meeting en 2013 © Philippe Grangeaud

« J’envisage d’être candidate à l’élection présidentielle ». Ces quelques mots concluant une vidéo publiée le 17 décembre par Christiane Taubira ont suffi à électriser ses partisans. À les entendre, enfin la gauche française allait s’unir derrière une femme de conviction, brillante et intègre – en un mot, un messie, mais laïque. L’enthousiasme débordant des aficionados de l’ancienne ministre de François Hollande semble cependant peu contagieux pour l’instant. À défaut d’assister à la naissance d’une « génération Taubira », cette énième déclaration d’une candidature dans l’espace saturé de la gauche nous renseigne sur un certain phénomène politique contemporain.

Un nouvel espoir

Il serait tentant de partir de la vidéo de la future candidate (mais qui ne sera pourtant « pas une candidate de plus ») pour identifier les grandes lignes de ses orientations programmatiques. Mais l’exercice s’annonce périlleux. Vingt ans après sa candidature de 2002, Christiane Taubira s’est radicalisée : elle dénonce en vrac les « défaillances de la communauté internationale » et « l’exclusion », n’hésitant pas à se mettre en danger en prenant position pour le climat et en défendant le « pouvoir de vivre ». On l’aura compris, cette annonce est consensuelle au possible.

Il est pourtant certain qu’une fraction de l’électorat de gauche, plutôt urbain et diplômé, soit séduite au plus haut point. Ces futurs électeurs projettent-ils sur l’éventuelle candidate des attentes déraisonnées ? Ou, plus prosaïquement, sont-ils simplement satisfaits de voir émerger une candidature dans la droite ligne de ce qu’a pu produire le PS au cours des dernières décennies, avec une image de marque légèrement supérieure à celle d’Anne Hidalgo ? Les prochaines enquêtes d’opinion et l’approche du scrutin permettront certainement d’y voir plus clair. Rappelons pourtant que Christiane Taubira ne provient pas des rangs socialistes. D’abord militante indépendantiste guyanaise à la fin des années 70, elle rejoint plus tard le Parti radical de gauche. C’est sous ses couleurs qu’elle se présente à l’élection présidentielle de 2002 (où elle rassemble 2,3% des suffrages), contribuant à fragmenter un peu plus l’offre politique à gauche, celle-là même qu’elle entend aujourd’hui réunir.

La stratégie mise en place n’est guère ardue à deviner. D’abord, tâter le terrain par le biais d’une annonce électrisant les soutiens, lançant un « buzz » médiatique complaisamment relayé par les rédactions. Ensuite, si le phénomène prend, se présenter à une Primaire populaire taillée sur mesure pour elle. Puis, fort de la légitimité du vote (il faudrait pour cela qu’il parvienne à mobiliser), demander aux autres candidats de se rallier derrière la figure unitaire. L’onction citoyenne d’une primaire n’enthousiasmant aujourd’hui guère qu’Arnaud Montebourg risque pourtant d’être bien décevante, et la stratégie de faire long feu. L’électorat des centres villes éduqués et progressistes se retrouverait alors en avril dans cette situation navrante mais ô combien prévisible, à devoir choisir entre une Christiane Taubira plus lyrique que jamais, un Yannick Jadot resté bloqué au dernier scrutin européen, une Anne Hidalgo en chute libre hors du périphérique parisien, et même pourquoi pas un Emmanuel Macron apparaissant comme le « vote de raison » face aux extrêmes droites (bis repetita).

La social-démocratie contre-attaque

Les premiers sondages testant la candidature Taubira viennent effectivement confirmer l’assise dont elle dispose (7% d’intentions de votes selon une enquête réalisée par l’institut Cluster 17, réalisé fin décembre). Il n’est pas inintéressant de noter qu’elle récupère un certain nombre d’électeurs macronistes, issus de ce centre-gauche ayant avalé toutes les couleuvres. À première vue, ces reports pourraient sembler contradictoires. Mais l’étude du parcours politique de Christiane Taubira leur donne une cohérence.

Mettons un instant de côté les interventions lyriques ayant façonné sa personnalité médiatique pour nous pencher sur ses prises de position. Il est malaisé d’identifier ses engagements majeurs des dernières années. L’ancienne garde des Sceaux n’est pas apparue comme une figure majeure de l’opposition à Emmanuel Macron. Il est vrai que son programme de 2002 préfigurait nombre de mesures adoptées par l’actuel président : suppression progressive des cotisations sociales dans le financement de l’assurance maladie, retraite par capitalisation et baisse de l’imposition pour les plus hauts revenus… Ses projets étaient même plus ambitieux encore, proposant une présidentialisation accrue (par la suppression du poste de premier ministre) ou la mise en place d’une Europe fédérale. Son passage au ministère de la Justice n’a pas été marqué par une inflexion particulière en faveur des classes populaires – au contraire.

Pourtant, c’est bien cette période de sa vie qui a fait de Christiane Taubira une icône d’une certaine gauche. Son nom reste attaché à la loi légalisant le mariage pour tous en 2013. Un jalon historique ? Voire. Dans le seul domaine des droits des personnes homosexuelles, cette loi a été suivie de divers reculades et abandons durant les années suivantes de la présidence Hollande. En jouant le pourrissement face au puissant mouvement conservateur des Manifs pour tous, le gouvernement socialiste s’est donné à peu de frais une image progressiste, malgré le CICE de 2013 ou la loi Travail de 2016. L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la droite ligne de cette social-démocratie répressive enchaînant des mesures de dérégulation dont la droite sarkozystse ne pouvait que rêver.

Le retour du camp du Bien

Aussi cultivée et charismatique soit-elle, ce n’est donc pas son programme ou ses orientations actuelles qui passionnent les soutiens de Christiane Taubira. Sa personne même constitue un argument de poids dans une arène politique monopolisée par les questions identitaires. Haïe par l’extrême droite, elle incarnerait par effet de miroir la meilleure opposante aux conservateurs. Ce sont en effet les arguments que l’on retrouve ici et là, sur divers comptes et groupes récemment convaincus par la figure de Christiane Taubira. Il s’agit pourtant d’une démarche politiquement désastreuse, ouvrant la voie à l’extrême droite plutôt que lui barrant la route. Les mêmes ressorts sont employés, au service d’une lecture purement morale, raisonnant en termes de valeurs, d’éthique, d’individualité – in fine, de posture. La gauche, comme la défaite, est pavée de bonnes intentions.

Le retour de Christiane Taubira est donc en soi le symptôme d’une époque. L’hégémonie des analyses libérales, le démantèlement d’une gauche analysant le monde à partir de structures sociales et de rapports de force pour le transformer, la recherche désespérée d’un antidote aux passions tristes agitant la société française, et enfin la recherche d’une figure providentielle : toutes ces tendances trouvent leur débouché dans une telle candidature, qui réjouira les quelques pourcentages de Français se reconnaissant encore dans une gauche accompagnant les réformes du capital. Ni meilleure ni pire que ses concurrents, l’ancienne ministre de François Hollande sent qu’elle a une carte à jouer. Mais une élection présidentielle ne se gagne ni dans les universités, ni dans les cercles culturels huppés.

Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

“C’est par le cynisme qu’Emmanuel Macron a acquis le pouvoir en 2017” – Entretien avec Marc Endeweld

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Emmanuel Macron en campagne, le 21 février 2017. ©FNMF/N. MERGUI

Journaliste d’investigation, Marc Endeweld s’est spécialisé dans la révélation des coulisses des mondes économiques et politiques. Avec Le Grand Manipulateur, son deuxième ouvrage sur Emmanuel Macron, il met en lumière les multiples réseaux activés par Emmanuel Macron dans sa quête de l’Élysée. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Vincent Ortiz.


LVSL – À la fin de votre second livre sur Emmanuel Macron, vous évoquez le « château de cartes » fragile sur lequel il reposerait. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce « château de cartes » et sur sa fébrilité ?

Marc Endeweld – C’est une manière de mettre en évidence qu’Emmanuel Macron ne s’est pas construit tout seul, contrairement à ce qu’il avance, mais avec l’aide de différentes cartes. Quand Emmanuel Macron se lance à l’assaut de l’Élysée, il n’a ni expérience politique, ni expérience élective. Ne disposant pas d’un parti politique traditionnel, il a investi les réseaux au cœur même de l’État français, et pas uniquement à Bercy ou même ceux du monde économique dont il est issu, mais également à la Défense, dans la diplomatie, dans le renseignement, la sécurité, etc. L’homme qui s’est présenté comme celui du nouveau monde s’est en réalité fortement appuyé sur l’ancien monde.

« Cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. »

Pourquoi j’utilise cette image du « château de cartes » ? Parce que si ce réseautage intense lui a permis de mener à bien son ambition personnelle, il ne lui a pas permis de construire réellement une ambition collective : il n’a pas eu le temps, de par son jeune âge politique, de constituer ses propres réseaux, et a donc utilisé les réseaux des autres, de ses concurrents. Certes, de cette manière, il est notamment parvenu à assécher la concurrence autour de lui, en affaiblissant de l’intérieur François Hollande, puis Manuel Valls. Mais cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. Notamment, parce qu’en l’absence d’un vrai parti, et de ministres avec un vrai poids, il n’existe pas de tampon entre l’Élysée et certaines personnes qui ont pu lui rendre service au cours de son ascension, comme on a pu s’en apercevoir lors du surgissement de l’affaire Benalla au cours de l’été 2018.

