Mandeville, Némésis rétrospective du libéralisme de gauche ?

C’est à plusieurs titres que l’on peut saluer la récente édition, par Dany-Robert Dufour, d’une série de textes de l’écrivain néerlandais Bernard de Mandeville (1670-1733) – l’Essai sur la charité et les écoles de charité, Vénus la populaire, l’Apologie des maisons de joie, et bien sûr la fameuse Fable des abeilles (titre original : La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes) et sa Préface.


L’ouvrage constitue d’abord un recueil inédit, premier ensemble mandevillien de cette ampleur à bénéficier d’une édition de poche en français. Il se distingue aussi par la densité de son appareil critique : on y trouve, en début d’ouvrage, une préface sous forme d’essai qui redit l’importance de Mandeville, accoucheur de l’anthropologie libérale et « fondateur […] de l’esprit du capitalisme » (p. 26), mais aussi de nombreuses notes et préfaces particulières introduisant les différents textes. Bien qu’édités d’après des traductions d’époque, les textes français ont aussi été révisés et annotés par Dufour. Enfin, ce dernier, en présentant et en discutant les thèses d’un “petit” philosophe du XVIIIe siècle (mais qui porta à incandescence l’économie et la morale des « Lumières »), assume sans biaiser sa propre position d’éditeur-philosophe, son travail visant à placer l’actualité du libéralisme intégral (et de ses critiques) à la lumière rétrospective de l’œuvre mandevilienne.

On connaît la célèbre Fable, publiée pour la première fois en 1705 (puis augmentée en 1714 et en 1729), ainsi que l’hypothèse révolutionnaire et révoltante que Bernard de Mandeville y assénait à son époque. Une ruche prospère s’inquiète un jour de la corruption qui a fini par régner en son sein. Cherchant à remédier à ce manque de vertu, elle se tourne vers Jupiter qui lui accorde la suppression de ses vices. Mais la ruche commence aussitôt à péricliter. À mesure même que leur communauté se moralise, les abeilles périssent par centaines. Mandeville tire de l’apologue une morale inversée et hautement provocatrice : l’égoïsme, la quête du confort individuel et la cupidité sont plus profitables, plus efficaces que la vertu pour la survie de cette petite communauté. La poursuite débridée du plus grand enrichissement par chacun de ses membres sublime les performances “systémiques” de la communauté d’abeilles, microcosme allégorique à peine voilé de l’Angleterre, à laquelle Mandeville prédit qu’elle prospèrera d’autant mieux qu’elle laissera s’exprimer les mêmes comportements.

En attirant l’attention sur la morale mandevillienne selon laquelle les vices privés font la vertu publique, Dufour veut délibérément souligner la cohérence oubliée de l’anthropologie libérale : plus les pulsions individuelles sont libérées – y compris quand l’État consent à repousser les frontières des « droits » accordés aux individus –, plus ces individus, depuis l’intimité de leurs désirs, nourrissent l’hégémonie du marché en étendant son empire à des domaines jusque-là épargnés. Finalement, le patriarcat, la contrainte brutale, l’autorité, loin de lui être consubstantiels, n’auront été qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme, notre époque nous ayant entre-temps appris que celui-ci prospère bien plus efficacement au cœur de nos démocratie de services, de médias et d’opinions, mettant en concurrence les consommateurs autour d’affirmations marginales ou minoritaires de soi, surdéterminant la distinction libertaire dans tous les domaines de l’intime, de l’identité et de la spiritualité – de la télé-réalité aux “megachurches” américaines, en passant par Black Panther.

Le Capital ne s’ébat donc jamais mieux qu’une fois que toutes les énonciations de soi sont encouragées à s’exprimer et à se heurter les unes aux autres, et Dufour ne manque aucune occasion de souligner l’impasse redoutable que pose à qui conserve une conscience civique et sociale cette mécanique de l’anthropologie libérale[1]. C’est en s’adossant à ce libéralisme achevé qu’Hollywood peut désormais scander chaque aggiornamento du progrès (féminisme, queer, etc.) – ses acteurs, réalisateurs et autres animateurs affichant un discours (et une bonne conscience) mainstream sur les droits et l’égalité qui n’éprouve plus aucun besoin de se situer en tant que classe particulière ou que multinationale capitaliste. Le même problème se pose à la gauche politique. Troquant le social pour le sociétal, les salaires pour les startups, les imaginaires de la vie civique pour ceux de l’inclusion, cette gauche ne s’est pas contentée de son Bad Godesberg économique : elle a aussi accompli son tournant mandevillien. Toujours plus exclusivement engagée en faveur des assertions individuelles, des luttes de chacun pour sa parcelle identitaire, la gauche s’est bien souvent trouvée réduite, avec ou contre son gré, au rôle de ventriloque du marché, lequel a pris l’habitude de s’emparer de chaque droit individuel nouvellement débloqué comme il monétiserait une licence légale. La question de la reconnaissance du désir d’enfant pouvant ouvrir sur la légalisation de la Gestation pour Autrui gagne typiquement à être posée dans cette perspective : la GPA est-elle d’abord un droit ou d’abord un marché, ou ne peut-elle qu’être fatalement, anthropologiquement, l’un et l’autre à la fois ?

D’un bout à l’autre de cette édition où il est partout présent, Dany-Robert Dufour érige la fable mandevillienne et ses dérivées (en particulier l’« ultra-libertaire » défense de l’Essai sur les écoles de charité) comme l’origine archéologique de ce douloureux problème posé à la gauche à chaque fois qu’elle est amenée à prendre une position sur le volet moral du libéralisme. À la façon d’un précurseur cynique mais lucide, le sulfureux Mandeville apparaît comme un Adam Smith corrigé par le marquis de Sade : le premier philosophe à contracter les noces de la pulsion et du marché, « celui qui a tout dit, sans fard » (p. 26), théorisant le creuset anthropologique tout sauf qu’autoritaire où allait naître l’hégémonie du Capital. En cela, ce Mandeville relu par Dufour rejoint une série de travaux stimulants produits par une galaxie de critiques contemporains du libéralisme : on peut citer la réflexion qu’approfondissent tous les livres de Jean-Claude Michéa depuis une quinzaine d’années, les théories du philosophe marxiste Michel Clouscard sur le capitalisme permissif[2] (voir Néo-fascisme et idéologie du désir, 1973 ; Le Capitalisme de la séduction, 1981) ou encore, à partir d’un ancrage culturel bien différent, les intuitions du sociologue américain Chrisopher Lash sur la gauche, le progressisme, le narcissisme et le paradigme thérapeutique aux États-Unis (voir La Culture du narcissisme, 1981 ; Le Seul et Vrai Paradis, 1991 ; La Révolte des élites, 1994).

À ce propos, on pourrait faire à Dany-Robert Dufour le reproche de surestimer (ou d’un peu trop mettre en scène) la découverte qu’il a faite, à travers Mandeville, de l’esprit du capitalisme : « Depuis cent ans, […] on a tendance à croire que le capitalisme est rigoriste, autoritaire, puritain et patriarcal. Depuis cent ans, on se trompe » (p. 15). La hardiesse de ce genre de formules est secondée par l’audacieux essai introductif qui déploie, en une centaine de pages, une sorte d’histoire in absentia : celle de l’oubli révélateur de Mandeville chez une série de penseurs progressistes, parmi les plus influents des dernières décennies. Ainsi, Dany-Robert Dufour a beau jeu d’y affirmer qu’une prise en compte de Mandeville nous aurait prémunis contre la diffusion de la « pastorale wébérienne » sur les origines rigoristes et protestantes du capitalisme ; qu’elle aurait averti Marcuse que sa réhabilitation des plaisirs, loin de rompre avec le capitalisme, ouvrait à sa nouvelle jouvence ; que Foucault, s’il avait considéré l’œuvre et l’auteur de la Fable, aurait peut-être nuancé sa critique à 360 degrés des institutions répressives ; et que Deleuze et Guattari, sans l’avoir jamais cité dans L’Anti-Œdipe, se seraient assumés mandevilliens lorsqu’ils appelèrent à intensifier le capitalisme en exposant l’individu à tous les flux, devenirs et agencements. À l’approche du jubilé de Mai 68, Dufour ne se prive pas non plus de diagnostiquer par la Fable l’atermoiement d’une certaine culture activiste qui, depuis un demi-siècle, s’acharne à débrider toutes les virtualités individuelles en pourfendant des moulins d’Ancien Régime, plutôt qu’à limiter les désagrégations matérielles et immatérielles causées par le Capital : « On pourrait presque dire que le capitalisme, longtemps entravé dans l’autoritarisme, n’attendait que cette occasion, celle des luttes estudiantines, pour se réformer et retrouver son esprit original » (pp. 30-31).

Pourtant, si cette gauche libérale-libertaire a, si l’on ose dire, fini par occuper le « haut du pavé », ignorant Mandeville et s’obstinant à penser le capitalisme comme un paradigme uniquement économique ou foncièrement répressif, tel n’est pas le cas de la galaxie précitée d’auteurs antilibéraux, chez lesquels l’auteur néerlandais n’a jamais cessé d’être une référence. Par exemple, dans La Gauche et le peuple, son livre-dialogue avec Jacques Julliard paru en 2014, Jean-Claude Michéa donne de la Fable la même actualisation anthropologique que Dufour. Christopher Lash a lui aussi situé l’« ascétisme véritablement inverti » de Mandeville au cœur des hypothèses de The True and Only Heaven, son essai sur les origines de l’idéologie du Progrès – dont toute une section, notamment, s’emploie à discuter les rapports entre les laxismes moral et économique aux fondements libéraux de notre modernité[3].

Enrichie d’un ancrage substantiel dans le débat contemporain des idées, cette édition de la Fable des abeilles et des autres textes de Mandeville remplit parfaitement son objectif d’archéologie de l’anthropologie libérale que Dany-Robert Dufour lui avait assigné. Elle offre en même temps une référence théorique de premier plan pour les débats politiques actuels et à venir. Peut-être aurait-il été bon de ménager une portion de cet imposant dispositif éditorial à montrer que cette archéologie du libéralisme permissif nichée dans les préceptes mandevilliens a été prolongée par un corpus de premier plan : un corpus qui, au départ d’essayistes plus ou moins dispersés, tend aujourd’hui à se développer en une tradition de moins en moins marginale, et qui ne demande qu’à faire école.

[Bernard de Mandeville, La Fable des abeilles, édition revue et commentée par Dany-Robert Dufour, Paris, Pocket, 2017, 382 p.]

[1] D’où le titre de l’essai de Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith : brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Paris, Climats, 2002.

[2] Clouscard livre ainsi l’un des rares exemples de critique du capitalisme permissif à tonalité marxiste : « Le capitalisme, au premier moment de son expansion, se caractérise par une région […] qui accède à l’exploitation d’un territoire national (Angleterre, Allemagne). Ces régions (dirigées par les monopoles) pourraient, la Nation détruite, étendre sans contraintes leur marché à l’Europe, néo-capitalisme sauvage, sans législation, société transgressive ‘‘off’ side’’. Pour cela, il faut détruire le système parlementaire, les institutions républicaines, l’école, la famille, la nation. Et nous savons avec quel zèle le freudo-marxisme (et le gauchisme qui s’en réclame) s’est voué à cette tâche » (Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir [1973], Paris, Delga, 2013, pp. 71-71).

[3] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques [1991], Paris, Flammarion, « Champs essais », 2006, pp. 62-66.

Affaire Mélenchon : Thermidor en octobre ?

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Conférence de presse de Jean-Luc Mélenchon / Capture YouTube

Flotterait-il comme un air de 9 thermidor en ce mois d’automne ? Point de guillotine, nulle odeur de poudre, mais une semaine rythmée par les descentes de police et une tentative d’exécution en place publique sous le feu des médias. Les gardiens de la morale et les thuriféraires de la transparence se déchaînent et se ravissent de la possibilité de tenir le destin d’un homme politique entre leurs mains. Par Antoine Cargoet et Lenny Benbara.


L’inquisition judiciaire gardienne de l’ordre moral

Les quinze perquisitions et les auditions des proches du leader de La France Insoumise (LFI) laissent derrière elles un homme affaibli. La communication du leader le jour des perquisitions a en effet été très mal perçue par l’ensemble des Français selon les divers sondages parus ces jours-ci. Dans les salles de rédaction, on piaffe et on s’indigne. Éditorialistes et “journalistes d’investigation” s’improvisent inquisiteurs, épluchent les lignes de comptes avec zèle et traînent leurs mines graves de plateaux en matinales pour témoigner leur consternation.

Depuis trois décennies en effet, les grands systèmes de pensée sont affaiblis et les promesses ont toutes été trahies. En parallèle, les “affaires” sont survenues sur la scène médiatique au point de la saturer complètement. Ces deux dynamiques ont opéré un basculement dans l’opinion publique. Si la droite et la gauche sont identiques, n’est-ce pas la moralité personnelle qui devient le point de partage entre un bon et un mauvais politicien ? L’affaire Mélenchon n’est tout compte fait que l’aboutissement d’une injonction à la transparence. La dépolitisation de la société produit une réduction du politique à la sacro-sainte morale. Peu importe, d’ailleurs, que cette injonction à la moralité se fasse au prix de l’ostensible violation du secret de l’instruction. Qui se soucie du contenu des programmes ? Les montants de facturation de telle ou telle prestation de campagne sont plus intéressants. Les idées ne comptent plus, seul importe d’être bon gestionnaire.

Il est vrai que l’affaire Cahuzac avait remué l’opinion. À la suite des révélations de Médiapart et des aveux du ministre, François Hollande, cédant à la petite politique des effets d’annonce, avait promulgué en 2013 les lois relatives à la transparence de la vie publique, créé la haute autorité pour la transparence et le désormais fameux parquet national financier. Fini les conflits d’intérêt, terminé les trahisons ! La politique allait finalement être moralisée.

Lorsque Nicolas Sarkozy a été visé, on a souri ; lorsque la campagne de François Fillon a été torpillée par les affaires, on s’est tu. Les responsables politiques répétaient chaque fois comme un mantra que la justice était indépendante et qu’il fallait la laisser faire son travail. Quand une centaine de policiers a perquisitionné tous les principaux cadres de la France Insoumise, le Président de la République a laconiquement répété les mêmes poncifs. La judiciarisation de la vie politique, pourtant, est engagée. Sous prétexte de transparence, l’exécutif instrumentalise le pouvoir judiciaire et attaque frontalement l’une des principales forces d’opposition. La perquisition serait-elle devenue la continuation de la politique par d’autres moyens ? Les procédés, en effet, rappellent davantage les destitutions factieuses des dirigeants progressistes sud-américains que ce à quoi est habituée une démocratie mûre comme la France.

“Attaquer les différentes oppositions, c’est attaquer les organisations dont le rôle est de prendre en charge les demandes de la société. Détruire cette courroie de transmission, c’est empêcher l’ensemble des demandes frustrées au sein de la société de s’exprimer par un canal institutionnel.”

Nul besoin d’être complotiste pour expliquer ce qui se trame. Les connivences sociologiques entre les magistrats et l’exécutif suffisent. Reste néanmoins que la décision politique a partie liée avec la procédure judiciaire et que la cabale médiatique se nourrit des “fuites” opportunes des éléments du dossier. Tout ceci s’inscrit dans la lourde séquence politique des élections européennes et fait suite au considérable affaiblissement de l’exécutif suite à l’affaire Benalla. Il faut bien reconnaître une certaine virtuosité tactique à un Emmanuel Macron capable de dynamiter toutes les forces d’opposition en quelques mois. La virtuosité, cependant, n’exclut pas l’inconséquence. Répondant à des intérêts conjoncturels, le Président de la République fragilise toute la vie démocratique du pays et risque de ne laisser qu’un tas de cendres.

