Jean-Luc Mélenchon et le Parti communiste français : histoire et perspectives

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et Jean-Luc Mélenchon, leader de la France insoumise

Sur fond de tergiversations autour de l’Union de la gauche, les cadres du Parti communiste français (PCF) viennent de voter en faveur d’une candidature autonome pour les prochaines élections présidentielles, à l’instar de 2016. Alors que les militants communistes doivent décider les 7, 8 et 9 mai de la stratégie de leur Parti pour l’année à venir et qu’ils avaient finalement engagé le PCF sur le chemin du soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon lors des précédentes élections présidentielles, il est possible de revenir sur l’histoire et les enjeux actuels qui structurent les relations entre le PCF et Jean-Luc Mélenchon.

Jean-Luc Mélenchon et le PCF : une histoire ancienne (1968-2009)

Jean-Luc Mélenchon a été le candidat soutenu par le Parti communiste français lors des deux dernières élections présidentielles. Or, lors de leur conférence nationale tenue les 10 et 11 avril, les cadres du PCF viennent d’opter à une large majorité (66,41%) pour une candidature communiste en 2022, son secrétaire national Fabien Roussel ayant alors remporté l’adhésion de près de trois quarts des votants (73,57%).

Il faut néanmoins rappeler qu’en 2016, les cadres du PCF avaient déjà rejeté l’option du soutien à Jean-Luc Mélenchon et à La France insoumise pour une candidature propre (53,69%, vote du 5 novembre 2016), et cela malgré l’appui au leader insoumis du secrétaire national alors en fonction, Pierre Laurent. Mais les militants, décideurs en dernière instance en la matière, avaient quant à eux choisi d’appuyer la candidature de Jean-Luc Mélenchon (53,60%, vote du 26 novembre 2016), réglant ainsi le processus décisionnel. La puissance des 60 000 militants communistes – le PCF est le premier parti de France en effectif militant – et la force symbolique de l’endossement par un parti de gauche important avait participé à renforcer la dynamique de campagne de Jean-Luc Mélenchon qui avait finalement entraîné près de 20% (19,58%) des électeurs à lui accorder leur bulletin, frôlant le second tour. Présence dans un second tour qui, à défaut d’être forcément gagné, voire gagnable, aurait permis d’augmenter la visibilité, la légitimité et la crédibilité de l’ensemble des courants de la gauche radicale durant le quinquennat macroniste. Le groupe insoumis à l’Assemblée nationale a néanmoins pu assumer de manière efficace un rôle d’opposition parlementaire structurée, palliant partiellement cette absence de leur leader au second tour.

L’histoire entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF remonte à plus de 50 ans, alors que le jeune lycéen Jean-Luc Mélenchon participe, comme meneur dans sa ville de Lons-le-Saunier, aux événements de Mai 68. Jean-Luc Mélenchon revient dans un entretien de 2016 sur ce qui l’a tenu éloigné de la possibilité d’une adhésion communiste : « Je ne pouvais pas être au PCF à cause de l’invasion de la Tchécoslovaquie. » Outre le Mai français, l’année 1968 est en effet également fortement marquée par l’écrasement du Printemps de Prague par l’URSS, les troupes du Pacte de Varsovie envahissant la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août. À la suite de l’entrée des tanks soviétiques dans la capitale tchèque, les communistes français s’interrogent, tandis que le Comité central du PCF passe de la « réprobation » affichée par le bureau politique à la « désapprobation » 1

Dès son entrée à l’Université en septembre 1969, Jean-Luc Mélenchon rejoint l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), puis 4 ans plus tard, en 1972, il adhère à l’Organisation communiste internationaliste (OCI) d’obédience trotskiste, dont il est finalement « radié » en 1976 du fait de divergences politiques. Il s’affilie alors au jeune Parti socialiste (PS) dirigé par François Mitterrand, « croyant » dans le Programme commun de gouvernement. Jean-Luc Mélenchon contribue largement au lancement en novembre 1977 – à peine plus d’un mois après la rupture de l’Union de la gauche par le PCF – de La Tribune du Jura, mensuel de la fédération socialiste du département, dont il est à la fois directeur de la publication et rédacteur principal. Par ce médium, Jean-Luc Mélenchon – qui selon un de ses anciens camarades socialistes de l’époque « vit [la rupture de l’Union de la gauche] comme une véritable catastrophe 2 » – se fait l’âpre défenseur du Programme commun et prône l’alliance PS-PCF. Jean-Luc Mélenchon a toujours par la suite occupé une position à la gauche du PS 3, et c’est en tant que tel qu’il est élu sénateur socialiste en 1986 puis rejoint le gouvernement de Lionel Jospin en mars 2000, comme ministre délégué à l’Enseignement professionnel. On doit noter la présence au sein de l’équipe gouvernementale de Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports du 4 juin 1997 au 6 mai 2002 et future secrétaire nationale du PCF de 2001 à 2010, succédant à Robert Hue (29 janvier 1994 – 28 octobre 2001) et au tournant conservateur qu’il avait imposé au sein du Parti à la suite de la chute de l’URSS (Robert Hue a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron en 2017).