Cette fragilité, on la retrouve au cœur même de sa campagne présidentielle. À partir de février 2017, Macron est devenu le favori, et ce n’est qu’à ce moment là que tous sont venus à lui. Tous les réseaux institutionnels qui parcourent l’État – lobbyistes, réseaux d’influence –, mais aussi les réseaux de l’ombre de la Vème République – la sécurité, le renseignement, la Françafrique – sont tous venus lui proposer leurs services. Finalement, même quand ils s’étaient opposés à lui les mois précédents, ils sont tous allés à Canossa pour éviter Marine le Pen ou… éliminer François Fillon.

Macron apparaissait alors comme la meilleure personne pour représenter les intérêts de tous ces réseaux. Dans ce schéma, quand une difficulté politique survient par la suite, de tels réseaux et intérêts peuvent rapidement retirer ou amenuiser leur soutien, ou, ce qui revient au même, renforcer leurs pressions à l’égard d’Emmanuel Macron. Je finis ainsi mon livre sur les coulisses des derniers mois du pouvoir face aux Gilets jaunes. Lors de l’acmé de ce mouvement inédit – en décembre 2018, où la fonction présidentielle a été touchée, au sens propre comme au sens figuré – Macron n’a en réalité pas uniquement peur de la violence des Gilets jaunes ; il a peur car il se rend compte qu’une partie de ses soutiens, dans le monde économique, ou au sein de l’État, pourrait le lâcher.

« Si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là. »

Certes, une partie de ses soutiens continue de souhaiter la mise en place de contre-réformes néolibérales extrêmement dures à l’égard de la population, mais encore faut-il les faire passer avec le sourire, et dans la bonne humeur ! Et au cœur même de l’oligarchie, certains s’aperçoivent que le pays n’est tout simplement pas prêt à ces projets « d’économies », et surtout que le président de la République n’est pas apte à les faire passer. Entre le « monsieur économie » du président Hollande, et le patronat, le charme est en tout cas rompu. Au cours de l’hiver, on observe ainsi en coulisses, toute une frange du monde économique, y compris des grands patrons, prendre leurs distances avec Macron. C’est encore imperceptible dans l’espace public, car ces acteurs économiques ne trouvent aucune alternative institutionnelle au Président. Mais il ne faut pas croire que Macron est ultra-puissant face à ces réseaux économiques ; il l’est du fait des institutions de la Vème République, mais il ne faut pas sous-estimer les luttes internes à l’État, dans la haute administration, et au sein du capitalisme français, y compris dans les différents champs du pouvoir autour d’Emmanuel Macron : pouvoir économique, pouvoir médiatique, et même pouvoir culturel.

Il ne faut jamais oublier que le premier « président des riches », Nicolas Sarkozy, avait perdu une bonne partie de ses soutiens économiques en 2012. Même un grand patron proche de lui, Martin Bouygues, propriétaire de TF1, avait alors décidé de ne pas le soutenir dans sa tentative de réélection. C’est aussi la raison pour laquelle je termine sur cette métaphore du château de cartes : si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là.

LVSL – Au cours de cette enquête sur le personnage Macron et ses réseaux, vous mettez en avant la logique de séduction. On a du mal à réaliser par quelle manière elle se fait, et comment des acteurs aussi variés n’ont pas pu se rendre compte que Macron disait à chacun ce qu’il voulait entendre. Comment cette ambiguïté a-t-elle pu être aussi efficace ?

Marc Endeweld – Il y a plusieurs dimensions à prendre en compte. Une dimension psychologisante d’abord. L’ambition d’Emmanuel Macron repose en effet sur une bonne dose de narcissisme personnel, mais cela n’est pas suffisant pour expliquer sa trajectoire fulgurante. En fait, dès son plus jeune âge, il a réussi à se hisser très vite en sachant activer le narcissisme de ses interlocuteurs. Tout au long de son parcours, il n’a eu de cesse de tendre un beau miroir à ses interlocuteurs, notamment vis-à-vis des plus âgés. Une méthode qu’il a utilisée dans plusieurs lieux de pouvoir qu’il a traversés : inspection générale des Finances, commission Attali, banque Rothschild. Macron n’agit pas dans une séduction qui serait naturelle mais plutôt dans un calcul froid et sans affect. C’est un très bon acteur, comme s’en sont aperçus un peu tard à leurs dépens ses congénères.

Dans son ascension vers le pouvoir, sa stratégie la plus redoutable aura ainsi été de contourner les apparatchiks, qui ont entre 40 et 50 ans dans les différentes structures, et notamment dans les partis politiques traditionnels, pour récupérer le plus vite possible les manettes. Quand j’enquêtais sur lui pour mon premier livre (L’Ambigu Monsieur Macron, 2015, 2018), il m’avait confié : « je ne me vois pas à 60 ans faire de la politique ». Manière pour lui de dire qu’il était très pressé, et qu’il visait déjà la plus haute marche. C’était la période où il expliquait que l’élection à la députation était « un cursus d’un ancien temps ». Concrètement, pour arriver à ses fins, il a en fait séduit les plus vieux représentants des différents systèmes de pouvoir qu’il a côtoyés. Parmi ces « vieux », une partie était justement en train de sortir de leur position dominante dans leurs différents secteurs sans avoir trouvé véritablement d’héritiers. Macron a joué et a profité à plein de cette bascule générationnelle entre les générations d’après-guerre et les enfants de mai 1968. Alain Minc ironise souvent en expliquant que Macron est un « séducteur de vieux ». Mais son intérêt pour les plus anciens n’est pas gratuit. Il les a en effet séduits pour récupérer leurs réseaux, leur carnet d’adresse, leur influence, leur expérience. Par cette proximité avec ces « anciens », il a ainsi emmagasiné énormément de capital, de pouvoir. Mais dans le même temps, il a dû utiliser des plus jeunes que lui, des petites mains, corvéables à merci, qui ne lui contestaient rien, pour pouvoir assurer une grande charge de travail. Le génie de Macron réside principalement dans cette gestion de la ressource humaine dans son entourage.

C’est l’un des aspects du management du pouvoir macronien : en économie, comme en politique, il a toujours utilisé les plus anciens – on retrouve ainsi de nombreuses figures de la Vème République dans la macronie de l’ombre, comme Michel Charasse, ancien ministre de François Mitterrand, qui est l’un des visiteurs du soir d’Emmanuel Macron, ou Hubert Védrine qui le rencontrait dès 2012 à l’Élysée. Dans le même temps, il nomme et promeut, au sein du gouvernement et dans les cabinets, des très jeunes sans expérience. On pense à Gabriel Attal par exemple, passé de simple collaborateur de cabinet à secrétaire d’État, sans avoir connu une quelconque expérience professionnelle. Car Macron ne supporte pas qu’une tête puisse le dépasser, et au final, il préfère favoriser la médiocrité. Son seul objectif est le contrôle.

Sa stratégie du « beau miroir » a fonctionné à fond sur le terrain politique. C’est ce qui explique principalement le quiproquo général derrière l’ambigu Monsieur Macron, tant sur la composante de sa matrice idéologique que sur sa pratique du pouvoir. Tous ses soutiens – de François Bayrou à la « deuxième gauche », en passant par Jean-Pierre Chevènement – ont en effet projeté sur lui leur identité politique, leurs présupposés idéologiques. En 2017, bien peu se souciait alors de la cohérence de l’ensemble, bien que le rassemblement de toutes ces traditions politiques pouvait déjà sembler hasardeux, du moins au niveau de l’organisation de l’État. Mais, à l’époque, le discours contre les « extrêmes » a joué à plein, réduisant le débat politique et le combat pour le pouvoir à la préservation des intérêts sociologiques du bloc bourgeois. Tous ont cru à une grande alliance des « centres ».

Car, au fond, quel est le point commun entre la deuxième gauche rocardienne et le chevènementisme ? On me rétorquera que durant longtemps le Parti Socialiste ou les partis de droite ont rassemblé des traditions politiques très différentes, sauf qu’elles étaient insérées dans des projets globaux et plus ou moins collectifs. L’illusion de tous ces vieux acteurs de la politique est d’avoir cru qu’un homme providentiel pouvait les dispenser d’une reconfiguration idéologique et d’une actualisation programmatique, au regard des mutations de la société française, et avec la prise en compte les clivages sociaux qui la traversent. C’est l’autre intuition de Macron, ou son cynisme : en économie, il n’y a, pense-t-il, qu’une voie possible, celle du néolibéralisme. C’est le TINA de Thatcher, bien que les macroniens s’en défendent. De ce point de vue là, Macron est aussi la créature d’un PS totalement dévitalisé et acquis aux règles de la globalisation. À sa décharge, ce sentiment diffus se retrouvait depuis une vingtaine d’années à travers l’ensemble de l’arc institutionnel de la droite à la gauche. Et de cet affaiblissement idéologique, notamment parmi les héritiers de la social-démocratie, Macron a su en tirer tous les bénéfices pour sa propre ambition.

« Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. »

Dans un premier temps, et notamment au cours de la campagne électorale, ces représentants de « l’extrême centre », comme le journaliste Jean-François Kahn, soutien de Bayrou, et promoteur d’un « centrisme révolutionnaire » bien flou, ont littéralement été séduits par le télé-évangéliste Macron avec ses discours fourre-tout, œcuméniques. Mais pour beaucoup aujourd’hui, c’est la douche froide : car ils n’avaient pas compris que Macron était, au fond, un césariste, un bonapartiste, dans la plus pure tradition autoritaire à la française.

Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. Au contraire, il a misé sur la destruction, sur l’affaiblissement structurel de l’arc politique institutionnel, l’amenant à croire faussement qu’il était majoritaire dans le pays, et lui permettant de bénéficier de l’absence d’une opposition en bonne et due forme. Au cœur même de la crise des gilets jaunes, un ancien ministre de Jacques Chirac m’avait partagé le constat suivant que je trouve très pertinent : « le drame de Macron, c’est qu’il dispose de la légitimité constitutionnelle, mais qu’il ne dispose plus de la légitimité politique ».

Mais Macron n’est pas seulement apparu séduisant parce qu’il portait un « beau miroir ». Il ne faut pas croire que derrière la tactique politique, son machiavélisme, sa grande capacité à manipuler, et sa soif de reconnaissance et de séduction, ne se loge pas une dimension proprement idéologique. Selon moi, si Macron a autant pris parmi les dominants, c’est qu’il a réussi, par son discours, son image, à ré-instaurer auprès des élites politico-financières une croyance vaine dans le système.

Après la crise financière de 2008, après le référendum européen de 2005, Macron se plaisait à parler de nouveau d’Europe fédérale, voire d’Europe « puissance », sans dévoiler réellement ses cartes pour y arriver, en dehors de sa volonté de répondre aux injonctions européennes pour finir de bouleverser les dernières régulations sociales issues du Conseil National de Résistance, notamment contre les protections sociales, les services publics, l’assurance chômage. Dès juillet 2015, le ministre Macron avait d’ailleurs confié lors d’une rencontre organisée à Bercy qu’il « n’aimait pas le terme de modèle social » ! Son projet est bien de liquider le compromis de l’après guerre, soit disant pour reconstruire quelque chose, mais en réalité, il n’en est rien. Il s’agit de « s’adapter » toujours plus au moins disant social. Au nom de l’Europe ! Et au nom de « l’efficacité » !

« Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. »

Peu importe les dégâts pour Macron finalement, lui a le « courage » pense-t-il d’aller au bout du rêve de tous ces néolibéraux des années 1990, qui après le référendum de 2005 et la crise de 2008, continuaient à porter leur néolibéralisme d’une manière relativement honteuse en France. Macron est apparu comme la personne qui allait retrouver le sens de la mondialisation heureuse, pour reprendre le mantra d’Alain Minc. Il a énormément utilisé cette plus-value idéologique auprès de toutes ces élites. Elles ont été formées comme lui, dans la doxa de Bercy, et étaient depuis bien longtemps dans une sécession par rapport au cadre démocratique, et dans une pulsion d’autorité. Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus la capacité de conviction que Macron a su développer plus globalement vis-à-vis des fameuses classes « éduquées » que raille à juste titre Emmanuel Todd, repliées comme il s’en désespère dans une forme de crétinisation, et se réfugiant, à tout prix, dans leur cocon de la « construction européenne », et sans aucun recul critique.

LVSL – La stratégie de Macron était donc fondée sur une capacité à croiser des réseaux en apparence concurrents. Vous décrivez comment il s’est appuyé sur certains réseaux de la Sarkozie dans un certain nombre de secteurs de l’État – en particulier la place Beauvau à laquelle il avait difficilement accès, venant de Bercy –. Pouvez-vous revenir sur cette manière qu’il possédait de se mouvoir au sein de l’État et d’en prendre le contrôle de pans entiers ?

Marc Endeweld – Venant de la finance, il a continué à se comporter comme un banquier d’affaires dans la sphère politique. En l’absence de parti politique historique, dont il ne disposait pas, il a méthodiquement récupéré les réseaux de ses concurrents, parfois avec l’accord tacite de ces derniers qui préféraient abandonner, parfois en procédant à des OPA hostiles dans leur dos. Il a récupéré les hommes, mais aussi la logistique, et parfois les moyens financiers. Bien sûr, Emmanuel Macron a eu une chance extraordinaire en 2017. Mais il a également suscité sa chance par rapport à tous ces réseaux, notamment en asséchant en amont la concurrence.

Dans cette stratégie méthodique, il a été sans scrupules. Emmanuel Macron n’a pas hésité à utiliser tous les réseaux de la droite, et notamment une bonne partie des réseaux de la Sarkozie. Le rapprochement entre l’actuel président et l’ancien président, que l’on constate depuis quelques mois, trouve en réalité son explication dans les proximités qu’Emmanuel Macron a cultivé depuis son passage à la banque Rothschild, et par le réseautage qu’il a exercé avec sa femme, Brigitte Macron, dès son arrivée à l’Élysée comme collaborateur de François Hollande. Sans complexe, dans son ascension, Macron a utilisé une partie des réseaux de Nicolas Sarkozy, et de la droite. Aujourd’hui, comme durant la dernière ligne droite de la campagne, ces deux grands fauves de la politique sont en réalité alliés objectifs. Ils s’instrumentalisent mutuellement, mais s’entraident également, alors même que Nicolas Sarkozy fait l’objet de plusieurs mises en examen par la justice.

« Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux. »

Résultat, après plus de dix ans d’anti-sarkozysme dans l’espace politique, porté notamment par les socialistes ou par François Bayrou, le discours sur la moralité politique, et la lutte contre la corruption, s’est trouvé, dans les faits, remis au placard par le « en même temps ». Par ambition politique, mais aussi par souci d’efficacité économique, Macron n’a que faire de nettoyer les vieux réseaux, et de transformer durablement les mauvaises habitudes de la pratique du pouvoir à la française, dans le cadre de notre monarchie présidentielle à bout de souffle. Dans les domaines purement régaliens – la diplomatie, la défense, le renseignement, la sécurité – Macron s’est d’ailleurs principalement appuyé sur la génération précédente, issue notamment de la cohabitation Mitterand-Balladur dans les années 1990. Une génération politique dont la pratique du pouvoir, fondée sur l’opacité et la realpolitik, cadre mal effectivement avec l’image du « nouveau monde ». Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux.

De ce point de vue là, sa pratique du pouvoir est en fait une rupture nette avec l’histoire récente du Parti socialiste qui avait tenté avec Lionel Jospin le fameux « droit d’inventaire » de la part d’ombre du mitterandisme, et s’était démarqué par la suite de la droite française en développant un discours sur « la République exemplaire ». Discours que Macron avait repris à son compte durant sa campagne, pensant séduire les électeurs de centre-gauche peu a l’aise avec la notion même de pouvoir. Après leur défaite de 2002, les socialistes s’étaient en effet construits dans « l’anti-sarkozysme », critique finalement un peu fourre-tout, notamment mise en avant par François Hollande, promouvant une rhétorique selon laquelle la Sarkozie représentait un danger pour la démocratie. C’est tout le discours porté notamment par le PS durant des années sur la droite « bling bling », la soirée du Fouquet’s, et le yacht de Bolloré…

Personnellement, Macron ne s’est jamais inscrit dans cette critique anti-sarkozyste. D’abord pour des raisons personnelles, que j’ai découvertes : jeune énarque, puis chez Rothschild, il baignait autant dans les réseaux de droite, sarkozystes comme anti-sarkozystes, que dans les réseaux PS. C’était alors le chouchou de Jean-Pierre Jouyet, lui-même au centre de tous ces réseaux, et ancien secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy. C’est à cette époque que Macron rencontre le grand patron Bernard Arnault qui n’a jamais caché ses sympathies sarkozystes. Le communicant Franck Louvrier, ex conseiller de Nicolas Sarkozy, est ainsi venu l’aider à plusieurs reprises lors de réunions secrètes à l’Élysée au début du quinquennat Hollande pour travailler sur son image publique !

Macron a donc autant construit ses réseaux dans la droite que dans la gauche institutionnelle. Politiquement, on pourrait même dire qu’il est le bébé de cette couverture de Paris-Match où François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble pour promouvoir le « oui » au référendum de 2005. Ensuite, d’un point de vue plus structurel, de contrôle de l’État, il a effectivement utilisé les réseaux sarkozystes, dans le domaine du renseignement, de la sécurité et de la défense notamment, pour contourner les réseaux de François Hollande et de Manuel Valls. Il a donc utilisé certaines figures de la Sarkozie pourtant honnies par une bonne partie des militants et électeurs socialistes, ou mis en accusation durant des années dans la presse de gauche. Macron, n’étant pas issu du Parti socialiste et n’étant pas tributaire de l’histoire de ce parti, a donc utilisé sans scrupules la droite à Beauvau, au Quai ou à Brienne, sans plus se poser de questions, notamment quant aux réseaux que l’on trouvait derrière. C’est aussi par ce cynisme qu’il a acquis le pouvoir en 2017.

LVSL – Concernant les questions financières, vous évoquez dans votre livre un certain nombre de réseaux, notamment ceux de la Françafrique. Pouvez-vous revenir sur les liens entre Emmanuel Macron et ces réseaux ?