Attaquer les différentes oppositions, c’est attaquer les organisations dont le rôle est de prendre en charge les demandes de la société. Détruire cette courroie de transmission, c’est empêcher l’ensemble des demandes frustrées au sein de la société de s’exprimer par un canal institutionnel. Cependant, casser le thermomètre ne fait pas tomber la fièvre. Le risque, ici, est précisément inverse. Car ce sont bien les oppositions qui canalisent le mécontentement et qui empêchent que celui-ci s’exprime hors de la logique démocratique. Le pouvoir exécutif, la justice et la Presse, chacun de leur côté, se livrent à un jeu dangereux qui risque de favoriser l’anomie et de miner la démocratie. Cette fuite en avant du bloc social élitaire qui cherche à se maintenir au pouvoir coûte que coûte fait peser un danger mortel sur le pluralisme, et donc sur la pérennité du système démocratique.

Peut-être les docteurs ès machiavélisme qui peuplent les cabinets des palais de la République devraient-ils juger de leurs actions à l’aune de ce qui est en train de se passer au Brésil. Dilma Rousseff a été destituée, Lula a été envoyé en prison par la clique des thermidoriens locaux et, dans une semaine, le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro gagnera les élections haut la main. Lorsque l’on s’acharne à porter des coups à la colonne vertébrale des démocraties, il ne faut pas s’étonner que celles-ci s’affaissent pour céder la place aux dictatures. Peut-être faudrait-il se demander si les mêmes logiques ne peuvent pas, un jour, produire les mêmes effets en France. Quoi que l’on pense de la France Insoumise et de son programme, la tentative de dynamitage de cette opposition n’est une bonne nouvelle pour aucun républicain.

La gauche n’existe pas

Alors que se multiplient depuis des mois les éternelles injonctions au « rassemblement de la gauche », érigé en horizon indépassable pour mieux évacuer le débat de fond, la crise actuelle montre la complète décomposition de ce terme, qui ne renvoie même plus à un quelconque espace de solidarité politique. Tous, à gauche, dénoncent un comportement inqualifiable à l’égard des journalistes, dont l’indépendance serait menacée par Jean-Luc Mélenchon. On s’étonnerait presque que le Parti Socialiste soit plus virulent que Les Républicains. Mais on se souvient ensuite que le premier parti fait désormais largement corps avec le bloc social élitaire, et que le second, même s’il est au service de l’oligarchie, a néanmoins subi le rouleau compresseur de l’affaire Fillon. Affaire Fillon dont la procédure est désormais à l’arrêt, puisqu’elle n’est politiquement plus opportune.

Cette crise aura au moins donc eu une vertu : elle démontre que la gauche n’existe pas, qu’elle n’est qu’un panier de crabes prêts à s’entre-tuer à la moindre opportunité de placer un coup de couteau entre les côtes, si celui-ci permet de piquer 0,5% au concurrent. Elle est cet espace d’injonctions et d’assassinats politiques qui se regarde le nombril et dégoûte toujours plus les Français de la politique. Sa suffisance n’a pourtant pas de limites, alors qu’elle ne représente plus que 25% du corps électoral, et que le spectre du destin de la gauche italienne ou polonaise pèse sur elle. Sortie de l’Histoire, elle se contente des chicaneries.

Il ne nous appartient pas ici d’entrer dans le détail d’une procédure en cours. Faisons simplement le constat suivant : la moralité personnelle est devenue le critère du juste en politique, et, partant, une arme comme une autre contre ses adversaires. Comme si la gestion des comptes, le niveau de salaire ou la fortune personnelle d’un individu, ou encore le nombre de mandats exercés déterminaient si oui ou non il était possible de faire confiance à un homme politique. Ce sont là des critères à prendre en compte, mais tous s’effacent devant une règle qui plonge ses racines dans les profondeurs de notre histoire républicaine : la détermination à servir l’intérêt général est l’unique critère de la vertu d’un homme.

Irresponsabilité de la meute

Au club des inquisiteurs, les journalistes occupent le premier rang. Les thuriféraires du quatrième pouvoir, les garants de la démocratie, les gardiens de la liberté d’expression et combattants infatigables de la Vérité s’en donnent à cœur joie. Les révélations vont se poursuivre, le feuilleton ne fait que commencer.

Il commence tout juste, mais il commence fort. Médiapart a frappé un grand coup ce vendredi en commettant un article qui brise du même coup le secret de l’instruction et les règles élémentaires de la déontologie journalistique. Se répandant en “révélations” sur la nature des relations entre Jean-Luc Mélenchon et Sophia Chikirou, les auteurs notent : “Celle-ci pourrait relever de la seule vie privée des deux intéressés mais prend désormais, à la lueur des investigations judiciaires, une dimension d’intérêt général.” Comment douter que la démocratie sorte renforcée de la publication d’un tel papier ? On pourrait d’ailleurs demander à Médiapart pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour se faire l’écho d’une rumeur persistante alors que l’affaire des comptes de campagne était ouverte depuis longtemps. L’investigation judiciaire n’a pour l’instant apporté aucun élément nouveau au dossier. Ou alors la temporalité politique était-elle opportune…

Mais le cœur du sujet n’est pas là. La séparation entre la vie privée et la vie publique s’efface sous les injonctions du tout-transparence. Dans sa quête de la Vérité, le journaliste d’investigation ne peut pas s’encombrer des précautions élémentaires liées au respect des personnes. A vouloir dissoudre la frontière public/privé, à brouiller la séparation entre l’individu et le citoyen on en arrive à ne plus savoir définir ce qui fait l’essence de la sphère publique, c’est-à-dire de la res publica elle-même.

Tous les coups sont permis. Les quelques journalistes qui se livrent à ce genre de besognes semblent animés par un sentiment de toute-puissance. L’ubris qui gagne les cellules d’investigation accouche de cet exercice puéril qui consiste à briser les idoles, à couper les têtes qui dépassent, à désacraliser ce qui ne l’a pas encore été. Cela vaut tout autant pour les révélations actuelles que pour les autres affaires du même type. Serait-ce cette “irresponsabilité de l’intelligence” que redoutait le De Gaulle dépeint par Malraux dans Les chênes qu’on abat ? On s’attaque à l’honneur d’un homme sous le feu des projecteurs et les gloussements satisfaits d’un Yann Barthès plus transgressif que jamais. La transgression est érigée en norme. Le subversivisme, déjà décrit par Gramsci, est à la mode.

Surtout, on en oublie la dimension humaine. Qu’est-ce qui justifie un tel acharnement contre un homme blessé dans son honneur ? Comme on avait “jeté un homme aux chiens” avec l’affaire Bérégovoy, comme on avait lynché avant lui Salengro, la meute s’est aujourd’hui trouvé une nouvelle proie.

En ce mois d’octobre, le goût de la vérité a comme une odeur de sang. Si le coup politique en train de se jouer a des allures de 9 thermidor, on n’y trouve pas la plus petite once de grandeur. La tentative d’exécution en place publique a bien lieu, mais la bassesse des attaques n’est pas à la hauteur de la gravité des conséquences. On n’assassine plus les opposants, on les salit, leur reniant, ainsi, le droit de s’effacer derrière le tragique de l’histoire ; leur imposant, ainsi, de subir le lent supplice du spectacle médiatique.

Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « midterms »

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©Beto O’Rourke

Il se passe quelque chose au Texas. Ce bastion républicain pourrait basculer à gauche pour la première fois depuis trente ans lors des traditionnelles élections de mi-mandat auxquelles l’avenir politique de Donald Trump semble désormais suspendu. Un reportage depuis Houston où le candidat démocrate mène une campagne populiste remarquée et particulièrement riche en enseignements. Par politicoboy (@PoliticoboyTX).


Houston, samedi 11 août. Malgré la chaleur écrasante et les prévisions orageuses, ils se sont déplacés par centaines pour rencontrer le candidat démocrate au poste de sénateur du Texas.  Les rues de South Side, cette banlieue défavorisée de Houston, débordent de voitures arborant des autocollants à lettres blanches sur fond noir, formant un message simple et limpide : « Beto for Senate ». Au détour d’un pâté de maisons sinistré par le passage de l’ouragan Harvey douze mois plus tôt, la silhouette élancée du natif d’El Paso apparait à notre vue. Beto O’Rourke, impeccable dans son pantalon de costar et sa chemise entre ouverte, précède une longue file de sympathisants venus lui serrer la main. Arborant un franc sourire, il prend le temps d’échanger quelques mots avant de se prêter à l’incontournable rituel du selfie.

Un barbecue texan fume des viandes low and slow au côté d’une grande tente sous laquelle des bénévoles encouragent les passants à s’inscrire sur les listes électorales. Un foodtruck propose des tacos à ceux qui ne souhaitent pas profiter du barbecue offert contre une adresse email ou un numéro de téléphone. À l’entrée du vieux théâtre de quartier reconverti en QG de campagne, on se presse pour pénétrer dans la salle principale où Beto doit débuter son discours d’une minute à l’autre.

Le pari fou de Beto O’Rourke

Au lieu de se présenter dans sa circonscription d’El Paso pour une réélection assurée, Beto O’Rourke s’est lancé un défi colossal : contester le siège de Sénateur de l’État du Texas. Son adversaire n’est autre que Ted Cruz, le finaliste malheureux des primaires du parti républicain face à Donald Trump.

Beto démarre avec un triple handicap : inconnu au-delà de sa circonscription, il affronte un candidat sortant jouissant d’une reconnaissance nationale, dans un État caricaturalement conservateur. Malgré l’évolution démographique qui devrait rendre le contrôle du Texas plus contesté, Donald Trump a facilement remporté cet État avec 10 points d’avance sur Hillary Clinton.

Le retard accusé par Beto O’Rourke dans les tout premiers sondages publiés en 2017 respectait cet ordre de grandeur, mais il serait désormais quasiment comblé. Un signe ne trompe pas : depuis quelques semaines, le camp républicain panique. L’impensable devient possible. Pour la première fois depuis trente ans, un démocrate pourrait s’imposer au Texas.

Une campagne populiste inspirée par Bernie Sanders

Beto O’Rourke reprend à son compte les principaux ingrédients du succès de Bernie Sanders. Tout comme lui, il refuse les financements privés (à l’exception des dons individuels plafonnés), là où son adversaire aligne des dizaines de millions de dollars de contributions en provenance des « super PACs », ces groupes d’influence alimentés par les multinationales, lobbies et milliardaires. Beto peut ainsi promouvoir un programme ambitieux, où l’on retrouve les principaux marqueurs de la plateforme « populiste » de la gauche américaine. Il milite pour une assurance maladie universelle et publique, le fameux « medicare for all » proposé par Bernie Sanders et taxé « d’irréaliste » par Hillary Clinton. Il place la question des salaires et de l’emploi au cœur de son discours, et défend une politique volontariste pour le contrôle des armes à feu, l’accès à l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.

Au Texas, centre névralgique de l’industrie pétrolière où les armes à feu et les pick up trucks font partie intégrante du style de vie local, les stratèges démocrates se seraient opposés catégoriquement à un tel discours.

Comparant sa campagne électorale à ses jeunes années de musicien dans un groupe de Punk/Rock amateur, Beto O’Rourke assume une approche instinctive qui rappelle la méthode déployée par François Ruffin en 2017. Le  candidat démocrate privilégie le terrain, encourage le porte-à-porte et multiplie les « town hall », ces séances publiques de questions-réponses. Il a mis un point d’honneur à visiter en camionnette chacun des 254 comtés de ce gigantesque territoire grand comme la France et la Belgique, s’arrêtant dans des villages où plus aucun homme politique ne se rend. Que ce soit devant plusieurs milliers d’étudiants à Austin, ou une douzaine de retraités à Luckenbach, il martèle le même message. « Nous avons besoin d’un système de santé, d’un système éducatif et d’une économie qui fonctionnent pour tous les Texans, pas seulement pour les 1 % ».

Son discours rappelle le populisme de gauche au sens de Laclau. Cherchant à définir un « nous » contre un « eux », il fustige les puissances financières qui soutiennent son adversaire.

Ce « nous » se veut inclusif. Beto tente de dépasser le clivage démocrate-républicain avec un message rassembleur et positif. Délaissant les traditionnelles couleurs bleues du parti démocrate, il opte pour la neutralité du noir et évite soigneusement d’apposer le mot « démocrate » sur ses visuels de campagne. Cela ne l’empêche pas de mettre les pieds dans le plat. À un républicain qui l’interpellait en meeting pour lui demander s’il approuvait « l’insulte au drapeau et aux vétérans faits par les joueurs de la NFL qui s’agenouillent pendant l’hymne national », il répond par un monologue enflammé, détaillant les raisons de ce geste (protester contre les violences policières dont les Noirs sont disproportionnellement victimes) avant de terminer par ces mots « je ne crois pas qu’il existe quelque chose de plus américain que de se battre de manière non-violente pour défendre ses droits ». La vidéo de cette intervention, devenue virale, lui vaut le soutien de Son Altesse Lebron James himself, l’athlète le plus populaire du pays.

Beto O’Rourke s’inscrit dans une vague progressiste

Le vent tourne aux États-Unis. Des candidats se déclarant ouvertement socialistes (une insulte dont Barack Obama se défendait vigoureusement) gagnent des élections. Ils militent pour des réformes de plus en plus populaires : l’assurance maladie universelle publique, le salaire minimum à 15 $ de l’heure (contre 6 à 10 aujourd’hui), la garantie universelle à l’emploi, la fin des financements privés des campagnes électorales, l’université gratuite et l’accès des travailleurs à la gouvernance d’entreprise. Des propositions auxquelles l’opinion publique adhère désormais très majoritairement.

Du haut de ces vingt-huit ans, Alexandria Ocasio-Cortez a ébranlé les certitudes de la classe politico-médiatique américaine en triomphant d’un baron démocrate pressenti pour diriger le groupe parlementaire au Congrès. Il fallait voir Sean Hannity, le plus fervent supporteur de Donald Trump et tête d’affiche de la chaine FoxNews, s’alarmer de la victoire de la jeune native du Bronx. S’égosillant en prime-time sur le fait qu’elle se revendique socialiste, il projette les points clés de son programme sur un écran géant, offrant une visibilité inespérée à la gauche radicale.

Puis c’est le maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, qui surgit de nulle part pour remporter la primaire démocrate pour le siège du gouverneur de Floride. Il fera face à celui qui se présente comme « fils spirituel » de Donald Trump, dans un match que certains commentateurs dépeignent en lutte par procuration entre l’ancien et le nouveau président des États-Unis. Sauf que Gillum ferait passer Barack Obama pour un vieux réactionnaire ultralibéral, tant son approche est radicalement progressiste.

Ces succès ne doivent pas faire oublier l’épineux problème auquel la gauche américaine se trouve confrontée : comment mettre en œuvre un programme politique largement majoritaire auprès de l’opinion publique (et fondamentalement anticapitaliste), dans un pays dirigé par une classe politico-médiatique déterminée à éviter cette issue à tout prix. La réponse se situe probablement chez Gramsci :  il faut livrer une guerre de position pour conquérir petit à petit les lieux de pouvoir. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler membre de la gauche radicale, Beto O’Rourke pourrait capturer un avant-poste précieux en arrachant le Texas des griffes du parti républicain.

