Gaza : derrière les massacres, les profiteurs de guerre

Gaza profiteurs de guerre

Certains y verraient une première inflexion. Tandis que le Canada décrète la fin des exportations d’armes vers Israël, les États-Unis portent au Conseil de sécurité de l’ONU un projet de résolution pour un « cessez-le-feu immédiat ». Après plus de cinq mois d’un conflit où les tueries de civils se sont produites à un rythme inédit au XXIè siècle, le temps de l’impunité est-il terminé pour Israël ? Si l’opinion publique des pays nord-américains et européens semble chaque jour davantage en faveur d’une condamnation des bombardements israéliens, des intérêts économiques veillent à la préservation d’une bonne entente avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Au-delà des producteurs d’armes, qui profitent directement de la situation, une nébuleuse d’acteurs a intérêt au maintien du statu quo [1].

Les bombardements israéliens sur Gaza ont coûté la vie à plus de 30 000 Palestiniens – selon les chiffres officiels acceptés par les institutions internationales -, dont la grande majorité sont des civils. Parmi eux, au moins 19 000 femmes et enfants. Tandis que les représentants israéliens multipliaient les appels à l’épuration ethnique, l’Afrique du Sud portait une accusation de « génocide » contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le 26 janvier, celle-ci statuait : il existe un « risque génocidaire », Israël pourrait enfreindre la Convention des Nations Unies sur le génocide. Les États qui le soutiennent militairement pourraient en être complices.

Les semaines suivantes, le gouvernement américain (ainsi que la grande majorité des européens) est demeuré un appui constant de Benjamin Netanyahu, malgré des déclarations inquiètes quant au sort des civils de Gaza. Son projet de résolution à l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » marque peut-être un premier changement d’orientation – après cinq mois d’un soutien de facto inconditionnel.

« Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. »

Greg Hayes, PDG de l’entreprise d’armement RTX, le 24 octobre, à propos des bombardements à Gaza

Entre-temps, l’administration Biden aura requis 14,3 milliards de dollars d’équipement militaire pour Israël – en plus des 3,8 milliards de dollars d’aide que les États-Unis concèdent déjà annuellement. Ce montant a été bloqué par le Congrès, mais Joe Biden l’a contourné à deux reprises en décembre 2023, pour imposer des ventes d’armes à Israël d’une valeur de plus de 200 millions de dollars.

Aubaine pour les marchands d’armes

De longue date, les opérations israéliennes sur Gaza sont une aubaine pour de nombreuses entreprises de défense basées aux États-Unis. Et elles ne s’en cachent pas. Selon Molly Gott et Derek Seidman, rédacteurs pour le média d’investigation Eyes on the Ties, cinq des six plus importants producteurs d’armes au monde sont basés aux États-Unis. Il s’agit de Lockheed Martin, Northrop Grumman, Boeing, General Dynamics et RTX (anciennement Raytheon). Sans surprise, elles ont vu leur cour en Bourse atteindre des sommets lorsque les bombardements israéliens sur Gaza ont commencé. Le lendemain des attentats du 7 octobre, il avait augmenté de 7 %.

Et les dirigeants de ces entreprises s’en sont publiquement réjouis. Évoquant le conflit lors d’une réunion datant du 24 octobre, le PDG de RTX, Greg Hayes, déclarait : « Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. ». Le lendemain, le Directeur financier et Vice-président exécutif de General Dynamics, Jason Aiken, répondait à une question concernant les opportunités pour son entreprise : « La situation en Israël est terrible […] Mais si l’on considère le potentiel en termes de hausse de la demande, c’est probablement du côté de l’artillerie que cela aura lieu ».

Il ne fait aucun doute que ces armes sont directement utilisées pour commettre les crimes dont sont victimes les Palestiniens dans la bande de Gaza, ainsi que l’a rapporté Stephen Semler dans Jacobin. Elles incluent des missiles Hellfire, des obus d’artillerie et des fusils d’assaut, mais aussi du phosphore blanc, que Semler décrit comme « une arme incendiaire, capable de brûler à travers la chair, les os et même le métal ». Ce matériau est interdit d’utilisation à proximité des civils par le Protocole III des Conventions de Genève – et l’armée israélienne l’a utilisé à plusieurs reprises.

