« Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France » – Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe

De gauche à droite : Léopold Sédar Senghor, François Mitterrand, Emmanuel Macron, Jacques Foccart et Félix Houphouët-Boigny © Aymeric Chouquet

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » déclarait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Avant lui, c’était François Hollande : « Le temps de la Françafrique est révolu ». Encore avant, Nicolas Sarkozy disait vouloir « en finir avec 50 ans de Françafrique ». Cela n’empêche pas aujourd’hui Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, de mettre en garde les autorités d’un pays souverain : « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali ». Comment expliquer de telles contradictions ? Interrogés par LVSL, Thomas Borrel, membre de l’association Survie, et Thomas Deltombe, auteur et éditeur à La Découverte, reviennent sur la nature, l’histoire et l’actualité de la Françafrique. Ils sont, avec l’historien Amzat Boukari-Yabara et le journaliste Benoît Collombat, les coordinateurs de la somme de 1 000 pages L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – On fait traditionnellement commencer la Françafrique avec la mise en place des réseaux de Jacques Foccart, qui était le bras droit du général de Gaulle. Vous montrez que le système se met en place sous la IVe République, en l’absence de De Gaulle donc. Vous soulignez le rôle de François Mitterrand ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Vous montrez que les indépendances africaines sont moins une rupture qu’une continuité.

Thomas Deltombe – Il faut partir du mot « Françafrique » lui-même. Il y a une sorte de paradoxe autour de ce mot. D’un côté, il s’impose chaque fois qu’il est question des relations franco-africaines. De l’autre, il ne cesse d’être moqué et les gens qui l’utilisent sont regardés avec mépris ou condescendance, sous prétexte qu’ils seraient trop « militants » ou « mal informés ». Ce paradoxe se double de quelque chose d’encore plus paradoxal : certains commentateurs disent dans le même souffle que le mot « Françafrique » ne veut rien dire et… qu’elle a disparu !

Du côté de ceux qui utilisent le mot, pour le revendiquer comme d’ailleurs pour le contester, on constate un récit presque canonique affirmant que la Françafrique est née avec la Ve République et qu’elle serait consubstantiellement liée à la personne de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme. L’âge d’or de la Françafrique serait la période où Foccart était à l’Élysée, entre 1958 et 1974 ; elle aurait ensuite progressivement dépéri jusqu’à disparaître au lendemain de la chute du mur de Berlin.

Dans L’Empire qui ne veut pas mourir, nous remettons en cause ce récit en expliquant que les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958. Le mot lui-même apparaît bien avant la Ve République, et même avant la IVe République ! Nous avons ainsi découvert que le terme « Françafrique », en un seul mot et avec la cédille, apparaît en une dans le numéro du 15 août 1945 du quotidien L’Aurore. Le mot apparaît donc avant ce qu’il est censé décrire ? Cette découverte invite selon nous à réfléchir non seulement à la chronologie, mais également à la définition même du mot.

Les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958.

Une des caractéristiques de la Françafrique, c’est sa malléabilité, sa capacité à évoluer pour s’adapter aux évolutions historiques – géopolitiques, géostratégiques, économiques –, aux rapports de force mondiaux, aux équilibres internes en France, etc. Concevoir la Françafrique comme un système évolutif, ainsi que nous le proposons, remet en cause l’historiographie trop rigide des relations franco-africaines. Le système que nous étudions plus spécifiquement, que nous appelons Françafrique, émerge avant les indépendances, durant la période qualifiée de « décolonisation », et sert précisément à vider ces indépendances et ce processus de décolonisation de leur substance.

Cette adaptabilité du système françafricain est perceptible dès les années 1950, et même avant, dans la question du réformisme du système colonial. Dès la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, une réflexion intense agite les milieux dirigeants français qui cherchent le moyen d’adapter le système, pour répondre aux revendications des colonisés, tout en assurant sa perpétuation, pour défendre les intérêts géostratégiques français.

Thomas Borrel – Le mot Françafrique recouvre en outre tout le pan institutionnel du système. Les gens qui font démarrer la Françafrique avec l’arrivée de De Gaulle et de Foccart à l’Élysée se concentrent sur les barbouzeries, les coups tordus, les coups d’État pour mettre en place des chefs d’État acquis aux intérêts de la France.

Mais tout le pan institutionnel, notamment à travers la coopération, fait clairement partie de la Françafrique. Sous la IVe République, il y a une réflexion sur la manière de confisquer une part de souveraineté des futurs États par ce biais. Des idées très claires à ce sujet sont par exemple posées dès 1953-1954 par des personnages comme Michel Poniatowski ou Claude Cheysson, qui arriveront aux responsabilités sous la Ve République.

TD – Parmi ces personnalités, il y a François Mitterrand, qui fut ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951 et qui s’est passionné pour les questions africaines dans les années suivantes. Étrangement, ses prises de position sur les questions coloniales dans les années 1950 sont très peu connues aujourd’hui alors qu’elles n’étaient pas du tout anecdotiques. Durant son passage au ministère de la France d’Outre-mer, il a mis en place une forme d’alliance politique avec les nouvelles élites africaines de l’époque, notamment avec Félix Houphouët-Boigny, alors président du Rassemblement démocratique africain (RDA), principale formation politique des colonies d’Afrique subsaharienne.

L’idée de Mitterrand est de s’allier avec ce type de leaders au sein du RDA pour réformer le système vers une forme de d’association, de façon à marginaliser les forces qui contestent les fondements mêmes du système colonial. Il s’agit de s’allier avec des réformistes pour faire perdurer le système colonial et pour casser les mouvements qui cherchent au contraire à sortir de ce système. On voit alors émerger ce qui deviendra un des piliers du système françafricain : l’alliance entre une partie des élites françaises et la frange des élites africaines perçues comme pro-françaises.

LVSL – Il s’est joué une lutte entre les élites « indigènes » à cette époque. Il y avait d’un côté des leaders pro-français, représentés par Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, et de l’autre côté des leaders indépendantistes, comme Sékou Touré ou Ruben Um Nyobè.

TD – La scène politique franco-africaine est assez complexe car le positionnement de certaines de ces personnalités a évolué au cours des années 1950. Si vous citez Houphouët-Boigny et Senghor, c’est peut-être justement parce qu’eux n’ont pas beaucoup varié dans leurs prises de position (si on excepte l’alliance de circonstances nouée par Houphouët avec le Parti communiste à la fin des années 1940). Marqués en profondeur par la logique de l’assimilation, ils sont clairement positionnés contre l’indépendance. Ils décrivaient l’alliance de l’Afrique avec la France comme une relation fusionnelle. De ce point de vue, le mot « Françafrique », qui marque sémantiquement cette logique fusionnelle, est très adapté à ces deux personnalités.

D’autres personnages ont adopté des stratégies plus fluctuantes. En raison de leurs positions ultérieures, Sékou Touré ou Modibo Keïta sont apparus comme des anti-impérialistes convaincus. Pourtant, jusqu’à très tard dans les années 1950, ils ont suivi Houphouët-Boigny dans sa ligne « réformiste » pro-française au sein du RDA, contre les leaders indépendantistes qu’étaient Ruben Um Nyobè de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et Djibo Bakary du Sawaba, au Niger. Ces deux formations politiques, antennes du RDA dans leurs pays respectifs, en ont été exclues au milieu des années 1950.

Il y avait donc différents types de position. Évidemment les Français ont misé sur ceux qui étaient les plus favorables à leurs intérêts, ce qui a permis à Houphouët-Boigny et à Senghor de devenir ministres sous la IVe République, puis présidents après l’indépendance de leurs pays, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.

À l’inverse, Djibo Bakary, pourtant dirigeant du gouvernement nigérien, a été éjecté dès 1958 dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’État fomenté par les autorités coloniales françaises. Il a été remplacé par le leader houphouétiste Hamani Diori.

Quant aux leaders indépendantistes camerounais, ils ont été purement et simplement liquidés. Refusant de se soumettre à la politique néo-coloniale naissante et ayant engagé une lutte de résistance armée, les leaders de l’UPC ont été assassinés un à un. Ruben Um Nyobè a été tué, au « maquis », en septembre 1958 par l’armée française. Félix Roland Moumié, président du mouvement, a été empoisonné par les services secrets français, à Genève, en octobre 1960. Les rênes du Cameroun ont été confiées à Ahmadou Ahidjo, un leader de faible envergure mais offrant les garanties d’une solide francophilie.