Contre la direction du PS et la ligne nationale arrêtée, Jean-Luc Mélenchon milite par la suite fermement contre le Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE) en vue du référendum de 2005, qui pour la première fois donnait au peuple français l’occasion de s’exprimer directement sur la décisive question européenne. Dans cette lutte, on retrouve Jean-Luc Mélenchon aux côtés d’autres forces et personnalités de gauche radicale comme José Bové, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) représentée notamment par Olivier Besancenot, et, de façon plus importante pour la suite, les communistes et leur dirigeante Marie-George Buffet.  Les partisans de gauche du « NON » s’opposent au TCE pour le néolibéralisme qu’il incarne – il faut rappeler également que le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen avait également fait campagne pour le « NON », tandis que des forces de gauche comme Les Verts avaient quant à elles opté pour le « OUI ». En effet, le TCE prévoyait de faire de la dérégulation de la finance et des privatisations des principes juridiques contraignants au plus haut niveau et de mettre la monnaie unique sous contrôle d’une Banque centrale européenne indépendante des États. Et c’est bien le « NON » qui finit par l’emporter assez nettement (54,68%), les Français rejetant donc majoritairement l’option européenne sous sa forme néolibérale. Mais Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, reformulera le projet juridico-économique du TCE via le Traité de Lisbonne, témoignant d’une étape supplémentaire dans la disqualification du vote démocratique de 2005.

Du 14 au 16 novembre 2008, un an et demi après l’échec à l’élection présidentielle de Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy, les militants socialistes sont appelés à voter pour les différentes motions, les tendances de gauche étant parvenues pour la première fois à toutes se rassembler, avec la motion « Un monde d’avance » conduite par Benoît Hamon. À la suite du score décevant de la motion (18,5%) et la victoire de la liste emmenée par Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon et son camarade Marc Dolez quittent le PS pour fonder le Parti de gauche (PG) le 1er février 2009. Mais cette sortie, dont l’objectif était clairement constitué par la formation d’une alliance avec le PCF, avait été préparée – davantage que « mise en scène », le résultat décevant de la motion « Un monde d’avance » ne pouvant être entièrement prévisible – par Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez en amont du Congrès du PS de novembre 2008. Marie-George Buffet leur avait promis, en cas de sortie, une candidature commune aux élections européennes de 2009 (alliance qui aura donc bien lieu entre le PCF et le nouveau PG). Jean-Luc Mélenchon n’a donc pas quitté le PS pour « partir à l’aventure » mais bien avec une stratégie concrète et ambitieuse, conçue main dans la main avec les communistes. Deux jours après la clôture du Congrès du PS et de la victoire de la ligne Royal, les dirigeants communistes emmenés par Marie-George Buffet annoncent avec Jean-Luc Mélenchon et ceux qui constitueront bientôt la direction du PG la formation d’un « Front de gauche » comprenant des candidatures et un programme communs. 

Vie et mort du Front de gauche (2009-2016)

À la suite d’accords électoraux pour les élections européennes (2009), régionales (2010) et cantonales (2011), Jean-Luc Mélenchon annonce le 21 janvier 2011 sa candidature à l’élection présidentielle de 2012. Les cadres (5 juin) puis les militants (16-18 juin) du PCF votent en faveur du ralliement à sa candidature qui réunira finalement 11,10% des voix. À titre de comparaison, les candidats communistes Robert Hue et Marie-George Buffet avaient récolté respectivement 3,37% et 1,93% des votes lors des deux précédentes élections présidentielles. 

Mais malgré le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon, le Parti de gauche dont il est co-fondateur et co-président (avec Martine Billard, de novembre 2010 à août 2014) voit le PCF présenter quatre fois plus de candidats aux élections législatives de juin qui aboutissent à des résultats nationaux décevants (6,91% au premier tour, 1,08% au second) et à seulement 10 élus, dont 8 communistes et un unique représentant du PG. Mais le score présidentiel s’élevant à plus de 10% a toutefois permis une belle visibilité commune aux idées des différents membres du Front de gauche. 

Mais ce sont les élections municipales de 2014 qui attisent le plus les tensions entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF. Alors que François Hollande, le gouvernement et la majorité parlementaire socialistes appliquent une politique à l’encore des engagements socialistes pris lors de la campagne depuis presque deux années, le PG et la plupart des autres formations du Front de gauche plaident pour des listes autonomes, non compromises avec le PS. De son côté, la direction du PCF opte pour l’absence de consignes nationales en laissant à ses membres la mission de voter dans chaque ville pour la stratégie à suivre, brouillant ainsi les pistes sur l’opposition déterminée à la politique générale menée par le Parti socialiste. Le PCF présente ainsi des listes communes avec le PS à Paris, Toulouse, Rennes, Grenoble, ou encore Clermont-Ferrand. On ne peut comprendre ce choix de la direction du PCF sans se pencher sur l’économie partisane du PCF, dont le besoin vital durant les dernières décennies d’alliances avec les socialistes pour le maintien de l’appareil de Parti est patent, afin de conserver ses élus, et plus particulièrement ses maires et ses sénateurs 4

À la suite des élections régionales de 2015, où le Front de gauche est resté divisé pour les raisons que l’on vient d’évoquer, Jean-Luc Mélenchon, qui a démissionné de la co-présidence du PG fin août 2014, lance un nouveau mouvement, La France insoumise (LFI). Comme mentionné précédemment, les militants communistes, à contre-courant du choix des cadres, décident de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2017. Le 3 juillet 2016, dans un entretien à Mediapart, Jean-Luc Mélenchon qui a choisi avec La France insoumise d’adopter une rhétorique et un « style populiste 5 » s’éloignant volontairement de l’espace mental de la gauche dans une stratégie électorale de large conquête, déclare unilatéralement la fin du Front de gauche.

