Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

Importations de gaz de schiste en Europe : nouvelle dépendance létale pour le climat

Un navire transportant du gaz naturel liquéfié (GNL). © Venti Views

L’année 2023 s’est terminée avec la COP28 de Dubaï, dont l’une des lignes directrices principales était la sortie des énergies fossiles. Cet objectif est contrecarré les importations croissantes de gaz de schiste en Europe – sous la forme de Gaz naturel liquéfié (GNL) -, en pleine expansion depuis le conflit ukrainien. Sa nocivité climatique concurrence celle du charbon. Tandis qu’une série d’acteurs privés, notamment américains, s’enrichissent par ces ventes, l’Union européenne multiplie les renoncements en matière de transition énergétique.

Article originellement publié sur le site de notre partenaire Lava Media.

Il était une fois l’histoire d’une énergie fossile trop chère et jugée incompatible avec les objectifs climatiques mais qui, en l’espace de quelques années, est devenue une énergie d’avenir. À tel point qu’on signe des contrats d’importation sur trente ans à plusieurs milliards d’euros. Ce récit est celui du gaz de schiste des États-Unis – qui établit à quel leur hégémonie sur le Vieux continent constitue une menace pour le climat.

En réalité, ce pays est assez pauvre en gaz naturel « facile » à trouver dans le sol, celui qu’on appelle conventionnel. Par contre, il possède d’importantes réserves de gaz plus difficile à extraire, et donc beaucoup plus cher, que l’on nomme non conventionnel, et dont le plus connu est le gaz de schiste. Celui-ci nécessite l’utilisation de technologies lourdes comme la fracturation hydraulique pour fissurer les roches de schiste dans lesquelles le gaz est contenu.

Lors de la fracturation de la roche visant à extraire le gaz de schiste, des pertes de méthane – au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes.

À partir des années 70, le gaz de schiste a commencé à être extrait par quelques petites compagnies qui osaient investir dans cette exploitation risquée. Cette production, restée marginale aux États-Unis jusqu’au début des années 2000, a connu un véritable essor en 2008 grâce à Wall Street. Pour éteindre l’incendie de la crise des subprimes, une politique de quantitative easing consistant à inonder l’économie américaine de millier de milliards de dollars a été rapidement mise en place. Cet argent « gratuit » à disposition des entreprises a permis au privé d’investir massivement dans des technologies jugées risquées, comme celles de l’exploitation du gaz de schiste.

Choc des empires et crise climatique

Ainsi, les États-Unis sont passés de plus gros pays importateur de gaz à l’autosuffisance en la matière, grâce à une production de gaz de schiste qui a été multipliée par 12 entre les années 2000 et 2010. Sans cet argent facile octroyé par l’État, l’essor de cette exploitation fossile n’aurait sans doute pas eu lieu. Ayant produit du gaz en surplus par rapport à leurs besoins domestiques, les États-Unis ont cherché à l’exporter. Mais ils ont été confrontés à trois problèmes de taille. Le premier réside dans le prix plus élevé du gaz de schiste sur le marché par rapport au gaz conventionnel. Le deuxième, dans la mauvaise presse au plan climatique et environnemental qui accompagne cette énergie. Le troisième, les contraintes en termes de transport.

Acheminer du gaz depuis les puits du Texas jusqu’à nos logements : tel fut le premier défi à relever. Le moyen de transport le plus simple et donc le moins cher est de garder cette énergie sous forme de gaz et de la déplacer par d’immenses gazoducs. C’est de cette manière que le gaz russe était importé en Europe – notamment via Nord Stream, saboté en septembre 2022. Les gazoducs ne nécessitent pas d’infrastructure de transformation majeure entre la production et la consommation, le gaz naturel une fois importé pouvant être directement introduit dans le réseau.

L’autre technologie de transport est celle du Gaz naturel liquéfié (GNL) qui consiste à refroidir et compresser le gaz naturel pour le rendre liquide. Ensuite, il est embarqué dans des bateaux spécialisés – méthaniers – jusqu’au client pour y être décompressé et injecté dans le réseau de distribution. Contrairement aux gazoducs, le GNL peut donc être transporté dans le monde entier. La contrainte est de disposer de terminaux de compression et décompression du gaz aux points de départ et d’arrivée et de méthaniers. Ce qui ne compte pas pour rien dans la facture du GNL, puisqu’il n’existe pas de gazoduc qui traverse l’Atlantique ou encore le Pacifique. La solution était donc d’utiliser le GNL pour les exportations de gaz étasunien en développant des terminaux sur les côtes.

