Tri social des élèves et abandon des profs : le programme commun de Macron et du RN pour l’école

© Quentin Gibert pour LVSL

Alors que l’Education nationale s’effondre, le Rassemblement National promet un « redressement » de ce service public en reprenant les mêmes recettes que le camp présidentiel. Généralisation du tri social dès le plus jeune âge, obsession pour les sanctions, destruction du collège unique, enseignement privé florissant hors de tout contrôle… Les deux partis ont pratiquement un programme commun sur la question, dont l’enjeu des moyens accordés aux enseignants est quasi-absent. A l’inverse, le Front populaire entend lancer un choc de moyens pour l’éducation dès son arrivée au pouvoir, avec le double objectif d’une école vraiment gratuite et beaucoup plus égalitaire.

« Mère de nos batailles », l’école française devait constituer une « priorité absolue » du gouvernement de Gabriel Attal, selon les mots du Premier ministre lors de sa nomination à Matignon. Après le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castéra à la tête du ministère, le bilan en la matière est si mauvais que le camp présidentiel se refuse à l’aborder durant la campagne. La perception des Français sur ce service public consubstantiel à l’idéal républicain est en effet très négative : à la rentrée 2023, à peine 33 % des Français considéraient que le collège fonctionne bien, 35 % pour le lycée et 60 % pour le primaire. Pas de quoi enthousiasmer les électeurs pour les prochaines législatives.

Une école de plus en plus dysfonctionnelle et inégalitaire

Contrairement aux propos lénifiants des macronistes sur le « manque de pédagogie » autour de réformes qui seraient incomprises, il ne s’agit pas juste d’un avis subjectif : de nombreux indicateurs prouvent que l’état de l’Education nationale s’est dégradé ces sept dernières années, notamment du fait des réformes conduite par Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Education nationale de 2017 à 2022, ndlr). Tout d’abord, le bilan général du niveau des élèves français n’a pas augmenté. Selon la Depp (Direction de l’Évaluation de la Prospective et de la Performance, ndlr) le dédoublement des classes de CP et CE1 – qui figure également dans le programme du Rassemblement National -, n’a eu aucun effet sur les zones d’éducation prioritaire par rapport aux autres écoles hors éducation prioritaire. Sur les programmes de mathématiques, les élèves français décrochent : du CM2 à la 3ème, les résultats sont en baisse. 

En matière budgétaire, les dépenses du ministère sont certes en hausse, mais la dépense intérieure d’éducation restait en 2021 plus faible d’un point de PIB – soit 25 milliards d’euros – que pour la génération des années 1990. En outre, comme l’a illustré l’affaire Oudéa-Castéra, l’enseignement privé est particulièrement privilégié par rapport au public. Financé à 75 % par l’argent public, le privé est en outre peu contrôlé : un rapport de l’Assemblée nationale rappelle ainsi que les établissements privés sont en moyenne contrôlés tous les 1500 ans ! Comme dans bien d’autres domaines, la Macronie n’aura donc fait qu’accentuer les inégalités, alors même que l’école est un pilier central de la citoyenneté depuis les grandes lois de la Troisième République.

La mise en concurrence généralisée des élèves a d’ailleurs été une obsession des macronistes en matière éducative depuis 2017. La réforme du baccalauréat de Jean-Michel Blanquer, avec notamment la suppression des filières du bac général, a ainsi creusé les différences entre établissements. Combinée à l’instauration de Parcoursup, ces changements ont abouti à un véritable tri social des élèves en fonction du lycée où ils ont étudié. La même logique est en train d’être mise en œuvre au collège, avec l’obligation d’obtention du brevet pour accéder au lycée dès 2025. La mesure figure également dans le programme du Rassemblement national, qui prévoit en plus un examen pour l’entrée en sixième

Tri social généralisé

En triant les élèves tout au long de leur scolarité, la concurrence entre différents enseignements – général et technologique pour les meilleurs, professionnel ou apprentissage pour les moins bons – ne fera que s’accentuer. L’enseignement professionnel reste en effet une filière particulièrement dévalorisée aux moyens insuffisants. Alors même qu’il pourrait correspondre aux souhaits et aux besoins de nombreux élèves, il est pour l’instant une « voie de garage » vers laquelle sont envoyés par défaut les jeunes ayant les moins bons résultats. Une logique dans laquelle le Rassemblement National entend persister : reçu par le MEDEF avec Eric Ciotti, Jordan Bardella a ainsi indiqué vouloir « orienter plus tôt, plus vite les élèves vers des filières professionnelles » le 20 juin.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous. Mais les programmes de la droite attachent une importance nette à la notion de mérite, ignorant sciemment que celui-ci est largement lié au milieu social d’origine. Roger Chudeau, le spécialiste éducation du RN et ancien conseiller de François Fillon, veut ainsi instaurer un « collège modulaire » et très fortement restreindre les dispositifs REP (réseaux d’éducation prioritaire, ndlr), qui accorde des moyens supplémentaires aux établissements situés dans des quartiers défavorisés. Du côté du parti présidentiel, le même objectif de séparation des élèves sera instauré à travers la création de groupes de niveau pour les élèves de 6ème et 5ème dès la rentrée 2024. Contre l’avis quasi-unanime des professeurs, des parents d’élèves et des chercheurs spécialistes de l’éducation, le gouvernement persiste. Faute de suffisamment de professeurs, les groupes seront trop chargés, les horaires prolongés, et la séparation des élèves accentuera les stigmatisations et les écarts de niveaux.

Cette stigmatisation des élèves les plus en difficulté irrigue d’ailleurs d’autres propositions de l’actuel gouvernement et de l’extrême-droite. Le RN propose ainsi la mise en place de sanctions financières contre les familles d’élèves trop absents – suspension des allocations familiales et des bourses scolaires – et des sanctions contre les encadrants des établissements qui ne ferait pas appliquer des « sanctions plancher » aux élèves perturbateurs. La majorité sortante a repris la même rhétorique depuis les émeutes de l’été 2023, en annonçant étudier des amendes pour manque d’assiduité – une mesure qui n’a aucun effet sur l’absentéisme lorsqu’elle fut appliquée entre 2011 et 2013 – et à travers la création de « stages de rupture » dans des internats pour les élèves « perturbateurs ». Dans un cas comme dans l’autre, l’effet de la classe sociale et des inégalités sur les comportements et résultats des élèves n’est jamais pris en compte.

Les enfants handicapés, dont le nombre a plus que triplé suite à la réforme instaurant « l’école inclusive » en 2005, sont eux aussi largement délaissés par le RN et Renaissance. Le premier n’aborde tout simplement pas leur situation dans son programme alors que plus de 400.000 jeunes sont concernés. Quant au parti présidentiel, il a continuellement rechigné à offrir de meilleures conditions de travail et rémunérations aux AESH qui aident ces élèves et s’est un temps déchargé sur les collectivités territoriales en ce qui concerne le paiement de leurs heures de travail sur la pause méridienne. Avec le RN comme avec Macron, les élèves en situation de handicap continueront donc de subir une éducation incomplète et de changer régulièrement d’AESH, tandis que ces derniers seront toujours déconsidérés.

Salaires et recrutements insuffisants

Ce refus d’accorder des moyens suffisants à l’éducation est d’ailleurs une politique globale partagée tant par l’extrême-droite que les macronistes. Lors de la campagne présidentielle 2022, le RN proposait d’augmenter les salaires des professeurs de 15% sur cinq ans, Macron l’a fait dans une moindre mesure, à travers une hausse de 10 % via différents leviers en 2023. Mais cette augmentation n’a pas couvert les pertes dues à l’inflation et au gel du point d’indice des années précédentes. Malgré ce léger rattrapage, le salaire des enseignants français reste ainsi inférieur à la moyenne de l’OCDE, particulièrement en milieu de carrière (15 % d’écart selon un rapport du Sénat). Par ailleurs, les effets de ces dernières augmentations n’ont pas eu le résultat recherché : le taux de démission des professeurs est toujours en hausse, particulièrement chez les enseignants stagiaires. Même si ce taux reste en dessous de 1%, il constitue un signal d’alarme sur la tendance. Autre alerte : le nombre de candidats aux concours de l’enseignement est en chute libre dans toutes les catégories : en quinze ans, leur nombre a baissé de plus de 30 % pour les concours du second degré (collège et lycée, ndlr) ! Des difficultés de recrutement qui ont abouti au recours aux job datings de dernière minute juste avant la rentrée.

