« En Europe, les flux migratoires ne sont pas essentiellement irréguliers » – Entretien avec Maxime Guimard

© Jametlene Reskp

Alors que l’extrême-droite martèle son discours sur « l’immigration », ses adversaires demeurent hésitants quant aux positions à adopter. Face à ce débat piégé, l’analyse des faits et la restitution des motivations des acteurs peuvent pourtant permettre d’appréhender les mécanismes essentiels de la réalité migratoire. C’est le parti que prend Maxime Guimard, cadre au ministère de l’Intérieur, avec son Petit traité sur l’immigration irrégulière (Cerf, 2023) dans lequel il entreprend de déconstruire les idées reçues. Quelles sont les causes de l’immigration ? Comment s’organisent les filières ? Quel est l’impact des politiques publiques menées sur la régulation des flux ? Entretien.

LVSL – Quels sont les déterminants du départ sur les routes migratoires ?

Maxime Guimard – Le projet migratoire, pris dans l’ensemble du monde, a généralement un objectif d’ordre économique : améliorer son niveau de vie, et éventuellement en faire bénéficier son entourage propre en lui envoyant une partie de l’argent gagné. Cette motivation primordiale est attestée dans les enquêtes d’intention, comme dans la réalité des mouvements passés et présents. C’est la raison pour laquelle l’essentiel des immigrés dans le monde habitent dans un pays à revenu supérieur à celui dans lequel ils sont nés. Cela est valable pour tous les pays : les Français émigrent plutôt au Canada ou aux États-Unis, les Burkinabés vers la Côte d’Ivoire, les Tunisiens vers l’Europe. J’insiste sur le fait que, si la majorité des migrations se réalise entre pays non développés – qui représentent au demeurant la plus grande part de la masse démographique mondiale – cela n’est pas contradictoire avec cette dynamique ascendante des migrations, presque unilatérale. Il y a ainsi plus de cent fois plus de migrants en provenance de pays à bas revenu dans ceux à hauts revenus, que l’inverse. La base bilatérale des migrations des Nations-Unies constitue le meilleur outil pour mesurer quantitativement les populations ayant migré.

La migration irrégulière ne diffère pas dans sa motivation. Elle correspond simplement à la part de la population qui, souhaitant migrer, n’a pas été admise dans une voie de migration légale existante dans le pays de destination – telle que les études, le travail ou des motifs relatifs à la vie familiale – mais dispose du capital culturel, social et économique pour s’engager dans un projet irrégulier. En ce qui concerne le départ proprement dit, si on pense aux mouvements terrestres ou maritimes en provenance d’Afrique, des enquêtes montrent que les amis et la famille présents dans les pays de transit et de destination jouent un rôle clef dans l’information des candidats au départ et dans la prise de décision.

Mais du point de vue européen, il faut se garder d’une double erreur de perception : la première que les flux migratoires seraient essentiellement irréguliers, car ce n’est pas le cas, la seconde que les flux irréguliers passeraient forcément par un franchissement lui-même irrégulier de la frontière à l’aide d’un passeur, par exemple en mer ou dans les Balkans.

LVSL – Quelles sont les voies d’arrivée privilégiées ? Comment s’organisent les filières ? Quels en sont les acteurs ? 

M. G. – Une part incertaine mais vraisemblablement significative des personnes en situation irrégulière sur le territoire européen y est parvenue de façon régulière, et s’y est maintenue au-delà de la durée autorisée pour leur séjour, qu’elles aient obtenu un visa préalable, ou qu’elles en soient dispensées comme une soixantaine de nationalités dans le monde. C’est ce qu’on appelle des overstayers. Les États de l’espace Schengen délivrent chaque année plus de 6 millions de visas de court séjour, des millions de titres temporaires, et voient parvenir dans leurs aéroports des millions de visiteurs de passage, exemptés de visa. Mais il n’existe pas à ce jour d’outil de calcul du « taux d’overstaying » en Europe. À ma connaissance, il n’y a jamais eu non plus d’enquête par sondage pour évaluer ce taux, alors que ce type d’étude existe depuis les années 1900 en Australie et aux États-Unis, qui se sont entre-temps dotés d’outils puissants de contrôle nominatif de cette pratique.

La voie consistant à se rendre directement à la frontière sans disposer des documents exigés par le pays de destination constitue donc l’autre volet de la migration irrégulière, et évidemment le plus spectaculaire visuellement et humainement, et ce d’autant plus qu’elle a pris des proportions croissantes en Europe dans la dernière décennie. On distingue à ce titre plusieurs routes, certaines maritimes comme en Méditerranée ou vers les Canaries, d’autres terrestres, comme dans les Balkans occidentaux, le long de la ligne verte séparant l’île de Chypre, ou encore sur la frontière biélorusse. Mais si on inclut les régions ultramarines, la Guyane constitue également une destination pour des milliers de demandeurs d’asile afghans, syriens ou marocains, qui y sont aujourd’hui presque aussi nombreux que les Haïtiens dans la même situation.

LVSL – Quel est l’impact des politiques publiques européennes sur les flux en Méditerranée ? Les traversées ont-elles baissé ou augmenté sous l’effet de certaines législations ?

M. G. – Les flux en Méditerranée, en particulier sur la voie centrale depuis la Libye jusqu’à l’Italie, ont fait l’objet d’importantes variations depuis 2011, année où la Jamahiriya (régime de Mouammar Kadhafi, ndlr) s’est effondrée. Ces flux se modélisent relativement bien sous la forme d’un marché. En l’espèce, les mesures de coercitions agissant soit sur les chances de réussite du voyage, soit sur celles d’admission au séjour, parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment évidemment de la satisfaction des migrants. L’effet est hétérogène selon les nationalités puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens.