La deuxième épine dans les pieds pour vendre ce GNL est d’ordre environnemental et climatique : l’impact en la matière du gaz de schiste est bien documenté par de nombreuses recherches scientifiques et ONG. La fracturation hydraulique nécessite en effet l’utilisation d’une grande quantité d’eau ainsi que de produits chimiques. Elle cause des pollutions majeures au niveau des nappes phréatiques et des écosystèmes marins. L’exploitation de gaz de schiste va même jusqu’à provoquer des séismes. Ces phénomènes ont déjà des effets concrets sur la santé de milliers d’individus.

C’est par exemple le cas pour les 420.000 personnes exposées aux émissions toxiques des forages de gaz de schiste de TotalEnergies au Texas. Les habitants s’organisent depuis des années contre la mise en place de puits de forage à quelques mètres de crèches et d’écoles publiques qui provoquent de nombreux symptômes de vertiges, maux de têtes ou encore saignements de nez. En plus des impacts environnementaux, l’exploitation du gaz de schiste accroît le réchauffement climatique. Lors de la fracturation de la roche, des pertes de méthane – gaz à effet de serre au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes. Que l’on ajoute à cela la quantité d’énergie nécessaire à l’extraction de ce gaz, et l’on pourra estimer qu’il est jusqu’à deux fois plus néfaste que le gaz conventionnel. Au point d’avoir un impact climatique… plus mauvais encore que le charbon.

L’abandon de cette énergie fossile avait été érigée en priorité par la COP28. C’est une grande victoire des producteurs de gaz – et donc des États-Unis – d’avoir fait reconnaître le gaz comme une « énergie de transition » pour remplacer le charbon. « L’expert » en énergie de Bloomberg, Javier Blas, avait déclaré, euphorique : « Ne parlons plus de Gaz naturel liquifié mais bien de Carburant liquifié de transition ». Les mots sont fleuris, mais la réalité demeure : si le GNL est une énergie de transition, celle-ci nous achemine vers des énergies plus polluantes que les précédentes.

Malgré son impact climatique et environnemental désastreux, les profits gigantesques qu’engendre à présent le gaz de schiste pour les producteurs américains justifient son exploitation croissante. Une trajectoire en rupture complète avec les impératifs de transition climatique, qui nécessiterait de cesser net tout investissement dans les énergies fossiles, si l’on en croit l’Agence internationale de l’énergie (IEA). La même agence signale que dès 2030, les États-Unis à eux seuls seraient responsables du dépassement des volumes mondiaux de GNL estimés acceptables dans les scénarios permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C…

Il restait aux producteurs à trouver un client fidèle pour ce gaz. Or, les acheteurs européens ne voulaient pas de cette énergie plus chère que le gaz issus de Norvège ou de Russie – à l’image environnementale désastreuse qui plus est. Ce, avant le 24 février 2022…

Nouvelle ruée vers l’or pour les géants du gaz

L’Europe est fortement dépendante pour son approvisionnement en gaz. En 2021, elle importait 83% de son gaz naturel. Jusqu’en 2021, ses importations étaient issues pour près de la moitié de Russie. Ce choix était notamment justifié par le faible coût de ce gaz abondant et acheminé par gazoduc. De son côté, Gazprom, la compagnie publique russe qui a le monopole sur les exportations de gaz, effectuait un lobbying intense auprès des autorités européennes. À titre d’exemple, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder avait été engagé comme représentant de commerce par l’entreprise russe…

Le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie devait brutalement mettre fin à cette configuration. Les Européens ont alors tenté de se passer au plus vite du gaz russe. Ainsi, en novembre 2022, la part d’importation de Russie du gaz européen n’était plus que de 12,9%, alors qu’elle était de 51,9% une année plus tôt. Si près de 40% de l’approvisionnement en gaz était manquant sans qu’aucune pénurie significative fasse son apparition, c’est qu’une autre source avait remplacé la précédente… Les États-Unis et leurs compagnies gazières sont les premiers profiteurs, et de loin. Comme l’explique un article du magazine Forbes, les exportations de gaz des États-Unis vers l’UE sont devenues une nouvelle ruée vers l’or. Ainsi, entre 2021 et 2022, les exportations de gaz des États-Unis vers l’Europe ont augmenté de 119%, faisant de l’Europe le premier marché d’exportation.

Cette hausse s’est poursuivie en 2023. Cette nouvelle donne constitue une victoire pour les géants du gaz américain. Depuis plusieurs années, les autorités américaines font pression pour ouvrir le marché européen à leurs exportations. D’abord en soutenant la libéralisation du marché du gaz européen pour casser les contrats d’approvisionnement à long terme avec la Russie ou la Norvège. Ensuite, sous Donald Trump puis Joe Biden, en sanctionnant les entreprises qui participaient à la construction de nouveaux gazoducs reliant la Russie à l’UE. La diplomatie américaine a été particulièrement active, notamment en Europe de l’Est, pour retourner la situation en sa faveur.