Le manque d’enseignants ne semble pourtant inquiéter ni le RN, ni le camp présidentiel. Aucun des deux programmes ne propose en effet d’augmenter l’embauche des équipes d’encadrement des élèves. Pire : depuis les coupes budgétaires annoncées par surprise en février, le ministère de l’Éducation nationale prévoit de supprimer quelque 11.000 postes, dont 6.400 d’enseignants ! Outre les économies, le gouvernement s’appuie sur une baisse de la natalité depuis les années 2000 – qui fait mécaniquement baisser le nombre d’élèves – pour justifier sa décision. Alors que la France a déjà les classes les plus surchargées d’Europe (25,6 élèves par classe en moyenne dans le secondaire et 22,1 dans le primaire), il aurait pourtant été opportun de profiter des évolutions démographiques pour réduire le nombre d’élèves par classe afin d’assurer des meilleures conditions d’enseignement.

Le RN et Renaissance cherchent à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs.

Face aux difficultés grandissantes de recrutement, illustrées par le recours aux job datings juste avant la rentrée, Emmanuel Macron a annoncé une nouvelle réforme du recrutement des enseignants. Censée entrer en vigueur à partir de 2025, celle-ci prévoit d’abaisser le niveau de formation des professeurs de Bac+5 à Bac+3. Les nouvelles recrues poursuivront leur entrée dans le monde du professorat en devenant élèves fonctionnaires, pour deux ans, dans un « master professionnalisant ». Sous prétexte de pluridisciplinarité, les futures professeurs verraient leur spécialité disparaître au profit d’une formation généraliste au « cahier des charges » imposé, s’inquiète le syndicat Fnec FP FO. Cette nouvelle réforme ressemble également au programme de Marine Le Pen en 2022. Celui-ci prévoit notamment de supprimer les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) pour former les professeurs directement « sur le tas » auprès de leurs « pairs expérimentés ». Les deux partis cherchent ainsi à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs, une sorte de taylorisation de l’Éducation nationale, au détriment des travailleurs et des élèves.

Pour le Front populaire, priorité à l’égalité et au choc de moyens

En opposition frontale au projet du RN et d’Emmanuel Macron, le Nouveau Front Populaire promet au contraire un renforcement significatif des moyens alloués à l’éducation et des mesures fortes pour renforcer l’égalité entre les élèves. L’abrogation des réformes d’Emmanuel Macron, largement partagées par le RN, sera la première priorité. Parcoursup et le « choc des savoirs » instaurant les groupes de niveaux seront ainsi supprimés. Un vaste choc de moyens est également prévu, comprenant des revalorisations de salaires, une titularisation des AESH, la création d’un service public d’accompagnement du handicap et des embauches. Différentes mesures qui doivent permettre d’améliorer les conditions d’enseignement et de baisser le nombre d’élèves par classe à 19, objectif que se donne l’alliance de gauche pour sa « grande loi éducation ».

Deux choix sont proposés aux électeurs. Celui du RN et de Renaissance, autour de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Et celui du Front Populaire, qui vise une plus grande égalité entre élèves et une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine.

Au-delà de ces réformes, le Front Populaire attache aussi une grande importance à l’égalité des chances entre les élèves, en contrôlant plus fortement l’enseignement privé, dont les dotations seraient modulées en fonction du respect ou non d’objectifs de mixité sociale. Par ailleurs, il prévoit aussi de rendre l’école véritablement gratuite dès les 15 premiers jours au pouvoir s’il remporte les élections : cantine scolaire, fournitures, transports et activités périscolaires seraient entièrement pris en charge, afin de ne plus exclure les enfants dont les parents n’ont pas de moyens suffisants pour ces différentes dépenses. Ce faisant, il reprend ici la demande de très nombreux parents d’élèves et de syndicats, qui n’ont cessé d’alerter sur ces besoins d’urgence pour renforcer le service public. 

Bien que trois blocs se distinguent dans l’arène politique, seuls deux choix en matière d’éducation sont proposés aux électeurs : celui de l’extrême-droite et du camp présidentiel, ou celui du Front Populaire. Le premier est celui de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Le second est celui d’une plus grande égalité entre les élèves et d’une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine. Finalement, ce clivage revient aussi à poser la question de la finalité de l’école : doit-elle avant tout former au monde de l’entreprise et servir la reproduction sociale ou doit-elle aussi viser l’ouverture d’esprit ? Ce débat est aussi vieux que le ministère lui-même et n’a jamais été véritablement tranché : de Condorcet et Victor Hugo à nos jours, l’instruction et l’éducation sont deux choses différentes. L’Éducation évoque le domaine des valeurs, tandis qu’instruire évoque la transmission des connaissances. Comme l’indiquait Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, député du Tiers-État en 1789 : « L’instruction publique éclaire et exerce les esprits, l’éducation forme les cœurs ».

Pas de Front Populaire sans avancées démocratiques

Manifestation des Gilets Jaunes en 2019 pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC). © Olivier Ortelpa

Les grandes manœuvres politiques observées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale témoignent du caractère historique de la période que nous traversons. Mais l’ampleur de la crise politique appelle à des mesures immédiates pour redonner du pouvoir aux citoyens. S’il veut retrouver la confiance des électeurs et surmonter les blocages institutionnels, le nouveau Front Populaire doit mettre en place le référendum d’initiative citoyenne constituant au plus vite et s’inscrire dans l’héritage des combats qu’a portés le Front Populaire. Tribune des politologues Clara Egger et Raul Magni-Berton.

Sa création a peine annoncée, le nouveau Front Populaire est déjà sur toutes les lèvres. Après de premiers échanges par déclarations interposées où chaque parti posait ses conditions, un accord a très rapidement abouti sur la répartition des candidatures et un programme partagé. Ce programme met avant tout l’accent sur des mesures économiques et sociales en en faisant la priorité des premiers jours de la mandature et en reléguant au second plan les réformes institutionnelles et démocratiques. Disons-le franchement, ces manœuvres politiques et la volonté de chaque officine de vouloir imposer son agenda ne laissent présager aucun changement radical de méthode. Une nouvelle fois, la grande alliance de la gauche risque de se faire sans tenir compte des priorités des électeurs, notamment en matière de réforme démocratique.

Une demande de démocratie directe forte mais invisibilisée

Les signes que notre démocratie parlementaire s’essouffle se multiplient. Le poids du Parlement n’a cessé de se réduire au profit de l’exécutif ces dernières années sous l’effet des états d’urgence successifs permettant une surutilisation de procédures exceptionnelles comme le 49.3 et le recours aux ordonnances. De nombreux rapports alertent sur l’état des libertés publiques en France et notre pays occupe le bas des classements évaluant la qualité democratique des pays d’Europe de l’Ouest. La possibilité pour Emmanuel Macron de convoquer de nouvelles élections sous trois semaines sans consulter partis et groupes d’opposition est un des nombreux symptômes de cette prépondérance de l’exécutif. 

Face à cela, notre système politique dispose du meilleur antidote qu’il puisse exister : des citoyens soutenant fortement la démocratie et avides de nouveaux droits politiques. A rebours des discours regrettant un désintérêt des citoyens pour les questions institutionnelles et démocratiques conçues comme trop lointaines, techniques ou non prioritaires, les citoyens français expriment, dans la rue et dans les sondages, une soif de renouveau. 

Depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la demande d’une participation directe à la prise de décision politique a le vent en poupe dans notre pays. Elle se cristallise autour d’un outil : le référendum d’initiative citoyenne constitutionnel (RICC) qui recueille le soutien de près de 75% des Françaises et des Français. Aucune autre réforme institutionnelle ne peut se targuer d’un tel soutien. Si on la compare à d’autres options envisagées dans le programme de la NUPES et maintenant du nouveau Front Populaire – comme la convocation d’une Assemblée constituante, la tenue d’assemblées citoyennes ou même la réforme du référendum d’initiative partagée – le RICC caracole en tête.

En Europe, les Français ne sont pas isolés dans leurs aspirations : en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, les citoyens exigent de pouvoir initier et voter directement les lois. Si exception française il y a, c’est dans la réponse des élites politiques – notamment de gauche – à ses revendications qui oscillent entre reprise de la mesure dans un programme sans toutefois la mettre en avant, indifférence et parfois même mépris. Alors que les Pays-Bas s’apprêtent à introduire le RIC suspensif dans leur Constitution sous l’effet de cette pression populaire et d’un soutien unanime des partis de gauche, la gauche française en est encore aux atermoiements.

Prendre au sérieux l’héritage démocratique du Front Populaire

Pourtant, François Ruffin, l’initiateur du projet de Front Populaire, le dit lui-même : il faut “arrêter de déconner”. La recherche en sciences sociales et l’exemple de près de 30 pays à travers le monde l’attestent : la démocratie directe renforce la qualité des institutions démocratiques, évite la concentration du pouvoir, renforce la protection des minorités et des droits fondamentaux et contribuent à des politiques économiques plus stables et plus justes. Ses vertus devraient suffire à faire du RICC la mesure phare d’une nouvelle alliance à gauche.

Par ailleurs, dans une France de plus en plus fragmentée et ingouvernable, le RICC peut être l’occasion de conduire des réformes demandées de longue date par le peuple français en surmontant les blocages institutionnels et l’influence des lobbys et autres cabinets de conseil. Justice fiscale, présence des services publics partout sur le territoire, factures d’énergie, renationalisation de biens publics comme les autoroutes… Nombre de mesures plébiscitées par les Français mais auxquelles la sphère politique reste majoritairement réticente pourraient enfin trouver un débouché démocratique. En outre, la menace d’un référendum contre les élus qui ne respecteraient pas leurs promesses de campagne limiterait sensiblement les revirements politiques qui brisent la confiance dans notre démocratie.

L’héritage démocratique du Front Populaire oblige celles et ceux qui s’en revendiquent. La défense de la démocratie et de la liberté de chacun était au cœur de l’accord de 1936. Comme aujourd’hui, la France était alors en retard sur nombre de ses voisins dans la conquête d’un droit politique : le droit de vote des femmes. Comme aujourd’hui, et lors de chaque avancée démocratique, la mesure était perçue par les élites comme trop radicale : les femmes n’étant pas assez éduquées ou autonomes pour voter par elles-mêmes. Les députés du Front Populaire votèrent pourtant massivement pour son introduction le 30 juillet 1936. En 1936, comme aujourd’hui, le Front Populaire ne peut sans faire sans prendre au sérieux les demandes de droits politiques des citoyens français. 

Union de la gauche ou unité du peuple ? Le défi du nouveau Front Populaire

Manifestation du 10 juin 2024 à Rennes pour un Front Populaire. © Vincent Dain

La recomposition de la vie politique française qui devait occuper les trois prochaines années va finalement se précipiter en trois semaines. Depuis l’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée nationale dimanche dernier, le monde politique est en ébullition : retour surprise de l’union à gauche, centralité du Rassemblement national qui absorbe les Républicains et Reconquête, fébrilité du camp macroniste qui sent sa défaite se préciser chaque jour un peu plus… Dans ce contexte de sanction pour la politique gouvernementale, la plupart des seconds tours des législatives pourraient se jouer entre les candidats du RN et ceux du nouveau Front Populaire, ces derniers auront fort à faire pour convaincre. Si l’union est en effet indispensable pour contrecarrer l’inexorable progression de l’extrême-droite, un cap politique autour d’un socialisme de rupture sera nécessaire pour susciter l’enthousiasme des électeurs.

« Nous avons gagné les élections européennes. Nous sommes le parti le plus fort, nous sommes l’encre de la stabilité. Les électeurs ont reconnu notre leadership au cours des 5 dernières années. C’est un grand message. » C’est en ces termes que la Présidente sortante de la Commission européenne Ursula Von der Leyen s’est exprimée dimanche soir. On mesure ainsi davantage l’insignifiance du scrutin et le décalage avec les résultats nationaux, notamment français, aboutissant à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale.  

En France, les résultats couronnant le Rassemblement National ont été sans appel. L’annonce du Président de la République le soir même de l’élection a surpris et ébranlé la scène politique française. Elle passe comme un coup de poker stupéfiant. On s’épargnera la noblesse républicaine que ses amis présentent comme explication rigoureuse à cette dissolution. Mais l’inconséquence aussi ne saurait expliquer avec justesse cette instrumentation politique. Pour saisir un pareil choix dans de pareilles circonstances et de tels délais il faut convoquer le cynisme. Provoquer une dissolution quand un parti d’extrême-droite s’enracine et est en mesure de l’emporter, c’est oser lui offrir sciemment le pouvoir et s’avérer complètement inconséquent. L’arrivée du RN à Matignon n’est plus une chimère mais un risque, donc une possibilité envisageable comme une autre pour Macron et son monde. Le prix de deux années minimum d’exercice du pouvoir par l’extrême droite est donc devenu admissible. 

L’inconscience du Président tient surtout de sa certitude à toute épreuve qu’il gagnera ces élections, comme sa conférence de presse 72h après, en apesanteur, le confirme : rien ne doit changer puisque « les Français veulent que nous allions plus vite ». Le vote RN ? C’est la faute aux écrans… A la lecture des dynamiques et du temps très court imposé, Macron pense donc clore le camouflet en triomphe en faisant le pari simple d’une gauche perdante car décomposée et de sa propre capacité à engendrer des victoires au second tour face à un RN pris de vitesse. Mais la gauche partira semble-t-il unie et les cartes sont en partie rabattues dans l’indétermination de ce qu’il peut advenir. 

En réalité, si les conditions dans lesquelles ces élections s’organisent apparaissent indignes d’une véritable campagne politique, la dissolution en soi était parfaitement envisageable. Depuis l’élection législative de 2022, la situation parlementaire est en crise, avec une majorité introuvable et des 49.3 à foison, empêchant la promptitude des réformes libérales désirées par le Président et demandées par la Commission européenne et les agences de notations. L’idée d’une dissolution a fait son chemin et allait, tôt ou tard, advenir, puisque le changement de cap politique, lui, n’est pas une option. Finalement, en voulant gagner de nouvelles législatives pour ré-élargir son socle parlementaire, par-delà les avertissements électoraux, Macron dévoile son hubris et sa difficulté à s’accommoder des manifestations de la démocratie.

Alors, on se souviendra que si la situation était somme toute différente, dissoudre pour gagner était aussi l’idée sous-jacente à celle provoquée par Jacques Chirac en 1997 ; on en connaît le revers pour le camp présidentiel. Cette-fois, c’est le RN qui pourrait rafler la mise, acter la fin d’une époque et en ouvrir une autre sans doute encore plus douloureuse. 

La mort du bloc bourgeois

Une telle débâcle peut s’interpréter de différentes manières. Mais on ne saura effacer le véritable carburant durable et raffermi de cette élévation continue du vote RN. Ce pénible résultat vient chasser les garde-fous démocratiques d’un système à bout de souffle. Le cercle de la raison s’est fracassé sur la réalité affective et lucide du pays. Le parti des gestionnaires, au sens le plus juste qui soit – du centre-gauche hollandiste à la droite sarkozyste -, a la fièvre, il suffoque de son détachement hostile aux afflictions populaires et subit électoralement sa colère retentissante.