LVSL – Vous montrez que la Françafrique a deux facettes : une facette institutionnelle, c’est le côté visible, et une de relations interpersonnelles, qui, elles, sont plutôt dans l’ombre.

TB – Au moment même où se discutent les indépendances, se discutent aussi les accords de coopération qui permettent à la France d’établir un maillage au sein même de l’appareil du jeune État. L’État fonctionne avec des assistants techniques placés à des fonctions de conseillers des nouvelles autorités, qui permettent d’influencer les prises de décisions.

Tout cela fait partie de la Françafrique. Michel Debré, Premier ministre sous de Gaulle, explique d’ailleurs en 1960 au Premier ministre gabonais Léon Mba qu’« il y a deux systèmes qui entrent en vigueur simultanément : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre ». C’est ce qu’on oublie le plus souvent. Le ministère de l’Outre-mer a en partie muté en ministère de la Coopération, dans lequel des administrateurs coloniaux continuent leur carrière. Cette filiation-là est centrale dans la Françafrique.

Et même lorsqu’on parle des réseaux Foccart, on pense à tous les coups tordus. Mais Foccart occupait le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, une institution au cœur du pouvoir français, dont la « cellule africaine » de l’Élysée a été l’héritière.

TD – Il faut noter que les relations interpersonnelles ne sont pas intégralement invisibles ou occultes. La mission de Jacques Foccart, et ce n’est pas du tout caché – c’est même dans le Journal officiel – est d’entretenir des relations personnelles entre le président de la République française et les présidents des pays africains « amis ». L’amitié est très mise en scène : on se serre la main, on s’accueille chaleureusement en visite officielle, etc. Le tout s’accompagne de cette thématique omniprésente de la famille : on parle sans cesse de « famille franco-africaine » (le président centrafricain Bokassa appelle même de Gaulle « papa » !) ou encore, comme le disait Mitterrand, du « couple franco-africain ». Une des missions officielles de Foccart était de fluidifier ce type de relations, devenues presque intimes avec le temps.

Mais ses missions se doublaient d’autres, moins officielles, qui nous font entrer dans les arcanes obscurs de la Françafrique. Car ces intimités ont rapidement fait émerger des systèmes de réseaux parallèles, d’entente occulte et de corruption systémique. Le financement occulte de la vie politique française, par exemple, est une pratique très ancienne. Jacques Foccart l’évoque ouvertement dans son Journal de l’Élysée dans lequel il raconte comment Félix Houphouët-Boigny lui donnait de l’argent pour les campagnes électorales. La promiscuité entre les responsables politiques français et des leaders du tiers monde à la tête de fortunes colossales – comme Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Mouammar Kadhafi et autres – mais ne rendant aucun compte leur propre peuple, explique pourquoi ces circuits de financements occultes se sont si facilement développés. Notamment à partir des années 1970, avec l’explosion des prix des matières premières.

TB – Les grands scandales politico-médiatiques de corruption françafricaine sont postérieurs à l’époque Foccart. Le premier vraiment retentissant et qui influe sur le cours de la vie politique en France, c’est celui des diamants que Bokassa a offerts à Giscard d’Estaing. Il y a aussi l’affaire « Carrefour du développement », dans les années 1980, qui a éclaboussé la gauche et, par ses rebondissements, la droite. Et puis, surtout, l’affaire Elf, à partir des années 1990.

Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Thomas Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

Dans l’ombre, il y a surtout les putschs et les assassinats, par exemple celui de Sylvanus Olympio au Togo en 1963. Il y a un faisceau d’indices qui montre des liens entre les putschistes, le commando qui se rend chez Olympio et qui l’assassine, et l’ambassade de France sur place. Après l’époque de Jacques Foccart, il y a le cas célèbre de Bokassa, évincé par une double opération militaire : une première action clandestine qui remet en place son prédécesseur, David Dacko, et celle plus connue, « Barracuda », qui sécurise le nouveau régime. Autre exemple très connu, en 1987, l’assassinat de Thomas Sankara, sur lequel le rôle exact de la France reste à éclaircir.

LVSL – On a parlé de la politique de coopération qui a été mise en place au moment des indépendances, elle a pris la forme de l’aide au développement depuis quelques décennies. Selon vous, l’aide au développement est à la fois une « illusion » et un outil d’« influence » alors que, de leur côté, les journalistes Justine Brabant (Mediapart) et Anthony Fouchard (Disclose) dénoncent des « dérives ».

TB – Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence. C’est très clair dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque. Michel Debré prend ainsi pour référence le plan Marshall, mais à l’échelle de la Communauté. De Gaulle le dit publiquement en 1965, pour répondre aux accusations selon lesquelles la France ferait trop de dépenses pour ses anciennes colonies, que cette politique coûterait trop cher. C’est l’époque de la célèbre formule, lâchée par un député à l’Assemblée nationale un an plus tôt : « La Corrèze avant le Zambèze ». De Gaulle explique que c’est en réalité un moyen de maintenir des liens avec « des amis particuliers » qui permettent de maintenir le « standing international » de la France et d’offrir un « grand débouché » pour les exportations. Foccart note pour sa part dans son Journal de l’Élysée que l’aide au développement est « bénéfique pour la France » mais qu’il ne faut pas en faire la démonstration publique sinon cela nourrira les accusations de néocolonialisme au sein des oppositions africaines.

Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence.

C’est aussi une époque où la France cherche à faire porter sur ses partenaires européens les coûts de son propre impérialisme en Afrique, à travers la création du Fonds européen pour le développement.

TD – C’est quelque chose qui est très lié à l’influence des Américains depuis l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Les Américains utilisent le « développement » comme un instrument d’impérialisme. Les années 1940-1950, au cours desquelles s’opère le passage progressif d’un système de colonialisme direct à un système de colonialisme indirect, sont marquées par une réflexion de fond, du côté français, sur cette double question de l’aide et du développement. Ces réflexions sont influencées par le plan Marshall, qui suscite de vifs débats en France à la fin des années 1940 : certes les fonds américains favorisent la reconstruction de la France, mais ils ancrent dans le même temps le pays dans le camp occidental. Les enseignements de cette expérience ambiguë se retrouvent dans la manière dont les Français vont envisager l’aide en Afrique au tournant des années 1960 : le développement comme politique d’influence géostratégique.

LVSL – Les plans d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont permis à des entreprises, qui sont ensuite devenues des empires économiques, de s’y implanter, parmi lesquelles le groupe Bolloré ou le groupe Castel. Dans un précédent entretien, le journaliste Thomas Dietrich nous affirmait que la Françafrique reposait désormais moins sur des réseaux politiques que sur des réseaux affairistes. La Françafrique se serait partiellement privatisée. Est-ce votre opinion ?

TB – C’est une idée dangereuse car elle déresponsabilise l’État français, qui continue de favoriser les intérêts économiques et stratégiques français. Le fait qu’il y ait des acteurs économiques de plus en plus importants et puissants est indéniable. Pour autant, ce ne sont pas eux qui gèrent la coopération militaire, l’ingérence monétaire ou les politiques d’influence à travers l’Organisation de la francophonie ou l’Agence française de développement, par exemple.

TD – Il faut se méfier des choses qui paraissent nouvelles, mais qui ne le sont pas tant que cela. Dire que les intérêts privés sont quelque chose de radialement nouveau, c’est faux. Toute l’histoire coloniale est une imbrication d’intérêts privés et publics. Idem pour la période néocoloniale. Jacques Foccart lui-même est d’abord un homme d’affaires : il est dans l’import-export depuis le départ. Il n’était même pas payé par l’État français parce que ses affaires privées lui rapportaient suffisamment d’argent. Valéry Giscard d’Estaing est le fils d’Edmond Giscard d’Estaing, lequel était un des grands noms du capitalisme colonial. Il faut donc se méfier de la nouveauté. Vincent Bolloré, qui a racheté de nombreuses entreprises implantées en Afrique, s’inscrit comme beaucoup d’autres dans une longue tradition coloniale… Et par ailleurs : il fait de la politique !