Situation actuelle : enjeux et perspectives électorales

Les tensions entre les anciens alliés du Front de gauche se ravivent lors des élections législatives, Jean-Luc Mélenchon écrivant quelques jours après le premier tour des présidentielles dans un article de son blog : « Bien sûr, nous sommes sondés en tant que « Front de gauche » quoi que celui-ci n’existe plus depuis deux ans et soit devenu le cache sexe usuel du PCF. » Devant ce qui leur apparaît comme une usurpation du logo « Front de gauche » de la part des communistes, la direction insoumise finit par publier le communiqué suivant : « Le PCF cherche à semer la confusion chez les électeurs qui ont voté pour le candidat de la France Insoumise en faisant croire que les candidats du PCF aux législatives ont le soutien de Jean-Luc Mélenchon. »  Les anciens alliés sont devenus des frères ennemis.

Lors du XXXVIIIe congrès du PCF tenu du 23 au 25 novembre 2018, la plateforme emmenée par André Chassaigne et Fabien Roussel l’emporte de peu (42,14% contre 38% pour celle arrivée en deuxième position) et ce dernier est intronisé secrétaire national. Pauline Graulle, dans un article de Mediapart, résume : « Il n’en a jamais fait mystère : le nouveau secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, n’avait jamais été un grand fan du Front de gauche. Il avait même voté « contre » à sa création. Dix ans presque jour pour jour après la naissance de la coalition antilibérale (entre le PCF, le Parti de gauche, Ensemble! et la Gauche unitaire), le 38e congrès du PCF, […] a acté la fin de l’alliance historique entre le parti communiste et Jean-Luc Mélenchon. » Même si cette disparition était effective du côté insoumis depuis le 3 juillet 2016. Plus loin dans le même article, Pauline Graulle cite la réaction sur le vif de Bruno Bonin, secrétaire départemental PCF des Deux-Sèvres : « La nouvelle direction a fait jouer la corde identitaire pour gagner en interne, mais, en réalité, on retourne à une stratégie d’alliances à géométrie variable en vue des municipales : certes, les alliances avec le PS vont nous permettre de garder quelques fiefs. Mais à privilégier les victoires locales, on va perdre en force et en clarté sur le plan national. »

Pas surprenant donc que ce même Fabien Roussel ignore les prises de contact de Jean-Luc Mélenchon entreprises dès août 2020 puis de nouveau le 10 décembre, qu’il mène une politique privilégiée d’alliances avec le PS et EELV pour les élections régionales et départementales à venir, et qu’il déclare aujourd’hui souhaiter maintenir sa candidature « quoiqu’il en coûte 6 » La situation tendue entre les deux possibles candidats annonce une possible guerre des signatures entre communistes et le leader de la France insoumise, comme le souligne le journal Marianne. Dans l’hémicycle également, les désaccords se creusent. Fabien Roussel a récemment contesté une proposition de loi des insoumis : « Les insoumis viennent de déposer une proposition de loi sur la garantie de l’emploi. Ils estiment que chacun doit avoir un travail et que, si quelqu’un n’en trouve pas, l’État doit être employeur en dernier ressort. Nous ne partageons pas du tout cette philosophie-là, ça, c’est l’époque soviétique, le kolkhoz.» Un retournement surprenant du procès en soviétisme de la part du PCF, qui historiquement s’est bâti sur la controverse quant au suivisme des sons de cloches de Moscou. Le consensus n’est néanmoins pas établi pour autant chez les communistes : on peut noter le soutien affiché par l’ancienne secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, et la lettre ouverte à Fabien Roussel que 200 cadres et militants ont publié le 26 mars dernier pour s’opposer à la stratégie d’une candidature autonome. 

Les opposants au soutien de la candidature Mélenchon s’appuient notamment sur une lecture des derniers sondages parus à l’horizon 2022. En effet, Jean-Luc Mélenchon n’est pour l’instant crédité « qu’à » un peu plus de 10%, derrière Emmanuel Macron et Marine Le Pen qui caracolent en tête, et n’arrive qu’en 4e position légèrement derrière le candidat des Républicains. Mais à titre de comparaison, les sondages réalisés pour l’élection présidentielle de 2017, créditaient également Jean-Luc Mélenchon d’une dizaine de points de retard sur Emmanuel Macron et Marine Le Pen jusqu’à fin mars, soit quelques semaines avant le premier tour. La dynamique d’une campagne, soutenue activement par les militants communistes, ainsi que l’incarnation charismatique du leader de la France insoumise ont démenti les prévisions et ont permis une ascension sensible, jusqu’au 19,58% du premier tour de 2017. De la même manière, les faibles résultats aux élections intermédiaires inquiètent, bien que les choix stratégiques de la France insoumise l’aient conduite à miser sur les élections nationales, et que les résultats dérisoires obtenus par le Front de gauche entre 2012 et 2017 7 n’aient pas empêché Jean-Luc Mélenchon de quasiment doubler son résultat à l’élection présidentielle sur la période. Enfin, le Parti communiste ne s’est pas effondré après le soutien apporté en 2012 et 2017 à Jean-Luc Mélenchon et ne peut donc pas jouer la carte de l’espoir national trop incertain contre l’impact concret d’élus locaux.

Une Union de la gauche… derrière Mélenchon ?

