Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

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©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

Le populisme en 10 questions

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Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

« Nous voulons arriver pour la première fois au Parlement européen » – Entretien avec Marc Botenga, tête de liste du PTB

Le Parti du Travail de Belgique est sur une pente ascendante depuis quelques années. Tiré par le médiatique Raoul Hedebouw et après de bons résultats aux élections communales d’octobre dernier, le parti vise désormais une entrée au Parlement européen le 26 mai prochain. Nous avons rencontré Marc Botenga, jeune cadre et tête de liste francophone qui pourrait bien être le premier élu de cette formation. Entretien réalisé par Maximilien Dardel et retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Les élections européennes en Belgique auront lieu dans le contexte particulier d’une superposition avec les scrutins régionaux et fédéraux. Ces élections se tiennent après des municipales qui ont confirmé la poussée du PTB. Comment fait-on une campagne européenne dans ce contexte ?

Marc Botenga –Pour nous ce qui est important est d’avancer sur les points fondamentaux au niveau programmatique. Nous l’avons fait au niveau communal. Nous avons fait une campagne clairement axée sur certains thèmes, comme le logement, la mobilité, l’écologie… Maintenant, on continue à défendre notre programme au niveau européen. Quelque part le fait qu’on ait 3 élections en même temps permet d’exiger une certaine cohérence. Nous, sommes le seul parti unitaire en Belgique. On refuse ainsi de jouer le jeu du renvoi de la responsabilité entre l’échelon le fédéral et le régional. C’est le même parti, voire le seul parti national organisé, tant côté néerlandophone que du côté francophone. Et ça c’est vraiment important.

Notre programme est en rupture avec les traités d’austérité européens. Donc le fait que les élections soient organisées ensemble nous permet aussi d’incruster la question des traités dans notre programme national.

LVSL – Comment voyez-vous votre rôle de tête de liste du PTB dans son rapport avec la campagne nationale ?

MB –Le parti a une stratégie globale qui s‘articule à différents niveaux. C’est une stratégie qui ne se limite pas à la Belgique. C’est pour ça que l’on a investi au niveau européen, et que l’on se présente au niveau européen avec certaines alliances comme la Gauche unitaire au Parlement européen. Mais c’est une stratégie réfléchie en fonction des solutions fondamentales sur différents sujets. Prenons un exemple très concret. Quand on regarde la question du climat, elle ne se limite pas à la Belgique. Mais ça ne veut pas dire, pour autant, que la Belgique ne doit pas faire son possible pour limiter les effets du changement climatique. Nous proposons à ce niveau des normes contraignantes pour les multinationales. Cela doit se faire au niveau européen en rupture avec le marché du carbone, mais la Belgique peut déjà commencer en imposant des normes aux 300 multinationales qui sont responsables de 40% des émissions en Belgique.

LVSL – Le PTB n’a actuellement pas d’élus au Parlement européen. La percée électorale du parti est relativement récente et les seuils pour obtenir un élu dans les trois régions de Belgique sont assez élevés. Quels sont vos objectifs pour cette élection ? 

MB –Nous voulons arriver pour la première fois dans notre histoire et dans l’histoire des institutions européennes au Parlement européen. Ce serait un signal important. Nous sommes le seul parti en Belgique à avoir un discours radical de rupture avec la logique des traités. Les traités austéritaires ont été approuvés par tous les partis, sauf nous. Aujourd’hui on n’a pas une Europe de la coopération, où les pays s’entraideraient, mais bien de la concurrence, où un Etat essaie d’enfoncer l’autre.

On ne se présente pas au Parlement européen en disant “votez pour nous et ça changera l’Union européenne”. On sait bien que c’est faux.  En revanche, en étant présent au Parlement européen, au sein de la gauche unitaire européenne, on peut renforcer les mobilisations européennes. La construction européenne s’est faite sans un contre-pouvoir fort comme les syndicats par exemple. Ces dernières années, on voit que c’est en train de se construire. Avec les dockers des ports par exemple, qui se sont organisés en grève européenne ; pareil avec les travailleurs de RyanAir… On voit pour la première fois que les gens disent : “non basta”. Cette Europe qui a été construite contre nous, on va la contester aussi à l’échelle supranationale. Là on tient quelque chose. Là on voit bien l’intérêt de l’articulation entre le niveau national et le niveau européen. Par exemple, la question du climat, abordée par les jeunes écoliers, mais à travers le pouvoir d’achat aussi par les gilets jaunes, a été mise à l’agenda européen mais aussi au niveau national dans les différents pays. On a eu la même chose avec le mouvement des dockers. On avait un mouvement européen, donc le Parlement européen, sous pression, a dû se positionner. Mais les gouvernements nationaux aussi étaient sous pression. Cela permettait vraiment l’articulation des deux niveaux par la mobilisation sociale au niveau national et au niveau européen.

LVSL – Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes la structuration du PTB avec David Pestieauou Raoul Hedebouw. Récemment, à Bruxelles, des élus communaux PTB fraîchement investis ont décidé de quitter le parti en dénonçant un fonctionnement qualifié d’autoritaire. Où en êtes-vous de vos objectifs de développement et comment tenir un parti avec des exigences de probité si élevés [ndlr, tous les élus du PTB sont payés au salaire d’un travailleur belge] ?

MB –Je pense qu’effectivement toute période électorale est particulière. Ici, très concrètement, il s’agit d’erreurs de casting, avec des personnes qui ne souscrivent finalement pas au projet du PTB. Il y a différentes façons d’être membre du PTB, notamment en payant une cotisation annuelle très simple. Mais pour nos élus, on demande qu’ils ne s’enrichissent pas en faisant de la politique. Tout ce qui dépasse leur salaire antérieur, c’est-à-dire le salaire moyen d’un travailleur belge, ils le reversent. C’est un engagement que toute personne qui est sur une liste PTB doit prendre. On a vu que pour certaines personnes après les élections, ça commence à poser problème, notamment ici pour ces élus au Conseil communal de Bruxelles . Ce sont des maux de croissance. Lorsqu’un parti grandit vite, il y a des gens qui le rejoignent dans l’espoir de faire carrière, et d’être ensuite sur une liste régionale.

LVSL – Mais le fait d’être aussi rigoureux sur ce point ne limite-t-il pas la croissance et la qualité des cadres du PTB ? 

MB –La qualité, certainement pas. Imaginez qu’on laisse tomber les principes, parce que quelqu’un dit qu’il veut garder ses jetons de présence [ndlr, l’argent reçu par un élu pour assister à une réunion du Conseil communal ou d’un autre comité], le PTB s’affaiblirait. Certes, notre croissance électorale serait peut-être plus fulgurante dans l’immédiat. Mais le fond, l’essence du parti, le fait de faire de la politique autrement, se trouverait affaibli.

Il faut plus de formations, plus d’offres à développer. C’est un parti qui grandit vite et qui doit se structurer, c’est certain. Mais au niveau qualitatif, je trouve très important de garder ces principes. D’ailleurs, on fait signer un document aux candidats, qui indique que le mandat appartient au parti. Si vous êtes élu sur une liste du PTB, évidemment c’est le collectif du PTB qui en est à l’origine. Si vous décidez de démissionner du parti, alors vous quittez aussi le mandat. Je suis très fier que l’on maintienne nos principes. C’est pour eux que les gens votent pour nous. Le PTB n’est pas un parti comme les autres. On doit assumer aussi après les élections.

LVSL – En Wallonie, le PS reste une force importante. Beaucoup de français connaissent d’ailleurs Paul Magnette [ndlr, ancien président PS de la région Wallonne], qui se présente contre vous, depuis sa résistance affichée face au CETA. le PS Wallon tente de se donner une coloration fortement marquée à gauche. Comment jugez-vous cette stratégie ? Comment exister face à eux ? 

MB –La raison de la montée du PTB, c’est aussi qu’en dépit du discours très à gauche du PS avant les élections, la politique mise en place ne l’était pas. Le PS a approuvé les traités d’austérité. Le PS a accepté la libéralisation des chemins de fer. La loi Magnette en Belgique a divisé la SNCB (Société nationale des chemins de fer belges, qui exploite le réseau ferré) et Infrabel (le gestionnaire des infrastructures ferroviaires), dans une perspective de libéralisation. Les cheminots belges étaient furieux. Le PS est censé défendre le service public. C’est pour ces raisons que le PTB intéresse notamment les gens qui ont été dégoûtés du PS en Belgique, parce qu’ils ont cru à leur discours. Le PTB est une alternative. Et heureusement qu’en Belgique il existe une alternative à gauche.

LVSL – Mais quelle est votre point de vue sur l’action de Paul Magnette sur le CETA ? 

MB –Il y a deux choses concernant le CETA. Premièrement, il faut rendre à César ce qui appartient à César. Les mouvements sociaux ont imposé le débat en premier lieu. C’est seulement ensuite que Magnette a, par sa position en tant que président de la Région, pendant quelques semaines, symbolisé cette lutte contre le CETA.  C’est important de noter que ça n’aurait pas été possible sans la pression des syndicats et des associations.

Deuxièmement, la montée du PTB a, en quelque sorte, obligé Magnette à virer un peu à gauche. Notre campagne sur la taxe des millionnaires, le PS l’a reprise à son compte avant les élections. Le PTB propose la gratuité des transports en commun et le PS disait que c’était populiste. Mais aujourd’hui ils la reprennent !

Avec le CETA c’est la même chose. Sauf que le CETA est quand même passé. Paul Magnette a voulu poser la question à la Cour européenne, pour savoir si les tribunaux spéciaux pour les multinationales étaient compatibles ou non avec le droit européen. Surprise, une disposition en faveur des multinationales est compatible avec les traités qui sont en faveur de ces mêmes multinationales… Je regrette  ce choix de Paul Magnette de dépolitiser la question et affaiblir ainsi la mobilisation pour donner la main à la Cour européenne dont on sait que les jugements sont souvent tout à fait néolibéraux.

LVSL – Il semble aussi difficile de faire face au parti Ecolo, dont la figure de proue est Philippe Lamberts, candidat contre vous. La Belgique a connu d’importantes manifestations pour le climat, auxquelles le PTB a participé. Qu’avez-vous de plus à proposer qu’Ecolo sur dans le domaine de l’écologie ? 

MB –La différence entre le PTB et le parti Ecolo se situe d’une part sur la question du marché. En Belgique, la libéralisation du marché de l’énergie est passée avec le soutien d’Ecolo. Le PTB se démarque là-dessus. On ne peut pas laisser la question du changement climatique au marché et aux multinationales.

Tant qu’on laisse la transition énergétique dans les mains d’Engie-Electrabel et d’EDF Luminus, on n’arrivera à rien. D’autre part, sur la question posée par les gilets jaunes, concernant le paiement de la transition écologique, est-ce que ce sera au citoyen de payer ou bien aux grandes multinationales d’y contribuer ? On est le seul parti à refuser la taxe carbone, qui est profondément injuste car elle fait payer les citoyens et les travailleurs.

Monsieur Lamberts est sûr d’être élu. C’est un député compétent bien que l’on ait des divergences sur le marché et les traités d’austérité. Lui ne veut pas rompre dès aujourd’hui, ni demain. La question n’est pas de savoir si le PS aura des élus, si Ecolo aura des élus, nous savons que ce sera le cas, mais si à côté de ces élus, il y aura un premier élu PTB. C’est l’enjeu des élections européennes en Belgique francophone.

LVSL – Le Parlement européen a désigné la Belgique comme un paradis fiscal. Pensez-vous que ce système favorise les Belges et sinon comment y remédier ? 

MB –Le système de paradis fiscal ne favorise absolument pas les belges. Si on parle des travailleurs belges, c’est plutôt un enfer fiscal. Il favorise seulement une petite caste des belges. Pour y remédier, je pense qu’il faut commencer par mettre fin aux niches fiscales en Belgique (la plus-value sur action qui n’est pas taxée ; les revenus définitivement taxés…).

On dit souvent qu’il faut des taux minimums au niveau européen. Mais venant des partis traditionnels (PS ou MR), qui ont transformé la Belgique en paradis fiscal, c’est particulièrement hypocrite. “Faisons au niveau européen ce que l’on ne va pas faire au niveau belge”. C’est ridicule. Le PTB est pour un taux d’imposition minimum effectif au niveau européen, mais on devrait pouvoir commencer en Belgique.

LVSL – Dans le débat, on parle d’une concurrence fiscale en Europe. Les pays modifient les critères fiscaux pour attirer les entreprises. Est-ce que la Belgique ne souffrirait pas d’un renforcement de ces normes fiscales ? 