Les midterms, enjeu majeur pour l’avenir de Donald Trump, et de l’Amérique

Replaçons cette élection dans son contexte. Le 6 novembre prochain, l’ensemble des Américains se rendra aux urnes pour les traditionnelles élections de mi-mandat. La totalité de la chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés à cette occasion. Or, le parti démocrate n’a besoin de conquérir qu’une de ces deux chambres du Congrès pour obtenir une capacité de blocage législative, et déclencher des dizaines de commissions d’enquête parlementaires qui enseveliront la Maison-Blanche sous une montagne de procédures judiciaires. Une perspective qui terrifie le camp républicain. Avec la conclusion imminente de l’enquête du procureur Mueller en ligne de mire, Donald Trump joue sa survie.

Ces midterms seront également le théâtre d’une recomposition politique dont les conséquences, tant à l’échelle locale que nationale, risquent de moduler le paysage politique pour la décennie à venir. Ce fut le cas en 2010, où le raz-de-marée conservateur priva définitivement Barack Obama de la moindre marge de manœuvre et fit basculer le parti républicain vers l’extrême droite, ouvrant la voie à Donald Trump.

Cette année, les démocrates sont favoris pour reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants. Les choses s’annoncent plus compliquées pour le Sénat, la carte électorale étant particulièrement défavorable au parti démocrate qui doit défendre 24 sièges, contre seulement huit pour les républicains. Celui du Texas devait être le plus solide de tous. Ce n’est plus le cas.

La mobilisation de l’électorat, clé de l’élection

La salle principale du vieux théâtre déborde de monde. Nous suivons avec difficulté le discours de Beto, à quelques mètres de l’entrée. « On a de la chance de l’avoir, lui », me glisse une retraitée vêtue d’un t-shirt « Texas democrats » délavé. En effet, pour ce scrutin d’importance historique, disposer d’un candidat capable de créer l’enthousiasme représente un atout inespéré.

Seuls 56 % des Américains s’étaient déplacés pour la présidentielle de 2016. Aux midterms de 2014, le taux d’abstention avoisinait les 65 %. Ce cycle électoral ne fera pas exception, la victoire ira au parti qui saura mobiliser son électorat.

Donald Trump l’a bien compris, et multiplie les déplacements pour énergiser sa base. Il s’est finalement résigné à venir au Texas dépenser ses précieuses ressources pour appuyer la candidature de son ancien rival. Dans un tweet éloquent, il explique « Nous allons louer le plus gros stade du Texas pour organiser un meeting en soutien de Ted Cruz ».

Cette aide inespérée pourrait s’avérer à double tranchant. Le simple choix du lieu relève du casse-tête. Les deux plus grands complexes sont à Houston et Dallas, deux villes qui votent majoritairement démocrate, et où la venue de Donald Trump risque de galvaniser l’électorat de Beto O’Rourke. Ce dernier s’est précipité sur cette annonce pour inciter ses sympathisants à faire un don supplémentaire « pour contrer les attaques de Donald Trump ».

En politique, c’est quasi systématiquement le candidat le mieux financé qui l’emporte. Beto aurait collecté près du double de son adversaire, au point que Mitch McConnel, le président de la majorité républicaine au Congrès, se dit favorable à l’allocation de fonds nationaux pour la campagne de Ted Cruz. Signe qu’en haut lieu, on panique devant l’énergie déployée par le candidat démocrate.

En réalité, les difficultés de Ted Cruz reflètent celles du parti républicain. Le sénateur sortant avait bénéficié d’un vote de rejet de Barack Obama et fait campagne contre sa réforme de santé « Obamacare ». Six ans plus tard, son message se limite à un cri de ralliement aux accents du désespoir : « Let’s keep Texas red » (gardons le Texas rouge, couleur du parti républicain). Son bilan se résume à une abrogation partielle d’Obamacare (qui a révolté l’opinion publique) et les baisses d’impôts spectaculaires de Donald Trump, que le parti républicain ne parvient pas à vendre à son propre électorat (et pour cause, concentré sur les 1 %, la plupart des Américains n’en ont pas vu la couleur). Les spots télévisés de Ted Cruz se contentent d’agiter le spectre de l’immigration et d’attaquer son adversaire, avec un double effet pervers. Les publicités négatives mobilisent l’électorat démocrate, et offrent davantage de visibilité à Beto O’Rourke.

Ce dernier enchaîne jusqu’à trois meetings par jour. En juillet, nous l’avions rencontré dans un bar du quartier aisé de Houston Heights à l’occasion d’un « Town Hall pour les jeunes professionnels afro-américains avec Beto ». Il avait pris position en faveur de la légalisation du cannabis. « La répression contre cette drogue touche disproportionnellement les minorités », avait-il argumenté. Ce samedi, il termine son discours dans une ambiance électrisée, la chemise trempée de sueur.

« Rien ne remplace le porte-à-porte. Pour ma première campagne à El Paso, je frappais moi-même à plusieurs dizaines de maisons par jour, en me présentant avec humilité. Une vieille dame républicaine accepta de me recevoir.  Je l’ai écouté me raconter ces problèmes et inquiétudes. Un mois plus tard, un jeune homme m’aborde dans un café et me dit : “vous êtes bien Beto ? Ma grand-mère organisait une fête de famille le weekend dernier. Elle nous a fait promettre à moi et mes 32 cousins, oncles et tantes de voter pour vous !”

Le Texas est peut-être un peu trop vaste pour une campagne de terrain et encore trop conservateur pour un progressiste populiste, mais le fait que cette élection soit aussi ouverte et incertaine en dit long sur l’évolution du paysage politique américain.

Signé: politicoboy (@PoliticoboyTX)

Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.

Le clivage gauche-droite est-il dépassé ?

Crédits photos
De gauche à droite Manuel Bompard, Chantal Mouffe et Lenny Benbara.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur l’actualité du clivage gauche-droite avec Chantal Mouffe et Manuel Bompard (LFI).

 

 

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Mais pourquoi les riches votent-ils à gauche ?

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© Thomas Frank

L’historien Thomas Frank analyse la lente conquête des classes populaires par la droite radicale aux États-Unis. Son dernier livre, Pourquoi les riches votent à gauche, paru en anglais juste avant l’élection de 2016, sonne comme une alarme. Sa traduction en français chez Agone, avec une préface de Serge Halimi, peut nous donner les clefs pour comprendre cette évolution et inverser la tendance.


En Europe comme en Amérique, les anciens grands partis de gauche semblent suivre une trajectoire similaire qui les pousse toujours plus vers un consensus centriste et libéral. Cette stratégie conduit pourtant systématiquement à un effondrement électoral, ou même à une « pasokisation », en référence à l’ancien grand parti de la gauche grecque, aujourd’hui réduit à un groupuscule parlementaire. En réaction, les partis et les mouvements de droite connaissent cependant un mouvement inverse qui les pousse vers des positions toujours plus radicales. Quelles sont les raisons derrière ce glissement politique ? La question a déjà été posée à de nombreuses reprises mais bien peu nombreux, finalement, sont les intellectuels à avoir vraiment analysé la situation. La sortie en français de l’ouvrage Pourquoi les riches votent à gauche chez Agone (Titre original : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016) nous donne l’occasion de parler de l’un d’eux. Thomas Frank n’est pourtant pas facile à cerner. On a pu le lire dans le Harper’s Magazine, sur Salon.com, dans le Financial Times, le Guardian et le Monde diplomatique, mais il est aussi l’auteur de plusieurs livres. Selon les endroits où il s’exprime, il peut être à la fois un auteur, un analyste politique, un historien, un journaliste, un critique culturel ou même un « culture war author ». Ce qui est certain, c’est qu’il aussi un visionnaire.

Pour comprendre son importance, il faut revenir sur sa carrière. Thomas C. Frank est né en 1965 et a grandi à Mission Hills, Kansas, une banlieue dans l’aire urbaine de Kansas City, Missouri. Il étudie à l’Université du Kansas puis à l’Université de Virginie, et reçoit un doctorat en Histoire de l’Université de Chicago après une thèse consacrée à la publicité aux États-Unis dans les années 1960. Il fonde en 1988 un magazine de critique culturelle : The Baffler. La revue, qui deviendra notamment célèbre pour avoir éventé la supercherie du « Grunge speak » dans le New York Times(1), se vante de critiquer « la culture business et le business de la culture ».

Page Facebook publique de Thomas Frank, photos du journal
Thomas Frank à Graz, en Autriche, en 1998. © Thomas Frank

Les deux premiers ouvrages de Thomas Frank (Commodify Your Dissent(2), composé d’articles qu’il a écrit pour The Baffler, et The Conquest of Cool(3), tiré de sa thèse) ont pour sujet la cooptation de la dissidence par la culture publicitaire, c’est-à-dire la marchandisation de la langue et du symbolisme non-conformiste et contestataire, en particulier celui de la jeunesse. Il s’agit d’un sujet dont l’actualité est frappante, et qui est tout-à-fait éclairant sur le rôle que tient la publicité dans la société contemporaine, les liens entre capitalisme, culture populaire et médias de masse et les relations sociales de pouvoir dans l’espace médiatique.

À l’occasion de la parution de The Conquest of Cool, Gerald Marzorati écrit dans The New York Times Book Review le 30 novembre 1997(4) :

« [Thomas Frank est] peut-être le jeune critique culturel le plus provocateur du moment, et certainement le plus mécontent. […] Sa pensée ainsi que sa prose nous renvoient à une époque où la gauche radicale représentait, en Amérique, plus que des conférences et des séminaires suivis par des professeurs foucaldiens. Frank s’est débarrassé du jargon de mandarin ; pour lui, il est question de richesse et de pouvoir, de possédants et de dépossédés, et c’est clair et net. »

Le troisième ouvrage de Thomas Frank, publié en 2000 et intitulé One Market Under God(5), examine la confrontation entre démocratie traditionnelle et libéralisme de marché, et s’attaque en particulier à ceux qui considèrent que « les marchés sont une forme d’organisation plus démocratique que les gouvernements élus ». Ici encore, l’actualité de l’analyse est brûlante et démontre que Thomas Frank avait parfaitement compris les enjeux politico-économiques qui ouvraient le nouveau millénaire.

La conquête conservatrice des classes populaires

L’ouvrage qui va le rendre célèbre aux États-Unis sera publié en 2004, peu avant l’élection présidentielle que George W. Bush remportera face au Démocrate John Kerry, sous le titre What’s the Matter with Kansas?(6). Présent 18 mois sur la liste des best-sellers du New York Times, il sera traduit en français sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite. Ce livre est en grande partie tirée de l’expérience de Thomas Frank avec les évolutions politiques de son État d’origine, le Kansas, et représente une analyse politique magistrale qui est encore souvent reprise aujourd’hui.

Thomas Frank part d’un constat : les régions rurales des États-Unis, et en particulier dans le Midwest, font partie des zones les plus pauvres du pays. Alors que ces endroits furent le foyer d’un populisme agrarien de gauche radicale à la fin du XIXe siècle et qu’elles souffrent énormément des politiques libérales depuis les années 1970, comment se fait-il que ces régions soient autant acquises aux Républicains ? Ainsi, le comté le plus pauvre des États-Unis à l’époque (hors réserves indiennes) se trouvait à la frontière entre le Nebraska et le Kansas : ce comté de fermiers et de ranchers déshérités votait pour les candidats Républicains avec des marges de plus de 60 points. Comment, se demande Thomas Frank dans ce livre, peut-on autant voter contre ses intérêts ?

https://www.tcfrank.com/books/whats-the-matter-with-kansas/
Pourquoi les pauvres votent à droite ? © Thomas Frank

La réponse se trouve aussi, en écho avec son travail sur la publicité, dans une appropriation de la contestation. Cette fois, c’est la droite qui a coopté le ressentiment contre l’establishment et l’a retourné à son profit. Thomas Frank montre que les Républicains conservateurs du Kansas qui étaient les plus radicaux au sein du parti se sont présentés comme les ennemis des « élites » : les politiciens du Congrès mais aussi les producteurs d’Hollywood ou les journalistes de la « Beltway », cette région urbanisée allant de Boston à Washington, D. C. En jouant sur le ressentiment des classes populaires blanches rurales et suburbaines, ils ont rapidement marginalisés les Républicains modérés et se sont assurés une domination presque totale sur la politique de l’État. Cependant, leur critique de l’élite se fait surtout sur un terrain culturel ; une fois au pouvoir, les Républicains conservateurs mettent en place une politique néolibérale qui nuit fondamentalement à l’électorat populaire. Malgré cela, au Kansas, les électeurs continuent à voter de plus en plus à droite. Ce phénomène, que l’on retrouve à travers l’entièreté du Midwest et du Sud, est appelé le « backlash » (contrecoup) conservateur par Thomas Frank. Le backlash se construit surtout sur des questions culturelles comme l’avortement, le port d’armes et le mariage gay. Dans le monde du backlash, les « libéraux » (au sens américain, c’est-à-dire la gauche) sont unis dans leur désir de détruire ces symboles de l’Amérique traditionnelle ; ils méprisent les « vrais Américains » qui vivent dans le « Heartland », le centre rural du pays. En opposition, on parle volontiers de « libéraux côtiers » pour qualifier les habitants de New York ou de San Francisco.

Le porte-étendard du backlash conservateur dans le Kansas est Sam Brownback, qui était à l’époque l’un des deux sénateurs de l’État. Il en sera par la suite le gouverneur, de 2011 à 2018, période pendant laquelle sa politique de baisse massive d’impôts ruinera totalement le budget étatique. L’entièreté de sa carrière se construira sur cette thématique anti-establishment.

« Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite. »

Ce backlash conservateur n’est pas un phénomène récent aux États-Unis ; selon Thomas Frank, on peut retrouver ses origines à l’époque de Richard Nixon. Ce backlash vit une accélération avec l’ère Reagan mais surtout avec la « révolution conservatrice » menée par Newt Gingrich, qui fut élu Speaker de la Chambre des Représentants après la large victoire des Républicains aux élections de mi-mandat de 1994, sur un programme très conservateur (« The Contract with America »). Le repli identitaire sur des valeurs culturelles, au premier chef l’avortement, se cristallise vraiment à cette époque. Ce que Thomas Frank souligne avec justesse, cependant, est qu’il ne s’agit pas d’un banal mouvement réactionnaire et que l’on ne peut pas se contenter de l’expliquer par le racisme de la société américaine, comme beaucoup le font. Il montre au contraire que les militants anti-avortement, les plus radicaux et les plus nombreux au sein du backlash, s’identifient énormément aux militants abolitionnistes de la période précédant la guerre de Sécession. Le Kansas lui-même a été fondé par des abolitionnistes venus de Nouvelle-Angleterre cherchant à empêcher les habitants du Missouri voisin, esclavagistes, de s’établir sur ces terres. Le conflit, parfois très violent, qui opposa abolitionnistes et esclavagistes dans les années antebellum fait évidemment écho, pour ces militants, à celui qu’ils mènent contre l’avortement. Ils s’identifient également aux populistes agrariens de la fin du XIXe siècle qui secouèrent la politique américaine. Emmenés par William Jennings Bryan, un natif du Nebraska trois fois candidat à la présidentielle pour le parti Démocrate, ces populistes (comme ils s’appelaient eux-mêmes) militaient contre les monopoles et les grands banquiers qui dominaient l’économie. Ces deux mouvements populaires étaient sous-tendus par de forts sentiments religieux évangéliques, comme l’est aujourd’hui le mouvement « pro-life ». Ces activistes mettent leur lutte en parallèle avec leurs prédécesseurs comme une dissidence contre le pouvoir en place et son hégémonie culturelle. En ce sens-là, le backlash dans le Midwest est à dissocier de celui du Sud profond (Louisiane, Alabama, Mississippi, Géorgie) qui a plus à voir de son côté avec un maintien ou un renforcement de la suprématie blanche et se berce souvent de nostalgie confédérée. Mais malgré tous les beaux sentiments des conservateurs du Midwest, ce backlash les amène tout de même à voter avec constance contre leurs intérêts économiques. Contrairement à l’époque de William Jennings Bryan, le ressentiment populaires ne se tourne plus contre les élites économiques. « Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite », écrit Thomas Frank.

