« Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » – Entretien avec Édouard Martin, député européen sortant

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Edouard Martin / Wikimedia commons

Édouard Martin fait partie des trois députés européens ayant rejoint Génération-s au cours de leur mandature. Mais si comme ses collègues il n’est pas reconduit et quitte bientôt le Parlement européen, ce n’est pas une conséquence du score décevant de son parti aux élections européennes (3,27%). Le syndicaliste de Florange, qui avait accepté de mener la liste du Parti Socialiste en 2014 à condition de ne pas devoir prendre sa carte, avait promis qu’il ne se représenterait pas. Retour sur le mandat du métallo devenu parlementaire. Entretien réalisé par Thomas Grimonprez.


LVSL – Vous avez toujours clamé votre engagement européen, c’est d’ailleurs la question européenne qui vous avait poussée à soutenir Benoît Hamon et non Arnaud Montebourg à la primaire du Parti socialiste en 2017. Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui à gauche, ou plus largement au sein des forces progressistes, considèrent que dans les traités point de salut et que la priorité doit être une sortie de l’Union européenne ?

Édouard Martin – C’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Si j’avais une baguette magique et que je pouvais faire un traité européen sur mesure, en fonction de ce que je pense, je n’hésiterais pas à le faire. Avec les traités actuels on peut déjà faire beaucoup de choses. Si on exerçait le pouvoir réel qu’a le Parlement européen depuis le traité de Lisbonne, puisque vous savez qu’on est co-législateur et que plus grand-chose ne se décide sans nous, on peut déjà améliorer l’existant. Pas un accord commercial ne peut être appliqué s’il n’est pas au préalable voté par le Parlement européen. Je prends l’exemple de la directive sur les travailleurs détachés. Si on a réussi à l’améliorer, même si on n’a pas obtenu tout ce qu’on voulait, c’est parce que le Parlement européen a travaillé d’arrache-pied. On n’a pas réussi à faire la même chose sur l’harmonisation des systèmes de sécurité sociale européens, pas parce que la Commission ou le Conseil nous en aurait empêché, mais parce qu’une majorité parlementaire n’a pas voulu cette harmonisation. On voit bien qu’il y a une responsabilité du Parlement, des députés et, si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger là-bas. La majorité est libérale et conservatrice, mais personne n’a pris le pouvoir par les armes.

« Si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger à Strasbourg et Bruxelles »

C’est donc aux citoyens de décider de l’Europe qu’ils veulent. A travers les traités existants on peut faire du bon boulot et on peut effectivement travailler à moyen et long terme pour améliorer le quotidien des citoyens. Mais il faut aller avec la volonté de le faire. C’est tellement facile de se cacher à chaque fois derrière les traités. Bien sûr qu’ils méritent d’être réécrits, d’être plus axés et centrés sur le citoyen et non pas sur le marché. Mais dire « Les traités ne me conviennent pas, il faut sortir de l’Union européenne », pour moi c’est tromper les citoyens. Qui peut dire aujourd’hui qu’on peut vivre mieux sans l’Europe ? Regardez ce qu’il se passe avec le Royaume-Uni : il y a trois ans ils votaient le référendum pour nous quitter et ils sont toujours là. Ils sont en train de voir au plus près du terrain que les effets négatifs sont plus forts que les effets positifs qu’ils escomptaient.

LVSL – L’autre groupe, beaucoup plus important aujourd’hui, qui prospère sur la critique de l’Union européenne c’est la nébuleuse nationaliste allant d’Orban à Le Pen en passant par Salvini. Mais leur critique de l’Union européenne est souvent très ambiguë. Comment les mettre face à leurs contradictions ?

EM – Regardons de plus près ce qui se passe en Hongrie. Orban qui gagne élection après élection en faisant de l’anti-européanisme son cheval de bataille pour les élections nationales. Et à chaque fois il est réélu entre autre grâce à ça. Finalement que se passe-t-il en Hongrie ? Les premières victimes du système d’Orban ne sont pas les Italiens, les Allemands ou les Belges. Ce sont les Hongrois eux-mêmes. A quoi s’est-il attaqué en arrivant au pouvoir ? Il s’est attaqué aux droits des femmes, au droit à l’avortement, au droit à disposer de son corps. Il s’est attaqué à la liberté de la presse, à l’indépendance de la justice. Là maintenant il fait voter une loi qui permet aux entreprises d’exiger des travailleurs qu’ils fassent voter quatre-cent heures supplémentaires par an payables dans trois ans. Qui sont les victimes du nationalisme ? Ce sont les peuples eux-mêmes. Et c’est là où l’on voit, nous autres Français, ou tout autre pays européen où les partis nationalistes ont le vent en poupe, qu’il faudrait regarder du côté de la Pologne et du côté de la Hongrie et voir que les premières victimes des nationalismes sont les peuples qui les soutiennent.

« L’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. »

Et de ça l’Europe nous protège. Ou en tout cas est sensée nous protéger de tout ça. Parce que l’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. Alors bien sûr l’extrême droite anti-européenne surfe sur cette vague populiste. Elle cherche à manipuler les citoyens, soit parce qu’ils ne sont pas assez éclairés, soit parce qu’ils veulent sanctionner la classe politique traditionnelle et se laissent séduire par ce discours-là. Cela peut effectivement sonner le glas de l’Europe. Et ça je me refuse d’y croire parce que, quels que soient les errements de l’Europe, quels que soient ses défauts, le projet européen reste pour moi le plus beau projet qu’on ait pu inventer.