En annonçant sa candidature présidentielle dès le 8 novembre 2020, un an et demi avant l’échéance, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont court-circuité les interminables débats sur une Union de la gauche jugée impossible derrière un candidat et un programme de gauche radicale. Cette appréciation se base sur les profondes différences qui les opposent idéologiquement à des formations comme le Parti socialiste (PS) ou Europe Ecologie Les Verts (EELV). La récente réunion proposée par Yannick Jadot et qui a rassemblé samedi 17 avril des représentants des principales forces de gauche atteste avec force de ces profondes divergences de fond, constat partagé par LFI et le Parti communiste français (PCF). Cyprien Caddeo et Emilio Meslet estiment dans un article paru le jour même sur le site de L’Humanité  que « Jadot et les socialistes tentent une OPA sur l’union ». Le PS et EELV, afin d’exister dans les élections à venir, finiront probablement par présenter un candidat unique pour les deux partis et ils pourront alors se féliciter d’avoir tenté le choix rassembleur de l’Union, même s’il n’aura jamais été sérieusement question de structurer l’alliance autour de la candidature présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. En somme, l’Union de la gauche rejoue l’union de la gauche plurielle, derrière des forces politiques converties au libéralisme économique et à l’Europe sociale.

Si l’on observe depuis juin 2020 les sondages pour la future élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon est le plus crédité à gauche récoltant de 8 à 13,5% des intentions de vote, la moyenne se situant en avril 2021 entre 11 et 12% pour Jean-Luc Mélenchon, devant les candidats PS et EELV présumés, respectivement Anne Hidalgo à un peu plus de 7% et Yannick Jadot entre 6 et 7%. Fabien Roussel arrive quant à lui avec environ 2%, légèrement devant Philippe Poutou pour le Nouveau parti anticapitaliste (1,5%) et Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière (moins de 1%). Le « vote utile 8 » face à la menace de l’extrême-droite bénéficiant désormais plus largement à Emmanuel Macron qu’aux forces socialistes modérées, reste en suspens la question des alliances à l’heure de la polarisation du vote Macron/Le Pen et de la dispersion des électorats encore disponibles. Outre les hypothèses d’union PS/EELV – que Jean-Luc Mélenchon a qualifié à l’occasion de la manifestation du 1er mai de « faux jetons » – celle des forces PCF/LFI est désormais entre les mains des militants. Le choix du « quoiqu’il en coûte » porté par Fabien Roussel risque de se heurter à l’intérêt stratégique d’une candidature unique de la gauche radicale. Réponse les 7, 8 et 9 mai prochains, quant à l’éventualité d’un soutien communiste réitéré à la candidature Mélenchon. 

1 Voir par exemple Bernard PUDAL, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Éditions du Croquant, 2009, chapitre 3.

2 Voir Lilian ALEMAGNA et Stéphane ALLIES, Mélenchon. A la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 52. Cette biographie de Jean-Luc Mélenchon a constitué notre source secondaire principale pour cet article.

3 Sous la direction de François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon tente d’établir au sein du PS un dialogue entre la direction – bientôt au pouvoir d’Etat – et les tendances de gauche. Par l’hebdomadaire qu’il crée en 1979, Données et arguments, et dans lequel il défend cette position d’artisan de la confrontation (ce journal existe encore aujourd’hui sous le nom L’Insoumission hebdo) et par le courant la Gauche socialiste fondé en 1988 au sein du PS avec Julien Dray, en réaction à la politique jugée droitière alors menée par Michel Rocard, Jean-Luc Mélenchon a toujours occupé une position clairement à gauche au sein du PS. Après un premier soutien au traité de Maastricht, rapidement abandonné (dès février 1996 il déclare par exemple « Maastricht c’est l’échec sur toute la ligne »), Jean-Luc Mélenchon est par la suite le seul sénateur socialiste à avoir voté contre le « projet de loi d’intégration de la Banque de France au système européen de banques centrales » et contre le passage à l’euro – attitude dissidente qui lui vaut une lettre de blâme du bureau national du PS signée par celui qui était alors secrétaire national du PS, François Hollande.

4 Sur les dynamiques du PCF depuis les années 1980, voir Julian MISCHI, Le Parti des communistes : histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, « Chapitre 8 : Un parti en crise », Marseille, Hors d’atteinte, coll. « Faits & idées », 2020, pp. 555-620.

5 Sur cette expression, voir Groupe d’études géopolitiques, Le Style populiste, Paris, Amsterdam, 2019.

6 Pour une critique de cette option stratégique jusqu’au-boutiste, voir : Pauline GRAULLE, Mediapart, 13 avril 2021, « Présidentielle : le PCF opte pour une candidature « quoi qu’il en coûte » : https://www.mediapart.fr/journal/france/130421/presidentielle-le-pcf-opte-pour-une-candidature-quoi-qu-il-en-coute?onglet=full 

7 Pour ne donner qu’un exemple, le Front de gauche récoltait aux élections municipales de 2014, deux ans après le relatif succès électoral de Mélenchon à l’élection présidentielle, un score national de 1,9% au premier tour et de 0,93% au second. Et contrairement au PCF qui avec des scores nationaux analogues obtient malgré tout de nombreux élus, le PG, et LFI après lui, n’ont pratiquement aucun maire.