« Ces flux se modélisent sous la forme d’un marché. Les mesures de coercitions agissant sur les chances de réussite du voyage ou sur celles d’admission au séjour parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment de la satisfaction des migrants. »

Ainsi, le soutien apporté par l’Union européenne à la moitié de l’année 2017 aux gardes côtes libyens a entraîné l’augmentation des prix de la traversée, qui s’étaient effondrés jusqu’à 250$. Cela a eu pour effet d’évincer les ressortissants subsahariens, au profit des Égyptiens et des Bangladais, plus riches. Surtout, cette stratégie a permis une diminution nette des traversées et des décès sur cette voie, malgré un report partiel (environ 15%) quelques mois plus tard vers la Méditerranée occidentale. Le nombre mensuel de victimes est divisé par trois, malgré la diminution des opérations des secouristes en mer sous l’influence de la politique italienne.

En effet, le nombre de décès et de disparitions est positivement corrélé au nombre de traversées, et n’est pas négativement corrélé à la présence d’opérations de secours. C’est tout le paradoxe de la Méditerranée centrale, qui est devenue tout à la fois la moins chère, la plus surveillée et la plus dangereuse au monde. À compter de 2023, avec l’ouverture d’une nouvelle voie au départ de la Tunisie, les conditions d’équilibre de ces modèles ont cependant encore été bouleversées. 

LVSL – L’idée d’appel d’air est largement critiquée : l’attractivité sociale d’un pays ne suffisant pas à expliquer la réalité migratoire… Que conclut votre ouvrage à ce sujet ?

M. G. – Le terme d’appel d’air est improductif si on ne définit pas ce à quoi il est fait référence. Il a en effet été largement rappelé que les prestations sociales (d’ailleurs rares pour les étrangers sans titre), ou les conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile, par exemple, ne constituent pas un élément déterminant du choix de destination pour un migrant, qu’il soit parvenu sur le territoire européen, ou encore en transit dans un pays tiers. Parce que d’autres facteurs président à ce choix : le niveau de prospérité du pays, comme je l’ai dit plus tôt, la disponibilité d’emplois, le lieu de résidence de proches ou de connaissances et la proximité linguistique ou historique entre la région d’accueil et d’origine.

Ce constat ne doit néanmoins pas amener à nier toute rationalité au migrant, qui procède bel et bien à un calcul relativement informé avant de décider où tenter de s’installer. Il est peu réaliste de s’imaginer une sorte de mouvement brownien migratoire qui serait entièrement porté par le hasard, alors que les candidats investissent des ressources financières et morales importantes dans leur projet. La demande d’asile, dans les quinze dernières années, en provenance de l’Albanie et de la Géorgie vers l’Allemagne puis vers la France n’a ainsi pas obéi à des considérations linguistiques, mais bien à une adaptation aux conditions immatérielles d’accueil proposées par ces pays aux demandeurs d’asile : la vitesse de l’instruction et les chances d’obtenir une protection.

Plus généralement, lorsqu’il s’agit de décrire ou de modéliser une tendance migratoire, il faut garder à l’esprit la grande diversité des circonstances existant sur la planète et préciser le contexte considéré. Il est évident qu’une étude mélangeant l’ensemble des flux, aussi bien des Vénézuéliens vers la Colombie, que des Pakistanais vers l’Afghanistan, parviendra à la conclusion que telle politique d’accueil dans un pays européen ne constitue pas le moteur essentiel de la migration mondiale. 

LVSL – Vous rappelez que l’Europe est le continent qui expulse le moins. Comment l’expliquer ?

M. G. – De fait, l’Europe démocratique s’est tenue à l’écart des grandes expulsions collectives de la seconde moitié du XXe siècle. Certains déplacements de population massifs ont eu lieu en Europe, comme l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie par les décrets Beneš en 1945, puis la « régénération bulgare » aboutissant au départ de près de 400 000 Turcs en 1989, et enfin les épurations ethniques de Yougoslavie. Mais ces pratiques n’ont guère de lien avec l’immigration, à la différence de « l’opération Culs-trempés » par laquelle les États-Unis renvoient sommairement un million de Mexicains en 1954. La Nouvelle-Zélande a aussi, pour sa part, procédé à des descentes matinales (Dawn Raids) jusqu’à la fin des années 1970.

Le reste du monde est quant à lui marqué jusqu’à aujourd’hui par l’exercice fréquent des éloignements de masse, dont la mémoire est méconnue en Europe, mais qui concernent des millions de personnes. L’opération « Ghana go Home » au Nigéria (1983), l’expulsion des Indiens de l’Ouganda (1972), la Marche noire en Algérie (1975) et, dans les toutes dernières années, le retour de centaines de milliers d’Ethiopiens depuis l’Arabie saoudite, et de réfugiés afghans depuis le Pakistan ou le Liban, en sont des exemples. Il est donc erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud.

« Il est erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud. »

Aujourd’hui, dans tous les pays occidentaux, la pratique du retour a été policée et régulée. L’expulsion collective, sans examen individuel de la situation, a été proscrite. Plus généralement, d’un point de vue procédural, dans un État libéral, l’exécution d’office d’une mesure de police est souvent complexe, comme on le voit par exemple dans le cas des expulsions locatives. C’est donc à plus forte raison le cas lorsqu’une procédure implique la coopération d’un pays tiers, pas toujours accommodant d’un point de vue diplomatique. 

Néanmoins, même dans ce cadre juridique démocratique, les États-Unis ou le Canada parviennent davantage à réduire l’écart entre la prétention des États à éloigner en édictant des mesures administratives, et leur exécution réelle. Il s’agit de pays à la conception plus verticale de l’autorité publique, à tout le moins dans ce domaine. En Europe, l’éloignement est devenu, et restera vraisemblablement longtemps encore, une procédure marginale.


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