La vulgate libérale n’imprime plus ni sur le fond ni dans la forme pour les subalternes – entendu dans un sens gramscien. L’abaissement des « charges », la lutte contre le déficit, la flexibilisation du marché du travail, la libre compétition, « l’efficacité » partout… ces mythes de la gouvernance par les nombres constituent un idéal normatif austéritaire face auquel il n’y aurait aucune échappatoire. Ces névroses obsessionnelles de la cohorte des experts et éditorialistes et de ceux qui gouvernent le pays en apôtres depuis tant d’années sont désormais rejetées extrêmement violemment par des catégories entières de la population qui les subissent depuis des années sans être écoutées. Face à ce rejet de la foi intérieure qu’il prêche dans le vide, l’extrême-centre libéral ne répond que par des appels à faire davantage de « pédagogie » pour vendre ses réformes incomprises par le peuple victime de la démagogie.

Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

Comme si l’adhésion au monde libéral ne dépendait plus que d’une explication rationnelle des gouvernants, « les pédagogues du renoncement » comme les appelait l’historien Max Gallo, face à l’ignorance et l’inintelligibilité présumée des gouvernés. L’obéissance aux injonctions européennes, sans véritablement y trouver le sens et le bénéfice d’une telle délocalisation politique constitue également une légende retoquée par ceux dont la souveraineté ne semble encore s’exercer que dans le cadre national. Depuis quelques années, il faut dire que les chiens de garde ont commencé à s’éveiller : le réel invalide tellement leur serments que l’équation leur est devenue conceptuellement insupportable. Le disque est rayé, les injonctions à l’adaptation déraillent. Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

À force de prêcher là où la multitude ne croit plus, les représentants gouvernementaux se sont distanciés de ceux qu’ils administrent. L’avènement de la macronie ne fut qu’une accélération ostentatoire de l’accaparement technocratique du pouvoir, avec des députés interchangeables, thuriféraires de l’ordre libéral et de la révolution conservatrice, dont on ne perçoit pas la chair politique qui les spécifie. Et leur légèreté vis-à-vis de ce qui se joue dans l’instant témoigne de leur effroi devant le mystère de leur destinée et l’apparence trompeuse de leur volonté. Derrière le discours d’une arrière-garde médiocre, c’est le système fléchissant du néant faisant advenir le désordre social et politique.

Pourquoi tout concourt au succès du RN

Face à un tel vide au cœur de la République, au déclin des idéologies politiques, à la société de consommation individualisante et à la fin du consentement des gouvernés au libéralisme, les identités collectives et politiques se sont peu à peu liquéfiées. Quand les électeurs cherchent depuis des années dans la recomposition le débouché électoral antagonique, alors ils le trouvent là où l’on répète à l’envie qu’il se situe. Dans cette perspective, le RN s’accommode très bien du temps présent : mise en exergue assumée de leur position d’opposant numéro 1 au système en place, discours normalisant des dominants sur « l’’égalitarisation » des figures « extrêmes » – sous-entendu, Mélenchon-Le Pen, même péril -, accommodement des médias à l’institutionnalisation du parti, décrédibilisation des offres de gauche…

Tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc.

Parallèlement, le discours nationaliste de l’extrême-droite tend depuis deux décennies à sédimenter et capter de façon croissante les réalités et sentiments d’insécurité variées, du malaise économique à la peur instillée par les faits divers sanglants. Il leur donne une dimension identitaire monolithique, en étreinte, de plus en plus acceptée et ancrée dans la fenêtre d’Overtone. La peur de l’immigration – par exemple très vite assimilée comme cause des émeutes consécutives à la mort de Nahel – constitue d’ailleurs le premier moteur du vote RN. En sus, tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc. Oui, tout est fait pour polariser le champ politique et positionner le RN comme l’alternative à ceux dont la majorité populaire ne veut plus. 

Les manifestations contre les lois Travail durant le quinquennat Hollande ont réordonné le conflit social, la vague dégagiste ayant portée l’élection de 2017 ne s’est pas arrêtée et l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène politique fût un rappel fracassant de la défiance profonde dont nos institutions font l’objet. Ce moment populiste refoulé est revenu modeler l’expression électorale. Dans cette configuration sociétale angoissante pour une part de la France dite périphérique, bien davantage que les propositions programmatiques, en premier lieu c’est le diagnostic simpliste (assistanat, sécurité et immigration) qui raffermit le score du RN. Devenant à mesure du temps le réceptacle dominant d’une majorité des rejets, contre la force gouvernante qu’il revient de renverser, la poussée du RN semble être inexorable.

Quand bien même leurs lignes politiques sont en constante mises à jour au fil des intérêts mouvants, d’alliances européennes variantes, ce parti ne subit aucun trouble électoral. Sans s’agiter pour, l’adjonction annoncée de cadres Les Républicains renforce, elle encore, la normalisation du RN et sa stratégie de respectabilité. De plus, il ne faudra pas croire que la masse abstentionniste aux européennes soit structurellement défavorable au RN en cas de sursaut aux législatives, puisque sa structuration composite correspond plutôt à leur transversalité socio-professionnelle et intergénérationnelle grandissante. Et les classes populaires se sont davantage abstenues, ce qui donne à penser, en analyse des dernières élections, que le RN dispose de grandes réserves pour dans 20 jours. Tout prélude à son arrivée au pouvoir. Il y a comme une lame de fond vers l’abîme. 

À gauche, une union indispensable

Face au macronisme décadent et à une extrême-droite exaltée, la gauche se cherche et peut s’écraser à mesure que le cours du temps persévère dans l’ordre actuel des choses. Ces dernières années, ni les trahisons d’une gauche socialiste au pouvoir, ni les erreurs communicationnelles décrédibilisantes de la force insoumise, ni les réflexes bobos caricaturaux des écologistes et encore moins l’inertie de chaque organisation n’ont aidé à clarifier le dessein commun de société que la gauche proposait encore à tous les Français. La gauche comme repère est devenu un espace politique informe, décousu, s’effaçant arithmétiquement, au détriment de l’attrait de chacune de ses composantes politiques ; si ce n’est peut-être au cours d’une campagne insoumise alléchante à la présidentielle de 2017, où la progression ardente et la transversalité de l’offre générale qualifiaient bien l’agencement d’un important potentiel électoral. 

Nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort.

Pourtant, malgré ses atermoiements, seule la gauche peut permettre d’éviter le déclin toujours plus prononcé du pays, s’accaparer du désir destituant et conjurer par le haut la résignation. Si aucun rendez-vous politique n’éteint l’histoire, dans une optique de survie organisationnelle, au regard de l’état du pays et des prochaines échéances, celui du 30 juin semble cardinal. Car nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort. Alors chaque opportunité historique doit être saisie. Ainsi, ne serait-ce qu’au regard de la faiblesse structurelle et récurrente des offres politiques à gauche à remporter une élection, l’union apparaît indispensable pour espérer ne serait-ce que résister. D’autant plus que le temps passe vite et qu’aucune autre option plus crédible, non boutiquière, ne se pose sur la table pour une guerre de mouvement extrêmement rapide. 

L’union paraît d’autant plus nécessaire pour le Parti socialiste qu’il ne sait comment exister en dehors des murs parlementaires ; le premier quinquennat de Macron avait déjà failli lui être fatal, notamment sur le plan financier. Pour la France Insoumise, son histoire semble indiquer qu’elle est capable de poursuivre son existence en dehors des institutions. Mais son effacement de l’Assemblée Nationale serait un sérieux coup porté à son indispensable notabilisation, certes encore embryonnaire, et la condamnerait à sa fixation dans la figure sclérosée d’opposant bruyants mais impuissants. L’union a été faite, un nouveau Front populaire est né, dont acte. Il a déjà fort à faire. 

Au-delà de l’union de la gauche, rebâtir l’unité du peuple

Le jour d’après, il faut déjà dire que l’union pour l’union ne peut constituer un projet politique en soi. Dans cette situation, nous pouvons nous accorder à dire que l’une des immatriculations politiques évidentes reste l’ordonnancement axiologique, c’est-à-dire ce qui fait sens et touche le domaine du sensible. Mais la gauche a depuis longtemps cru, en miroir du libéralisme, qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours. Au contraire, elle s’est rabougrie, sans matrice transversale, à mesure que l’extrême droite, elle, débordait de son socle et propageait sa lecture du monde. Et le discours sur les valeurs, sans adhérence aux vécus, est devenu un discours vide, ampoulé, dénué d’attrait, dénué d’imaginaire, dénué d’un zénith perceptible.