8 On retrouve cette logique du vote utile dès les premiers mots de l’option 2 nommée « Alternative » proposée aux militants communistes pour le vote à venir concernant la stratégie pour les élections nationales : « Face au danger de droite et d’extrême-droite, les communistes proposent d’initier un processus ambitieux de dialogue pour converger, dès le premier tour de l’élection présidentielle et indissociablement aux élections législatives, sur un projet de rupture. » La seconde option qui propose une option ouverte d’Union de la gauche – avec Mélenchon ou d’autres candidats – se conclut de la manière suivante : « Au terme de ce processus, au second semestre 2021, se réunira une nouvelle conférence nationale, qui s’exprimera sur les résultats de la démarche et sur la proposition stratégique ainsi élaborée. » En cas de victoire de cette option 2, le PCF se réserve donc plusieurs mois de négociations avant de soutenir officiellement tel ou tel candidat. Voir À gauche, 12 avril 2021, « PCF : un premier pas pour la présidentielle de 2022 » :  https://agauche.org/2021/04/12/pcf-un-premier-pas-pour-la-presidentielle-de-2022/

Comment la France insoumise est devenue un parti de gauche contestataire

©Blandine Le Cain

Après une campagne présidentielle en 2017 quasiment parfaite, les déconvenues se sont multipliées pour la France insoumise. Bien qu’une part de celles-ci puisse être imputée à des facteurs extérieurs, la réalité est que les erreurs stratégiques ont été nombreuses et qu’elles sont bien au cœur de la débâcle qui a conduit le mouvement à passer de 19,6% des voix aux présidentielles à 6,3% aux européennes. En cause, une vision de la politique qui relève de la guerre de mouvement permanente et d’une agressivité excessive dans le discours, notamment pendant les périodes qui se prêtaient à un récit plus consensuel et moins clivant. Analyse.


Au cours de l’année 2017, marquée par la mise en œuvre de la recomposition politique à laquelle nous continuons d’assister, nous avons identifié deux enjeux majeurs auxquels la France insoumise allait faire face si elle voulait élargir son électorat vers l’électorat macronien flottant et dégagiste et vers les classes populaires qui sont tentées par le vote Rassemblement national. Le premier passe par la construction d’une crédibilité afin qu’une candidature telle que celle de Jean-Luc Mélenchon ne soit pas perçue comme un « saut dans l’inconnu ». Car en effet, personne ne souhaite jouer son avenir sur un coup de poker. Dans une configuration où le néolibéralisme génère de nombreuses incertitudes et une forte anxiété, les populations ont besoin de certitudes et non d’aventurisme. Le deuxième enjeu consiste en la production d’un discours de protection patriotique face aux menaces de la mondialisation. La construction de ce discours patriotique doit être fondée sur un mode inclusif, et non sur celui de l’exclusion, c’est-à-dire à partir d’une conception civique et politique de la nation plutôt qu’à partir d’une conception ethnique et culturelle. Ce patriotisme est ainsi un levier fondamental pour recréer du lien et rompre le cercle infernal de l’atomisation et de l’individualisme. Très clairement, l’électorat du Rassemblement national émet une forte demande de protection qu’il est possible de capter pour lui donner un sens différent, c’est-à-dire en désignant les élites qui ont failli comme responsables des menaces qui pèsent sur la pérennité de la société plutôt qu’en désignant les plus faibles comme boucs-émissaires comme le fait le RN.

En d’autres termes, l’enjeu était de fournir une promesse d’ordre face à la pagaille néolibérale et non un simple discours de contestation et d’opposition au système. Personne n’a, du reste, besoin d’être convaincu que Jean-Luc Mélenchon est un opposant au système en place. Ce n’est donc pas sur cet aspect-là que les marges de progrès existaient. De notre point de vue, ce travail était en cours dans la France insoumise, mais il a été interrompu après la rentrée politique de septembre 2017.

Là où tout commence

Si l’on repart des suites de l’élection présidentielle, il est possible d’identifier une série d’hésitations quant à la stratégie à adopter. En manque de réponse, le mouvement est revenu à sa culture originelle qui est celle de la gauche radicale, ce qui s’est traduit par une série d’erreurs stratégiques sur lesquelles il faut revenir. Parmi celles-ci, la principale a été de vouloir mener une guerre de mouvement alors qu’il fallait mener une guerre de position. Dit autrement, la France insoumise a activé un discours adapté aux périodes chaudes au moment où il était nécessaire de développer une stratégie propre aux périodes froides où les rapports de force sont moins fluides. L’excès d’agressivité, en particulier, a laissé la formation politique désarmée et inaudible au moment de la mobilisation des gilets jaunes au cours de laquelle il fallait à la fois mobiliser un discours destituant et se présenter comme une option de recours. On nous répondra que la France insoumise n’a pas manqué de soutenir les gilets jaunes et de s’opposer au gouvernement. Sauf qu’un discours efficace ne peut pas être monotone. Plus personne n’écoute une force dont le discours n’est plus capable de produire des variations dans sa partition depuis des mois. Ce discours se mue inéluctablement en bruit de fond que tout le monde ignore ostensiblement. Pour illustrer cet argument, revenons sur les moments-clés qui ont ponctué la sortie de la présidentielle et qui démontrent que les choses ont été faites à contretemps.

Il y a d’abord eu les élections législatives qui ont été la première occurrence du retour d’une rhétorique agressive incarnée par l’attaque dirigée contre l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Ce dernier, seul membre du gouvernement relativement populaire, avait été qualifié d’« assassin de Rémy Fraisse » alors que la France insoumise allait avoir besoin des reports de voix de l’électorat socialiste aux élections de juin. À cela, il faut ajouter la ligne de campagne : l’ex-candidat Jean-Luc Mélenchon appelait vainement les électeurs à voter pour son mouvement afin qu’il devienne Premier ministre et qu’il mette en place une VIème République. Aux yeux des gens, la partie se joue lors de l’élection présidentielle qui est le rendez-vous politique majeur : on ne refait pas le match un mois plus tard en plein processus de dépolitisation et de reflux de la participation. Une alternative simple existait pourtant : appeler à voter pour la FI afin de donner de la force au projet de pays incarné par cette force politique. En somme, l’argument est de poser la première pierre d’une société qui doit advenir un jour ou l’autre. C’est par ailleurs exactement le discours qui aurait dû être mobilisé au soir du premier tour, plutôt que de livrer une image de défaite et d’aigreur.