TB – On a un schéma un peu préconçu selon lequel, pendant la période coloniale, l’État a colonisé les territoires puis a permis à des entreprises de les mettre en coupe réglée et de les piller. La force publique aurait été au service d’intérêts privés. C’est vrai, mais ces acteurs privés, qui assumaient même parfois le rôle de substituts de la puissance publique dans l’administration d’un territoire, servaient et nourrissaient le projet impérialiste et expansionniste de la France : ils en étaient les promoteurs.

Aujourd’hui, on retrouve aussi cette imbrication entre intérêts économiques et visées géopolitiques. Les grands groupes sont mis en avant comme vecteurs de l’influence, du rayonnement français. Il s’agit finalement de recycler l’imaginaire impérial, en parlant du « rayonnement international », pour montrer que la France est un pays qui « pèse » et qui doit « tenir son rang ». Ces grands groupes, tout en bénéficiant de cette politique, sont donc aussi au service d’un projet qui est par essence même impérialiste.

LVSL – Certains auteurs et certains observateurs, comme le journaliste Antoine Glaser, affirment que la Françafrique a existé dans le contexte de la guerre froide mais s’est considérablement affaiblie, depuis lors. Aujourd’hui, la France fait face à la concurrence de la Chine, la Russie, les États-Unis ou la Turquie. Elle a perdu son influence au Rwanda depuis la prise de pouvoir de Paul Kagame en 1994, en République démocratique du Congo (RDC) depuis la chute de Joseph Mobutu en 1997, plus récemment en Centrafrique depuis que la Russie s’y est imposée, et serait également en train de perdre son influence au Mali, qui s’est mis à négocier avec la Russie et les milices Wagner. Elle a aussi perdu beaucoup de parts de marché en Afrique francophone et elle cherche à développer une diplomatie économique avec des pays non francophones comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

TD – L’idée de « concurrences étrangères » est consubstantielle au colonialisme. Le colonialisme s’est toujours construit sous l’argumentaire de la rivalité. Lisez ou relisez les livres de François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française en 1953 et Présence française et abandon en 1957, c’est le même discours ! On est concurrencé dans nos colonies, s’inquiète-t-il à longueur de pages. On sera bientôt chassé d’Afrique par les Anglais, les Américains, les Russes, les Égyptiens !

Antoine Glaser et quelques autres tirent argument de l’intérêt croissant de la France pour des pays non francophones – le Nigéria, l’Afrique du Sud, etc. – pour affirmer qu’on aurait changé d’époque. Outre le truisme consistant à dire que toute époque est une nouvelle époque, cet argument est bancal car la France s’intéresse depuis des décennies aux pays extérieurs à son « pré carré ». Le Katanga, où la France a envoyé des mercenaires dès le début des années 1960, ou la guerre du Biafra, dans laquelle Paris s’est lourdement impliqué à la fin des années 1960, le prouvent. Idem avec l’Afrique du Sud, à laquelle la France a vendu du matériel militaire dès 1961 et pendant des décennies. Y compris, d’ailleurs, des technologies nucléaires à vocation militaire… Elle a également vendu des armes à la Libye de Kadhafi dès 1969 et soutenu l’Unita de Joseph Savimbi durant la guerre civile en Angola tout le long des années 1970-1980. Difficile dans ces conditions d’affirmer que l’intérêt français pour les pays hors « pré carré » signe la fin de la Françafrique !

TB – La France est en effet sortie de son « pré carré » tellement tôt qu’il est vite apparu normal que ce pré carré était plus large que ses seules anciennes colonies. Le Rwanda, le Burundi et le Zaïre ont été intégrés progressivement dans les années 1960 dans le champ du ministère de la Coopération alors qu’ils y n’étaient pas au départ.

Donc ces journalistes et ces observateurs oublient de regarder le temps long, pourtant nécessaire pour essayer de déceler des « ruptures ».

TD – Il faut aussi se méfier des effets d’optique. Vous avez dit que les Russes se sont imposés en Centrafrique. Certes ils ont gagné en influence sur le plan politique et militaire, c’est indéniable. Mais est-ce vrai dans tous les domaines ? Quelle est la monnaie de la Centrafrique aujourd’hui ? Ce n’est pas une monnaie russe… Les Russes et Wagner se sont effectivement implantés en Centrafrique mais ne sont pas pour autant imposés définitivement.

Autre effet d’optique : l’aspect parfois conjoncturel de certaines tensions franco-africaines. Pour s’en convaincre, un coup d’œil historique n’est pas inutile. Car il y a des pays qui, à certaines périodes, se sont en partie émancipés de la tutelle française : le Mali dans les années 1960 ou le Congo-Brazzaville après la révolution de 1963, mais ils ne sont pas pour autant sortis du système françafricain.

TB – Même en Centrafrique, l’armée française a déjà plié bagages en 1996-1997 suite à des mutineries et à un « sentiment anti-français » qui explosait dans les rangs de l’armée centrafricaine et au sein de la population. Au Mali les autorités actuelles ont un agenda qui perturbe la France. Mais c’est le résultat de huit années d’une stratégie contre-productive de « guerre contre le terrorisme ». C’est cela qui conduit à un sentiment de rejet de cette politique africaine de la France – qualifié à tort de sentiment anti-français.

Au Rwanda et en RDC, des stratégies politiques françaises ont été mises en échec. Au Rwanda, la France a soutenu ses alliés qui commettaient un génocide, pour essayer de contenir des ennemis jugés proches des Anglo-Saxons. Cette politique était contre-productive et hautement criminelle. La France a aussi soutenu jusqu’au bout le régime moribond de Joseph Mobutu, mais possède encore des intérêts économiques en RDC et y maintient une coopération militaire.

Lire « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud et notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? ».

Et puis il y a des chefs d’État, qui sont de vieux alliés de la France comme Paul Biya au Cameroun ou par moments feu Idriss Déby au Tchad, qui peuvent, par calcul stratégique, jouer du sentiment populaire de rejet de la politique française dans leur pays pour essayer de se reconstruire une forme de légitimité.

TD – Ou pour faire du chantage à la France ! Ça non plus, ce n’est pas une nouveauté. C’est quelque chose qui a toujours été pratiqué par les chefs d’État africains. Antoine Glaser a développé l’idée de l’« Africafrance ». Les dirigeants français seraient devenus les « obligés » – c’est son expression – des dirigeants africains. Soit un véritable renversement de la domination ! En réalité, les tractations, les négociations et les coups de bluffs entre dirigeants français et africains sont anciens. Et les archives montrent bien que les chefs d’État africains ont toujours joué aux chats et à la souris avec leurs homologues français.

Dès la IVe République et même avant, pendant la colonisation, certains d’entre eux instrumentalisaient ce qu’on appelle aujourd’hui le « sentiment anti-français » pour négocier des postes de responsabilités ou des avantages économiques. Idem, après les indépendances, dans les années 1960 et 1970. Bokassa, par exemple ne cessait de faire du chantage à Paris. Dès qu’il avait des soucis d’argent, il appelait l’Élysée. Quand la France lui disait de modérer ses ardeurs ou que l’opinion publique française se scandalisait qu’il commette des exactions, il menaçait de se tourner vers la Libye ou l’Afrique du Sud – ce qu’il a fait ! Ce rapprochement avec la Libye est une des raisons de son éviction. Il a d’ailleurs été évincé par l’armée française alors qu’il était en visite officielle à Tripoli.

LVSL – Y a-t-il un élément qui caractérise la Françafrique en particulier et la différencie d’autres impérialismes, comme l’impérialisme américain en Amérique latine ou l’influence qu’a la Russie sur les ex-républiques socialistes d’Asie centrale ?

