« Le gaullisme social a aujourd’hui encore une audience » – Entretien avec Pierre Manenti

CDG gaullisme social
Pierre Manenti, Histoire du gaullisme social, Perrin, 2021 / Ed. LHB

L’opposition d’une partie des députés Les Républicains au projet de réforme des retraites porté par le gouvernement a fait rejaillir dans le débat public une expression aux contours flous, et pourtant récurrente : le gaullisme social. Quelle définition donner à ce concept qui a traversé plus d’un demi-siècle de vie politique ? Le général de Gaulle lui-même avait-il théorisé ce courant ? Quelle est d’ailleurs la part de réalité et celle du mythe derrière l’action « sociale » du Général ? Auteur d’une Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021), Pierre Manenti, conseiller politique, retrace la généalogie et l’héritage de cette tradition politique qui a marqué la IVe et la Ve République de son empreinte. Des « gaullistes sociaux » aux « gaullistes de gauche », cette histoire ne se résume pas à quelques trajectoires individuelles. Au contraire, elle s’est traduite, selon l’auteur, dans des organisations politiques et syndicales qui ont cherché à reconcilier Capital et travail auprès du monde ouvrier, tout en défendant l’héritage du Conseil national de la Résistance. Au risque de servir de caution de gauche aux tendances plus conservatrices du gaullisme ? Entretien réalisé par Léo Rosell et retranscrit par Guillemette Magnin.

LVSL – Qu’est-ce qui est à l’origine de votre intérêt pour la figure du général de Gaulle et pour son héritage politique ? 

Pierre Manenti – Pendant mes études à l’École normale supérieure, j’ai étudié et exploré le mandat du général de Gaulle, président de la République, de 1958 à 1969. Dans ce cadre, j’ai beaucoup travaillé sur les archives de la Fondation Charles-de-Gaulle et de l’Institut Georges-Pompidou. J’ai découvert que, contrairement à l’idée que je m’en faisais, il n’y avait pas un gaullisme monolithique, un chef indiscuté avec un parti encadré et rigide, mais en réalité des gaullismes, des personnalités diverses, parfois voire souvent opposées entre elles. Le parti gaulliste était en effet composé d’hommes de droite mais aussi d’hommes de gauche, ceux qu’on a appelé les tenants du gaullisme social. Tout ce petit monde était réuni par sa fidélité au général de Gaulle, tout en ayant des pensées radicalement différentes sur l’économie ou la société.

Il se trouve par ailleurs qu’en 2020, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, a fait sa première interview télévisée en se présentant comme un « gaulliste social ». Le lendemain, la presse a unanimement salué son positionnement politique, parce qu’alliant le meilleur de la droite, le gaullisme, et l’esprit de la gauche, celui des luttes sociales. Ce qui est incroyable, c’est que le gaullisme social est donc passé d’une chapelle politique du gaullisme à un mot-valise de la vie politique française, une sorte d’équilibre politique parfait.

À ce compte-là, de nombreux centristes pourraient se revendiquer du gaullisme social, alors que pour les hommes de gauche engagés dans l’aventure gaulliste, il s’agissait de construire un véritable « socialisme gaulliste ». Il manquait donc un travail d’historien pour rappeler l’origine de la pensée sociale du général de Gaulle, l’histoire politique de ses partis et mouvements, ainsi que la place des hommes de gauche dans cette aventure et, après sa disparition, la vie de ce courant du gaullisme social qu’ont incarné, tour à tour, René Capitant, Louis Vallon, Philippe Dechartre ou encore Philippe Seguin plus récemment. 

LVSL : À vous écouter, on a l’impression qu’il manque une vraie définition du gaullisme…

C’est vrai. De son vivant, le général de Gaulle s’est toujours refusé à définir le gaullisme. Il n’existe donc pas de définition donnée par le Général lui-même ; ce sont donc ses contemporains, notamment les hommes politiques, ou plus tard les historiens, qui ont construit la définition du mot « gaullisme ». La plupart des commentateurs s’accordent cependant pour dire qu’elle est fondée sur trois éléments invariables.

Le premier élément est le dépassement des clivages politiques au service de l’intérêt de la nation. Le gaullisme un courant politique qui refuse le clivage droite-gauche, le système des partis, la politique politicienne, et qui veut agréger au sein d’un même mouvement des personnalités de droite et de gauche, toutes animées par la volonté de servir leur pays.