Marc Endeweld – Le point de départ de l’enquête était le suivant : depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, j’avais plusieurs signaux faibles qui m’interpellaient sur les frontières de plus en plus poreuses entre la Macronie, la Sarkozie, et par ailleurs certains réseaux politiques de l’ombre, que l’on pourrait qualifier d’affairistes – les fameux intermédiaires de la République. Ce qui m’a frappé dès le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, contrairement au discours qu’il portait sur la République exemplaire, sur l’homme aux mains propres, j’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron. Il n’y avait pas seulement, comme ses communicants et certains journalistes l’ont mis en scène, les jeunes strauss-kahniens de la « bande de la Planche ». Il a nommé au sein de l’État de nombreuses personnalités issues de la Chiraquie, de la Sarkozie, etc. Ce n’étaient pas des signaux de renouvellement de la vie politique, bien au contraire. L’autre aspect frappant, c’était de voir que sa pratique politique était très liée au secret, notamment d’un point de vue diplomatique, et qu’il avait une pratique du pouvoir totalement à l’inverse du discours d’ouverture qui avait marqué sa campagne présidentielle – un discours largement marketing, et qui correspond à toute une nouvelle sociologie électorale : les plus jeunes ont un rapport à la politique et à l’État assez différent de leurs aînés. Désormais au pouvoir, Macron reproduit pourtant les pratiques anciennes de la Vème République où la raison d’État est reine.

« J’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron »

Il n’a pas uniquement utilisé les réseaux politiques traditionnels – militants, responsables politiques, etc. – : il a également utilisé ce que l’on appelle les réseaux transversaux de la République, que l’on retrouve dans la Françafrique, dans le complexe militaro-industriel, dans le domaine du renseignement – réseaux que certains nomment « l’État profond » – ; ces réseaux, depuis trente ou quarante ans, ont utilisé et rendu des services au Parti socialiste comme à la droite française. Ces réseaux transversaux, pour une partie d’entre eux, ont été les acteurs du financement de la vie politique française en général.

Dans mon livre, je démontre que les réseaux de la Françafrique, notamment ceux de Sassou-Nguesso au Congo Brazzaville, ont parfois été en contact direct avec Macron, bien en amont de la présidentielle. C’est le cas de l’Algérie également : lors de son voyage à Alger de février 2017, derrière ses déclarations sur « les crimes contre l’humanité » qui ont attiré l’attention des médias, Emmanuel Macron a rencontré en coulisses les réseaux affairistes algériens, alors au pouvoir, sans prendre beaucoup de précautions.

J’ai découvert – et cela m’a surpris – que Macron, qui a été présenté comme l’homme de la « nouvelle économie », ou des grands patrons, n’avait obtenu dans un premier temps, c’est-à-dire à la fin 2016, que cinq millions d’euros pour financer sa campagne. Résultat, il s’est retrouvé face à de graves difficultés financières entre janvier et avril 2017. Sa campagne de collecte de fonds, soit via des dîners avec de riches invités, soit via son portail internet, ne lui avait pas permis de récupérer suffisamment d’argent. Entre janvier et avril 2017, cette difficulté financière a été renforcée par le fait que son équipe de financement avait parié sur l’obtention rapide de prêts bancaires. J’ai découvert qu’il n’avait obtenu ces prêts bancaires que très tardivement, en fin de campagne, quelques jours avant le premier tour. Il y a toute une zone d’ombre entre janvier et avril 2017 sur la manière dont il a pu mener sa campagne.

La justice a ouvert une enquête préliminaire en octobre 2018 sur 144.000 euros de dons suspects – une goutte d’eau sur l’ensemble. La commission de campagne a certifié les comptes, mais quand on annonce qu’aujourd’hui la campagne d’Emmanuel Macron a été rendue possible grâce au financement de 900 grands donateurs, qui ont permis de récupérer 15 millions d’euros environ – une somme importante -, on oublie de dire que la plupart des dons ont été récupérés via le parti, et non via le candidat, et donc à la fois en 2016, mais aussi en 2017 (ce qui était possible en passant par le parti, avec des reversements ensuite vers le candidat), et qu’au plein cœur de la campagne, le candidat Macron a bien dû gérer des problèmes de trésorerie.

« L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. »

Aujourd’hui, le président est bien décidé à rester le plus longtemps au pouvoir. « Il est là pour 10 ans », m’a confié dès le début de mon enquête un responsable de la droite. L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. Il existe donc actuellement une guerre sourde pour le contrôle effectif de l’État, et dont les vieux réseaux sont le théâtre.

LVSL – Vous décrivez un Macron sans scrupules, avec une pratique du pouvoir verticale et autoritaire différente de ce qu’il avait annoncé ; un Macron plus conservateur, également, que ce qui était attendu, puisqu’on le pensait plutôt clintonien ou blairiste. Sans tomber dans la psychologisation, que pense réellement Macron, et que représente-t-il ?

Marc Endeweld – Macron a pu être présenté dans un premier temps comme social-libéral, clintonien, « le Obama français », etc., qui aurait été la quintessence du libéralisme dans toutes ses facettes : politique, économique et culturel. Mais Macron est pour moi beaucoup plus néolibéral que libéral. Il ne faut jamais oublier que le « néolibéralisme » a une composante autoritaire et anti-démocratique. Dans mes premières enquêtes, je m’étais ainsi aperçu que Macron avait un rapport à l’État beaucoup moins rocardien que l’on avait pu le présenter jusqu’alors ; de lui-même, il m’avait expliqué qu’il considérait que la deuxième gauche avait un rapport « complexé » à l’État. C’est de cette manière qu’il m’avait expliqué son intérêt très précoce pour le chevènementisme : étudiant à Sciences po, il avait en effet participé à plusieurs Universités d’été du Mouvement des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement. Quelques années plus tard à peine, il avait trouvé accueil dans la deuxième gauche, à travers la revue Esprit, mais aussi via Michel Rocard – qu’il avait rencontré via son ami et mentor, Henry Hermand –. Dans mon premier livre, je m’étais notamment intéressé à ce déplacement idéologique apparent, à ce grand écart, à cette ambiguïté.

Effectivement, depuis son élection, il n’a cessé de vouloir restaurer, notamment en termes de communication, la fonction présidentielle. Par rapport à Nicolas Sarkozy ou François Hollande, Emmanuel Macron a un rapport au pouvoir beaucoup moins complexé. On le voit aujourd’hui avec sa pratique très maximaliste de la Vème République, qui comprend des éléments autoritaires. J’avais remarqué très tôt son ambivalence par rapport à la démocratie ; elle se doublait d’ailleurs d’un autre élément : dans l’un des rares articles qu’il avait écrit dans Esprit, « les labyrinthes du politique » (2011), il avait expliqué que sur les questions budgétaires, il assumait une parenthèse démocratique, la dépossession des populations par le cadre supranational européen. Cela dénotait un rapport assez problématique à la souveraineté populaire. Il exprimait à cette occasion une pure posture technocratique sans aucun complexe.

« À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique. »

Très tôt, à gauche comme à droite, à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, les critiques se sont multipliées à l’encontre d’Emmanuel Macron et sur ce qu’il pouvait représenter : la quintessence du « progressisme » néolibéral. Une partie de l’extrême-droite avait attaqué Emmanuel Macron sur le fait qu’il était dit « progressiste », donc problématique d’un point de vue identitaire. Lui-même s’est affirmé « progressiste » en se plaçant comme le seul rempart aux « conservatismes » et aux « nationalismes ». À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique.

Ensuite, quelle est la part de convictions et d’opportunisme chez Macron ? Certes, il y a chez lui beaucoup de cynisme, mais il a de toute évidence de fortes convictions sur les questions économiques : il pense réellement que l’avenir économique de la France passe par l’adaptation forcenée à la globalisation. Par ailleurs, il est séduit par le modèle de développement californien, ou même celui de Dubaï : un modèle de développement hors-sol, financiarisé – d’où sa volonté de faire venir des traders, qui dépasse le simple coup de communication. Il est convaincu que la France, n’étant plus une puissance industrielle, est vouée à devenir une économie de haute valeur ajoutée dans les services, les services financiers, les technologies numériques. C’est la raison pour laquelle il préfère rencontrer les grands patrons des GAFA plutôt que ceux des grandes filières industrielles françaises. De ce point de vue, il est à l’image d’une partie de la droite et du PS qui, depuis quarante ans, ont sciemment sacrifié la filière industrielle française.

Enfin, très tôt, je m’aperçois effectivement qu’Emmanuel Macron est beaucoup plus conservateur que l’image qu’en donnent les médias un peu rapidement. Brigitte Macron, issue de la bourgeoisie traditionnelle d’Amiens, n’y est pas pour rien dans cette influence conservatrice, notamment concernant les questions d’éducation, les questions de société en général. Quand Macron était secrétaire général adjoint de l’Élysée, sous François Hollande, il était ainsi l’un des rares du cabinet à ne pas vouloir faire de la question du mariage pour tous une priorité. Macron pensait que l’objectif premier du quinquennat de François Hollande ne devait pas reposer sur les questions de société, mais sur les questions économiques – sous un angle libéral.