TD – Le terme de Françafrique se justifie parce que le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. Il y a une spécificité française dans ce duo universalisme-assimilationnisme. Selon l’idéologie coloniale, la France est porteuse d’un idéal universel et d’une mission civilisatrice : elle se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

Le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. La France se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

C’est un discours qui a partiellement fonctionné dans une partie des élites africaines, comme en témoigne l’exemple symptomatique de Senghor, évoqué dans le livre par Khadim Ndiaye. Senghor désire intimement et ardemment devenir français, dans toute l’acception du terme (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française dans les années 1930 et s’est marié avec une jeune Normande dans les années 1950). Il place la « civilisation française » à un tel niveau d’abstraction, de hauteur et de magnificence que c’en est déroutant quand on le lit rétrospectivement. Comment un président africain peut-il aimer à ce point l’ancienne puissance coloniale ? C’est d’autant plus troublant que ce discours, sous une apparente exaltation de la « civilisation africaine », s’accompagne d’une sorte de mépris implicite et d’exotisation perverse des cultures africaines. Comme le rappelle Khadim Ndiaye, Senghor ne craignait pas de mobiliser les concepts racistes forgés par Gobineau ou Faidherbe pour parler des Africains…

LVSL – Comment expliquer d’Achille Mbembe et Kako Nubukpo aient accepté de participer au Sommet Afrique-France, qui était une grossière opération de communication ?

TB – Ce serait plutôt à eux qu’il faudrait poser la question. Est-ce la volonté de changer les choses de l’intérieur, avec une forme de naïveté ? Est-ce l’attrait pour les ors de la République et pour quelques responsabilités ? Pour Mbembe, se voir confier la mission d’animer tout le processus a pu flatter son égo.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont malheureusement tombés dans le piège tendu par les communicants de l’Élysée, qui cherchent à avoir de grands noms à afficher aux côtés des petites promesses d’Emmanuel Macron. En espérant que les institutions françaises donneraient du crédit à leurs éventuelles propositions, ils apportent leur légitimité à ce type de gesticulation. C’est complètement contre-productif.

Ils nourrissent ainsi la mise en scène d’une forme de politique coloniale renouvelée, avec Paris qui sélectionne ses interlocuteurs au sein d’un vivier analysé depuis les ambassades et qui décrète qui est apte ou non à débattre de l’avenir de la relation franco-africaine. C’est très clairement d’inspiration coloniale.

Lire notre entretien avec Kako Nubukpo : « La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique ».

TD – Le problème, c’est que dans ces opérations de communication, il y a des segments de l’opinion publique qui y croient et des segments qui n’y croient pas. Quand on regarde le traitement de ce sommet par la presse française, on peut dire que l’opération de communication a globalement fonctionné. Quasiment tous les journaux français, y compris des journaux comme Politis, ont traité l’affaire d’une façon assez conciliante.

Or, dans le même temps, dans une partie de l’opinion publique, et notamment africaine, le Sommet de Montpellier a été perçu comme une farce, une mascarade, une moquerie, un signe de mépris. Mobiliser des « jeunes Africains », les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des « tirailleurs » pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la « patrie en danger »… Ici, il ne s’agit évidemment plus de défendre la mère-patrie mais de mettre en valeur le locataire de l’Élysée qui a, comme on sait, une élection présidentielle en ligne de mire.

Du fait de ces différences de perception, un fossé risque de se creuser entre des Français, qui se pensent généreux et ouverts, et beaucoup d’Africains, qui se sentent floués et méprisés.

LVSL – La question de l’empire colonial a toujours été taboue dans l’histoire de la gauche française et la Françafrique l’est encore. Le Parti socialiste n’a jamais fait le bilan du désastre que fut le génocide des Tutsis au Rwanda et Jean-Luc Mélenchon adopte des positions ambigües et contradictoires sur la Françafrique. D’un côté, il dénonce le soutien de la France au régime militaire tchadien ainsi que la « monarchie présidentielle » qu’est la Ve République et qui permet à la Françafrique de prospérer. De l’autre côté, il revendique sa filiation politique avec François Mitterrand et se rend au Burkina Faso pour promouvoir la francophonie.

TD – La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes (qui ont existé à toutes les époques, il faut le souligner) et des courants se réclamant du réformisme. Ces derniers, considérant qu’il fallait éviter les « abus » de la colonisation mais en conserver l’« idéal », cherchaient à améliorer le système plutôt qu’à le remettre en cause. Ils jouent un rôle structurant dans la naissance et l’évolution de la Françafrique.

La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes et des courants se réclamant du réformisme.

On est aujourd’hui face à une gauche complètement désorientée et les courants anticolonialistes, dont certains utilisent désormais le terme de « décolonial », sont ultra-minoritaires et peinent à se défendre face à la déferlante réactionnaire que l’on observe depuis plusieurs années. La cécité et la passivité de la gauche expliquent en partie la radicalisation d’un certain type d’anticolonialisme africain, qui, ne trouvant plus d’appui ni de solidarité dans l’ex-métropole, adopte des discours génériques sur « la France » qui effacent toute distinction entre les dirigeants français et la société française, au sein de laquelle existent pourtant des forces fidèles à la tradition anti-impérialiste.

TB – Dans les partis de gouvernement qu’on étiquette comme de « gauche », on a malheureusement affaire à un personnel politique qui a fait sa carrière tout au long de l’histoire de la Françafrique et qui en est imprégné. C’est particulièrement le cas au sein du PS, où ceux qui ont voulu réaliser un travail d’inventaire sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda ont été censurés par leurs aînés.

C’est aussi le cas à la France insoumise menée par Jean-Luc Mélenchon. Il est en rupture avec ses anciens camarades du PS, mais il ne renie pas le soutien inconditionnel qu’il a apporté à François Mitterrand. Peu critique sur les choix économiques faits par celui-ci dans les années 1980, il évite tout inventaire de sa politique africaine. Il présente même encore le discours de La Baule comme un « discours libérateur » pour l’Afrique, comme il l’a tweeté en 2018 : il reprend le storytelling du PS, imprégné d’esprit colonial, comme si c’était le président français qui avait libéré les masses africaines dans les années 1990.

Il y a donc à gauche aussi l’expression d’une forme d’imaginaire colonial, avec l’idée que la dictature et les multiples « problèmes de l’Afrique » seraient indépassables. Il y a un manque de volonté de décrypter cette histoire, de comprendre la trajectoire qui a mené à la situation actuelle et de comprendre quelles sont les responsabilités françaises. Il y a par conséquent un travail plus profond à entreprendre et qui n’est absolument pas fait dans les partis dits de gauche, en tout cas pas dans ceux pèsent le plus dans le jeu électoral.

LVSL – Dénoncer la Françafrique revient, dans une large part, à dénoncer le fonctionnement secret et vertical de la Ve République, dans laquelle l’Afrique est la « chasse gardée » de l’Élysée, qui n’a de compte à rendre à personne sur le sujet. La Françafrique a prospéré sur ce fonctionnement institutionnel. Quelles seraient selon vous les pistes de réformes qui remettraient en cause à la fois la Françafrique et le présidentialisme français ?

TB – On voit en effet dans l’histoire que le présidentialisme de la Ve République favorise la Françafrique. Il ne faut pas pour autant réduire la Françafrique à cela. On montre dans notre livre qu’elle s’est mise en place avant le présidentialisme et elle pourrait peut-être lui survivre si demain on en finissait avec celui-ci.

Le journaliste Pascal Krop disait au moment du sommet France-Afrique de 1994 qu’il faudrait accepter que l’histoire s’écrive sans la France. C’est quelque chose qu’on n’arrive pas du tout à faire. Lorsque les anti-colonialistes demandent que la France sorte des institutions du franc CFA, on va s’inquiéter de la manière dont ces pays vont gérer leur monnaie. Mais cela ne nous appartient pas ! De même, on a tendance à se demander ce qui va se passer lorsqu’il est exigé que la France se retire militairement d’Afrique : les Français répondent en général que ce serait le chaos. Mais on parle d’un processus qui ne va évidemment pas se mener en deux semaines, surtout pour les opérations extérieures : on pourrait établir un échéancier sur le retrait militaire de la France, avoir un tel agenda serait déjà un acte concret, permettant aux alternatives d’enfin exister.

Car il y a des mouvements africains qui luttent sur ces questions, il faut leur laisser la place, sans prétendre que cela pourrait être pire. Jusque-là, ces mouvements ont été réprimés avec le soutien de la France, donc Paris est la plus mal placée pour se positionner comme le tuteur ou le protecteur des pays africains face aux autres impérialismes qui guettent l’Afrique, que ce soit l’impérialisme russe, chinois ou autre.