Le deuxième élément intrinsèque au gaullisme est la politique de la grandeur, c’est-à-dire l’idée que le gaulliste doit contribuer à faire rayonner la France à l’international, notamment à travers de la défense des valeurs des Lumières, de la Révolution et du Conseil national de la Résistance (CNR). Il doit porter avec noblesse ces valeurs inhérentes à l’identité française. Dans cette politique de grandeur, il y a aussi la défense de la francophonie, de l’identité française, dit autrement l’idée d’une France éternelle.

L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste.

Le troisième et dernier élément, qui est pour moi inscrit dans l’ADN du gaullisme, c’est le combat en faveur du progrès social. Le gaullisme s’est toujours soucié des plus faibles, des plus nécessiteux, de ceux qui en ont besoin. L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste, participationniste et libéral, au sens où le libéralisme, contrairement au capitalisme, implique une intervention de l’État pour corriger les défaillances du marché.

LVSL : Quelle est la part du général de Gaulle dans tout cela ? Quelle définition donne-t-il du gaullisme social ?

Charles de Gaulle est d’abord un homme du XIXe siècle – il est né en 1890. Il a été très marqué par l’éducation de son père et de son oncle, tous deux imprégnés du catholicisme social. Avec eux, il a acquis la conviction que l’homme politique a un rôle social. Dans la bibliothèque du général de Gaulle, il y a également un livre du maréchal Lyautey sur le rôle social de l’officier. Charles de Gaulle a été très influencé par ce livre et par l’idée que le militaire a un rôle dans l’organisation de la société et de ses solidarités. Pour lui, la dimension de fraternité catholique est très importante dans la construction du corps social. Sa foi a donc nourri sa pensée politique.  

Pour répondre à votre question, si l’on s’en tient à la définition la plus simple, le gaullisme désigne l’action et la pensée du général de Gaulle. Pour la pensée, il existe dix-neuf tomes de lettres, notes et carnets qui permettent d’étudier la doctrine politique du Général, sans compter ses très nombreuses archives. Pour l’action, c’est la manière dont il a mis en œuvre cette pensée au contact de la réalité, pendant la guerre, sous la IVe et la Ve République. 

La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

La première fois que le général de Gaulle a développeé cette pensée politique, il était à Londres, en 1940. Il avait déjà cinquante ans et avait été, jusque-là, un militaire, un tacticien, un stratège, mais pas un homme politique. La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

On demande alors au général de Gaulle quelle serait sa doctrine politique s’il devait demain gouverner le pays libéré. D’où l’émergence, à ce moment donné de l’histoire, d’un des premiers discours politiques du Général à Oxford, le 25 novembre 1941. Dans ce discours, il développe trois idées fondamentales qui caractérisent le gaullisme et plus particulièrement sa dimension sociale.

La première idée, c’est de faire attention aux effets de la mécanisation de l’économie. On est à l’époque du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, dans lequel le héros est écrasé par la roue de la machine. Il y a une inquiétude réelle sur la place du travailleur dans l’usine et il faut veiller à ce que la machine ne le détruise pas. La seconde idée concerne la société à rebâtir. Il faut tout faire pour que cette société épanouisse l’ouvrier et le détourne des totalitarismes. La troisième idée est qu’il faut être capable de penser à long terme, aussi bien dans sa vision de l’économie que de la politique. L’homme politique doit être capable de se projeter à vingt ou trente ans, de faire les choix difficiles, qui s’imposent pour la survie du pays.

LVSL – Qu’est-ce qui distingue alors le gaullisme social des autres courants du gaullisme? 

P. M. – Dans l’aventure de la France libre, qui pose les prémices du gaullisme social, il y a évidemment des tendances, des grandes idées qui se sont dégagées au fur et à mesure des débats politiques, mais c’est véritablement lors de l’épopée du Rassemblement du peuple français (RPF), le parti animé par le général de Gaulle de 1947 à 1954-55, que les différentes écuries politiques du gaullisme se sont construites, avec leurs personnalités et leurs chefs.