MB –Y-a-t’il des preuves quelque part que cette politique d’attractivité fiscale ait créé de l’emploi ? Je vais prendre un exemple très concret, le bassin Liégeois. Arcelor Mittal, une multinationale de la sidérurgie qui fournissait nombre d’emplois, que ce soit dans le chaud ou dans le froid au niveau Liégeois, a reçu beaucoup de soutiens d’Etat en Wallonie. L’entreprise en a bénéficié un temps, puis un jour Arcelor est parti.

Faire des cadeaux aux multinationales ne les fait pas rester. Est-ce que les niches fiscales ont permis des investissements étrangers en Belgique qui aient créé de l’emploi ? C’est un discours théorique libéral pur, sans aucune preuve, qui tient autant la route que la théorie du ruissellement. C’est-à-dire pas du tout. Le PTB est pour une solution européenne car l’accès au marché européen pour les entreprises est fondamental. On ne va pas tout résoudre en Belgique, mais le fait que la Belgique soit pointée du doigt par le Parlement européen, on peut y changer quelque chose.

LVSL – Vous avez de bonnes chances d’être élu, mais vous serez peut être le seul représentant de votre parti dans l’hémicycle. Il va donc falloir vous trouver des alliés. De ce point de vue à la gauche de gauche on risque d’assister à un bouleversement des équilibres, si ce n’est à une partition entre des formations difficilement conciliables plus longtemps au sein du même groupe politique (on pense à Syriza et à la France insoumise au sein de la GUE-NGL). Comment vous situez-vous sur cet échiquier ? 

MB –Le PTB a adhéré comme membre associé à la gauche unitaire européenne et à la gauche verte nordique, il y a trois ans maintenant. On trouve qu’il faut désormais travailler avec les divergences entre les différentes gauches (radicale, authentique…). Il n’y a pas de secret. En France par exemple, le PCF et LFI ont des options politiques différentes. En soi, ce n’est pas grave. L’important c’est d’instaurer le dialogue sur quelques principes fermes, notamment la rupture avec la logique de la concurrence et de l’austérité, et de trouver alors, dans cet espace commun, des convergences et des dialogues. Nous, au PTB, on apprend beaucoup des camarades allemands, néerlandais, français… Je pense qu’on peut aussi apporter à ces autres groupes. On a des contacts avec des groupes très différents, par exemple avec des membres tant de Maintenant le Peuple que du Parti de la Gauche européenne, qu’avec d’autres partis qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre groupe. On a un principe clair par rapport à l’Union européenne. Il faut stimuler la construction d’un contre-pouvoir.

LVSL – Mais où doit figurer la ligne rouge ? Par exemple, le PTB peut-il vraiment travailler avec Syriza dans le même groupe ? 

MB – Nous débarquons à peine au niveau européen. Faut être humble. Je pense que la question va en premier lieu à Syriza. Que va faire Syriza demain ? Ils veulent quitter le groupe ou non ? Je vois qu’aujourd’hui Tsipras participe aux réunions du PS européen. Est-ce un choix stratégique de sa part ? On ne peut effectivement pas cautionner ce qu’a fait le gouvernement grec par rapport à l’austérité. On s’en démarque clairement. Je pense que si Syriza continue sur ce chemin, celui de l’alliance avec le PS européen – ce qui relève de leur choix -, cela peut être un problème. Après on n’a pas la vérité incarnée, mais je constate que chez Syriza il y a un mouvement en cours. Je suis curieux de voir ce qui va se passer après les élections. Le PTB défendra ses principes, tout en respectant les divergences. Et on verra bien qui restera ou non dans le groupe. Dans tous les cas, on espère avoir une cohérence radicale face à cette Europe du fric.

LVSL – Le PTB a annoncé ne pas prendre part à une potentielle majorité en Belgique à l’issue des élections fédérales si elle ne rompait pas avec les traités européens. Préférez vous laisser la direction du pays à la droite que gouverner dans ce cadre ? Certains pointent le cas du Portugal et de l’Espagne comme des pays ayant mené une politique de gauche tout en restant dans le cadre des traités…

MB – En Espagne on verra ce qui se passera après le 26 mai. Le gouvernement portugais de son côté paraît aujourd’hui en difficulté. Il ne faut pas tout mélanger. Evidemment on ne veut pas un gouvernement de droite en Belgique, c’est très clair.

LVSL – Donc il faut une majorité alternative ? 

MB –Oui, il faudrait une majorité alternative, mais qui ne mène pas de politique de droite. On ne veut pas une majorité de droite. Mais on ne veut pas non plus d’une majorité qui se prétend de gauche, comme le PS par exemple, mais qui en même temps applique une politique de droite. Aujourd’hui pour mener une politique de gauche, on se trouve directement en rupture avec les traités. Il n’y a pas de troisième option.

LVSL – D’autres partis, comme le PC portugais, ont décidé de soutenir un gouvernement socialiste dans leur pays qui n’est pas en rupture avec les traités pour éviter un retour de la droite. Qu’en pense le PTB ? 

MB –La question portugaise est particulière, car ils l’ont fait pour annuler une partie des mesures de la troïka d’austérité très violente, pour retourner ça sur d’autres mesures. Le PCP a clairement dit aussi dès le début qu’il fallait une rupture avec les traités.

Quand on regarde le Portugal aujourd’hui, on parle de politique progressiste. Mais l’investissement public est au plus bas ! Ils sont en dessous de 2%. Pourquoi ? Car si on respecte la logique des traités, l’argent qui est mis quelque part on ne peut pas le mettre ailleurs. Or, ne pas investir c’est construire une dette pour l’avenir. Les routes qu’on ne répare pas aujourd’hui, il faudra le faire demain et ce sera plus cher. Le PTB insiste là-dessus. Il faut imposer un rapport de force qui rompt avec la logique des traités.

Quand, en 2008 et 2010, on a dû sauver les banques, le rapport de force était là pour mettre de côté les traités. Il faut sauver les banques ? Alors il y a urgence bancaire. Le discours du PTB aujourd’hui est le même : il y a urgence sociale (700 000 personnes dorment dehors chaque nuit en Europe, ce qui représente la ville de Namur, de Liège, de Charleroi et de Mons ensemble en termes de population) et une urgence climatique. Peut-on imposer le rapport de force sur ces traités qui rendent impossible une politique de gauche véritable ?

 

 

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

Qui sont les socialistes démocrates d’Amérique ?

Manifestation des DSA pour la journée internationale des droits à femmes, New York, 8 mars 2018 © Lucas Jackson/Reuters

Les élections de mi-mandat sont une victoire pour « l’aile gauche » du parti démocrate, dont douze membres sont élus à la chambre des représentants. Derrière celles et ceux qui incarnent cette victoire, se trouve une organisation politique dénommée Democratic Socialists of America, un mouvement qui prend de l’ampleur au sein d’une société dont les esprits furent durablement marqués par le maccarthysme.


 

Le 7 novembre 2018, la commission nationale politique des socialistes démocrates d’Amérique (DSA) se félicitait des résultats des élections de mi-mandat dans les termes suivants : « Hier, les socialistes démocratiques ont combattu et gagné des campagnes électorales inspirantes à travers le pays, représentant la renaissance du mouvement socialiste américain après des générations en retraite. »[1]

Deux ans après l’étonnante campagne présidentielle du seul candidat autoproclamé socialiste, Bernie Sanders, sa jeune garde fait son entrée à la Chambre des Représentants, bien décidée à faire pencher la balance à gauche.
La page du maccarthysme semble donc définitivement tournée. Avec l’élection de douze élu·e·s au niveau national, le terme « socialiste » refait surface aux États-Unis d’Amérique, une terre pourtant peu fertile pour les idées qu’il évoque.

Dans un pays où les inégalités progressent (aux États-Unis, la part du centile supérieur dans le revenu national a augmenté de 10,7% en 1980 à 19,6% en 2013[2]) et où 51% des 18-29 ans ont une bonne image du socialisme[3], les DSA apparaissent comme une organisation politique — ce n’est pas un parti — dynamique, passant en moins de deux ans de 8000 membres à plus de 50 000. Descendant direct du Parti socialiste américain disparu en 1972, la jeune force socialiste semble assumer et revendiquer l’intégralité de son héritage idéologique.

Eugene Victor Debs et le parti socialiste américain

Discours d’Eugene V. Debs à Canton, en 1918.

Né de parents français, Eugene Victor Debs — Eugène pour Sue, Victor pour Hugo — fut le candidat du Parti socialiste américain à cinq élections présidentielles et obtint son plus haut score en 1912 (6%). Leader syndical, fondateur du IWW (Industrial Workers of the World). Il continue, aujourd’hui, d’inspirer les DSA.

Pacifiste opposé à la Première Guerre mondiale, Eugene Victor Debs avait une vision internationaliste de la lutte sociale et invitait donc la classe ouvrière à s’unir indépendamment des frontières nationales.

« Et je tiens à souligner le fait – et on ne le répétera jamais assez – que la classe ouvrière qui mène tous les combats, la classe ouvrière qui fait tous les sacrifices, la classe ouvrière qui répand librement son sang et fournit les corps, n’a jamais eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou dans les traités de paix. La classe dominante s’est toujours occupée des deux. Eux seuls déclarent la guerre et eux seuls déclarent la paix. Vous, vous n’avez pas à raisonner ; vous, vous avez à faire et à mourir. »[4]

Ce discours de Debs, empreint de lutte des classes et de pacifisme, a été publié par les DSA à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre[5]. Cet hommage rendu à un « citoyen du monde » (ainsi se définissait Debs) reste une gageure dans un pays qui attache une importance capitale à sa puissance militaire.

En parallèle à son engagement pacifiste, Debs militait activement pour l’abolition du capitalisme. Un combat que ne renient pas les socialistes démocrates d’Amérique, dénonçant à l’envi la cruauté du capitalisme et la nécessité de le combattre. Dans sa communication visuelle intitulée « Thanks, capitalism », l’organisation met en avant sa lutte pour une économie et une société toutes deux contrôlées démocratiquement. Un projet politique qui fait écho à l’idéologie du fondateur des DSA : Michael Harrington.

L’héritage Harrington

Né en 1928, Michael Harrington fut dans sa jeunesse un catholique de gauche. Adhérent du Catholic Worker Movement — communautés se consacrant notamment à la lutte contre la guerre et à l’inégale distribution des richesses — sa désillusion vis-à-vis de la religion ira de concert avec son intérêt croissant pour la philosophie marxiste. Membre d’une petite organisation nommé Ligue socialiste indépendante, il fut encarté de facto au Parti socialiste américain lorsque ce dernier fusionna avec la ligue précitée.

Dans les années 1970, lorsque le Parti socialiste d’Amérique devint Social Democrats, USA, Harrington claqua la porte pour fonder le Comité d’organisation socialiste démocratique qui deviendra en 1982 Democratic Socialists of America.

Intellectuel reconnu, professeur de science politique au Queens College, Harrington fut un auteur prolifique et un contributeur régulier à la revue socialiste Dissent fondée par son ami Irving Howe. Dans cette dernière, quelques mois avant son décès, il réfuta l’idée selon laquelle le socialisme s’oppose à la logique de marché :

« On fait un reproche aux socialistes d’un désordre économique qu’ils ont depuis longtemps analysé et exploré. […] La confusion est rendue encore plus pernicieuse par l’hypothèse simpliste selon laquelle le capitalisme consiste en l’économie de marché et le socialisme en l’économie qui s’oppose au marché. Ceux qui proposent cette formule sont béatement ignorants du fait que même un marxiste aussi “orthodoxe” que Léon Trotski insistait, il y a plus d’un demi-siècle, sur le fait que les marchés et les prix étaient essentiels à toute transition vers le socialisme. Ils sont également ignorants de l’existence d’une longue tradition social-démocrate – comme en témoigne le livre d’Anthony Crosland, “The future of socialism”, lequel résume brillamment la sagesse socialiste qui prévalait dans les années 50 – selon laquelle les marchés ne peuvent vraiment fonctionner que dans une société égalitaire et socialiste. »[6]

Le socialisme tel que défendu par Harrington prend ses distances avec certaines expérimentations malheureuses qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle. Sur son site officiel, l’organisation insiste sur l’aversion qui est la leur vis-à-vis de la « bureaucratie gouvernementale » toute puissante. Selon l’organisation, il s’agit en effet de prendre à revers les critiques qui s’appuient sur l’expérience soviétique, ou, plus récemment, sur la débâcle bolivarienne au Venezuela. S’inspirant de Robert Owen, de Charles Gide ou encore de John Stuart Mill, DSA met en avant une propriété sociale des moyens de production qui s’exercerait par les sociétés coopératives tout  en évoquant également des entreprises publiques qui seraient gérées par les travailleuses et travailleurs.