Mais il faut avoir en tête que ce qu’on propose dans l’ouvrage, ce n’est pas un ensemble de recommandations ni des pistes d’action. On n’établit pas un programme politique : on pose un diagnostic. C’est une étude historique sur quatre-vingts années de relations franco-africaines, et même au-delà puisqu’on s’intéresse aux racines lointaines de la Françafrique. Ensuite, on souhaite que les forces politiques, que ce soient les partis ou la « société civile », s’en emparent et que cela nourrisse leurs propres propositions.

TD – Il me semble que si on nie l’histoire, si on fait de l’histoire et du passé un tabou, ou même si on considère que le passé est révolu alors qu’il continue, on aura du mal à envisager des perspectives viables et sereines. La connaissance du passé me paraît être un élément essentiel. Il y a une négation incroyable et une méconnaissance stupéfiante de l’histoire franco-africaine. Une méconnaissance que l’on perçoit y compris dans les « politiques mémorielles » actuelles.

Ces politiques mémorielles ont pour objectif paradoxal de tourner au plus vite les « pages sombres » de l’histoire et de permettre ainsi au « couple franco-africain » de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Le pouvoir français cherche en d’autres termes à se délester des dossiers contentieux, dans l’espoir que les Africains cessent au plus vite leurs revendications. Mais c’est oublier que ces pages sombres sont loin d’être encore correctement étudiées et largement connues. Certaines sont même encore totalement méconnues ! Je suis stupéfié qu’Achille Mbembe, historien spécialiste de la guerre du Cameroun, n’ait pas réussi à placer une seule phrase sur ce conflit dans les « recommandations » qu’il a faites à Emmanuel Macron. Il s’agit pourtant d’un conflit tragique non seulement parce qu’il a causé la mort de dizaines de milliers de personnes mais aussi parce qu’il est un des moments clés de la consolidation de la Françafrique dans les années 1950-1960.

Cette communication autour de la « mémoire » a finalement pour vocation de fermer la porte à la constitution d’un savoir solide historique et d’une reconnaissance véritable des crimes qui ont façonné les relations franco-africaines contemporaines. L’affaire de la restitution des œuvres d’art est révélatrice à cet égard. On restitue quelques statues pour faire un symbole, de belles images et de grandes déclarations. Mais derrière ces symboles, ces images et des mots, le système reste bien en place.

Lire « La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes », par Philippe Baqué.

On peut par ailleurs noter que si l’on commence à ouvrir le dossier de l’histoire coloniale, l’histoire néocoloniale, elle, reste encore largement inexplorée. N’en déplaise aux contempteurs de la « repentance », on n’est pas à la fin du processus de recherche historique : on est au tout début ! J’entends d’ici les conservateurs ou réactionnaires de toutes obédiences dire que ça « commence à bien faire », qu’il faut arrêter de « remuer le passé » et qu’il y a bien d’« autres priorités ». Eh bien, il va falloir que ces gens-là s’habituent : c’est juste le début ! Il y a encore des tonnes de dossiers à explorer, dont les racines sont bien plus profondes qu’ils ne le croient.

« Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique » – Entretien avec François Morin

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François Mitterrand en meeting à Strasbourg en 1981 © Philippe Roos

Face à la crise économique qui vient, même l’actuel gouvernement français envisage la nationalisation de grandes entreprises. Or, les débats sur le poids du secteur public dans l’économie ont disparu de la scène politique depuis presque quarante ans, durant lesquels les privatisations se sont succédé. En tant que conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, l’économiste François Morin a vécu les nationalisations bancaires et industrielles de 1981 de l’intérieur. C’est cet épisode vite oublié, y compris à gauche, qu’il raconte dans « Quand la gauche essayait encore ». À l’heure où s’annonce un grand retour de l’État dans l’économie, nous nous sommes entretenus avec lui sur la mise en œuvre et les limites des nationalisations de l’époque et les leçons à en tirer pour aujourd’hui. Retranscription par Dany Meyniel.


LVSL – Vous débutez votre ouvrage par le récit des nationalisations. La première chose qui vous frappe est l’impréparation des gouvernants de l’époque, alors même que le sujet était central pour la gauche dès le programme commun approuvé en 1972. Comment expliquer cette situation ?

François Morin – Le programme commun, signé en 1972, avait quand même tracé les grandes lignes des objectifs de nationalisation. Pendant neuf ans, jusqu’en 1981, il y eut d’importants débats au sein de la gauche, c’est-à-dire entre les partis communiste et socialiste, sur des questions qui se sont avérées importantes par la suite. D’abord il y avait la question des filiales : devait-on les nationaliser ou pas ? Un autre débat portait sur le fait de nationaliser à 100% ou à 51% : une nationalisation de 100% du capital d’une entreprise permet de changer l’exercice du pouvoir dans les entreprises publiques, tandis qu’une prise de contrôle à 51% permet simplement à l’État de contrôler les principaux leviers de l’économie pour mener une autre politique industrielle. Dans le programme commun, on retrouvait aussi l’idée de nationaliser le crédit. Or, la formule était assez vague : est-ce que cela signifie nationaliser toutes les banques ou juste les principaux centres du pouvoir bancaire et financier ?

Quand la gauche arrive au pouvoir, ces débats ne sont pas tranchés. François Mitterrand avait pris position en interne en faveur de nationalisations à 100% car il savait qu’il avait besoin du vote communiste au second tour pour remporter l’élection, mais il restait discret sur le sujet. Ainsi, tous ces débats vont resurgir très vivement durant la préparation du projet de loi.

LVSL – Un passage de votre livre est très contre-intuitif : vous attestez qu’une nationalisation totale, soit 100% des parts, est moins coûteuse que l’obtention de 51% des parts.

F.M – Concrètement, quand on prend 51%, on est obligé de procéder par accord de l’assemblée générale des actionnaires. En effet, on ne peut pas passer par un rachat en bourse parce que le volume d’achats est trop important et que cela encouragerait la spéculation. En faisant donc appel à l’assemblée générale, l’État demande de procéder par augmentation de capital de la société en question, et, bien entendu, les actionnaires ont tout intérêt à faire monter les enchères puisque le prix est librement négocié. Donc, même par rapport à un cours boursier, le prix payé pour ces achats peut rapidement s’envoler. Et comme il s’agit d’une augmentation de capital où l’on double les fonds propres de l’entreprise, on va finalement payer toute la valeur originelle de celle-ci.

Si on nationalise à 100%, c’est plus simple : on procède par une loi d’expropriation au nom de l’intérêt général. Il y a certes un débat sur la valeur de l’entreprise, mais pour simplifier, son prix équivaudra au cours de bourse. Et l’avantage de prendre 100% d’une entreprise, c’est qu’il n’y a pas d’actionnaire minoritaire, donc pas de minorité de blocage des actionnaires privés qui pourraient faire valoir leur opposition à certaines décisions.

Tout ceux qui ont lu mon livre relèvent ce point, qui est effectivement complètement contre-intuitif. Encore récemment, j’ai déjeuné avec Lionel Jospin, qui était le premier secrétaire du Parti socialiste en 1981 et il m’a dit qu’il aurait bien aimé en avoir eu connaissance pour ses rencontres hebdomadaires avec Mitterrand ! Mais il faut dire que ce débat est resté confiné à quelques conseillers et responsables politiques impliqués dans la préparation du projet de loi, et ce sont des notes auxquelles j’avais contribué qui ont finalement convaincu Jean Le Garrec (secrétaire d’Etat à l’extension du service public, NDLR) et Pierre Mauroy, alors premier ministre.

LVSL – L’un des enjeux des nationalisations était donc le contrôle du crédit, qui conduira à nationaliser les plus grandes banques de l’époque, c’est-à-dire celles dont les dépôts dépassaient 1000 milliards de francs. Cette mesure est prise au nom du fait que la monnaie est un « bien public ». Expliquez-nous cela.

F.M – Comme la monnaie est créée au moment des opérations de crédit, celui qui a le pouvoir d’émettre des créances détient un grand pouvoir, qui fait partie des prérogatives de souveraineté. À l’époque, ce sujet était considéré comme fondamental. La banque centrale était alors dépendante de l’État, mais le secteur privé bancaire était plus important que le secteur public. Certes, il y avait des banques nationales mais il y avait surtout deux compagnies financières, Suez et Paribas, qui contrôlaient un grand nombre de banques et cela leur conférait un grand poids dans les circuits de financement de l’économie française. La gauche considérait donc que la monnaie était devenue un bien privé parce que l’essentiel des banques était des banques privées et que l’émission monétaire devait revenir à l’État par la nationalisation du crédit.