Il y a d’abord le gaullisme anticommuniste, avec notamment André Malraux, qui est conduit avant toute chose par le rejet du modèle soviétique et la « peur du rouge ». Il y a ensuite le gaullisme social, qui est persuadé que pour lutter contre cette ascension du modèle soviétique, il faut aller parler aux ouvriers, aux travailleurs, dans les usines, donc il faut un gaullisme social et populaire pour convaincre les classes ouvrières de la justesse du gaullisme. Puis, au fil des années, la IVe République connaît une crise économique sans précédent et se développe alors un gaullisme libéral, qui épouse l’esprit de libéralisation et modernisation de l’économie française.

La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique.

Ces différentes chapelles sont en concurrence auprès du général de Gaulle, qui va soutenir tantôt les unes, tantôt les autres, et les rendre plus ou moins influentes au gré de son humeur et de l’actualité nationale. La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long (dès la France libre et jusqu’aux jours les plus récents) et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique (qui se manifeste notamment via le financement de leur journal sur les deniers personnels du Général).

Après la disparition du général de Gaulle, un gaullisme orthodoxe et conservateur émerge autour de Pierre Messmer et d’Hubert Germain [le dernier Compagnon de la Libération, NDLR]. Ces deux hommes veulent préserver le gaullisme des origines et s’inquiètent d’éventuels dévoiements. Chacun se revendique alors d’être le plus légitime dans son discours gaulliste : c’est le combat qui oppose Georges Pompidou, président de la République, et les barons du gaullisme (Chaban-Delmas, Debré, Frey).

LVSL – L’un des mythes fondateurs du gaullisme social est l’application du programme du CNR à la Libération, en particulier la mise en place de la Sécurité sociale. Certains ont même parlé d’un « gaullo-communisme » pour qualifier cette période. Souscrivez-vous à cette thèse, qui semble évacuer la grande conflictualité qu’il y avait à cette époque, entre gaullistes et communistes ? 

P. M. – Sur la question de la Sécurité sociale ou des comités d’entreprise, qui sont deux grandes réformes mises en place à la Libération, l’empreinte du général de Gaulle est très forte. Sans le général de Gaulle, cela n’aurait pas pu se faire. Néanmoins, il a travaillé dans le cadre d’un gouvernement de coalition, d’abord avec la gauche socialiste puis avec la gauche communiste, après les élections d’octobre 1945. Avant l’entrée des communistes au gouvernement, Charles de Gaulle défend le comité d’entreprise, que les communistes rejettent à l’Assemblée nationale. Après les élections législatives, il les fait entrer dans son gouvernement et c’est seulement à partir de ce moment que les communistes se mettent à défendre cette idée.

[Sur la Sécurité sociale], de Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire.

Il y a donc une forme de captation et de réappropriation politique par les communistes de cet acquis gaulliste de la Libération. Quant au modèle de Sécurité sociale, il est vrai que la vision du général de Gaulle était encore très marquée par le paternalisme, issu du grand courant du catholicisme social. Le retrait progressif du Général des affaires politiques en novembre-décembre 1945, puis son départ du pouvoir en janvier 1946, ont conduit à l’émergence d’un modèle de Sécurité sociale qui n’est peut-être pas celui que de Gaulle aurait voulu mettre en place. 

C’est donc à la fois la volonté politique initiale du général de Gaulle de porter ces réformes et leur reprise puis leur transformation par la gauche communiste et socialiste – plus ambitieuses que le projet initial – qui ont permis l’émergence du modèle que l’on connaît aujourd’hui. De Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire sur de ces réformes. 

Paradoxalement, à partir de 1947, l’argument massue du général Gaulle dans sa lutte pour revenir au pouvoir est celui de la participation des ouvriers à la gouvernance des entreprises et au partage de ses résultats. C’est une sorte de « match retour » pour le Général, qui a beaucoup évolué sur ces questions dans l’intervalle. On parle d’ailleurs parfois, pour désigner le gaullisme, d’une politique de circonstances, c’est-à-dire de grands principes qui doivent être appliqués selon les circonstances. C’est une forme de realpolitik

LVSL – Vous montrez l’importance du catholicisme social dans la pensée de Charles de Gaulle, en même temps que des visées stratégiques. C’est la fameuse phrase que vous utilisez, « homme de droite par conviction et homme de gauche par nécessité de l’action »…