Par rapport à une stratégie néolibérale d’un Tony Blair, qui avait fait monter au Royaume-Uni les minorités et les questions de société pour faire passer la pilule des contre-réformes de casse du droit du travail (avec la multiplication de dispositions punitives contre les chômeurs, mais aussi via la criminalisation des classes populaires comme aux États-Unis), Emmanuel Macron n’a jamais véritablement utilisé cette arme-là. Il est beaucoup plus conservateur et prudent concernant la société multiculturelle, ce qui ne l’empêche pas de jouer parfois avec quelques images, comme Sarkozy bien avant lui. Et dans le fond, même s’il a troqué le jeune de banlieue pour un gilet jaune dans le rôle de « l’ennemi de l’intérieur », ce n’est pas pour autant qu’il a mis en avant les minorités, qui se sentent dans les faits totalement délaissées.

Dès février 2017, Macron, pourtant le chantre de la « bienveillance » en politique, ne s’était pas gêné en pleine campagne pour parler de « tolérance zéro » vis-à-vis de l’insécurité. Il avait également mis l’accent sur l’islamisme et le terrorisme, et était devenu en quelques jours de plus en plus distant à l’égard des questions de migration – comme le début de son quinquennat a achevé de le démontrer. Tout cela était donc déjà en germe durant sa campagne, qu’il avait très tôt prévu de mener « à droite ». Le dernier discours que l’on pourrait qualifier de social-libéral est celui de la porte de Versailles de décembre 2016, alors qu’il doit encore séduire les sympathisants du Parti socialiste. Ce n’est qu’après l’élimination de Manuel Valls aux primaires du PS, qu’il se met à cibler l’électorat de droite le plus conservateur. Il affirme ainsi à l’Obs que les participants à la « manif pour tous » ont été « humiliés » par François Hollande, il donne une longue interview à Causeur, dont il fait la couverture.

Ces ferments-là apparaissent donc dès la campagne. Bien sûr, depuis son élection, on perçoit plus clairement ses inclinations droitières, à travers la criminalisation du mouvement social, la multiplication des lois sécuritaires, l’utilisation de l’appareil policier et de renseignement… même si ce sont des tendances lourdes qui gangrènent notre démocratie depuis une vingtaine d’années en amenuisant peu à peu les libertés individuelles, et qu’elles ont été largement accentuées sous le précédent quinquennat du fait des décisions de François Hollande, Manuel Valls, et Bernard Cazeneuve.
Toutefois, dans le dernier documentaire de Bertrand Delais, La fin de l’innocence, Macron déclare que son projet est bien « national et global », dans le sens de l’adaptation aux standards de la globalisation. Il assume pleinement le terme « national ». Il est à l’aise avec l’autorité de l’État et l’imagerie qui lui est associée. Le lancement du SNU est à replacer dans ce contexte. Macron est donc très éloigné de la conception distanciée de l’État propre à la deuxième gauche ou aux pays anglo-saxons. Il en a une conception autoritaire, qu’on peut retrouver au cœur du néolibéralisme.

Cela ne l’empêche pas de jouer des questions de société et de se servir des fractures identitaires de la société française, comme François Hollande ou Nicolas Sarkozy avant lui. Exemple avec les dernières élections européennes : dans un premier temps, Macron a envoyé de nombreux signaux aux électeurs de droite, avec succès, ils ont massivement voté pour lui. Mais quelques jours après la publication de résultats attestant du déplacement sociologique de l’électorat d’Emmanuel Macron – d’un électorat sympathisant PS à un électorat sympathisant LR –, le gouvernement a annoncé qu’il allait avancer sur le dossier de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. On retrouve ainsi chez Macron le même cynisme et le même esprit tacticien que chez Hollande et Sarkozy sur ces questions de société.

LVSL – Où en est-on depuis les élections européennes ? Une menace démocratique pèse-t-elle sur la France du fait de l’isolement d’Emmanuel Macron ?

Marc Endeweld – Aux européennes, Macron a bien réussi son coup tactique sans bouger sur les questions de fiscalité, alors que les Gilets jaunes le réclamaient. Il n’a pas bougé, d’une part pour faire plaisir aux grands patrons, mais d’autre part pour récupérer la bourgeoisie traditionnelle de droite. Ce pari-là, d’un point de vue purement électoraliste, a en grande partie fonctionné. Alors qu’il a déçu bien des sympathisants de centre-gauche, qui voyaient en lui un homme providentiel permettant d’échapper au conservatisme d’un François Fillon, il a pu se refaire en récupérant une frange de l’électorat de droite traditionnelle. Et cela, peu de personnes, y compris au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, pensaient qu’il allait réussir cette épreuve. Comme il bénéficie par ailleurs d’un écrasement des forces politiques traditionnelles et institutionnelles, et qu’il a réussi son jeu dangereux d’apparaître comme la seule alternative possible face au Rassemblement national – qu’il promeut comme seul parti d’opposition – les forces économiques sont relativement désemparées, car elles n’ont pour l’instant aucune alternative à Emmanuel Macron

« L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. »

Toujours en off, les initiés du pouvoir, y compris dans la macronie, expriment leur inquiétude quant à la pratique du pouvoir autoritaire d’Emmanuel Macron. Mais une majorité d’entre-eux se réfugient dans un certain fatalisme. L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. Car ces gens du pouvoir savent pertinemment que les lignes de rouge en termes de libertés individuelles ont largement été franchies par l’administration macronienne. Tous dénoncent, officieusement bien sûr, l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place.

Le public ne le perçoit pas forcément en tant que tel, car il n’y a plus de vecteur d’information, notamment parce qu’il n’existe plus réellement la balance de pouvoir des partis traditionnel. Lors de la période sarkozyste, la pratique du pouvoir du président avait été très critiquée par les partis d’opposition et par la presse, notamment en raison de son utilisation de barbouzes, des services de renseignement… De nombreux organes de presse en avaient fait leur axe principal – On se souvient des couvertures de certains hebdos ou quotidiens sur la « folie » de Nicolas Sarkozy… -. Les partis politiques d’opposition avaient repris à leur compte ces critiques espérant revenir au pouvoir sur cette base. D’où le discours de François Hollande lors de sa campagne de 2012 sur la « présidence normale ».

Aujourd’hui, la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron, en-dehors de quelques associations et mouvements politiques, n’est pas critiquée en tant que telle. Quelques avocats et magistrats ont enfin commencé à lancer des appels, quelques associations de droits de l’homme, notamment sur les questions migratoires, commencent à tirer la sonnette d’alarme, mais c’est extrêmement parcellaire. Les mouvements politiques et syndicaux démontrent leur faiblesse et leur incapacité à affronter frontalement le pouvoir actuel. Ils sont comme tétanisés.

C’est ce que les Gilets jaunes ont révélé en creux : la faiblesse des forces institutionnelles d’opposition, leur incapacité à coaliser la colère populaire – ce qu’ont réussi à faire les Gilets jaunes. Ils sont apparus comme le principal opposant au pouvoir, mais également comme le mouvement exprimant tout l’angle mort du macronisme, qui est en réalité l’expulsion de la question sociale du débat politique au sens où on l’entendait depuis le XIXème siècle. Emmanuel Macron évacue totalement les questions de justice sociale au nom de ladite efficacité, ce qui est très inquiétant sur les violences réelles qui pourraient s’exprimer dans les prochaines années dans le pays. On pourrait très bien se retrouver dans une situation similaire à celle de l’Italie des années 1970.

Qui sont les candidats à la présidence du Parti Socialiste ?

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©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève ©Ulysse Guttmann-Faure ©Wikimédia Commons

Près d’un an après la présidentielle, l’heure est aux choix au Parti Socialiste. Choix d’une nouvelle orientation d’abord, à la fin du mois de mars, puis choix d’un nouveau premier secrétaire en avril, au cours du prochain congrès du parti. La liste des prétendants potentiels étant fournie, on connaît depuis la clôture des candidatures le 27 janvier le nom des quatre seuls candidats qui participeront à l’élection pour tenter de fixer un nouveau cap pour le Parti Socialiste. Leurs textes d’orientation seront soumis au vote des adhérents socialistes les 15 et 29 mars, avant que soit désigné le nouveau premier secrétaire les 7 et 8 avril, lors d’un congrès qui se tiendra à Aubervilliers. La campagne des quatre prétendants est restée assez discrète et le débat qui les a opposé sur LCI a été assez peu suivi, alors : qui sont les candidats à la présidence du Parti Socialiste ?


Luc Carvounas – « Un progrès partagé pour faire gagner la Gauche »

Luc Carvounas, député Nouvelle Gauche du Val-de-Marne, a été le premier à annoncer sa candidature à la tête du Parti Socialiste en novembre. Ancien proche de Manuel Valls, qu’il a conseillé lorsque celui-ci était à Matignon par exemple, il essaie cependant de gommer cette image, en déclarant notamment ne rien lui devoir. Comme pour éviter de connaître le même sort que lui aux primaires du Parti Socialiste de janvier 2017, alors qu’il faisait partie de son équipe de campagne.

Luc Carnouvas. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL
Luc Carnouvas. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

De la même façon, il a aussi demandé à François Hollande de ne pas le soutenir, après avoir déclaré mi-décembre que « le bilan du quinquennat socialiste est globalement négatif ». Marche arrière toute à l’approche de la décision des urnes pour celui qui a été un des soutiens indéfectibles de la politique du dernier quinquennat, allant jusqu’à signer une tribune défendant la déchéance de nationalité, prise de position pour laquelle il s’est excusé depuis auprès des adhérents socialistes dont il convoite les voix. Une certaine idée de la constance en politique.