Quand il écrit What’s the Matter with Kansas, il ne pouvait pas prévoir le « Tea Party », ce mouvement né en 2009 qui pousse le backlash encore plus loin, ni Donald Trump. Ces événements donnent pourtant à son livre une teneur presque prémonitoire ; ce qui se passait dans le Kansas en 2004 s’est étendu à toute la nation.

Gardant toujours un œil sur la droite américaine, il publie dans les années suivantes deux livres décortiquant le pillage systématique des services publics par les conservateurs (The Wrecking Crew(7)) et la façon dont la crise économique fut utilisée pour justifier le néolibéralisme par la droite (Pity the Billionaire(8)). Son dernier livre est publié sous le titre Listen, Liberal(9) en 2016, six mois avant l’élection qui a fait de Donald Trump l’homme le plus puissant du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une continuation de What’s the Matter with Kansas, en ce qu’il reprend là où s’était arrêté son dernier chapitre : quelle est la responsabilité des Démocrates dans ce fiasco ?

L’ère Obama : autopsie d’un échec

Alors qu’elle avait tout gagné en 2008, la gauche étasunienne a perdu la Chambre et le Sénat, un millier de sièges dans les assemblées étatiques, n’a réussi à imposer qu’une timide réforme de l’assurance-maladie et n’a qu’à peine régulé l’industrie des services financiers. En 2016, Wall Street fonctionne comme avant, et si la reprise est là sur le papier, les trois-quarts des Américains estiment que la récession est toujours en cours. Le chômage baisse mais la grande majorité des nouveaux profits ont été captés par les actionnaires, et les jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail et de l’immobilier écrasés par la dette étudiante.

Thomas Frank explique dans Listen, Liberal que ceci n’est pas simplement dû à la malchance ou aux aléas de l’économie. Le parti Démocrate est en fait devenu un parti d’élites, ceux qu’il appelle la « classe professionnelle », ou « classe créative » : les médecins, les ingénieurs, les avocats, éditorialistes, fondateurs de start-ups et cadres de la Silicon Valley. Cette classe était celle qui était la plus acquise au Parti Républicain dans les années 1960 – aujourd’hui, elle est devenue la plus Démocrate. De fait, le niveau d’éducation et le vote démocrate sont parfaitement corrélés dans la population blanche, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas du revenu (les très riches continuent à voter Républicain). C’est cette classe professionnelle qui contrôle le Parti Démocrate aujourd’hui, et elle impose son programme libéral en matière d’économie.

Pourquoi les riches votent à gauche ? © Thomas Frank

En termes politiques, les éléments-clefs mis en avant par les Démocrates centristes qui représentent cette catégorie d’intérêts sont la méritocratie, l’expertise, le consensus, la politique bipartisane. Ce genre de discours délaisse complètement les thèmes démocrates traditionnels qui s’adressaient aux travailleurs, aux syndicats, aux habitants des zones rurales, qui promettaient de défendre les Américains moyens contre les intérêts monopolistiques ; en bref, défendre le « small guy ». Selon Thomas Frank, c’est ce changement chez les Démocrates qui pousse l’électorat populaire dans les bras des Républicains. Ce changement a commencé avec Bill Clinton, dont le mandat a été marqué par la signature de l’ALENA, le plus grand accord de libre-échange de l’histoire des États-Unis. Ce projet avait pourtant été rédigé par l’administration de George H. W. Bush, mais c’est Bill Clinton qui lui a permis d’entrer en vigueur : il aura un effet destructeur sur l’industrie du Midwest. C’est aussi sous Bill Clinton que la loi Glass-Steagall, qui régulait Wall Street depuis 1933, a été abrogée. Cette politique, à l’opposé de ce que défendaient les Démocrates depuis Franklin D. Roosevelt, était justifiée par des arguments rationnels : c’est-à-dire sur l’avis d’économistes et de banquiers, de techniciens de la politique et de l’économie. Ainsi, le secrétaire du Trésor de 1995 à 1999, Robert Rubin, était un ancien membre du conseil d’administration de Goldman Sachs. Avoir un diplôme d’une université de l’Ivy League est une condition sine qua non pour être accepté au sein de cette élite, de même que croire dur comme fer à la loi du marché, à la dérégulation et au libre-échange.

La présidence de Barack Obama n’échappa pas à cette tendance. Les Démocrates se trouvaient, en 2008, dans une situation parfaite pour réformer l’économie en profondeur : ils contrôlaient le Congrès et la crise financière appelait à punir les responsables. Mais plutôt que d’appliquer les lois anti-trusts et d’imposer des politiques de régulation à Wall Street, ils n’ont mis en place que de timides réformes. Selon Thomas Frank, cela s’explique par le fait que l’agenda démocrate était fixé par la “classe professionnelle” qu’il décrit, qui voit les régulations d’un mauvais œil et préfère appliquer les recommandations d’économistes : la présidence Obama a marqué l’avènement de la technocratie aux États-Unis. Pour les élites démocrates, les banquiers de Wall Street sont des personnes tout à fait recommandables : elles possèdent un diplôme prestigieux, donc elles savent ce qu’elles font, et se comportent de manière rationnelle. Thomas Frank rejoint ici la critique faite par Elizabeth Warren, sénatrice Démocrate du Massachusetts, ancienne professeure de droit à Harvard et figure de l’aile gauche du parti : selon elle, l’administration Obama avait le pouvoir et la légitimité pour punir lourdement les responsables de la crise, mais cela n’a pas été fait(10).

« Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté. »

Malgré l’espoir historique qu’a suscité Barack Obama, la situation ne s’est pas vraiment améliorée sous sa présidence pour l’électorat populaire, qui avait majoritairement voté pour lui hors du Sud. Les banques « too big to fail » sont sauvées, les traités de libre-échange continuent d’être signés, la logique du marché continue de triompher. Ce faisant, les élites démocrates, se parant de responsabilité morale, sont persuadées de mettre en place les politiques les plus efficaces et les plus rationnelles. Après tout, elles font consensus parmi les spécialistes, et les objectifs traditionnels du parti Démocrate (justice sociale, égalité des chances, partage des richesses) ne peuvent plus permettre à la gauche de gagner à leurs yeux. Le reproche d’inéligibilité fait à Bernie Sanders rappelle l’identique rengaine contre Jeremy Corbyn. Pourtant, Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté en 1952 et ne ferait pas rougir un Kennedy. Que Sanders soit devenu marginal illustre parfaitement comment le Parti Démocrate a pu perdre les cols bleu du Midwest américain. À travers le pays, les électeurs blancs sans diplôme sont devenus un groupe solidement républicain, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans.

Bien avant l’élection de Trump, tous les éléments étaient donc déjà présents pour sa victoire. De fait, c’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. L’Iowa, État agricole du Midwest, avait été gagné par Obama en 2008 avec neuf points d’avance ; en 2016, Trump l’a remporté avec une marge de dix points. Difficile d’accuser des personnes qui ont voté deux fois pour Obama d’avoir voté Trump par racisme ; et ce sont précisément ces électeurs qui ont voté pour Obama puis pour Trump qui lui ont permis de remporter l’élection, en gagnant des États qui n’avaient pas été remportés par les Républicains depuis 1988 comme le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Mais plutôt que de remettre en question leur stratégie, dont ils sont persuadés qu’elle est la seule rationnelle, les élites Démocrates, comme le montrait déjà Thomas Frank six mois avant l’élection, préfèrent analyser ce backlash comme une expression bêtement raciste. Quand Hillary Clinton se vante d’avoir gagné des districts représentant les deux-tiers du PIB étasunien avant de qualifier ses électeurs d’« optimistes, divers, dynamiques, allant vers l’avant », en opposition à ceux de Trump décrits comme simplement racistes et misogynes, elle représente parfaitement la vision qu’a l’élite démocrate de la situation électorale actuelle. Incapables de remettre en question leur vision technocratique de la politique, ils préfèrent analyser en termes manichéens tout ce qui ne va pas dans leur sens : les électeurs de Trump doivent être racistes et l’élection n’a pu qu’être truquée par la Russie. Même si ces sujets ne peuvent être ignorés, les élites du Parti Démocrate réduisent leur analyse de l’élection de 2016 à ces deux facteurs explicatifs. Pourtant, l’œuvre de Thomas Frank donne une vision très claire de ce qui a mal tourné dans la politique américaine. Depuis 1992, les Démocrates pensent qu’ils peuvent ignorer les classes populaires, acquises depuis des générations au parti ; l’idée qu’ils puissent changer de camp paraissait impensable. Pourtant, les classes populaires blanches votent aujourd’hui en masse pour les Républicains. La résistible ascension de Donald Trump et des Républicains était tout à fait prévisible et est la conséquence de problèmes qui ne risquent pas de disparaître subitement.

Ce bref aperçu de la carrière de Thomas Frank montre clairement qu’il a parfaitement compris son époque. La progressive conquête des classes populaires par les Républicains est un phénomène de longue durée, mais les signes avant-coureurs étaient déjà sous les yeux des Démocrates en 2004. What’s the Matter with Kansas? pourrait presque décrire l’élection de 2016 : Steve Bannon, le directeur de campagne de Trump, a fait du ressentiment économique son cheval de bataille principal. Donald Trump fut élu en promettant la fin du libre-échange et de la domination des élites. Il n’en fut rien(11), bien entendu, comme cela avait été le cas dans le Kansas et ailleurs par le passé.

« C’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. »

La traduction française de What’s the Matter with Kansas? s’intitule Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013). La traduction de Listen, Liberal sous le titre Pourquoi les riches votent à gauche montre bien le rôle complémentaire des deux ouvrages, chacun donnant une des clefs pour résoudre l’énigme de l’échec de la gauche américaine.

Thomas Frank a commencé sa carrière en montrant comment la publicité s’appropriait la contestation et la contre-culture, et il est devenu un des auteurs politiques les plus connus au sein de la gauche américaine en montrant comment les conservateurs s’appropriaient le mécontentement et le populisme. Sa compréhension des enjeux politiques de son époque est soutenue par sa formation d’historien de la culture et des idées : il associe l’analyse socio-économique et l’analyse culturelle des phénomènes politiques.

Aucun règne ne peut durer éternellement, cependant, et celui du rationalisme centriste pas plus que les autres. La résurgence au sein du parti Démocrate d’un mouvement cherchant à le ramener à ses racines constitue une réponse au consensus libéral qui domine le parti depuis Bill Clinton, et pourrait bien renverser le paradigme politique. Comme Thomas Frank le dit dans Listen, Liberal, la gauche avait par le passé la capacité d’apporter des réponses au mécontentement populaire, et c’est là qu’elle trouvait sa véritable force. Bernie Sanders a réussi à obtenir 43 % des voix avec une campagne fondée uniquement sur des contributions individuelles, une performance historique qui signifie que quelque chose a changé au sein du parti. Si les Démocrates arrivent à redevenir un parti populaire, ils pourront inverser la tendance historique à laquelle ils font face et qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche.

Ce type de changement ne peut venir que de l’intérieur du Parti Démocrate. Mais l’analyse éclairée de Thomas Frank donne un examen de long terme se reposant sur l’histoire politique, culturelle et sociale des États-Unis qui permet à tous les observateurs d’élargir leur champ de vision et de mettre en perspective la situation politique actuelle. L’analyse rigoureuse de Thomas Frank a mis en évidence les sources du backlash conservateur qui se développe aux États-Unis dès le début des années 2000 et qui a directement mené à la présidence Trump. À l’heure où ce contrecoup commence à se faire sentir en Europe, la lecture de Thomas Frank devient nécessaire.


Illustration : Photo prise par Thomas Frank pour illustrer la quatrième de couverture de son prochain livre. ©Thomas Frank

Frank, Thomas : Commodify Your Dissent: Salvos from the Baffler, W. W. Norton & Company, 1997.

3 Frank, Thomas : The Conquest of Cool: Business Culture, Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, University of Chicago Press, 1997.

5 Frank, Thomas : One Market Under God: Extreme Capitalism, Market Populism, and the End of Economic Democracy, Anchor Books, 2000.

6 Frank, Thomas : What’s the Matter with Kansas?: How Conservatives Won the Heart of America, Picador, 2004.

7 Frank, Thomas : The Wrecking Crew: How Conservatives Ruined Government, Enriched Themselves, and Beggared the Nation, Metropolitan Books, 2008.

8 Frank, Thomas : Pity the Billionaire: The Hard-Times Swindle and the Unlikely Comeback of the Right, Metropolitan Books, 2012.

9 Frank, Thomas : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016.

Chantal Mouffe : “Corbyn a mis en oeuvre une stratégie populiste de gauche”

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Dans cette tribune, Chantal Mouffe, philosophe, professeure à l’université de Westminster et théoricienne du populisme de gauche, propose une analyse de la stratégie de Jeremy Corbyn qui est parvenu à transformer le Labour de l’intérieur et à régénérer la social-démocratie britannique. 


La crise de la social-démocratie européenne se confirme. Après les échecs du Pasok en Grèce, du PvdA aux Pays-Bas, du PSOE en Espagne, du SPÖ en Autriche, du SPD Allemagne et du PS en France, le PD en Italie vient d’obtenir le pire résultat de son histoire. La seule exception à ce désastreux panorama se trouve en Grande-Bretagne, où le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, est en pleine progression. Avec près de 600 000 adhérents, le Labour est maintenant le plus grand parti de gauche en Europe.

Comment Corbyn, élu à la surprise générale à la direction du parti en 2015, a-t-il réussi cet exploit ?

Après une tentative de renversement par l’aile droite en 2016, le moment décisif dans la consolidation de son leadership a été la forte progression du Parti travailliste lors des élections de juin 2017. Alors que les sondages donnaient 20 points d’avance aux conservateurs, le Parti travailliste a gagné 32 sièges, faisant perdre aux tories leur majorité absolue. C’est la stratégie mise en place pour ces élections qui donne la clé du succès de Corbyn.

Celui-ci est dû à deux facteurs principaux.

Tout d’abord, un manifeste radical, en phase avec le rejet de l’austérité et des politiques néolibérales par d’importants secteurs de la société britannique. Ensuite la formidable mobilisation organisée par Momentum, le mouvement créé en 2015 pour soutenir la candidature de Corbyn.

S’inspirant des méthodes de Bernie Sanders aux Etats-Unis ainsi que des nouvelles formations radicales européennes, Momentum a tiré profit de nombreuses ressources numériques pour établir de vastes réseaux de communication qui ont permis aux militants ainsi qu’à de nombreux volontaires de s’informer sur les circonscriptions où il était nécessaire d’aller tracter ou de faire du porte-à-porte. C’est cette mobilisation inespérée qui a fait mentir tous les pronostics.

Mais c’est grâce à l’enthousiasme que suscitait le contenu du programme que tout cela a été possible. Intitulé « For the many, not the few » (pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns), il reprenait un slogan qui avait déjà été utilisé par le parti, mais en lui donnant une nouvelle signification de façon à établir une frontière politique entre un « nous » et un « eux ». Il s’agissait ainsi de repolitiser le débat et d’offrir une alternative au néolibéralisme instauré par Margaret Thatcher et poursuivi sous Tony Blair.

“L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.”

Les mesures-phares du programme étaient la renationalisation de services publics comme les chemins de fer, l’énergie, l’eau ou la poste, l’arrêt du processus de privatisation du Service national de santé (NHS) ainsi que du système scolaire, l’abolition des droits d’inscription à l’université et l’augmentation significative des subsides dans le domaine social. Tous signalent une nette rupture avec la conception de la troisième voie du New Labour.