Malgré cette mauvaise campagne, l’obtention d’un groupe parlementaire a permis au mouvement de retrouver une dynamique positive.

L’arrivée de ce nouveau groupe parlementaire a conduit à médiatiser l’action de députés fraîchement élus. Un de leurs premiers gestes a cependant été le retrait de la cravate qui est typique d’une attitude qui consiste à flatter sa propre sociologie et le cœur de son électorat : ici le segment urbain et diplômé de l’électorat insoumis. Cette transgression vestimentaire renvoie à l’imaginaire du désordre et de la contestation. Les classes populaires, de leur côté, cherchent à être représentées correctement. Il est possible de juger cela archaïque, mais c’est une donnée politique à partir de laquelle il faut composer.

La ligne qui a été choisie pour la rentrée 2017 se situe dans la suite logique de ces premiers symboles puisque le groupe parlementaire insoumis s’est mis à dénoncer le projet d’ordonnances sur le droit du travail comme étant un « coup d’État social ». Ce choix sémantique traduit une stratégie de polarisation complètement excessive au moment où, qu’on le veuille ou non, les Français attendaient de voir avant de fixer leur jugement sur l’action d’Emmanuel Macron. On entre ici pleinement dans le vocabulaire de la contestation alors que la période était celle du refroidissement politique et de l’attentisme. De façon convergente avec cette ligne, la FI a alors appelé à ce que la population sorte avec des casseroles, pratique typique de la Tunisie et de l’Amérique latine, et à ce qu’un million de personnes descendent sur les Champs-Élysées. L’absurdité de cet appel dénote une croyance selon laquelle il est possible d’appuyer sur un bouton pour provoquer une crise de régime.

Pourtant, ce discours n’était pas encore univoque comme l’illustre le premier passage de Jean-Luc Mélenchon à l’Émission politique face au Premier ministre Édouard Philippe le 28 septembre 2017. Les observateurs avaient alors été positivement étonnés de la cordialité du discours et du respect entre les deux hommes.

La stratégie contestataire

C’est dans la même Émission politique que le sort a pourtant été scellé le 30 novembre 2017. On se souviendra ainsi de l’échange extrêmement dur avec Laurence Debray, en complète contradiction avec l’image de recours au-dessus des partis qu’aurait dû chérir et préserver Jean-Luc Mélenchon. Image et attitude qu’il s’emploie deux ans plus tard à construire lors de son voyage en Amérique latine. Cette émission a marqué un choix très clair : il faut s’opposer, s’opposer et s’opposer.

C’est qu’à l’époque des premiers signes de mobilisation avaient lieu autour des étudiants et des cheminots. Le choix contestataire a donc impliqué une participation pro-active à la mobilisation. Pourtant, celle-ci marquait déjà la faiblesse des syndicats et était perdante d’avance en raison de son impopularité et de son incapacité à provoquer un débordement sociologique ou à renouveler ses formes. Comme toutes les mobilisations traditionnellement de gauche, c’est-à-dire composées de fonctionnaires, d’étudiants et de diplômés précarisés, son échec était prévisible, notamment lorsque son déclenchement intervient moins d’un an après l’élection du président de la République. De ce point de vue, le mouvement de l’hiver 1995 fait figure d’exception et la société a beaucoup changé depuis. Une attitude plus prudente aurait consisté à soutenir la mobilisation, mais en jouant le rôle de courroie institutionnelle et de porte-voix dans l’Assemblée plutôt qu’en voulant se substituer aux syndicats. Le résultat est que la déroute du mouvement est devenue celle de la France insoumise, qui a donc repris le porte-étendard du camp de la défaite.

À la suite de cette mobilisation a eu lieu le processus d’élaboration de la liste du mouvement aux européennes. Ce processus, vanté pour son originalité, a provoqué un changement de culture au sein de la FI. C’est durant cette période que cette force est devenue introvertie alors qu’elle était jusqu’alors extravertie. Les cadres se sont de fait focalisés sur les enjeux internes et ont cherché à mobiliser des ressources pour avancer leurs pions respectifs et tenter d’influencer la ligne. C’est en raison de ce processus interminable que les divergences internes se sont exacerbées et que les conflits et les départs ont été médiatisés. Quitte à ne pas être un mouvement démocratique, ce qui est revendiqué par la France insoumise et qui n’est pas un drame pour un parti ou mouvement politique, il aurait été peut-être plus prudent de régler la question en quelques jours et d’assumer l’imposition d’une liste avec autorité sans mettre en scène les divergences.

C’était sans compter sur les perquisitions au siège et chez plusieurs élus et cadres du mouvement. Cette scandaleuse opération de police politique a fait très mal à la France insoumise, notamment parce que les scènes ont montré aux Français un visage agressif, voire inquiétant, de cette force. C’est une donnée exogène, parmi d’autres, et il faut admettre que c’est une part de l’explication de la désaffection électorale à l’égard du mouvement qu’il ne faut pas négliger.