P. M. – Tout à fait. Pourquoi Charles de Gaulle développe-t-il ce discours social ? Parce qu’en 1941, alors qu’il est à Londres, certains Français libres le soutiennent mais d’autres s’inquiètent du régime qu’il pourrait mettre en place dans la France libérée. L’amiral Muselier, grand-père de Renaud Muselier, fait ainsi partie de ces gens, plutôt marqués à gauche, qui s’inquiètent de ce que le Général pourrait faire après la guerre. Les Anglais, les Américains mais aussi beaucoup de socialistes français réfugiés à Londres le voient comme un militaire de droite, conservateur, donc dangereux par définition. Certains journaux français le qualifient même de fasciste. De Gaulle comprend rapidement qu’il a besoin de développer un discours social pour parler au peuple de gauche. C’est quelqu’un qui est fondamentalement, par son éducation et son milieu d’origine, un homme de droite, mais qui va développer un discours de gauche, par la politique et le besoin de rassemblement des Français. 

Pourquoi Charles de Gaulle encourage-t-il l’émergence d’un gaullisme social sous la IVe République ? Parce qu’il existe alors deux partis de droite, le Parti républicain de la liberté (PRL), qui s’est construit sur les débris de la droite d’après-guerre, et le Mouvement républicain populaire (MRP), qui incarne une droite chrétienne et humaniste. Le général de Gaulle se dit qu’il doit aller chercher les ouvriers, en développant un discours sur la condition sociale et le statut des travailleurs afin d’installer son parti, le RPF, dans le paysage politique d’après-guerre ; c’est donc une stratégie politique, nourrie par une conviction intime sur le sens de la nation et de la République. 

Si je vais plus loin : pourquoi y a-t-il un sursaut du gaullisme social sous le mandat présidentiel de Charles de Gaulle ? De 1958 à 1965, les avancées du gaullisme social sont très mineures et les premières tentatives du Général en faveur de l’intéressement sont un échec, en raison de l’hostilité de son entourage comme du patronat. Lors de l’élection présidentielle de 1965, le général de Gaulle est mis en ballotage, alors même qu’il pensait être élu dès le premier tour. Il avait refusé de faire des entretiens avec des journalistes et il finit par accepter, sous la pression de Jacques Foccart, face au risque d’être défait. Il fait alors trois entretiens avec Michel Droit, qui sont entrés dans la légende.

En janvier 1966, lorsque Charles de Gaulle réélu reconduit Georges Pompidou à Matignon, il prend cependant la décision de rappeler Michel Debré dans son gouvernement. C’est le retour d’une certaine tradition gaulliste, dit autrement la victoire des anciens face aux modernes. C’est aussi la fin de la parenthèse libérale conduite par Pompidou entre 1962 et 1965. C’est dans ce contexte que le général de Gaulle relance la réforme de la participation avec plusieurs lois successives, mais surtout un grand référendum, en 1969, sur la participation à la gouvernance des entreprises, des universités, de la vie politique, etc. Ce que de Gaulle recherche, c’est un modèle d’association du Capital et du travail, un modèle paritaire, dans lequel chacun est reconnu pour son apport à une œuvre commune.

Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a une stratégie politique et une inquiétude sociale.

Il ne faut pas oublier qu’il y a, chez de Gaulle et les gaullistes, la peur de l’insurrection communiste. On pense aux grandes grèves de 1947-1948, à la peur du rouge dans l’après-guerre, aux menaces de la rue en 1968, etc. Tout cela se construit et s’exprime dans un contexte de Guerre froide, où l’Union soviétique est une menace réelle pour les démocraties occidentales. Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a donc une stratégie politique – aller chercher le vote ouvrier avec un discours de rassemblement du pays pour dépasser les clivages – et une inquiétude sociale – si on ne partage pas suffisamment, le pays explosera et une révolution pourrait alors s’emparer du pouvoir. 

LVSL – Vous expliquez cependant que le courant du gaullisme social a toujours été assez minoritaire, au point d’apparaître à certains moments comme une caution politique pour une doctrine plus autoritaire et conservatrice. 