Alors que celui-ci avait remplacé la lutte pour l’égalité par la liberté de « choisir », le manifeste réaffirmait que le Labour était le parti de l’égalité. L’autre point saillant était l’insistance sur le contrôle démocratique, et c’est pourquoi l’accent était mis sur la nature démocratique des mesures proposées pour créer une société plus égale.

L’intervention de l’Etat était revendiquée mais son rôle était de créer les conditions permettant aux citoyens de prendre en charge et de gérer les services publics. Cette insistance sur la nécessité d’approfondir la démocratie est une des caractéristiques principales du projet de Corbyn.

Elle résonne tout particulièrement avec l’esprit qui inspire Momentum, qui prône l’établissement de liens étroits avec les mouvements sociaux. C’est elle qui explique la centralité attribuée à la lutte contre toutes les formes de domination et de discrimination, tant dans les rapports économiques que dans d’autres domaines comme celui des luttes féministes, antiracistes ou LGBT [lesbiennes, gays, bi et trans].

C’est l’articulation des luttes avec celles concernant d’autres formes de domination qui est au cœur de la stratégie de Corbyn, et c’est pourquoi elle peut être qualifiée de « populisme de gauche ». L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.

Il est clair que la réalisation d’un tel projet signifierait pour la Grande-Bretagne un tournant aussi radical, bien que de direction opposée, que celui pris avec Margaret Thatcher. Certes, le combat pour réinvestir le Labour n’est pas encore gagné, et la lutte interne continue avec les partisans du blairisme. Ainsi, les opposants de Corbyn déploient de multiples manœuvres pour essayer de le discréditer, la dernière en date consistant à l’accuser de tolérer l’antisémitisme à l’intérieur du parti.

“Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux.”

Des tensions existent également entre les partisans d’une conception plus traditionnelle du travaillisme et ceux de la « nouvelle politique ». Mais celle-ci est en train de s’imposer et les rapports de force jouent en sa faveur. L’atout de Corbyn, par rapport à d’autres mouvements comme Podemos ou La France insoumise, c’est d’être à la tête d’un grand parti et de bénéficier du soutien des syndicats.

Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux. Cela prouve que, contrairement à ce que prétendent de nombreux politologues, la forme parti n’est pas devenue obsolète, et qu’en s’articulant aux mouvements sociaux elle peut être renouvelée. C’est la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme qui est à l’origine de la désaffection de ses électeurs.

Quand on offre aux citoyens la perspective d’une alternative et qu’ils ont la possibilité de participer à un véritable débat agonistique, ils s’empressent de faire entendre leur voix. Mais cela requiert d’abandonner la conception technocratique de la politique qui la réduit à la gestion de problèmes techniques et de reconnaître son caractère partisan.

Ce texte a été publié sur le site du Monde.fr le 5 avril 2018. Il est repris par LVSL avec l’aimable autorisation de l’auteure.

“Le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme”

Élue à la tête du Mouvement des Jeunes Socialistes, Roxane Aksas Lundy revient avec nous sur ses ambitions pour la jeunesse socialiste et les rapports qu’elle entend entretenir avec le PS, Génération.s et la France Insoumise. Revendiquant le terme “gauche”, elle trace les perspectives de reconquête d’une majorité populaire pour ce camp politique qu’elle ne croit pas mort avec le vieux monde. 


LVSL – Quelles seront les priorités de votre mandat, de quelle manière concevez-vous les priorités stratégiques de la période qui vient ?

Roxane Lundy – Nous sommes dans une situation où la social-démocratie est en crise, au niveau européen. C’est la fin d’un cycle et le début d’un nouveau ; ça me convient très bien parce que je ne suis pas social-démocrate, je suis socialiste. Je pense que la décision de Schröder/Martin Schulz en Allemagne montre bien que la social-démocratie, qui a intégré l’idée selon laquelle on ne pourrait pas sortir du socle technocratique-libéral, n’a pas de sens, parce qu’elle a rompu avec son objectif de transformation sociale. Donc la social-démocratie est en crise, soit : vive le socialisme !

C’est pourquoi la priorité absolue pour nous, chez les Jeunes Socialistes, mais aussi à gauche de manière générale, ça doit être de réincarner une gauche de transformation sociale, de montrer à tous ces jeunes qui n’ont pas voté aux dernières élections – et qui en 2012 votaient massivement à gauche – que la politique a du sens. La politique est complètement désenchantée parce que, à droite comme à gauche, les politiques ont échoué dans un objectif d’amélioration du quotidien. À gauche en particulier, on avait voulu le changement, mais on a eu la loi travail, la déchéance de nationalité, la loi Macron…

La gauche a été instrumentalisée au sein de notre propre famille socialiste, qui, au pouvoir, a échoué à apporter des réponses à l’urgence écologique, à l’urgence de justice sociale, à l’urgence de solidarité face à la crise humanitaire que vivent les migrantes et les migrants. On a échoué à réorienter l’Europe dans un sens social et écologique. On a échoué à endiguer la montée de l’extrême-droite. On doit réagir, et cette réaction doit se faire au niveau des valeurs.

“Quand on fait des petits pas, on finit par oublier l’idéal que l’on voulait porter, et on se retrouve à faire du Hollande”

Je pense qu’il faut remettre le choix politique au cœur pour porter des projets alternatifs face au discours des libéraux, qui nous privent de choix politiques. En tant que jeune socialiste, mon rôle va être de mener la bataille culturelle afin que la gauche ne disparaisse pas, et faire en sorte de participer à une refonte idéologique sur des valeurs claires : celles de la justice sociale, de l’égalité, celles de gauche.

Nous sommes en ce moment-même en campagne contre le service national obligatoire annoncé par Emmanuel Macron pour défendre l’émancipation et les droits des jeunes, et nous préparons une grande initiative en faveur de l’accueil des exilé.e.s, contre la circulaire Collomb et, maintenant, le projet de loi asile-immigration du gouvernement. C’est là qu’est notre place : du côté de la défense de nos valeurs, dans une opposition résolue à ce gouvernement.

LVSL – Pour vous, le concept de « social-démocratie » doit être abandonné. Pourtant il est très lié, en France, à l’histoire du socialisme…

Roxane Lundy – Je ne suis pas pour une politique à petits pas parce que face aux défis qui s’annoncent, on ne peut pas se contenter de petits pas. Quand on fait des petits pas, on finit par oublier l’idéal et on se retrouve à faire du Hollande. Je trouve d’ailleurs problématique que le Parti Socialiste se revendique « social-démocrate » et non « socialiste ». L’objectif du Congrès d’Epinay [congrès fondateur du Parti Socialiste de 1971, ndlr] était de faire du Parti Socialiste un espace de synthèse entre plusieurs forces à gauche. De la même manière, je pense qu’il faut qu’on soit capable de s’entendre avec toutes les forces à gauche si on veut arriver au pouvoir un jour.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure

Le problème, c’est que face au libre-échange, la social-démocratie a intégré un socle libéral : c’est la « troisième voie » de Tony Blair. On voit bien qu’entre un Jeremy Corbyn et un Tony Blair, il y en a un qui incarne une gauche de transformation sociale et qui arrive à porter dans l’opinion, et un autre qui fait ce que Macron fait. Le quinquennat de Hollande a fini par s’en accommoder. Macron est un produit de Hollande, d’une dérive libérale qui a été préparée par le Parti Socialiste.

Cette dérive a profondément fracturé le Parti Socialiste, avec la théorie des « deux gauches irréconciliables » incarnée par la nomination de Manuel Valls au poste de Premier Ministre. Ça a été un véritable séisme à gauche, parce que cette nomination actait aussi la rupture de l’esprit de synthèse du Parti Socialiste. Nous ne nous étions pas engagés pour entendre un premier ministre tenir des discours dangereux et démagogues sur le terrain identitaire.

Moi-même, au congrès des Jeunes Socialistes, j’ai dû faire face à la réplique de ce séisme. Un groupe minoritaire, en lien avec une partie de la direction du PS et, semble-t-il, des candidats au poste de premier secrétaire du PS, a tenté de déstabiliser mon élection avant de se livrer à des attaques d’une violence inédite à notre encontre. Oui, nous avons pu avoir des désaccords avec plusieurs orientations politiques prises par le Parti Socialiste, comme sur la confiance au gouvernement ou encore face au projet de loi antiterroriste. Mais nous resterons intransigeants quand il s’agit de nos valeurs.

Les libéraux préfèrent le libéralisme économique à la justice sociale, c’est tout le problème. C’est le socialisme et la rupture avec l’ordre établi que l’on doit retrouver.

LVSL – Le mouvement socialiste est écartelé entre Benoît Hamon et le Parti Socialiste. Le MJS semble lui aussi être pris entre Génération.s et le PS. Quels rapports comptez-vous avoir avec ces deux organisations ?

Roxane Lundy – Je vais être claire : je n’ai pas signé un contrat avec une organisation politique, où on m’appellerait à chaque élection pour aller coller pour être dans le compromis idéologique en permanence. Nous avons été des lanceurs d’alerte pendant le précédent quinquennat, nous continuons à l’être aujourd’hui, en critiquant par exemple la décision des députés socialistes de s’abstenir lors de la confiance au gouvernement, qui est une faute politique. Aujourd’hui je constate qu’être jeune socialiste, ce n’est pas la même chose qu’être jeune socialiste il y a un an ou en 2012. Le paysage politique a évolué, et c’est très bien.

Je suis au MJS depuis 2014. Je me suis engagée dans une période où ce n’était pas évident d’être jeune socialiste, mais je l’ai fait parce que je pensais que le Parti Socialiste, qui était la force majoritaire à gauche, était le lieu pour faire en sorte que la dérive libérale qui a eu lieu ne se produise pas… Je n’ai pas réussi à faire échouer ces politiques de dérive libérale, en revanche je suis très fière de m’être mobilisée contre la déchéance de nationalité, la loi travail et la loi Macron. Aujourd’hui, ce n’est plus le même paysage politique.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

Je l’ai vu en faisant campagne pour le candidat socialiste, : il s’est retrouvé pris en étau entre En Marche et la France Insoumise. En Marche a capté les votes des plus libéraux du Parti Socialiste, qui ont trouvé que voter pour un ancien ministre de François Hollande plutôt que pour un frondeur n’était pas si aberrant. Du côté de la France Insoumise, il y avait la tentation plus radicale de ne pas voter pour un candidat issu du Parti Socialiste. Le PS est aujourd’hui le parti le plus détesté des Français, après un quinquennat de reniements idéologiques. Le grand équilibre entre le Parti Socialiste et l’UMP n’est plus ; l’extrême-droite incarne une troisième force dans le paysage politique. Avec En Marche et la France Insoumise, le Parti Socialiste qui est tombé à 6%, les Républicains qui sont en voie de droitisation extrême et le Front National qui n’est pas si affaibli qu’on le dit, être jeune socialiste n’a plus le même sens. Le sens de cet engagement, selon moi, c’est réussir à incarner cet espace de synthèse entre les différentes forces en présence à gauche, unies autour d’un même objectif, celui de la transformation sociale.

Cela implique d’être présent dans tous les cadres qui ont des dynamiques à gauche ; Génération.s en fait partie, parce que beaucoup se sont engagés sur son projet pendant les élections présidentielles.

Cette prise de position a pu nous être reprochée par certains, mais nous ne transigerons pas. Ironiquement, ceux-là mêmes qui ont appelé à voter Macron face à Benoît Hamon, pourtant candidat du Parti Socialiste, ont jugé bon de nous faire des leçons de morale. C’est le cas de François Rebsamen par exemple. Mais je refuse catégoriquement que notre mouvement se replie sur lui-même et signe plus de lettres d’exclusion que de bulletins d’adhésion.

Nous sommes très clairs sur le fait que nous travaillons au sein de la famille socialiste, mais que les camarades qui s’impliquent à Génération.s, ou même ailleurs à gauche, ont toute leur place chez les jeunes socialistes.

LVSL – Il y a aussi des questions concrètes qui vont se poser. Le MJS a toujours été un vivier militant pour le PS. Est-ce que cela va continuer ? Le congrès du Parti Socialiste va-t-il être déterminant dans l’avenir politique du MJS ? Demain, aux élections européennes par exemple, pour quel parti les militants du MJS iront-ils coller ?

Roxane Lundy – Le Congrès du Parti Socialiste devra être celui de la clarification idéologique. Le Parti Socialiste ne peut pas être un vivier de voix pour En Marche. Tous les députés socialistes qui se sont faits élire sous l’étiquette « majorité présidentielle » parce qu’En Marche leur a fait la grâce de ne pas mettre un candidat en face, c’est un problème pour mener un combat dans l’opposition. Je suis de gauche, je suis résolument opposée à la politique du gouvernement qui non seulement fait exploser les inégalités sociales mais qui en plus les légitime avec la théorie du ruissellement.

“Nous voulons avoir un rapport d’exigence vis-à-vis du Parti Socialiste.”

Le discours « ni de droite, ni de gauche » a pu marcher un temps, mais aujourd’hui la politique du gouvernement est très claire. Et je trouve regrettable qu’il y ait encore des députés socialistes qui s’abstiennent pour des lois qui mettent en cause nos droits les plus fondamentaux – je pense notamment au projet de loi « anti-terroriste » – mais aussi pour la confiance au gouvernement.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

Il faut dire les choses : sans refondation idéologique, le PS est condamné à devenir une structure sans valeurs derrière, sans projet commun.  Nous voulons avoir un rapport d’exigence vis-à-vis du Parti Socialiste.

LVSL – Quel candidat de gauche, à la primaire du PS, correspond le plus à l’aspiration socialiste que vous défendez ?

Roxane Lundy – Je ne peux pas prendre parti dans le cadre du congrès du Parti Socialiste. Il y a des lignes qui défendent plus la politique mise en place par le gouvernement, qui est celle de Stéphane Le Foll par exemple, qui défend ce qui s’est passé lors du précédent quinquennat, sans faire l’inventaire de tous nos échecs et de toutes nos défaites idéologiques – ce que je trouve regrettable. D’autres qui pensent qu’on peut être dans une opposition constructive à Macron et s’abstenir sur la confiance au gouvernement, ce qui est tout aussi regrettable. J’espère que la ligne qui pourra en ressortir sera une ligne de clarification idéologique, ancrée à gauche, dans une opposition ferme à Macron.

LVSL – La révélation des affaires qui ont suivi « me too » et « balance ton porc » a ébranlé les organisations politiques, notamment celles qui se disent progressistes. Quelles sont les mesures internes que vous allez prendre pour mettre fin aux fléaux du harcèlement et du sexisme ?

Roxane Lundy – Les organisations de jeunesse sont perméables à la société et reproduisent des comportements qui existent dans celle-ci. Je dirais même plus : les organisations politiques les exacerbent. Le milieu politique est profondément machiste et misogyne ; c’est un milieu dans lequel la parole d’une militante, d’une femme politique sera toujours décrédibilisée. C’est ce qu’on a pu voir suite à l’affaire Thierry Marchal-Beck, un ancien président du MJS qui était un agresseur sexuel dont plusieurs militantes ont été victimes. On a pu voir que la parole de femmes politiques est passée après des considérations politiques liées à la présidence du mouvement. C’est un véritable problème : comment fait-on pour mettre la parole des militantes au premier plan, de sorte qu’aucun argument politique ne puisse justifier la mise en doute de la parole d’une femme qui affirme avoir été victime de violences sexistes ou sexuelles ?