En parallèle de ce processus de sélection des candidats, une ligne illisible a été choisie pour les élections européennes. D’une part, le mouvement revendiquait le fait d’en faire un référendum anti-Macron alors que la FI n’était plus la première force d’opposition depuis de nombreux mois. In fine, l’idée d’un référendum ne pouvait faire que les choux gras du RN. D’autre part, un des présupposés de la campagne était que seul l’électorat urbain et diplômé votait aux européennes. Par conséquent, le mouvement a cru qu’il fallait « aller chercher les bobos » et venir chasser sur les terres du PS, du PCF, de Génération.s et d’EELV pour gagner des parts de marchés plutôt que de cultiver son originalité. Pour quiconque a regardé les débats des européennes à la télévision, il était clairement difficile de distinguer les lignes développées par ces différentes forces politiques qui se sont inscrites à gauche.

Les résultats des élections, au soir du 26 mai, ont fait la démonstration inverse : les forces qui ont gagné sont celles qui avaient un message clairement identifiable. Emmanuel Macron, malgré le manque flagrant de charisme de la tête de liste LREM Nathalie Loiseau, a ramassé la mise grâce à l’image de parti de l’ordre qu’il s’est taillée dans la répression violente des gilets jaunes. EELV a essentiellement capitalisé sur une marque simple et mise à l’agenda par le mouvement climat : l’écologie. Le RN, de son côté, a prospéré sur son message de protection et sur la peur de voir LREM arriver en première position à ces élections, dans le droit fil de la logique du référendum anti-Macron. Qu’a fait la France insoumise ? Elle a proposé une « voie de l’insoumission ». Comprenne qui pourra. Ces élections étaient pourtant l’occasion d’affirmer un message de protection et de défense des intérêts de la France en Europe, au moment où des instruments essentiels de notre souveraineté sont bradés. Alors que le Rassemblement national était dans les cordes, l’occasion a été manquée de récupérer une partie de ses électeurs qui désirent avant tout le retour d’un État qui protège. On pourrait évidemment y ajouter des méthodes de campagne qui posent question, notamment en ce qui concerne les dépenses massives dans des holovans (des vans avec des interventions des candidats par hologramme) qui ne représentaient plus une innovation et qui ont fait un flop, ou encore de nombreux meetings partout sur le territoire qui ont absorbé beaucoup d’énergie et de moyens pour une campagne qui se fait en réalité essentiellement sur le terrain des médias et des réseaux sociaux.

Le retour de la gauche d’opposition

Le bilan de ces événements est la réinscription de la FI dans l’espace de la gauche contestataire, magnifiquement symbolisée par la formule de la fédération populaire, qui sonne à peu près comme un Front de Gauche 2.0. De fait, le populisme a été beaucoup trop compris comme un discours d’opposition et d’antagonisme agressif, alors que ce n’est pas le cas comme l’illustre avec succès l’expérience d’Íñigo Errejón en Espagne, très proche des idées du philosophe Ernesto Laclau. Lorsqu’on parle de populisme, on parle de recherche de transversalité à partir d’une opposition à un adversaire commun. Cependant, il n’y a aucune raison que l’opposition à Macron se mue en résistancialisme et en obsession contestataire.

Dans la période post-présidentielle, des tâches fondamentales auraient pourtant pu être accomplies afin de mener une guerre de position et d’acquérir une culture institutionnelle indispensable à la conquête de l’État et à l’exercice du pouvoir. Un des défauts des mouvements, qui sont très efficaces pour gagner des élections et pour se mouvoir au sein des périodes électoralement chaudes, est précisément le défaut d’institutionnalisation. Par conséquent, sans pour autant redevenir un parti, des formes organisationnelles parallèles auraient pu être pensées pour les temps froids afin de se déployer dans la guerre de position.

C’est une des conditions importantes pour mener un travail de légitimation qui est impératif pour toute force de changement radical. Ce travail ne peut pas se réduire au programme, il passe aussi par un ensemble de codes et une culture à s’approprier. Conquérir l’État, c’est activer des réseaux et séduire des décideurs dont les logiques sont spécifiques. L’ouvrage de Marc Endeweld sur les réseaux de Macron, publié en 2019, illustre avec brio l’existence d’un État profond qui ne peut pas être délogé par les élections. Il faut donc être prêt à jouer à l’intérieur de ses interstices et de ses contradictions. Cependant, c’est un travail de longue haleine qui se prépare bien en amont, comme par exemple par la création d’un think tank, l’Intérêt général, intervenue seulement deux ans après l’élection présidentielle du côté de la France insoumise.

De façon convergente avec cet effort à caractère institutionnel, Jean-Luc Mélenchon aurait dû prendre de la hauteur beaucoup plus tôt afin de se positionner en recours. Après 2017 et son catastrophique second tour, Marine Le Pen s’est effacée pendant presque deux ans. Cela ne l’a pas empêchée de revenir en temps voulu. De ce point de vue, le volontarisme et la guerre de mouvement se sont retournés contre la France insoumise.

En réalité, si les gilets jaunes ont émergé, c’est parce qu’il n’y a plus d’opposition en France capable de canaliser le mécontentement. Si le RN s’est légèrement remis sur pied, il semble heureusement condamné à la simple gestion d’une rente électorale. De fait, les gens ont recours à la voie extra-institutionnelle pour se faire entendre quand tous les mécanismes de canalisation de la colère à l’intérieur des institutions, politiques et syndicales, ont été sabotés. De ce point de vue, le pouvoir exacerbe les tensions lorsqu’il mène des opérations de police politique et de sabotage des forces qui lui sont opposées.