P. M. – Oui, c’est particulièrement vrai dans l’aventure du RPF [entre 1947 et 1955], où les grands cadres du parti étaient des hommes plutôt anticommunistes et conservateurs, peu portés sur la question sociale. Le parti était alors sous l’influence d’hommes de droite. Pourtant, certains militants, comme Jacques Baumel ou Yvon Morandat, sont parvenus à convaincre le général de Gaulle de créer un syndicat gaulliste, l’Action ouvrière. Son existence permet alors une forme d’équilibre politique au sein de la famille gaulliste et fait taire certaines accusations sur le positionnement très à droite du RPF.

Il faut rappeler qu’avant que le RPF ne soit créé en 1947, il y avait eu un autre mouvement gaulliste, créé en 1946 à l’initiative de René Capitant, qui s’appelait l’Union gaulliste et qui avait servi de ballon d’essai. Très vite pourtant, le général de Gaulle s’était aperçu que cette Union gaulliste ne marchait pas, car elle était devenue un rassemblement hétéroclite de gens d’extrême-droite, qui venaient de la droite autoritaire et qui tentaient de « se recycler ». De ce point de vue, dans l’aventure du RPF, l’Action ouvrière et le gaullisme social ont donc servi de caution pour replacer le gaullisme au centre de l’échiquier politique. 

Par la suite, notamment après la mise en sommeil du RPF, le gaullisme social a pris son indépendance du reste du parti gaulliste : plusieurs clubs et mouvements ont ainsi existé entre 1955 et 1958, puis différents partis se sont structurés comme le Centre de la Réforme républicaine (CRR) en 1958 ou l’Union démocratique du travail (UDT) entre 1959 et 1962. C’est peut-être d’ailleurs le grand échec politique de Philippe Seguin, qui a voulu ressusciter le gaullisme social non pas comme un mouvement autonome mais comme une composante du RPR chiraquien. Il a voulu faire percer le gaullisme social au sein de la famille chiraquienne.

Or, à partir de 1969 et plus encore à partir de 1974, il y a une rupture au sein de la famille gaulliste, car les héritiers du gaullisme social estiment que la défense du gaullisme n’est ni avec Georges Pompidou, ni avec Valéry Giscard d’Estaing, ni même avec Jacques Chirac, mais qu’elle est à gauche, quitte à travailler avec les ennemis d’hier. Jean Charbonnel ou Léo Hamon, tous les deux des anciens ministres, vont ainsi œuvrer directement avec la gauche socialiste de François Mitterrand. Ce moment marque, pour moi, la rupture entre les gaullistes sociaux et les gaullistes de gauche, les premiers cherchant à faire vivre une droite sociale, les seconds ralliant les partis de la gauche socialiste et communiste.

Les gaullistes de gauche vont, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travailler main dans la main avec la gauche.

Au contraire, à partir de 1978-1981, un mouvement inverse s’opère. Certains gaullistes de gauche vont revenir dans le giron du RPR chiraquien, notamment à l’occasion des élections européennes de 1979, et vont donc redevenir des tenants de la droite sociale. D’autres vont néanmoins définitivement décrocher, comme Michel Jobert, ancien ministre de Pompidou, qui devient ministre de Mitterrand. Ces deux familles, issues de la vision sociale du général de Gaulle, coexistent pendant de nombreux années… Les gaullistes sociaux font vivre l’idée d’une droite sociale et populaire au sein de la famille gaulliste puis chiraquienne ; tandis que les gaullistes de gauche, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travaillent main dans la main avec la gauche. Ce sont eux que l’on retrouve, en 2002, autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement. 

LVSL – Certains observateurs, tel que l’historien Grey Anderson, ont décrit le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 comme un coup d’État, dans un contexte de guerre civile. Que pensez-vous de cette analyse ? 

P. M. – Je ne pense pas qu’on puisse qualifier le retour au pouvoir du général de Gaulle de coup d’État, mais il est vrai que la crainte d’un coup de force militaire a indéniablement pesé sur les conditions de son accession aux responsabilités en mai 1958. De Gaulle s’est toujours tenu à l’écart des tractations avec les militaires de l’Algérie française, ce qui n’est pas le cas de tous les gaullistes, notamment son premier cercle, ainsi Jacques Foccart et Olivier Guichard.