Son texte d’orientation, intitulé « Un progrès partagé pour faire gagner la Gauche » et présenté le 27 janvier dernier, veut casser l’image vieillissante dès les premiers mots en proclamant : « Nous ne sommes pas les gardiens du vieux Parti d’un vieux pays » et affirmant vouloir ouvrir une « décennie française ». Un regard a priori tourné vers l’avenir.

Pourtant il s’inscrit dans une histoire, d’« un siècle » et ne tarit pas d’éloges pour les gouvernements socialistes successifs. Il rappelle que « depuis 1981, les Français [leur] ont confié à quatre reprises le Gouvernement [du] pays » et affirme qu’à chaque fois qu’ils ont été au pouvoir, ils se sont « confront[és] au libéralisme économique ». Une prétention qui ravira peut-être l’ego du militant socialiste. Mais il est difficile de voir un combat ferme contre le libéralisme dans le tournant libéral de François Mitterrand et sa relation avec Yvon Gattaz, alors président du CNPF (Conseil National du Patronat Français), ou dans les reniements de François Hollande face à Pierre Gattaz, fils du premier et lui-même président du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France).

De façon plus concrète, Luc Carvounas propose surtout dans le champ politique l’union d’une « gauche arc-en-ciel » dont le but est de regrouper tous les progressistes. Il estime qu’« il faut discuter avec les communistes, avec les écologistes, avec les amis de Benoît Hamon » et avec la France Insoumise pour fonder un nouveau projet commun, un pacte en vue des élections européennes de 2019 et municipales de 2020. Il n’est pas certain que la proposition convainque tout le monde.

Enfin, ce texte d’orientation définit trois urgences sur lesquelles il souhaite concentrer les propositions du Parti Socialiste s’il est élu :

  • L’urgence éducative, afin de réduire les inégalités sociales et leur reproduction à l’école et dans l’enseignement supérieur.
  • L’urgence écologique, pour poursuivre la transition énergétique et sortir du nucléaire.
  • L’urgence démocratique, avec la volonté affichée de rendre la démocratie plus directe via le référendum d’initiative citoyenne.

Olivier Faure – « Socialistes, le chemin de la renaissance »

Président du groupe Nouvelle Gauche des députés socialistes à l’Assemblée Nationale, Olivier Faure a lui aussi décidé de se présenter. Celui qui a été conseiller de François Hollande pendant la primaire de 2011 puis la campagne présidentielle de 2012 est assez discret. Il a tout de même apporté en 2016 son soutien au mouvement Hé oh la gauche ! et appelé à en finir avec le Hollande-bashing, affirmant que le dernier quinquennat a apporté de nombreuses avancées. Il jugeait alors, un an avant les élections présidentielles, que François Hollande était un candidat crédible à sa propre réélection.

Contrairement aux autres candidats issus de la majorité, et bien que n’ayant pas été lui-même aux responsabilités, il ne fait pas machine arrière quant à sa position sur le dernier quinquennat. Soutenu par Martine Aubry, il fait pour certains figure de favori pour le scrutin à venir, de part sa position centrale entre les différents courants internes du Parti Socialiste, et sa capacité à engranger de nombreux soutiens dans l’appareil.

Sa volonté d’être consensuel transparaît dans son texte d’orientation sobrement nommé « Socialistes, le chemin de la renaissance ». Son texte est clairement centré sur l’idée de « renaissance » et de renouvellement, sans pour autant prendre des positions tranchées sur les sujets essentiels. Par exemple, sur le bilan du dernier quinquennat, il affirme qu’une « analyse approfondie » aura lieu, tout en soutenant que c’est leur « manière de gouverner [qui] n’a pas été comprise », avec des réformes comme la loi travail ou le projet de déchéance de nationalité dans lequel les militants socialistes et les Français ne se retrouvaient pas. Il tient cependant à garder la « fierté » de la façon dont « François Hollande a su incarner et rassembler la nation contre le terrorisme ». Un bilan du hollandisme en demi-teinte donc, sans sévérité pour ses reniements répétés.

De la même façon, il se satisfait de l’activité des députés socialistes à l’Assemblée, rassemblés au sein du groupe Nouvelle Gauche, affirmant qu’ils ont « montré la voie de ce que doit être une opposition de gauche et responsable ». Affirmer que les députés socialistes sont à l’avant-garde de l’opposition de gauche est osé : au mois de juillet dernier, 3 députés socialistes ont voté la confiance au gouvernement d’Édouard Philippe et 23 se sont abstenus, à peine 5 ont voté contre. Le comportement des députés socialistes au début du quinquennat s’apparentait surtout à de l’attentisme.

C’est pourtant sur cette base d’opposition fragile qu’Olivier Faure entend, avec le Parti Socialiste, « réinventer la gauche ». Ou plutôt revenir à la situation qui était celle d’avant l’éclatement de la présidentielle : il entend en effet parler aux « déçus » du PS, ceux qui ont préféré rejoindre la France Insoumise ou En Marche. Il se pose en nouveau champion du « rassemblement de la gauche » tout en dénonçant la position européenne de Jean-Luc Mélenchon, et rejoue le match de l’argument de la « gauche de gouvernement » en martelant que le Parti Socialiste est « la gauche qui veut gouverner et, à ce stade, nous n’avons pas le sentiment qu’il ait [Jean-Luc Mélenchon] la volonté réelle de se confronter au pouvoir ». Il flotte encore dans ce texte un air de la campagne de l’année passée.

Enfin, ce texte d’orientation propose une multitude de propositions programmatiques autour desquelles Olivier Faure souhaite axer le travail des militants socialistes. Mais, pour un texte qui promeut le renouvellement, on retrouve là aussi les classiques du Parti Socialiste : la volonté d’une Europe « puissante et protectrice dans la mondialisation » (sans expliquer comment),  la transition écologique ou encore la lutte contre les inégalités (par l’intermédiaire du revenu universel par exemple).

Emmanuel Maurel – « L’ambition de gagner »

Emmanuel Maurel, député européen, est le seul des quatre candidats à ne pas être issu de la majorité sortante. Celui qui veut « que le PS redevienne de gauche » a clairement annoncé sa candidature et ses objectifs début janvier. L’ancien frondeur et membre de l’équipe de campagne de Benoît Hamon au cours des dernières présidentielles veut tourner la page du quinquennat Hollande et est le seul des quatre candidats à en demander un « bilan critique », lui qui était opposé à la loi travail et au pacte de responsabilité. C’est donc un représentant de cette « aile gauche » du Parti Socialiste, opposée à la politique du dernier quinquennat et qui compte bien renverser la vapeur.

Emmanuel Maurel. ©Vincent Plagniol pour LVSL
Emmanuel Maurel. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Il a récemment accordé un entretien à Le Vent se Lève dans lequel il est revenu sur la défaite de Benoît Hamon et les raisons de sa candidature à la tête du PS. Pour lui, la responsabilité de la défaite de Benoît Hamon à la dernière élection présidentielle revient largement au bilan du quinquennat de François Hollande, qui a été paradoxalement la raison de sa victoire aux primaires.

Le texte d’orientation qu’il a présenté en même temps que sa candidature, intitulé « L’ambition de gagner », fait avant toute chose le bilan d’un quinquennat raté et présente dès le départ un constat amer : « En 2012 nous avions tous les leviers pour transformer la société. Cinq ans plus tard, nous n’en avons pratiquement plus aucun. Jamais, sous la Ve République, un parti n’est passé si vite de l’omniprésence politique à la marginalité électorale ».

 Il estime que le Parti Socialiste va devoir s’atteler à une véritable « reconquête » pour espérer un jour revenir aux responsabilités. Cela commence en avril par un congrès qui ne devra pas être celui des « règlements de comptes » comme cela a pu être le cas en 2008, après une autre défaite à la présidentielle, ni un congrès « hors-sol » déconnecté des enjeux de la société actuelle.

En effet, il veut reconstruire le Parti Socialiste comme un parti de réelle opposition à la politique d’Emmanuel Macron, un PS porteur d’un « socialisme républicain, antilibéral, écologiste ». Lui aussi souhaite donc un dialogue avec toutes les formations de gauche.

Enfin, il propose lui aussi trois grandes priorités qui doivent permettre au Parti Socialiste de « renouer avec la société » :

  • Le partage des richesses, en mettant en avant le pouvoir d’achat (par l’augmentation du SMIC), la protection de l’emploi, la démocratie dans l’entreprise, mais aussi le combat contre les ordonnances Macron et la loi travail.
  • L’écosocialisme, en pointant le lien entre la concentration des richesses par une infime minorité et l’exploitation déraisonnée des ressources naturelles.
  • La relance des services publics, vecteur d’égalité sociale et territoriale, qui passe d’abord par l’arrêt de la privatisation progressive des grandes entreprises publiques comme La Poste, la SNCF, etc.

