« Être un militant pour la vérité » : le journalisme selon Assange

Assange -- Le Vent Se Lève

Après plus d’une demi-décennie d’emprisonnement, à l’issue d’un imbroglio juridique que LVSL avait analysé de près, Julian Assange est libre. En octobre dernier, il effectuait sa première prise de parole à Strasbourg, devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Il est revenu sur la persécution dont il a été l’objet. Sa conception du journalisme (« être un militant pour la vérité »). Et les défis auxquels font face les défenseurs de la liberté d’expression. Il a déploré une carence de solidarité entre journalistes, à l’heure où ceux-ci sont des victimes privilégiées des bombardements – notamment dans la bande de Gaza. Une intervention peu couverte par la presse française, quand bien même c’est en France qu’Assange a choisi de s’exprimer pour la première fois depuis sa libération. Compte-rendu.

Pour une analyse détaillée de l’affaire Assange, nous vous invitons à visionner les deux conférences organisées en partenariat avec le Comité de soutien Assange : « Assange, la mauvaise conscience de l’Occident » (Stella Assange, Rony Brauman, Serge Halimi, Arnaud le Gall, Cédric Villani) et « La traque de Julian Assange et de Wikileaks » (Stefania Maurizi, Mathias Reymond, Denis Robert et Anne-Cécile Robert) NDLR.

« Je ne suis pas libre aujourd’hui parce que le système a fonctionné », a déclaré Julian Assange. « Je suis libre parce qu’après des années d’incarcération, j’ai plaidé coupable d’avoir fait du journalisme. J’ai plaidé coupable d’avoir cherché à obtenir des informations d’une source. J’ai plaidé coupable d’avoir obtenu des informations de cette source. Et j’ai plaidé coupable d’avoir informé le public de la nature de ces informations. Je n’ai pas plaidé coupable d’autre chose ».

Ces paroles, ce sont les premières remarques publiques d’Assange en tant qu’homme libre. Sa dernière interview remontait à 2018. De 2019 à juin 2024, il était détenu dans une prison de haute sécurité, dans l’impossibilité de s’adresser directement au public.

Depuis qu’il a accepté de plaider coupable en vertu de la loi sur l’espionnage pour ce qui s’apparente essentiellement à du journalisme, Julian Assange a largement évité de se montrer aux yeux du public. Sa femme, Stella, a expliqué qu’Assange, qui a subi ce qu’un expert des Nations unies a qualifié d’actes de « torture », avait besoin de temps pour se rétablir.

Mais le 1er octobre 2024, Assange a témoigné devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). Le Conseil est un organe composé de quarante-six pays européens chargé de protéger les droits de l’homme en Europe. Les membres de l’APCE sont des parlementaires de leurs pays respectifs.

L’APCE avait exprimé à plusieurs reprises sa préoccupation concernant la détention de Julian Assange et les poursuites engagées par les États-Unis à son encontre. Il avait nommé Thórhildur Sunna Ævarsdóttir, parlementaire islandaise du Parti Pirate, rapporteur officiel sur « la détention de Julian Assange et ses effets néfastes sur les droits de l’homme ». Dans le cadre de son travail, celle-ci a demandé à Assange de témoigner devant une commission, la veille du jour où un groupe élargi de l’APCE devait débattre d’une résolution présentée dans le cadre de son mandat. Celle-ci déclare qu’Assange avait été un prisonnier politique pendant sa détention, et appelle les États-Unis à réformer leur loi sur l’espionnage (Espionage Act). Elle a finalement été adoptée par 88 voix contre 13, avec 20 abstentions.

Sous les fourches caudines de la classe dirigeante

Avant le témoignage d’Assange, Ævarsdóttir a rappelé que WikiLeaks « a publié et révélé des cas effroyables de crimes de guerre, de disparitions forcées, de torture, de corruption, d’enlèvements et d’une multitude d’autres violations des droits de l’homme ». Comme l’a noté le parlement islandais, « Julian Assange a rempli la mission que les journalistes d’investigation ont l’habitude de remplir… Malheureusement, au lieu de poursuivre les auteurs des crimes ainsi révélés, les États-Unis ont décidé de poursuivre le lanceur d’alerte et l’éditeur. Au lieu de condamner des criminels de guerre, ils ont condamné le lanceur d’alerte et le journaliste ».

Avec la publication de la vidéo « Collateral Murder », qui dévoile des tirs d’hélicoptères américains sur des civils irakiens – dont deux journalistes de l’agence Reuters -, WikiLeaks et Assange se sont faits connaître du grand public. Assange ne se contentait pas de dénoncer les crimes de guerre des grandes puissances – il souhaitait dévoiler au monde la machine qui entretient les conflits.

Dans de nombreux discours, il ne cessait de répéter que les guerres étaient étroitement liées au secret d’État. Que la recherche de la vérité, et son exposition au public, en étaient les meilleures antidotes. Des déclarations devenues virales sur les réseaux sociaux. Mais depuis plusieurs années, comme Assange était resté loin des caméras, qu’il avait souffert d’épouvantables conditions de détention, nul ne savait à quoi s’attendre avec cette intervention.

Ce fut précisément l’objet de sa prise de parole. Dès ses premiers mots, il devait déclarer combien il lui était difficile de transmettre l’expérience de « l’isolement pendant des années, dans une petite cellule ». Qu’il n’était pas « entièrement équipé » pour parler pleinement de ce qu’il avait enduré. L’ancien prisonnier politique s’est excusé à l’avance de ce que ses « mots pourraient vaciller » ; « m’exprimer dans ce nouveau contexte est un défi », ajoutait-il.

Mais Assange a vite retrouvé sa verve d’antan. Il a expliqué comment le « journalisme de WikiLeaks a renforcé la liberté d’information et le droit du public à savoir ». Il a décrit son travail sur les documents de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning comme « une immersion dans les guerres sales et les opérations secrètes du monde ». Cette expérience lui a donné une « vision politique concrète ».

Le coût fut important. Assange a rappelé les attaques juridiques dont il a fait l’objet, la surveillance permanente et les diverses machinations des services américains à son encontre. La première étape, ce fut l’arrestation de Manning. Les États-Unis ont surveillé WikiLeaks, soudoyé des informateurs potentiels et « fait pression sur les banques et les services financiers pour qu’ils bloquent nos abonnements et gèlent nos comptes », a-t-il rappelé. Pourtant, l’administration de Barack Obama a refusé de poursuivre l’organisation.

Les choses ont changé avec l’élection de Donald Trump. Celui-ci nomme Mike Pompeo, un « ancien cadre de l’industrie de l’armement », à la tête de la CIA et William Barr, « un ancien officier de la CIA », au poste de procureur général. Lorsque WikiLeaks publie une série de révélations sur la surveillance exercée par la CIA, l’agence se livre à un certain nombre d’actions illégales, notamment l’élaboration de plans visant à le kidnapper ou l’assassiner. Le ministère de la justice de Trump finit par l’inculper à la suite des révélations de la période Manning.

Assange a affirmé que WikiLeaks estimait, au départ, que le premier amendement de la Constitution des États-Unis et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeaient ses actions. Jamais auparavant les États-Unis n’avaient inculpé un éditeur ou un journaliste en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act), qui criminalise la divulgation non autorisée d’informations relatives à la défense nationale.

« Les lois ne sont que des bouts de papier et peuvent être réinterprétées à des fins politiques », a-t-il conclu. « Ce ne sont que les règles établies par la classe dirigeante, au sens large. »

« Militants pour la vérité »

Par moments, la présence d’Assange a pris des allures de célébration – au point qu’il a été acclamé avant même de prendre la parole.

Tout en évoquant le caractère surréaliste de son périple, Assange a brossé un tableau résolument pessimiste de l’état actuel du monde. Depuis sa mise en accusation, la censure et le gouvernement par le secret se sont accus, estime-t-il. Et la liberté d’expression se trouve à une « croisée de chemins bien sombre ».

Assange a invoqué à plusieurs reprises les guerres de Gaza et d’Ukraine. Il a fallu à WikiLeaks un lanceur d’alerte pour obtenir et publier la vidéo « Collateral Murder » ; dans les guerres actuelles, les horreurs sont diffusées en direct chaque jour et en temps réel. La Russie a utilisé la guerre en Ukraine pour criminaliser le journalisme au niveau national. Comme l’a fait remarquer Assange, en vertu du précédent des États-Unis, la Russie pourrait également tenter d’appliquer aux journalistes européens, de manière extraterritoriale, ses lois nationales sur le secret défense.

Des journalistes sont tués tous les jours, dans les guerres à Gaza ou en Ukraine. Des guerres qui, déplore-t-il, entraînent une rupture de la solidarité journalistique : « l’alignement politique et géopolitique des organisations médiatiques les pousse à ne couvrir que certaines victimes », estime-t-il. Une tendance qui, pour son propre cas, fut flagrante…

Son discours n’était nullement pessimiste. Il a rappelé que la liberté d’expression était à la croisée des chemins, et non à l’agonie. Exhorté les législateurs présents à agir pour s’assurer que « les voix du plus grand nombre ne soient pas réduites au silence par les intérêts de quelques-uns ». Enjoint les journalistes à la solidarité. Et, faisant allusion aux débats sur son statut, journaliste ou militant : « les journalistes doivent être des militants de la vérité ».

Exception américaine

L’accueil chaleureux réservé à Assange par les parlementaires européens contraste fortement avec la réception qu’il a reçue aux États-Unis. Que le lendemain, des parlementaires de toute l’Europe, dont de nombreux alliés des États-Unis au sein de l’OTAN, aient voté pour faire d’Assange un ancien prisonnier politique et appeler les États-Unis à modifier leur loi sur l’espionnage, montre à quel point le gouvernement américain a été en décalage avec le reste du monde dans son acharnement contre lui.

Il est certainement important de célébrer la liberté d’Assange. De telles victoires sont trop rares pour ne pas les savourer. Il a révélé les crimes commis lors des guerres américaines en Irak et en Afghanistan, au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles guerres, et à de nouveaux crimes. Le prix à payer pour dire la vérité sur leur nature est toujours aussi élevé.


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Du terrorisme au terrorisme d’État – par Jean Ziegler

Jean Ziegler - Gaza - LVSL
© Visuel par Joseph Edouard, à partir d’une photographie de Jean Ziegler prise à Paris en 2018, par Vincent Plagniol pour LVSL

La question palestinienne est au coeur des écrits de Jean Ziegler depuis des décennies. Comme témoin, militant, rapporteur pour les Nations-Unies sur le droit à l’alimentation puis vice-président du Comité consultatif de l’ONU sur les Droits de l’homme, il a pu l’aborder sous ses multiples facettes. Dans son dernier ouvrage Où est l’espoir ? (Seuil, à paraître le 11 octobre), il revient sur le 7 octobre, l’année qui s’est écoulée, et remonte aux sources de l’impasse actuelle. Évoquant ses rencontres avec Yasser Arafat, il témoigne d’un temps où l’espérance d’une solution rayonnait. Puis il retrace la « chronique d’une catastrophe annoncée », suivant l’expression de l’écrivain Michel Warschawski, dont l’assassinat de Yitzhak Rabin constitue le catalyseur. Et appelle à une « insurrection des consciences » pour faire pour le triompher le droit.

[L’article qui suit constitue un extrait édité du dernier livre de Jean Ziegler, Où est l’espoir ? à paraître aux éditions du Seuil le 11 octobre 2024 NDLR]

Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir

La CNUCED notait en 2022 : « Gaza a connu seize années d’anti-développement et de destruction du potentiel humain, et a été dépossédé du droit au développement. » L’organisation confirmait qu’avant le 7 octobre 2023, le blocus israélien avait vidé l’économie de Gaza de sa substance et rendu 80 % de ses habitants dépendants de l’aide internationale.

Samedi 7 octobre 2023 à l’aube, cinquante ans jour pour jour après le début de la guerre du Kippour le 6 octobre 1973, plus de 1 500 combattants des Brigades Al-Qassam, la branche militaire du mouvement de résistance islamique Hamas, ont envahi les kibboutz immédiatement voisins du ghetto de Gaza, une rave party et des villes côtières au sud d’Israël.

Simultanément, les techniciens du Hamas et de leurs alliés du Djihad islamique ont lancé sur Tel-Aviv, à 60 kilomètres au nord du ghetto, sur Jérusalem et d’autres villes une attaque de plus de 5 000 tirs de roquettes, dont une majorité a été interceptée par l’Iron Dome, le système de défense antimissile de l’État hébreu.

Totalement surprise, l’armée israélienne a mis cinq jours pour repousser les envahisseurs. Pendant ce temps, les combattants du Hamas ont commis des crimes abominables. Ils ont assassiné plus de 1 400 personnes, en majorité des civils fauchés par balles, brûlés vifs ou morts de mutilations, et ont pris en otage 259 civils et soldats israéliens, dont une trentaine d’enfants, qu’ils ont transférés dans le ghetto. Quiconque massacre des civils et prend des otages est un terroriste. Quels que soient les motifs religieux ou politiques invoqués, ces crimes sont impardonnables et imprescriptibles.

En plus de chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État israélien poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement.

Le soir même du 7 octobre, le gouvernement de Tel-Aviv a déclenché la guerre contre le Hamas, guerre légitime selon l’article 51 de la Charte de l’ONU autorisant le droit à l’autodéfense. Mais en même temps, Israël a initié une guerre d’anéantissement contre la population civile de Gaza, contre une population innocente des crimes du Hamas.

Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir. Depuis le 7 octobre au soir, les avions israéliens bombardent sans relâche, jour et nuit, les quartiers d’habitation, les écoles, les boulangeries, les magasins, les églises, les mosquées, les hôpitaux de Gaza. Postés tout autour et au-dessus du ghetto, les canons de l’artillerie israélienne, les navires de guerre croisant dans les eaux territoriales, les bombardiers F-35 le pilonnent.

En plus de terroriser, chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement. Depuis 2006, Israël a attaqué Gaza à peu près tous les deux ans. En 2008 une commission d’enquête de l’ONU, présidée par le juge sud-africain Richard Goldstone, a mis au jour cette façon si particulière de tester ses nouveaux armements1.

Israël est le quatrième pays exportateur d’armes du monde. Le pays dispose d’une industrie d’armement d’une redoutable efficacité. En 2008, une des principales armes « testées » sur les civils de Gaza était la DIME (Dense Inert Metal Explosive). Aisément transportable par un drone, cette bombe expérimentale contient, dans une enveloppe de fibres de carbone, un alliage de poudre de tungstène avec également du cobalt, du nickel et de fer, qui explose à l’intérieur du corps et déchire littéralement la victime.

En 2023 et 2024, les armes testées par Israël auront d’abord été deux bombes au napalm particulièrement meurtrières. Elles sont transportées par un nouveau drone de combat, développé en commun par le trust d’armement israélien Elbit Systems, à Haïfa, et l’entreprise d’armement suisse Ruag. Ce nouveau drone (Hermes 900) est majoritairement financé par les contribuables suisses.

Israël bombarde Gaza au moyen, notamment, de bombes GBU-28 américaines de 2 tonnes, capables de pénétrer jusqu’à 10 mètres sous terre avant d’exploser. Des milliers d’habitations ont ainsi été détruites, enterrant sous des amas de béton et de fer des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes. Il arrive que l’agresseur bombarde deux fois de suite en l’espace de quelques heures les mêmes quartiers, blessant ou tuant alors les nombreux secouristes à l’œuvre pour dégager les victimes.

C’est, par exemple, ce qui est arrivé au camp de réfugiés de Jabaliya le jeudi 2 novembre 2023. Les secouristes fouillaient les décombres quand les pilotes israéliens sont revenus pour déverser une seconde cargaison meurtrière. Des centaines d’habitants et d’habitantes, tous âges confondus, qui tentaient de dégager leurs parents et leurs voisins victimes de la première frappe ont été mutilés ou tués.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, justifie ces massacres par un seul mot : « vengeance2 ».

Pour les emmurés de Gaza, il n’existe absolument aucun refuge. La basilique chrétienne orthodoxe de Gaza City, remplie de familles de réfugiés, a été détruite par les bombes israéliennes. La plupart des mosquées où se pressaient des milliers de Gazaouis ont été attaquées et souvent rasées.

Animalisation des Palestiniens

Pour justifier le siège qu’Israël impose à Gaza, Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, déclare : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence3 . » Cette rhétorique de la déshumanisation fait craindre le pire pour les Palestiniens. L’animalisation est un processus qui doit alarmer, car il présage souvent un massacre à grande échelle. On se souvient des Arméniens de Turquie transformés en « microbes » avant le génocide en 1915‑1916, ou des Tutsi du Rwanda désignés comme des « cafards » avant les massacres de masse en 1994.

La Cour internationale de justice est l’autorité judiciaire suprême des Nations unies. Le chapitre XIV de la Charte et le règlement annexe fixent sa compétence. Dix-sept juges la composent. Tout État membre de l’ONU peut porter plainte contre un autre État qui violerait la Charte, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou toute autre convention internationale de droit public. Or, le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud, en la personne de son formidable ambassadeur des droits de l’homme Pizo Movedi, a porté plainte contre Israël pour violation de la Convention sur le génocide de 1948. La plainte comporte 84 pages. Elle est soutenue par 46 États et par plus de 1 000 mouvements sociaux et organisations non gouvernementales. 600 citoyens israéliens la soutiennent à titre individuel.

Le 26 janvier 2024, la Cour a reconnu la validité de la plainte et ordonné de prendre plusieurs mesures conservatoires sans délai : protection de la population civile, accès à l’aide humanitaire, interdiction des discours de haine, lutte contre la déshumanisation de l’une ou l’autre partie du conflit, etc Le mot « génocide » (du grec genos, clan, et du latin cidere, tuer) a été forgé en 1943 par le juriste polonais Raphael Lemkin pour qualifier l’anéantissement des Juifs et des Tziganes par l’Allemagne nazie et celle des Arméniens par les Turcs. La notion apparaît dans les actes d’accusation du tribunal de Nuremberg. En 1948, le génocide est consacré comme crime spécifique, à l’initiative de l’ONU, dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Le statut de Rome de 1998 définit précisément le terme :

Article 5 : Crime de génocide

Aux fins du présent statut on entend par crime de génocide l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe : c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle.

Personne ne dénie à Israël le droit de se défendre conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Mais le droit à l’autodéfense contre un agresseur armé ne comporte pas celui de massacrer toute une population civile. Des dizaines de milliers d’habitants de Gaza, parmi lesquels une majorité d’enfants, sont déjà mutilés, des dizaines de milliers d’autres sont morts. L’hypocrisie des États occidentaux est abyssale. Les États-Unis, les États occidentaux, y compris mon pays, la Suisse, supplient les massacreurs de « réduire » les pertes civiles. En même temps, ces États livrent à Israël les armes les plus puissantes et quantité de munitions alors que les massacres sont en cours. Ils se rendent coupables de complicité d’actes qui seront traduits un jour devant un tribunal international.

L’assassinat de Yitzhak Rabin intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou.

Crimes de guerre ? Crimes contre l’humanité ? Crime de génocide ? La justice tranchera. L’urgence est à la préservation des vies, celles des Gazaouis comme celles des otages israéliens.

Quelques heures aux côtés d’Arafat

Un souvenir lointain me revient à l’esprit. C’était un jour de novembre 1988 à Alger, au Palais des Congrès. Le ciel était gris et pluvieux, balayé par les vents venus de la mer. La 19e session du Conseil national palestinien s’était ouverte. Historien et poète, Boualem Bessaih était à l’époque ministre des Affaires étrangères de l’Algérie. Nous sommes liés d’amitié depuis son exil à Lausanne. Il m’avait invité à assister au Conseil. « Tu verras, des choses inouïes vont se passer, tu ne regretteras pas ton voyage », m’avait-il dit.

En effet, après une magnifique intervention du poète palestinien Mahmoud Darwich intitulée « Palestine, terre des messages divins révélés à l’humanité », Yasser Arafat avait pris la parole. Au terme d’une longue analyse des luttes de libération menées par les Palestiniens depuis les années 1930, des conditions de leur expulsion de leur terre sous l’effet de la création de l’État d’Israël en 1948, de l’épuration ethnique, de l’occupation, de la première et de la deuxième Intifada, il avait proposé de réviser la charte de l’OLP et de reconnaître le droit à l’existence d’Israël.

À 1 h 30 du matin, le Conseil avait voté : « Au nom de Dieu et du peuple arabe palestinien, la résolution de l’ONU recommandant le partage de la Palestine en deux États, l’un arabe, l’autre juif, assure les conditions de légitimité internationale qui garantissent également le droit du peuple arabe palestinien à la souveraineté et à l’indépendance. » Le mot-clé de cette résolution est « également ».

J’avais écouté, fasciné, les paroles d’Arafat. Je n’avais eu ensuite avec lui qu’une brève conversation au cours de la réception qui avait suivi. J’étais étonné par la constitution frêle, la petite taille du leader de l’OLP. On mesure mal aujourd’hui le courage physique et mental qu’il lui avait fallu alors, lui, le chef révolutionnaire d’un peuple privé de sa terre, pour recommander le droit à l’existence de son ennemi. J’en avais conçu pour lui une grande admiration.

La reconnaissance par l’OLP du droit d’Israël à vivre en sécurité et en paix et sa renonciation à la lutte armée avaient ouvert la voie à des négociations de paix secrètes de plusieurs années, sous l’impulsion du gouvernement norvégien. Celles-ci ont conduit à la signature à Washington, il y a trente ans, des accords d’Oslo.

Le 13 septembre 1993, en effet, devant plusieurs centaines d’invités alignés sur le gazon ensoleillé de l’aile occidentale de la Maison-Blanche, le président des États-Unis Bill Clinton recevait le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le président de l’OLP Yasser Arafat. Les deux hommes se serrèrent la main. Ils se fixaient comme objectif l’établissement d’une autorité autonome intérimaire pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza, ainsi que le tracé définitif des frontières entre les deux États d’Israël et de Palestine, conformément aux résolutions antérieures des Nations unies.

Il s’agissait des résolutions 181 (1947), 242 (1967) et 338 (1973) du Conseil de sécurité, fondement juridique de l’évacuation par Israël des territoires conquis en 1967 – dont certains avaient été purement et simplement annexés – et du démantèlement des implantations juives dans les territoires occupés. Pour aboutir, les deux parties se fixaient une période transitoire ne devant pas excéder cinq ans. Soirée du 4 novembre 1995 sur la place des Rois d’Israël à Tel-Aviv. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont rassemblées dans une ferveur extraordinaire pour célébrer la paix.

Yitzhak Rabin prononce un discours sur les négociations en cours. Rabin est un mauvais orateur au débit lent, à la voix monocorde, mais la foule est suspendue à ses lèvres, communiant dans une espérance ardente. À la fin de son discours, comme intimidé par l’ouragan des applaudissements, Rabin descend rapidement de la tribune pour rejoindre sa voiture. C’est alors qu’il est atteint par deux balles de pistolet automatique tirées dans son dos. Grièvement blessé, il mourra peu de temps après sur la table d’opération de l’hôpital Ichilov de Tel-Aviv. Son assassin, aussitôt arrêté, est un jeune extrémiste juif religieux, ancien étudiant en droit opposé aux accords d’Oslo. Son nom : Amir Yigal.

L’assassinat intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou. Ce dernier, leader du Likoud, a accusé le gouvernement d’être « déconnecté de la tradition juive et des valeurs juives ». Dans les manifestations publiques contre les accords d’Oslo, certains contestataires ont été jusqu’à agiter des pancartes représentant Rabin en uniforme nazi ou dans le viseur d’un sniper.

Dans son livre À tombeau ouvert, Michel Warschawski dresse le portrait d’un colon, conducteur d’un gigantesque bulldozer blindé. Porté par l’ivresse de sa haine raciale, il fonce sur les maisons et les écoles palestiniennes. Cette figure a valeur de parabole.

Shimon Perez, ministre des Affaires étrangères, un homme que Rabin méprisait, est alors nommé Premier ministre. Il est effrayé par le climat de violence et de haine créé par l’extrême droite et n’a pas le courage de poursuivre dans la voie tracée par Rabin. Aux élections suivantes, Benyamin Nétanyahou sort vainqueur. Il coupe tout contact avec l’OLP et met fin aux négociations de paix.

Chronique d’une catastrophe annoncée

Un des livres les plus brillants que j’aie lus récemment sur la tragédie israélo-palestinienne, le plus prémonitoire aussi, est signé Michel Warschawski. Il est intitulé Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable4. Michel Warschawski est né en 1949 à Strasbourg d’une prestigieuse lignée d’intellectuels et de rabbins alsaciens d’origine polonaise. À seize ans, il part à Jérusalem pour y entreprendre des études talmudiques. Il est, depuis de nombreuses années, l’un des leaders les plus respectés de la gauche de combat en Israël

Dans sa magnifique postface au livre de Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Warschawski déclare : « Après cent vingt ans, le projet national de créer un État juif qui s’inscrirait dans la conquête coloniale du Proche-Orient a donné naissance à un régime fascisant au militarisme agressif qui sape la sécurité de ceux qu’il est censé représenter et protéger. En réalité, cet État représente un danger mortel pour la plus grande communauté juive de notre planète5. »

L’œuvre littéraire de Michel Warschawski contient maintes évocations de ce gouffre effrayant vers lequel, selon lui, se dirige le régime israélien. Un certain récit, datant de 2003, est resté gravé dans ma mémoire tant l’image qu’il véhicule est puissante. Dans son livre À tombeau ouvert. La crise de la société israélienne1, Warschawski dresse ainsi le portrait d’un jeune conducteur juif d’un de ces gigantesques bulldozers Caterpillar blindés, que j’ai moi-même vus à l’œuvre à Rafah et à Naplouse.