LVSL – Justement, au-delà des Hongrois et des Polonais, les autres grandes victimes de ces nationalistes, ce sont les populations exilées. On a vu certains partis de gauche se détourner de cette question migratoire, prétendre que la solution résidait dans un tarissement de l’immigration par l’aide au développement, ou même – comme le parti social-démocrate danois – adopter le discours des nationalistes. Que vous inspire ces positions et la violence de la campagne européenne sur cette question, en particulier en France (qu’on pense aux propos de Jordan Bardella comme à ceux de Nathalie Loiseau) ?

EM – C’est pitoyable ! Cette espèce de surenchère à qui va être le plus à droite, ça me donne envie de vomir. En réalité, ces personnes qui quittent leur pays, je n’en connais aucun qui le quitte par plaisir. Parce que c’est toujours une déchirure, c’est toujours une souffrance de devoir quitter les siens, de devoir quitter son pays. Lorsqu’il s’agit des réfugiés, et notamment des réfugiés syriens, ils fuient quoi et qui ? Ils fuient un dictateur. Et qui vend des armes à ce dictateur ? En réalité, nous l’Europe nous sommes les principaux vendeurs d’armes dans le monde après les États-Unis, ça nous rapporte 76 milliards d’euros chaque année. La vente d’armes fait vivre plus d’un million de travailleurs au niveau européen. Et à qui vont-ils les vendre ? A n’importe quel salopard qui met l’argent sur la table. Regardez la France qui vend des armes à l’Arabie Saoudite et qui les utilise contre la population civile yéménite. Et ensuite on se plaindrait que ces pauvres diables viennent se réfugier chez nous ?

« Demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? »

Deuxièmement, qui sont ces personnes qui viennent se réfugier chez-nous ? C’est plutôt la haute société et la société moyenne. Les plus pauvres n’ont pas les moyens de se payer la traversée de la Méditerranée. Ce sont les citoyens les plus qualifiés, les plus diplômés, qui viennent se réfugier chez-nous. J’ai rencontré quelques réfugiés syriens, qui avaient une formation de médecin ou d’avocat. Ils me disaient : « Mais nous on n’a pas vocation à rester en France, ce qu’on souhaite une fois la paix retrouvée en Syrie c’est repartir chez-nous pour refaire le pays ».

On tourne le dos à ces gens là. Et demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix et que l’Europe y jouera un rôle, et qu’on voudra négocier des partenariats avec ces pays-là, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? Je suis atterré que la Méditerranée soit devenue le plus grand cimetière du monde. C’est impensable. C’est pourtant écrit dans les traités européens : « Nous devons assistance et asile à toute personne fuyant un pays pour des raisons de harcèlement, de violence, de guerre, etc. ».

On ne respecte pas nos propres traités et ça n’est pas la faute de l’Europe mais celle des États. Mme Loiseau et M. Bardella jouent à qui va le mieux protéger la France. A croire qu’il y a une horde de millions de migrants qui sont en train de se promener dans les rues françaises. C’est d’une sauvagerie et d’une violence inouïe. Et je le répète : l’Europe ça doit être l’Europe des libertés et de la libre circulation. Or bien souvent la cause de la migration ce sont les politiques européennes. Il y a trois ans on vote un texte au Parlement pour protéger les multinationales qui ramènent du minerai, ce qu’on appelle les minerais rares, qui sont présents à foison dans le sol de la République démocratique du Congo. Et ces mêmes multinationales qui paient des bandes armées pour semer la barbarie on ne leur demande même pas de comptes. Elles rapatrient ces minerais, ce qu’on appelle des « minerais de sang », qui profitent à notre économie, c’est grâce à ça qu’on a des téléphones portables, des ordinateurs, des écrans plats. Donc ces crimes là profitent à notre confort. Et dans le même temps on devrait dire à ces gens là : « Vous comprenez on ne peut pas vous accueillir chez nous ». En quoi les traités sont responsables de ça ? Ceux qui dénoncent les traités, qu’ils nous citent une seule ligne d’un traité disant qu’on ne doit pas accueillir ces gens là.

Avant de changer les traités commençons par faire respecter ceux qui existent. Je ne dis pas que ça serait le nec plus ultra demain mais les choses pourraient s’améliorer très sensiblement.

LVSL – Vous avez notamment milité au Parlement européen pour une réindustrialisation de l’Europe et une industrie qui atteindrait 20% du PIB européen. Pourquoi est-ce important sur le plan social et environnemental ? Comment on y arrive ?

EM – Si on regarde les pays qui ont le mieux résisté à la crise, on se rend compte que ce sont les pays les plus industrialisés. Et pour qu’une industrie puisse se pérenniser et puisse se maintenir dans de bonnes conditions et soutenir la concurrence internationale, il faut parfois aussi des aides publiques. Rien n’interdit dans les traités qu’une aide publique vienne soutenir une industrie que nous estimerions stratégique. Si on regarde l’Allemagne, nombreux sont les vendeurs qui sont actionnaires dans une industrie, ce que la France ne fait pas. Ou quand elle le fait, comme pour Aéroport de Paris, elle cherche à la vendre.

Pourquoi je veux défendre la place de l’industrie ? Eh bien parce que moi qui vient d’une terre largement désindustrialisée, je mesure l’impact quand une industrie disparaît. Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires, ça attire du monde, il y a des emplois, donc il y a des commerces, des écoles, des routes, des hôpitaux, des crèches, des parcs. Ça crée le vivre-ensemble et quand une industrie disparaît c’est tout ça qui disparaît. Et on assiste à la paupérisation de la population.

« Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires. Ça crée le vivre-ensemble. »

Sur le plan environnemental, même si on doit s’améliorer encore très largement puisque la technologie nous le permet, l’industrie européenne reste l’industrie la moins émettrice de gaz à effet de serre. Particulièrement en comparaison d’autres pays comme la Chine ou les États-Unis. La question qui se pose c’est si cette industrie là ferme, puisque la production reste constante et même en accroissement dans certains secteurs, ça veut dire que ces productions sont délocalisées dans d’autres parties du monde avec des critères environnementaux, fiscaux et sociaux beaucoup plus permissifs. D’où l’intérêt aussi de garder ces industries là, voire une industrie complètement décarbonée. C’est d’ailleurs l’objectif que s’est fixée la Commission européenne que d’arriver en 2050 à une industrie complètement décarbonée. On a un peu moins de quarante ans pour le faire et on peut le faire parce qu’on a l’argent qui peut permettre cette transition et aujourd’hui dans beaucoup de secteurs on peut avoir une industrie sans produire de gaz à effet de serre. Mais pour ça il faut qu’il y ait des choix politiques, il faut qu’il y ait de l’investissement et si vous demandez à un patron si il préfère injecter de l’argent dans la poche de ses actionnaires ou dans de l’investissement il va vous répondre qu’il préfère rémunérer l’actionnaire. Donc c’est à nous de dire : « La priorité c’est l’investissement parce que si vous n’investissez pas aujourd’hui le prix de votre pollution vous reviendra à beaucoup plus cher et vous devrez payer ce prix ». L’idée c’est d’arriver au pollueur-payeur.

Voilà ce qui manque encore dans l’idée européenne. Là-dessus on est tous plus ou moins d’accord. Là où il y a des divergences c’est sur le rythme des législations. Les principaux blocages ne sont que politiques : les Allemands qui défendent leurs intérêts nationaux ou Emmanuel Macron qui ne veut pas pénaliser les entreprises alors qu’il était prompt à mettre une taxe carbone sur le prix de l’essence qui impacte l’ensemble des citoyens.

Alors bien sûr il faut protéger l’environnement mais avant de taxer le citoyen lambda il faut d’abord que la pollution soit payée par les gros pollueurs. Et ces gros pollueurs ce ne sont pas ceux qui utilisent leur véhicule au quotidien. Ce sont les grosses industries et non seulement on ne leur met pas de taxe carbone mais en plus on leur donne des droits à polluer gratuitement. Non seulement elles ne payent pas mais on leur donne de l’argent pour qu’elles restent compétitives. Et ça, le sentiment d’injustice et d’iniquité dénoncé par les gilets jaunes, je le partage complètement.

LVSL – Êtes vous favorable dans ce domaine à ce que certains comme François Ruffin appellent le protectionnisme solidaire ?

EM – Moi ce n’est pas du protectionnisme solidaire [que je défends]. C’est ce que j’appelle le juste échange. Je vous prends l’exemple du secteur d’où je viens, la sidérurgie. Pour produire une tonne d’acier en Europe on émet deux tonnes de CO2. La même tonne d’acier produite en Chine elle émet trois tonnes de CO2. Donc aujourd’hui les Chinois vendent de l’acier sur le marché européen et ils n’ont aucune obligation vis-à-vis de l’environnement. Les trois tonnes de CO2 à eux ça ne leur coûte rien. Et on oblige les industriels européens à faire des efforts, et tant mieux, ils doivent payer cette pollution. Ce qui est anormal c’est qu’on ne demande pas que les importations ne participent pas aussi à l’effort. Et dans ce cas là il faudrait qu’il y ait un ajustement à nos frontières et tout ce qui est importé de la zone non-européenne soit soumis aux mêmes règles. Et l’équilibre va se faire par-là. Nul besoin de règles protectionnistes ou quoi que ce soit, puisque demain l’empreinte carbone du produit sera un des facteurs déterminants sur sa compétitivité, parce que les citoyens sont de plus en plus sensibles et alertés là-dessus. On aura tous intérêt à démontrer au consommateur que nous sommes les plus vertueux en la matière. Et la régulation elle va se faire le plus tranquillement du monde. Il n’y aura plus de compétition entre pays pour les coûts sociaux les plus bas, à cause d’une fiscalité la plus basse, mais grâce aux plus vertueux d’entre nous. Pour le coup l’Europe a une place majeure à jouer puisque nous avons encore cet avantage compétitif même si il se dégrade. Il ne faudrait qu’on prenne trop de retard, parce que non seulement les productions risquent de partir ce qui serait mauvais pour la planète mais aussi pour les emplois. On serait perdant sur toute la ligne.

Je rappelle quand même que 75 % de nos échanges commerciaux à nous autres Français ce sont des échanges intra-européens. Si demain on met du protectionnisme à nos frontières que croyez-vous que vont faire les autres ? Ils vont faire exactement la même chose. Regardez ce que fait Trump. Regardez comme la situation [avec la Chine] est tendue.

Donc le protectionnisme ça n’est pas la solution. La solution c’est que les politiques là où nous sommes, nous prenions nos responsabilités et que l’on mette en place les critères fiscaux, sociaux, environnementaux nécessaires. C’est la meilleur protection pour l’environnement, pour l’Europe, et pour les travailleurs.

LVSL – Votre nomination était atypique puisque vous faites partie de la poignée d’ouvriers qui ont siégé dans l’hémicycle et vous avez plusieurs fois fait part du décalage que vous ressentiez par rapport à vos collègues, souvent issus des classes supérieures et de leur déconnexion. Aujourd’hui le PCF a fait campagne sur l’entrée de Marie-Hélène Bourlard au Parlement Européen, qui aurait été d’après eux la première ouvrière à y entrer (en fait la première depuis 1979). Est-ce que pour vous une meilleure représentation du monde du travail dans les instances européennes et nationales est un enjeu prioritaire et pourquoi ?