LVSL : Faisons un petit bilan des nationalisations de l’époque : en fait, elles vont plutôt loin si on considère les lignes de fracture au sein du gouvernement. Ce que vous appelez le camp de la « rupture » gagne un certain nombre d’arbitrages contre le camp plus « modéré ». Mais paradoxalement, un tournant néolibéral s’engage au même moment un peu partout dans le monde, alors que la France s’ouvre à la mondialisation et que la construction européenne s’accélère. Seulement deux ans après l’arrivée au pouvoir de la gauche, François Mitterrand décide le célèbre « tournant de la rigueur » et abandonne la défense des nationalisations, qui seront défaites par le gouvernement Chirac à partir de 1986, puis par tous les gouvernements suivants. Faut-il en conclure que les nationalisations ont échoué ? L’ouverture de notre économie sur le monde est-elle responsable ?

F.M – Le contexte est en effet celui de la montée du néolibéralisme, doctrine qui s’est déjà affirmée dans le courant des années 1970 : quand Mitterrand arrive au pouvoir, Thatcher est aux commandes en Grande-Bretagne et Reagan aux États-Unis. Le contexte mondial n’est donc pas favorable évidemment à cette rupture induite par les nationalisations en France, que les autres pays surveillent de très près.

Ensuite, au sein même du gouvernement français, deux lignes politiques s’affrontaient : la première, la ligne de rupture (qui regroupe Pierre Mauroy, Jean Le Garrec, les quatre ministres communistes et parfois Jean-Pierre Chevènement, NDLR), estimait qu’à l’intérieur d’un pays comme la France on pouvait faire de grandes réformes structurelles en faveur de nouveaux rapports sociaux, notamment grâce aux nationalisations. La deuxième ligne (portée par le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, celui du Plan Michel Rocard et celui de l’Industrie Pierre Dreyfus) se disait favorable au changement mais en tenant compte avec précaution du contexte international qui évoluait très vite. Avec ce contexte international qui n’était pas particulièrement favorable, en particulier suite aux attaques sur le franc, la ligne de rupture n’a donc pas pu aller aussi loin qu’elle l’aurait voulu.

Très vite, on s’est aperçu que les tentations de s’aligner progressivement sur ce qui se faisait à l’étranger étaient très fortes au sein du gouvernement. On aboutit à ce programme de rigueur dès 1983, puis à la réforme bancaire de 1984 où les banques nationalisées deviennent pratiquement des banques comme les autres. Et puis le changement de gouvernement de 1986 enclenche des privatisations massives, c’est-à-dire l’arrêt brutal de cette expérience. En 1988, le « ni…ni » mitterrandien (ni nationalisations, ni privatisations, NDLR) consacre qu’on ne peut plus rien faire à gauche et fait apparaître les nationalisations comme un échec. La gauche émancipatrice, qui voulait changer les rapports sociaux, se retrouve désorientée, comme en témoignent les privatisations massives du gouvernement Jospin. Jusqu’à récemment, la gauche a donc un souvenir traumatisant des nationalisations. On peut même dire que le sujet était tabou dans la politique française : en 2008, la droite n’a pas osé nationalisé les banques en difficulté alors que cela se faisait en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays.

Mais la crise actuelle a fait resurgir ce terme. Je crois qu’on a compris que la situation était suffisamment grave pour qu’il n’y ait pas d’autres solutions que de nationaliser certaines entreprises le temps que l’économie se redresse. Avec le krach rampant qu’on connaît actuellement, beaucoup de grandes entreprises vont perdre quasiment tous leurs fonds propres et voir leur cours boursier s’effondrer considérablement. On parle ici d’Air France ou d’entreprises dans le secteur de l’automobile, et certains évoquent déjà la nationalisation des banques. Bien sûr, tout cela est pensé comme seulement temporaire.

LVSL – Oui, la question de la nationalisation temporaire d’entreprises en grande difficulté, c’est-à-dire de la socialisation de leurs pertes, va évidemment devenir de plus en plus pressante dans les semaines à venir. Mais ce qui reste de la gauche française, notamment la France Insoumise, n’a guère parlé de nationalisations jusqu’à la crise actuelle…

F.M – C’est vrai. Par exemple, lors de la dernière élection présidentielle, les communistes avaient dit qu’il fallait nationaliser les trois plus grandes banques du pays – la Société Générale, BNP Paribas et le Crédit Agricole – mais ils n’évoquaient pas Natixis, qui était pourtant considérée comme une banque systémique au même titre que les trois autres.

Mais ça, c’était la dernière présidentielle ; la prochaine élection sera évidemment marquée par la crise que nous connaissons. La mondialisation va d’une façon ou d’une autre être remise en question, la question du rôle de l’État, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. Même si on sent pour l’instant une certaine prudence de la part des responsables politiques à aller au-delà de nationalisations temporaires, bientôt la question d’aller plus loin se posera.

« La question du rôle de l’Etat, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. »

Dans un article sur Mediapart, Laurent Mauduit fait une grande étude rétrospective des nationalisations et se demande ce qui risque de se passer prochainement. À la fin, il pose la même question que moi : à partir du moment où l’on dit qu’il faut changer de modèle, n’est-il pas judicieux d’aller vers la démocratie économique plutôt que de simples étatisations ?

LVSL – Votre livre s’achève en effet sur un plaidoyer pour la démocratie économique, c’est-à-dire donner du pouvoir aux travailleurs et aux usagers dans la prise de décision des entreprises. Vous écrivez « nationaliser des entreprises sans les démocratiser aboutit nécessairement à l’étatisation de leur gestion ». Comment éviter de reproduire les écueils du passé ?

F.M – Cette question taraude effectivement une partie de la gauche. Quelle place pour les salariés ? Dans les très grandes entreprises capitalistes ou les très grandes banques, les actionnaires qui détiennent le capital ont le pouvoir d’organiser les activités de l’entreprise et de répartir les fruits de l’activité comme ils l’entendent : soit en dividendes, soit en financement d’investissements nouveaux, soit en laissant ces revenus dans les fonds propres de l’entreprise. Même s’il y a certaines formules de participation, les salariés n’ont pas vraiment leur mot à dire à la fois dans l’organisation et la répartition des résultats.

Ne faut-il pas aller plus loin dans la reconnaissance du pouvoir des salariés ? Dans mon ouvrage, je fais référence à ce qui se passe à ces débats sur le plan théorique mais aussi ce qui se passe dans différents pays comme l’Allemagne ou les pays scandinaves, où il existe des formules de cogestion ou de co-détermination. Pour ceux que cela intéresse, les travaux de l’OIT ou d’Olivier Favereau sur ce sujet sont assez aboutis.

Pour ma part, j’estime qu’il faut aller vers une co-détermination à parité, c’est-à-dire reconnaître autant de droits aux salariés qu’à ceux qui apportent des ressources financières. Et pas simplement dans les organes délibérants de l’entreprise, comme l’assemblée générale ou le conseil d’administration, mais aussi dans les organes de direction. En effet, c’est bien à ce niveau-là que se joue les rapports de subordination qu’on connaît bien dans le monde de l’entreprise, donc il faut s’y attaquer si l’on souhaite vraiment aller vers une égalité des droits entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail.

LVSL – La conclusion de votre ouvrage aborde aussi la démocratisation de la monnaie…

F.M –  En effet. Dans la littérature économique, beaucoup reconnaissent désormais que la monnaie est devenue un bien totalement privé, puisque les banques centrales sont indépendantes des États et que les plus grandes banques sont des banques privées. Comme l’émission monétaire est désormais le fait d’acteurs privés, elle échappe complètement à la souveraineté des États. De plus les deux prix fondamentaux de la monnaie que sont les taux de change et les taux d’intérêt sont régis uniquement par les forces du marché.

Aujourd’hui, on voit bien que l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE)  aboutit à des choses complètement hallucinantes : cette institution applique des pratiques non-conventionnelles depuis une décennie et décide, de son propre chef, d’injecter des quantités phénoménales de monnaie. Les banques et les plus gros investisseurs financiers s’en servent pour spéculer en bourse, préparant des krachs financiers, et ces liquidités n’atteignent pas l’économie réelle qui en aurait besoin.

« Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. »

Mais tout cela n’est nullement une fatalité. Durant les Trente Glorieuses, la monnaie était largement contrôlée par les États. Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. Il faut que les parlements, les assemblées élues, puissent décider démocratiquement des objectifs de la politique monétaire, et des instruments à utiliser pour la mettre en œuvre.

On pourrait d’ailleurs envisager d’étendre ce principe à des monnaies locales afin d’encourager les relocalisations et l’économie circulaire. Pour l’instant les monnaies locales sont de fausses monnaies qui ont une contrepartie en devises nationales. De vraies monnaies locales citoyennes auraient la capacité de faire des avances sans contreparties, comme le font les banques avec les crédits. On me rétorquera qu’on ne peut confier ça à des collectifs, mais si on veut démocratiser l’économie, est-ce qu’on ne peut pas s’appuyer sur des autorités démocratiques locales ou régionales ?

LVSL – À travers l’exemple de la BCE, vous soulevez l’enjeu du pouvoir des technocrates. Lors des nationalisations du début des années 80, la technocratie a justement été un frein important, en particulier les hauts-fonctionnaires du Trésor. Si un gouvernement était élu en France aujourd’hui et souhaitait mener un programme ambitieux de nationalisations, la technostructure le laisserait-il faire ?

F.M – Pour en avoir fréquenté de près, je pense surtout que ces hauts-fonctionnaires, comme la plupart de nos responsables politiques, sont formatés par une certaine idéologie. Il y a donc un travail politique et idéologique important à avoir pour leur expliquer qu’on peut conduire l’État autrement que selon des principes du néolibéralisme. Tout cela passe par à la fois une bagarre politique et par une bagarre idéologique au niveau des idées.

Si on prend l’exemple de la monnaie, les néolibéraux ont une vision très néoclassique, celle d’une monnaie neutre, dont il faut simplement vérifier qu’elle ne soit pas produite en trop grande quantité pour éviter une inflation du prix des biens et des services. Selon eux, il faut des banques centrales indépendantes qui veillent à ce qu’on appelle la valeur interne de la monnaie, c’est à dire l’inflation, ne dérape pas. Le néolibéralisme pense donc que tout part de l’épargne, et donc de la rente, qui se transforme ensuite en investissements. Alors qu’en réalité, c’est tout le contraire : c’est l’investissement qui fait l’épargne. La monnaie est endogène, il faut partir des besoins des villages, des entreprises, des services publics. Une fois qu’on sait ce qui doit être financé, on accorde des crédits correspondant à ces besoins et ensuite, en bout de chaîne, vous avez de l’épargne grâce à l’activité économique.

Une fois qu’on a compris ça, on peut s’autoriser à utiliser la monnaie pour financer des activités économiques, et il appartient au politique de déterminer lesquelles. Si l’on comprend ce processus, on peut aussi s’autoriser des déficits afin de financer certains besoins… Tout ce que je viens d’expliquer, ce sont des choses que la pensée néolibérale n’intègre pas. Pour elle, ce qui compte c’est le profit et l’accumulation du capital. Ainsi, il y a d’abord une question très politique sur ce qu’il est possible de faire collectivement.

LVSL – Dans le livre, vous racontez votre rencontre avec Michel Rocard il y a quelques années, qui vous disait à quel point il signe à contrecœur l’autorisation de mobilité totale des capitaux en 1990. Or, avant même l’élection de François Mitterrand, une fuite des capitaux a affecté la France et c’est notamment pour éviter d’accroître ce phénomène que les textes de nationalisations sont préparés dans le plus grand secret. Aujourd’hui, la mobilité des capitaux est absolue, garantie comme une des quatre libertés fondamentales permises par l’Acte unique européen, et rendue immédiate par l’informatique. Peut-on éviter un scénario catastrophe où on verrait l’élection d’un nouveau gouvernement ambitieux rendue impuissante par la fuite des capitaux ?

F.M. : Effectivement j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Michel Rocard, il avait bien l’intuition à l’époque que c’était une décision importante et j’ai senti que ça lui pesait. Il ne voulait pas prendre cette décision et s’est ensuite rendu compte qu’il avait fait une erreur. C’est à partir de cette libéralisation, au début des années 1990, que les marchés monétaires et financiers se globalisent véritablement, que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. J’étais au conseil de la Banque de France à l’époque et j’ai pu constater à quel point la spéculation internationale était démentielle.

« C’est à partir de cette libéralisation que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. »

J’ai vécu la crise du SME (Système monétaire européen) en septembre 1992, où la livre sterling a été attaquée sur les marchés, qui décidera les Anglais à ne pas participer à la construction de l’euro. J’ai aussi traversé deux autres crises du SME, en décembre 1992 et surtout en juillet 1993, et la crise asiatique des années 1996-1997, une crise systémique très grave qui a touché un grand nombre de pays. Bref, l’ouverture totale des frontières déstabilise complètement le marché des changes mais aussi le marché financier puisque les mouvements boursiers globalisés sont totalement soumis, en tout les cas pour les plus grandes économies, aux vents de la spéculation.

Ainsi, à partir du moment où vous interdisez des mouvements de capitaux les plus courts, vous limitez forcément la casse sur le marché des changes et les autres marchés et vous limitez le rôle de la spéculation. Il restera toujours le commerce international, c’est-à-dire les importations et exportations, et cela permettra toujours de la spéculation sur le marché des changes, mais vous empêchez les grandes bourrasques financières. Je pense donc qu’il faut revenir sur cette libéralisation, au moins sur cette possibilité de déplacer des masses énormes de capitaux à la vitesse de la lumière. Il faut que les échanges de capitaux s’orientent vers des investissement de long terme, pas de la spéculation. Rien que ça serait un vrai bouleversement de ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère financière.

Un spectre hante la gauche : le spectre du Mitterrandisme

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Il y a 21 ans, le 9 janvier 1996, François Mitterrand meurt seul dans un appartement parisien. 21 ans, c’est précisément le temps pour atteindre une majorité absolue, complète, qui va au-delà de l’insouciance de la prime majorité civile à 18 ans. C’est aussi une majorité qui prend le temps de se construire. Et justement ce temps peut parfois être long. 21 interminables années. Surtout quand on n’arrive pas à progresser. Surtout quand il est impossible de se détacher de ce même 9 janvier, et de ce qui s’y est joué tacitement et sans bruit.

Il ne s’est toutefois rien passé d’extraordinaire dans cette chambre parisienne le 9 janvier 1996. Un cancéreux qui rend l’âme c’est un fait certes morbide mais banal et même prévisible. Le problème est qu’on ne savait qu’en faire de cette banalité, de cette mort. On avait beau y avoir été préparé, elle encombrait. Vague impression de vide du pouvoir. On allait pourtant tenter de le combler ce vide. Dans la journée, prit place tout un défilé d’interventions plus ou moins maladroites, tentant de retracer la carrière du défunt, d’en faire le bilan, d’en tirer les leçons, bref d’écourter l’événement. Analyses de politologues, hommage vague et embarrassé du PS de Lionel Jospin, discours télévisé de Jacques Chirac, rien n’y fit. Le cadavre resta chaud et le souvenir brûlant. On accéléra alors le processus : le 11 janvier, jour des obsèques, fut déclaré deuil national. Une fois encore, le cérémoniel servit à noyer le souvenir, calmer les esprits, et indiquer doucement au défunt sa place : celle d’une tombe à l’écart de la vie qui continue. Tout sembla rentrer dans l’ordre. Pourtant le soir un peu partout en France (mais comme toujours surtout à Paris), les gens se réunirent. Ils allumèrent des cierges sur les grandes places, y déposèrent des roses et des photos de l’ancien président. Dans ce qui prit l’allure d’un recueillement certains pleuraient même. Mais que pleuraient-ils au juste ? Quelques larmes furent peut être adressées à l’homme lui-même, à sa carrure, mais tout ces sanglots pour un même cadavre ? Non ce n’est pas ça. C’est plus complexe, et plus profond aussi. La blessure venait de la fin d’une époque, emportant avec elle son lot d’espoirs à jamais inassouvis, et d’un avenir peut promis aux lendemains qui chantent. Ces larmes versées le 11 janvier 1996 au soir sont le pendant de celles qui coulèrent un autre soir de mai 1981. Des larmes au goût bien amer vinrent remplacer celles qui, autrefois, étaient pleines d’espoir.