Porté par l’ivresse de son pouvoir, de sa haine raciale, témoignant d’une jouissance pathologique à détruire, il fonce sur les maisons, les écoles et les étables palestiniennes. Sa rage destructrice le rend ostensiblement heureux. Il ignore le monde qui l’entoure. Cette figure a valeur de parabole. Pareil au conducteur du bulldozer, coupé de la réalité, ignorant la souffrance de ses victimes, aveugle et inconscient des conséquences de ses actes, le présent gouvernement israélien d’extrême droite fonce à tombeau ouvert vers sa propre destruction.

Avec sa moustache à la Georges Brassens, son rire facile, son ironie, son goût du débat, Michel Warschawski est le contraire d’un critique doctrinaire. Écoutons-le encore : « Je suis de ceux qui refusent aujourd’hui d’entrer dans le débat sur ce qui devrait venir après le démantèlement du régime colonial : un État uni et démocratique ? deux États ? une fédération ? des cantons ? Les solutions théoriques sont multiples, mais c’est le rapport des forces, et lui seul, qui déterminera, quand elle sera à l’ordre du jour, la nature de la solution. À l’heure actuelle, c’est au changement du rapport des forces qu’il faut s’atteler, et ce ne sera qu’avec son retournement que la solution s’imposera, d’elle-même1. »

Arik Grossman, Charles Enderlin, Michel Warschawski, Lea Tsemel, Uri Avnery, Ilan Pappé, Amnon Kapeliouk, Jeff Halper, Ofer Bronchtein et tous leurs collègues du mouvement « Peace now » (« La Paix maintenant ») sont l’honneur d’Israël. À leurs yeux à tous, l’assassinat d’Yitzhak Rabin a été une catastrophe.

Les humains font l’histoire

Amir Ygal, le soir du 4 novembre 1995, sur la place des Rois d’Israël de Tel-Aviv, a tué l’espoir partagé par les Israéliens et les Palestiniens de parvenir à une paix négociée, juste et durable, conformément aux résolutions des Nations unies. Les Palestiniens, et notamment Yasser Arafat, ont certainement éprouvé au même moment le même désespoir. Je regarde souvent, affichée dans mon bureau, une certaine photographie de groupe prise au troisième étage de la Moukhata.

Elle date de ma première mission de Rapporteur spécial dans les territoires palestiniens occupés. Arafat se tient au milieu de nous. La plupart des autres personnes présentes (interprètes, gardes, collaborateurs, etc.) le dépassent d’une tête. Il a le regard soucieux. Arafat nous avait invités tous ensemble – nous étions une vingtaine – à passer dans une salle voisine. Une longue table en bois nous attendait, recouverte d’une nappe brodée, de gobelets, d’assiettes et de plats contenant des racks d’agneau, des tomates, des courgettes, des salades, des haricots. Des soldats servaient les plats, versaient l’eau. Arafat a insisté pour être servi en dernier.

Le repas a été long, l’atmosphère chaleureuse. Les ventilateurs grinçaient au plafond. Arafat a fait un exposé approfondi de la situation, puis il a répondu longuement à chacune de nos questions. Un échange particulier me reste en mémoire. Au moment même de notre rencontre à Ramallah, des manifestations violentes de jeunes Palestiniens avaient lieu sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem. Lieu sacré des Musulmans, l’esplanade surplombe le Mur des lamentations en contrebas, où prient les Juifs pieux. Les gardes-frontières, policiers et soldats israéliens empêchaient tout Palestinien de moins de quarante ans de s’approcher des lieux saints de l’islam.

Une véritable chasse aux jeunes se déroulait – gaz lacrymogènes et balles à l’appui – à travers la Vieille Ville. Arafat était furieux. Il s’est tourné vers moi et m’a dit dans son anglais hésitant : « Vous vous imaginez, c’est intolérable, Yitzhak Rabin m’a donné sa parole d’officier que nos jeunes pourraient prier le vendredi au dôme du Rocher et déambuler sur l’esplanade, et voilà le résultat ! » La « parole d’officier »… L’expression me parut bizarre. Comme si la parole d’un militaire était plus fiable que celle d’un individu ordinaire. À ses yeux, elle l’était.

Le soleil se couchait derrière les montagnes de Judée lorsque nous avons pris congé. Le président nous a accompagnés au bas de l’escalier, mais s’est arrêté sur la dernière marche de sorte de ne pas s’offrir, dans l’encadrement de la porte, à la vue des snipers israéliens postés sur les immeubles alentour.

L’abîme hante Michel Warschawski. La course vers le suicide de l’État israélien, raciste et colonial, lui apparaît presque inévitable. Et pourtant, dans son livre, fuse un rayon d’espoir. Écoutons-le :

Les humains font l’histoire et ils peuvent défaire ce qu’ils ont créé. […] Organisés et unissant leurs forces, les hommes et les femmes peuvent faire bouger les montagnes, faire tomber des régimes et obtenir ce qui leur revient de droit. […] Il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas pour le peuple palestinien ; il n’y a pas de raison non plus qu’on mette définitivement une croix sur la capacité du peuple juif-palestinien à se ressaisir et à stopper la dégénérescence de sa propre société8.

Notes :

1 Rapport Richard Goldstone, Conseil des droits de l’homme, Genève, 2008.

2Le Monde, 9 octobre 2023

3Le Monde, 26 janvier 2024.

4 Paris, Éditions Syllepse, 2018

5 Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018, p. 460.

6 Paris, La Fabrique, 2003

7 Michel Warschawski, Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable, op. cit.

8 Ibid.


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Du « pacifisme intégral » au réarmement de l’Allemagne : le tournant des « Verts »

Verts allemands - Le Vent Se Lève
La ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock.

Si l’Allemagne a longtemps entretenu des relations cordiales avec la Chine et la Russie, un tournant s’est produit avec la coalition dirigée par Olaf Scholz depuis 2021. Un parti, plus que tout autre, y fait pression pour rompre la bonne entente avec les « régimes autoritaires » : les « Verts » (Die Grünen). Une attitude que l’invasion de l’Ukraine n’a fait que renforcer. L’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, issue des « Verts », est à l’avant-garde du réarmement de l’Allemagne, de son intégration dans l’OTAN et du soutien militaire à l’Ukraine. Un positionnement aux antipodes de la doctrine initiale du parti, fondé sur un « pacifisme intégral » dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam.

En octobre 2022, les Grünen se réunissent en Congrès à Bonn, alors que le parti participe depuis 2021 à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, avec le SPD, (social-démocrate) et le FDP (libéral-démocrate et pro-business). En son sein, les Verts occupent notamment le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie. La guerre en Ukraine et ses conséquences géopolitiques sont l’un des principaux thèmes à l’ordre du jour. Il s’agit, pour les Verts, de discuter des modalités de l’aide militaire à l’Ukraine et du « fonds de défense spécial », qui vise à combler les nombreuses lacunes de l’armée allemande, tant en termes d’équipements que de personnel. Le débat est bref, les dissensions mineures, le soutien à l’armée ukrainienne et le fonds de défense sont largement plébiscités. Depuis, ce soutien ferme a été régulièrement réitéré par l’ensemble de ses membres.

Une telle ligne tranche significativement avec la tradition du parti, qui s’est fondé au début des années 1980 sur un pacifisme dit « intégral », envisageant la paix comme objectif mais aussi comme moyen. Pour cette doctrine, l’emploi de l’appareil militaire n’est jamais légitime, comme le résume le slogan plus jamais la guerre.

De plus jamais la guerre à plus jamais Auschwitz

À l’époque, cette vision se fondait sur la certitude d’une destruction mutuelle qui prévalait dans le contexte de Guerre froide. Elle devait lui survivre. À la fin des années 1990 encore, on débattait chez les Verts de la sortie de l’OTAN et de l’abolition de la Bundeswehr (forces armées allemandes).

Malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres en critiquant leur posture isolationniste.

Cette époque voit cependant une première inflexion, dont les conséquences devaient être durables. Elle se produit à l’occasion de la première expérience gouvernementale des Verts, de 1997 à 2005, comme partenaires minoritaires du SPD. Cette période coïncide avec l’aggravation des tensions ethniques en ex-Yougoslavie, qui suscite une vive interrogation en Allemagne sur l’attitude à tenir face à un conflit qui débouche sur des nettoyages ethniques.

En réponse aux massacres, Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères issu du parti, promeut en 1999 l’envoi d’un contingent de la Bundeswehr au Kosovo, sous mandat OTAN. Une rupture non seulement par rapport à la doctrine des Verts, mais vis-à-vis de la tradition isolationniste de l’Allemagne, qui n’avait jamais envoyé de troupes à l’étranger depuis la Seconde Guerre mondiale. La classe politique allemande concevait alors l’outil militaire comme un instrument purement défensif, et se refusait à le déployer en dehors du pays. Chacun des cinq partis de gouvernement s’est longuement interrogé sur la pertinence d’un tel déploiement.

Au sein des Verts, l’activisme de Joschka Fischer en faveur du contingent a suscité des débats particulièrement intenses. Fischer lui-même fut hué et aspergé de peinture rouge lors du Congrès du parti à Bielefeld en 1999. Malgré tout, l’intervention a été actée. Cette inflexion s’est justifiée par le caractère supposément nouveau du conflit en Yougoslavie. Il n’était plus question d’une guerre inter-étatique qui risquait de déboucher sur un conflit nucléaire, mais bien de nettoyages ethniques. Non seulement l’emploi de l’outil militaire ne risquait pas de détruire le monde, mais il était en mesure, pour ses promoteurs, de stopper un génocide5. Au slogan plus jamais la guerre, un autre devait succéder : plus jamais Auschwitz.

Plus qu’une parenthèse, un tournant. Par la suite, le parti devait également soutenir un nouvel engagement de l’armée allemande, en Afghanistan cette fois, dans le cadre de l’opération Enduring Freedom coordonnée par l’OTAN. Les Verts développent un concept spécifique d’intervention, la « sécurité interconnectée ». Il implique que l’engagement militaire doit systématiquement être associé à des moyens civils, à la diplomatie, à l’aide humanitaire, à la coopération au développement et à la prévention des crises.

Les débats internes s’en sont pas moins demeurés vifs, et bientôt deux courants ont émergée au sein du parti : celui des Fundis, attaché aux fondamentaux du parti, et celui des Realos, plus pragmatique. Un clivage que l’on retrouvait d’ailleurs aussi bien sur les questions internationales qu’économiques.

Quant les Realos prennent l’ascendant

Si la première expérience de pouvoir des Verts a constitué une inflexion majeure, Fischer pensait qu’elle ne constituerait qu’une parenthèse. Pourtant, malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres partis en critiquant, avec une intensité croissante, leur posture isolationniste. Durant les seize années d’opposition qui suivent la défaite de 2005, les Verts fixent progressivement une ligne en rupture avec leur pacifisme initial, mais aussi avec celle qui prévaut chez les deux autres partis de gouvernement majeurs, le SPD et la CDU (chrétienne-démocrate).

Les gouvernements successifs d’Angela Merkel – dont trois en coalition avec le SPD – ont entretenu des relations cordiales avec des pays peu appréciés du bloc euro-atlantique, Chine et Russie en tête, pour des raisons d’approvisionnement énergétique et de débouchés commerciaux. À l’inverse, les Verts, dans leur programme législatif de 2021, conçoivent une rivalité globale entre « régimes autoritaires » et « démocraties libérales ». Ils appellent à privilégier les « valeurs » aux impératifs économiques, mettant en avant le concept de « démocratie des droits de l’homme », et celui, nouveau, de « diplomatie féministe ». À ce titre, les Verts se montrent particulièrement critiques envers les atteintes aux droits humains en Chine, et méfiants à l’égard des « Nouvelles routes de la soie ». Similairement, ils regrettent la dépendance allemande au gaz russe.

Une critique des « régimes autoritaires » et de la violation des droits humains qui se fait plus discrète lorsqu’il s’agit de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Azerbaïdjan ou d’Israël. Ainsi, initialement critique du régime saoudien, l’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock a finalement levé son veto à l’exportation de chasseurs Eurofighter au royaume wahhabite. Sur le dossier israélo-palestinien, elle s’est vue reproché son soutien au gouvernement de Benjamin Netanyahu – au point que l’Allemagne a fait l’objet d’une plainte menée par le Nicaragua auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), comme « potentielle complice de crime de génocide ». Quand bien même elle reconnaissait en privé, lors d’une visite en Israël d’avril 2024, que Netanyahu « [menait] Gaza tout droit à la famine »…

Une vision du monde – en phase avec celle de la plupart des partis « verts » européens – dont la proximité avec celle des États-Unis ne peut que frapper. Pourtant, les Verts allemands se sont longtemps défendu d’un alignement trop prononcé sur Washington, et ont cherché à affirmer leur singularité – et les vestiges de leur pacifisme – sur la question de l’OTAN. Alors que la plupart des partis se satisfaisaient du parapluie américain (dans le cadre de l’Alliance atlantique) pour assurer la défense de l’Allemagne, les Verts appellaient à le « réformer » en raison des perspectives stratégiques trop floues des États-Unis.

Au pouvoir, la ministre Annalena Baerbock a souligné la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, et d’approfondir ses investissements en conséquence.

Surtout, ils s’opposaient à la règle des « 2% », impliquant que chaque membre de l’Alliance dépense au moins 2% de son PIB dans sa défense, afin de partager avec les États-Unis, le « fardeau » de la défense européenne. Ils rejetaient également le pré-positionnement de missiles nucléaires américains en Allemagne, dans le cadre du système de partage nucléaire entre les États-Unis et plusieurs membres de l’OTAN. Les Verts lui préféraient l’approfondissement de la coopération européenne en matière de Défense ; une thématique sur laquelle le parti se voulait à l’avant-garde lors des élections de 2021.

Sur les exportations d’armes, les Verts ont longtemps exprimé d’importantes réserves, et s’y sont opposés lorsqu’elles étaient destinées à des régimes « autoritaires » ou des forces impliquées dans des conflits. Ainsi, en 2014, une majorité du parti rejetait la livraison d’armes aux Pershmerga kurdes. En conséquence, le programme législatif de 2021 impliquait l’approfondissement de la régulation de ces exportations.

Les divergences entre Realos et Fundis durant toute cette période d’opposition ne sont pas à négliger, des débats houleux ayant fracturé le parti. Si l’équilibre entre les deux courants est initialement recherché, les Realos prennent l’ascendant sur les Fundis. Et en 2018, pour la première fois, la co-présidence du parti était assurée par deux Realos, Annalena Bearbock et Robert Habeck.

Europe de la Défense ou Alliance atlantique ?

En 2021, les Verts participent à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, aux côtés du SPD et du FDP. Ils obtiennent, entre autres, le ministère des Affaires étrangères, occupé par Annalena Bearbock, ainsi que celui de l’Économie, occupé par Robert Habeck.

Sur le plan des relations avec les « régimes autoritaires », leur action correspond à leur programme législatif. Dans un contexte d’une rivalité globale entre Chine et États-Unis, la ministre Baerbock représente la ligne la plus dure du gouvernement envers la Chine. Reprenant l’expression d’Ursula von der Leyen de « partenaire, compétiteur et rival systémique », elle est particulièrement critique envers ses atteintes aux Droits de l’homme, qu’elle n’hésite pas à dénoncer lors d’entretiens avec des officiels chinois.

Sur le plan économique, sans appeler à une rupture des relations commerciales avec le pays, elle dénonce la naïveté dont auraient fait preuve les précédents gouvernements allemands, qui espéraient que son ouverture commerciale favoriserait sa démocratisation. Elle promeut ainsi un rééquilibrage des relations commerciales avec la Chine afin de faire cesser la « concurrence déloyale ». Robert Habeck a, quant à lui, enjoint l’industrie allemande à restreindre sa dépendance à l’égard de la Chine, en diversifiant ses sources d’approvisionnement et sa chaîne de valeur.

En matière de défense, en revanche, la politique des Verts diverge de leur programme, et acte l’abandon intégral de leur pacifisme initial. Dès sa campagne, Annalena Bearbock, alors tête de liste, avait nuancé certains points du programme, notamment concernant l’hébergement d’armes nucléaires sur le sol allemand, déclarant qu’il s’agissait d’une question à régler « entre alliés », et non d’une perspective à exclure a priori. Au pouvoir, elle a souligné à plusieurs reprise la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, dont le partage nucléaire, et d’approfondir ses investissements en conséquence. Elle l’a récemment réaffirmé dans une tribune avec ses homologues français et polonais publiée par Politico.

Ainsi, le parti accepte désormais l’objectif d’une contribution des membres de l’OTAN à hauteur de 2% de leur PIB. Il a dans son ensemble a massivement soutenu le « fonds spécial » de 100 milliards d’euros de modernisation de la Bundeswehr et l’envoi d’armes à l’Ukraine. Ainsi, en avril 2022, le groupe des Verts au Bundestag s’était prononcé pour la livraison d’armes lourdes avec seulement deux abstentions. Le premier congrès du parti post-invasion russe qui s’est tenu à Bonn en octobre 2022 a confirmé le soutien du parti à cette politique, qui n’a pratiquement souffert d’aucune critique.

De quoi frapper les observateurs allemands, à l’image du Süddeutsche Zeitung, qui rappelle qu’un tel consensus était inimaginable il y a seulement quelques années. Ce soutien a été largement réaffirmé au Congrès de 2024 et au cours de la campagne du parti pour les élections européennes. En outre, le parti a soutenu les exportations allemandes d’armes, permettant à l’année 2023 d’atteindre un niveau élevé, en augmentation de 40% par rapport à 2022. Dans la foulée, Annalena Baerbock devait même lever son veto à l’exportation d’avions de combat Eurofighters à… l’Arabie Saoudite.

Actant ce tournant, les Verts ont défini un nouveau concept de politique étrangère et de sécurité : la « sécurité intégrée », censée articuler l’ensemble des dimensions de la sécurité, militaire, sanitaire, alimentaire22. Impliquant un abandon définitif de la posture non-interventionniste. Quant à la « Défense européenne », au coeur du programme des Verts, et malgré des discours proactifs, elle n’a connu aucune avancée significative. Impossibilité structurelle, ou produit de la focalisation d’Annalena Baerbock sur l’Alliance atlantique au détriment du Vieux continent ?


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Grande-Bretagne : la barque travailliste tangue déjà

Keir Starmer - Le Vent Se Lève
Keir Starmer, leader du Parti travailliste britannique, au Forum de Davos © Benedikt von Loebell

A-t-on jamais conquis un pays de cette façon ? Une majorité sans légitimité et un raz-de-marée qui n’en est pas un. Les travaillistes ont remporté 64 % des sièges avec 34 % des voix, soit la plus faible part de voix jamais obtenue par un parti arrivant au pouvoir. La participation, estimée à 59 %, a été la plus faible depuis 2001 (et auparavant, 1885 !). Lorsqu’à la fin du mois de mai le Premier ministre Rishi Sunak a fini par jeter l’éponge, tous les sondages donnaient aux travaillistes une avance à deux chiffres, soit plus de 40 %. La litanie des maladresses de Sunak, l’énorme écart de financement entre le parti travailliste et le parti conservateur ainsi que la cohorte d’hommes d’affaires et de journaux appartenant au magnat australien Rupert Murdoch apportant leur soutien aux travaillistes auraient dû contribuer à maintenir cette avance. Au lieu de cela, le nombre total de voix des travaillistes est tombé à 9,7 millions – contre 10,3 millions en 2019. Par Richard Seymour, traduction par Alexandra Knez pour LVSL depuis la New Left Review.

Les conservateurs ont chuté de 44 % à 24 %, alimentant une poussée du parti d’extrême droite Reform UK qui, avec 14 % des voix, a obtenu quatre sièges. Le vote combiné Tory-Reform, avec 38 % des voix, a été plus important que celui des travaillistes. Comme l’a souligné le sondeur John Curtis, ces derniers n’auraient pas progressé du tout sans les avancées des travaillistes en Écosse, rendus possibles par l’implosion du SNP. Dans le même temps, la gauche du pays, malgré son retard et son manque d’orientation stratégique, s’en est plutôt bien sortie. Les Verts sont passés de moins de 3 % à 7 % des voix et ont obtenu quatre sièges. Cinq candidats indépendants pro-palestiniens siégeront à leurs côtés à la Chambre des communes, dont Jeremy Corbyn, qui a battu son rival travailliste à Islington North avec une marge de 7 000 voix.

Jamais le fossé n’a été aussi béant entre les attentes de la population et sa représentation au sein des hautes sphères. Et peu de gouvernements ont été aussi fragiles au moment de leur entrée en fonction. Pour Keir Starmer, il n’y aura aucun état de grâce, tant les travaillistes et leur leader sont impopulaires – certes moins que les conservateurs, pour le moment.

L’ampleur de la majorité travailliste à Westminster cache la croissance spectaculaire des circonscriptions marginales, où le parti a eu du mal à s’accrocher. À Ilford North, la candidate indépendante de gauche Leanne Mohamad est passée à 500 voix de détrôner le nouveau ministre de la santé Wes Streeting ; à Bethnal Green & Stepney, la députée sortante Rushanara Ali, qui a refusé de soutenir un cessez-le-feu à Gaza, a vu son écart réduit de 37 524 à 1 689 voix ; à Birmingham Yardley, Jess Phillips, de l’aile droite, a failli être battu par le Workers’ Party ; et à Chingford et Woodford Green, Faiza Shaheen n’a pas pu se présenter comme candidate travailliste, mais s’est battue contre son ancien parti jusqu’à un match nul, divisant le vote et permettant ainsi aux Tories de conserver leur siège…

Comment les travaillistes ont-ils pu faire aussi bien avec des résultats aussi piètres ? La part de voix du parti diminue généralement au cours d’une campagne électorale. Pourtant, la problématique fondamentale est celle de la base sur laquelle il s’est appuyé. Le facteur décisif a été la crise du coût de la vie. En période de stagnation salariale, les hausses de prix érodent le pouvoir de consommation de ceux qui sont en marge du système, mais depuis 2021, les crises a répétition dans la chaîne d’approvisionnement et les profits des entreprises ayant fait grimper les coûts, une partie de la classe moyenne elle-même s’est sentie touchée. La tentative du gouvernement Tory de transformer alors les grévistes en boucs émissaires n’a connu qu’un faible succès. Le virage des conservateurs vers une guerre de classe ouverte a mis à mal leur discours sur le « nivellement par le haut » et a démenti leur volonté de se rapprocher des Britanniques ordinaires.

Vers la fin de la campagne, il est apparu que les travaillistes espéraient voir des gestionnaires d’actifs prendre la tête d’une vague d’investissements dans le secteur privé.

Le parti conservateur a réagi à cette crise en se repliant sur lui-même et sur son leader, Boris Johnson. Le résultat a été l’intermède désastreux de Liz Truss. Se présentant comme une réactionnaire « antimondialiste », à l’écoute des préoccupations d’un électorat conservateur protégé du pire de la crise mais stagnant par rapport à l’explosion de la richesse des super-riches, Liz Truss a littéralement écrasé le favori des médias, Rishi Sunak. Mais, après un mini-budget comprenant 45 milliards de livres de réductions d’impôts non financées, son gouvernement a immédiatement fait l’objet des mêmes agressions institutionnelles que celles habituellement réservées à la gauche. Le secteur financier, la Banque d’Angleterre et les médias nationaux n’ont fait qu’une bouchée d’elle.

Sunak a été hâtivement porté au pouvoir sans vote des membres du parti, et un assortiment de partisans de l’austérité a été nommé au Trésor. La stratégie adoptée depuis lors – et qui s’est poursuivie jusqu’aux élections – a consisté à combiner une pression fiscale avec une guerre culturelle sans efficacité. Cette stratégie s’est traduite par un réalignement du centre politique derrière les travaillistes, ce qui a modifié les calculs électoraux.

Dès lors, le parti travailliste pouvait bien se présenter aux élections sans légitimité. Il a vite abandonné ses engagements les plus ambitieux en matière de dépenses, notamment les 28 milliards de livres à consacrer aux investissements « verts ». Il s’est positionné comme une option sûre pour l’establishment. Son offre était parlante : une politique qui « pèserait plus légèrement » sur la vie des gens. Une plateforme à l’imprécision manifeste. Ses engagements en matière d’impôts et de dépenses n’y représentaient que 0,2 % du PIB, ce qui est peu compte tenu de la crise que traversent les infrastructures britanniques, la santé, les écoles, le réseau de distribution d’eau ou le logement. Mais le « petit changement » est le point fort de Keir Starmer : petit changement par rapport au dernier gouvernement, petit changement dans les dépenses, petit changement dans la part des votes. Le mantra fastidieux des travaillistes a été la « croissance ». Sans que soit jamais expliquée la manière dont elle devait être défendue, étant donné que les travaillistes ne sont pas disposés à augmenter les impôts sur les hauts revenus ou les bénéfices des entreprises pour financer l’investissement – si l’on l’excepte de vagues références à la législation sur l’aménagement du territoire.

Vers la fin de la campagne, il est clairement apparu que les travaillistes espéraient voir des gestionnaires d’actifs prendre la tête d’une vague d’investissements dans le secteur privé. Le patron de BlackRock, Larry Fink, qui a soutenu Starmer, a vanté les mérites de sa société qui, selon lui, permettrait de fournir des ressources supplémentaires pour les investissements verts sans augmenter la fiscalité des plus riches. « Nous pouvons construire des infrastructures », écrit-il dans le Financial Times, « en débloquant l’investissement privé ». On retrouve ici le fameux « partenariat public-privé » à grande échelle. BlackRock est déjà propriétaire de l’aéroport de Gatwick et détient une participation substantielle dans le secteur de l’eau en Grande-Bretagne, ces même entreprises étant actuellement en pleine déconfiture et vomissant des déchets et eaux contaminées à tout va (70 % de ce secteur est détenu par des gestionnaires d’actifs).

Comme l’écrit Daniela Gabor, « les profits que BlackRock espère générer en investissant dans l’énergie verte risquent d’avoir un coût énorme ». Comme le souligne Brett Christopher dans sa critique de la « société basée sur la gestion d’actifs », les propriétaires sont très éloignés des infrastructures qu’ils contrôlent et ne sont guère incités à en prendre soin. Ils se contentent de créer des mécanismes de mise en commun des capitaux d’investissement, d’exploiter l’actif pour ce qu’il vaut et de passer à autre chose. Et telle est la grande idée sur laquelle le parti travailliste fonde sa fragile fortune : on comprend mieux pourquoi il n’a pas voulu l’expliquer à l’électorat.

Le danger réside en ceci qu’un gouvernement impopulaire mais s’appuyant sur une majorité disproportionnée au parlement, se mette à imposer, à marche forcée, un programme dont la majorité ne veut pas. Starmer connaîtra-t-il le sort d’Olaf Scholz, ainsi que l’a suggéré Grace Blakeley ? Si tel est le cas tous ceux qui, à gauche, se seront compromis avec lui, sombreront avec lui.


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L’intelligence artificielle au cœur de la multiplication des victimes civiles à Gaza

© LHB pour LVSL

Le média israélien +972mag a révélé l’usage déterminant de deux programmes d’intelligence artificielle (IA) lors de la campagne de bombardement contre la bande de Gaza. Le premier, Lavender, sert à sélectionner des cibles en attribuant à chaque Gazaoui une probabilité qu’il soit affilié à la branche armée du Hamas. Le second, Where’s Daddy ? (« où est Papa ? »), permet de déterminer lorsque ces cibles rejoignent leur domicile. C’est seulement à ce moment qu’une personne intervient dans la chaîne décisionnelle : vingt secondes pour valider une frappe aérienne sur la résidence, le plus souvent avec des bombes non-guidées rasant des immeubles entiers. Pour un simple homme de main, jusqu’à vingt victimes collatérales étaient autorisées. Pour un commandant, plusieurs centaines. Une rupture avec le droit de la guerre et le principe de proportionnalité, aggravée par le fait que l’IA commet de nombreuses erreurs à tous les niveaux de la chaine décisionnelle. Retour sur les implications d’une enquête précise et détaillée.

« L’accent, dans cette opération, a été mis sur l’ampleur des dégâts, pas sur la précision des frappes » déclarait le 10 octobre 2023 le porte-parole de l’armée israélienne. Pour défendre le nombre inédit de victimes civiles causé par l’offensive contre Gaza en réponse à l’attaque terroriste du 7 octobre, le gouvernement israélien et ses nombreux relais ont répété que de telles pertes résultaient de l’emploi de bouclier humain par le Hamas. Cet argument vient de voler en éclat.

Dans une longue enquête, le média indépendant israélien +972mag détaille comment l’armée a utilisé l’intelligence artificielle pour cibler délibérément et massivement des civils. Ces révélations reposent six sources militaires israéliennes. +972mag a déjà été à l’origine de révélations majeures sur le conflit et l’auteur Yuval Abraham, basé à Jérusalem, est un journaliste travaillant fréquemment pour des médias américains. Les autorités israéliennes n’ont apporté qu’un démenti partiel reposant sur des affirmations contredites par des déclarations antérieures.

En plus des sources militaires, dont certaines assument pleinement l’usage de ces outils et ont perdu des proches dans l’attaque terroriste du 7 octobre, l’enquête cite trois éléments susceptibles de corroborer ses affirmations. D’abord un livre publié en 2021 par le responsable de l’unité de renseignement d’élite « Unit 8200 » qui détaille le concept du programme d’Intelligence artificielle incriminé et justifie son usage, comme l’avait déjà rapporté le quotidien israélien Haaretz.

Deuxièmement, une conférence tenue en 2023 à l’université de Tel-Aviv par des officiers du renseignement, où ils avaient détaillé, à l’aide de PowerPoint, le fonctionnement du programme.  Enfin, l’enquête note que ses conclusions permettent d’expliquer le nombre important de familles entièrement tuées lors des premières semaines de bombardements et de confirmer les révélations de CNN qui affirmaient qu’une munition sur deux employée à Gaza était une dumb bomb (« bombe idiote » ou non-guidée). Ces différents éléments expliquent le crédit apporté à l’enquête par de nombreuses grandes rédactions occidentales – malgré son peu d’écho médiatique.

Lavender :  comment bombarder des cibles à leur domicile

L’enquête de Yuval Abraham est divisée en six parties qui décrivent chaque étape menant au bombardement volontaire d’un nombre disproportionné de civils, ce qui constituerait un cas flagrant de crime de guerre. Tout commence par l’identification des cibles potentielles. Elle est effectuée par Lavender, un programme informatique fonctionnant à l’aide du deep learning [« apprentissage profond » : une intelligence artificielle évolutive, modifiant ses algorithmes en fonction des données qu’elle capte NDLR].

Slide PowerPoint destiné à présenter le programme Lavender à l’Université de Tel-Aviv, obtenue par Yuval Abraham et reprise dans son enquête

En entrée, le programme reçoit deux types de données : des très larges quantités d’information collectées sur les habitants de Gaza par le système de surveillance de masse du renseignement israélien et les éléments de profils-types de combattants du Hamas connus des services d’espionnage (quel type d’usage font-ils de leurs téléphones portables ? où se déplacent-ils ? avec qui interagissent-ils ? Etc).

Le programme a ensuite été entraîné à reconnaître les comportements et indices propres aux membres du Hamas pour les comparer à ceux collectés sur le reste de la population. Le simple fait d’être dans un groupe Whatsapp avec une personne suspecte est un motif incriminant, comme recevoir un paiement du Hamas, avoir appartenu à ce groupe par le passé ou posséder l’ancien appareil électronique d’un suspect.

L’algorithme attribue à chaque habitant de Gaza un score de 1 à 100 représentant sa probabilité d’être affilié à la branche armée du Hamas. Les services de renseignements déterminent ensuite un score minimal à atteindre pour être placé sur la kill list et devenir une cible. La limite d’âge de 17 ans ayant été supprimée, des enfants ont été ciblés, explique l’une des sources de l’enquête.

Comme pour tout programme d’intelligence artificielle de cette nature, les erreurs sont courantes. Dans au moins 10 % des cas, Lavender fiche des « innocents ». Parmi les causes fréquentes, l’enquête cite le fait d’avoir le même nom ou surnom qu’un membre de la branche armée du Hamas, ou d’interagir avec le mauvais téléphone portable. Une fois validée, la cible est placée sur l’agenda de bombardement de l’armée. Une seule intervention humaine a lieu avant d’autoriser la frappe : une vérification visant à confirmer que la cible est bien un homme (la branche armée du Hamas n’employant pas de femmes). Selon l’enquête, cette vérification prend vingt secondes tout au plus.

« Si une cible donne son téléphone à son fils, son frère ou juste un inconnu, cette personne sera bombardée dans sa maison avec toute sa famille. Ça arrive souvent. C’est comme cela qu’ont été commises les principales erreurs », selon une des sources cites par l’enquête.

L’étape suivante consiste à localiser la cible. C’est là qu’intervient un second programme d’intelligence artificielle, au nom quelque peu obscène : Where’s Daddy ? (« où est Papa ? »). Le programme utilise les différentes sources d’informations et données disponibles pour déclencher une alerte lorsque « Papa » est rentré chez lui. C’est uniquement à ce moment qu’une frappe aérienne est ordonnée. Il peut s’écouler de nombreuses heures entre l’ordre et l’exécution de la frappe. La cible a parfois quitté son logement lorsque le bâtiment est détruit, tuant les voisins et la famille sans supprimer le suspect.

La principale raison citée pour frapper les cibles à leur domicile, où aucune activité militaire n’a lieu, est qu’il est plus facile de les localiser dans leurs logements qu’à l’extérieur du domicile familial. Cela découle du fait que chaque Gazaoui possédait une adresse physique associée à son profil. Bien entendu, si l’adresse n’a pas été mise à jour ou que l’individu a déménagé, des « innocents » et leurs voisins périssent pour rien, précise une source citée par l’enquête.

Where’s Daddy ? : bombes non-guidées et dommages collatéraux assumés

L’armée israélienne dispose de différents types de bombes et munitions. Les missiles tirés depuis les drones sont capables d’une très haute précision et causent des dégâts limités, ce qui explique pourquoi ils sont en priorité utilisés contre des véhicules ou des piétons. Les bombes conventionnelles guidées permettent de cibler un appartement précis, dans un immeuble ou un étage particulier d’une maison. Les bombes non-guidées et « anti-bunker » d’une tonne, quant à elles, disposent d’un pouvoir de destruction largement supérieur. Au minimum, elles permettent de raser un bâtiment entier. Les plus grosses peuvent sévèrement endommager un pâté de maisons.

L’essentiel des cibles identifiées par Lavender étaient des simples militants ou combattants du Hamas sans responsabilités. Pour éviter de « gaspiller » des munitions précieuses et coûteuses sur de la « piétaille », ces cibles ont été systématiquement visées avec des bombes non-guidées. Ce qui signifie que pour tuer un membre présumé du Hamas, une maison ou un appartement entier est détruit, ensevelissant sous les décombres la famille et les voisins de la cible.

L’enquête révèle que l’armée acceptait de tuer entre dix et vingt « innocents » par membre présumé du Hamas. Pour les commandants, responsables et officiers, ce chiffre pouvait monter à plusieurs centaines. Ainsi, pour tuer Ayman Nofal, le commandant du bataillon de Gaza centre, un quartier entier a été détruit par plusieurs frappes simultanées (entre seize et dix-huit maisons rasées). Pas moins de trois cents pertes civiles avaient été autorisées.

Pour tuer Oussama Ben Laden, Yuval Abraham note que les États-Unis avaient fixé la limite à trente pertes civiles. En Afghanistan et en Irak, les dommages collatéraux autorisés pour supprimer un membre de base des organisations terroristes étaient « simplement de zéro ».

L’autre problème lié à cette tolérance inédite pour les pertes civiles et qu’elles sont souvent mal estimées. Les femmes et enfants ne faisant pas l’objet de traçage aussi précis, le nombre de victimes potentielles retenu avant d’autoriser une frappe s’est fréquemment révélé inférieur à la réalité. L’armée israélienne a ainsi pu valider des frappes censées tuer un membre du Hamas et quinze femmes et enfants avant de raser un immeuble où se trouvaient deux fois plus de civils. Par exemple, en partant du principe qu’un bâtiment situé dans une zone où des consignes d’évacuations avaient été données était vide ou à moitié vide, sans se donner la peine de vérifier. Et pour ces troupes de base, l’armée ne procédait à aucune vérification post-frappes pour évaluer les dégâts et confirmer la mort de la cible.  

« Uniquement lorsque c’est un haut responsable du Hamas, on suit les procédures d’évaluation post-bombardement. Pour le reste on s’en fout. On reçoit un rapport de l’armée qui confirme si le bâtiment a été détruit, et c’est tout. Nous n’avons aucune idée du niveau des dégâts collatéraux, nous passons immédiatement à la cible suivante. L’objectif est de générer autant de cibles que possible aussi vite que possible. »

Source militaire israélienne citée par l’enquête de +972mag.

Après plusieurs semaines de bombardements intensifs, le tarissement des cibles potentielles a poussé les autorités israéliennes à abaisser le seuil à partir duquel le programme Lavender plaçait une personne sur la kill list. Cet algorithme a également été entraîné à partir des profils de simples fonctionnaires apparentés au Hamas mais ne faisant pas partie de la branche armée, ce qui a considérablement accru le risque pour tout civil gazaoui de se retrouver sur la liste, puisque les comportements suspects ne se limitaient plus à ceux des combattants et leurs soutiens directs.

Au paroxysme de la campagne de bombardement, qui aurait fait plus de 15 000 morts en quatre semaines, Lavender a placé plus de 37 000 personnes sur sa kill list.  

Des implications multiples et préoccupantes

La lecture de l’enquête et les citations des sources dépeignent une profonde perte de repère des autorités et membres de l’armée israélienne, tout en témoignant d’une déshumanisation totale des Palestiniens. Un comble pour une guerre présentée comme un combat existentiel entre la civilisation et la barbarie.

Si l’on résume : un programme ayant recours à l’intelligence artificielle est chargé de générer des cibles sur la base de critères extrêmement vagues, en croisant des données collectées par un gigantesque système de surveillance de masse à la légalité douteuse. Selon ses propres critères contestés en interne, Lavender se trompait au moins une fois sur dix. Cela n’a pas empêché de transmettre la liste de personnes à éliminer à un second programme, Where’s Daddy ?, reposant lui aussi sur des données incomplètes et pas toujours à jour, pour déterminer quand une cible regagnait son domicile. Quelques heures plus tard, une bombe non-guidée d’une tonne était larguée sur la maison où la cible pouvait ne plus se trouver, tuant les habitants du dit immeuble sans distinction. Ces frappes étaient autorisées après un contrôle prenant moins de vingt secondes. Aucune vérification visant à confirmer l’étendue des pertes civiles ou la mort de la cible n’était ensuite menée.

Le choix de viser les combattants présumés du Hamas chez eux, au milieu de leurs familles et de leurs voisins plutôt que lorsqu’ils sont à l’extérieur de leur domicile – et occupés à des activités militaires -, fait voler en éclat l’idée que les pertes civils records seraient dues à l’emploi de boucliers humains par le Hamas. Bien au contraire : c’est l’armée israélienne qui attendait que ses cibles soient au milieu de civils pour les frapper avec des bombes non-guidées et surdimensionnées.

L’autre point sur lequel insiste Yuval Abraham est la contradiction dans l’approche de l’armée israélienne. Pour justifier l’emploi d’armes non-guidées, la quasi-absence de vérification de l’identité de la cible avant la frappe et l’absence d’évaluation de celle-ci après le bombardement, les militaires citent le manque d’intérêt stratégique de la cible. Les bombes guidées et le temps des officiers étaient trop précieux pour être gaspillé sur ce type de cibles à faible valeur militaire. Mais dans ce cas, comment justifier autant de dommages collatéraux sans violer le principe de proportionnalité situé au coeur de droit de la guerre ?

Les révélations posent des problèmes plus larges. La quasi-suppression du facteur humain dans la décision de tuer est généralement considérée comme une ligne rouge, avec laquelle l’État hébreu semble flirter dangereusement. Un élément d’autant plus inquiétant que le gouvernement israélien a déployé des robots en forme de chiens à Gaza et fait un usage massif de drones de combat. En parallèle, le complexe militaro-industriel israélien met en avant l’utilisation de ces outils technologiques sur le champ de bataille comme autant d’arguments de vente à l’international.

Enfin, les révélations de +972mag mentionnent l’emploi de donnée Whatsapp pour cibler des Palestiniens, certains pouvant être simplement pris pour cible pour s’être retrouvé dans un groupe Whatsapp avec un membre du Hamas. Dans le contexte des bombardements indiscriminés et du siège total imposé à Gaza, les groupes de voisins se retrouvant sur des boucles Whatsapp pour coordonner l’entraide ont certainement éclos un peu partout, aggravant le risque de se trouver dans le mauvais groupe au mauvais moment. Ce qui rend l’usage de ces données pour cibler des suspects encore plus problématique. Plus largement, cette enquête pose la question de la collaboration de Meta (ex-Facebook) avec le gouvernement israélien, que soutiennent activement les principaux dirigeants de l’entreprise, et qui ne semble manifestement pas préoccupée par la sécurité de ses clients.

L’intelligence artificielle à l’heure du « risque de génocide »

Le système décrit dans l’enquête de Yuval Abraham n’est plus utilisé à Gaza. Une des principales raisons citées par ce dernier est le fait qu’il n’est plus possible de lier un suspect à sa résidence, l’écrasante majorité des maisons ayant été détruites et leurs habitants transformés en réfugiés. Mais alors que les États-Unis viennent d’approuver une offensive sur Rafah contre la promesse qu’Israël ne réplique pas trop sévèrement contre l’Iran, Yuval Abraham craint que le système soit de nouveau déployé contre la seule ville encore debout, où se sont réfugiés plus d’un million de Palestiniens. Trois mois après l’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ), qui pointe un « risque de génocide » à Gaza, se dirige-t-on vers un crime majeur assisté par ordinateur ?


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Gaza : derrière les massacres, les profiteurs de guerre

Gaza profiteurs de guerre

Certains y verraient une première inflexion. Tandis que le Canada décrète la fin des exportations d’armes vers Israël, les États-Unis portent au Conseil de sécurité de l’ONU un projet de résolution pour un « cessez-le-feu immédiat ». Après plus de cinq mois d’un conflit où les tueries de civils se sont produites à un rythme inédit au XXIè siècle, le temps de l’impunité est-il terminé pour Israël ? Si l’opinion publique des pays nord-américains et européens semble chaque jour davantage en faveur d’une condamnation des bombardements israéliens, des intérêts économiques veillent à la préservation d’une bonne entente avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Au-delà des producteurs d’armes, qui profitent directement de la situation, une nébuleuse d’acteurs a intérêt au maintien du statu quo [1].

Les bombardements israéliens sur Gaza ont coûté la vie à plus de 30 000 Palestiniens – selon les chiffres officiels acceptés par les institutions internationales -, dont la grande majorité sont des civils. Parmi eux, au moins 19 000 femmes et enfants. Tandis que les représentants israéliens multipliaient les appels à l’épuration ethnique, l’Afrique du Sud portait une accusation de « génocide » contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le 26 janvier, celle-ci statuait : il existe un « risque génocidaire », Israël pourrait enfreindre la Convention des Nations Unies sur le génocide. Les États qui le soutiennent militairement pourraient en être complices.

Les semaines suivantes, le gouvernement américain (ainsi que la grande majorité des européens) est demeuré un appui constant de Benjamin Netanyahu, malgré des déclarations inquiètes quant au sort des civils de Gaza. Son projet de résolution à l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » marque peut-être un premier changement d’orientation – après cinq mois d’un soutien de facto inconditionnel.

« Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. »

Greg Hayes, PDG de l’entreprise d’armement RTX, le 24 octobre, à propos des bombardements à Gaza

Entre-temps, l’administration Biden aura requis 14,3 milliards de dollars d’équipement militaire pour Israël – en plus des 3,8 milliards de dollars d’aide que les États-Unis concèdent déjà annuellement. Ce montant a été bloqué par le Congrès, mais Joe Biden l’a contourné à deux reprises en décembre 2023, pour imposer des ventes d’armes à Israël d’une valeur de plus de 200 millions de dollars.

Aubaine pour les marchands d’armes

De longue date, les opérations israéliennes sur Gaza sont une aubaine pour de nombreuses entreprises de défense basées aux États-Unis. Et elles ne s’en cachent pas. Selon Molly Gott et Derek Seidman, rédacteurs pour le média d’investigation Eyes on the Ties, cinq des six plus importants producteurs d’armes au monde sont basés aux États-Unis. Il s’agit de Lockheed Martin, Northrop Grumman, Boeing, General Dynamics et RTX (anciennement Raytheon). Sans surprise, elles ont vu leur cour en Bourse atteindre des sommets lorsque les bombardements israéliens sur Gaza ont commencé. Le lendemain des attentats du 7 octobre, il avait augmenté de 7 %.

Et les dirigeants de ces entreprises s’en sont publiquement réjouis. Évoquant le conflit lors d’une réunion datant du 24 octobre, le PDG de RTX, Greg Hayes, déclarait : « Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. ». Le lendemain, le Directeur financier et Vice-président exécutif de General Dynamics, Jason Aiken, répondait à une question concernant les opportunités pour son entreprise : « La situation en Israël est terrible […] Mais si l’on considère le potentiel en termes de hausse de la demande, c’est probablement du côté de l’artillerie que cela aura lieu ».

Il ne fait aucun doute que ces armes sont directement utilisées pour commettre les crimes dont sont victimes les Palestiniens dans la bande de Gaza, ainsi que l’a rapporté Stephen Semler dans Jacobin. Elles incluent des missiles Hellfire, des obus d’artillerie et des fusils d’assaut, mais aussi du phosphore blanc, que Semler décrit comme « une arme incendiaire, capable de brûler à travers la chair, les os et même le métal ». Ce matériau est interdit d’utilisation à proximité des civils par le Protocole III des Conventions de Genève – et l’armée israélienne l’a utilisé à plusieurs reprises.

Mais au-delà des fournisseurs militaires, de nombreuses sociétés américaines ont d’importants investissements en Israël, et profitent directement du conflit – et de l’occupation de la Cisjordanie.

Au-delà de l’armement

Parmi les entreprises basées aux États-Unis qui ont été visées par les campagnes de boycott, on trouve notamment l’entreprise d’informatique HP, le pétrolier Chevron et la société immobilière RE/MAX. HP fournit du matériel informatique à l’armée et la police d’Israël, ainsi que des serveurs à l’Autorité israélienne de l’immigration et de la population – une entité qui possède un rôle central dans l’occupation de la Cisjordanie, et le maintien d’un régime inégalitaire que de nombreuses associations et institutions onusiennes décrivent comme une forme d’apartheid.

Le géant de l’énergie Chevron extrait quant à lui du gaz revendiqué par Israël en Méditerranée orientale, et fournit à l’État israélien des milliards de dollars, afin de payer des licences de gaz. De plus, Chevron est impliqué dans le transfert illégal de gaz égyptien vers Israël, via un pipeline traversant la zone économique exclusive palestinienne à Gaza. Et potentiellement partie prenante du pillage, par Israël, des réserves de gaz palestiniennes en mer au large de la bande de Gaza – un crime de guerre en droit international.

En 2017, un rapport du Centre de recherche sur les entreprises multinationales (CREM), basé à Amsterdam, détaillait le rôle de la société Noble Energy dans la violation des droits des Palestiniens, en lien avec l’extraction de gaz en Méditerranée orientale – l’entreprise a été acquise par Chevron en 2020. Outre sa participation au blocus, qui empêche les autorités de Gaza d’avoir accès aux petites réserves de gaz au large de ses côtes, le CREM rapporte que ses activités d’extraction dans les champs gaziers israéliens pourraient également épuiser les réserves palestiniennes de gaz…

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens

« En ne faisant aucun effort pour s’assurer du consentement des Palestiniens, Noble Energy a manqué de se conformer aux Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales et aux Principes directeurs des Nations-unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». Le rapport poursuit : « L’entreprise a également pu contribuer à la violation du collectif à l’autodétermination. Si le gaz naturel palestinien était effectivement drainé […], on pourrait soutenir que Noble Energy a participé à un acte de pillage, en violation du droit humanitaire international et du droit pénal. »

RE/MAX commercialise quant à elle des propriétés dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. Et a continué à le faire après les attentats du 7 octobre, alors que la violence des colons israéliens ne cessait de s’accroître.

D’autres entreprises américaines ont été désignées les mouvements de boycott : Intel, Google/Alphabet, Amazon, Airbnb, Expedia, McDonald’s, Burger King et Papa John’s, etc. Si leur affichage garantit des campagnes efficaces, elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’American Friends Service Committee (AFSC) maintient une liste plus complète des entreprises impliquées dans l’occupation de la Cisjordanie.

Parmi les cas particulièrement flagrants de complicité dans le processus de colonisation figure Caterpillar Inc., le géant de la construction, dont le bulldozer blindé D9 est fréquemment utilisé par l’armée israélienne pour détruire des maisons, des écoles et d’autres bâtiments palestiniens – ainsi que dans des attaques contre Gaza. En 2003, l’activiste américaine Rachel Corrie a été écrasée par l’un de ces bulldozers, « alors qu’elle tentait de défendre une maison palestinienne d’une démolition alors que la famille était encore à l’intérieur », selon l’AFSC.

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens. Motorola Solution Inc., l’entreprise de communications et de surveillance, fournit depuis longtemps la technologie de surveillance qu’Israël utilise pour surveiller les Palestiniens de Cisjordanie et sur les checkpoints de Gaza. La société de voyages et de tourisme TripAdvisor, quant à elle, est impliquée dans l’occupation d’une manière plus banale : comme Airbnb, elle fait office d’agent de réservation pour des propriétés dans des colonies et sur le plateau du Golan.

Selon le Bureau des représentants américains au commerce, en 2022, les États-Unis ont exporté pour pas moins de 20 milliards de dollars de biens et services vers Israël – soit 13,3 % des importations totales de ce dernier. Israël a exporté pour 30,6 milliards de dollars vers les États-Unis, un chiffre qui représente 18,6 % de toutes ses exportations. Le commerce et les investissements américains en Israël jouent un rôle significatif dans son économie israélienne, et constituent potentiellement un levier majeur.

Si le projet de résolution onusienne pour un cessez-le-feu porté par Joe Biden semble marquer une première inflexion diplomatique, nul doute que de puissants acteurs n’ont guère intérêt à cette issue pacifique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « The Obscene US Profiteering From Israeli War and Occupation ».


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Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.


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Likoud et Hamas : histoire d’un renforcement mutuel

Netanyahu-Hamas--Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Dans le conflit israélo-palestinien, les forces maximalistes, articulant proclamations belliqueuses et eschatologie religieuse, ont acquis un ascendant sans précédent. À Gaza, l’opposition non islamiste à la colonisation est réduite à la marginalité par l’hégémonie du Hamas. Celui-ci a bénéficié d’un soutien discret mais actif de la part du Likoud, convaincu d’y trouver une assurance-vie pour demeurer au pouvoir. Si le Hamas dispose de solides appuis régionaux, il est concurrencé, au sein de sa base, par des groupes jihadistes plus radicaux. En Israël, les mouvements d’extrême droite prônant officiellement un apartheid et appelant au massacre de civils palestiniens n’ont jamais été aussi influents ; ils capitalisent sur les atrocités commises par le Hamas. La coalition dirigée par Benjamin Netanyahou dans laquelle ils sont intégrés bénéficie, aujourd’hui comme hier, du soutien constant des États occidentaux. Retour sur un processus de sabotage des issues pacifiques.

Si la nature terroriste du Hamas est à juste titre régulièrement soulignée par les médias occidentaux, son histoire est moins linéaire qu’il n’y paraît. Il est fondé en 1987 par le cheikh Yassine, un imam adepte du courant des Frères musulmans, afin de mener une lutte armée contre l’État d’Israël. Ce choix constitue un tournant pour le courant palestinien d’obédience frériste qui avait jusqu’alors rejeté l’option militaire. Ce dernier aspirait surtout à réislamiser la société palestinienne, dont il déplorait le trop fort degré de sécularité. L’opposition à l’occupation israélienne demeurait secondaire.

À mesure que la colonisation s’intensifiait, les Frères musulmans voyaient leur popularité chuter en Palestine. En leur proposant de rallier la cause nationaliste, le cheikh Yassine leur offrait un second souffle. Et en optant pour un mode opératoire terroriste, il fournissait un nouvel horizon aux déçus de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat.

Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Amos Oz ajoutait que le Hamas était « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ».

Tandis que celle-ci s’ouvre aux négociations avec Israël, le Hamas multiplie les attentats – et prend délibérément pour cible les civils israéliens. Alors qu’en 1988 l’OLP reconnaît à Israël le droit à vivre « en paix et en sécurité », le Hamas, fondé un an plus tôt, fait de son éradication l’objectif final. Et tandis que l’OLP, qui rassemble plusieurs organisations laïques (dont le Fatah dirigé par Arafat), souhaite dépasser les clivages confessionnels, le Hamas manifeste un antisémitisme virulent.

« Cauchemar dans le cauchemar » à Gaza

Les accords d’Oslo (1993-1995) marquent un tournant pour le Hamas. Autorités israéliennes et palestiniennes s’accordent alors sur le respect de frontières mutuelles. Mais tandis que leur application patine, que l’armée israélienne demeure dans les territoires occupés, le Hamas intensifie ses attaques pour torpiller les accords. Il bénéficie d’une base sociale qui ne fera que croître, à mesure que les engagements d’Oslo seront piétinés et que les affrontements avec Israël reprendront. Les bons scores électoraux du Hamas se succéderont, jusqu’à sa victoire aux élections législatives de 2006.

Côté israélien, la progression du Hamas donne du grain à moudre à la droite (dominée par le Likoud), prompte à qualifier de « terroriste » toute forme d’opposition à la colonisation. Déjà fragile, la confiance de la population à l’égard des processus de pacification s’érode davantage. Il faut dire que la stratégie israélienne n’était pas totalement étrangère à cette montée en puissance du Hamas. En 2006, le reporter Charles Enderlin en résumait la teneur dans Le Monde : « depuis trente ans, les dirigeants israéliens ont misé sur les islamistes pour détruire le Fatah » [NDLR : le principal mouvement de l’OLP].

Depuis les années 1970 en effet, les gouvernements successifs avaient fait le pari de soutenir les Frères musulmans palestiniens pour affaiblir l’OLP. Les premiers étaient tolérés, voire encouragés, tandis que la seconde était prohibée et réprimée. Dans un premier temps, ce choix pouvait s’expliquer par une mésestimation du danger représenté par la mouvance islamiste1. Mais cette orientation stratégique a perduré bien au-delà de la création du Hamas.

Wikileaks, câble 07TELAVIV1733_a du 13/06/07

En 2007, alors qu’une guerre civile sanglante déchirait le Hamas et le Fatah à Gaza, le chef des services secrets israéliens Amos Yadlin se déclarait « heureux » de la perspective d’une « conquête par le Hamas de la Bande de Gaza », qui « [permettrait] de la traiter comme un État hostile », ainsi que le rapporte Wikileaks. Durant les mandatures de Benjamin Netanyahou (au pouvoir de 2009 à 2019 puis à partir de 2022), ce soutien tacite au Hamas a continué, soulevant l’indignation répétée de la gauche israélienne.

Le Premier ministre a notamment autorisé, sans aucun contrôle, des transferts de fonds qataris et iraniens vers Gaza – autrement soumise à un blocus – qui ont directement alimenté la branche militaire du Hamas. Benjamin Netanyahou a défendu cette politique lors d’une entrevue à la Knesset, en des termes rapportée par plusieurs médias israéliens, dont Haaretz et The Times of Israël : « Quiconque s’oppose à la création d’un État palestinien devrait soutenir l’afflux de fonds vers Gaza, car la séparation entre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza empêchera l’établissement d’un État palestinien. »

Au-delà de ces manoeuvres, la politique menée par le premier ministre israélien a contribué à empêcher tout rapprochement entre le Hamas (hégémonique à Gaza) et le Fatah (au pouvoir en Cisjordanie). En 2006, ce dernier refusait de reconnaître la victoire de son concurrent aux élections législatives. De violents affrontements s’en sont suivis : le Fatah a été évincé de la Bande de Gaza, tandis qu’il est demeuré au pouvoir en Cisjordanie (sous l’appellation « d’Autorité palestinienne »).

Le Hamas, maître à Gaza, est resté ouvert à une réunification des institutions palestiniennes, tant et si bien qu’en 2014 un pacte est entériné : l’Autorité palestinienne est rétablie dans ses fonctions sur la Bande, tandis qu’un gouvernement unitaire est instauré. Cet accord ne survit pas aux bombardements commandités par Netanyahou en juin, qui accuse le Hamas de la mort de trois adolescents israéliens enlevés dans la zone d’Hébron.

Cette nouvelle période de tueries signe la fin du rapprochement intra-palestinien. Ainsi que l’écrit le chercheur Jean-Pierre Filiu : « En cet automne 2014, le Hamas peut être reconnaissant à Netanyahou de l’avoir sorti d’une impasse qui aurait pu lui coûter son pouvoir sans partage dans la bande de Gaza. Les pilonnages féroces de l’armée israélienne ont en effet rendu sa légitimité à la “résistance islamique”2. »

Plus largement, ajoute-t-il, la sévérité du blocus imposé à Gaza accroît l’emprise de l’organisation islamiste sur la Bande : « le refus israélien de desserrer significativement l’étau du siège fait aussi le jeu du Hamas. Le contrôle sourcilleux des points de passage par Israël permet en effet au Hamas d’affecter prioritairement les secours ainsi chichement admis à sa propre clientèle de sympathisants3. » Le « cauchemar dans le cauchemar », ainsi que le qualifie un manifeste gazaoui en 2010, était amené à durer.

Le Likoud : conquête d’hégémonie et concessions à l’extrême droite

Quelques mois avant son assassinat, en novembre 1995, le Premier ministre Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Dans le New York Times, le poète israélien Amos Oz ajoutait que le Hamas était quant à lui « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ». La progression conjointe du Hamas et du Likoud n’ont en effet rien de fortuit.

Ce phénomène découle pour partie des échecs de la gauche israélienne, dont les deux principaux partis – le Parti travailliste et le Meretz – avaient fait de la réalisation des accords de paix une promesse phare. En 1992, ils obtenaient ensemble une majorité, légitimant le Premier ministre Yitzhak Rabin dans sa démarche. Le Parti travailliste, qui avait abandonné son programme social dans les années 1980, voulait y trouver un nouveau projet de société 4. À mesure que le processus traînait en longueur, les espoirs initiaux ont pourtant été douchés.

Les attentats du Hamas n’y sont pas étrangers. Dans le même temps, loin de mener à bien la démilitarisation des territoires occupés, Yitzhak Rabin demeure passif face au développement de nouvelles colonies en Palestine, tout comme les puissances occidentales impliquées dans le processus de paix. Une inaction interprétée depuis lors comme un blanc-seing pour les forces israéliennes favorables à l’intensification de la colonisation. Un cercle vicieux s’engage alors, renforçant le fatalisme de Palestiniens désabusés, ainsi que la sensation de vivre dans une citadelle assiégée côté israélien. L’assassinat d’Yitzhak Rabin par un ultranationaliste israélien ne fait que radicaliser une dynamique déjà en cours.

Un nouveau paradigme porté par la droite s’installe alors dans l’opinion publique : la paix n’apporte pas la sécurité. Il est confirmé par les élections législatives de 2006. Le Parti travailliste et le Meretz, sanctionnés pour leur campagne pacifiste, essuient une sévère défaite5. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste ni le Meretz ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza… Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer jusqu’à la fin des années 1970 – puis à quelques reprises par la suite -, qui n’a gagné aucune élection législative depuis 2001, est alors condamné à une marginalité croissante. C’est désormais le Likoud qui donne le ton, parti traditionnel de la droite.

Dans un premier temps, Netanyahou parvient à canaliser ses alliés d’extrême droite, cherchant à maintenir un statu quo législatif tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse. Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive à leurs revendications.

Dans son sillage, des partis d’extrême droite, laïcs ou religieux, fleurissent de toutes parts. La mandature de Benjamin Netanyahou est l’occasion de leur accession à des postes ministériels. Dans les années 2010, ils n’étaient que des partenaires de peu d’importance, dont Netanyahou parvenait à canaliser les projets les plus radicaux. L’annexion des territoires palestiniens et l’instauration d’un régime officiel d’apartheid sans égalité juridique entre Palestiniens et Juifs étaient réclamées par plusieurs d’entre eux, mais n’aboutissaient pas. Dans un premier temps, Netanyahou cherchait à maintenir un statu quo législatif, tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse.

Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive aux revendications des partis d’extrême droite, dont il nécessitait le soutien – et graduellement affaibli les garanties d’égalité juridique entre Juifs et Palestiniens. En témoigne la « Loi sur le peuple juif », qui accorde à la majorité juive le droit exclusif de propriété sur l’État d’Israël. Le texte de loi dispose que « l’État considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir ». L’extrême fragilité des droits de propriété des Palestiniens, que ces évolutions législatives n’ont fait que restreindre, a consacré l’impunité systématique des colons et intensifié la brutalité des expulsions.

Entre janvier et octobre 2022, plus de 650 structures où vivaient environ 750 Palestiniens ont été démolies par Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem. Les autorités israéliennes, qui régissent juridiquement la Cisjordanie, ont mis en place un système de permis de construire. Toute propriété palestinienne qui n’en dispose pas peut légalement être détruite. Et dans de nombreuses zones, il est de toutes manières impossible d’obtenir un permis de construire pour les Palestiniens.

Quand le Parti sioniste-religieux impose son agenda

Le retour de Netanyahou fin 2022 marque le point d’orgue de cet alignement du Likoud sur l’extrême droite. Évincé en 2021 par une coalition hétéroclite, il a formé en décembre 2022 un nouveau gouvernement avec trois partis juifs orthodoxes, le Parti sioniste-religieux, le Judaïsme unifié de la Torah et le Shas. Malgré leurs différences, ils partagent une vision suprémaciste et fustigent le sécularisme de l’État et de la Cour Suprême, à rebours des principes de l’État de droit – séparation des pouvoirs et limitation du religieux – sur lesquels Israël a été fondé. Pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse a suffit au Likoud pour constituer une coalition. Et leur premier acte a consisté à soutenir un projet de loi restreignant les pouvoirs de la Cour Suprême, dernière institution à pouvoir garantir, en dernier recours, le respect du droit et des libertés fondamentales.

Les manifestations massives qui se sont constituées en opposition à ce projet témoignent de l’attachement d’une partie importante de la société israélienne à l’État de droit. Ainsi, le 21 janvier 2023, 130 000 personnes défilaient contre le projet à Tel-Aviv, pour le troisième acte d’un mouvement d’une ampleur rarement vue dans le pays. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État : des hauts fonctionnaires, d’ordinaire sur la réserve, se sont prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates. Au terme de cette mobilisation, l’entrée en vigueur du projet de loi est toujours retardée, bien que certaines de ses clauses aient été adoptées par le Parlement durant l’été.

Dans le même temps, la situation se détériorait en Cisjordanie. Si les réformes illibérales de Netanyahou ont suscité une vive opposition au sein de la société israélienne, il n’en a pas été de même pour la question palestinienne. Pourtant, la nouvelle coalition atteignait – sur cette question également – un degré inédit de radicalité. Deux des trois partenaires du Likoud adhèrent notamment au courant « sioniste religieux » (et notamment le parti éponyme) qui, contrairement à l’orthodoxie traditionnelle, associe sa pratique confessionnelle à l’horizon d’une conquête territoriale pour le seul « peuple juif ».

Différentes représentants du Parti sioniste-religieux se sont illustrés par des propos suprémacistes et des appels au massacre. Fin 2021, alors qu’il n’était pas encore ministre de la Sécurité nationale, Iatmar Ben Gvir brandissait un pistolet dans le quartier de Cheikh Jarrah (Jérusalem-Est), à majorité palestinienne, et sommait la police de faire feu sur des lanceurs de pierres.

Belazel Smotrich, président du Parti sioniste religieux et actuel ministre des Finances, préconisait quant à lui de permettre aux militaires israéliens d’abattre des enfants palestiniens qui leur lanceraient des pierres. Commentant un incendie criminel qui avait conduit à la mort de trois Palestiniens dans le village de Douma, Smotrich a également déclaré que qualifier de tels actes de « terroristes » causerait une « atteinte mortelle et injustifiée aux droits humains et civils ».

Sur le plan législatif, le Parti sioniste-religieux a conditionné sa participation par le vote de mesures visant l’annexion des territoires occupés à moyen terme – et un durcissement des relations avec les autorités palestiniennes. En réponse à une résolution de l’ONU (votée le 30 décembre 2022) exigeant une enquête de la Cour internationale de justice quant à la légalité de l’occupation israélienne, le Parti sioniste-religieux a requis des mesures visant à asphyxier financièrement la Cisjordanie. Israël a ainsi ponctionné une partie des revenus sur les taxes qu’il prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne – celle-ci n’ayant pas le contrôle de sa fiscalité.

Cette opération intervient à un moment critique pour une Autorité palestinienne désavouée par sa population, au bord de la révolte. D’ordinaire, le gouvernement israélien renfloue l’Autorité palestinienne lorsqu’il craint un effondrement social ; cette fois, il a au contraire effectué un tour de vis supplémentaire.

Le Hamas et la surenchère jihadiste

Le processus de réconciliation entre le Hamas et le Fatah n’ayant abouti, la Palestine ne dispose d’aucune représentation unifiée. L’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas demeure en théorie l’organe politique chargé d’administrer les territoires, mais elle souffre d’un manque cruel de légitimé. Et pour cause : aucune élection, ni de son président, ni de son assemblée, ne s’est tenue depuis 2009 pour le premier et 2006 pour la seconde.

Le Hamas est concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux qui ont désapprouvé ses tentatives d’institutionnalisation au début des années 2000.

Contrairement au Hamas, l’Autorité palestinienne (instaurée par les accords d’Oslo I et II, en 1993 et 1995) est largement reconnue par les instances internationales. Depuis 2013, elle siège à l’ONU comme observateur non-membre de l’institution. Elle mise sur des efforts diplomatiques et les ressources du droit international. À son actif, elle compte de nombreuses résolutions onusiennes en sa faveur, votées par une écrasante majorité d’États – bien peu respectées par Israël.

L’impuissance de l’ONU est martelée par le Hamas comme justification à son mode opératoire. Lui-même est cependant concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux. Ses tentatives d’institutionnalisation, au début des années 2000, ont été désapprouvées par les différents groupes islamistes de Gaza6. À partir de 2007, cette défiance dégénère en affrontements armés. Malgré la répression qu’il exerce sur ces ces groupes, le Hamas ne parvient pas à les empêcher de mener leurs propres actions contre Israël.

À l’encontre de la médiatisation occidentale du Hamas comme un mouvement terroriste parmi d’autres, il se trouve au cœur de conflits multiples avec des groupes islamistes hétéroclites. Certains lui reprochent une défense timorée de la cause palestinienne, tandis que d’autres, au contraire, s’en prennent à son discours nationaliste et à son caractère insuffisamment islamiste. Ainsi, en mai 2015, le groupe État islamique à Jérusalem revendique la destruction du siège du Hamas à Gaza7.

Parmi les différents groupes terroristes opérant dans la Bande, il en est un qui se distingue : le Jihad islamique. Son discours radical trouve un écho auprès d’une jeunesse gazaouie désabusée par l’échec des négociations successives. À sa création en 1981, il poursuivait l’objectif de dépasser les clivages intra-palestiniens en réalisant une synthèse entre l’OLP, trop séculière à ses yeux, et les Frères musulmans, auxquels l’engagement nationaliste faisait défaut8. Un objectif proche de celui du Hamas – mais contrairement à celui-ci, le Jihad islamique déserte les élections et refuse par principe toute négociation avec l’État d’Israël. Présentant la voie armée comme seule valable, il capitalise sur l’institutionnalisation de son concurrent.

Le Hamas demeure en effet clivé entre une aile pragmatique et une autre, radicale. La première, qui ne refuse le dialogue ni avec Israël, ni avec le Fatah, souhaite mener à bien la réunification institutionnelle de la Palestine. C’est ainsi que le Hamas avait accepté le principe d’un gouvernement de coalition avec le Fatah en 2014 – que la reprise des affrontements avec Israël avait compromis. La concurrence représentée par le Jihad islamique a constitué un aiguillon qui a conduit le Hamas à renouer avec une ligne plus radicale. En Cisjordanie, le Jihad islamique tient un rôle similaire. Il a mené au printemps 2023 d’intenses combats contre Israël, tandis que le Hamas retenait ses troupes.

Comme le Likoud en Israël, le Hamas demeure le maître du jeu à Gaza. Mais comme le Likoud vis-à-vis de ses alliés de droite, il est conduit à faire des concessions permanentes à des mouvements plus radicaux – dans la méthode, la haine du camp adverse et la surenchère dans l’intégrisme religieux.

Cette montée en puissance du Hamas, du Likoud et de leurs alliés ne s’expliquerait pas sans prendre en compte la désécularisation de la politique régionale et des relations internationales. Les années 1980 constituent une période de confessionnalisation des mouvements nationalistes dans le monde arabo-musulman, comme en témoignent les rapprochements de la République islamique d’Iran et du Hezbollah libanais auprès du Hamas, perçu comme un allié naturel. Au tournant des années 2000, le Parti républicain des États-Unis devait faire du « choc des civilisations » un prisme d’analyse géopolitique, permettant de considérer Israël comme une enclave judéo-chrétienne dans une région islamique hostile. Un paradigme destiné à connaître un succès durable au sein d’une partie des élites européennes.

Notes :

1 Voir Charles Enderlin (2009), Le grand aveuglement : Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical, Paris, Albin Michel. L’auteur cite les rapports alarmistes des services secrets israéliens, et fait état de la manière dont ils ont été ignorés par les autorités.

2 Jean-Pierre Filiu (2014), « Gaza : la victoire en trompe l’œil du Hamas », Le Débat, 5, 182.

3 Ibid.

4 Denis Charbit (2023), « La gauche israélienne est-elle morte ? », La vie des idées (https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html).

5 Samy Cohen (2013), « La « dégauchisation » d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit », Politique étrangère, 1.

6 Leïla Seurat (2016), « Le Hamas et les djihadistes à Gaza : contrôle impossible, trêve improbable », Politique étrangère, 3.

7 Ibid.

8 Khaled Hroub (2009), « Aux racines du Hamas, les Frères musulmans », Outre-Terre, 2, 22.


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Le in du festival d’Avignon se termine avec Story Water à la Cour d’Honneur

Guidés par une écriture en temps réel, les danseurs orchestrent un instant de spontanéité et de créativité particulièrement intense. Emanuel Gat et l’Ensemble Modern clôturent le in de la 72e édition du festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur au Palais des Papes. Son thème : Gaza. 

Pour la première fois, Emanuel Gat et l’Ensemble Modern de Francfort s’installent à la Cour d’Honneur pendant le festival d’Avignon pour y interpréter Story Water.  Emanuel Gat est danseur, chorégraphe, compositeur et scénographe israélien installé en France depuis 2007. Il compose aussi la lumière de ses spectacles.  Liberté de créer. Voilà ce qui résume cette performance. La frontière entre le chorégraphe et les danseurs est trouble. Il opte pour l’écriture en temps réel. Les corps se malaxent, se déchaînent, répètent. Les danseurs tissent des personnages, des discours corporels. Garder en tête que tout est improvisé révèle une prouesse chorégraphique. Les danseurs sont moteur de l’apparition des instants du spectateur. Le tout est chaotique mais c’est une force. On y voit différentes temporalités, des gestes décousus mais qui parlent d’un instant lancé au hasard avec le courage et la responsabilité de peut-être échouer. C’est un tout autre paradigme.

La musique accompagne avec brio la danse. Des notes partent dans différentes directions tout comme ces mouvements désorientés. Les compositions interprétées ont été réalisées par Pierre Boulez en première partie, par Rebecca Saunders qui le seconde et par Emanuel Gat lui-même. Une attention particulière est portée sur la relation entre la musique et la danse. Le chorégraphe parle de « dialogue ». Ils interagissent par les corps.

La scène est vaste dans cette Cour d’Honneur. Elle est dénudée. Les murs sont meublés par leur histoire, mais  pas par des installations. Seule une échelle est appuyée à une fenêtre. Elle est accompagnée  d’un chrono digital qui fait le décompte tout le long de la représentation. Le cadre en met plein la vue. Les musiciens sont à gauche, les danseurs à droite. Apparaît souvent une ligne qui sépare la scène en deux. Une ligne blanche, aussi couleur du sol et des habits des interprètes qui sont enlevés au fur et à mesure de la représentation. Serait-ce une expression de perdre les seuls biens détenus par les artistes qui illustreraient la pauvreté sociale, politique, économique, médicale des habitants de Gaza, thème de la création ? La question reste en suspend. Il y a un jeu avec les habits et un sens, pour sûr. La difficulté est de saisir lequel. Plusieurs interprétations s’entremêlent .

Un thème reste majeur, Gaza. La majorité des inscriptions sur le mur du Palais des Papes reviennent à cette ville. Ce sont des informations données cette fois-ci avec plus de franchise et de rapidité de compréhension du message puisque ce sont des mots qui s’écrivent, ce qui contraste avec le hasard communicationnel d’une écriture en temps réel. « 98% de l’eau à Gaza est contaminée et non potable »; « 69% des jeunes sont au chômage »; « 60% des enfants sont anémiques »; « 84% comptent sur l’aide humanitaire pour leurs besoins de base » repeignaient le mur.

La dualité est une thématique récurrente. On peut penser aux conflits que vit la population de Gaza : les danseurs commencent par se former en deux groupes distincts, il y a les danseurs et les musiciens sur scène, la scène coupée en deux.

Il nous donne une bonne leçon à la fin sur ce dernier chapitre « Danse ! » . Les danseurs s’habillent en couleur, ils sont en harmonie ce qui laisse suspecter que cette unique partie est chorégraphiée à l’avance. On y lit que la danse est véhicule de liberté et d’union. C’est aussi ce sur quoi la création se ferme. C’est la dernière chose à retenir : danse !

 

Par Justine Desjardin.


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