La gauche a depuis longtemps cru qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours.

Le calcul politique de la gauche est aujourd’hui des plus limpides : s’étendre ou s’éteindre. Alors, il convient encore de rappeler que convaincre consiste à réussir à affecter les individus et la multitude dans un sens positif, commandant des conditions discursives et pratiques. On ne saurait ici être exhaustif sur ce qui provoquerait, au-delà des bases électorales présentes, l’adhésion à une offre de gauche, ni en expliquer le jeu complexe des affects qu’il faudrait provoquer pour cela : il faut se garder des prophéties et de l’outrecuidance des apprentis sorciers. Cependant, nous ne sommes pas dispensés de déceler des positionnements sincères et des paramètres stylistiques, dans le contexte actuel, qui sauraient demain reconstruire une dynamique en capacité d’entraîner l’assentiment le plus large qui soit. L’union doit dépasser la gauche plurielle, telle est sa tâche historique.

Nous avons besoin d’un récit instituant, surtout après avoir démontré ces dernières années le morcellement d’un espace politique autrefois plus tangible. Il faut justifier que le Front populaire en vaut le vote, mobiliser une rhétorique et des dénominateurs communs solides et ancrés dans le réel. Déjà, l’accord rapidement entendu des forces constituées à gauche nous enlève le simulacre qu’aurait été de longues et vaines réunions occupant l’espace médiatique comme une banale série télévisuelle. Il faut à présent tenir et décliner les temporalités, prendre cette élection à la fois comme un objectif existentiel et le commencement d’une œuvre plus longue. 

L’idéal politique de gauche ne s’est pas éteint. Il est simplement orphelin d’un corpus politique concret, de figures qui l’incarnent, d’une nouvelle esthétique qui le redessine et d’un camp qui le porte de façon harmonieuse. L’édification d’une nouvelle proposition de contrat social, ancrée dans les valeurs de partage, de solidarité et d’écologie qui réenchante la vie, constitue la nécessité d’un nouveau bloc historique majoritaire qu’il faudra d’ailleurs continuer de construire, même après l’élection, quoi qu’il puisse en résulter. Dans la fenêtre aujourd’hui imposée des législatives, les partis vont s’accorder sur les urgences. C’est une première étape. Le reste attendra d’être discuté et tranché par le vote du peuple, du moins il devra l’être pour que l’unité advienne réellement après l’union. Pour le reste, ce nouveau Front populaire pourrait détailler une méthode rigoureuse et un calendrier de mise en œuvre des politiques publiques proposées ; sans démesure ni indétermination, avec un chiffrage et un agenda permettant à tout un chacun de se projeter facilement.

Acter la mort de la social-démocratie

Il faut bien admettre que la social-démocratie ayant gouverné, sidérée et médiocre devant la puissance du capitalisme financier, est justement assimilée aux politiques d’errement nous ayant conduit dans la situation économique, sociale et politique actuelle. Le rêve européen et la mondialisation heureuse des bien lotis ont été vécus à l’envers, dans le malheur économique pour la majorité : désindustrialisation et mise en concurrence d’économies disparates, pression à la baisse sur les salaires, précarisation des emplois, démantèlement des services publics… Les perdants de la mondialisation ont été abandonnés par cette droite complexée et ce qu’il reste de la gauche s’en détourne discursivement bien trop souvent en paraissant de moins en moins capable d’invoquer des codes et des modes de vie autres que ceux des habitants des centres-villes métropolitains. C’est l’incapacité de nos élites à construire un réel rapport de force avec l’Allemagne et ses intérêts singuliers qui empêche d’envisager une véritable construction européenne au service des peuples. Or, on le disait, absolument rien ne dit qu’une majorité des abstentionnistes qui va revenir sur la scène politique à l’occasion de ces législatives soit favorable à la gauche. On peut même s’inquiéter du contraire et, a minima, en prendre acte.

Il y a pour le moment un désir de rupture décorrélé d’un désir de gauche qu’il est interdit de regarder avec condescendance. C’est à ce dessin d’adjonction qu’il faut travailler à la formation face à l’extrême-droite. Par conséquent, concourir à démontrer que la ligne choisie programmatiquement par ce nouveau Front populaire soit cette fois-ci authentiquement de gauche paraît vain tant le signifiant a été décrédibilisé. Sans s’oublier idéologiquement, cette coalition de gauche doit s’arracher de ces réflexes, de ses signifiants et de son petit espace urbain où elle ne se comprend plus qu’elle-même pour se reconnecter et recomposer avec les aspirations majoritaires du peuple français. 

La radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques.

Fixer cet horizon enviable nécessite pour commencer d’acter très clairement que la proposition de gouvernement entre en réelle rupture avec la politique de l’offre, productiviste et inégalitaire. Mais elle doit aussi permettre à la gauche de se reconnecter avec le sens commun « dégagiste » : la radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques. Elle doit en premier lieu s’exprimer en termes d’ambition de changement, loin des symboles et des rustines, dans un contexte de guerre aux pauvres et de tenaille identitaire.

A l’avenant, elle devra se traduire par la mobilisation des compétences obligatoires face à la complexification juridique des rouages organisationnels et administratifs des politiques publiques installées ; et au regard d’un affrontement à venir inévitable avec les marchés financiers. Enfin, elle pourra affirmer avec bon sens, clarté et autorité : à court terme notamment, retraite à 60 ans, indexation des salaires sur l’inflation et hausse du SMIC, abrogation de la loi immigration, école publique totalement gratuite ; à moyen et long terme, réduction du temps de travail, extension des services publics, démocratisation des entreprises, déconstruction de l’hydre bancaire etc. Le retour d’un ordre alternatif, c’est-à-dire le retour de la justice dans les politiques économiques, salariales et fiscales est fondamental face à la sécession grandissante des très riches.

Dans le même temps, la narration enveloppant le projet doit aussi porter sur l’unification du pays, la volonté de résorber les fractures de la société et soigner l’atomisation néolibérale. L’une des voies pour ce faire pourrait être de défendre un patriotisme vert. La question écologique est une menace qui est venue s’ajouter à celles historiquement générées par la mondialisation pour les classes populaires et appuyer le sentiment anti-élite. Il faut donc réussir à articuler et hybrider dans le discours et les propositions les enjeux de protection sociale et de transition écologique pour répondre principalement aux besoins et inquiétudes des catégories paupérisées qui sont déjà exposées aux conséquences de la dérégulation environnementale. La constitution d’une telle politique de soin appuyée par des mutations davantage structurelles qu’individuelles – du fait d’une forte reprise en main des orientations économiques par l’Etat – pourrait reconstruire une fierté nationale positive, et l’édification d’un projet à proposer par delà les frontières, c’est-à-dire d’un projet internationaliste. 

Une victoire improbable mais pas impossible

Dans son dernier essai, le politiste Rémi Lefebvre se demandait s’il fallait désespérer de la gauche et répondait qu’il fallait commencer par déjouer le piège du défaitisme. Si l’empreinte des élections européennes fait mal, le problème de la gauche reste encore celui de l’offre davantage que celui de la demande. Au jeu des alliances et coalitions à l’œuvre sur l’ensemble de l’arc politique, les élections législatives s’annoncent des plus incertaines, qui plus est au regard d’une géographie électorale en pleine transformation, où les conditions des victoires ne se posent plus dans les mêmes termes dans chaque territoire. Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

En outre, les premières projections donnent à voir un sursaut de participation limité, réduisant la part des triangulaires, et montrent un nombre massif de seconds tours où l’opposition Front Populaire – Rassemblement National mettra de côté l’offre présidentielle. La campagne qui s’ouvre, extrêmement rapide, devra donc mobiliser chaque composante interne du Front Populaire en ce qu’elle peut apporter, sur les représentations de stabilité et de rupture qu’elles emportent. En même temps, toute la société doit être mobilisée comme force d’entraînement pour dépasser le cartel partidaire. 