EM – Prioritaire pour moi elle l’est. Je ne suis pas sûr qu’elle le soit pour tout le monde. J’estime qu’un parlement, qu’il soit national ou européen, devrait refléter la sociologie du ou des pays. Je ne dis pas qu’il faut éliminer les énarques, qu’il faut éliminer les CSP+, il en faut, mais il ne faut pas que ça. Il faut que la représentation nationale, ou européenne, elle soit à l’image de la société. Mais pour ça là aussi les Français ont le choix. On peut penser ce qu’on veut de Philippe Poutou, mais c’est un ouvrier, il se présente aux élections, et à chaque fois il fait un flop. J’ai l’impression que la société française souffre de schizophrénie, elle critique ses élites, mais en même temps lorsque l’un des leurs pourrait accéder à un poste de responsabilité on lui tourne le dos en ne lui faisant pas confiance.

LVSL – L’irruption du mouvement des gilets jaunes sur la scène politique vous-a t’elle surprise ? Ne pensez-vous pas que votre démarche (la montée à Paris des ouvriers de Mittal et la prise à partie violente – au moins en parole – des responsables politiques) comportait des similitudes avec celle des gilets jaunes ?

EM – Moi je vous avoue que j’ai été surpris. Je voyais bien qu’il y avait un mécontentement généralisé mais je ne pensais pas que ça éclaterait sous cette forme et avec cette ampleur. En tout cas je l’ai pas vu arriver. Et c’est parti d’un sentiment que je partage : le sentiment d’injustice. Sur l’impôt, les taxes, le niveau de vie. Comment peut-on aujourd’hui vivre quand on est retraité avec moins de 1000€ ? Des personnes isolées avec 400-600€ ? Ce sont des choses que je partage et que j’étais prêt à défendre. Là où je ne me reconnais pas dans le mouvement des gilets jaunes c’est qu’ils voulaient que personne ne parle en leur nom. J’ai été en voir sur un rond-point et j’ai discuté avec eux, avec certains ça s’est vachement bien passé, mais avec d’autres [c’était] « Tous dans le même sac, tous pourris, les politiques comme les syndicalistes tous pourris ». Et moi c’est un propos que je n’ai jamais tenu. J’ai beaucoup harcelé et tapé sur certains politiques parce que j’ai dénoncé leur attitude mais jamais dans mes propos je n’ai parlé de tous pourris parce qu’on sait où ça nous mène.

© Claude Truong-Ngoc

Quelles que soient les formes qu’aient prises les manifestations, à un moment donné, si vous voulez capitaliser sur ce que vous avez tenté et réussi à obtenir il faudra bien qu’il y ait des porte-paroles. Et les gilets jaunes n’ont jamais voulu de porte-paroles. Imaginons qu’il y ait 60 % des Français qui soutiennent l’action des gilets jaunes. Ça fait à peu près 40 millions de Français d’accord avec leurs revendications mais chacun avec sa propre vision de ces revendications, ça veut dire 40 millions de réponses. Ça ne s’appelle pas la démocratie, ça ne s’appelle pas le vivre ensemble. Vous savez dans les démocraties, il y a un temps pour le débat et il faut le prendre, il faut se confronter à nos différences. Et il y a un temps pour la décision. Et ça les gilets jaunes, malheureusement, ce que beaucoup en retiendront in fine, même si ils ont beaucoup contribué à faire avancer certaines choses intéressantes, c’est que par faute de structuration, le mouvement va mourir de sa belle mort. Alors qu’il y avait peut être moyen de faire émerger une vraie représentation démocratique qui aurait pu peser un peu plus si ils avaient cherchés à s’organiser. A trouver, sinon des chefs, du moins des porte-paroles.

LVSL – Il y a quand même un paradoxe : le mouvement des gilets jaunes a été soutenu par près de sept Français sur dix au départ et l’est encore par 45 % de la population (56 % chez les Français aux bas revenus) malgré sa radicalité alors que chez les syndicats ce sont les plus radicaux (CGT et Sud) qui sont en berne comparés aux syndicats réformistes comme la CFDT. Comment vous l’expliquez ?

EM – Comme je le disais il y a les incantations et il y a le travail concret. Moi je ne suis pas d’accord avec toute la ligne de la CFDT, loin de là, mais je connais la pratique des équipes syndicales CFDT dans ma région et dans ma boîte. Et ce qu’on essaye de faire c’est de sortir des discours et des slogans. Je vais vous prendre un exemple. Lorsqu’on rentrait dans les négociations annuelles sur les salaires, les syndicats les plus radicaux, notamment la CGT, quand on demandait 300 francs d’augmentation ils en demandaient le double. En négociation on obtenait 200. On se disait « On n’a pas obtenu 300 mais il vaut mieux un tiens… ». Et on validait l’accord avec une signature à 200 francs. La CGT ne signait jamais et nous tapait dessus en disant « Mais regardez ils se contentent de miettes ». Et cela pendant X années. Une fois j’ai fait la remarque à un représentant CGT : « On va faire le calcul, ça fait dix ans que tu demande 500 francs d’augmentation et ça fait dix ans qu’on obtient entre 200 et 300 francs d’augmentation, tu ne signes jamais, mais si tu regarde dix ans multipliés par 200 francs moi j’ai réussi à obtenir 2000 francs d’augmentation et toi tu en es encore à réclamer tes 500 francs Donc finalement tu es encore moins revendicatif que moi. » [Sinon] ça fait l’effet gilet jaune. Au début vous êtes 1000 sur le piquet de grève, après vous êtes 500, après vous êtes 200, après vous êtes cinquante. Si vous voulez capitaliser ces 200 francs il ne faut pas attendre d’être tout seul sur le piquet de grève parce que non seulement vous n’aurez pas les 200 francs mais vous aurez zéro. Parce que là le patron va voir que vous êtes en position de faiblesse et vous n’allez plus rien obtenir. Et ça je pense que c’est ce qui fait la différence. Parce que les travailleurs écoutent les discours syndicaux et ensuite ils comparent les discours et la pratique syndicale.