Par ailleurs, les gilets jaunes fournissent une seconde leçon stratégique : on ne déclenche pas des guerres de mouvement en appuyant sur un bouton. Il faut accepter qu’on ne choisit pas le terrain sur lequel la bataille politique a lieu. C’est pourquoi il faut s’adapter aux différents types de périodes. Quand la société est très polarisée, il est pertinent d’activer une dose supérieure de conflit dans son discours, tout en jouant la carte du recours aux insuffisances du pouvoir. Quand la conjoncture politique s’apaise, même transitoirement, il faut faire redescendre le niveau de conflictualité.

Dans le cas contraire, le risque est d’être à contretemps et de rester très éloigné du sens commun. On pourrait faire le parallèle avec la question de l’union de la gauche. Il est paradoxal de voir que c’est juste après la présidentielle que la FI aurait pu réaliser un accord à son avantage qui lui assurait une domination durable sur les autres forces, et que c’est au moment où elle était déjà en dégringolade dans les sondages qu’elle s’est mise à considérer que Macron était le champion de la droite et qu’il fallait donc devenir hégémonique à gauche, objectif qui est d’ores et déjà hors de portée par ailleurs.

Et maintenant ?

À la veille des élections municipales, la France insoumise est dans une position très affaiblie. Son capital politique a été dilapidé, c’est pourquoi il lui est beaucoup plus compliqué qu’auparavant de mener une guerre de position. Ce sera vraisemblablement le cas jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Des efforts de reconstruction et d’institutionnalisation ont été amorcés par la nouvelle direction, incarnée par Adrien Quatennens qui semble vouloir clore la page des deux dernières années et renouer avec l’aspiration de l’élection présidentielle. À l’évidence, la tâche n’est pas simple dans un contexte dégradé. De ce point de vue, il semble d’ores et déjà acté qu’il faudra un nouvel outil et une nouvelle option transversale, non définie à partir du clivage gauche-droite, pour affronter l’échéance de 2022. Cependant, il paraît peu probable que le coup réalisé en 2017 avec la France insoumise puisse être réédité sans changements très importants.

À ce titre, il est possible d’identifier une série de conditions pour propulser une option potentiellement victorieuse. Premièrement, celle-ci doit construire une opposition entre la majorité de la société et la petite minorité privilégiée qui s’est accaparée l’État, les médias, l’économie, etc. C’est ce type de clivage qui peut être majoritaire dans la société et entrer en résonance avec l’état moral du pays. De plus, imposer ce type de clivage permet d’effacer celui que l’extrême droite cherche à mettre en avant pour conditionner l’agenda et réordonner le champ politique, c’est-à-dire celui entre nationaux et immigrés non-assimilés.

Deuxièmement, cette option électorale doit se situer, sur le plan de sa rhétorique et de son identité, en dehors du clivage gauche-droite si elle souhaite élargir vers des électorats qui lui sont accessibles et qui lui font défaut : la fraction dégagiste des électeurs macronistes de 2017, les abstentionnistes, les classes populaires captives du RN et les jeunes qui ont été un des points forts de la FI au cours de la dernière élection présidentielle. C’est ici que le patriotisme progressiste, inscrit dans le droit fil de la Révolution française, entre dans la danse. La transversalité de la référence à la patrie et à la nation civique permet de déborder l’imaginaire restreint de la gauche traditionnelle.

Troisièmement, cette force doit générer des certitudes et faire la démonstration de sa crédibilité. De ce point de vue, le discours sur la convocation d’une constituante au lendemain d’une élection semble contre-productif. Il n’est pas possible de déclarer « donnez-moi le pouvoir pour que le lendemain je l’abandonne. » Les électeurs élisent des représentants pour qu’ils assument le pouvoir et leurs responsabilités. La référence à l’Amérique latine trouve ici une de ses limites. À l’inverse, le système de shadow cabinet du Labour au Royaume-Uni est une référence intéressante.

Quatrièmement, il faudrait que cette option apparaisse comme neuve et innovante, non nostalgique des formes du passé. La France est en particulier très en retard en matière d’usage politique de l’environnement numérique. Alors qu’il y a beaucoup de place pour innover, peu de forces politiques semblent avoir pris cette voie. La France insoumise reste, à cet égard, la formation la plus en avance sur ses concurrents, exception faite d’Emmanuel Macron sur certains segments. Comme l’illustrent les champs politiques italien et étasunien, beaucoup de choses sont à faire en la matière. Enfin, il n’y a pas de discours victorieux contre Emmanuel Macron sans suivre une ligne de crête qui allie un message d’ordre et de protection d’une part, de la nouveauté, de la hype et de la disruption d’autre part. D’une certaine façon, il est nécessaire de définir un alliage complexe entre les aspirations progressistes et les aspirations défensives de conservation de l’existant.

Est-ce que la France insoumise est encore capable de se transformer en parti de gouvernement et de changement radical ? Il y a de nombreuses raisons d’en douter. Son avantage, pour l’heure, est que ses concurrents semblent encore moins en situation d’exploiter la nouvelle donne politique créée par le macronisme, qui a pour le moment annihilé toute forme d’alternative à l’intérieur du bloc oligarchique. 2022 est encore loin et ce quinquennat ne manque pas de surprises comme le démontrent l’affaire Benalla et le mouvement des gilets jaunes. Le champ politique français semble plus que jamais marqué par le sceau de l’incertitude radicale et par l’impossibilité d’établir des anticipations linéaires. À n’en pas douter, les rapports de force vont encore sensiblement évoluer et se déplacer. Rien n’est donc acté.