Dès à présent, dans ce déchaînement des passions, il convient de se confronter avec humilité aux circonstances et de ne rien céder à la beauté illusoire du renoncement. Aussi loin soit la rive, il faudra nager et travailler sans relâche pour préempter des électorats populaires divers, que la gauche est censée défendre. Toute projection de résultat qui soit, la suite du scrutin sera tout aussi importante que la campagne immédiate, puisque le RN est désormais ancré si puissamment dans le paysage politique que chaque jour sera une lutte pour le soustraire de toute entrée ou de tout développement dans les institutions. Le choc ne fait que commencer. 

Front populaire : l’avenir d’une victoire

Ouvriers métallurgistes en grève en 1936. © Domaine public, BNF

Après la dissolution de l’Assemblée nationale, la gauche française s’est réunie autour de la bannière Front Populaire, un nom qui renvoie à une histoire vieille de près d’un siècle, mais dont le souvenir est toujours resté vif. En mai 1936, face à la menace fasciste, cette alliance entre les socialistes (SFIO), les communistes (PCF) et les centristes du Parti radical, remporte les élections législatives. Le nouveau gouvernement de gauche, présidé par le socialiste Léon Blum, prend alors des mesures sociales sans précédent et très vite effectives. Pourtant, ces avancées déterminantes ne sont pas le fruit d’une simple victoire électorale : revenir sur la période permet de mieux comprendre la nécessaire articulation entre un pouvoir politique volontariste et un puissant mouvement social pour le soutenir, voire pour l’obliger.

Dans l’histoire politique française, le Front populaire est inscrit au Panthéon des gauches. Depuis des décennies, la gauche, a fortiori quand elle est unie, invoque le totem sacré de 1936 en période électorale pour inciter à la mobilisation. L’idée est qu’en la portant au pouvoir, d’importantes réformes sociales suivront. Après tout, les deux semaines de congés payés, la semaine de 40 heures et l’instauration des conventions collectives, permises par le gouvernement Blum juste après sa prise en fonctions, sont autant de preuves que confier les manettes politiques à la gauche porte ses fruits.

À la suite de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, le député insoumis François Ruffin a ainsi immédiatement appelé la gauche à se réunir autour de la bannière « Front populaire » suivi dans les 24 heures par les quatre principaux partis de gauche (insoumis, écologistes, communistes et socialistes). En mai 2022, quelques jours après la formation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), le communiste Fabien Roussel se permettait déjà le parallèle : « Le Front populaire, c’était de grandes avancées sociales. On est aujourd’hui à un tournant aussi historique que celui-là. » Remontons plus loin. Quelques mois après la victoire de la gauche plurielle aux élections législatives de 1997, la ministre du Travail Martine Aubry défend la semaine de 35 heures en se revendiquant des idées de Blum. En mai 1981, dans son discours d’investiture à la présidence de la République, François Mitterrand se réfère également l’héritage du Front populaire. Tout nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy reprend quant à lui un slogan de 1936 : « Vive la vie ! ».

Pourtant, ce « mythe » proprement politique simplifie à outrance ce qu’a été le Front populaire : au-delà d’un accord électoral entre partis de gauche, il s’agit d’une véritable expérience culturelle et sociale, bien que de courte durée. Un simple coup d’œil au programme de campagne suffit à s’en convaincre : publié en janvier 1936, celui-ci ne contient pas les mesures phares plus tard retenues dans l’imaginaire collectif. La « réduction de la semaine de travail sans réduction du salaire hebdomadaire » est certes mentionnée, mais sans avancer de chiffre concret (le temps de travail s’élève alors à 48 heures par semaine) ; quant aux conventions collectives et aux congés payés, ils ne figurent tout bonnement pas dans le programme. Dès lors, difficile de lire dans la séquence 1936 un enchaînement logique et purement politique : les mesures effectives à l’été ne sauraient être le simple produit de la victoire électorale du printemps sur la base du programme publié à l’hiver. En fait, celles-ci ont surtout été arrachées par un mouvement de grèves sans précédent.

« La grève, la grève, partout la grève » (Jacques Prévert)

Retraçons le fil des événements au cœur du printemps 1936. Le 3 mai, les résultats du second tour des élections législatives actent la victoire du Front populaire, avec 386 sièges sur les 608 que compte alors l’Assemblée nationale. Respectueux de la tradition républicaine, Blum attend encore un mois avant de s’installer à Matignon, résidence du président du Conseil. Mais les 11 et 13 mai, deux grèves éclatent au Havre et à Toulouse dans le secteur de l’industrie aéronautique, en réaction aux licenciements d’ouvriers grévistes le 1er mai. Victorieuses, les grèves s’étendent alors dans le même secteur ainsi qu’au sein des usines automobiles de la région parisienne à la fin du mois de mai. Le 28, c’est au tour des 30.000 ouvriers et ouvrières de Renault de rejoindre le mouvement.

Fait notable et inédit à cette échelle, les grévistes ne se contentent pas de cesser le travail, mais occupent les usines. Si les grèves semblent progressivement s’apaiser, le mouvement reprend de plus belle à partir du 2 juin et gagne la province, notamment par le biais de la presse, qui se fait le relais des événements. Partout, dans une ambiance festive, des entreprises des plus diverses sont occupées, du commerce aux banques en passant par la restauration et la culture. On compte alors 12.000 grèves, dont 9.000 avec occupation, entraînant environ 2 millions de personnes.

La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser, voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Comment expliquer cette explosion sociale ? Indéniablement, aucune force politique ou syndicale ne l’a pleinement anticipée. Le 16 juin, le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux admet devant le Comité confédéral national du syndicat que « le mouvement s’est déclenché sans que l’on sût exactement comment et où ». Spontanées, les grèves et occupations de mai-juin 1936 ne débarquent toutefois pas de nulle part.

Elles s’inscrivent dans une articulation entre les urnes et la rue, matrice du Front populaire depuis deux ans : le 6 février 1934, la manifestation antiparlementaire de groupes de droite et d’extrême droite devant la Chambre des députés fait craindre à la gauche une menace fasciste imminente. De vastes manifestations unitaires rassemblant des milliers de personnes sont alors organisées en réponse un peu partout en France. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le rapprochement entre forces de gauche aux élections municipales de 1935 puis aux législatives de 1936. Au cœur de la campagne, les manifestations antifascistes et populaires interpellent l’opinion et propulsent le Front populaire au pouvoir. La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser ,voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Le double rejet du taylorisme et du paternalisme

S’inscrivant positivement dans la culture du Front populaire, l’explosion sociale du printemps 1936 exprime aussi deux rejets massifs, comme l’explique l’historien Antoine Prost dans son ouvrage Autour du Front populaire (2006). Rejet d’abord de la surexploitation des travailleurs et des travailleuses, rendue possible par la taylorisation et généralisée par la crise économique qui frappe la France depuis 1931. Théorisé et mis en pratique aux États-Unis au début du siècle, le taylorisme est un mode d’organisation du travail reposant sur une double division, à la fois verticale (entre tâches de conception et d’exécution) et horizontale (la production est décomposée entre les ouvriers pour réaliser les tâches les plus simples possibles).

Cette « organisation scientifique du travail » doit alors permettre une augmentation des gains de productivité. Après 1918, le taylorisme se répand progressivement dans les usines françaises, notamment dans l’automobile ou la réparation ferroviaire, mais sans s’accompagner d’une politique salariale fordiste accommodante. En outre, la grande division des tâches contribue à l’aliénation des travailleurs et travailleuses, soumis à des gestes répétitifs, dont l’utilité leur apparaît moins clairement que quand il intervenaient sur plusieurs étapes de production à la fois. Quand survient la crise économique, la rationalisation est alors utilisée pour intensifier les cadences tout en compressant les salaires et en maintenant les ouvriers et les ouvrières les moins efficaces sous la pression du chômage. En affirmant avec force le rejet de cette cadence inhumaine, les grèves constituent alors un moment de dignité retrouvée, comme l’écrit la philosophe Simone Weil dans le journal La Révolution prolétarienne le 10 juin :

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. Oui, une joie. […] Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires ».