Dans un ouvrage paru en 2003, la philosophe française Monique Canto-Sperber classe ainsi Michael Harrington parmi les théoriciens du socialisme libéral[7], un courant qui a pour précurseur John Stuart Mill, auteur libéral classique du XIXe siècle qui finit, à la fin de sa vie, par épouser les idées socialistes.[8]

Harrington n’a d’ailleurs jamais nié son attrait pour cette collusion idéologique entre libéralisme et socialisme, le premier étant selon lui nécessaire pour atteindre le second :

« Disons les choses comme ça. Marx était un démocrate avec un petit “d”. Les socialistes démocrates envisagent un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique [..] et l’égalité raciale. Je partage un programme immédiat avec les libéraux de ce pays parce que le meilleur libéralisme mène au socialisme. […] Je veux être sur l’aile gauche du possible. »[9]

En cela, Harrington s’inscrit dans la lignée de Pablo Iglesias, fondateur du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) : « Celui qui soutient que le socialisme est contraire au libéralisme a du socialisme une idée erronée ou méconnaît les fins poursuivies par le libéralisme. »[10]

Par sa volonté de garantir les libertés individuelles de toutes et tous, de promouvoir la décentralisation, de socialiser les moyens de production par le biais de coopératives possédées par les travailleuses et les travailleurs, la pensée de Michael Harrington va en effet bien au-delà d’un « social-libéralisme » de type blairiste.

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé »

Manifestation des DSA à San Francisco (2017)

Si l’émergence d’une telle force politique eût été encore peu probable il y a quelques années, tant « socialisme » fut un mot conspué aux États-Unis, elle réussit l’exploit d’agiter le débat public outre-Atlantique en dépit d’une ligne que d’aucuns en France jugeraient « dure ». En témoigne l’article 2 de la constitution de l’organisation :

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé, le travail aliéné, les inégalités flagrantes de richesse et de pouvoir, la discrimination fondée sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’expression sexuelle, le handicap, l’âge, la religion, l’origine nationale, la brutalité et la violence pour défendre le statu quo. Nous sommes socialistes parce que nous partageons la vision d’un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique, la distribution équitable, le féminisme, l’égalité raciale et les relations non oppressives. Nous sommes socialistes parce que nous développons une stratégie concrète pour réaliser cette vision, pour construire un mouvement majoritaire qui fera du socialisme démocratique une réalité en Amérique. Nous croyons qu’une telle stratégie doit reconnaître la structure de classe de la société américaine et que cette structure de classe signifie qu’il y a un conflit d’intérêts fondamental entre les secteurs ayant un pouvoir économique énorme et la grande majorité de la population. »

En France, il faut remonter au congrès d’Épinay-sur-Seine de 1971 pour voir le Parti socialiste prôner la « rupture avec le capitalisme ». Cet idéal, resté dans les limbes, sera rayé de ses principes vingt ans plus tard. Dès lors, il ne reste guère plus que les forces qui se réclament du communisme (Lutte Ouvrière et le Nouveau Parti Anticapitaliste) pour porter une dialectique marxiste hostile aux intérêts privés et fondée sur la socialisation des moyens de production.

Cependant, il serait incorrect de voir dans la constitution des DSA un corpus idéologique homogène. En effet, de très nombreux groupes de travail coexistent et illustrent l’hétérogénéité idéologique : antispécisme, communisme, socialisme libertaire… Des courants qui s’expriment sur les réseaux sociaux et qui ont su créer une dynamique communicationnelle en phase avec notre époque.

Du poing levé à l’emoji « rose »

Profil Twitter officiel des Democratic Socialists of America.

Dissent, Jacobin… Si le premier est un magazine « historique » du socialisme américain, le second veut porter la voix d’un socialisme rajeuni. Ayant à cœur d’être l’une des principales voix de l’Amérique à promouvoir des perspectives socialistes sur des sujets tels que l’économie, la politique ou encore la culture, son fondateur, Bhaskar Sunkara, le voit comme « le produit d’une génération plus jeune, moins liée aux paradigmes de la guerre froide qui ont soutenu les vieux milieux intellectuels de gauche comme Dissent ou New Politics, mais toujours désireuse d’affronter, plutôt que de présenter, les questions soulevées par l’expérience de la gauche au 20e siècle. »[11] Un pari qui semble réussi : né en 2010, Jacobin jouit d’une popularité numérique bien supérieure à celle du vénérable Dissent. La rose fleurit à nouveau.

Une rose devenue par ailleurs l’« emoji » de ralliement de la gauche socialiste américaine. En février 2017, la radio publique new-yorkaise WNYC déclarait : « Par exemple, une rose près du nom sur un réseau social est un signe d’appartenance au mouvement DSA. »[12]

Cette pratique, destinée à donner une visibilité immédiate aux membres et sympathisant·e·s du socialisme a été adoptée par les comptes officiels des socialistes démocrates d’Amérique et de nombreuses personnalités parmi lesquelles l’actrice Livia Scott, l’écrivain Sean T. Collins ou encore l’acteur Rob Delaney ont ainsi publiquement affiché leurs convictions. L’absence de socialisme aux États-Unis, que le sociologue Seymour Martin Lipset appelait « l’exceptionnalisme américain », semble bien avoir touché à sa fin[13] : les idées socialistes et social-démocrates agitent désormais le débat politique.

Socialisme ou social-démocratie ?

Contrastant avec leur objectif historique de socialisation des moyens de production, les socialistes démocrates d’Amérique ne tarissent pas d’éloges à l’égard des exemples scandinaves en matière de social-démocratie. Les points mentionnés sont d’ailleurs ceux qui constituent les principales revendications du projet politique des socialistes démocrates d’Amérique : un salaire minimum élevé à 15$/heure, un système de santé à payeur unique (« Medicare for All »), des études supérieures gratuites et un syndicalisme fort.

« De nombreux pays d’Europe du Nord jouissent d’une grande prospérité et d’une relative égalité économique grâce aux politiques menées par les partis sociaux-démocrates. Ces pays ont utilisé leur richesse relative pour assurer un niveau de vie élevé à leurs citoyens – salaires élevés, soins de santé et éducation subventionnée. Plus important encore, les partis sociaux-démocrates ont soutenu des mouvements ouvriers forts qui sont devenus des acteurs centraux dans la prise de décision économique. »[14]

Cette volonté d’État-social soucieux de l’émancipation des individus s’inspire des travaux de philosophes tels que John Rawls et Amartya Sen. Si le premier a élaboré une théorie de la justice qui, selon lui, pouvait s’appliquer à un régime socialiste libéral[15], c’est en réponse à ses insuffisances qu’Amartya Sen a conceptualisé l’approche par « capabilités » (on retrouve néanmoins une première évocation de cette approche chez le socialiste Richard Henry Tawney[16]). Considérant que l’égalité des biens premiers prônée par Rawls était insuffisante à garantir une même liberté effective , les capabilités s’attachent à mettre en exergue « l’étendue des possibilités réelles que possède un individu de faire et d’être »[17]

Fight for $15, un combat pour la répartition des richesses

Campagne de communication des DSA pour un salaire minimum de $15/h.

Né en 2012 des suites des marches organisées par les employé·e·s de fast-food en grève (parmi lesquels McDonald’s, Burger King, KFC…) réclamant une meilleure rémunération et de meilleures conditions de travail, l’objectif du mouvement Fight for $15 est d’obtenir pour toutes et tous un salaire minimum fédéral de 15$/h. Soutenu par les socialistes démocrates, le mouvement jouit également du soutien de Bernie Sanders.

Le sénateur du Vermont ne cesse en effet de rappeler les conséquences néfastes de l’actuel salaire minimum fédéral, fixé à 7,25$/h. Dans son livre-programme, ce dernier dénonce les politiques salariales des grands groupes américains tels que Wal-Mart. L’entreprise familiale des Walton rémunère ainsi ses employé·e·s sans qualification au salaire horaire minimum fédéral. Insuffisant pour vivre décemment, les employé·e·s reçoivent les aides de l’assistance publique (logement subventionné, bons alimentaires, Medicaid…), aides financées par les contribuables. Ainsi, Bernie Sanders considère que l’une des familles les plus riches d’Amérique, avec une fortune avoisinant les 130 milliards de dollars, est subventionnée pour ses bas salaires.[18]

Soutenu par les socialistes démocrates et de nombreux syndicats, le mouvement Fight for $15 a donc également reçu le soutien de l’ex-candidat socialiste à la présidence des États-Unis. Exhortant Amazon à adopter un salaire horaire minimum de 15$ et saluant les nombreuses grèves (Bernie Sanders a, en outre, appelé à rien acheter durant les « Prime Day » pour soutenir les grévistes), il a, avec le député Ro Khanna, également attiré l’attention sur ces problématiques salariales en proposant une loi nommée « Stop Bad Employers by Zeroing Out Subsidies » — Stop BEZOS) visant à imposer à 100% les entreprises de plus de 500 employé·e·s dont une partie reçoit des aides sociales. Une lutte qui a abouti. En effet, en octobre 2018, Jeff Bezos a cédé aux revendications : le salaire minimum chez Amazon USA est désormais de 15$/h.

Salvatrice pour les familles les plus pauvres et sans impact négatif sur l’emploi[19] (selon les récents travaux publiés par les économistes David Neumark, Brian Asquith et Brittany Bass), la hausse du salaire minimum est une préoccupation majeure de la gauche américaine et ses récentes victoires devraient inspirer toutes les gauches à l’heure où certaines hausses du salaire minimum ne sont que des trompe-l’œil.

Un Green New Deal, réponse éco-socialiste aux enjeux climatiques

Porté par la nouvelle élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, ce plan décennal d’inspiration rooseveltienne conjugue « fin du monde et fin du mois » en apportant des réponses en matières d’enjeux environnementaux et de justice sociale.

Pointant du doigt les fonds publics levés pour sauver le système bancaire lors de la crise financière de 2008, Alexandria Ocasio-Cortez défend un financement public massif visant à fournir dès 2028 une électricité d’origine 100% renouvelable, une décarbonisation considérable des industries manufacturières et agricoles, l’amélioration du réseau d’infrastructures de transport et un financement massif en vue d’améliorer la réduction et le captage des gaz à effet de serre.

Sur le plan social, le Green New Deal a pour objectif d’ouvrir à toutes et tous la formation et l’éducation nécessaires pour participer pleinement et sur un pied d’égalité à la transition écologique, notamment grâce à un programme de garantie d’emploi qui assurera un emploi rémunéré à toute personne qui en veut un. Cette proposition reste toutefois floue quant à sa mise en œuvre. Outre cette inclination en faveur de l’égalité des chances, le projet mentionne la réduction des inégalités raciales, régionales et basées sur le genre : ainsi, le plan de la députée Ocasio-Cortez veillera à orienter les investissements publics soient équitablement répartis entre les communautés historiquement pauvres, désindustrialisées ou marginalisées.

Fer de lance des socialistes démocratiques, le Green New Deal donnera naissance à un programme de santé universel tout en se laissant l’opportunité de développer d’autres programmes sociaux (tels qu’un revenu de base) « que le comité spécial jugera appropriés pour promouvoir la sécurité économique, la flexibilité du marché du travail et l’esprit d’entreprise ; et impliquer profondément les syndicats nationaux et locaux pour qu’ils jouent un rôle de premier plan dans le processus de formation professionnelle et de déploiement des travailleurs. »[20]

Appelé de ses vœux par l’ex-ministre de la transition écologique et solidaire Nicolas Hulot[21] et resté sans suite, le Green New Deal  à l’échelle européenne reste un projet peu audible porté essentiellement par les partis politiques écologistes. À l’inverse, le projet porté par Alexandria Ocasio-Cortez reçoit le soutien d’organisations politiques et écologistes (Green Party US, Sunrise Movement, Sierra Club…).

Des socialistes démocrates aux sociaux-démocrates ?

Parmi les grands projets de réformes portés les socialistes démocrates d’Amérique et ses élu·e·s, aucun (si ce n’est Medicare for All, un projet de socialisation du système de santé) ne porte véritablement en lui un idéal socialiste s’inspirant de la constitution de l’organisation, laquelle prône la fin du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production et la création d’une économie coopérative.

Rappelons-nous que Michael Harrington a fondé les Democratic Socialists of America après avoir vu le parti socialiste américain devenir social-démocrate. Que dirait-il aujourd’hui en observant la logique de son mouvement, qui conjugue une dialectique socialiste et des projets politiques teintés de social-démocratie ?