Le général de Gaulle ne pouvait pas non plus ignorer la volonté qu’avaient les pieds-noirs et l’armée d’Algérie de le voir revenir au pouvoir, ni même les agissements de son entourage. Au moment où le gouvernement de Salut public est proclamé à Alger, le Général profite donc de la situation pour mettre la pression sur l’écosystème politique métropolitain et pour être choisi non seulement comme dernier président du Conseil mais aussi pour obtenir les pleins pouvoirs au début du mois de juin 1958.

Je dirais donc que de Gaulle n’a pas organisé de coup d’État militaire, mais qu’il a profité d’un climat général d’angoisse politique, vis-à-vis de la possibilité d’un tel coup d’État, pour accéder au pouvoir. 

LVSL – En-dehors de ce que vous appelez la « valeur refuge » que constitue le gaullisme dans une partie très importante du champ politique français, quel est, selon vous, l’héritage du gaullisme aujourd’hui, et en particulier du gaullisme social ? 

P. M. – Ce qui est très intéressant, c’est que lorsque le général de Gaulle est décédé en 1970, la question de savoir s’il existait encore un gaullisme s’est immédiatement posée. Or elle n’a jamais été résolue depuis. Si l’on reprend la définition de la pensée gaulliste apportée dans mes réponses précédentes, y a-t-il eu une continuité à travers d’autres figures politiques ? On peut bien sûr penser aux barons du gaullisme, avec la candidature de Chaban-Delmas en 1974 ou celle de Michel Debré en 1981.

Pour rappel, on parle généralement de six barons du gaullisme : Chaban-Delmas, Debré, Foccart, Frey, Guichard et Palewski. Pourquoi ces six hommes sont-ils considérés comme des barons du gaullisme ? Parce qu’ils étaient des hommes qui parlaient au nom du général de Gaulle et au général de Gaulle. Ils étaient parmi les rares personnes capables de lui tenir tête. Ils déjeunaient régulièrement ensemble, à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain. À partir de là, est né une sorte de mythe selon lequel ils seraient les grands décideurs du régime. Dans la vie quotidienne du parti, le Général se refusant aux bases œuvres de la vie politique, les barons du gaullisme étaient en effet les animateurs du gaullisme politique. 

Puis, au fur et à mesure de la disparition des barons, disparition politique ou personnelle, d’autres ont essayé de reprendre cet étendard et ce rôle au sein de la famille gaulliste comme Pierre Lefranc (fondateur de l’Institut Charles-de-Gaulle en 1971) ou encore des anciens Premiers ministres comme Maurice Couve de Murville ou Pierre Messmer. Ces nouveaux barons ont cherché à faire vivre le gaullisme après de Gaulle. Dans des temps les plus récents, d’autres figures se sont imposées comme les derniers gardiens du temple du gaullisme, comme Albin Chalandon qui, en 1986, était le seul ministre du général de Gaulle à servir dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. Il apportait alors une caution politique importante mais aussi un témoignage de la survivance du gaullisme, comme je le raconte dans mon livre [NDLR : Albin Chalandon, Le dernier baron du gaullisme, Perrin, 2023].

L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle

De là, une question demeure. Les derniers grands représentants du gaullisme ayant disparu, existent-ils encore des gens légitimes en France pour porter cette parole politique ? Je suis persuadé que le gaullisme est un ensemble de grands principes qui ont encore toute leur légitimité et leur vitalité dans la France contemporaine. L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle, qu’il s’agisse d’Anne Hidalgo qui s’est rendue à Colombey-les-Deux-Églises ou de Marine Le Pen qui l’a célébré à Bayeux, d’Éric Zemmour qui a utilisé la référence au discours du 18-juin dans son clip de campagne, d’Emmanuel Macron qui a appelé à voter pour lui des sociaux-démocrates aux gaullistes, ou encore de Valérie Pécresse, qui se présentait comme une gaulliste sociale et libérale.

Alors pourquoi cette appropriation politique unanime du terme de « gaullisme » ? Parce que les grands principes du gaullisme sont devenus transpartisans. De Gaulle et le gaullisme sont désormais plus que des notions politiques, ce sont des concepts historiques. Qui se souvient en effet des tensions politiques inhérentes à l’époque de général de Gaulle, exception faite des événements de mai 1968 ? En revanche, on se souvient tous du héros de la France libre, de celui qui, après avoir relevé le pays, a voulu réconcilier la droite et la gauche, bref de la figure de rassemblement. 

J’ajouterais que lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il est persuadé qu’il est légitime pour parler à la droite, mais aussi à la gauche, et que ce qu’il entreprend devrait avoir son soutien. Il est donc écœuré de voir que la gauche, derrière François Mitterrand (qui publie Le coup d’État permanent en 1964), refuse de le soutenir pour ce qu’il estime être une histoire de politique politicienne. Il confie d’ailleurs à un proche : « La gauche se réclamera de moi lorsque je serai mort », ce qui est une manière de dire que son différend avec la gauche est uniquement personnel. Tout cela lui semble contraire à l’intérêt du pays ; c’est le fameux « régime des partis », qu’il abhorre et contre lequel il s’est battu toute sa vie. 

LVSL – Qu’est devenu le gaullisme après de Gaulle ? Vous parlez beaucoup du gaullisme social mais vous écrivez aussi qu’il existe aussi un gaullisme néolibéral et européen, ce qui peut sembler antithétique… 

P. M. – Le gaullisme néolibéral, qu’on présente aussi parfois comme un néo-gaullisme, est l’héritier des politiques libérales menées par le général de Gaulle en 1958-1959, au moment de la réforme Pinay-Rueff de l’économie française. Il s’enracine, en 1962, avec l’arrivée de Georges Pompidou à Matignon.  

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme.

Quant au gaullisme européen, il faut rappeler que le général de Gaulle n’est pas contre l’Europe ; il est pour l’Europe des nations. Mais lui-même évolue au cours de son mandat. À la fin de sa vie, en 1969, il a ainsi des entretiens avec l’ambassadeur britannique Soames et lui confie : « Je suis prêt à faire entrer l’Angleterre dans une certaine Europe, telle que je l’ai imaginée ». Ce changement de pied explique qu’il y a, dans la famille gaulliste, un courant pro-européen, avec Jacques Chaban-Delmas, par exemple, partisan de l’accord de Maastricht, et à l’opposé, un courant souverainiste, dans lequel on retrouve Philippe Séguin ou Charles Pasqua, défenseurs de l’Europe des nations. 

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme. Je suis persuadé que le gaullisme social, qui est à la fois un discours souverainiste d’exaltation de la nation française et en même temps un discours de lutte contre la fracture sociale, a aujourd’hui encore une audience particulière mais aussi une légitimité forte.

L’usage et la captation du « gaullisme social », comme mot-valise du parfait équilibre entre la droite et la gauche, est donc évidemment politique. C’est une expression qui répond aux nécessités d’une époque où les Français, après avoir goûté à la globalisation, recherchent un État qui protège face aux crises comme aux marchés concurrentiels, et en même temps, un État qui préserve leur identité, leurs particularismes, face à une sorte d’uniformité culturelle, économique, sociale, qu’on cherche à nous imposer.

Alors faut-il préserver, coûte que coûte, les particularités françaises ? Ou faut-il, au contraire, rechercher l’efficacité en allant vers le copier-coller de modèles étrangers ? Je crois que, dans ce débat, le discours gaulliste résonne de manière particulièrement évidente aujourd’hui : volonté de dépasser les clivages politiques, souci de la grandeur du pays et de la défense de son modèle si unique, mais aussi recherche d’une concorde sociale, qui soit le ferment de l’unité nationale, il y a là un véritable programme politique ! 


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Parti de la patrie et Général de gauche : qu’en fut-il du gaullo-communisme?

Caricature anti-gaullo-communiste, par Pinatel (1968)

À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.

Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983. Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.

Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.

Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.

Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.

Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».

La généalogie noire d’une étiquette : de Giraud à Onfray

Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.

D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre (Mauriac sous De Gaulle, 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.

À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.

C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme, est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.

Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.

Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.

Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.

Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire, patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :

« Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »

Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.

Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » (Libération, 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes, avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » (Slate, 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » (Esprit, juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).

Le gaullo-communisme comme champ de forces hégémonique

Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.

Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.

Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.

Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.

Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.

Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.

Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.

La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.

La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.

En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.

Une politique gaullo-communiste ?

Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.

À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.

D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.

Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.

Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».

Le gaullo-communisme : alliage mystique ?

À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.

Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.

Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».

Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.

Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.

Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».

Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».

Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?

Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis, pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.

C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».

Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.

Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli, donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.


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