Autre manifestation de ce lobbying : lors du huitième Conseil de l’énergie entre les États-Unis et la Commission Européenne en 2018, son président Jean-Claude Juncker avait convenu avec Donald Trump de renforcer la coopération stratégique entre les deux parties en matière énergétique. L’objectif étant d’accroître les importations de GNL au nom de la sécurité énergétique européenne.

L’Europe, de son côté, encouragée par les géants du secteur et par les États-Unis, y a vu une échappatoire à la crise du gaz russe. En développant de nouveaux terminaux de GNL dans ses ports, elle escomptait réceptionner du gaz issu du reste du monde. Le plan REPowerEU, réponse de l’UE à la crise du gaz, prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Alors qu’il existait 38 terminaux de GNL en Europe en 2021, huit nouveaux terminaux de gaz liquéfié sont aujourd’hui en cours de construction et 38 autres ont été proposés.

Le plan REPowerEU – réponse de l’UE à la crise du gaz – prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Cela équivaut à doubler la capacité d’importation européenne. L’explosion de la demande de GNL alimente aussi les investissements du côté des producteurs. Les experts du secteur estiment que la demande de gaz européenne explique à elle seule l’ensemble de la croissance mondiale des investissements dans la production de GNL.

Volte-face anti-écologiste de l’Union européenne

Pour justifier ces investissements, l’Union européenne avance l’impératif de la sécurité des approvisionnements. Ces nouveaux terminaux seraient nécessaires pour ne pas manquer de gaz en cas de coupure complète des approvisionnements russes. On peut émettre des doutes sur ce récit. Tout d’abord, les terminaux européens actuels ne sont utilisés qu’à hauteur de 60% de leur capacité – il y a donc une marge très large pour accueillir de nouvelles cargaisons de gaz si nécessaires. Si l’Europe respecte ses engagements climatiques, les besoins gaziers, y compris en GNL, devraient commencer à baisser dès 2024, même en tenant compte d’une interruption complète des importations russes. Le risque est donc grand que ces infrastructures soient très au-dessus des capacités effectivement nécessaires.

Suite à la guerre en Ukraine, le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable.

Les entreprises gazières profitent de la situation de crise pour faire approuver en urgence des investissements collectivement inutiles et qui risquent ensuite d’enfermer le continent dans une dépendance longue vis-à-vis d’une source d’énergie polluante. D’ailleurs, toujours au nom de cette crise, plusieurs pays européens ont signé des contrats d’approvisionnement en GNL américain sur 25, voire sur 30 ans. C’est donc au-delà de 2050, date à laquelle nous devrions être complètement sortis des énergies fossiles pour respecter les objectifs climatiques…

Tous les scrupules environnementaux sur le gaz de schiste semblent s’être évanouis. Le 28 février 2022, soit 4 jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Robert Habeck, Vice-chancelier de l’Allemagne déclarait encore fièrement dans la presse : « Il y a différents fournisseurs [de gaz], cela ne doit pas être les États-Unis […] L’UE va se fournir en gaz naturel ailleurs dans le monde, on ne veut pas du gaz issue de la fracturation hydraulique des États-Unis ». Les convictions du Vice-Chancelier n’auront pas survécu six mois. Le 16 août, il annonçait la signature d’un mémorandum pour maximiser l’utilisation des capacités d’importations de GNL du pays…

Les États-Unis récoltent les fruits de leur politique et se repeignent alors en sauveurs. Alors qu’il participait à un sommet de l’UE à Bruxelles en mars 2022, le président américain Joe Biden a annoncé que 15 milliards de mètres cubes de GNL étasunien, devenu entre-temps le Freedom gas, seraient livrés à l’UE pour l’aider à remplacer le gaz russe. Les États-Unis et l’Union européenne ont lancé une « task force commune sur la sécurité énergétique ». Un extrait des textes communs donne une idée des objectifs :

La Commission européenne « travaillera avec les États membres de l’UE pour garantir une demande stable de GNL américain supplémentaire jusqu’en 2030 au moins ». Pour s’assurer de la fidélité de ce nouveau client modèle, les États-Unis ont aussi lancé en novembre 2023 un nouveau train de sanctions, visant les exportations de GNL russe, qui représentent toujours 12% des importations de GNL de l’Europe. Ces sanctions seront même soutenues par l’Union européenne.