C’est un combat qui me tient à cœur. Je suis arrivée en politique par un parcours de militante féministe ; j’ai d’abord adhéré à une association féministe (Osez le féminisme) avant d’arriver chez les jeunes socialistes ; je considérais que c’était le débouché naturel de mes combats : faire en sorte que des mesures soient prises au niveau politique pour améliorer concrètement l’égalité femmes-hommes et lutter contre les stéréotypes de genre. Un certain nombre de mesures ont été prises dans notre organisation avant la publication de l’article de Libération sur le harcèlement au MJS. En tant que militante, j’ai subi un certain nombre de comportements sexistes au MJS, de la blague lourde au camarade qui fait de grands discours sur le féminisme et qui me coupe cinq fois la parole en expliquant que lui sait très bien ce que c’est que le féminisme et que je n’en ai pas compris les enjeux, en passant par les stéréotypes de genre (« si tu accèdes à un poste, c’est parce que tu es la copine d’untel… »).

Il y a des mesures très concrètes qui ont déjà été mises en place, comme l’instauration de cadres d’expression non-mixtes, non décisionnels, s’appuyant sur l’idée que les militantes doivent pouvoir s’emparer d’outils qui leur semblent importants pour décider de mesures en résistant aux tentatives (souvent inconscientes) de décrédibilisation de certaines propositions. Les retours sont extrêmement positifs, donc ce cadre aura vocation à perdurer. Nous avons rédigé un kit féministe, qui détaille un ensemble de mesures à mettre en place au sein des fédérations pour lutter contre les mauvaises pratiques en matière d’égalité femmes-hommes, et contre les discriminations de manière générale, donc nous avons instauré dans chaque fédération un référent ou une référente à l’égalité femme-homme dont le rôle est de veiller lors des réunions à ce que les femmes ne se fassent pas couper la parole pendant les échanges, et qui sont des points de référence pour les militantes et les militants qui pourraient avoir été victimes de harcèlement ou de violences sexistes ou sexuelles. C’est cette personne qui est responsable pour faire remonter l’information afin que la direction se mobilise et prenne les mesures nécessaires – qui vont bien sûr jusqu’à l’exclusion. Au niveau national aussi, on a mis en place les numéros de téléphone d’un certain nombre de bénévoles, qui seront chargés d’écouter des camarades victimes de violence, qui pourront les appeler de manière anonyme (ou non, s’ils/elles le souhaitent).

Dernière chose : nous avons décidé de mettre en place un grand audit de pratiques sexistes au sein de notre mouvement ; nous sommes aidés par une association féministe afin de recenser tous les comportements sexistes existant au sein de notre organisation, donc nous avons des militantes féministes qui vont venir dans un certain nombre de réunions pour assister à ce qui se passe et pointer du doigt les pratiques sexistes. Enfin, nous avons adopté une grande charte d’égalité femmes-hommes, pour rappeler qu’à partir du moment où on met en danger une militante, on perd le droit de militer.

LVSL – Vous parlez souvent de la « gauche » et du « socialisme ». Que pensez-vous de la démarche des mouvements populistes (France Insoumise, Podemos), selon lesquels les marqueurs identitaires (« gauche », « socialiste ») sont disqualifiés et doivent être abandonnés ? Plus généralement, quels seront les liens entre le MJS et les mouvements populistes, dont le représentant français le plus important est la France Insoumise ?

Roxane Lundy – J’ai beaucoup de points de convergence avec la France Insoumise, qui est dans une opposition claire et résolue au gouvernement, ce que je trouve extrêmement sain. En tant que militante de l’égalité, je trouve dramatique de voir comment Macron et son gouvernement arrivent à faire passer leurs lois dégueulasses comme une lettre à la poste (sélection à l’université, réforme fiscale, ordonnances sur le travail, suppression des APL…) sans que personne ne réagisse. La France Insoumise s’est inspirée de ce qu’on a fait chez les Jeunes Socialistes (rires) en montrant avec des aliments ce que signifiait, concrètement, une baisse des APL de cinq euros. C’est un point de convergence évident.

“Je pense que le clivage droite-gauche reste éminemment pertinent, et qu’il est important de le remettre au cœur”

Pour moi, la question du rapport à la France Insoumise s’est clairement posée quand Benoît Hamon a gagné la primaire de la gauche, elle a été tranchée mais elle serait restée ouverte si Manuel Valls avait gagné la primaire. Pourquoi faire la campagne de Benoît Hamon, comme jeune socialiste, plutôt que celle de Jean-Luc Mélenchon ? J’ai des désaccords d’analyse politique avec la France Insoumise.

Je pense que le clivage droite-gauche reste éminemment pertinent, et qu’il est important de le remettre au cœur. Il ne s’agit pas seulement de se dire « de gauche » ; il existe des clivages dans la société, qui ne sont pas seulement discursifs : je ne considère pas que la gauche existe seulement dans les paroles, mais que la société est fracturée par des intérêts divergents. Je n’aurai jamais les mêmes intérêts, en vertu de l’idéal que je porte, que Pierre Gattaz. Je trouve donc problématique de considérer que cette divergence n’est qu’une divergence de parole, et n’est pas une divergence liée aux conditions réelles : je défends un camp social plutôt qu’un autre, celui des plus précaires et des plus démunis. De fait, je suis en désaccord avec la stratégie du populisme de gauche que j’ai lue avec beaucoup d’attention à travers Chantal Mouffe. J’ai un véritable désaccord avec la stratégie populiste : il faut politiser le clivage peuple/élite, pas se contenter de le brandir.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. A ses côtés, Benjamin Lucas. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

Je considère que Macron est, aujourd’hui, légitime d’un point de vue démocratique. Opposer le pouvoir de la rue au pouvoir institutionnel comme le fait Jean-Luc Mélenchon me pose problème. Ce qui me pose problème avec Mélenchon, c’est qu’il tape sur le gouvernement en expliquant qu’il n’a aucune légitimité démocratique parce qu’il ne représenterait pas son camp social ; le gouvernement défend en effet un camp social qui n’est pas le mien, mais je ne nierais pas sa légitimité démocratique. C’est un problème, pour moi, de considérer que la démocratie passerait derrière la défense d’un camp social. La question démocratique est au cœur de mon désaccord avec la France Insoumise. La forme même de la France Insoumise, où il n’y a qu’une politique qui est défendue, où il n’y a en gros qu’un chef autoproclamé et pas de contre-pouvoirs en interne, c’est un problème. Lors des universités d’été de la FI, je pense que ce mouvement aurait pu devenir le cœur de la maison commune de la gauche, qui aurait accueilli toutes les sensibilités, avec des contre-pouvoirs internes.

LVSL – Pour vous, le clivage droite-gauche recoupe donc un clivage de classes ?

Roxane Lundy – Oui, un clivage basé sur les intérêts divergents de la société. Je pense qu’il est extrêmement important de rappeler que ce clivage est au cœur de la société, c’est aussi ce qui nous lie à des objectifs clairs en termes politiques. En Marche fait tout pour brouiller les pistes sur un paysage politique en recomposition, et on a pu voir pendant les législatives qu’une clarification s’est opérée. Dans certains cas, la gauche s’est unie pour soutenir le candidat le mieux placé. C’est ce qui s’est passé dans la circonscription de François Ruffin par exemple ; c’est ce qui s’est passé en Gironde, où toutes les forces politiques de gauche – le PS, EELV et le Parti Communiste – ont fait front pour soutenir le candidat France Insoumise afin de faire barrage à la droite et à l’extrême-droite. Ce clivage existe. Il est dangereux de ne plus en parler.

LVSL – L’émergence de ces mouvements populistes s’est faite conjointement à la crise de la social-démocratie européenne. Face à cette crise, les partis sociaux-démocrates ont choisi trois types de réponse : la stratégie de l’alliance à gauche, comme au Portugal, la mue libérale, comme en France, et la mise en place d’alliances avec les libéraux et les conservateurs, comme en Allemagne. Quelle doit être pour vous la réponse des socialistes non macronistes en France ? Que pensez-vous de l’expérience de l’union des gauches au Portugal, ou de la révolution initiée au Labour par Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne ?

Roxane Lundy –Prenons le cas du Portugal ; c’est en effet un gouvernement d’union de la gauche qui est au pouvoir et qui mène une vraie politique de gauche sur la base de compromis. Je trouve extrêmement important de fixer le cap de l’unité de la gauche. Nous aurons des divergences : la gauche est plurielle, et il faut en discuter.

“On n’emploie pas les mêmes termes, et pourtant, on a les mêmes objectifs… On est d’accord sur la fin, on peut trouver des compromis sur les outils”

Quand la gauche n’est pas parvenue au second tour des élections présidentielles, je pense qu’il est absolument essentiel de se dire, à gauche : « nous avons des divergences ; mais quels sont nos points de convergence, et comment pouvons-nous nous entendre ? ». Je pense à l’intervention de Julien Bayou, qui pointait du doigt le fait que chez les écologistes, on ne parlerait jamais de « production » (parce que c’est en désaccord avec leur ligne), alors que chez les communistes, on parle de « production » durable et verte, et chez les socialistes « d’écosocialisme ». On est d’accord sur la fin ; on peut trouver des compromis sur les outils. On assiste à une crise humanitaire sans précédent dans l’Europe du XXIème siècle ; face à cette crise, la gauche plurielle n’arrive pas à s’entendre pour peser dans le rapport de force afin que l’on accueille de manière digne et décente les migrantes et les migrants qui sont en train de mourir en Méditerranée. Il faut que l’on travaille ensemble pour dire que la circulaire Collomb et le projet de loi asile-immigration sont inacceptables. Il y a 27 associations qui se sont mobilisées contre la politique du gouvernement : elles ont besoin de débouchés politiques derrière.

L’expérience anglaise est très intéressante – j’ai un peu milité pour le Labour Party de Corbyn, l’été dernier. On a certes des divergences idéologiques : je pense que le Labour Party n’a pas pris suffisamment en compte la question écologiste, et il ne se préoccupe plus de la question européenne après le Brexit. Corbyn, profondément socialiste, a vaincu celui qui voulait que l’on ne parle plus de socialisme, mais seulement de « social-libéralisme » (Tony Blair). Tony Blair s’est trompé. Il a été complètement balayé, alors que Corbyn a réussi à réenchanter le politique. Si je devais prendre des exemples, je dirais : l’union de la gauche du Portugal, l’exigence de transformation sociale portée en Angleterre par Jeremy Corbyn, et la dynamique d’opposition résolue de Podemos.

LVSL – Aujourd’hui, les mouvements tendent à l’emporter sur les partis, avec une série de mutations. Comment analysez-vous cette dynamique, qui fonctionne sur le mode d’organisation des partis traditionnels ?

Roxane Lundy – Je suis très attachée à la forme partisane, mais pas à n’importe laquelle… Je considère qu’il est important que dans un organe politique, il y ait des contre-pouvoirs et la possibilité pour plusieurs sensibilités de s’exprimer. La mode est à la démocratie « gazeuse » ; moi je préfère quelque chose de plus solide : cela permet de faire remonter des revendications et cela facilite la prise de décision après concertation. On peut certes émettre des critiques : c’est parfois trop pyramidal, on peut verrouiller un parti à toutes les échelles, nommer à sa tête un leader tout-puissant… Il y a donc un compromis à trouver entre la forme mouvement et la forme partisane. Je suis pour la Sixième République, en interne et en externe.

LVSL – Vous êtes très critique vis-à-vis de la figure du leader. Ne pensez-vous pas que cette défiance est incompatible avec les institutions de la Cinquième République ?

Roxane Lundy – Je suis justement pour une Sixième République. Je ne pense pas qu’un homme puisse prendre de meilleures décisions qu’un collectif. Macron est le produit le plus perfectionné de la Cinquième République. C’est pourquoi, d’ailleurs, il ne chute pas dans les sondages, il prend des mesures dégueulasses, et il assume, il joue le jeu des institutions, il a une première dame qui fait le travail de première dame, à fond. Toute cette communication très bien rodée constitue la forme la plus parfaite, la plus achevée de l’incarnation du pouvoir. Pendant la campagne de Benoît Hamon, nous avons voulu porter un regard différent et on a bien vu que c’était difficile, parce que les médias attendaient de nous que Benoît Hamon fasse du Paris Match, ce qu’il n’a jamais voulu faire parce qu’il est favorable à une Sixième République. C’est un travail difficile de déconstruction à effectuer mais il faut lutter de toutes nos forces contre cette incarnation du pouvoir.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Vous ne pensez pas que c’est justement ce refus de suivre les règles du jeu qui explique l’échec de Benoît Hamon ? Qu’il est impossible de refuser un certain nombre de cadres imposés par la Cinquième République ?

Roxane Aksas Lundy – Je vais citer Rutger Bregman, dans Utopies réalistes, qui écrit « Soyons impossibles ! ». Il a raison : soyons impossibles. Je trouve très intéressant le courant socialiste utopique qui est en train d’apparaître aujourd’hui, parce qu’il faut renouer avec cette utopie. Je pense que c’est comme ça qu’on réenchantera le politique. « C’est impossible, il faudrait refuser la règle du jeu » ? Bien sûr, il faut refuser la règle du jeu ! C’est comme cela qu’on a des discours qui sont entendus, qui renouent avec un idéal et parviennent à mobiliser. Si j’acceptais les règles du jeu, je serais de droite.

LVSL – Nous avons été marqués, en nous rendant en Espagne, par le discours extrêmement ouvriériste d’Omar Anguita, président des Jeunesses Socialistes espagnoles. Il tentait de renouer avec les classes populaires, peu à peu abandonnées par la social-démocratie (cf. la note de Terra Nova pour le Parti Socialiste). Comment comptez-vous renouer avec les classes populaires ?

Roxane Lundy – Le mouvement socialiste est historiquement un mouvement de défense des travailleuses et des travailleurs. À partir de quand, et pourquoi y a-t-il eu rupture ? Je pense que quand on a un président de la République qui met en place la loi Macron et la loi travail, on ne peut que perdre le soutien des ouvriers. Le rôle de la gauche est d’être au cœur de la société engagée, c’est-à-dire l’ensemble des mouvements associatifs et l’ensemble des syndicats. Le Parti Socialiste a perdu le soutien des classes ouvrières parce qu’il a échoué à apporter des réponses à un malaise grandissant dans le monde du travail. Quand on voit les plans sociaux à répétition et le fait que le gouvernement socialiste en a soutenu la plupart, on a un problème.

“Le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme”

C’est pour ça que je suis profondément écosocialiste. L’écosocialisme est essentiel pour les ouvriers. J’ai travaillé sur la question des éoliennes ; pour mettre en place des éoliennes, il faut des usines de création de pales d’éoliennes, ça crée de l’emploi industriel. Je crois sincèrement que la transition écologique est un facteur pourvoyeur d’emplois pour l’industrie. Le problème, c’est qu’on n’arrive pas à faire entendre ce discours parce que trop de reniements idéologiques ont eu lieu. Les ouvriers ne nous croient plus, et ils ont raison : ça fait deux fois que les ouvriers sont les premiers sacrifiés : sous Mitterrand et sous Hollande.

J’aime beaucoup le film de François Ruffin, Merci patron ! Il montre qu’il est urgent de renouer avec un idéal politique, contre ceux qui pensent que le politique est impuissante. L’urgence écologique, par exemple, est très concrète : parler de ce qu’on a dans l’assiette, c’est très concret ; parler des usines qu’on va mettre en place pour créer des pales d’éoliennes, c’est très concret. Encore faut-il être clair idéologiquement, et rappeler que le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme.