Mais au-delà des fournisseurs militaires, de nombreuses sociétés américaines ont d’importants investissements en Israël, et profitent directement du conflit – et de l’occupation de la Cisjordanie.

Au-delà de l’armement

Parmi les entreprises basées aux États-Unis qui ont été visées par les campagnes de boycott, on trouve notamment l’entreprise d’informatique HP, le pétrolier Chevron et la société immobilière RE/MAX. HP fournit du matériel informatique à l’armée et la police d’Israël, ainsi que des serveurs à l’Autorité israélienne de l’immigration et de la population – une entité qui possède un rôle central dans l’occupation de la Cisjordanie, et le maintien d’un régime inégalitaire que de nombreuses associations et institutions onusiennes décrivent comme une forme d’apartheid.

Le géant de l’énergie Chevron extrait quant à lui du gaz revendiqué par Israël en Méditerranée orientale, et fournit à l’État israélien des milliards de dollars, afin de payer des licences de gaz. De plus, Chevron est impliqué dans le transfert illégal de gaz égyptien vers Israël, via un pipeline traversant la zone économique exclusive palestinienne à Gaza. Et potentiellement partie prenante du pillage, par Israël, des réserves de gaz palestiniennes en mer au large de la bande de Gaza – un crime de guerre en droit international.

En 2017, un rapport du Centre de recherche sur les entreprises multinationales (CREM), basé à Amsterdam, détaillait le rôle de la société Noble Energy dans la violation des droits des Palestiniens, en lien avec l’extraction de gaz en Méditerranée orientale – l’entreprise a été acquise par Chevron en 2020. Outre sa participation au blocus, qui empêche les autorités de Gaza d’avoir accès aux petites réserves de gaz au large de ses côtes, le CREM rapporte que ses activités d’extraction dans les champs gaziers israéliens pourraient également épuiser les réserves palestiniennes de gaz…

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens

« En ne faisant aucun effort pour s’assurer du consentement des Palestiniens, Noble Energy a manqué de se conformer aux Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales et aux Principes directeurs des Nations-unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». Le rapport poursuit : « L’entreprise a également pu contribuer à la violation du collectif à l’autodétermination. Si le gaz naturel palestinien était effectivement drainé […], on pourrait soutenir que Noble Energy a participé à un acte de pillage, en violation du droit humanitaire international et du droit pénal. »

RE/MAX commercialise quant à elle des propriétés dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. Et a continué à le faire après les attentats du 7 octobre, alors que la violence des colons israéliens ne cessait de s’accroître.

D’autres entreprises américaines ont été désignées les mouvements de boycott : Intel, Google/Alphabet, Amazon, Airbnb, Expedia, McDonald’s, Burger King et Papa John’s, etc. Si leur affichage garantit des campagnes efficaces, elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’American Friends Service Committee (AFSC) maintient une liste plus complète des entreprises impliquées dans l’occupation de la Cisjordanie.

Parmi les cas particulièrement flagrants de complicité dans le processus de colonisation figure Caterpillar Inc., le géant de la construction, dont le bulldozer blindé D9 est fréquemment utilisé par l’armée israélienne pour détruire des maisons, des écoles et d’autres bâtiments palestiniens – ainsi que dans des attaques contre Gaza. En 2003, l’activiste américaine Rachel Corrie a été écrasée par l’un de ces bulldozers, « alors qu’elle tentait de défendre une maison palestinienne d’une démolition alors que la famille était encore à l’intérieur », selon l’AFSC.

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens. Motorola Solution Inc., l’entreprise de communications et de surveillance, fournit depuis longtemps la technologie de surveillance qu’Israël utilise pour surveiller les Palestiniens de Cisjordanie et sur les checkpoints de Gaza. La société de voyages et de tourisme TripAdvisor, quant à elle, est impliquée dans l’occupation d’une manière plus banale : comme Airbnb, elle fait office d’agent de réservation pour des propriétés dans des colonies et sur le plateau du Golan.

Selon le Bureau des représentants américains au commerce, en 2022, les États-Unis ont exporté pour pas moins de 20 milliards de dollars de biens et services vers Israël – soit 13,3 % des importations totales de ce dernier. Israël a exporté pour 30,6 milliards de dollars vers les États-Unis, un chiffre qui représente 18,6 % de toutes ses exportations. Le commerce et les investissements américains en Israël jouent un rôle significatif dans son économie israélienne, et constituent potentiellement un levier majeur.