Stéphane Le Foll – « Cher.e.s camarades »

Le dernier candidat est Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture et porte-parole du gouvernement mais aussi actuel député de la Sarthe ; il est lui aussi prétendant au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste. Il dit désormais avoir été opposé à certaines réformes du dernier quinquennat, comme la loi travail, et assure que tout n’a pas été positif. Pourtant, en avril 2016, il avait été le premier à marteler, avec quatre autres ministres socialistes, sa « fierté du bilan du quinquennat » en lançant le mouvement Hé oh la gauche !, initiative qui n’avait pas manqué de s’attirer les railleries sur les réseaux sociaux.

S’il est choisi par les adhérents pour être le prochain premier secrétaire, il entend incarner la « personnalité forte » dont le Parti Socialiste a selon lui besoin pour exister « face à Laurent Wauquiez, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon » et veut un « un parti dirigé et incarné ». C’est un de ses arguments forts qu’il n’a cessé de répéter, peut-être à raison dans un système politique où la personnalité des têtes de file est parfois plus importante et plus analysée que leur programme.

Bien sûr, Stéphane Le Foll veut aussi et surtout se poser en opposant à la politique d’Emmanuel Macron. Pourtant, interviewé par le JDD, c’est une opposition tiède que propose le candidat : concernant la réforme de la SNCF, sa principale critique porte sur l’utilisation des ordonnances par le gouvernement pour couper court à toute discussion. De la même façon, celui qui rappelle qu’il n’a pas voté le budget et qu’il se trouve donc dans l’opposition oublie de dire qu’il préconisait l’abstention lors du vote de la confiance au gouvernement Édouard Philippe.

Mais surtout, Stéphane Le Foll est le seul à assumer complètement le bilan du quinquennat de François Hollande, dont il a été l’un des ministres et est un des plus proches. Il a même fait de sa loyauté envers l’ancien président de la République un argument et affirme que « si les militants sont restés au Parti Socialiste, c’est parce qu’ils sont aussi fidèles, et donc loyaux à ses valeurs et son action passée. Je me retrouve avec eux là-dessus ». En plus de réaffirmer que son bilan n’est pas si mauvais car « si aujourd’hui, il y a de la croissance, une baisse du chômage et une hausse des investissements, c’est en partie grâce à nous ». Une loyauté et un bilan que Stéphane le Foll a aussi tenu à inscrire au cœur de son texte d’orientation.

En effet, ce texte d’orientation, « Cher.e.s camarades », appelle à la « lucidité » sur les cinq années de présidence de François Hollande, qu’il faut selon lui assumer car c’est maintenant que les résultats de cette politique arrivent, depuis la défaite du PS à la présidentielle. Mais finalement, il propose aussi aux militants socialistes de regarder vers l’avenir avec cinq grands axes de réflexion :

  • L’environnement, avec le combat contre le réchauffement climatique, grâce à l’organisation d’un forum pour développer « les bases d’un modèle de développement durable ».
  • L’Europe, avec un vrai budget européen destiné à la solidarité intra-européenne et au développement du pourtour méditerranéen et de l’Afrique.
  • La lutte contre les inégalités, de revenus comme de genre, et la redistribution des richesses.
  • La laïcité, avec la mise en place d’une école de formation des militants socialistes.
  • La démocratie, en renforçant le rôle du Parlement et en mettant en place la proportionnelle intégrale aux élections législatives.

 

Le vote des militants déterminera l’avenir d’un Parti Socialiste qui traverse une crise sans précédent dans son histoire. Parmi les prétendants, presque tous entendent incarner le changement et le visage d’un nouveau Parti Socialiste. Cependant, chacun d’entre eux a une position différente sur le quinquennat de François Hollande et une vision bien à lui des combats que les socialistes auront à mener pour revenir sur le devant de la scène politique. Les militants socialistes vont donc devoir faire un choix entre changement et faux-semblants qui sera lourd de conséquences sur l’avenir de leur parti.

 

Crédits photo :

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©Ulysse Guttmann-Faure
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Ordonnances : le PS tente de faire oublier sa loi Travail

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Myriam El-Khomri © Chris 93

Bien décidé à se refaire une santé après la débâcle du quinquennat Hollande, le PS tente de se redonner une image « de gauche » en s’opposant à la « réforme » du code du travail par ordonnances portée par Muriel Pénicaud. Un périlleux numéro d’équilibriste pour un parti qui a commis les lois Macron et la loi El Khomri, de la même veine libérale, lorsqu’il était aux affaires. Les représentants du PS ont beau jeu de fustiger aujourd’hui une politique qu’ils appliquaient, approuvaient et justifiaient il y a quelques mois encore. Quitte à prendre quelques libertés avec la vérité … Car si différence il y a entre les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron, il s’agit tout au plus d’une différence de degré mais certainement pas d’orientation politique.

 

Une posture de « gauche » pour se refaire une virginité politique

Les députés Luc Carvounas, Stéphane Le Foll et leur président de groupe Olivier Faure font en ce moment le tour des plateaux pour dire tout le mal qu’ils pensent des ordonnances Pénicaud. Ils critiquent tant la méthode que le contenu des ordonnances. Ils martèlent que Macron est un président « et de droite, et de droite » et tentent de réactiver un clivage droite-gauche qu’ils ont eux-mêmes complètement brouillé en menant une politique antisociale à laquelle la droite ne s’est opposée que par opportunisme politique et par calcul électoral. Macron n’est-il pas un pur produit du PS de François Hollande ? Emmanuel Macron, après avoir conseillé Hollande pendant la campagne de 2012, est nommé secrétaire adjoint de l’Elysée de 2012 à 2014 puis ministre de l’économie de 2014 à 2016. Emmanuel Macron a été l’un des personnages clé du quinquennat de François Hollande et il a joué les premiers rôles sur les dossiers économiques et sociaux. C’est, en quelque sorte, la créature du PS qui lui a échappé des mains et qui a fini par se retourner contre lui. Une partie conséquente de la technostructure du PS a d’ailleurs migré vers LREM, dans les valises de Richard Ferrand.

Le groupe « Nouvelle Gauche » réunissant les députés PS rescapés de la gifle électorale de 2017, s’est du reste largement abstenu, lors du vote de confiance au gouvernement d’Edouard Philippe. Seuls 5 d’entre eux dont Luc Carvounas aujourd’hui très en verve contre la ministre du travail, ont voté contre.

 

L’enfumage de Luc Carvounas sur son soutien à la loi El Khomri

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Luc Carvounas © Clément Bucco-Lechat

Le 28 août, dans l’émission News et compagnie (BFM TV), Bruno Jeudy pose à Luc Carvounas la question suivante : « Quand on a soutenu la loi El Khomri il y a encore 2 ans, vous allez maintenant dire tout le mal que vous pensez des ordonnances Macron ? » Luc Carvounas rétorque : « Alors, Bruno Jeudy, je suis désolé, vous êtes un très grand observateur politique. Je suis sénateur, je n’ai pas voté la loi El Khomri. Voilà, je suis désolé. »  Suite aux objections du journaliste  (« D’accord mais vous avez soutenu le pouvoir qui était en place. Vous étiez un proche de Manuel Valls. Comment on passe de la situation de “je suis derrière la loi El Khomri” à “je suis contre les ordonnances Macron” ? »), Luc Carvounas persiste et signe : « Bon si vous voulez me faire dire que j’étais derrière la loi El Khomri, ce n’est pas le fait. J’appelle celles et ceux qui veulent vérifier sur internet le cas (sic). » Formulé ainsi, on pourrait tout à fait croire que Luc Carvounas était l’un des parlementaires PS “frondeurs” qui se sont opposés à la loi El Khomri et, plus largement, à l’orientation de plus en plus libérale de François Hollande.

Vérification faite : Luc Carvounas, à l’époque sénateur, a bien voté contre l’ensemble du projet de loi El Khomri le 28 juin 2016. Il omet cependant soigneusement de rappeler ce qui a motivé son vote. Et pour cause. Si Luc Carvounas n’a effectivement pas voté le texte final sur la loi travail présenté au Sénat, ce n’est certainement pas par opposition à la philosophie de la Loi Travail ni même à la dernière mouture du projet défendu par le gouvernement. Les sénateurs PS avaient en réalité tous voté contre la version du projet présentée par la majorité sénatoriale de droite qu’ils jugeaient « complètement déséquilibrée ». D’ailleurs, Myriam El Khomri elle-même y était opposée ! Elle fustigeait, dans un tweet datant du jour du vote,   « la majorité sénatoriale de droite [qui]  a affirmé sa vision de la Loi Travail : un monde sans syndicats, un code du travail à la carte. » Une question de degré en somme. Le sénateur Carvounas a également voté contre presque tous les amendements déposés par le groupe communiste  et par ses collègues socialistes frondeurs comme Marie-Noël Lienemann.