Car de l’espoir il y en avait en 1981 et ce fut lui qui mena Mitterrand à la présidence dans une ascension irrésistible. Tant de choses étaient alors à faire : écarter une droite assoupie sur le trône depuis 23 ans, imposer une alternative radicale, concrétiser le socialisme, changer la vie… Cela pouvait sembler beaucoup, trop énorme pour être réalisable, et pourtant on y croyait. Tout se passa même sans accroches les premiers temps. Hausse du SMIC, diminution du temps de travail et cinquième semaine de congés payés, nationalisation d’entreprises, abolition de la peine de mort, décentralisation : l’heure était aux réformes sociales. Elle allait donc enfin venir cette révolution socialiste que nombreux appelaient de leurs vœux depuis si longtemps !

Malheureusement l’état de grâce fut de courte durée. Il battait déjà de l’aile au bout d’une année et une de plus suffit pour que le fameux « principe de réalité » resurgisse de l’ombre, comme un vieux démon guettant son heure. Après les temps de liesse il y eut donc le tournant de 1983, puis la défaite de 1986, et ensuite vint une seconde présidence, dans laquelle ni le socialisme ni les ambitions 1981 n’avaient leur place. Il fallait désormais manœuvrer prudemment et surtout se défendre contre la droite. Bascule de la politique avec un P majuscule à la politique avec un petit P, de l’espérance du changement à la guerre politicienne en rangée serrée. Comme il avait pris une drôle de tournure ce règne…

Sous l’action plus ou moins directe de Mitterrand bien des choses changèrent durant ce long règne de 14 ans, qui laissa la gauche transformée. Le socialisme fut peut-être la première victime. Face à une économie française déjà en voie de désindustrialisation qui faisait progressivement le deuil de sa classe ouvrière et de sa paysannerie, le programme commun (base de l’alliance avec les communistes) apparut vite en inadéquation avec la réalité. Les nationalisations de 1982 encombrèrent ainsi longtemps un gouvernement qui n’en avait que faire, avant d’être vendues à divers groupes (trop contents de pouvoir racheter des sociétés recapitalisées) en 1993 par la droite puis en 1997 par la gauche… L’opprobre allait longtemps peser sur le mot de « socialisme » (comme sur celui de politique interventionniste d’ailleurs) jugé désormais au mieux archaïque et au pire utopiste. Toutefois on ne pouvait pas laisser le parti sans projets ni perspectives, il fallait lui trouver une nouvelle direction et c’est l’Europe qui fut choisie. Elle fut le nouvel horizon de Mitterrand pour son second mandat, et devint progressivement ce qu’elle est encore : une solution par défaut.

Outre cet abandon des idéaux, les présidences de Mitterrand marquèrent surtout la pratique même du pouvoir. Ses deux mandats représentèrent en effet un virage vers la politique politicarde, celle qui cherche avant tout à défendre la place occupée, et à en jouir aussi. Pour cela, il fallait d’abord affaiblir la droite et une option toute trouvée se présenta : la meuler par l’extrême-droite. Ce fut chose faîte en donnant accès aux plateaux télévisés à Jean-Marie Le Pen et en mettant en place un scrutin proportionnel pour les législatives (en 1985), donnant ainsi une toute autre ampleur et stature à un FN encore hésitant dans ses premiers succès. Cependant tout les dangers ne viennent pas de l’extérieur, Mitterrand fidèle lecteur de Machiavel savait cela, et œuvra pour ne pas se faire devancer dans son propre parti par une alternative plus construite. Voire plus inspirante. L’éviction de Michel Rocard en 1991 (après trois ans en tant que premier ministre) en fut l’exemple même. Mitterrand, qui ne se reposait sur rien d’autre que sa carrure, était en effet bien démuni face à un Rocard portant un projet plus cohérent (celui de la social-démocratie). En éliminant tout potentiel rival et concentrant ainsi le pouvoir autour de sa personne, Mitterrand donnait naissance à véritable un phénomène de cour, lui-même suivi par une diminution de la moralité publique (que penser d’autre de l’entrée de Bernard Tapie en politique durant ces années-ci). Ajoutons à cela un exercice autoritaire de l’État notamment marqué par la mise en place d’un réseau d’écoutes téléphoniques, et nous obtiendrons un portrait assez effrayant : celui d’un pouvoir en roue libre, qui ne différencie plus son propre intérêt du bien collectif, et qui s’enfonce progressivement dans la paranoïa… Difficile alors de composer avec un tel héritage, d’en faire oublier les excès.

C’est pourtant ce que la gauche eut à faire juste dès 1995 Du moins celle du PS de Lionel Jospin, sorti vainqueur d’une tumultueuse primaire interne et qui avait bien du mal à s’imposer tant l’ombre mitterrandienne était encore forte. Ailleurs à gauche, on était exsangue aussi bien idéologiquement que politiquement. Le Parti Communiste mourrait lentement, et rien ne semblait pouvoir constituer une alternative. Plus personne pour venir disputer la part du lion à un PS pourtant dépourvu de projets. 14 ans années de règne avaient été acquises au prix de la disparition de toute pensée critique.

C’est sans doute tout ça que pleuraient ces anonymes le 11 janvier 1996 au soir. Un peu pour la mort d’une époque, et beaucoup pour des rêves déçus. 1981 devait leur sembler plus loin que jamais. Nul changement de la vie en perspective, rien d’autre qu’un consensus néolibéral déclamé désormais partout sur l’échiquier politique. L’avenir n’était plus aux utopies.

Tout cela peut sembler avoir pris place il y a fort longtemps. Pourtant force est de constater que nous ne sommes pas sorti de ce deuil politique entamé en janvier 1996. La présidence de Mitterrand a soulevé bien des problèmes, et bien que certains aient été résolus, nombre d’entre eux demeurent douloureusement d’actualité. 

Que faire de l’Europe ? Sommes nous condamnés à devoir toujours la considérer comme un projet de secours, comme « l’indépassable horizon de notre époque » (pour reprendre Sartre), sans nulle marge de manœuvre face à ses dogmes économiques et sociaux ? Est-il nécessaire de passer par le charisme d’un personnage providentiel pour rassembler la gauche et la rendre « présidentiable » ? N’existe-il donc aucune autre façon d’établir une hégémonie pour accéder au pouvoir ? Comment résister à la perversion inhérente à l’exercice du pouvoir ? Comment gouverner sans basculer ni à droite (c’est à dire dans l’illusion de l’immuabilité des choses) ni dans l’autoritarisme ? Et surtout vers où puiser un renouveau idéologique, où chercher l’élan d’un nouveau projet politique ?

Il serait légitime de se sentir fort impuissants face à tant de problèmes et être ainsi tentés de baisser les bras. Voilà 21 ans que l’on peine à trouver des réponses, pourquoi nous apparaîtraient-elles maintenant ? Ce serait toutefois oublier que si 21 années peuvent sembler longues, c’est justement car cette durée est bien nécessaire. Il faut en effet du temps et de l’expérience pour accéder pleinement à l’état de majorité, et pouvoir alors s’émanciper, agir par soi-même, et s’affranchir de son passé. Ce qui nous était impossible jusqu’ici, nous en sommes peut-être capables aujourd’hui. N’ayons donc pas honte d’agir en idéalistes en voulant tuer, une bonne fois pour toute, l’ombre de Mitterrand. Car si nous ne revendiquons pas notre autonomie maintenant, nous prenons le risque de ne jamais pouvoir nous défaire de son emprise. Il s’agit d’aller au-delà de la fatalité, de croire en nos capacités à porter nos utopies, à nous battre pour leur créer une place, et de ne surtout jamais céder face à la bassesse des jeux de pouvoir. Ce sont là les conditions pour que ce si terrifiant spectre arrête de nous hanter, s’en retourne à Jarnac, et y reste.

Ce qui effraie dans Mitterrand, c’est l’impossibilité d’agir autrement qu’en l’imitant. Il nous reste donc à nous persuader du contraire, en pensée d’abord, dans les faits ensuite.

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