LVSL – Ne pensez-vous pas qu’il y a un décalage culturel entre les figures médiatiques de la gauche socialiste et les classes populaires ? Les dirigeants socialistes n’apparaissent-il pas, aux yeux des classes populaires, comme ceux qui ont méprisé le petit peuple au nom de divergences culturelles ?

Roxane Lundy – Quand il y a un décalage entre les valeurs des dirigeants socialistes et celles du peuple, il y a un problème. Quand on ne s’interroge plus sur les effets de la politique menée sur les classes populaires, forcément on a un discours en décalage complet avec celles-ci. Je pense qu’il y a des intérêts communs entre les plus précaires, les plus démunis, et les professeurs, les intellectuels, tous ceux qu’on met derrière l’expression « classe moyenne ». L’enjeu, c’est de faire en sorte que les deux se retrouvent dans le même camp social. On est en 2018, donc la question de l’héritage de mai 68 va se poser ; c’est un moment où les universitaires, les étudiantes et les étudiants se sont retrouvés aux côtés des ouvriers et des syndicats pour porter les mêmes revendications. Il ne suffit pas de le dire : il faut le vivre au quotidien, en allant manifester, en soutenant les combats des travailleurs…

LVSL – La gauche a effectué un aggiornamento sur la question du productivisme depuis la chute du Mur de Berlin et s’est emparée des thématiques écologiques. La logique écologiste implique que l’on accepte le paradigme d’un monde fini, aux ressources limitées. Comment le mouvement socialiste peut-il régler la contradiction entre la nécessité de relancer la croissance et celle de prendre en compte la finitude des ressources ?

Roxane Lundy – Je commencerai en parlant de Jean-Luc Mélenchon : je pense que c’est un social-démocrate radicalisé (rires). Je suis écosocialiste, et pense que la question écologique est au cœur de la question sociale. Léon Blum, quand il arrive au pouvoir sous le Front Populaire, se pose la question du capitalisme et décide d’en être le gestionnaire. A l’époque, la croissance finançait des politiques sociales. Mais l’urgence écologique est telle, aujourd’hui, que la croissance ne reviendra pas. Pourquoi ? Parce qu’on est dans un monde aux ressources limitées. Cela nécessite de repenser notre rapport au capitalisme et au financement des politiques sociales. C’est pourquoi nous défendons un revenu universel d’existence, parce que c’est une manière de changer notre rapport à la croissance et au capitalisme ; c’est une manière d’accepter le fait que nous vivons dans un monde de post-croissance. C’est la différence fondamentale entre l’écosocialisme et une forme de social-démocratie radicalisée. Mélenchon ne sort pas du rapport au capitalisme, ne sort pas du mythe de la croissance, n’accepte pas de faire entrer le modèle social dans une société de post-croissance. Il propose simplement de rester dans un vieux schéma, qui est celui de l’augmentation des salaires en prenant sur les plus riches.

LVLS – Pour revenir à notre discussion sur la question des « valeurs », on aimerait s’attarder sur le revenu universel d’existence. Il porte en lui un imaginaire qui n’est pas celui du travail, mais du loisir, du temps libéré, de l’oisiveté ; or, le travail comme valeur reste cardinal chez les classes populaires, même dans les lieux où on atteint des taux de chômage critiques. Ne pensez-vous pas justement que le revenu universel est une mesure capable de maintenir une barrière culturelle entre la gauche et le peuple ?

Roxane Lundy  Macron a récemment publié un tweet où il disait, en gros : « c’est lundi : chouette, une nouvelle journée de travail ! ». C’est une réflexion que l’on peut se faire quand on est cadre, pas quand on est un ouvrier qui travaille chez Amazon ou Lidl. Le revenu universel d’existence porte la promesse du temps libéré. Les 35 heures ont été une bonne chose et il faut aller plus loin avec les 32 heures. Le sens commun qui reste attaché au travail et à l’effort, je l’entends, mais on peut peut-être aussi se dire qu’on peut travailler « mieux, moins, toutes et tous », pour citer Gorz. Le revenu universel d’existence, c’est aussi valoriser des formes d’engagement qui produisent pour la société une plus-value sociale ; on le voit avec ceux qui travaillent dans les associations. Il y a une raréfaction de l’emploi, et ce n’est pas forcément une mauvaise chose, si des machines font aujourd’hui des travaux aliénants qui étaient hier ceux des gens.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Pensez-vous qu’un tel discours puisse être audible auprès des classes populaires ?

Roxane Lundy Je pense qu’il faut que ce soit très concret dans la manière de l’exprimer. Il faut dire aux gens : « toi, aujourd’hui, tu touches un Smic en travaillant dans une entreprise qui va licencier massivement, et tu as la boule au ventre car tu ne sais pas si tu vas conserver ton métier. On va sortir de ce modèle : tu travailleras moins, tu ne gagneras pas moins, tu aurais un revenu garanti à vie, et la robotisation permettra de rendre ton travail moins pénible ». Encore faut-il aller parler aux ouvrières et aux ouvriers, aux syndicats, en leur parlant des enjeux que nous mettons derrière le revenu universel d’existence.

LVLS – La question de l’Union Européenne est aujourd’hui très clivante à gauche. Comment vous situez-vous par rapport à cette question ?

Roxane Lundy – Je pense que nous avons besoin d’Europe, parce que nous n’arriverons pas à apporter des réponses à l’urgence écologique, à améliorer concrètement les droits des travailleurs et des travailleuses, si nous ne nous emparons pas de la question européenne. En ce sens, je suis pro-européenne. Mais pas pour n’importe quelle Europe.

L’Europe qui, comme aujourd’hui, met en place des politiques budgétaires qui ont pour seule fonction d’étouffer les pays n’a pas de sens. On le voit en Angleterre avec le Brexit ; il n’y a pas de référendum en France, mais je ne suis pas certaine qu’il n’y aurait pas de Frexit le cas échéant.

Il faut donner du sens au projet européen, ce qui ne signifie pas l’Union Européenne, car l’Union Européenne, historiquement, est le produit de l’atlantisme et d’un accord entre grandes puissances. Il faudrait réorienter ce projet en faisant de l’Europe autre chose qu’un vaste marché de capitaux qui mène au TAFTA et au CETA.  Je pense donc qu’il faut réorienter l’Union Européenne. Comment ?

J’ai des désaccords avec Mélenchon ; je pense, comme lui, qu’il faut construire un rapport de force pour réorienter l’Europe ; mais je ne prendrais pas le risque du plan B. J’ai été à Londres et j’ai pu voir les conséquences sociales d’une sortie de l’Union Européenne. Je suis également contre parce que j’estime que l’Europe est un véritable outil qui offre un cadre à des formes de solidarité. En revanche, je pense qu’il faut arrêter avec les discours démagogiques, qu’ils soient pro-européens ou nationalistes, souverainistes (« l’Europe, c’est la directive des travailleurs détachés »)… Je pense qu’entre le nationalisme des uns et l’eurolâtrie des autres, il y a une voie. Je suis à ce titre pour qu’il y ait des listes transnationales aux élections européennes, avec d’autres forces de transformation radicale à gauche, dans l’ensemble de l’Union Européenne.

“Il faut renouer avec la grande alliance de gauche de 2005, celle du « non » au référendum pour le Traité Constitutionnel Européen”

Je pense par exemple à la Grèce ; ce qui s’est passé est dramatique, parce que la Grèce s’est trouvée complètement isolée face à des décisions injustes alors que des alternatives étaient possibles. C’est l’un des grands échecs de François Hollande ; il n’a pas été discuter avec SYRIZA dans la perspective de réorienter l’Europe. C’est la même chose en Allemagne : il faut oser dire que chaque Etat a quelque chose à dire. L’Europe se meurt de dépolitisation. Il faut donner un cadre politique à l’Europe. Je trouve que c’est un problème que la zone euro ne soit pas politisée ; c’est la raison pour laquelle nous plaidons pour une gouvernance politique de la zone euro, où des rapports de force politiques puissent être exprimés.

LVSL – Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction plus fondamentale entre l’économie allemande et celle des pays du Sud et de l’Est, la première prospérant sur la destruction des autres ? En Grèce, Tsipras n’aurait-il pas dû sortir de l’euro plutôt que de faire subir ces thérapies de choc à son peuple ? Étant donné que la BCE est capable de couper les fonds à n’importe quel pays, et que l’Allemagne possède un poids décisif en Europe, ne pensez-vous pas que le refus d’envisager le plan B aurait pour conséquence la continuation des politiques libérales ?

Roxane Lundy – Je ne pense pas. J’entends complètement votre analyse. Le problème réside effectivement dans le fait que l’on a des intérêts divergents. La question qui se pose, c’est celle de notre rapport à l’Allemagne. Il faut oser mettre en place un rapport de force politique vis-à-vis des orientations qui sont prises. L’anti-européisme symbolique de Mélenchon est problématique. Je pense que si on faisait ce que Benoît Hamon appelait un « progressive caucus » pendant la présidentielle, une alliance des gauches européennes, nous aurions la possibilité de dire que l’on s’entend sur un certain nombre de valeurs à porter.  Je suis peut-être idéaliste, mais je ne pense pas l’être quand je rencontre les autres socialistes européens : on a des désaccords, mais on finit par s’entendre sur un certain nombre de grands principes. Pour cela, il faut être clair et dire que ce que fait Merkel nous pose problème ; il faut collaborer avec les forces de gauche qui s’opposent à Merkel. Il faut renouer avec la grande alliance de gauche de 2005, celle du « non » au référendum pour le Traité Constitutionnel Européen.

Entretien réalisé par Maëlle Gélin, et Lenny Benbara.

 

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Le populisme est-il l’avenir de la gauche ?

Jorge Lago, Charlotte Girard, Chantal Mouffe, Lenny Benbara et Christophe Ventura.

Le 16 décembre 2017 avait lieu au Lieu-Dit un débat sur le populisme avec Charlotte Girard (LFI), Chantal Mouffe, Lenny Benbara (LVSL), Christophe Ventura et Jorge Lago (Podemos). Retrouvez le débat sur notre chaîne Youtube et n’oubliez pas de vous abonner.

 

Emmanuel Maurel : “Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant”

©Vincent Plagniol

Député européen, animateur de la gauche du Parti Socialiste, et désormais candidat à la tête du PS, Emmanuel Maurel nous livre ses déceptions, ses espoirs et ses ambitions pour la social-démocratie. Avant de prendre d’assaut la rue de Solférino – avant qu’elle ne déménage -, Emmanuel Maurel revient sur les causes de l’échec de Benoît Hamon, sur l’état de la social-démocratie en Europe ainsi que sur les raisons qui l’ont poussé à présenter sa candidature à la tête du PS. Analysant la succès de Macron, il défend une large unité de ce qu’il appelle la gauche pour croiser le fer avec le Président de la République.

LVSL – Dans l’entretien que vous nous aviez accordé l’an dernier, vous disiez qu’il n’était pas impossible que l’électorat de gauche considère que le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. C’est précisément ce qui s’est produit durant l’année 2017. Comment analysez-vous cet écartèlement de la social-démocratie française entre la France Insoumise et En Marche ?

Emmanuel Maurel – Si on prend la dernière année du quinquennat de François Hollande, on a clairement un Parti Socialiste que les gens ne reconnaissent plus, parce qu’il s’est largement éloigné de ses fondamentaux. L’horizon d’attente de l’électorat socialiste a été perturbé par des mesures inexplicables et inexpliquées : la déchéance de nationalité et  la Loi Travail qui se termine par un 49-3 calamiteux. Elles scellent le sort des socialistes, d’autant plus qu’elles concluent une séquence politique qui avait été commencée par Manuel Valls, lequel avait théorisé les gauches irréconciliables. Arrive la primaire, marquée par une forme de dégagisme. François Hollande n’est pas en mesure de se représenter, Manuel Valls le supplée : il est battu, assez largement ; arrive la candidature de Benoît Hamon, qui était en rupture avec le socialisme gouvernemental des deux dernières années qui venaient de s’écouler. On aurait pu croire que c’était une nouvelle chance donnée au socialisme français pour cette présidentielle, mais Benoît Hamon a joué de malchance : il a été desservi par une longue suite d’abandons et de trahisons de la part de ceux qui étaient censés le soutenir, qui culmine avec le ralliement de Manuel Valls à Emmanuel Macron.

“On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.”

Le paradoxe, c’est que Benoît Hamon, qui gagne la primaire en s’émancipant clairement du parti socialiste, est sanctionné par les électeurs parce qu’il appartient au Parti Socialiste. Il endosse un bilan gouvernemental qu’il a quand même en partie contesté, et il est victime de ce que je redoutais lorsque nous nous sommes rencontrés : un double vote utile. On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir. Si on rajoute à cela une campagne présidentielle où Benoît Hamon a mis en avant un certain nombre de thèmes certes intéressants, mais qui ont pu désorienter l’électorat traditionnel, on se retrouve avec un score historiquement bas et une situation complètement inédite, puisqu’en 2012, le Parti Socialiste avait à peu près tout, alors qu’il flirte aujourd’hui avec une forme de marginalité électorale. Ce qui est inédit, c’est la vitesse avec laquelle se produit ce décrochage. Évidemment, toute la question qui se pose maintenant, c’est comment relever ce parti dans ce contexte très difficile.

LVSL – Au niveau européen, la crise de la social-démocratie s’est confirmée avec le score assez modeste du SPD allemand, la chute du Parti Démocrate italien, la défaite des sociaux-démocrates tchèques… Pensez-vous qu’il soit possible de reconstruire la social-démocratie au niveau européen ? Que pensez-vous de la thèse d’une tripartition des forces politiques, sous la forme d’une déclinaison entre trois formes de populismes : des forces populistes réactionnaires, des forces populistes néolibérales (Macron, Albert Rivera…) et des forces populistes de gauche ?

Emmanuel Maurel – Je ne crois pas qu’on puisse, dès aujourd’hui, prédire un tel scénario. Il est vrai que dans la plupart des pays européens, à quelques heureuses exceptions près – britannique, portugaise –, la social-démocratie a subi des échecs électoraux soit mineurs, soit majeurs. Le SPD, autour de 20%, est confronté à une situation tragique : soit il s’allie avec Merkel, ce qui était le choix fait lors des deux mandats précédents, s’aliénant une partie de l’électorat populaire qui ne se reconnaît pas dans ce programme dont la clef de voûte reste l’orthodoxie budgétaire ; soit ils ne font pas d’alliance, déclenchent de nouvelles élections, dont tout porte à croire qu’ils vont les perdre et que l’extrême-droite va encore progresser. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent les dirigeants du SPD comme des traîtres parce qu’ils s’apprêtent à gouverner avec Merkel : ils sont dans une situation extrêmement compliquée. Cette situation n’est pas nouvelle : elle vient du refus d’une alliance rouge-rose-vert par Gerhard Schröder en 2005 (aux élections législatives), alors même qu’une majorité de gauche aurait été possible au Bundestag entre le SPD, Die Linke et les Verts allemands. Le SPD choisit la grande coalition avec Merkel parce qu’il refuse de gouverner avec Die Linke. À ce moment-là, il rentre dans une spirale infernale, où le SPD devient le partenaire privilégié de la CDU, imposant certes un certain nombre de réformes – c’est grâce au SPD qu’il y a eu le Smic en Allemagne, ce qui n’est pas rien –, mais en échange de l’acceptation du cap économique austéritaire fixé par la chancelière.

Emmanuel Maurel ©Vincent Plagniol pour LVSL

“Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.”

Dans d’autres pays, la social-démocratie s’effondre. Aux Pays-Bas, le Parti Travailliste stagne autour de 8% ; dans l’Europe de l’Est, les sociaux-démocrates vont très mal, et on vient de parler de la France. Il faudrait avoir une analyse plus nuancée de l’Espagne, où le PSOE ne s’effondre pas face à la concurrence de Podemos, bien qu’il soit à un niveau plus bas que dans les années 80.