Désormais élu·e·s la Chambre des Représentants, l’exercice des responsabilités s’apprête à nous éclairer sur la stratégie choisie. L’idéal socialiste se heurtera-t-il aux exigences de la realpolitik ? Wait ‘n’ see.


[1] NPC Statement on 2018 Elections, dsausa.org
[2] Sur la même période, la part de revenu des 50% les moins aisés a baissé de 19,9% à 12,8% (Laboratoire des inégalités mondiales : https://wid.world/fr/country/etats-unis/)
[3] “Most young Americans prefer socialism to capitalism, new report finds“, CNBC, 14 août 2018
[4] Discours d’Eugene Victor Debs à Canton, Ohio, juin 1918.
[5] Tweet issu du compte officiel @DemSocialists, 19 septembre 2018
[6] Michael HARRINGTON, “Toward a new socialism”, Dissent, spring 1989
[7] Monique CANTO-SPERBER, Nadia URBINATI, Le socialisme libéral : une anthologie Europe-Etats-Unis, Éditions Esprit, 2003
L’ouvrage de Serge AUDIER, Le socialisme libéral, est lui aussi très instructif.
[8] La vision millienne d’un socialisme en accord avec les principes libéraux de son époque est explicitée dans l’article « De la défiance à l’éloge des coopératives par J. S. Mill : retour sur la constitution d’une pensée libérale dans la première moitié du XIXe siècle » de Philippe GILIG et Philippe LÉGÉ, 2017
[9] Herbert MITGANG, “Michael Harrington, socialist and author, is dead”, The New York Times, 2 août 1989
[10] Pablo IGLESIAS, « Sistema. Revista de Ciencas sociales », octobre 1915, p. 143
[11] Idiommag.com : “No short-cuts : interview with the Jacobin”, mars 2011 (traduction de l’auteur)
[12] WNYC.org : “Capturing the energy of the left”, 3 février 2017 (traduction  de l’auteur)
[13] « Le credo américain peut être décrit en cinq termes : liberté, égalitarisme, individualisme, populisme et laissez-faire. L’égalitarisme, dans son acception américaine, et comme l’a souligné Tocqueville, implique une égalité des opportunités et le respect de l’individu, et non une égalité de résultats ou de conditions. » Seymour M. LIPSET, “American Exceptionalism: A Double-Edged Sword”, W. W. Norton & Company, 1997, p. 19 (traduction de l’auteur).
[14] “But hasn’t the European Social Democratic experiment failed?”, dsausa.org
[15] « […] la théorie de la justice comme équité laisse ouverte la question de savoir si ses principes sont mieux réalisés dans une démocratie de propriétaires, ou dans un régime socialiste libéral. C’est aux conditions historiques et aux traditions, institutions et forces sociales de chaque pays de régler cette question. En tant que conception politique, la théorie de la justice comme équité ne comporte aucun droit naturel de propriété privée des moyens de production (bien qu’elle comporte un droit à la propriété personnelle nécessaire à l’indépendance et à l’honnêteté des citoyens) ni de droit naturel à des entreprises possédées et gérées par les travailleurs. Au lieu de cela, elle offre une conception de la justice grâce à laquelle ces questions peuvent être réglées de manière raisonnable en fonction du contexte particulier à chaque pays. » John RAWLS, Préface de l’édition française de la « Théorie de la Justice », Éditions Points, 2009, p. 14
[16] « En réalité l’égalité des chances n’est pas seulement une question d’égalité de droit […] L’existence de l’égalité des chances dépend non pas simplement de l’absence d’incapacités, mais de la présence de capacités. » Richard H. TAWNY, Equality (Fourth edition), George Allen and Unwin, 1964, p. 106
[17] Alexandre BERTIN, Quelle perspective pour l’approche par les capacités ?, Revue Tiers Monde, 2005, p. 392
[18] Bernard SANDERS, “Our revolution: a future to believe in”, MacMillan, 2016, p. 223
[19] Bloomberg.com : “New Congress shoud raise the minimum wage”, 13 novembre 2018
[20] Ocasio2018.com : “A green new deal”
[21] Discours de M. Nicolas HULOT, « Territoires, entreprises, opérateurs financiers, des solutions concrètes pour le climat – MEDEF », 11 décembre 2017

« Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » – Entretien avec Razmig Keucheyan

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Spécialiste d’Antonio Gramsci et penseur de la question environnementale, il est notamment l’auteur de Hémisphère Gauche (2010), Guerre de mouvement et guerre de position (2012) et de La nature est un champ de bataille (2014). Dans cet entretien, nous l’avons interrogé sur l’état actuel de nos démocraties, la manière dont la question écologique doit se poser, l’actualité de la pensée d’Antonio Gramsci, la reconfiguration de l’échiquier politique et l’actualité récente marquée par le mouvement des Gilets Jaunes. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Marie-France Arnal. 


Le Vent se Lève : Dans un appel à propos de la répression des mouvements sociaux en Grèce, vous avez dénoncé le phénomène d’escalade répressive que l’on peut constater aujourd’hui dans plusieurs pays. Qu’en est-il aujourd’hui de l’état de nos démocraties ?

Razmig Keucheyan : Le moment est venu de réfléchir à ce qu’est une démocratie représentative, et à la manière dont s’y organise le pouvoir. La Grèce est en effet aux avant-postes d’une mutation générale que subissent les démocraties à l’heure actuelle.

Selon Gramsci, l’hégémonie dans les sociétés modernes repose sur deux piliers : la force et le consentement. C’est ce qu’il appelle le « centaure de Machiavel ». L’objectif d’une classe dominante doit être, à chaque époque, de trouver la bonne alchimie entre les deux. Lorsque la croissance économique est au rendez-vous, l’adhésion des classes subalternes à l’ordre politique est acquise. Les dominants s’enrichissent, et les conditions d’une (relative) redistribution des ressources matérielles et symboliques sont réunies. Dans l’alchimie entre la force et le consentement, le second prédomine. La force – judiciaire, policière, militaire… – ne disparaît pas, bien sûr, mais elle est présente à l’état virtuel.

Lorsqu’arrive la crise, l’alchimie se dérègle. Le consentement des populations est de plus en plus difficile à obtenir. La « force » du centaure machiavélien monte en puissance, à mesure que la légitimité de l’ordre politique décline aux yeux des subalternes. Les « crises organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci, sont le fruit de contradictions non résolues du capitalisme, elles trouvent leur origine dans l’économie. Mais elles contaminent progressivement le champ politique. Ce sont des crises totales.

“L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu.”

Les démocraties représentatives traversent une période de ce genre à l’heure actuelle. Nicos Poulantzas, le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, parle « d’étatisme autoritaire » pour désigner la dérive des démocraties vers des formes de gouvernement autoritaires. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un mécanisme endogène aux démocraties. L’étatisme autoritaire, c’est  autre chose qu’une dictature militaire, où l’armée vient suspendre d’un coup les procédures démocratiques. L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu. C’est ce qui se passe notamment en Grèce, en Italie, aux États-Unis, et en France depuis plusieurs années.

Deux possibilités se présentent alors : soit l’autoritarisme continue à se renforcer, et la composante démocratique de nos institutions à s’affaiblir, jusqu’à disparaître, ou alors les mouvements sociaux parviennent à conjurer cette menace par leurs luttes et leur créativité. Il s’agit non de revenir à la situation antérieure, mais de transcender l’étatisme autoritaire en exigeant une démocratisation radicale du système. Comme toujours, les crises sont porteuses de risques mais également d’espoirs nouveaux. Le mouvement des gilets jaunes incarne bien me semble-t-il cette ambivalence…

LVSL : À votre avis, quelle est la signification profonde du mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

RK : Les gilets jaunes sont un objet politique encore non identifié. Il faut par conséquent résister à la tentation de le faire entrer de force dans telle ou telle catégorie. Vouloir comprendre ce qui se passe est bien sûr naturel, et même nécessaire si on veut élaborer une stratégie politique commune. Mais il faut aussi se rendre sensible à la nouveauté, et ne pas vouloir conclure trop vite.

Beaucoup de choses ont été dites à propos des gilets jaunes. J’insiste sur l’un des éléments le plus impressionnants de la séquence à mes yeux : la confusion qui règne au sommet de l’Etat et au sein des élites. Dans les situations de crise, nous disent Gramsci et Poulantzas, les rapports entre dominants et dominés deviennent de plus en plus conflictuels. Mais les rapports entre les différents secteurs des classes dominantes elles-mêmes le deviennent également. Les classes dominantes ne sont pas un « bloc monolithique », des intérêts et des visions du monde social différents s’y expriment. La bourgeoisie industrielle, par exemple, n’a pas toujours les mêmes intérêts que la haute finance, ou la haute fonction publique. En période de croissance économique, ces intérêts coexistent harmonieusement, tout le monde est à peu près satisfait. Mais quand la crise survient, cette coexistence pacifique devient plus compliquée.

“les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet.”

C’est ce qui explique que la réaction des dominants au mouvement des gilets jaunes a été hésitante et discordante. Certains secteurs, ayant beaucoup à perdre économiquement ou politiquement, se sont montrés favorables à des concessions immédiates. D’autres ont privilégié une approche répressive. Ces hésitations se sont manifestées au sein même de l’exécutif.

Le point important est celui-ci : les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet. L’un des objectifs doit être de détacher les classes moyennes (ou certains secteurs de ces dernières) de l’emprise de la bourgeoisie, pour les embarquer dans une alliance progressiste ou révolutionnaire. Toutes les grandes révolutions modernes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au Printemps arabe, ont donné lieu à des basculements de ce genre. C’est un enjeu stratégique majeur pour les années qui viennent. Mais pour cela, il faut un programme politique à même de convaincre.

“Le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement.”

LVSL : Revenons au fondement du mouvement des gilets jaunes. De nombreux commentateurs ont accusé ce mouvement qualifié de « populiste » né de la contestation de la taxe sur l’essence, de ne tenir aucun compte de la question environnementale. Comment peut-on articuler cette question du populisme avec la question environnementale ?

RK : Le mot d’ordre de « justice environnementale » est l’un des plus prometteurs pour les décennies à venir. Il permet d’articuler les questions de justice sociale, au fondement du mouvement ouvrier et de la gauche depuis le XIXe siècle, avec les enjeux écologiques. À sa manière, ce sont les modalités concrètes de cette articulation qu’a soulevé le mouvement des gilets jaunes. Et l’impact sur les médias mainstream a été immédiat, puisque l’expression de justice environnementale y est désormais fréquente.

La justice environnementale comporte au moins deux dimensions. D’abord, c’est l’idée que le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement – ce qu’a voulu faire Macron avec sa taxe. « Justice environnementale » signifie que doivent payer les coûts de la transition ceux qui en ont les moyens, et qui se trouvent par ailleurs être ceux qui polluent le plus : les riches. La crise environnementale ne suspend pas les logiques de classe, contrairement à ce que pense l’écologie molle défendue par les Verts, elle les aggrave. L’écologie et la lutte des classes, c’est la même chose.

“Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement.”

Ensuite, la justice environnementale, c’est la reconnaissance de l’existence d’inégalités environnementales : les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’impact du changement climatique. Les principales victimes des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, des catastrophes naturelles ou de l’épuisement des ressources naturelles, ce sont les classes populaires, dans les pays du Sud comme du Nord. Par conséquent, l’effort en matière de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à celui-ci doit prioritairement se porter sur ces populations.

Une transition  écologique juste supposera notamment des investissements financiers massifs dans les secteurs non polluants, par exemple dans celui des énergies dites renouvelables. Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement[1]. Les investissements en question seront pour une part significative à la charge de l’État, même si une place pour le privé peut être envisagée.

Or l’État néolibéral, on le sait, est un État en crise, un État endetté, un État qui a organisé sa propre impuissance. Il faut donc en reprendre le contrôle, le re-démocratiser, afin de lui rendre un pouvoir d’intervention financière permettant de planifier la transition écologique dans la longue durée. « Justice environnementale » et « planification écologique » vont de pair : la transition ne sera juste que si elle est maîtrisée, et elle ne sera maîtrisée que si elle est placée sous contrôle démocratique. Selon quelles modalités ? C’est toute la question. Des formes de démocratie à la base, une démocratie des conseils approfondissant la démocratie représentative, me paraît de mise.

LVSL : Vous avez développé le concept de « racisme environnemental », pouvez-vous revenir sur cette question ? Estimez-vous que la politique écologique d’Emmanuel Macron procède de ce racisme environnemental que vous évoquez ?