« Même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT»

D’ailleurs même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : « Vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT ». Parce que nous pendant deux ans on était sur le piquet de grève matin, midi et soir, 365 jours par an. Ça a duré deux ans. Il y a eu un discours et il y a eu des actes. Certes les hauts-fourneaux ont fermé mais résultat des courses : zéro licenciements. Mittal au départ a dit : « Je n’investirais pas un kopeck à Florange ». On a obtenu 280 millions d’investissements pour rénover les outils qui restent et il y a encore 2200 personnes qui y travaillent. On pourra toujours nous dire qu’on pouvait mieux faire mais ceux qui vont nous reprocher de ne pas mieux faire ce sont ceux qui n’étaient pas là. Donc ceux-là n’ont qu’un droit : de se taire.

LVSL – En 2016 déjà, vous aviez pris vos distance avec la CFDT au moment du mouvement contre la loi El Khomri, critiquant vertement certains articles de ce projet de loi. De même que les ordonnances Macron parce qu’elles mettaient les travailleurs d’un même secteur en compétition. C’est la même logique finalement que celle qui amène à mettre en concurrence travailleurs européens et extra-européens.

EM – Exactement ! Et vous voyez que l’Europe n’y est pour rien. Ce qu’il faut condamner ce n’est pas l’Europe : ce sont les politiques libérales menées dans les États européens. Si tous les élus qu’on envoie au Parlement européen défendent leur compétitivité en disant « il faut être plus compétitif que nos voisins », on n’a pas fini de souffrir. En définitive la loi El Khomri qu’est-ce que c’est ? Ce sont les conséquences de ce que chaque État-membre, pays par pays, a fait voter des [lois] pour conserver une compétitivité vis-à-vis de ses voisins européens. L’Allemagne avec les lois Hartz. Le Royaume-Uni avec leur connerie de contrat zéro heures. L’Espagne avec les lois Rajoy qui ont complètement détricoté le Code du travail avec des entreprises qui peuvent faire un plan social uniquement en ayant une baisse de [leur] chiffre d’affaire pendant trois mois de suite. L’Italie a procédé du même tonneau. Et après il y a eu la loi El Khomri aggravée par les lois Pénicaud. Et une fois qu’on aura fait un tour de manège et qu’on aura attrapé le pompon qu’est-ce qu’on fait ? On refait un tour ? Et ça c’est pas l’Europe qui le dicte. Ce sont les inepties de l’idéologie libérale et des libéraux qu’on envoie au pouvoir. Macron c’est un libéral ! La bonne affaire ! Comme si c’était une surprise. Pourtant il a été élu. Bizarre, non ?

LVSL – Comment justement faire face à Emmanuel Macron et aux libéraux au niveau européen ? Celui-ci a balayé la gauche sociale-démocrate. La gauche radicale ou populiste tout autant que la gauche écologiste peinent à articuler une réponse. Quelle porte de sortie a-t-on ? Le populisme et un clivage haut-bas comme le préconise Mélenchon, une écologie qui s’affranchit du clivage droite-gauche comme le voudrait Yannick Jadot, ou au contraire réactiver ce clivage autour de nouvelles thématiques ?

EM – La gauche sociale-démocrate balayée, la lecture que j’en fais, c’est que si c’est pour voter pour une copie du libéralisme, les citoyens préfèrent voter l’original que la copie. La preuve en Espagne : les mêmes socialistes qui ont eu une politique un peu plus sociale que les autres ont gagné une élection. Donc ça veut dire que ça marche. Et malgré tout la gauche espagnole est resté unie. Malgré les divergences. Malgré Podemos. On est à combien de partis de gauche aux européennes ? Une quinzaine ? Moi je me souviens une quinzaine d’années en arrière d’un slogan qui souvent utilisé c’était « La droite française est la droite la plus idiote du monde ». Aujourd’hui c’est à nous qu’il faut l’adresser.

Bien sûr qu’on a des divergences. Un écologiste ne pensera jamais comme un Insoumis. La France insoumise ne pensera jamais à 100 % comme Hamon. Hamon ne pensera jamais à 100 % comme Brossat … Mais en même temps on a quand même des choses qui nous rassemblent ! Cette Europe-là ne peut continuer comme ça, il faut remettre les citoyens au cœur du débat. Est-ce que ça n’aurait pas donné sens de faire quelque chose en commun ? C’est clair que si chacun veut un programme taillé sur mesure pour lui il faudrait 68 millions de listes. Parce que je suis même sûr que Mélenchon ne pense pas la même chose que Manon Aubry et que Manon Aubry ne pense pas la même chose que Mélenchon. Ça fait le jeu de qui tout ça ? Des fachos et des libéraux.

« Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. »

Avec les européennes, nous continuons à nous compter. Parce que c’est la cour de récréation tout ça : c’est à celui qui pisse le plus loin. Mais on va pas pisser loin en réalité. En réalité tout le monde aura perdu. C’est ce que je disais tout à l’heure : des discours à la pratique des choses. Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. Et là tout d’un coup j’entends Mélenchon proposer la possibilité d’une gauche fédérée après les élections européennes. Mais pourquoi après ? C’est pas du calcul politique ? Eh bien moi en ce qui me concerne je ne fais partie d’aucun groupe. Je ne me mets que derrière un programme. La personne peut s’appeler Mélenchon, peut s’appeler Aubry, peut s’appeler Hamon, peut s’appeler Brossat, j’en ai rien à faire. Est-ce que oui ou non on peut faire un programme ? Je pense que oui mais dans ces cas-là il faut qu’on se débarrasse de toutes ces personnes qui ne rêvent que d’une chose : être le chef des perdants.