Si le projet de résolution onusienne pour un cessez-le-feu porté par Joe Biden semble marquer une première inflexion diplomatique, nul doute que de puissants acteurs n’ont guère intérêt à cette issue pacifique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « The Obscene US Profiteering From Israeli War and Occupation ».

Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.

Likoud et Hamas : histoire d’un renforcement mutuel

Netanyahu-Hamas--Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Dans le conflit israélo-palestinien, les forces maximalistes, articulant proclamations belliqueuses et eschatologie religieuse, ont acquis un ascendant sans précédent. À Gaza, l’opposition non islamiste à la colonisation est réduite à la marginalité par l’hégémonie du Hamas. Celui-ci a bénéficié d’un soutien discret mais actif de la part du Likoud, convaincu d’y trouver une assurance-vie pour demeurer au pouvoir. Si le Hamas dispose de solides appuis régionaux, il est concurrencé, au sein de sa base, par des groupes jihadistes plus radicaux. En Israël, les mouvements d’extrême droite prônant officiellement un apartheid et appelant au massacre de civils palestiniens n’ont jamais été aussi influents ; ils capitalisent sur les atrocités commises par le Hamas. La coalition dirigée par Benjamin Netanyahou dans laquelle ils sont intégrés bénéficie, aujourd’hui comme hier, du soutien constant des États occidentaux. Retour sur un processus de sabotage des issues pacifiques.

Si la nature terroriste du Hamas est à juste titre régulièrement soulignée par les médias occidentaux, son histoire est moins linéaire qu’il n’y paraît. Il est fondé en 1987 par le cheikh Yassine, un imam adepte du courant des Frères musulmans, afin de mener une lutte armée contre l’État d’Israël. Ce choix constitue un tournant pour le courant palestinien d’obédience frériste qui avait jusqu’alors rejeté l’option militaire. Ce dernier aspirait surtout à réislamiser la société palestinienne, dont il déplorait le trop fort degré de sécularité. L’opposition à l’occupation israélienne demeurait secondaire.

À mesure que la colonisation s’intensifiait, les Frères musulmans voyaient leur popularité chuter en Palestine. En leur proposant de rallier la cause nationaliste, le cheikh Yassine leur offrait un second souffle. Et en optant pour un mode opératoire terroriste, il fournissait un nouvel horizon aux déçus de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat.

Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Amos Oz ajoutait que le Hamas était « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ».

Tandis que celle-ci s’ouvre aux négociations avec Israël, le Hamas multiplie les attentats – et prend délibérément pour cible les civils israéliens. Alors qu’en 1988 l’OLP reconnaît à Israël le droit à vivre « en paix et en sécurité », le Hamas, fondé un an plus tôt, fait de son éradication l’objectif final. Et tandis que l’OLP, qui rassemble plusieurs organisations laïques (dont le Fatah dirigé par Arafat), souhaite dépasser les clivages confessionnels, le Hamas manifeste un antisémitisme virulent.

« Cauchemar dans le cauchemar » à Gaza

Les accords d’Oslo (1993-1995) marquent un tournant pour le Hamas. Autorités israéliennes et palestiniennes s’accordent alors sur le respect de frontières mutuelles. Mais tandis que leur application patine, que l’armée israélienne demeure dans les territoires occupés, le Hamas intensifie ses attaques pour torpiller les accords. Il bénéficie d’une base sociale qui ne fera que croître, à mesure que les engagements d’Oslo seront piétinés et que les affrontements avec Israël reprendront. Les bons scores électoraux du Hamas se succéderont, jusqu’à sa victoire aux élections législatives de 2006.

Côté israélien, la progression du Hamas donne du grain à moudre à la droite (dominée par le Likoud), prompte à qualifier de « terroriste » toute forme d’opposition à la colonisation. Déjà fragile, la confiance de la population à l’égard des processus de pacification s’érode davantage. Il faut dire que la stratégie israélienne n’était pas totalement étrangère à cette montée en puissance du Hamas. En 2006, le reporter Charles Enderlin en résumait la teneur dans Le Monde : « depuis trente ans, les dirigeants israéliens ont misé sur les islamistes pour détruire le Fatah » [NDLR : le principal mouvement de l’OLP].

Depuis les années 1970 en effet, les gouvernements successifs avaient fait le pari de soutenir les Frères musulmans palestiniens pour affaiblir l’OLP. Les premiers étaient tolérés, voire encouragés, tandis que la seconde était prohibée et réprimée. Dans un premier temps, ce choix pouvait s’expliquer par une mésestimation du danger représenté par la mouvance islamiste1. Mais cette orientation stratégique a perduré bien au-delà de la création du Hamas.

Wikileaks, câble 07TELAVIV1733_a du 13/06/07

En 2007, alors qu’une guerre civile sanglante déchirait le Hamas et le Fatah à Gaza, le chef des services secrets israéliens Amos Yadlin se déclarait « heureux » de la perspective d’une « conquête par le Hamas de la Bande de Gaza », qui « [permettrait] de la traiter comme un État hostile », ainsi que le rapporte Wikileaks. Durant les mandatures de Benjamin Netanyahou (au pouvoir de 2009 à 2019 puis à partir de 2022), ce soutien tacite au Hamas a continué, soulevant l’indignation répétée de la gauche israélienne.

Le Premier ministre a notamment autorisé, sans aucun contrôle, des transferts de fonds qataris et iraniens vers Gaza – autrement soumise à un blocus – qui ont directement alimenté la branche militaire du Hamas. Benjamin Netanyahou a défendu cette politique lors d’une entrevue à la Knesset, en des termes rapportée par plusieurs médias israéliens, dont Haaretz et The Times of Israël : « Quiconque s’oppose à la création d’un État palestinien devrait soutenir l’afflux de fonds vers Gaza, car la séparation entre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza empêchera l’établissement d’un État palestinien. »

Au-delà de ces manoeuvres, la politique menée par le premier ministre israélien a contribué à empêcher tout rapprochement entre le Hamas (hégémonique à Gaza) et le Fatah (au pouvoir en Cisjordanie). En 2006, ce dernier refusait de reconnaître la victoire de son concurrent aux élections législatives. De violents affrontements s’en sont suivis : le Fatah a été évincé de la Bande de Gaza, tandis qu’il est demeuré au pouvoir en Cisjordanie (sous l’appellation « d’Autorité palestinienne »).

Le Hamas, maître à Gaza, est resté ouvert à une réunification des institutions palestiniennes, tant et si bien qu’en 2014 un pacte est entériné : l’Autorité palestinienne est rétablie dans ses fonctions sur la Bande, tandis qu’un gouvernement unitaire est instauré. Cet accord ne survit pas aux bombardements commandités par Netanyahou en juin, qui accuse le Hamas de la mort de trois adolescents israéliens enlevés dans la zone d’Hébron.

Cette nouvelle période de tueries signe la fin du rapprochement intra-palestinien. Ainsi que l’écrit le chercheur Jean-Pierre Filiu : « En cet automne 2014, le Hamas peut être reconnaissant à Netanyahou de l’avoir sorti d’une impasse qui aurait pu lui coûter son pouvoir sans partage dans la bande de Gaza. Les pilonnages féroces de l’armée israélienne ont en effet rendu sa légitimité à la “résistance islamique”2. »

Plus largement, ajoute-t-il, la sévérité du blocus imposé à Gaza accroît l’emprise de l’organisation islamiste sur la Bande : « le refus israélien de desserrer significativement l’étau du siège fait aussi le jeu du Hamas. Le contrôle sourcilleux des points de passage par Israël permet en effet au Hamas d’affecter prioritairement les secours ainsi chichement admis à sa propre clientèle de sympathisants3. » Le « cauchemar dans le cauchemar », ainsi que le qualifie un manifeste gazaoui en 2010, était amené à durer.

Le Likoud : conquête d’hégémonie et concessions à l’extrême droite

Quelques mois avant son assassinat, en novembre 1995, le Premier ministre Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Dans le New York Times, le poète israélien Amos Oz ajoutait que le Hamas était quant à lui « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ». La progression conjointe du Hamas et du Likoud n’ont en effet rien de fortuit.

Ce phénomène découle pour partie des échecs de la gauche israélienne, dont les deux principaux partis – le Parti travailliste et le Meretz – avaient fait de la réalisation des accords de paix une promesse phare. En 1992, ils obtenaient ensemble une majorité, légitimant le Premier ministre Yitzhak Rabin dans sa démarche. Le Parti travailliste, qui avait abandonné son programme social dans les années 1980, voulait y trouver un nouveau projet de société 4. À mesure que le processus traînait en longueur, les espoirs initiaux ont pourtant été douchés.

Les attentats du Hamas n’y sont pas étrangers. Dans le même temps, loin de mener à bien la démilitarisation des territoires occupés, Yitzhak Rabin demeure passif face au développement de nouvelles colonies en Palestine, tout comme les puissances occidentales impliquées dans le processus de paix. Une inaction interprétée depuis lors comme un blanc-seing pour les forces israéliennes favorables à l’intensification de la colonisation. Un cercle vicieux s’engage alors, renforçant le fatalisme de Palestiniens désabusés, ainsi que la sensation de vivre dans une citadelle assiégée côté israélien. L’assassinat d’Yitzhak Rabin par un ultranationaliste israélien ne fait que radicaliser une dynamique déjà en cours.

Un nouveau paradigme porté par la droite s’installe alors dans l’opinion publique : la paix n’apporte pas la sécurité. Il est confirmé par les élections législatives de 2006. Le Parti travailliste et le Meretz, sanctionnés pour leur campagne pacifiste, essuient une sévère défaite5. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste ni le Meretz ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza… Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer jusqu’à la fin des années 1970 – puis à quelques reprises par la suite -, qui n’a gagné aucune élection législative depuis 2001, est alors condamné à une marginalité croissante. C’est désormais le Likoud qui donne le ton, parti traditionnel de la droite.

Dans un premier temps, Netanyahou parvient à canaliser ses alliés d’extrême droite, cherchant à maintenir un statu quo législatif tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse. Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive à leurs revendications.

Dans son sillage, des partis d’extrême droite, laïcs ou religieux, fleurissent de toutes parts. La mandature de Benjamin Netanyahou est l’occasion de leur accession à des postes ministériels. Dans les années 2010, ils n’étaient que des partenaires de peu d’importance, dont Netanyahou parvenait à canaliser les projets les plus radicaux. L’annexion des territoires palestiniens et l’instauration d’un régime officiel d’apartheid sans égalité juridique entre Palestiniens et Juifs étaient réclamées par plusieurs d’entre eux, mais n’aboutissaient pas. Dans un premier temps, Netanyahou cherchait à maintenir un statu quo législatif, tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse.

Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive aux revendications des partis d’extrême droite, dont il nécessitait le soutien – et graduellement affaibli les garanties d’égalité juridique entre Juifs et Palestiniens. En témoigne la « Loi sur le peuple juif », qui accorde à la majorité juive le droit exclusif de propriété sur l’État d’Israël. Le texte de loi dispose que « l’État considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir ». L’extrême fragilité des droits de propriété des Palestiniens, que ces évolutions législatives n’ont fait que restreindre, a consacré l’impunité systématique des colons et intensifié la brutalité des expulsions.

Entre janvier et octobre 2022, plus de 650 structures où vivaient environ 750 Palestiniens ont été démolies par Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem. Les autorités israéliennes, qui régissent juridiquement la Cisjordanie, ont mis en place un système de permis de construire. Toute propriété palestinienne qui n’en dispose pas peut légalement être détruite. Et dans de nombreuses zones, il est de toutes manières impossible d’obtenir un permis de construire pour les Palestiniens.

Quand le Parti sioniste-religieux impose son agenda

Le retour de Netanyahou fin 2022 marque le point d’orgue de cet alignement du Likoud sur l’extrême droite. Évincé en 2021 par une coalition hétéroclite, il a formé en décembre 2022 un nouveau gouvernement avec trois partis juifs orthodoxes, le Parti sioniste-religieux, le Judaïsme unifié de la Torah et le Shas. Malgré leurs différences, ils partagent une vision suprémaciste et fustigent le sécularisme de l’État et de la Cour Suprême, à rebours des principes de l’État de droit – séparation des pouvoirs et limitation du religieux – sur lesquels Israël a été fondé. Pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse a suffit au Likoud pour constituer une coalition. Et leur premier acte a consisté à soutenir un projet de loi restreignant les pouvoirs de la Cour Suprême, dernière institution à pouvoir garantir, en dernier recours, le respect du droit et des libertés fondamentales.

Les manifestations massives qui se sont constituées en opposition à ce projet témoignent de l’attachement d’une partie importante de la société israélienne à l’État de droit. Ainsi, le 21 janvier 2023, 130 000 personnes défilaient contre le projet à Tel-Aviv, pour le troisième acte d’un mouvement d’une ampleur rarement vue dans le pays. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État : des hauts fonctionnaires, d’ordinaire sur la réserve, se sont prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates. Au terme de cette mobilisation, l’entrée en vigueur du projet de loi est toujours retardée, bien que certaines de ses clauses aient été adoptées par le Parlement durant l’été.

Dans le même temps, la situation se détériorait en Cisjordanie. Si les réformes illibérales de Netanyahou ont suscité une vive opposition au sein de la société israélienne, il n’en a pas été de même pour la question palestinienne. Pourtant, la nouvelle coalition atteignait – sur cette question également – un degré inédit de radicalité. Deux des trois partenaires du Likoud adhèrent notamment au courant « sioniste religieux » (et notamment le parti éponyme) qui, contrairement à l’orthodoxie traditionnelle, associe sa pratique confessionnelle à l’horizon d’une conquête territoriale pour le seul « peuple juif ».

Différentes représentants du Parti sioniste-religieux se sont illustrés par des propos suprémacistes et des appels au massacre. Fin 2021, alors qu’il n’était pas encore ministre de la Sécurité nationale, Iatmar Ben Gvir brandissait un pistolet dans le quartier de Cheikh Jarrah (Jérusalem-Est), à majorité palestinienne, et sommait la police de faire feu sur des lanceurs de pierres.

Belazel Smotrich, président du Parti sioniste religieux et actuel ministre des Finances, préconisait quant à lui de permettre aux militaires israéliens d’abattre des enfants palestiniens qui leur lanceraient des pierres. Commentant un incendie criminel qui avait conduit à la mort de trois Palestiniens dans le village de Douma, Smotrich a également déclaré que qualifier de tels actes de « terroristes » causerait une « atteinte mortelle et injustifiée aux droits humains et civils ».

Sur le plan législatif, le Parti sioniste-religieux a conditionné sa participation par le vote de mesures visant l’annexion des territoires occupés à moyen terme – et un durcissement des relations avec les autorités palestiniennes. En réponse à une résolution de l’ONU (votée le 30 décembre 2022) exigeant une enquête de la Cour internationale de justice quant à la légalité de l’occupation israélienne, le Parti sioniste-religieux a requis des mesures visant à asphyxier financièrement la Cisjordanie. Israël a ainsi ponctionné une partie des revenus sur les taxes qu’il prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne – celle-ci n’ayant pas le contrôle de sa fiscalité.

Cette opération intervient à un moment critique pour une Autorité palestinienne désavouée par sa population, au bord de la révolte. D’ordinaire, le gouvernement israélien renfloue l’Autorité palestinienne lorsqu’il craint un effondrement social ; cette fois, il a au contraire effectué un tour de vis supplémentaire.

Le Hamas et la surenchère jihadiste

Le processus de réconciliation entre le Hamas et le Fatah n’ayant abouti, la Palestine ne dispose d’aucune représentation unifiée. L’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas demeure en théorie l’organe politique chargé d’administrer les territoires, mais elle souffre d’un manque cruel de légitimé. Et pour cause : aucune élection, ni de son président, ni de son assemblée, ne s’est tenue depuis 2009 pour le premier et 2006 pour la seconde.

Le Hamas est concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux qui ont désapprouvé ses tentatives d’institutionnalisation au début des années 2000.

Contrairement au Hamas, l’Autorité palestinienne (instaurée par les accords d’Oslo I et II, en 1993 et 1995) est largement reconnue par les instances internationales. Depuis 2013, elle siège à l’ONU comme observateur non-membre de l’institution. Elle mise sur des efforts diplomatiques et les ressources du droit international. À son actif, elle compte de nombreuses résolutions onusiennes en sa faveur, votées par une écrasante majorité d’États – bien peu respectées par Israël.

L’impuissance de l’ONU est martelée par le Hamas comme justification à son mode opératoire. Lui-même est cependant concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux. Ses tentatives d’institutionnalisation, au début des années 2000, ont été désapprouvées par les différents groupes islamistes de Gaza6. À partir de 2007, cette défiance dégénère en affrontements armés. Malgré la répression qu’il exerce sur ces ces groupes, le Hamas ne parvient pas à les empêcher de mener leurs propres actions contre Israël.

À l’encontre de la médiatisation occidentale du Hamas comme un mouvement terroriste parmi d’autres, il se trouve au cœur de conflits multiples avec des groupes islamistes hétéroclites. Certains lui reprochent une défense timorée de la cause palestinienne, tandis que d’autres, au contraire, s’en prennent à son discours nationaliste et à son caractère insuffisamment islamiste. Ainsi, en mai 2015, le groupe État islamique à Jérusalem revendique la destruction du siège du Hamas à Gaza7.

Parmi les différents groupes terroristes opérant dans la Bande, il en est un qui se distingue : le Jihad islamique. Son discours radical trouve un écho auprès d’une jeunesse gazaouie désabusée par l’échec des négociations successives. À sa création en 1981, il poursuivait l’objectif de dépasser les clivages intra-palestiniens en réalisant une synthèse entre l’OLP, trop séculière à ses yeux, et les Frères musulmans, auxquels l’engagement nationaliste faisait défaut8. Un objectif proche de celui du Hamas – mais contrairement à celui-ci, le Jihad islamique déserte les élections et refuse par principe toute négociation avec l’État d’Israël. Présentant la voie armée comme seule valable, il capitalise sur l’institutionnalisation de son concurrent.

Le Hamas demeure en effet clivé entre une aile pragmatique et une autre, radicale. La première, qui ne refuse le dialogue ni avec Israël, ni avec le Fatah, souhaite mener à bien la réunification institutionnelle de la Palestine. C’est ainsi que le Hamas avait accepté le principe d’un gouvernement de coalition avec le Fatah en 2014 – que la reprise des affrontements avec Israël avait compromis. La concurrence représentée par le Jihad islamique a constitué un aiguillon qui a conduit le Hamas à renouer avec une ligne plus radicale. En Cisjordanie, le Jihad islamique tient un rôle similaire. Il a mené au printemps 2023 d’intenses combats contre Israël, tandis que le Hamas retenait ses troupes.

Comme le Likoud en Israël, le Hamas demeure le maître du jeu à Gaza. Mais comme le Likoud vis-à-vis de ses alliés de droite, il est conduit à faire des concessions permanentes à des mouvements plus radicaux – dans la méthode, la haine du camp adverse et la surenchère dans l’intégrisme religieux.

Cette montée en puissance du Hamas, du Likoud et de leurs alliés ne s’expliquerait pas sans prendre en compte la désécularisation de la politique régionale et des relations internationales. Les années 1980 constituent une période de confessionnalisation des mouvements nationalistes dans le monde arabo-musulman, comme en témoignent les rapprochements de la République islamique d’Iran et du Hezbollah libanais auprès du Hamas, perçu comme un allié naturel. Au tournant des années 2000, le Parti républicain des États-Unis devait faire du « choc des civilisations » un prisme d’analyse géopolitique, permettant de considérer Israël comme une enclave judéo-chrétienne dans une région islamique hostile. Un paradigme destiné à connaître un succès durable au sein d’une partie des élites européennes.

Notes :

1 Voir Charles Enderlin (2009), Le grand aveuglement : Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical, Paris, Albin Michel. L’auteur cite les rapports alarmistes des services secrets israéliens, et fait état de la manière dont ils ont été ignorés par les autorités.

2 Jean-Pierre Filiu (2014), « Gaza : la victoire en trompe l’œil du Hamas », Le Débat, 5, 182.

3 Ibid.

4 Denis Charbit (2023), « La gauche israélienne est-elle morte ? », La vie des idées (https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html).

5 Samy Cohen (2013), « La « dégauchisation » d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit », Politique étrangère, 1.

6 Leïla Seurat (2016), « Le Hamas et les djihadistes à Gaza : contrôle impossible, trêve improbable », Politique étrangère, 3.

7 Ibid.

8 Khaled Hroub (2009), « Aux racines du Hamas, les Frères musulmans », Outre-Terre, 2, 22.

Le in du festival d’Avignon se termine avec Story Water à la Cour d’Honneur

Guidés par une écriture en temps réel, les danseurs orchestrent un instant de spontanéité et de créativité particulièrement intense. Emanuel Gat et l’Ensemble Modern clôturent le in de la 72e édition du festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur au Palais des Papes. Son thème : Gaza. 

Pour la première fois, Emanuel Gat et l’Ensemble Modern de Francfort s’installent à la Cour d’Honneur pendant le festival d’Avignon pour y interpréter Story Water.  Emanuel Gat est danseur, chorégraphe, compositeur et scénographe israélien installé en France depuis 2007. Il compose aussi la lumière de ses spectacles.  Liberté de créer. Voilà ce qui résume cette performance. La frontière entre le chorégraphe et les danseurs est trouble. Il opte pour l’écriture en temps réel. Les corps se malaxent, se déchaînent, répètent. Les danseurs tissent des personnages, des discours corporels. Garder en tête que tout est improvisé révèle une prouesse chorégraphique. Les danseurs sont moteur de l’apparition des instants du spectateur. Le tout est chaotique mais c’est une force. On y voit différentes temporalités, des gestes décousus mais qui parlent d’un instant lancé au hasard avec le courage et la responsabilité de peut-être échouer. C’est un tout autre paradigme.

La musique accompagne avec brio la danse. Des notes partent dans différentes directions tout comme ces mouvements désorientés. Les compositions interprétées ont été réalisées par Pierre Boulez en première partie, par Rebecca Saunders qui le seconde et par Emanuel Gat lui-même. Une attention particulière est portée sur la relation entre la musique et la danse. Le chorégraphe parle de « dialogue ». Ils interagissent par les corps.

La scène est vaste dans cette Cour d’Honneur. Elle est dénudée. Les murs sont meublés par leur histoire, mais  pas par des installations. Seule une échelle est appuyée à une fenêtre. Elle est accompagnée  d’un chrono digital qui fait le décompte tout le long de la représentation. Le cadre en met plein la vue. Les musiciens sont à gauche, les danseurs à droite. Apparaît souvent une ligne qui sépare la scène en deux. Une ligne blanche, aussi couleur du sol et des habits des interprètes qui sont enlevés au fur et à mesure de la représentation. Serait-ce une expression de perdre les seuls biens détenus par les artistes qui illustreraient la pauvreté sociale, politique, économique, médicale des habitants de Gaza, thème de la création ? La question reste en suspend. Il y a un jeu avec les habits et un sens, pour sûr. La difficulté est de saisir lequel. Plusieurs interprétations s’entremêlent .

Un thème reste majeur, Gaza. La majorité des inscriptions sur le mur du Palais des Papes reviennent à cette ville. Ce sont des informations données cette fois-ci avec plus de franchise et de rapidité de compréhension du message puisque ce sont des mots qui s’écrivent, ce qui contraste avec le hasard communicationnel d’une écriture en temps réel. « 98% de l’eau à Gaza est contaminée et non potable »; « 69% des jeunes sont au chômage »; « 60% des enfants sont anémiques »; « 84% comptent sur l’aide humanitaire pour leurs besoins de base » repeignaient le mur.

La dualité est une thématique récurrente. On peut penser aux conflits que vit la population de Gaza : les danseurs commencent par se former en deux groupes distincts, il y a les danseurs et les musiciens sur scène, la scène coupée en deux.

Il nous donne une bonne leçon à la fin sur ce dernier chapitre « Danse ! » . Les danseurs s’habillent en couleur, ils sont en harmonie ce qui laisse suspecter que cette unique partie est chorégraphiée à l’avance. On y lit que la danse est véhicule de liberté et d’union. C’est aussi ce sur quoi la création se ferme. C’est la dernière chose à retenir : danse !

 

Par Justine Desjardin.