RK : Le racisme environnemental est une forme d’inégalité environnementale. Ce concept naît aux États-Unis dans les années 1980. C’est à ce moment que des militants des droits civiques s’aperçoivent qu’en plus d’autres formes de racisme qu’ont à subir les Noirs, ils subissent un racisme environnemental : ils ont statistiquement plus de chances que les Blancs de vivre à proximité de décharges de déchets toxiques ou de rivières polluées par exemple.

Le concept de racisme environnemental a ceci d’intéressant qu’il permet de rapprocher deux types de luttes en apparence éloignées : les luttes antiracistes et les luttes écologistes. Si les minorités ethno-raciales souffrent davantage de la crise environnementale, alors des convergences entre ces deux luttes sont susceptibles de voir le jour. C’est précisément ce que les théoriciens du racisme environnemental – notamment le sociologue Robert Bullard – ont voulu favoriser.

Le racisme environnemental existe aussi en France. Une étude statistique datant de 2012 révèle par exemple que si la population étrangère d’une ville augmente de 1%, il y a 29% de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions cancérigènes comme les dioxines, soit installé[2]. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou « blanches » de ces nuisances.

Autre exemple, en matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population.

À ma connaissance, aucun parti politique n’évoque ce sujet en France. Il est vrai que la prise en charge de la question du racisme – dans toutes ses dimensions – par les organisations de gauche dans ce pays est très lacunaire. Le racisme environnemental est une thématique émergente, dont le potentiel politique est très important.

LVSL : Dans plusieurs entretiens, vous évoquez André Gorz qui affirme que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Comment analysez-vous cette prise de position particulière, à la lumière de l’ensemble de vos travaux ?

RK : Un débat fondamental a cours dans l’écologie politique, et en particulier dans ce qu’on appelle le « marxisme écologique ». Certains pensent que la crise environnementale est la crise terminale du capitalisme : le système ne s’en relèvera pas. La raison en est qu’il n’a pu exister jusqu’ici qu’en tirant profit de ressources naturelles qu’il n’a pas eu à produire, un don de Dieu au capital, en somme. Or celles-ci s’épuisent ou sont de plus en plus difficiles à extraire et exploiter. Conclusion : l’accumulation va s’épuiser.

Un autre groupe de marxistes écologiques, auquel appartient André Gorz, soutient que le capitalisme sera en mesure de produire et reproduire la nature artificiellement, comme il le fait depuis qu’il existe. Les ressources naturelles n’ont jamais été vraiment naturelles. Elles ont toujours été liées à des dispositifs technologiques d’extraction et de valorisation. De ce point de vue, la crise environnementale affecte les conditions de l’accumulation du capital, elle peut conduire par exemple à une diminution de la productivité. Mais elle n’est en aucun cas une crise terminale, un « effondrement », pour parler comme les « collapsologues ».

Personnellement je suis d’accord avec ce second point de vue. Le capitalisme est un système incroyablement résilient et créatif. Il a connu de nombreuses crises par le passé et il a toujours été capable de se réinventer, de s’adapter, y compris au besoin en se re-régulant. Le dépassement du capitalisme est possible mais il ne peut être que politique, il n’aura rien d’automatique. Comme disait Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.

LVSL : Parlons de Gramsci et de la question du populisme. Le populisme a notamment été revendiqué pendant la campagne 2017 par Jean-Luc Mélenchon et s’affirme aujourd’hui avec les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Comment placez-vous cette tendance dans la cartographie que vous avez élaborée dans vos travaux sur la question de la pensée théorique de gauche ?

RK : Pour y voir plus clair, on peut distinguer le populisme du néo-populisme. Le populisme naît au XIXe siècle, on le trouve par exemple en Russie avec les Narodniki ou aux États-Unis avec le People’s party. Il repose sur trois éléments principaux : d’abord, une opposition entre le peuple et les élites, « eux » et « nous », les 1% contre les 99% ; en deuxième lieu, une conception essentiellement morale de la politique, avec la dénonciation de la « corruption » des élites comme leitmotiv ; et enfin une utilisation du passé pour critiquer le présent, le populisme se représentant l’histoire comme un « déclin » par rapport à une situation antérieure jugée préférable.

Le néo-populisme d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est très différent. Il résulte du croisement de deux contextes. Laclau est argentin, et quand il théorise le populisme, c’est toujours avec le péronisme en tête. Sa conception du populisme est profondément ancrée dans l’histoire de son pays. Les politiques mises en œuvre par Juan Domingo Perón comportaient des aspects progressistes (journée de huit heures, droit de vote des femmes), mais Perón était aussi un typique caudillo latino-américain. Si bien que le transposer à d’autres contextes nationaux, et particulièrement au contexte européen actuel, est assez problématique.

Le second contexte, c’est le poststructuralisme anglo-américain des années 1970 et 1980. Laclau s’installe en Grande-Bretagne à la fin des années 1960, et participe aux débats académiques qui y font rage. Le poststructuralisme – ce qu’on appelle parfois aussi la french theory – développe l’idée que le langage et le discours ont une importance centrale en politique. Il s’agit d’une rupture nette avec le marxisme, pour qui la lutte des classes et les éléments matériels qui l’entourent sont prépondérants. Pour Laclau, le combat politique a pour principal enjeu les « signifiants vides », des symboles dans lesquels des secteurs hétérogènes de la société investissent chacun leurs revendications. Dans le mouvement des gilets jaunes, les drapeaux français prolifèrent, mais renvoient à des revendications diverses, parfois contradictoires, certaines sociales, d’autres nationalistes.

Les populismes européens de gauche actuels, celui de Podemos ou de la France insoumise par exemple, empruntent à la fois au populisme historique et au néo-populisme. Ils remplacent par exemple la perspective de classe marxiste par l’opposition entre le peuple et les élites. Ils accordent aussi une importance très grande à la dimension médiatique (symbolique) de la bataille politique. C’est un secteur intéressant des pensées critiques actuelles, incontestablement l’un de ceux qui ont la plus grande influence sur le champ politique.

LVSL : Quelles critiques formulez-vous à l’égard du populisme ?

RK : La critique porte sur deux points. D’abord, l’opposition entre le peuple et les élites est simpliste. Une représentation du monde social moderne plus sophistiquée, en termes de classes sociales, est requise. Dans les « 99% » évoqués par Occupy Wall Street et par les populistes de gauche européens, on trouve les secteurs les plus divers. Mettre en avant l’opposition entre les « 1% » et les « 99% » permet peut-être de déclencher un mouvement social, mais en aucun cas de l’inscrire dans la durée, précisément parce que les situations que recouvrent la seconde de ces catégories sont extraordinairement hétérogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le péri-urbain appartiennent tous deux au « 99% », or leurs intérêts s’opposent en tous points. Par conséquent, il convient d’examiner de plus près la composition de ces « 99% », et le type d’alliances politiques qu’elle rend possible.

La seconde critique porte sur la surestimation par Laclau et Mouffe de l’importance du langage et du discours en politique. Les mots sont importants, aucun doute, mais ils s’ancrent – de manière complexe – dans des dynamiques de classes. Les gilets jaunes ne sont pas apparus parce qu’une quelconque « bataille culturelle » a été remportée par des éditocrates classés à gauche. Ils ont émergé parce que la situation matérielle de vastes secteurs de la population de ce pays est devenue tout simplement insupportable. Qu’à partir de là le gilet jaune soit devenu un « signifiant vide », comme dirait Laclau, auquel divers secteurs sociaux attribuent un sens différent mais convergeant, d’accord. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de la causalité.

LVSL : La bataille culturelle théorisée par Gramsci est souvent réduite à une dimension strictement intellectuelle. Pouvez-vous revenir sur ce concept d’une part et d’autre part sur l’utilisation qui en est faite par ceux qui s’y réfèrent ?

RK : La notion de « bataille culturelle » n’existe pas chez Gramsci. On trouve toutefois dans les Cahiers de prison celle de « front culturel ». Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le cœur de la lutte des classes. Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la “valorisation” du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique  ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est sa grande idée.

“Les dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs.”

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ». Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Comme Lénine avant lui, Gramsci pense que le « front politique » surdétermine les deux autres, la politique est toujours aux commandes. Pour que l’intervention sur le terrain syndical et sur celui des idées soit efficace, il faut disposer d’un programme politique consistant et cohérent à même de convaincre des secteurs majoritaires de la société.

Aujourd’hui, du fait de l’importance des médias et des réseaux sociaux, la tentation de se représenter le « front culturel » comme séparé des deux autres, comme un lieu d’intervention en soi, est plus grande qu’à l’époque de Gramsci. Comme si la lutte des classes se menait désormais sur Facebook et Twitter. Loin de moi l’idée de négliger ces aspects-là, ils ont leur importance. Il n’est pas même exclu que la modification de l’algorithme de Facebook ait pu exercer une influence sur l’apparition des gilets jaunes[3]. Mais il serait sociologiquement erroné et politiquement désastreux de surestimer ce genre de facteurs. Ne serait-ce que parce que ces dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs : ils favorisent l’expression du sens commun, un sens commun qui aujourd’hui penche sérieusement à droite.

LVSL : Percevez-vous, à gauche de l’échiquier, l’émergence d’un Prince moderne au sens où Gramsci l’entendait ?

RK : Pas encore, mais on progresse. A l’époque de Machiavel, dit Gramsci, le « Prince » peut être une personne. Mais avec la complexification des sociétés, il ne peut être que collectif, le « Prince » devient une organisation. Gramsci a lui-même œuvré à l’émergence d’un « Prince » collectif révolutionnaire : le Parti Communiste Italien, dont il fut en 1921 l’un des fondateurs avec Palmiro Togliatti. La question pour nous aujourd’hui est de déterminer quelle forme un « Prince » adapté aux conditions du 21e siècle pourrait revêtir. La forme-parti est-elle toujours actuelle ? Faut-il la remplacer par d’autres formes : la forme-mouvement, la forme-multitude, la forme-occupation, pour évoquer quelques idées apparues au cours des deux dernières décennies ?

“La gauche est très en retard du point de vue programmatique.”

Les gauches sont sorties très mal en point du 20e siècle, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la défaite. Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que la refondation prenne du temps. Le capitalisme lui-même évolue rapidement à l’échelle globale, posant de redoutables problèmes analytiques et de construction d’une nouvelle vision stratégique.

Depuis les années 1990, une série d’expériences politiques aux quatre coins du monde sont venues alimenter la réflexion sur un « autre monde possible ». Mais la gauche est très en retard du point de vue programmatique. Par exemple, tout au long du 20e siècle a prédominé en son sein l’idée que la planification économique sous des formes diverses pouvait constituer une alternative au marché. La plupart des expériences de planification passées – en URSS, en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, à Cuba – se sont soldées par des échecs. Mais il y a certainement des enseignements à tirer de ces expériences. Des enjeux politiques nouveaux, comme la préservation des ressources naturelles ou les nouvelles technologies de l’information, nous invitent à penser la planification à nouveaux frais.

Il faut se mettre au travail et être patients. Daniel Bensaïd disait que le révolutionnaire doit faire preuve d’une « lente impatience » : il doit être impatient parce que les injustices du capitalisme sont insupportables, mais cette impatience doit être réfléchie, réflexive, parce que trouver des alternatives viables à ce système ne va nullement de soi.

 

[1] Voir Robert Pollin, « De-growth versus Green new deal », in New Left Review, 112, juillet-août 2018, disponible à l’adresse : https://newleftreview.org/II/112/robert-pollin-de-growth-vs-a-green-new-deal

[2] Voir Lucie Laurian et Richard Funderberg, « Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of Incinerator Location », in Journal of Environmental Planning and Management, vol. 57 (3), 2014.

[3] Voir Michel Szadkowski, « Facebook, réservoir et carburant de la révolte des gilets jaunes », in Le Monde, 7 décembre 2018.

“Les communistes attendent de nous que l’on soit unis” – Entretien avec Fabien Roussel

Fabien Roussel devant l’Assemblée nationale. © Ulysse Guttmann-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Fabien Roussel vient d’être élu secrétaire national du Parti Communiste Français lors d’un congrès historique, au cours duquel la majorité sortante a été mise en minorité pour la première fois. Nous avons pu l’interroger brièvement à l’issue de ce congrès.


LVSL – La majorité sortante du PCF a été mise en minorité pour la première fois par le texte « Pour un manifeste du parti communiste du XXIè siècle » dont vous étiez signataire. Ce texte, dont le titre sonne comme un renouveau, ancre pourtant son analyse dans l’urgence d’un retour aux fondamentaux du PCF pour qu’il puisse se réaffirmer. Que signifie concrètement ce paradoxe ?