Dès lors, pour échapper à la contrainte des cadences et à l’arbitraire des chefs qui les imposent, la question temporelle s’impose au cœur des revendications ouvrières : d’abord la semaine de 40 heures, réclamée par la CGT depuis le début des années 1930. Les congés payés s’inscrivent dans la même perspective : il s’agit cette fois-ci d’une initiative personnelle de Blum et non d’une revendication des grévistes. Reste qu’avec la semaine de 40 heures, les congés payés répondent à la surexploitation à l’œuvre depuis des années et donnent réalité et consistance au temps privé des salariés.

Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

De la même manière, la nécessité des conventions collectives émerge des grèves du printemps 1936 en ce qu’elles remettent en cause le pouvoir patronal tel qu’il était conçu et pratiqué jusqu’alors. Comme l’explique Antoine Prost, si la propriété en est le fondement, cela signifie que la domination exercée par le patron dans ce qu’il appelle sa « maison » est également d’ordre privé, impliquant de la part des salariés une obéissance et une forme de reconnaissance. Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

Au fond, le printemps 1936 acte une délégitimation profonde du paternalisme en vigueur depuis la fin du XIXe siècle. De cette rupture viennent les conventions collectives : les ouvrières et les ouvriers refusant de s’engager pour autre chose qu’un travail et un salaire déterminés à l’avance, le contrat de travail doit être d’ordre public : il ne peut être discuté personnellement entre chaque salarié et son employeur, mais doit être clairement établi à l’issue de négociations entre syndicats et patronat. La loi sur les conventions collectives, dont le rapporteur est Ambroise Croizat, député communiste dirigeant la puissante Fédération des Métaux de la CGT, (et futur ministre communiste créateur de la Sécurité sociale après-guerre) remplace le lien personnel de subordination par un lien fonctionnel de production. Le pouvoir patronal est désormais encadré, ne laissant par exemple plus le droit à l’employeur de déterminer et de modifier les salaires selon son seul bon vouloir.

Quand le patronat craignait une révolution bolchevique en France

Si ces trois mesures sociales déterminantes émergent des grèves, encore faut-il que le nouveau gouvernement et surtout le patronat y consentent. Or, au début du mois de juin, ce dernier est pris d’effroi par les événements : avec ces entreprises occupées partout, le droit de propriété ouvertement bafoué et ce nouveau gouvernement soutenu par les 72 députés communistes tout juste élus, le bolchévisme semble aux portes du pays. Certes, à gauche, la perspective révolutionnaire n’est sérieusement envisagée que par une minorité. Dans un article publié dans Le Populaire le 27 mai, Marceau Pivert, représentant de l’aile gauche de la SFIO, incite Blum à s’appuyer sur le mouvement pour instaurer un vrai pouvoir socialiste dans le pays, clamant que « tout est possible maintenant ». Réfugié en France, Léon Trotski assure de son côté le 9 juin que « la révolution française a commencé » : « “Les soviets partout ?“ D’accord. Mais il est temps de passer de la parole aux actes. » Reste que la majorité des grévistes, non syndiqués, envisagent surtout leur action comme temporaire, une sorte de parenthèse joyeuse propre à exprimer un idéal plus qu’à le conquérir. Les partis et syndicats, PCF compris, souhaitent quant à eux apaiser les grèves. Mais au fond, peu importe : bien qu’il ne soit pas de nature révolutionnaire, le mouvement exerce de fait une pression considérable sur le patronat. La presse bourgeoise s’en fait l’écho. Le 6 juin, Le Temps écrit :

« Devant cette grève qui se généralise, devant ces violations énormes, inouïes, de l’ordre et des libertés publiques les plus élémentaires, le président du conseil, le chef du gouvernement légal, a-t-il parlé au nom du pays tout entier, au nom du droit républicain ? S’est-il élevé contre cette dictature occulte qui pèse sur la nation ? […] Son gouvernement n’est qu’une simple délégation de cette force aveugle, dont les Chambres ne seraient qu’un instrument pour une simple législation de faits accomplis ailleurs. Mais il faut alors le dire, il faut proclamer que le gouvernement prend un caractère dictatorial et que c’en est fini du régime républicain ! »

C’est donc dans ce contexte brûlant que les représentants patronaux, réunis au sein de la Confédération générale de la production française (CGPF), sollicitent le gouvernement encore en formation pour trouver une sortie de crise. Une première négociation a lieu dans la nuit du 4 au 5 juin. En médiateur, Blum constate que le patronat est prêt à céder sans faire de l’évacuation des usines un préalable. C’est ainsi que lors de son investiture le 6 juin, Blum promet la mise en place rapide des 40 heures, des congés payés et des conventions collectives. Le lendemain dès 15 heures, les négociations s’engagent à Matignon entre la CGPF, la CGT et l’État, marquant une première dans l’histoire politique française. Le 8 au petit matin, les accords sont officialisés : le patronat accepte une augmentation des salaires et « l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail », définis dans une loi votée quelques jours plus tard. Ne figurent pas dans le texte les 40 heures et les congés payés, qui ne sont en fait pas discutés : ces mesures relevant uniquement de la loi, les patrons devront s’y plier.

« Finie la semaine des deux dimanches » : des conquêtes précaires ?

Pourtant, tout reste encore à faire. Le mouvement atteint son paroxysme dans la semaine du 8 au 12 juin, puis se poursuit fin juin et courant juillet : les acquis obtenus à l’échelle nationale doivent désormais être arrachés localement. De nombreux patrons n’acceptent en effet pas les décisions prises par la CGPF : le 9 juin, 114 présidents et représentants des chambres de commerce s’opposent aux 40 heures. Mais parmi les conquêtes de 1936, ce sont les conventions collectives, négociées à l’échelle de chaque secteur, qui exigent la lutte la plus âpre. Ainsi, à Besançon, les grèves ne commencent que le 16 juin pour réclamer l’application des accords de Matignon, engageant au fil des jours de plus en plus de secteurs. Un accord est finalement trouvé par l’intermédiaire du préfet du Doubs le 1er juillet.

Les mesures votées par le Front populaire sont bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique.

Ces cas se multiplient dans d’autres départements au même moment. Les mesures votées par le Front populaire sont donc bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique. La suite des événements le montre : quand le Front populaire se délite au sommet de l’État, les mesures s’en trouvent fragilisées. Dès février 1937, Léon Blum annonce une « pause » dans la réalisation des mesures sociales. La question de l’intervention française en Espagne pour défendre le gouvernement républicain contre les franquistes, refusée par Blum contre l’avis des communistes, fragilise encore un peu plus la coalition. En juin, Blum est contraint à la démission et en avril 1938, c’est le radical Édouard Daladier qui s’installe au pouvoir. Quelques mois plus tard, le nouveau président du Conseil affirme dans un discours radiodiffusé qu’il faut « remettre la France au travail » par un « aménagement » de la loi des 40 heures. Comprenez, permettre légalement aux entreprises de disposer des heures supplémentaires qu’elles estiment nécessaires, tout en majorant faiblement les taux de rémunération. En novembre 1938, le ministre des Finances Paul Reynaud se charge de publier les décrets-lois et déclare « finie la semaine des deux dimanches ». Les grèves qui s’ensuivent sont durement réprimées : alors que le gouvernement mobilise préfets et forces de l’ordre, le patronat licencie massivement les grévistes. La rupture est consommée, le Front populaire n’est plus.

Reste qu’en un sens, bien que précaires sur le court terme, les avancées sociales de 1936 s’enracinent dans la société française. Comme le souligne l’historien Jean Vigreux dans son ouvrage Histoire du Front populaire. L’échappée belle (2016), en élargissant la démocratie libérale à la démocratie sociale, le Front populaire ouvre en fait une séquence historique plus longue. Celle-ci trouve son aboutissement dans le programme du Conseil national de la Résistance, mis en œuvre après la Libération. « L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale », « le droit au travail et le droit au repos », « la sécurité de l’emploi » ou « la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine » sont autant de principes s’inscrivant pleinement dans l’expérience du Front populaire.

Comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis.

Une fois interrogé à la lumière des faits, le mythe électoraliste du Front populaire apparaît bien pauvre, en ce qu’il occulte souvent ce qui s’est véritablement joué au printemps 1936 : si les avancées sociales du Front populaire sont bien réelles, elles ont surtout été permises par l’articulation entre la pression du mouvement social et la capacité d’action du pouvoir politique. Le premier portant le second au pouvoir, les grèves et occupations d’usines permettent ensuite de pousser les revendications et d’assurer leur réalisation. La réussite du Front populaire tient précisément dans cette alchimie. Alors, à l’heure où l’histoire s’accélère, la gauche entend rejouer le coup de 1936 face à une extrême-droite qui n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Mais comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis. C’est en créant et en maintenant cette dynamique que le Front populaire de 2024 pourra réussir là où la NUPES de 2022 avait échoué. Porter les espoirs ne suffit plus : il s’agit désormais de porter l’histoire.

Simone Weil : « La vie et la grève des ouvriers métallos »

En mai 1936, le Front Populaire composé des socialistes (SFIO), communistes (SFIC) et des radicaux, remporte les élections. Aussitôt, les usines sont occupées, la classe ouvrière triomphe. Les premières réformes sociales sont engagées et les accords Matignon sont signés dans la nuit du 7 au 8 juin. Mais l’activité tarde à reprendre. Simone Weil, philosophe partie s’établir en usine, fait le récit de ces grèves dans le numéro 224 de la revue syndicaliste et communiste La Révolution prolétarienne. Pour notre collection « Les grands textes », nous reproduisons des extraits de son article du 10 juin 1936.


Chaque ouvrier, en voyant arriver au pouvoir le parti socialiste, a eu le sentiment que, devant le patron, il n’était plus le plus faible. La réaction a été immédiate. (…)

Mais le facteur essentiel est ailleurs. Le public et les patrons, et Léon Blum lui-même, et tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire. C’est que dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. Si le gouvernement avait pu obtenir pleine et entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.

Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus les doigts, elles ne font plus mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âmes. Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains, renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder. Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin. Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements de cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur.

Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal. (…)

Je m’en voudrais de terminer sur une note triste. Les militants ont, en ces jours, une terrible responsabilité. Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune crainte n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête, la redresser. Ils n’ont pas, quoi qu’on suppose du dehors, des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d’espérances. Ils savent bien qu’en dépit des améliorations conquises le poids de l’oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu’ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche et sans égards. Mais ce qui est illimité, c’est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. Se soumettre par force, c’est dur ; laisser croire qu’on veut bien se soumettre, c’est trop. Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et se taisent seulement dans la mesure précise où ils ne peuvent pas faire autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire.

 

 

Les conditions d’un Front populaire écologiste

©Anton Virtanen Gonneau

Depuis le début du mouvement de grève en France un serpent de mer louvoie dans le cortège. Comment incarner l’appétit de justice écologique et sociale qui s’est ouvert dans le pays au cours des 12 derniers mois ? Tribune de Brice Montagne, collectif National Diem25 France.


Depuis plusieurs mois un mot clef revient de manière insistante sur toutes les lèvres : Le Front populaire ! Cet objet hybride de la vie politique française mi-populiste (il s’est forgé dans la rue) mi-union des gauches (il a bien fallu que les partis se mettent autour de la table) ne revient pas par hasard dans l’imaginaire commun. La société aujourd’hui comme dans les années 1930 retient son souffle, nous sommes à l’aube de grands bouleversements, et intimement chacun et chacune sait que la force collective est le seul moyen de sortir grandi de ces changements à venir. Mais le passé est source de leçons, non seulement en exemples réussis, mais aussi en échecs à ne pas reproduire. Quels sont donc les conditions d’un Front populaire écologiste dans les années qui viennent ?

La première différence avec le Front populaire original est évidemment la dimension écologiste. Un Green New Deal ambitieux à la hauteur de la proposition du Parti travailliste ou des Démocrates socialistes américains est un préalable essentiel si l’on veut répondre à la plus grande menace qui pèse sur notre société. Ce Green New Deal ne peut être un attelage de mesurettes comme l’est le Green Deal de la Commission européenne, il doit être un 1er pas radical vers la sortie du capitalisme productiviste et répondre frontalement à la question qui agite toujours nos sociétés : Qui possède les moyens de production ? Ou plutôt qui possède les moyens de la domination économique, politique ou culturelle ? Lier la transformation écologique à cette question est une condition sine qua non pour que cette transition soit socialement juste, pour qu’elle soit démocratiquement possible.

Le second point qui est essentiel est celui de l’architecture de ce FPE. L’union des gauches du 20ème siècle a vécu, l’heure est au mouvementisme. Les temps ont changé, mais demain tout ira mieux tu verras. En effet, des expériences municipalistes comme Barcelone en Comú nous viennent des exemples édifiants d’architectures de mouvements qui favorisent la Confluence. La stratégie municipaliste qui bouillonne dans l’Hexagone à l’aube des municipales ne doit pas être qu’un simple hochet pour placer des pions mais doit servir de point de départ à la reconquête du pouvoir que la société appelle de ses vœux. Pour que cela se fasse il est essentiel que la coordination du FPE soit assurée par des citoyens tirés au sort ou élus et pas seulement par des représentants de partis et de la société civile.

Une fois cette étape franchie un FPE aura un nouvel obstacle à surmonter, la rédaction d’un programme commun ambitieux. Là encore les expériences récentes démontrent toute la faisabilité d’un comité de programme composé de citoyens tiré au sort et des représentants des parties prenantes. Un tel programme devra évidemment passer par une phase d’amendements en ligne dans laquelle le plus grand nombre pourra fournir des remarques et améliorations et être validé par un vote des citoyens et citoyennes.

Enfin, et seulement une fois tous ces préalables remplis, viendra le choix de l’incarnation du Front populaire écologiste. Le FPE sera bien inspiré de se pencher sur la méthode retenue à Toulouse par l’Archipel citoyen mêlant primaire élective, primaire tirée au sort et primaire par recommandation. En combinant tous ces aspects le Front populaire écologiste se donnera les moyens d’inclure des militants et militantes ayant fait leurs preuves dans les mouvements récents (Comité justice pour Adama, Gilets jaunes, Mouvement climat etc..). Cette inclusivité résolue du début à la fin de la méthode est la seule manière de faire tenir ensemble des intérêts politiques si divers. C’est aussi la seule méthode pour répondre simultanément aux menaces de fins de mois et aux menaces de fin du monde.

Concluons sur un dernier point. Les fronts populaires des années 30 étaient une réponse à la chute de l’Allemagne entre les mains du régime Nazi. Si le Front Populaire français a été pourvoyeur de bien des espoirs, le Frente popular espagnol lui n’a hélas pas été capable de juguler la montée du fascisme. Cet échec est au moins partiellement à mettre sur les épaules du Front Populaire français qui n’a pas été capable de soutenir son homonyme par delà les Pyrénées. Cet échec est à garder en tête car son ombre plane sur toute tentative de se confronter au capitalisme dans l’Europe du 21ème siècle. Un Front populaire écologiste qui se contenterait de bâtir un mouvement au niveau national sans être capable de susciter des manifestations de grande ampleur dans tous les pays voisins a toutes les chances de se transformer en désastre. Fort heureusement le mouvement des grèves pour le climat offre un signal fort que notre lutte peut transcender les frontières. Un souci intrinsèque de transnationalisme sera le plus sûr moyen de coincer l’establishment politique entre le marteau et l’enclume. Soyons stratégiques, la victoire sera nôtre.