Luc Carvounas  appartient à l’aile droite du PS. Il a été un fervent défenseur de la loi Travail et, plus largement, de la ligne de Manuel Valls dont il était l’un des principaux lieutenants au Sénat comme dans les médias et qu’il a activement soutenu aux primaires du PS de 2011 et de 2017 avant de prendre ses distances. C’est lui qui s’exclamait, le 10 mai 2016, sur le plateau de France 24 (8’45) : « Il est où le problème pour celles et ceux qui nous écoutent, de ce texte [loi el Khomri, ndlr]? Il n’y en a pas en fait ! ». C’est toujours lui qui ne comprenait pas pourquoi une partie  jeunesse manifestait contre la loi El Khomri. C’est encore lui qui reprochait à ses collègues frondeurs « d’être plus jusqu’au-boutistes que la CGT ». Cette CGT qu’il accusait d’être une « caste gauchisée des privilégiés. » Et le voilà maintenant qui annonce qu’il participera, avec ses collègues du PS, à la manifestation organisée par la même CGT le 12 septembre contre les ordonnances Pénicaud ! La direction de la CGT n’a pourtant pas changé entre temps et elle s’oppose aujourd’hui aux ordonnances Pénicaud pour les mêmes raisons qu’elle s’opposait hier à la Loi El Khomri.

 

LR, LREM et PS : les 50 nuances du libéralisme économique UE-compatible

 La véritable ligne de démarcation se trouve-t-elle entre LREM et le PS ou entre le PS et la CGT ? En réalité, LR, LREM et PS ne sont aujourd’hui que des nuances d’une seule et même grande famille politique et intellectuelle : le libéralisme économique UE-compatible. Les uns et les autres s’accusent d’être « trop à gauche » ou « trop à droite » et de « ne pas aller assez loin » ou « d’aller trop loin » dans le démantèlement progressif des droits sociaux conquis auquel ils contribuent tous lorsqu’ils gouvernent.

Tous inscrivent leur politique dans le cadre de la « règle d’or » budgétaire européenne et entendent suivre bon an mal an les Grandes Orientations de Politique Economique de la Commission européenne, demandant çà et là des reports ou des infléchissements à la marge lorsqu’ils sont en exercice. La loi El Khomri était d’ailleurs une loi d’inspiration européenne. Rappelons aussi que c’est la majorité socialiste de l’Assemblée Nationale qui a permis, en octobre 2012, la ratification du « traité Merkozy » qui n’avait pas été renégocié par François Hollande, contrairement à sa promesse de campagne. Quant à Emmanuel Macron qui se faisait introniser au Louvre sur l’air de l’Hymne à la joie, il entend bien devancer les attentes des dirigeants européens euphoriques depuis son élection.

 

Se faire élire à gauche, gouverner à droite

 

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François Hollande © Matthieu Riegler

Le PS veut incarner aujourd’hui la gauche du capital face aux « Républicains » et à la « Grosse coalition » à l’allemande de Macron qu’il juge trop à droite. C’est ce qu’ils appellent la « gauche responsable » ou « la gauche de gouvernement ». Les socialistes surjouent cette posture de gauche maintenant qu’ils sont repassés dans l’opposition. Difficile de démêler la part de calcul, d’opportunisme et de conviction au regard de leur passé gouvernemental récent …

François Hollande s’est rappelé à notre mauvais souvenir cet été en exhortant son successeur à ne pas « demander des sacrifices aux français qui ne sont pas utiles » car il estime qu’il « ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait au risque de créer des ruptures. » Différence de degré encore une fois. François Hollande et le PS estiment qu’ils en ont déjà fait assez, les macronistes estiment qu’il en faut encore plus et Les Républicains estiment qu’il en faut toujours plus. Tous sont donc d’accord pour « flexibiliser », c’est-à-dire précariser, le travail et se disputent quant à la dose à administrer aux travailleurs. Le Medef et la Commission européenne, eux, jouent les arbitres et distribuent les bons et les mauvais points.

Du reste, François Hollande a beau jeu de jouer la modération aujourd’hui, ne se rappelle-t-il pas des premières versions de la Loi Travail ? Quant à sa version finale, elle prévoit qu’en matière de temps de travail, un accord d’entreprise puisse remplacer un accord de branche même s’il est plus défavorable aux salariés ; elle généralise la possibilité de signer des accords d’entreprise ramenant la majoration des heures supplémentaires à 10%, elle introduit les « accords offensifs », c’est-à-dire la possibilité de modifier les salaires à la baisse et le temps de travail à hausse dans un but de « développement de l’emploi », elle élargit les cas de recours au licenciement économique entre autres joyeusetés. Et les premiers dégâts se font déjà sentir … Modéré, vous avez dit ?

Le PS crie sur tous les toits qu’il faut « réinventer la gauche ». En réalité, ici, il n’est question ni de gauche, ni de réinvention. Il s’agit de se faire élire à gauche pour gouverner à droite comme François Hollande qui désignait en 2012 la finance comme son ennemi pour s’empresser de gouverner avec elle et pour elle. Le « retour » d’un François Hollande à la réputation « de gauche » bien trop ternie, pourrait compromettre cette opération de ravalement  de façade que tout le monde appelle de ses vœux à Solférino.

Crédits photo :

© Chris93 (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fourcade_El_Khomri_2.JPG)

© Clément Bucco-Lechat (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Luc_Carvounas_-_1.jpg)

© Matthieu Riegler (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg)

“Sites éternels” : l’expo pour sensibiliser au patrimoine en danger

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Sites éternels, exposition au grand palais ©Jean-Pierre Dalbera

Depuis le 14 décembre, le Grand Palais accueille l’exposition « Sites éternels » qui, grâce à des images de synthèses en 3D, reconstitue des sites archéologiques maintenant détruits. Cette exposition s’ouvre au moment où François Hollande rentre d’Abou Dhabi, où il a assisté à une conférence pour sauver le patrimoine menacé.

« François Hollande à la conférence internationale d’Abou Dhabi »

Le Président de la République s’est rendu le 3 décembre dernier aux Émirats Arabes unis à la conférence internationale d’Abou Dhabi, en compagnie d’Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO. Elle a réuni des acteurs privés et publics, issus d’une quarantaine de pays, qui sont parvenus à un accord pour lever un fonds de 100 millions de dollars afin de sauver le patrimoine en danger. Jack Lang a assuré que la France, pour sa part, contribuerait à hauteur de 30 millions de dollars.

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La Safeguarding Endangered Cultural Heritage (SECH) s’est donné un deuxième objectif. « La création d’un réseau international de refuges pour sauvegarder de manière temporaire les biens culturels mis en péril par les conflits armés ou le terrorisme, sur leur territoire, (…) dans un pays limitrophe, ou, en dernier ressort, dans un autre pays, en accord avec les lois internationales à la demande des gouvernements concernés ».

François Hollande a salué un « rendez-vous qui marquera l’Histoire (…) dans la lutte contre le fanatisme ». Cinq Prix Nobel, dont la Birmane Aung San Suu Kyi, avaient appelé les dirigeants à « prendre leurs responsabilités », tout en rappelant la liste des nombreux sites menacés ou déjà détruits. Irina Bokova, quant à elle, avait estimé que « la protection du patrimoine est inséparable de la protection des vies humaines ».

Le Président de la République en a également profité pour visiter le Musée du Louvre d’Abou Dhabi qui terminait tout juste ses travaux.

« Une exposition pour stocker virtuellement ce qu’on laisse détruire matériellement ? »

L’exposition “Sites éternels” a été inaugurée le 14 décembre dernier par la ministre de la culture, Audrey Azoulay, François Hollande et Irina Bokova au Grand Palais. Cette exposition est gratuite et sera disponible jusqu’au 9 janvier 2017. L’entreprise de photographie RMN et la start-up française Iconem se sont occupées de la numérisation en 3D de quatre sites archéologiques : Khorsabad, Palmyre, la Grande Mosquée de Damas et le Krak des Chevaliers. Tous ces sites archéologiques ont la caractéristique d’être situés dans des zones de guerres, à savoir en Irak et en Syrie et font partie du patrimoine mondial de l’humanité. De plus, ils furent tous détruits partiellement ou entièrement par l’organisation État islamique.

À l’initiative du directeur du Louvre, M. Jean-Luc Martinez, cette exposition est gratuite.

« Nous avons voulu rendre accessibles ces sites qui ne le sont pas et montrer la beauté de ces œuvres »

L’organisation État islamique continue de détruire ces lieux millénaires. Les drones des entreprises Iconem et RMN survolent donc ces zones en danger pour effectuer des relevés photographiques: dans le cas où ils en viendraient à être détruits, une trace photographique serait préservée.

Jean-Luc Martinez souhaitait répondre à ce “terrorisme par l’image” — cf. vidéos des destructions des statues à Palmyre par Daesh — à son niveau, par la sensibilisation du grand public à l’importance de cet héritage.

Le chef de l’État a qualifié l’entreprise du directeur du Louvre “d’acte militant”. C’est une excellente initiative que nous ne pouvons que louer. Mais il ne faut pas se résigner à assister, impuissants, à la destructions des dernières traces de ces brillantes civilisations. Il faut tout faire sur le terrain pour repousser ces troupes fanatiques loin de la mémoire qu’ils veulent assassiner.

En effet, les destins de l’humanité et de son patrimoine sont inséparables. On ne peut se contenter de sauver des vies humaines en laissant derrière nous des terres de flamme. La richesse de ces civilisations est notre passé, celui de cette unité que nous appelons “humanité”. Nous nous devons de préserver cet héritage, il en va de notre devoir humain. Nous ne le devons pas seulement à nos ancêtres qui l’ont bâti mais aussi à nos enfants qui risqueraient de ne pas comprendre pourquoi, jadis, nous étions des bâtisseurs.

 

Crédits photos : ©Jean-Pierre Dalbera