Fabien Roussel – Il y a une surprise qui a été créée par le choix du texte et on aurait pu sortir déchirés de ce congrès. Les communistes ont fait le choix de nous demander de trouver les solutions pour être rassemblés et pour conserver les orientations écrites du texte qui a été choisi. Ce texte a été amendé largement par plus de 7 000 amendements. Avec Pierre Laurent, on a beaucoup discuté et on a créé les conditions de pouvoir construire une direction renouvelée. Cela veut dire quoi aujourd’hui ? Cela signifie que les communistes attendent de nous que l’on soit unis. On a réussi à le faire, et on est désormais combatifs. Cela implique de mener dès maintenant une vaste campagne dans toute la France pour l’augmentation du SMIC, des salaires, et des pensions. Cette question du pouvoir d’achat doit être centrale dans notre combat, donc on va toujours se battre pour dénoncer le coût du capital, mais on va aussi exiger de meilleurs salaires, de meilleures pensions, pour pouvoir vivre dignement quand on travaille. Voilà où nous allons.

LVSL – En parlant d’économie, aujourd’hui, les pays de l’Union européenne semblent pris dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale dû à la monnaie unique. Face à ce constat, ne pensez-vous pas que la remise en question de l’euro s’impose ?

Fabien Roussel – Non, ce n’est pas du tout ce qui est à l’ordre du jour. Aujourd’hui, il y a des traités européens qui ont fait la preuve qu’ils étaient nocifs pour les peuples. Ce que nous voulons mettre à l’ordre du jour est de demander à ce que ces traités soient mis au placard et que l’on construise une Europe des peuples, des nations, une Europe de la coopération. Il faut que les peuples et les nations puissent travailler ensemble pour relever les défis qui sont importants, je pense notamment au défi écologique. Voilà ce qu’on a décidé de mettre en avant : contester les traités européens ; dire clairement « ces traités, on n’en veut plus » ; et construire une autre Europe respectueuse des peuples et des nations.

LVSL – Concernant cette stratégie de coopération, qu’en est-il des discussions avec Génération.s qui avaient été amorcées par Ian Brossat ?

Fabien Roussel – Non, on a affirmé que nous souhaitions que Ian Brossat soit notre tête de liste, à la tête d’une liste qui soit la plus large et rassembleuse possible. On va continuer à travailler, pas seulement avec Benoit Hamon, mais avec toutes celles et ceux qui se diront disponibles. C’est pourquoi nous allons rencontrer prochainement les différentes forces de gauche. Et puis on décidera ensemble de comment on atterrit. L’objectif c’est qu’on puisse en tout cas être rapidement en campagne avec une liste complète, et aujourd’hui on y va déjà avec Ian Brossat.

Le 17 novembre, au-delà des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Du 14 juillet dont notre pays a fait sa fête nationale, jusqu’au plus récent 15-M espagnol ayant donné naissance au mouvement des Indignés, nos imaginaires historiques sont peuplés par des journées d’action collective d’ampleur, souvent utilisées pour résumer l’esprit politique de leur époque. À bien des égards, la journée du 17 novembre que nous venons de vivre avec son flot d’images frappantes, semble toute destinée à connaître une telle postérité de par son caractère spectaculaire dans une société aussi densément médiatique que la nôtre.


S’il est bien sûr encore trop tôt pour juger de la journée du 17 novembre 2018 – et le désormais fameux mouvement des gilets jaunes qui y est associé – son impact, visible par la force et le nombre des réactions qu’elle a suscité, doit nous amener à la considérer pour ce qu’elle est : un phénomène social d’une rare envergure, qui interroge par son apparente étrangeté autant qu’il fascine.

Face aux images souvent stupéfiantes de ces foules en gilet fluo et des conséquences parfois graves auxquelles leurs actions ont pu donner lieu un peu partout en France, le ton des commentateurs a principalement varié autour du mépris et de l’hostilité plus ou moins affichés selon leur degré de soutien à l’action gouvernementale. Cependant, et d’une façon plus étonnante, on a aussi vu se manifester des attitudes similaires au sein d’une certaine gauche, dont la “bienveillance” revendiquée devrait pourtant rendre sensible à un mouvement ayant la question du pouvoir d’achat et des inégalités comme motif principal… Et ce d’autant plus que celui-ci s’est développé à l’écart d’organisations jugées inefficaces par cette même gauche.

Un tel rejet laisse perplexe. S’il s’appuie sur des raisons qui peuvent être compréhensibles, il semble cependant s’expliquer par l’incompréhension d’un mouvement qui, sans être révolutionnaire, traduit tout de même un basculement politique dont le camp progressiste doit tirer des leçons.

Une jacquerie 2.0 ?

Ce qui interpelle dans ce mouvement des gilets jaunes, c’est en premier lieu les modalités d’action et d’organisation de celui-ci. Lancé dans la foulée d’une pétition ayant recueilli plus de 220 000 signatures en quelques jours contre la hausse du prix des carburants, le mouvement a pris forme progressivement sur les réseaux sociaux, où des événements et groupes qui appellent à des rencontres informelles dans des lieux publics – notamment des parkings de supermarchés – se créent et dégagent alors un mot d’ordre : celui du blocage des axes routiers un jour de fin de semaine. La date du samedi 17 novembre a fini par faire consensus au sein des différents groupes constitués sur l’ensemble du pays, car elle permet une forte mobilisation sur une journée habituellement consacrée à la consommation.

De ce moment d’organisation fébrile, il est pour l’instant difficile de retracer la généalogie immédiate d’une façon plus précise. Pour autant, il semble que ce mouvement du 17 novembre relève d’une tradition ancienne qui a tendance à revenir épisodiquement depuis quelques années, notamment après le succès du mouvement des Bonnets rouges. Cette tradition émeutière, marque en effet durablement la société française depuis son émergence sous sa forme moderne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles par un répertoire d’action collective, c’est à dire un “stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu” selon les termes de l’historien et sociologue étasunien Charles Tilly.

Dans Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne, Tilly identifie un répertoire ancien qualifié de “localisé et patronné”, caractérisé par “l’utilisation des moyens d’action normaux des autorités par des gens ordinaires ; l’apparition fréquente de participants qui se manifestent comme membres de corps et communautés constitués ; la tendance à s’adresser à des patrons puissants pour obtenir le redressement des torts ; l’utilisation de fêtes et d’assemblées publiques pour la présentation des exigences ; l’adoption répétée d’un symbolisme riche de la rébellion et la concentration de l’action sur les demeures des malfaiteurs et les lieux des méfaits”. Ce répertoire localisé et patronné s’incarne concrètement dans un panel large d’actions plus ou moins symboliques, allant de la destruction de machines, barrières et maisons privées, à l’organisation d’événements parodiques du pouvoir en place, en passant par le blocage et la saisie de ressources.

Il va ainsi rester la norme jusqu’au XIXe siècle où un autre répertoire, défini comme “national et autonome” par Tilly, va le remplacer. Marqué par “l’apparition d’intérêts définis comme tels, les défis directs aux concurrents ou aux autorités nationales et à leurs représentants, l’élaboration et la présentation publique d’un programme et une préférence générale pour l’action publique”, ce nouveau répertoire va dès son émergence structurer la vie politique des États occidentaux modernes. L’impact du mouvement ouvrier et de ses organisations qui sont les principaux promoteurs de ce répertoire constitué par les grèves, les manifestations et les meetings, cherchant en priorité un rapport de force matériel, va expliquer le succès durable de ce répertoire national-autonome. Cependant, la perte d’influence de ce même mouvement ouvrier depuis la fin du XXe siècle va conduire à son déclin relatif, ce qui explique une certaine résurgence de son prédécesseur localisé-patronné parmi les mouvements sociaux plus récents dont le mouvement du 17 novembre est un exemple.

En effet, par leur volonté de s’organiser en dehors du cadre de partis et syndicats jugés inefficaces voire illégitimes à articuler leurs colères et leurs revendications, et par leur recherche de la confrontation directe et parfois violente avec le pouvoir de l’État, les gilets jaunes puisent dans des ressources bien antérieures à leur mouvement. Se faisant, ils s’attirent l’incompréhension voire l’hostilité d’une partie de la population chez qui le consentement à l’État reste la norme, en particulier auprès d’une gauche ancrée profondément dans la défense d’un cadre étatique devenu une ressource essentielle pour elle. Ce qui la conduit à refuser de parler un langage soupçonné d’inclinations poujadistes.

Ce retour relatif d’un répertoire ancien, qui semble pourtant si archaïque et inefficace, doit nous interroger. Le rejet de corps intermédiaires perçus comme des éléments de la structure étatique, conjugué à la baisse du consentement à l’autorité et à ses représentations qu’il contient, a même de quoi inquiéter. Cependant, la réalité de ce mouvement semble être surtout le symptôme d’une société désorganisée, mais fortement politisée – même selon des modalités parfois confuses – qui se retrouve dans la composition hétéroclite des foules du 17 novembre, laquelle fait usage d’un répertoire d’actions qui cumule de fait les deux répertoires précédents, au service de revendications qui doivent être le principal enjeu d’une analyse pour comprendre la nature du 17 novembre.

Une émeute anti-fiscalité ?

Si le mouvement du 17 novembre s’est d’abord constitué en relation avec des professionnels du transport routier, s’insurgeant contre des taxes sur le carburant qui touchent directement à leur activité économique, il a fini par regrouper un public plus large comme le montre la sociologie des figures du mouvement qui commencent à émerger. Pour cette partie majoritaire des gilets jaunes, l’augmentation du prix à la pompe est fondamentalement perçue comme une injustice, qui touche à la possibilité même d’accéder à une ressource essentielle pour des populations dépendantes de leurs voitures comme moyen de transport. De plus, il signifie un nouveau coup de rabot sur un pouvoir d’achat déjà fortement diminué, de la part d’un gouvernement qui est perçu comme instrumentalisant la question écologique pour remplir des caisses que sa politique favorable aux plus riches a vidées.

Ce qui réunit ces gilets jaunes semble donc la revendication d’une économie morale, définie dans l’œuvre de l’historien marxiste britannique E.P Thompson comme « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées par les diverses parties de la communauté – ce qui, pris ensemble, peut être considéré comme constituant l’économie morale des pauvres ». Concept utilisé par Thompson dans un cadre historique qui renvoie à la constitution progressive de la classe ouvrière anglaise dans le contexte de la résistance des communautés paysannes à la libéralisation du commerce des grains aux XVIIe et XVIIIe siècles, il a été précisé petit à petit pour désigner plus largement un ensemble de pratiques politiques et culturelles communautaires, qui visent à défendre les intérêts d’une communauté sur le plan économique.

De telles pratiques, qui empruntent à un catalogue d’actions – d’ailleurs proche du répertoire d’action patronné et localisé – allant de la révolte à l’entraide pour la défense d’un juste prix, vont être légitimées par l’affirmation de cette économie morale antérieure à des valeurs économiques en vogue qui sont perçues comme immorales. Car elles profitent des besoins de la multitude pour enrichir une minorité qui mérite ainsi d’être châtiée par ceux qu’elle vole.

Ce mouvement du 17 novembre, prêt à mener un blocage reconduit de l’activité économique – au grand dam d’un patronat désormais mal à l’aise – et qui demande  le rétablissement de l’impôt sur la fortune au nom de l’égalité, ne peut donc être résumé à un mouvement anti-fiscalité et anti-social : ce mouvement est profondément politique et social, en ce sens qu’il tente de reconstruire de véritables liens sociaux dans des territoires ruraux comme urbains laissés à la marge. Et c’est bien cette affirmation identitaire qui se dessine sous nos yeux qui met mal à l’aise une gauche prompte à y voir des repères culturels éloignés des siens.

Un mouvement culturel réactionnaire ?

La culture conçue comme un répertoire d’action collective à part entière, est en effet devenue le nerf de la guerre du champ politique, un enjeu prioritaire des mouvements sociaux par lequel les individus expérimentent et expriment un sens qui leur permet de penser et d’agir sur le monde au travers d’un conflit (définition des adversaires et des situations d’injustices, recherche de solution, etc). Dans une société massivement médiatique et désorganisée, la tâche principale des acteurs des mouvements sociaux est donc de créer un cadre au sein duquel fixer le conflit culturellement, et organiser leur action.

C’est justement dans ce champ culturel que le mouvement du 17 novembre a finalement marqué son empreinte principale. Cela s’explique notamment par un recours extrêmement puissant aux réseaux sociaux, sans précédent en France pour un mouvement de ce type. Sur les différents groupes et évènements Facebook liés à ce mouvement, apparaît une imagerie très hétéroclite, qui puise autant dans les canons de la désormais bien connue fachosphère et ses montages très artisanaux qui reprennent des personnages de la culture populaire (mention spéciale à ceux qui mettent en scène Astérix et Obélix), que dans des références répétées aux grands évènements révolutionnaires qui ont marqué l’histoire de France – notamment 1789 et mai 68. De ces différents éléments se dégage un point de convergence clair : la détestation du président Macron, figure haïe entre toutes et ainsi brûlée en effigie virtuellement, aux côtés d’une sphère médiatique identifiée comme lui étant complètement inféodée.

Ajoutées aux nombreuses vidéos de coups de gueule et de chansons, partagées parfois en direct des lieux de mobilisation, on s’aperçoit que l’on est face à un véritable théâtre d’action collective, parcouru de représentations qui sont celles d’un mouvement social « traditionnel ». Des représentations que les moyens de communication modernes permettent de diffuser massivement autant qu’ils contribuent à les brouiller pour les non-initiés, prompts à les condamner en pointant leur supposée responsabilité dans les incidents racistes ou islamophobes qui ont pu arriver sur certains points de blocage et les propos machistes tenus par certains gilets jaunes.

Cependant, il serait une erreur de dresser un parallèle entre ces incidents bien sûr inacceptables – et dont ce mouvement du 17 novembre n’a d’ailleurs pas le monopole – et la diversité des publics qui ont pris part à cette mobilisation, où on remarque notamment une forte présence des femmes et des populations issues de l’immigration parmi les plus mobilisés. Cette équivalence, qui semble destinée à séparer bons et mauvais mouvements sociaux dans la tête de certains, est d’autant plus une erreur quand on comprend que ce public acteur du 17 novembre n’est pas totalement coupé culturellement des autres mobilisations aux repères perçus comme plus progressistes, ainsi que le montre ses appels de convergence avec les infirmières et ambulanciers actuellement mobilisés, et le chahut rencontré par les passants du cossu Faubourg St Honoré au passage des gilets jaunes en direction du palais de l’Elysée.

Une étude poussée au delà des images fournies par les chaînes d’infos permet donc de lever les préjugés sur un mouvement du 17 novembre qui concentre en définitive les confusions et paradoxes de notre époque.

Un mouvement de la « France périphérique » – selon le concept polémique du géographe Christophe Guilluy – contre les élites urbaines d’un État centralisé, structuré par des revendications et un imaginaire collectif profondément réactionnaires, accueilli de ce fait avec sympathie par les secteurs les plus conservateurs de la société ? Rien n’est moins sûr, tant le côté inclassable du 17 novembre semble l’éloigner d’une filiation avec les mouvements sociaux issus de la droite traditionnelle qui, de l’école libre à la manif pour tous, ont toujours été impulsés par le haut pour la défense de revendications avant tout culturelles. Le caractère du mouvement du 17 novembre paraît autre, plus similaire à celui d’un Nuit debout qui réunirait au delà des zones urbaines pour la défense de populations fragiles économiquement, qu’à un nouveau mouvement des Bonnets rouges clairement constitué en défense des intérêts d’une élite économique régionale.

Ce peuple qui compose les gilets jaunes est en définitive totalement neuf comme l’a montré le démographe Hervé Le Bras. N’ayant rien à voir avec des comportements politiques déjà analysés -comme ceux de l’électorat du Rassemblement national et d’En marche- il réunit habitants de zones rurales et habitants de zones périurbaines, qui forment ainsi, avec leurs différences et similitudes, un sujet politique en pleine construction: en somme, un matériau brut qu’aucune organisation ne semble en mesure de modeler à l’heure actuelle.

Dans une passe d’armes qui risque d’être caricaturale entre le « nouveau monde politique sérieux et pragmatique des villes », incarné par un macronisme qui capitalise depuis le début sur l’idée d’une révolution, et une « jacquerie irrationnelle périphérique et réactionnaire », où peut se glisser la gauche ?

Deux organisations, la France insoumise et le Parti communiste, se sont distinguées par leur attitude vis à vis du mouvement du 17 novembre. Elles ont assumé des déclarations de soutien et des participations individuelles sur les différents lieux de mobilisation. Elles semblent ainsi vouloir relever le défi posé par les gilets jaunes à leurs objectifs respectifs, que sont donner un sens progressiste à la colère populaire pour la FI et reconstruire une organisation et une conscience des classes populaires pour le PC.

C’est pourtant à l’ensemble d’une gauche à la fois héritière d’une conception des mouvements sociaux portée par les grandes organisations politiques et syndicales du prolétariat industriel, et de plus en plus baignée dans une culture urbaine éloignée du reste du territoire français, que ce défi s’adresse. S’il est un défi, le 17 novembre doit aussi être l’occasion à ne pas manquer pour la gauche française : celle de retourner au contact du réel, pour retrouver un contenu politique à la hauteur d’enjeux actuels qui s’expriment pour le moment sans elle, et qui lui permettrait de renouveler des mobilisations au succès plus que mitigé depuis plusieurs années.

Au-delà du symbole du gilet jaune, il faut saisir l’urgence quotidienne que traversent ses porteurs pour construire avec eux l’issue qu’ils recherchent.

Jon Trickett (Labour) : “La classe politique essaie de persuader les gens de rester dans l’Union européenne en usant de la peur”

Portrait officiel de Jon Trickett.

Jon Trickett est député travailliste de la circonscription de Hemsworth, qui regroupe d’anciennes villes minières du Nord de l’Angleterre, depuis 1996. Son profil détonne face aux autres députés travaillistes issus de la classe moyenne : ayant arrêté l’école à 15 ans puis repris des études dans le supérieur, il deviendra, entres autres, plombier et arrivera en bleu de travail au conseil de la ville de Leeds après sa première élection en 1984. Opposé à la guerre d’Irak et au renouvellement de l’arsenal nucléaire, Trickett s’impose en une vingtaine d’années comme une des figures de l’aile gauche du Labour, à contre-courant du blairisme.

Membre du cercle proche de Jeremy Corbyn, il fait partie du shadow cabinet [NDLR, gouvernement fantôme] depuis l’élection de ce dernier à la tête du parti en 2015 et s’occupe notamment des questions de stratégie électorale et de réforme constitutionnelle. Se présentant dans un très bon français, il nous a reçus en septembre 2018 à Liverpool, en marge du congrès annuel du Labour.


LSVL – Commençons par la grande question du moment : le Brexit. En 1975 déjà, vous aviez participé à la campagne du Non au maintien du Royaume-Uni dans la CEE. Comment a évolué votre opinion sur ce sujet au fil des années ? Et que pensez-vous de la stratégie actuelle du Labour à propos du Brexit, notamment sur la question du maintien dans le marché unique ?

Jon Trickett – J’ai été très actif politiquement dès 1967. À partir de la moitié des années 1970, il était devenu clair que ce que nous pouvions appeler « l’ordre d’après-guerre » s’effondrait. Il y avait une crise du capitalisme britannique et une crise fiscale de l’État. Il m’a semblé que deux possibilités s’offraient alors aux Britanniques : la première était de s’orienter vers une politique socialiste, mais le gouvernement Labour de James Callaghan était alors intellectuellement et, de manière générale, épuisé. L’autre choix qui était possible, c’était de répondre à la chute du taux de profit en intégrant ce qu’on appelait à l’époque le « marché commun ». Cela signifiait remodeler nos relations avec le reste du monde, surtout avec le Commonwealth, nos anciennes colonies, et d’en construire de nouvelles. Cela me semblait insensé. Non seulement car ce n’était pas la solution aux faiblesses sous-jacentes du capitalisme britannique, mais aussi, me semblait-il à l’époque, parce que ceci signifiait l’abolition de la capacité d’un gouvernement élu à changer de politique économique pour aller vers un socialisme démocratique.

Quant à mon opinion politique, elle n’a pas beaucoup changé durant toutes ces années. Pour nous, à gauche, cette campagne était très importante car elle avait pour but de proposer une alternative à la manière de gouverner le pays. Rejoindre le marché unique, c’était renoncer à la démocratie à plusieurs niveaux, en adoptant de nouvelles bases au niveau des relations internationales qui ne rejoignaient pas notre vision des choses. Aucun d’entre nous n’a jamais été contre l’Europe, nous sommes européens et internationalistes. Au fil du temps, lorsque le marché commun est devenu l’Union européenne, notre économie s’est de plus en plus intégrée au projet européen jusqu’à ce qu’il devienne très difficile de s’en défaire, comme nous l’avons vu dans le débat sur le Brexit. Pendant ce temps, évidemment, a émergé le Parlement européen. Et d’autres institutions, comme la Commission et la Cour de Justice de l’Union européenne ont pris de plus en plus de pouvoir. Ces dernières se sont imprégnées d’une dimension néolibérale. Le Parlement fut quant à lui une sorte de branche démocratique.

LVSL – Mais ce Parlement a aussi ses limites…

Jon Trickett – Oui. La caractéristique principale d’une démocratie libérale est qu’il y a une alternance entre un gouvernement et une opposition, qui ensuite remplace le gouvernement. Cela n’existe pas dans l’Union européenne. Il n’y a pas de souveraineté populaire et c’est bien ça le problème. Un autre aspect de tout cela est ce que j’appelle les « périphéries géographiques ». Par exemple le Nord de l’Angleterre, où je suis né, l’Écosse et le Pays de Galles, qui sont géographiquement périphériques par rapport au noyau central du projet européen. Vous savez comment marche un centrifuge ? Les forces centrifuges éjectent ceux qui se situent à la périphérie, elles les poussent toujours plus en dehors. Le Sud-Est de l’Angleterre, dont Londres, s’est donc beaucoup plus développé que le reste du pays et a rejoint le croissant doré du cœur de l’Union européenne.

Certes, il y a eu des raisons internes au Royaume-Uni qui l’expliquent, tout n’est pas dû à l’Union Européenne. Mais dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, cette périphéricité est devenue un problème. Le projet de Jacques Delors était en partie centré sur des fonds sociaux, dont une certaine partie serait réservée au développement des périphéries. Un des objectifs de ces fonds sociaux était d’essayer de contrebalancer la centralisation économique déjà existante. Mais lorsque l’Europe s’est ouverte à l’Est, beaucoup de ces fonds furent investis dans les zones les plus pauvres. En tant que socialiste, je ne peux m’y opposer, mais les zones que je représente sont restées en retard du fait d’un système qui ne leur était pas favorable. Pourtant, tous ces problèmes très compliqués et insolubles sont maintenant profondément ancrés dans l’économie européenne. Je pense que cela explique pour beaucoup que les électeurs de ma circonscription [Hemsworth, Yorkshire de l’Ouest] aient voté pour le Brexit.

LVSL – Oui, ils l’ont fait à plus de 65%…

Jon Tricket – Peut-être même 70 à 75%. Souvenez-vous, plus de deux tiers des sièges représentés par le Labour ont obtenu une grande majorité en faveur du Brexit. Et pourtant, la campagne du Brexit avait un leadership politique globalement de droite réactionnaire.

LVSL – Donc, pour vous, le « Lexit » [sortie de l’UE défendue par la “gauche”] n’a  pas existé pendant la campagne?

Jon Trickett –Il n’y a pas eu de réel Lexit non, pour diverses raisons que nous ne pouvons pas évoquer sous peine que je me fasse taper sur les doigts [rires]. Les militants du Labour ont vu émerger un Brexit mené par une droite radicale, xénophobe et semi-raciste. Ils ont réagi face à ça. C’est ça être membre du Labour. Mais les zones de vote en faveur du Labour – où les gens nous élisent mais ne sont pas membres du parti – ont été en partie séduites par la promesse d’un monde nouveau si nous sortions de l’Union européenne.

LVSL – Que pensez-vous de la position actuelle du Labour qui consiste à vouloir rester au sein du marché unique même en cas de sortie de l’Union européenne ? Est-ce la seule option ?

Jon Trickett – C’est la solution que nous avons choisie. Au sein du leadership, nous avons eu de très nombreux débats sur ce sujet. En définitive, nous avons adopté cette solution. C’est une question très compliquée, et il y a de nombreuses forces sociales qui entrent en ligne de compte. Le pays s’est désuni et ceci a, en partie, reflété les impacts inégaux du capitalisme mondialisé sur différentes zones géographiques. J’utilise souvent cette métaphore pour décrire la situation : un train fou sans conducteur, s’élance avec les forces économiques mondiales dans une seule et même direction mais des wagons se détachent et prennent une tout autre direction, ralentissant en chemin. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Je pense que la gauche doit proposer une synthèse entre, d’une part, ces personnes, internationalistes et intégrées dans la mondialisation, en leur réaffirmant que nous ne sommes certainement pas anti-étrangers, et d’autre part ceux qui font partie de ces communautés dites « laissées pour compte » en leur disant que nous avons des solutions les concernant, à l’aide d’interventions de l’État dans l’économie et en réformant notre démocratie afin que leurs voix soient entendues. Il s’agit de trouver un compromis entre ces deux pôles.