Ainsi, l’Union européenne substitue en catastrophe sa dépendance au gaz russe à une autre, aux conséquences environnementales et sociales dramatiques. Ce choix n’est pas le fruit du hasard, ou de la main invisible du marché, mais bien d’un lobbying intense, d’une stratégie en cours depuis une vingtaine d’années. Les États-Unis tirent profit de l’isolement de la Russie et du contexte de nouvelle guerre froide pour inonder le monde avec leur gaz de schiste. Cette nouvelle ruée vers l’or les pousse à développer de manière faramineuse leurs capacités de production de gaz de schiste. Au point qu’ils prévoient de tripler leurs capacités d’exportations d’2030 et ainsi d’écraser la concurrence mondiale…

Ces importations de gaz de schiste se font au prix fort, et ce sont les plus pauvres qui en paient la facture. Suite à la libéralisation du marché du gaz, son prix d’achat est maintenant fixé par les bourses. Or, la guerre en Ukraine en a fait exploser les cours. Le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable. Au pic de la crise, chaque bateau rempli de gaz des États-Unis traversant l’Atlantique pour vendre sa cargaison en Europe rapportait entre 80 et 100 millions de dollars à son propriétaire. 850 bateaux ont fait cette traversée en 2022. De l’or en barre pour les vendeurs de gaz, dont les coûts de production n’ont pas augmenté, mais qui ont pu écouler leur GNL en Europe à un prix bien plus élevé qu’aux États-Unis. Début 2024, les prix européens du gaz restent quatre fois au-dessus du prix américain.

En Europe, la facture mensuelle des importations de gaz est passée d’environ 5 milliard d’euros par mois en 2019 à près de 27 milliards en 2022 au pic de la crise et 12 milliards aujourd’hui. Bien sûr, tous les fournisseurs de gaz à l’Europe en ont profité, de la Norvège au Qatar, en passant par la Russie. Mais avec le tarissement des exportations russes et la montée du GNL américain, les États-Unis se profilent comme le premier profiteur de cette hausse des prix.

Ces profits alimentent la machine du secteur pétrolier. Jusqu’il y a une dizaine d’années, de nombreux experts gaziers estimaient que cette technologie n’avait pas d’avenir, en raison de son bilan environnemental, mais aussi de son coût, plus élevé que celui des forages traditionnels. Ce n’est plus vrai aujourd’hui : la demande renouvelée alimente des prix élevés à l’exportation, tandis que les technologies se sont standardisées et améliorées, faisant baisser fortement les coûts de production du gaz de schiste. Par le jeu des fusions et acquisitions, les plus petites entreprises qui avaient commencé l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis et qui deviennent aujourd’hui très rentables se sont muées en nouveaux géants du secteur, comme ConocoPhillips. D’autres ont été rachetées par les géants « traditionnels » comme ExxonMobil ou Chevron. La production de gaz de schiste représente maintenant un lobby puissant, qui fait pression sur l’administration Biden pour accélérer les procédures d’autorisation de construction de nouveaux puits et de nouveaux terminaux de GNL pour exporter le gaz produit.

Gestion publique, paix et coopération internationale

L’histoire du gaz de schiste américain est une nouvelle démonstration de la contradiction profonde entre le mode de production dominant et les intérêts de la vaste majorité de la planète. Que ce soit l’on parle des travailleurs américains – qui financent par leurs impôts l’exploitation de cette énergie fossile à la place du renouvelable, et en subissent les conséquences environnementales – ou européens forcés de payer des factures hors de prix, les antagonismes d’intérêts sautent aux yeux. Tant que l’une des deux sources fondamentales de développement de nos économies, à savoir l’énergie, sera pilotée par logique de profit à court-terme d’une poignée de multinationales, toute transition énergétique et climatique digne de ce nom peut être renvoyée aux oubliettes. Comme ne cessent de le répéter les climatologues, chaque dixième de degré compte. Dès lors, chaque dixième de dépendance en moins aux énergies fossiles aussi.

De même, le défi climatique à relever est en contradiction directe avec l’évolution impérialiste des relations internationales. Les scénarios du GIEC qui permettent de limiter le plus possible le réchauffement climatique se basent sur des choix de société basés sur une très forte coopération internationale. Or la paix, condition nécessaire avant de pouvoir coopérer, est sans cesse mise à mal par les intérêts des grandes puissances. Les milliards qui vont dans la guerre ne vont pas dans le climat. Les conflits et leur renforcement sous couvert d’intérêts économiques ne font que retarder la transition climatique nécessaire et servent de prétexte pour les géants du gaz et du pétrole.

Amorcer une politique mondiale de lutte contre le changement climatique et ses conséquences implique de mettre fin à l’hypocrisie des classes dominantes des pays du Nord, sans cesse mise en lumière lors des différentes COP. Partage des technologies de transition sans brevets, vente d’éoliennes et de panneaux solaires et non d’énergies fossiles et d’armes : telle devrait être la nouvelle ligne directrice des relations internationales. L’Europe ne pourra porter un modèle de transitions qu’en remplaçant sa dépendance à l’agenda des États-Unis par une gestion publique de l’énergie qui planifie la transition – et par une diplomatie indépendante, qui promeut la coopération internationale.