LVSL – Avec 3,3 % Génération·s disparaît du Parlement européen au sein duquel elle avait auparavant trois élus, dont vous-même. Pourquoi avez-vous continué à suivre Benoît Hamon après la présidentielle dans un contexte d’affaiblissement (relatif) des sociaux-démocrates en Europe ?

EM – Moi j’ai soutenu Hamon, pas parce qu’il avait une belle gueule mais parce que pour la première fois un parti osait aborder la question du travail, et peut-être de la disparition d’une partie du travail. Ce qui nous force à repenser nos traditions et notre modèle social. C’est à dire qu’il fallait arrêter à chaque fois de viser le plein emploi qui est de plus en plus un leurre. Alors qu’en même temps les multinationales à travers la robotisation des systèmes de production accumulent de plus en plus d’argent. A un moment donné pour continuer à garder le même niveau de droits sociaux il faut bien que quelqu’un paie.

C’est aussi qu’il serait peut-être temps de réinterroger nos façons de produire et de consommer. De dire « Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » et mettre en place le 49.3 citoyen. Qu’une proposition de loi déposée par les citoyens puisse être prise et débattue à l’Assemblée nationale. Voilà pourquoi je soutiens toujours Benoît Hamon. Non pas seulement lui mais aussi l’ensemble des militants et des gens de la société civile, des syndicats, des associations.

L’Œil de Bruxelles : Les stratégies des gauches européennes (Quatennens, Balas, Mola)

L’Oeil de Bruxelles épisode 1 avec Guillaume Balas, Adrien Quatennens et Maïté Mola.

Nous recevions Guillaume Balas (Génération.s), Adrien Quatennens (LFI), et Maïté Mola (VP PGE) mercredi 28 février pour un débat de fond sur les stratégies des gauches européennes. Retrouvez le replay sur notre chaîne Youtube, et n’oubliez pas de vous abonner.

 

“Les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme par petites touches” – Entretien avec Frédéric Sawicki

Frederic Sawicki

Le 15 mars prochain, les militants sont invités à se prononcer sur les textes d’orientation du Parti socialiste, avant de déterminer le 29 mars qui de Stéphane Le Foll, Luc Carvounas, Emmanuel Maurel et Olivier Faure en deviendra le premier secrétaire. Un peu moins d’un an après l’échec de Benoît Hamon à l’élection présidentielle, où en est le PS ? Pour en savoir plus, nous avons interrogé Frédéric Sawicki, professeur de science politique à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les socialistes français. 


 

LVSL : Après une première sanction lors des élections intermédiaires de 2014 et de 2015, le Parti socialiste a essuyé une débâcle historique aux élections présidentielle et législatives de 2017. Où sont passés les 10 millions d’électeurs que François Hollande était parvenu à rassembler au premier tour en 2012 ?

Si l’on se fie à l’enquête post-électorale réalisée par Ipsos pour le compte du Cevipof, 15% seulement des électeurs de François Hollande de 2012 ont voté pour Benoît Hamon, 26% ont opté pour Jean-Luc Mélenchon, 46% pour Emmanuel Macron, les 12% restant choisissant l’un des autres candidats en lice. La fraction de cet électorat sympathisant avec la politique économique mise en œuvre par François Hollande et Manuel Valls s’est reportée massivement sur Emmanuel Macron, qui a également bénéficié d’un vote utile de la part de toutes celles et de tous ceux qui craignaient un second tour Fillon/Le Pen.

LVSL : Depuis la victoire d’Emmanuel Macron, les socialistes semblent inaudibles et désorientés. Ils peinent manifestement à trancher quant à leur positionnement à l’égard de la nouvelle majorité, et oscillent entre coopération bienveillante et opposition. Comment expliquez-vous cette indécision ?

Entre l’élection présidentielle et les élections législatives, une partie des cadres socialistes, groggy de la défaite, ont pu être tentés par la stratégie de la main tendue à Emmanuel Macron, d’autant que celui-ci avait donné un coup de pouce à quelques députés sortants. L’orientation droitière de la politique gouvernementale a vite refroidi leurs ardeurs. Les sénateurs socialistes, soucieux de leur réélection, ont adopté une position plus conciliante, pensant pouvoir jouer un rôle clé dans la formation d’une majorité présidentielle au Sénat. Le mauvais score des candidats d’En Marche aux sénatoriales de septembre et le relativement bon score du PS ont permis de rapprocher députés et sénateurs.

“Les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès.”

Mais l’absence de clarification de la ligne du PS vis-à-vis de la majorité tient aussi bien sûr à l’état de désorganisation du parti. Privé de leader (Jean-Christophe Cambadélis, démissionnaire, a été remplacé par une direction collégiale, les deux finalistes de la primaire, Benoît Hamon et Manuel Valls, ont quitté le PS, Arnaud Montebourg, l’autre challenger, s’est mis en retrait de même que Bernard Cazeneuve et plusieurs autres ministres quadragénaires…), confronté à une crise financière sans précédent (sa dotation publique est divisée par 5 à partir de 2018), les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès de refondation qui, dans les faits, est d’abord un congrès visant à désigner une nouvelle équipe de direction à qui incombera la lourde charge de refonder ce parti.

LVSL : Encore sonné par les conséquences de la défaite, le Parti socialiste s’achemine vers un congrès placé sous le signe de la « refondation ». A l’exception peut-être d’Emmanuel Maurel, les candidats au poste de premier secrétaire présentent avant tout des profils de techniciens et semblent peu se distinguer les uns des autres sur le fond. Le PS est-il devenu un astre mort idéologique ?

Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste, Sociologie d’un milieu partisan, 1997.

Dans un tel paysage, on ne sera pas étonné que les candidats à la direction du parti soient issus du sérail. On voit mal comment aurait pu surgir du chapeau une candidature atypique ! Y compris Emmanuel Maurel, tous les prétendants sont des professionnels de la politique depuis plus de 25 ans. Ce qui distingue ce dernier, c’est son ancrage dans l’aile gauche du parti (en l’espèce l’ancien courant poperéniste continué par Alain Vidalies, dont E. Maurel a longtemps été le collaborateur), mais il n’en a pas moins participé aux instances nationales du parti depuis très longtemps : sa première entrée au bureau national remonte à 1994. Stéphane Le Foll et Olivier Faure, de leur côté, ont co-dirigé le cabinet de François Hollande pendant tout le temps où il a été premier secrétaire du PS (de 1997 à 2008). Ils n’ont conquis un mandat de député et développé un ancrage local que dans un second temps.

Celui qui correspond le moins à la figure de l’homme d’appareil est finalement Luc Carvounas, qui n’en est pas moins typique d’une autre figure omniprésente au PS : le militant collaborateur d’élu local qui finit par lui succéder. Luc Carvounas doit en effet sa position à René Rouquet pour qui il a travaillé et à qui il a succédé en 2012 à la mairie d’Alfortville, un fief socialiste inexpugnable depuis 1947 en plein Val-de-Marne communiste. Rompus à la gestion d’appareil (Carvounas a été premier secrétaire de la fédération du Val-de-Marne), maîtres dans l’art de monter des coups politiques, s’ils ne sont pas dépourvus de réelles compétences techniques acquises à travers l’exercice de leurs mandats ou de leurs fonctions de cabinet, ce sont plutôt pour l’instant des hommes qui ont grandi dans l’ombre d’autres dirigeants dont ils ont été les bras armés. Aucun ne s’est distingué par la production d’ouvrages exprimant une vision politique globale, même curieusement Emmanuel Maurel qui affiche un vrai goût pour le débat d’idées.

“La présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les think tanks (…) L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.”

Ces candidatures sont-elles le symptôme que le PS serait devenu un « astre mort idéologique » ? Les dirigeants que produisent les institutions sont de bons reflets de l’état de ces institutions, mais il ne faut pas oublier que les acteurs sont souvent prisonniers de routines et de logiques de fonctionnement qui les dépassent. Si, depuis au moins une vingtaine d’années, la production intellectuelle, qu’elle soit doctrinale ou même programmatique, occupe une place si marginale dans les activités du parti, cela tient bien sûr aux personnes, mais aussi aux logiques que leur impose le champ politique : la présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les thinks tanks qui leur sont proches, comme l’a montré dans sa thèse récente Rafaël Cos. La multiplication des mandats locaux a donné aux élus locaux et à leurs préoccupations une place démesurée au sein du parti au détriment des enjeux nationaux, européens et internationaux, et ce d’autant plus qu’elle a contribué à confier à des collaborateurs d’élus la gestion locale des sections et fédérations du parti. Même quand des secrétaires nationaux ont pris au sérieux leur rôle (ils sont rares), leur travail a ainsi largement été ignoré. Je ne dirais donc pas que les socialistes n’ont pas au cours de ces dernières années produit des idées, cessé de réfléchir, mais qu’ils l’ont fait largement en dehors de leur parti et sans souci de cohérence et de continuité. L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.

LVSL : En décembre dernier, Benoît Hamon dévoilait les contours de son nouveau parti, Génération.s. Le lancement de cette nouvelle initiative partisane peut-elle, en exerçant une attraction sur les Jeunes socialistes et les militants de l’aile gauche, menacer la future réorganisation du PS ?

Difficile à dire, elle peut aussi au contraire l’accélérer… Génération.s fait incontestablement preuve d’une grande capacité d’innovation politique, ce qui est toujours plus facile quand on crée un mouvement politique ex nihilo, mais tous les nouveaux mouvements politiques n’adoptent pas forcément des statuts et un fonctionnement conformes à ce qu’ils proclament ! Là, on peut adhérer facilement (et gratuitement) et on peut tout aussi facilement créer des groupes locaux, mais les membres n’en sont pas moins régulièrement associés à la prise de décision. Une partie importante des dirigeants ont été tirés au sort sur la base du volontariat.

Le mouvement bénéficie en outre du capital de sympathie accumulé par Benoît Hamon durant sa campagne électorale, lié à sa capacité à avoir su mettre à l’agenda des problématiques nouvelles. La réduction du temps de travail, le revenu universel, la taxation des robots, la lutte contre les différentes formes de pollution industrielle et alimentaire sont autant de thèmes qui proposent un horizon positif manquant totalement au parti socialiste. Benoît Hamon apparaît ainsi en position de force pour marier socialisme et écologie, ce à quoi semble avoir renoncé Jean-Luc Mélenchon. Mais Génération.s reste coincé pour l’instant entre la France insoumise, qui dispose d’une tribune parlementaire, et le Parti socialiste, qui continue de pouvoir s’appuyer sur de nombreuses mairies, conseils départementaux et régionaux, et l’on voit mal comment Benoît Hamon et son mouvement pourraient couper les ponts avec le PS. Les élections locales supposeront qu’on discute alliances et programmes et l’on ne peut exclure qu’à cette occasion une convergence se dessine.

LVSL : À gauche toujours, la séquence électorale de 2017 a vu émerger la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui tente aujourd’hui d’affirmer son leadership dans l’opposition à Emmanuel Macron. LFI se montre peu encline à nouer de futures alliances avec les socialistes, en mettant en avant d’insurmontables divergences idéologiques et stratégiques. Existe-t-il aujourd’hui en France « deux gauches irréconciliables » ?

Il existe aujourd’hui plusieurs clivages qui traversent la gauche : à propos de l’Europe, à propos de la mondialisation (dont les querelles autour de la laïcité sont un aspect, mais où figure aussi la question de nos politiques vis-à-vis des migrants et de notre politique étrangère), à propos du modèle de société désiré (productiviste et consumériste ou plus sobre) d’où découlent de nombreux sous-clivages sur les modalités de la transition énergétique, la place du travail dans la société, le mode de répartition des richesses…

“Je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales.”

Je ne vois pas pour ma part deux gauches irréconciliables, je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales. Emmanuel Macron, son libéralisme décomplexé sur le plan économique et social et son autoritarisme tout aussi décomplexé en matière de défense des droits de l’homme et dans sa pratique gouvernementale peuvent d’autant plus facilement se déployer qu’aucune force de gauche ne parvient pour le moment à contrer son discours « modernisateur » et « pragmatique ».

LVSL : Début février, dans un entretien au Monde, Jean-Christophe Cambadélis déclarait : « la dégénérescence des socialistes les a amenés à abandonner les exclus ». Au-delà de la formule, peut-on considérer que le PS paie aujourd’hui le prix d’une déconnexion des classes populaires, de l’érosion de ses liens avec le monde syndical et associatif ?

Frédéric Sawicki

Le terme « exclus » est assez vague et masque le fait que le divorce du PS est particulièrement marqué avec les classes populaires (ouvriers et employés) de tout type de statut, y compris récemment les fonctionnaires. Ce divorce ne concerne d’ailleurs pas que le PS. Si une partie de ces électeurs ont pu voter pour Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, ils ne constituent pas le noyau le plus fidèle de son électorat. L’abstention et le vote Front national sont aujourd’hui les attitudes les plus fréquentes. Les organisations syndicales elles-mêmes peinent de plus en plus à syndiquer les employés et les ouvriers en dehors du secteur public ou des grandes entreprises nationales. La convergence des politiques économiques et sociales menées par la droite et la gauche, par-delà des différences de détail difficilement perceptibles pour les personnes qui ne suivent pas l’actualité politique régulièrement, ont contribué à renforcer une attitude de rejet de la classe politique qui emporte tout sur son passage, à l’exception du FN qui peut jouer sur sa position hors jeu !

LVSL : Vous pointez le rôle de la construction européenne dans la reconfiguration idéologique du Parti Socialiste post-1983 et l’abandon du socialisme dans un seul pays. Est-ce cette question qui a joué le rôle déterminant dans l’incorporation du néolibéralisme par les élites du PS ?

Plutôt que d’incorporation, je parlerai d’accommodation dans un double sens. Après la réorientation des politiques économiques qui commence en fait dès 1982, les élites socialistes en sont vite venues à penser que la seule façon d’accommoder à leur goût le néo-libéralisme était de le réguler en développant les institutions et les règles européennes et internationales. D’où le soutien accordé à François Mitterrand et Jacques Delors pour leur politique de relance de la construction européenne. La chute du mur de Berlin va être vue par les mêmes comme l’opportunité d’affaiblir la puissance économique et monétaire allemande en se lançant dans le projet de monnaie unique, dont le traité de Maastricht est le prélude. Au niveau international, beaucoup d’espoirs ont également été placés dans l’action de l’OMC, dont un socialiste français proche de Delors devient secrétaire général en 2005, Pascal Lamy, après avoir occupé le poste de commissaire européen au Commerce sous la présidence de Romano Prodi.

Au socialisme dans un seul pays s’est substitué l’espoir non pas d’un socialisme à l’échelle de l’Europe, mais d’une Europe disposant de suffisamment de moyens de régulation, y compris dans sa capacité à négocier avec les autres grandes puissances des accords qui préservent des pans entiers de son économie. Chaque avancée dans la construction européenne a alors été présentée comme une étape de plus vers l’Europe sociale. Le problème est que ces avancées ont été très coûteuses (souvenons-nous de la politique de « déflation compétitive » menée sous l’égide de Pierre Bérégovoy ou des privatisations engagées sous le gouvernement de Lionel Jospin pour se conformer aux nouvelles règles européennes) et que l’Europe sociale n’a livré aucune de ses promesses.

“Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient.”

Face à cette impossibilité de peser réellement sur la manière dont s’est construit l’Europe, les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme, par petites touches. Cela a commencé très tôt dans le domaine financier où, dès 1985, Pierre Bérégovoy a été en pointe dans la libéralisation des marchés financiers pour permettre à l’État de s’endetter à moindre coût et aux entreprises de se financer plus facilement. Cela s’est poursuivi sur le plan des politiques industrielles, domaine dans lequel les socialistes ont abandonné tout volontarisme dans les années 1990. En matière de politique sociale, ils se sont montrés beaucoup plus prudents que leurs homologues allemands et britanniques. Ils se contenteront, si je puis dire, de ne pas remettre en question les réformes mises en œuvre par la droite (privatisations, réforme des retraites…).

Il faudra attendre le quinquennat de François Hollande pour que les socialistes français s’attaquent au droit du travail. À chaque fois l’argument a été le même, rendre l’économie française plus compétitive et respecter nos engagements européens. Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient. Ici l’échec est celui non seulement des socialistes français mais de tous les sociaux-démocrates européens, qui se sont révélés incapables de porter un projet commun. Faire le bilan de toute cette histoire me semble aujourd’hui un impératif catégorique si les socialistes veulent avoir une chance de continuer à incarner un idéal politique positif pour un nombre significatif de Français et d’européens.

Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain