Simone Weil : « La vie et la grève des ouvriers métallos »

En mai 1936, le Front Populaire composé des socialistes (SFIO), communistes (SFIC) et des radicaux, remporte les élections. Aussitôt, les usines sont occupées, la classe ouvrière triomphe. Les premières réformes sociales sont engagées et les accords Matignon sont signés dans la nuit du 7 au 8 juin. Mais l’activité tarde à reprendre. Simone Weil, philosophe partie s’établir en usine, fait le récit de ces grèves dans le numéro 224 de la revue syndicaliste et communiste La Révolution prolétarienne. Pour notre collection « Les grands textes », nous reproduisons des extraits de son article du 10 juin 1936.


Chaque ouvrier, en voyant arriver au pouvoir le parti socialiste, a eu le sentiment que, devant le patron, il n’était plus le plus faible. La réaction a été immédiate. (…)

Mais le facteur essentiel est ailleurs. Le public et les patrons, et Léon Blum lui-même, et tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire. C’est que dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. Si le gouvernement avait pu obtenir pleine et entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.

Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus les doigts, elles ne font plus mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âmes. Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains, renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder. Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin. Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements de cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur.

Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal. (…)

Je m’en voudrais de terminer sur une note triste. Les militants ont, en ces jours, une terrible responsabilité. Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune crainte n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête, la redresser. Ils n’ont pas, quoi qu’on suppose du dehors, des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d’espérances. Ils savent bien qu’en dépit des améliorations conquises le poids de l’oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu’ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche et sans égards. Mais ce qui est illimité, c’est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. Se soumettre par force, c’est dur ; laisser croire qu’on veut bien se soumettre, c’est trop. Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et se taisent seulement dans la mesure précise où ils ne peuvent pas faire autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire.

 

 

Les conditions d’un Front populaire écologiste

©Anton Virtanen Gonneau

Depuis le début du mouvement de grève en France un serpent de mer louvoie dans le cortège. Comment incarner l’appétit de justice écologique et sociale qui s’est ouvert dans le pays au cours des 12 derniers mois ? Tribune de Brice Montagne, collectif National Diem25 France.


Depuis plusieurs mois un mot clef revient de manière insistante sur toutes les lèvres : Le Front populaire ! Cet objet hybride de la vie politique française mi-populiste (il s’est forgé dans la rue) mi-union des gauches (il a bien fallu que les partis se mettent autour de la table) ne revient pas par hasard dans l’imaginaire commun. La société aujourd’hui comme dans les années 1930 retient son souffle, nous sommes à l’aube de grands bouleversements, et intimement chacun et chacune sait que la force collective est le seul moyen de sortir grandi de ces changements à venir. Mais le passé est source de leçons, non seulement en exemples réussis, mais aussi en échecs à ne pas reproduire. Quels sont donc les conditions d’un Front populaire écologiste dans les années qui viennent ?

La première différence avec le Front populaire original est évidemment la dimension écologiste. Un Green New Deal ambitieux à la hauteur de la proposition du Parti travailliste ou des Démocrates socialistes américains est un préalable essentiel si l’on veut répondre à la plus grande menace qui pèse sur notre société. Ce Green New Deal ne peut être un attelage de mesurettes comme l’est le Green Deal de la Commission européenne, il doit être un 1er pas radical vers la sortie du capitalisme productiviste et répondre frontalement à la question qui agite toujours nos sociétés : Qui possède les moyens de production ? Ou plutôt qui possède les moyens de la domination économique, politique ou culturelle ? Lier la transformation écologique à cette question est une condition sine qua non pour que cette transition soit socialement juste, pour qu’elle soit démocratiquement possible.

Le second point qui est essentiel est celui de l’architecture de ce FPE. L’union des gauches du 20ème siècle a vécu, l’heure est au mouvementisme. Les temps ont changé, mais demain tout ira mieux tu verras. En effet, des expériences municipalistes comme Barcelone en Comú nous viennent des exemples édifiants d’architectures de mouvements qui favorisent la Confluence. La stratégie municipaliste qui bouillonne dans l’Hexagone à l’aube des municipales ne doit pas être qu’un simple hochet pour placer des pions mais doit servir de point de départ à la reconquête du pouvoir que la société appelle de ses vœux. Pour que cela se fasse il est essentiel que la coordination du FPE soit assurée par des citoyens tirés au sort ou élus et pas seulement par des représentants de partis et de la société civile.

Une fois cette étape franchie un FPE aura un nouvel obstacle à surmonter, la rédaction d’un programme commun ambitieux. Là encore les expériences récentes démontrent toute la faisabilité d’un comité de programme composé de citoyens tiré au sort et des représentants des parties prenantes. Un tel programme devra évidemment passer par une phase d’amendements en ligne dans laquelle le plus grand nombre pourra fournir des remarques et améliorations et être validé par un vote des citoyens et citoyennes.

Enfin, et seulement une fois tous ces préalables remplis, viendra le choix de l’incarnation du Front populaire écologiste. Le FPE sera bien inspiré de se pencher sur la méthode retenue à Toulouse par l’Archipel citoyen mêlant primaire élective, primaire tirée au sort et primaire par recommandation. En combinant tous ces aspects le Front populaire écologiste se donnera les moyens d’inclure des militants et militantes ayant fait leurs preuves dans les mouvements récents (Comité justice pour Adama, Gilets jaunes, Mouvement climat etc..). Cette inclusivité résolue du début à la fin de la méthode est la seule manière de faire tenir ensemble des intérêts politiques si divers. C’est aussi la seule méthode pour répondre simultanément aux menaces de fins de mois et aux menaces de fin du monde.

Concluons sur un dernier point. Les fronts populaires des années 30 étaient une réponse à la chute de l’Allemagne entre les mains du régime Nazi. Si le Front Populaire français a été pourvoyeur de bien des espoirs, le Frente popular espagnol lui n’a hélas pas été capable de juguler la montée du fascisme. Cet échec est au moins partiellement à mettre sur les épaules du Front Populaire français qui n’a pas été capable de soutenir son homonyme par delà les Pyrénées. Cet échec est à garder en tête car son ombre plane sur toute tentative de se confronter au capitalisme dans l’Europe du 21ème siècle. Un Front populaire écologiste qui se contenterait de bâtir un mouvement au niveau national sans être capable de susciter des manifestations de grande ampleur dans tous les pays voisins a toutes les chances de se transformer en désastre. Fort heureusement le mouvement des grèves pour le climat offre un signal fort que notre lutte peut transcender les frontières. Un souci intrinsèque de transnationalisme sera le plus sûr moyen de coincer l’establishment politique entre le marteau et l’enclume. Soyons stratégiques, la victoire sera nôtre.