Nous parlions tout à l’heure du populisme, qui suppose un clivage au sein de la société. La droite théorise comme clivage principal celui entre d’une part les étrangers et les pauvres, et d’autre part le reste de la population. En fait, c’est une une stratégie assez classique de la droite que de dire : « vous voyez cette personne ayant une couleur de peau différente de la vôtre ? Qui parle et s’habille d’une manière différente ? Ce sont ces personnes, vivant sous le seuil de pauvreté grâce aux allocations, qui sont le problème ! ». C’est exactement ce que raconte le Front National en France. C’est la même stratégie partout. Nous devons construire un discours nouveau et proposer une véritable explication des clivages sociaux. C’est en tout cas ce que nous essayons de faire.

LVSL – Ne pensez vous pas qu’il peut être problématique de rester au sein du marché unique ? Par exemple si l’Union européenne décide de passer des accords commerciaux avec d’autres pays, le Royaume-Uni ne serait pas nécessairement pris en compte durant la négociation.

Jon Trickett – Je n’ai pas dis que nous souhaitions rester au sein du marché unique. J’espère être clair lorsque je dis que nous aspirons à “une” Union douanière, avec laquelle nous voulons un rapport aussi proche que possible. Pour autant nous ne souhaitons pas faire partie de la structure actuelle. La raison en est limpide et vous l’avez donnée. Nous voulons entretenir des rapports avec le bloc commercial européen, mais il faut y réfléchir deux minutes. Aujourd’hui nous avons plus ou moins une place à la table des négociations et nous avons des représentants élus au Parlement européen. Si nous partons et que nous continuons à faire partie de l’Union douanière ou du marché unique, alors les règles seront créées par d’autres et nous aurons l’obligation de nous y conformer. Tout ça alors que beaucoup de personnes ont voté contre l’Europe parce qu’elles se sentaient déjà sous-représentées ! Nous ne pouvons pas dire “Nous sommes contents d’obéir à ces règles” alors que nous avons abandonné notre place à la table des négociations, c’est là le cœur du débat selon moi, et c’est un débat très intéressant.

LVSL – Le sujet phare de la conférence de cette année, assez absent les années précédentes, est l’hypothèse d’un second référendum. Quelle est votre perspective sur le sujet ? Ne craignez-vous pas, en cas de second référendum, soit un résultat identique au premier, soit un résultat différent qui ferait que ceux ayant voté « Leave» au premier référendum se sentent trahis ?

Jon Trickett – Je pense qu’il y a un risque, oui. Nous avons vu ce qu’il s’est passé dans d’autres pays lorsque des référendums ont été gagnés contre les positions défendues par l’Union européenne. Que s’est-il passé ? Ils ont fait un deuxième référendum pour faire adopter la position défendue par l’UE !

LVSL – Oui ce fut également le cas en Irlande…

Jon Trickett – Exact. Il y a un effondrement de la confiance accordée à la classe dirigeante britannique. Vous devez décider, en tant que parti, en tant que socialiste, où vous positionner par rapport à ce clivage : du côté des masses ou du côté des millionnaires ? Il est dans l’intérêt des millionnaires de continuer au sein de l’Union européenne. Et peut-être est-ce aussi dans l’intérêt des masses, mais les masses ont voté, de façon clairement majoritaire, pour en sortir. Le Labour peut facilement être mis en porte-à-faux et être accusé d’avoir trahi le vote de la majorité de son électorat. Par conséquent, un second référendum est difficile à cautionner, bien que je connaisse des personnalités au sein du Labour qui pensent qu’un second référendum est inévitable… Ils doivent s’en expliquer. Disons que nous ne sommes pas nécessairement fermés à ce sujet, mais ils doivent tenir compte du fait que nous avions promis de respecter le résultat du référendum.

LVSL – Oui, toute la classe politique l’a dit…

Jon Trickett – Oui, ils l’ont tous dit. Mais ce qu’ils essayent de faire, c’est de persuader les gens de voter pour rester dans l’Union en usant de la peur. Les gens n’écoutent plus ces sempiternels vieux discours. Dire aux gens comment voter n’est plus possible aujourd’hui. Je pense qu’il est maintenant assez difficile pour nous d’inverser le Brexit. Nous préférons donc focaliser nos forces contre Theresa May, pour la battre à la Chambre des Communes. Il n’est pas impossible qu’elle tombe car son parti est très divisé. Ceci entraînerait une élection générale.

Pour toutes ces personnes laissées pour compte depuis deux ou trois décennies, l’Union européenne est responsable de leur situation actuelle. C’est un vaste sujet, et il est loin d’être limité au Royaume-Uni. Je pense que c’est pour cela que Mélenchon parle d’une nouvelle République, parce que c’est la même chose en France. C’est intéressant : Bernie Sanders parle lui aussi d’une nouvelle politique aux Etats-Unis et l’on observe cela ailleurs. Les gauches dénoncent ce que l’on appelle le « state capture »… Comme je l’ai dit plus tôt, l’État est « capturé » par les intérêts d’un petit nombre d’individus, et pas dans l’intérêt de la majorité de la population.

Je ne sais donc pas comment tout ça va se terminer mais nous préférons des élections générales, et nous pensons que nous avons une chance de les gagner parce que nous élargirions le débat au-delà du Brexit et parce que nous présenterions une vision nouvelle de la société, comme nous l’avons fait l’année dernière lors des élections. Évidemment les Tories détestent cette idée et vont tout mettre en œuvre pour nous empêcher de la réaliser, je ne sais donc pas bien comment tout cela va fonctionner.

LVSL – Qu’il s’agisse du vote sur le Brexit il y a deux ans ou de l’élection générale de l’an dernier, nous avons pu constater qu’il y a un immense clivage entre les générations : les jeunes qui ont voté [NDLR, beaucoup se sont abstenus] ont massivement préféré rester au sein de l’UE et soutiennent le Labour, plutôt que les Conservateurs. Bien sûr, cela est aussi lié au fait que beaucoup de jeunes veulent mettre fin aux frais très élevés de l’enseignement supérieur, du logement, etc. Pourquoi pensez vous que la plupart des personnes âgées votent contre le Labour ou, en tout cas, en a peur ?

Jon Trickett – Je pense que dès qu’un parti en progression propose un changement, il y a de la peur. Le changement renvoie à l’idée que quelque chose n’est pas familier et je pense que, peut-être, plus on est âgé, plus on est attaché à ce qui est familier. C’est une différence difficile à expliquer. Aux alentours de 50 ans [hésitation], le vote conservateur devient soudainement majoritaire. Or, les personnes âgées votent plus que les jeunes. Mais s’il y a une élection dans trois ans alors cette limite passera de 50 à 53. Car nous pensons que cette cohorte de personnes qui ont voté Labour continuera de voter pour nous. C’est en tout cas ce que l’on prévoit.

Notre travail est de proposer une alternative aux conditions actuelles, une alternative qui fait suffisamment autorité pour être crédible, mais aussi une autorité rassurante. C’est en partie mon travail d’essayer, avec notre gouvernement fantôme, de créer un programme plus complet, pour pouvoir le proposer à la population. Nous voulons exposer nos propositions à l’avance pour que le public soit au courant, ou au moins familier, du genre d’idées sur la base desquelles nous voulons transformer le Royaume-Uni. J’espère que cela suffira à rassurer la population. Mais oui, dans tous les cas, il est important de retenir que dès qu’un changement radical est proposé, le peuple se divise. Je pense que pour le moment nous sommes bloqués à 50/50, à trois ou quatre points près.

LVSL – On l’a vu lors des élections locales cette année. Il n’y avait pas de vainqueur, vous étiez à égalité…

Jon Trickett Oui, et nous y sommes toujours. Donc nous devons faire tout ce que nous pouvons pour essayer de remporter une nouvelle élection, mais ça sera sûrement très serré. Il est possible que les forces progressistes et les forces réactionnaires s’équilibrent au sein de la société pour l’instant et qu’il faudra attendre d’être au pouvoir pour que nous puissions briser les codes et montrer qu’il existe une autre manière de diriger un pays. Nous n’en sommes pas là mais notre tâche est d’essayer de construire une importante majorité.

LVSL – On en parle un peu moins ces derniers temps, mais pensez-vous que des membres du PLP [Parliamentary Labour Party, qui regroupe les élus travaillistes de Westminster], disons ceux de centre-droit, pourraient quitter votre parti pour en former un plus « centriste » ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que cela arrivera maintenant, non. Vous savez, le monde dans lequel on vit peut paraître assez confortable, et puis tout d’un coup tout change autour de vous, l’environnement n’est plus celui que vous connaissiez et vous vous retrouvez dans un nouveau train qui s’en va vers une direction qui vous est inconnue.

Pour ma part, je pense qu’il y a eu une bonne part d’exagération des médias dans toute cette histoire. La plupart des médias dans votre pays et dans le mien sont de droite et font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues afin que nous ne soyons pas élus. Mais il est indéniable que certains membres du Parlement ne se reconnaissent plus dans le parti et ont décidé de changer de direction. Je ne peux leur dire que ceci : rejoignez-nous, car nous sommes engagés dans une aventure passionnante, nous allons changer le Royaume-Uni, nous allons nous attaquer sérieusement à la pauvreté, à la croissance inéquitable, et nous voulons travailler avec vous. Peu importe ce que mon opinion privée puisse être là-dessus. [rires]

LVSL – Nous aimerions en savoir plus sur les réformes constitutionnelles que vous supervisez. Quels genres de pouvoirs le Labour serait-il prêt à transférer aux régions, aux localités, aux métropoles ? Pourrions-nous assister à la fin de la monarchie sous un gouvernement Corbyn ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que ce soit notre priorité [rires]. On ne peut pas tout régler en même temps. Vous devez consulter les gens, donc les choses prennent du temps… Ce n’est pas exactement pareil en France mais c’est une situation similaire : une grande partie de l’activité économique se concentre dans la capitale et autour de celle-ci. Le reste du pays, quant à lui, est en retrait. La différence entre nos deux pays, c’est que nous avons une domination du capital financier, avec la City de Londres. Il est non seulement géographiquement réparti de manière très précise, mais il a aussi un caractère particulier car il produit un taux de profit plus élevé que le capital industriel. Et il entraîne autour de lui toutes sortes de services qui se développent, comme les avocats et d’autres professions.

Si vous avez quelques millions de livres à dépenser, il est plus probable que vous les placiez dans la City de Londres que dans une usine de ma circonscription, car l’industrie manufacturière n’obtient pas le même taux de profit que celle de la finance. Et de toute façon, il est difficile de trouver des financements dans le Nord de l’Angleterre. Par conséquent, la productivité, en termes de capitaux, d’un travailleur du Nord de l’Angleterre est moitié plus faible que celle de quelqu’un à Londres, peut-être même plus !

LVSL – Peut être aussi à cause de décennies de maigres investissements ?

Jon Trickett – Tout à fait. C’est à cause d’une pénurie d’investissements publics et privés. Comme vous le savez probablement, nous allons avoir une banque nationale d’investissement, basée à la Royal Bank of Scotland [NDLR, nationalisée durant la crise, toujours détenue majoritairement par l’État], qui investira dans l’économie locale. Nous la diviserons en plus petites entités, ce qui aidera clairement l’économie régionale de ma circonscription, par exemple. C’est quelque chose que nous allons réaliser dès le début de notre futur mandat. Des opérations financières de ce genre, beaucoup plus actives et interventionnistes, seront dirigées vers un développement régional. Ce que je dis tout le temps aux gens, c’est que l’inégalité est à la fois hiérarchique en soi mais aussi, au Royaume-Uni, géographique et spatiale. Dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, au Sud-Ouest, en Écosse, au Pays de Galles, en Irlande du Nord, l’inégalité est organisée spatialement à cause de la domination financière capitaliste. Nous devons commencer à réinvestir. Et quand vous regardez attentivement les cartes superposées de l’économie et des votes pour le Brexit, il y a une corrélation évidente entre les deux. Donc les gens sont mécontents, malheureux et aliénés. Ils s’expriment au travers du vote pour le Brexit, qui veut dire : « nous n’aimons pas la manière dont le pays est gouverné ». Je pense que c’était la première fois que la plupart d’entre eux ont eu l’occasion d’exprimer cette sensation d’aliénation.

 

Entretien réalisé par William Bouchardon pour LVSL.