Il existe plusieurs exceptions à cette situation. En Angleterre, Jeremy Corbyn a réussi à régénérer le Labour Party en s’appuyant sur la jeunesse et les syndicats. L’accession du Labour au pouvoir, qui paraissait impensable il y a cinq ans, est aujourd’hui possible. L’exception portugaise est intéressante : après des années d’austérité, le Parti Socialiste – qui n’effectue pas de révolution doctrinale majeure – assume un accord avec deux partis de gauche très différents : le Bloco de Esquerda (dans la lignée de Podemos) et le Parti Communiste portugais, sur une ligne orthodoxe. On doit cela au talent d’Antonio Costa : le Bloco et le Parti Communiste se détestent. C’est pourquoi il passe un accord avec l’un et avec l’autre, sur la base d’un contrat de gouvernement. Il n’y avait aucun programme commun avant les élections, mais Costa a fait preuve de pragmatisme, préférant gouverner avec des partis de gauche plutôt que d’entrer dans une hypothétique grande coalition. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.

La situation italienne est encore différente. Le Parti Démocrate n’est pas en mauvaise posture dans les sondages (il oscille entre 23 et 25% dans les sondages), mais son problème est structurel : il opte clairement pour le social-libéralisme. Le reste de la gauche n’est pas résiduel mais est très émietté : il faut donc craindre que le Parti Démocrate confirme cette orientation.

La vérité, c’est que la social-démocratie est traversée par des contradictions majeures. Je le constate tous les jours au groupe socialiste au Parlement Européen, au point qu’à mon avis, très vite vont se poser des questions essentielles : les socialistes pourront-ils continuer à travailler ensemble malgré ce clair-obscur qui fait que dans un même groupe cohabitent le PSOE, des gens qui sont capables de s’allier avec la droite, et d’autres qui sont favorables à l’union de la gauche ? Le moment de vérité va arriver assez vite ; les élections européennes de 2019 peuvent être un moment clef de la recomposition de la gauche européenne.

LVSL – Dans ce contexte, dans quelle démarche s’inscrit votre candidature au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste ?

Emmanuel Maurel – Je présente ma candidature avec une conviction : le Parti Socialiste français a encore un avenir. Pas pour des raisons de marketing qui me feraient dire qu’il y a « un espace entre Macron et Mélenchon», je ne considère pas l’électorat en termes de parts de marché, mais je pense qu’il y a une utilité historique du socialisme français. Pour moi, la seule façon de survivre et de rebondir, c’est de sortir des sables mouvants de l’ambiguïté. Aujourd’hui, c’est de cela dont il s’agit : ma candidature s’inscrit sous le sceau de la clarté et de l’authenticité à gauche. Clarté par rapport au nouveau pouvoir : nous devons être dans une opposition résolue à Macron, avec lequel nous avons une différence de nature : le macronisme est l’un des avatars du modèle néolibéral, et il faut le dénoncer. Ça n’a pas toujours été le cas, parce les premiers mois du quinquennat Macron ont été marqués par une très grande confusion chez les socialistes français, qui ont voté de trois manières différentes au Parlement.

“Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche.”

©Vincent Plagniol

Clarté aussi par rapport au bilan : le Parti Socialiste vient de passer cinq ans au pouvoir, et il est impossible d’y revenir si on est incapable d’avoir un retour critique sur cette période, qui a été marquée par une perte de repères et par une pratique du pouvoir qui s’émancipait peu du modèle présidentialiste dans lequel tout est soumis à l’exécutif, dans lequel le parti, comme le groupe parlementaire, ne jouissent d’aucune autonomie. On a couru à cette catastrophe : à force de se taire, on laisse le Président et le Premier Ministre faire des erreurs, parfois majeures. Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche. Je parle de toute la gauche ; il ne faut ostraciser personne. Quand bien même on serait critiqué, même de façon très dure, par la France Insoumise ou le Parti Communiste, il faut savoir être unitaire pour deux, pour trois, pour dix. Ça a toujours été une conviction chez moi : on ne pourra revenir au pouvoir et réincarner la transformation sociale que si on est capable de faire intervenir dans ce combat toutes les forces politiques qui sont aujourd’hui dans le camp qu’on appelle « la gauche », même si certains refusent de s’en revendiquer, bien qu’ils en soient largement issus.

Ce que je propose, c’est aussi d’en revenir à un certain nombre de fondamentaux. La gauche n’a pas seulement perdu des électeurs : elle a aussi perdu des repères. Il lui faut une boussole.

LVSL – De quels fondamentaux parlez-vous ?

Emmanuel Maurel – Je trouve par exemple ahurissant que le Parti Socialiste ne parle plus des salaires, qui restent quand même au cœur de la question de la répartition entre le capital et le travail. Les gens n’arrivent pas à comprendre que, sous un gouvernement socialiste, non seulement on n’augmente pas les salaires, mais qu’en plus un ministre de l’économie (Michel Sapin) encourage les entreprises à ne pas le faire. C’est pour ces raisons que je disais que les gens ne se reconnaissent pas dans le Parti Socialiste. Jusqu’à présent, la gauche était associée, dans l’esprit des gens, à des conquêtes sociales, notamment en matière de droit du travail. Or, la loi Travail, la loi Macron, l’ont détricoté.

“Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.”

Il faut renouer avec ce qu’on n’aurait jamais du cesser d’être : des partageux. C’est quand même notre filiation historique. Ce n’est pas parce que le monde a changé, que de nouveaux problèmes sont apparus, que l’on doit renoncer à ce qui fait notre modèle génétique, c’est-à-dire le partage : partage des richesses, partage des pouvoirs, partage des savoirs, et bien évidemment l’émancipation, qui passe bien sûr par l’approfondissement de la démocratie, mais aussi par la mise en place de la démocratie sociale et de la démocratie dans l’entreprise. Voilà les fondamentaux. Je le répète souvent, ce qui me vaut d’être qualifié d’archaïque.

Autre point fondamental : il y a désormais un lien évident entre la question sociale et la question écologique. Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.

LVSL – Le socialisme français s’est longtemps appuyé sur une forme d’alliance entre les classes populaires et les classes moyennes urbaines. Il trouvait des réservoirs de voix importants dans la jeunesse. On voit aujourd’hui que cette dernière se tourne de plus en plus vers Jean-Luc Mélenchon ou Marine le Pen, tandis que les classes moyennes urbaines se partagent plutôt entre Mélenchon et Macron alors que les classes populaires plongent dans l’abstention. Quelle stratégie la social-démocratie française doit-elle avoir pour renouer avec ces secteurs ?

Emmanuel Maurel – Il faut renouer avec le corps central du socialisme : les employés et les ouvriers. Pour ça, il ne suffit pas de le dire. Il faut que nos préoccupations et nos mots d’ordre soient en résonance avec nos déclarations. Je parlais tout à l’heure des salaires, il faudrait aussi parler des services publics, qui ont été largement dégradés durant ces dix dernières années alors qu’ils contribuent à l’égalité entre les territoires. C’est une condition indispensable si on veut remettre un peu d’égalité dans les territoires, et donc s’adresser à cette France-là qui se sent assez justement délaissée. Je ne sais pas s’il faut parler de la « jeunesse » en termes spécifiques, mais il y a quand même un décrochage qu’on constate, et qui se vérifie sur des choses très concrètes. Je parlais avec un ami récemment, qui me racontait la réalité de l’expulsion locative. Chaque année, il y a des dizaines de milliers de gens minés par des dettes locatives de plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’euros, qui se retrouvent devant le tribunal d’instance, devant lequel ils négocient des sur-loyers de 10, 15, 20€ par mois, pour ne pas être expulsés. Le Président explique que la baisse des APL de 5€ est une mesure indolore. La vérité, c’est que 5€ pour plein de gens, c’est une catastrophe humaine. Perdre 5€, c’est subir la menace d’être expulsé de son logement.

“Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.”

Le combat pour le logement, par exemple, est central si on veut renouer avec la jeunesse dans son ensemble, et notamment avec la jeunesse précarisée. Il y a des mots d’ordre concrets qui répondent à des situations vécues, quotidiennes, et qui doivent déboucher sur des mobilisations, des luttes : c’est pourquoi je prenais ces exemples. Un sujet qui, à mon avis, va monter dans les mois à venir, est celui de l’hôpital public. Sa situation est très préoccupante, son personnel est sur-saturé de travail, alors qu’il n’y a rien de plus emblématique du modèle social français que l’hôpital public tel qu’on l’a construit dans l’après-guerre. Il me paraît prioritaire de s’ancrer dans la quotidienneté de la vie des gens. Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.

LVSL – Revenons sur Macron et sa stratégie politique. Cela fait sept mois qu’il est arrivé au pouvoir, et on a l’impression qu’il a réglé la crise de régime qui couvait en France. Que pensez-vous de la pratique macronienne du pouvoir ? Pensez-vous que cette régénération de la Vème République garantira une base solide à son pouvoir ?

©Vincent Plagniol

Emmanuel Maurel – La première vertu, c’est l’honnêteté. Macron est habile, professionnel dans sa communication, et malin politiquement. D’une certaine façon, il nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela. La stratégie politique de Macron bénéficie du fait qu’il a méticuleusement observé le début des deux quinquennats précédents, et décidé de faire exactement l’inverse. Je pense qu’il est obsédé par l’idée de ne pas répéter les erreurs du début du quinquennat Sarkozy et du quinquennat de Hollande. Il suffit d’observer sa façon de procéder – aussi bien dans la gestion de sa vie privée que de sa vie publique –, d’incarner une forme d’autorité, de volontarisme, de diplomatie française gaullo-mitterrandienne à l’étranger, pour conclure qu’il faut prendre Macron au sérieux.

“Macron nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela.”

On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française. Il faut comprendre cet état de grâce qui perdure dans une partie de la société – produit de l’idéologie dominante relayée par les médias de masse qui sont relativement enamourés du Président – pour expliquer le fait que la popularité de Macron reste relativement haute. Cette situation pourrait décourager certains à gauche.

Les plus anciens me racontent qu’un phénomène similaire s’est produit avec Giscard. Quand il est arrivé au pouvoir, il bénéficiait du même a priori favorable et du soutien des élites économiques. Il a mis en place ses réformes économiques inspirées par le libéralisme à la française qu’il a couplées avec des réformes de société, ce que ne fait pas Macron. Giscard est resté haut dans l’opinion pendant des années. Jusqu’au milieu de l’année 1980, Giscard était encore crédité de 58% des voix face à Miterrand. Il y avait l’idée de l’inéluctabilité de la réélection de Giscard, qui réapparaît aujourd’hui losqu’on dit que Macron en a encore pour dix ans à la tête de la France… Ça n’a pas été le cas pour Giscard.

Et je pense qu’à un moment, Macron ne pourra pas échapper à la réalité de sa politique, qui a été exprimée de façon très factuelle et en même temps très brutale par la dernière étude de l’OFCE, qui montre que l’essentiel de la réforme fiscale qu’il a faite profite aux très riches, alors que les ménages les plus pauvres en sont les grands perdants. Cette réalité-là lui collera à la peau d’une façon ou d’une autre. Dans le même temps, il augmente la CSG, baisse les APL, supprime quasiment l’ISF et met en place une flat tax sur les revenus financiers. De fait ce n’est pas une politique qui peut se prétendre équilibrée :  c’est une politique de classe.

LVSL – On peut aussi penser que Macron réussira à mobiliser un socle électorat assez large – bien que loin d’être majoritaire – pour se faire réélire grâce aux institutions de la Cinquième République, et que le mécontentement populaire ne sera pas suffisant…

Emmanuel Maurel – Je pense que Macron méconnaît quelque chose de très profond chez les Français : l’aspiration à l’égalité. Et c’est ce qui le rattrapera. Macron est persuadé que la France est enfin mûre pour les grandes réformes libérales que l’élite appelle de ses vœux depuis des années. Je pense que Macron représente en réalité davantage une fin qu’un commencement : c’est la fin du cycle néolibéral. Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il sera rattrapé par sa politique. Même les classes moyennes, qui pouvaient lui faire confiance pendant un moment, se rendront compte que sa politique est extrêmement déséquilibrée en faveur des vrais possédants (dont ne font pas partie les classes moyennes). Il faut cependant prendre en compte que Macron bénéficie d’une opposition à gauche qui n’est pas suffisamment rassérénée et unie pour lui poser problème.

“On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française.”

Venons-en maintenant à sa pratique des institutions. Macron avait joué habilement la carte de l’horizontalité durant sa campagne, il surjoue à présent la verticalité, avec une défiance par rapport aux corps intermédiaires. Cependant, à trop négliger les corps intermédiaires, ils finiront par réagir. Prenons par exemple le mépris de Macron pour les élus locaux : ces derniers restent encore un lien très fort entre les citoyens, même les plus modestes, et les institutions. Macron supprime les emplois aidés, demande des économies totalement impossibles à réaliser aux collectivités : cette confrontation qui a commencé lors du congrès des maires va s’amplifier. Macron se prive de ces corps intermédiaires qu’il connaît mal et pour qui il a peu de respect. Il faut aussi prendre en compte la confrontation inéluctable avec le monde syndical, qui est exclu de la pratique politique d’Emmanuel Macron. À un moment, je pense que le fait de passer outre ces corps intermédiaires va lui poser problème.

Rien ne sera possible cependant si la gauche, toute la gauche, ne relève pas la tête. Il faut prendre en compte le fait que Macron, contrairement à ce que je lis ici et là, n’a absolument pas fait reculer l’extrême-droite ; l’extrême-droite reste assez forte en France, hélas, et les déboires actuels au sein du FN ne l’empêcheront pas forcément de prospérer. Pour nous, militants de gauche, le combat face à Macron et à Wauquiez – la droite pourrait retrouver un peu de vigueur avec lui – ne doit pas nous faire oublier que l’extrême-droite est encore vivace et prospère, notamment dans les classes populaires. Ce problème n’est pas derrière nous, contrairement à ce que certains amis du président essaient de faire croire.

LVSL – Vous souhaitez amorcer une dynamique unitaire à gauche. Quels peuvent être les contours de ce rassemblement, quels relations le Parti Socialiste doit-il entretenir avec le Parti Communiste, la France Insoumise et Génération.s ? Sur quelles fondements cette opposition peut-elle prendre forme ?

Emmanuel Maurel – On l’oublie trop souvent, mais l’opposition se construit parfois très concrètement au Parlement par exemple. Le groupe socialiste, le groupe communiste et le groupe France Insoumise ont déposé un recours au Conseil Constitutionnel contre les ordonnances : il y a eu une convergence concrète, au niveau parlementaire, sur un point précis. Je pense que c’est ce qui va se passer dans l’avenir : au fur et à mesure que Macron va avancer et déployer son agenda de réformes, une opposition va se cristalliser dans laquelle on retrouvera les différentes familles de la gauche. C’est vrai au Parlement, ce sera vrai également dans la société. L’unité ne se décrète pas, elle se construit. Elle se construit dans les luttes, qu’elles soient locales ou nationales. Cela pourra commencer avec l’université, mais aussi avec l’hôpital public, la réforme de l’assurance-chômage ou de l’assurance-maladie… Il est alors possible qu’on assiste à la naissance d’un front commun qui rassemblera de plus en plus largement au fil du quinquennat. Pour cela, il faut savoir être disposé au dialogue avec toutes les forces de gauche. Il est donc urgent que nous, socialistes, soyons clairs quant à notre rapport à Macron : c’est l’un des enjeux du quinquennat.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL