La Turquie, membre indocile de l’OTAN

Recep Tayyip Erdoğan et Emmanuel Macron le 27 octobre 2018 lors d’un sommet Russie-Allemagne-France-Turquie à Istanbul ©Emrah Yorulmaz

La Turquie ne remplit plus un rôle de seconde puissance au travers d’une tutelle de l’OTAN et des États-Unis. Candidate à l’adhésion à l’Union européenne, la Turquie n’en a jamais été aussi éloignée, en témoignent le gel des négociations d’adhésion, l’adoption récente de sanctions en réaction aux forages de la Turquie au large de Chypre, les contentieux sur les enjeux migratoires (libéralisation des visas, réfugiés syriens, etc) et un glissement vers la Russie (contrats énergétiques avec le gazoduc Turkish Stream, centrale nucléaire d’Akkuyu, achats de S400). La Turquie d’Erdoğan, au travers d’un régime ultra-personnalisé et autoritaire s’est-elle, sous couvert d’une reconquête ottomane, affranchie d’une relation de tutelle absolue avec les États-Unis et l’Union européenne pour une relation de sujétions indociles et imprévisibles ?


LA TURQUIE ET LE VIRAGE ATLANTISTE

La République turque, fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, le « père des Turcs » a inscrit la Turquie dans la modernité avec la volonté de se rapprocher au plus du modèle de l’État-nation occidental. Cette construction s’explique notamment par le traumatisme vécu par le peuple turc à la suite de la défaite de la Turquie, alliée de l’Allemagne, lors de la Première Guerre mondiale et le dépècement progressif de l’Empire ottoman, plus communément appelé le « syndrome de Sèvres »[1]. Dans ce contexte, la guerre d’indépendance – de mai 1919 à octobre 1922 – menée par Mustafa Kemal reste aujourd’hui le mythe fondateur de l’identité nationale turque. Le processus de modernisation de l’État – voulu par le courant kémaliste nationaliste, laïc – se heurte au conservatisme religieux alors encore fortement présent dans la société turque. Dans un monde en reconstruction traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, ainsi que face au « danger » soviétique, la Turquie se rapproche des occidentaux.

Dans ce contexte, la Turquie adhère à l’OTAN en 1952 et se range ainsi sous la protection américaine. Pour l’Occident, la Turquie possède une position géostratégique fondamentale face à l’ennemi soviétique ainsi que pour son influence régionale. Affaiblie, la Turquie est contrainte de suivre la marche dictée par les Occidentaux. L’inscription de la Turquie dans le modèle de démocratie libérale permet de percevoir plus nettement la scission dominante au sein de la société turque, à savoir d’un côté l’élite kémaliste nationaliste, et de l’autre côté les couches populaires conservatrices séduites par le nouveau Parti démocrate. L’intégration de la Turquie au Plan Marshall témoigne également du rapprochement entre la Turquie et l’Occident ainsi que de la prise de distance avec l’URSS, renforcée par les velléités de Staline de réclamer une partie du territoire turc. De plus, la politique économique turque après la Seconde Guerre mondiale s’inscrit dans une logique capitaliste ce qui favorise le rapprochement avec l’Occident, ce dernier se mettant en place facilement à partir du moment où existent des intérêts économiques communs. Les alliances turco-occidentales de l’après-guerre enrichiront de façon considérable la classe bourgeoise turque.

C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’Etat du 12 septembre 1980

Envers l’émergence des courants progressistes et révolutionnaires influencés par le marxisme, l’alliance entre la bourgeoisie turque et le capital occidental ne cessera de réprimer les velléités libertaires, démocratiques et émancipatrices. Les années 1970, à l’instar de Mai 68 en France et d’autres nombreux mouvements progressistes dans le monde, sont les années les plus riches de l’histoire politique de la Turquie contemporaine. Le Parti communiste de Turquie – TKP (Türkiye Komünist Partisi) –, le syndicat marxiste principal des travailleurs – DISK – ainsi que la société civile sont fortement représentés et ont une influence considérable dans la société. C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’État du 12 septembre 1980. Quarante ans après, la Turquie ne s’en est toujours pas remise. Le coup d’État – sous influence américaine – instaure un État d’exception à la suite duquel le pouvoir militaire est transféré à Turgut Özal –  avec l’assentiment des Américains. L’intérêt américain pour la région reste toujours très fort notamment avec l’avènement de la révolution iranienne en 1979 ainsi que l’invasion soviétique en Afghanistan. Alors que la tentation de l’Islam politique est restée en sourdine au sein des couches populaires conservatrices, notamment dans la période pré-coup d’État avec une opposition de plus en plus forte de la part des courants laïcs, progressistes et marxistes, Turgut Özal lui permettra à nouveau d’émerger à partir des années 1980-1990. L’özalisme peut être considéré comme une synthèse entre l’émergence d’un islam politique (développement des écoles religieuses « Imam Hatip ») et l’adhésion au projet néo-libéral de Thatcher et Reagan. C’est dans cet élan que sous la façade d’un discours d’un islamisme modéré émergeront des hommes politiques comme l’actuel président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan.

L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES IDÉOLOGIES AU SEIN DES CONSERVATEURS ISLAMIQUES

Fortement endettée et ainsi dépendante des États-Unis, elle y reste assujettie ce qui l’empêche dans ses velléités d’autonomisation vis-à-vis de ceux-ci. C’est dans ce contexte que naît le parti de l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan, l’AKP – Parti de la justice et du développement – sur fond de crise économique et de méfiance grandissante vis-à-vis de la bureaucratie militaire kémaliste. Pur produit de la synthèse entre le parti ANAP de Turgut Özal, issu de l’après coup d’État de 1980 et le Refah Partisi de l’islamiste Necmettin Erbakan, l’AKP d’Erdoğan s’alliera dans un premier temps à la confrérie güléniste, du nom de son leader, Fethullah Gülen – communauté religieuse islamique influente au sein de l’administration turque depuis les années 1990 notamment dans la police et la justice mais aussi à l’international (« universitaires islamistes ») – pour renforcer son pouvoir. C’est avec l’aide de ces réseaux qu’Erdoğan montera par exemple de toute pièce le procès Ergenekon afin d’affaiblir l’armée, lequel se traduira par l’inculpation de nombreux hauts gradés. Ceci démontre bien le double jeu de la Turquie qui a souhaité par ce procès truqué démontrer sa capacité à reprendre l’acquis communautaire pour faire avancer les négociations avec l’Union européenne. Cela provoquera l’entrée de nombreux capitaux européens sur le marché turc. Déstabilisé par l’influence grandissante des gülénistes au sein du pouvoir, Erdoğan rompra l’alliance en 2013, ce qui débouchera sur la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 attribuée aux gülénistes. L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique. Parler d’ « agenda caché » peut paraître abusif, mais c’est ce même homme qui lors d’un discours en 1994 cita des versets du Coran à un conseil municipal ou en 1997 repris un texte du sociologue nationaliste Ziya Gölkap lors d’un meeting politique à Siirt :  « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes », lorsqu’il était encore maire d’Istanbul, ce qui lui coûta plusieurs mois de prison, lors desquels il a travaillé sa stratégie.

L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique

Lors des élections législatives de juin 2015, Erdoğan sort affaibli principalement à cause de la mauvaise gestion du dossier syrien qui lui est reproché. Le glissement autoritaire et liberticide orchestré à partir des années 2009-2010 – remise en cause de l’État de droit, restriction des libertés individuelles et collectives, incessantes attaques contre la liberté de la presse ainsi que la répression disproportionnée du mouvement Gezi, mobilisation citoyenne contre la destruction d’un parc dans le quartier de Taksim à Istanbul, au printemps 2013 – se radicalisera à partir de juin 2015. Inquiet de la montée en puissance du parti pro-kurde HDP, en témoigne son entrée au Parlement après son résultat prometteur aux législatives de juin 2015, Erdoğan, qui considère le HDP comme le bras politique du PKK, sacrifiera le processus de paix établi avec le PKK depuis 2012. Les attentats de Suruç en juillet 2015 et d’Ankara en octobre 2015 permettront à l’AKP de jouer sur la peur et le tout sécuritaire pour remporter les législatives anticipées de novembre 2015. La Turquie ne connaîtra aucun autre attentat sur son territoire depuis. Notons que le PKK assassinera deux policiers turcs soupçonnés d’avoir commandité les attentats de Suruç. Le regain de tension avec le PKK ainsi que la confessionnalisation de la politique extérieure (en Syrie et en Irak) montrent à la fois la faiblesse, le début d’une fuite en avant de plus en plus difficile à contrôler ainsi que le visage islamiste conservateur du président turc. La tentative de coup d’État avortée du 15 juillet 2016 permettra à Erdoğan, à travers des purges massives disproportionnées dans l’armée, la justice, l’enseignement, les médias entre autres, un reformatage de l’appareil d’État, une mise en place d’un État-AKP et la négation de l’État de droit. Le référendum constitutionnel d’avril 2017 – passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel – remporté au moyen de nombreuses fraudes ainsi que la victoire aux élections législatives et présidentielle de juin 2018 grâce à l’alliance avec le parti ultra-nationaliste d’extrême droite (MHP) montre le virage autoritaire de la Turquie d’Erdoğan.

Répression sur la place Taksim lors du “mouvement Gezi” au Printemps 2013 ©DR

VERS UN AFFRANCHISSEMENT DE LA TURQUIE DE SES ALLIES OCCIDENTAUX ET LE RAPPROCHEMENT AU VOISIN RUSSE

Les débuts de l’ère Erdoğan peuvent et doivent ainsi être considérés comme une ouverture non pas seulement au Moyen-Orient mais également avec la Russie, la Chine, les pays turcophones d’Asie centrale, l’Afrique et l’Amérique latine, avec la constitution d’un réel réseau diplomatique (cinquième réseau mondial). En outre, l’affaiblissement de l’armée a favorisé une réorientation de la politique extérieure turque. L’onde de choc politique provoquée par les Printemps arabes avec un soutien d’Ankara aux Frères musulmans en qui elle voit le mouvement le plus structuré à même de prendre le pouvoir ainsi que le bouleversement géopolitique engendré par la guerre en Syrie vont venir influencer considérablement les orientations diplomatiques du pays. Le rapprochement progressif de la Turquie avec ses pays voisins de l’Est suscitera des inquiétudes du côté occidental. Américains et Européens se renvoyant la responsabilité de voir un allié stratégique s’éloigner. L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les États-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise.

L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les Etats-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise

Le conflit syrien est venu ainsi montrer les limites de l’expansionnisme turc. Le sentiment d’abandon après le refus américain d’intervenir suite aux utilisations d’armes chimiques par Damas en août 2013, l’acharnement à vouloir voir tomber le régime syrien – jusqu’à soutenir les groupes islamistes les plus radicaux – en opposition aux soutiens russes et iraniens au régime baasiste a renforcé l’isolement de la Turquie qui n’a pas été en mesure de devenir la véritable puissance régionale. Sous-estimant les influences russes et iraniennes, la Turquie s’est retrouvée sous le feu des critiques internationales suite à sa volonté de faire tomber le régime syrien. La para-militarisation à travers notamment le groupe Sadat au sein du « clan Erdoğan » dont le patron n’est autre que le père d’un gendre d’Erdoğan, démontre les liens étroits entretenus avec des groupes djihadistes, et l’incapacité de facto pour Ankara de respecter son engagement des accords de Sotchi visant à désarmer les groupes djihadistes à Idlib. Les incursions turques sur le territoire syrien à l’automne 2016 jusqu’au printemps 2017 (opération « bouclier de l’Euphrate ») puis de janvier 2018 (opération « Rameau d’olivier ») témoignent de l’obsession turque à ne pas voir émerger un Kurdistan syrien autonome à sa frontière. L’échec de la mise en œuvre des accords de Sotchi montre à la fois la difficulté des acteurs à trouver une sortie de crise et la cristallisation des tensions autour de la région d’Idlib en Syrie.

L’achat des missiles russes S400 par la Turquie exacerbera encore plus les relations entre Ankara et Washington, qui craint que des informations sensibles liées aux systèmes militaires de l’OTAN deviennent potentiellement accessibles pour Moscou. Prise entre les administrations de Trump et de Poutine, la Turquie cherche à renforcer son influence mais participe également à la déstabilisation de l’équilibre géopolitique international. Par ailleurs, force est d’observer que la Russie a pris la place que la Turquie souhaitait se donner comme leader régional sur le dossier syrien. Le risque d’affrontement direct entre Ankara et Moscou dans la région d’Idlib en février-mars montre à nouveau la fragilité du rapprochement russo-turc. Moscou a besoin d’Ankara et de ses liens avec les rebelles ainsi qu’avec les djihadistes tandis que Moscou représente pour Ankara le seul moyen d’avoir une prise sur la question kurde, considérée de portée existentielle pour son régime. Le renforcement des sanctions économiques américaines en 2019 est venu fragiliser encore un peu plus un pays qui, nous l’aurons compris, garde une position géostratégique déterminante dans le paysage géopolitique international.

Compte-tenu de son affaiblissement tant à ses frontières extérieures que la crise économique (à laquelle vient s’ajouter une crise sanitaire mondiale), il serait illusoire d’attendre de la Turquie un virage démocratique et une résolution des conflits à ses frontières. Le risque est bien celui d’un enlisement géopolitique de la Turquie, dans une atmosphère de « fin de règne » pour Erdoğan avec comme prochaine grande échéance l’élection présidentielle de 2023. La perte des mairies d’Istanbul et d’Ankara par l’AKP en juin 2019 a redonné de l’espoir aux opposants au régime de Recep Tayyip Erdoğan. La principale faiblesse de l’erdoğanisme peut être considérée comme sa dépendance aux élections.

La « personnalisation » du pouvoir – l’AKP étant devenu une machine personnelle – témoigne de l’instabilité de son propre régime. La société civile, très affaiblie depuis les évènements de Gezi au printemps 2013, ne parvient pas à trouver un second souffle. Il reste cependant de nombreux espaces de résistances (HDP, espaces culturels kurdes, quelques médias alternatifs, universitaires qui cherchent à s’organiser etc.). La constitution d’un front anti-Erdoğan existe sans projet politique concret alternatif. Tantôt proche de ses alliés historiques, tantôt de la Russie, la Turquie cherche sa place sur la scène internationale. Il convient de considérer également que le rapprochement avec la Russie s’inscrit dans un objectif d’affirmation de la Turquie contre l’Union européenne et les États-Unis.

Ankara maintient parallèlement une pression vis-à-vis de l’Union européenne au travers de la question des réfugiés. Le désengagement relatif américain en octobre 2019 a permis à la Turquie de renforcer son objectif de création d’une zone tampon à la frontière turco-syrienne afin d’anéantir la révolution autonome kurde, amenant à une politique de nettoyage ethnique, afin d’y installer les populations arabes réfugiées encore aujourd’hui en Turquie – dans l’indifférence de la communauté internationale.

 

[1] En référence au Traité de Sèvre de 1920, qui prévoit un partage de l’Empire ottoman, déjà largement affaibli, entre les Européens, les Kurdes, et les Arméniens.

Mozambique : le Cabo Delgado, du pétrole au djihadisme ?

Illustration le Cabo Delgdao
Cette province de l’extrême-nord du Mozambique se distingue nettement du reste du pays. ®F Mira

Depuis octobre 2017, au nord du Mozambique, la région du Cabo Delgado est marquée par des attaques de groupes djihadistes faisant de très nombreuses victimes. Ces attaques résultent d’une série de problèmes économiques et sociaux, qui foisonnent dans une région longtemps délaissée par le gouvernement – et ravagée par des réformes ultralibérales, que viennent appuyer un gouvernement autoritaire et des organisations militaires.


Alors que le monde entier est touché par l’épidémie de Covid-19, des attaques menées par des groupes djihadistes, certains affiliés à l’État islamique, se perpétuent depuis 2017 dans la province du Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Ces attaques sont nombreuses : le 4 et le 7 juin 2018, les villages de Naunde et Namaluco ont été incendiés et cinq personnes sont décédées ; le 2 mai 2018, 10 personnes meurent, certaines décapitées, à Olumbi. Plus récemment, le 7 avril 2020, plus de 50 jeunes se sont faits tués pour refus d’obtempérer dans le village de Xitaxi, près de la frontière tanzanienne. Depuis octobre 2017, les violences au Cabo Delgado ont fait au moins 900 morts selon un décompte de l’ONG Acled.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime que 150 000 Mozambicains ont été affectés ou déplacés par le conflit, qui se superpose à des incidents climatiques comme le cyclone du 9 avril qui a ravagé le littoral. Le Cabo Delgado est peuplé de 2 233 728 millions d’habitants (chiffres de 2017[1]), le Mozambique en comprenant 31 076 969 millions [2]. C’est une région agricole, vivant majoritairement de la pêche et d’une agriculture de subsistance, qui est directement touchée par les attaques qui empêchent toute activité économique. L’identité de ces attaquants est largement méconnue et fait l’objet de nombreuses spéculations et « théories du complot » : certains dénoncent une orchestration gouvernementale, alors que d’autres ciblent une ethnie en particulier.

Le Cabo Delgado à l’écart du Mozambique

La majorité de la population du Cabo Delgado est musulmane, au sein d’un pays majoritairement chrétien. Elle est plus proche culturellement des Swahilis de Tanzanie que des populations du sud du Mozambique, où se regroupent les services, les richesses et les activités économiques. Le Cabo Delgado est également un lieu de tensions entre les Macondes, ethnie dont l’actuel président Filipe Nyusi est un représentant, chrétiens et très impliqués durant la guerre d’indépendance contre les Portugais, et les Makhuwas, musulmans et plus à distance du pouvoir central du FRELIMO (Front de libération nationale) ; ils sont quant à eux proches de la RENAMO (Résistance nationale mozambicaine), qualifié de parti « ennemi » durant la guerre civile, et constituent 66% de la population du Cabo Delgado[3].

Des tensions existaient déjà avant et pendant l’époque coloniale, du fait de la mise en esclavage des populations de la région et du recrutement des Macondes comme cipaios[4]. Celles-ci se sont aggravées à l’indépendance avec la guerre civile. Durant toute la durée de la guerre – et même après – les populations réfractaires à l’autorité du FRELIMO du Cabo-Delgado ont été désignées comme étant des ennemis, sinon des traîtres à la « nation » mozambicaine ; celle-ci s’est construite en niant l’hétérogénéité culturelle du pays et de son modèle rural, avec l’homem novo, laïc et résolument « moderne », comme horizon. Les Makhuwas du Cabo Delgado, qui ont adhéré massivement à la RENAMO, étaient réfractaires à ce modèle national.

Le rejet du modèle « national » du Mozambique

Ce rejet du modèle national par une partie importante de la population du Cabo Delgado s’est perpétué à la fin de la guerre lorsque le FRELIMO change d’orientation politique, passant du marxisme-léninisme à l’ultralibéralisme. Ce changement radical d’orientation politique du pouvoir a pu favoriser l’essor et la présence de cellules djihadistes, formées par des groupes somaliens et surtout tanzaniens, et sous l’influence des écoles saoudiennes. Celles-ci recrutent parmi les plus pauvres, délaissés, ou « oubliés » de la nation mozambicaine. À l’échelle du pays entier, il s’agit de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le modèle national du FRELIMO, composé de cadres originaires du Sud du pays, chrétiens ou laïcs, et qui maîtrisent le portugais, langue des élites. À l’échelle du Cabo Delgado, cela peut concerner une frange importante de la population.

Pour les populations touchées, ce sont les Shabab, comme en Somalie ou dans le Nord du Kenya, qui sont les auteurs des différents massacres. Eric Morier-Genoud, spécialiste du Mozambique et de ses religions, considère que les origines du groupe Shabab remontent aux années 2000[5], lorsque des jeunes hommes du Conseil islamique souhaitent imposer une nouvelle lecture du Coran et de l’Islam. Cela se traduit par l’établissement d’une sous-organisation légale au sein du Conseil islamique, Ansaru Sunna, en 1998 [le Conseil  islamique est une institution gouvernementale créée par le FRELIMO en 1982 afin de rallier les différentes populations musulmanes dans le camp du gouvernement durant la guerre civile N.D.L.R.].

Très vite, celle-ci construit de nouvelles mosquées et favorise une application plus rigoriste de l’Islam dans la province. Elle donne vite naissance à une secte encore plus radicale et militante, que la population locale nomme « al-Shabab ». Très vite, celle-ci s’oppose au gouvernement, se fait réprimer et s’organise militairement, comme en Somalie. Par ailleurs, Shabab veut dire en swahili et en arabe : « jeune » ou « jeunesse ».  Ceci n’est pas anodin, puisque ce sont des jeunes qui sont désignés comme les auteurs des attaques. Il faut en effet prendre en compte un facteur important : la grande majorité de la population du Cabo Delgado a moins de 30 ans, et n’a connu ni la violence coloniale, ni plus directement la guerre civile. L’âge médian au Mozambique est de 17,5 ans, et il est de 18 ans au Cabo Delgado[6].

Le profil de la plupart de ces djihadistes se distingue alors des formateurs et des « soldats » venus de l’étranger, en particulier du Sud frontalier de la Tanzanie. Il s’agit de jeunes personnes qui n’ont pas de travail et ne sentent pas Mozambicains. Ils ne parlent pas la même langue et ne se sentent pas proches sur les plans culturel et religieux des autres Mozambicains, notamment ceux issus du modèle « sudocentriste »[8].La manière dont ce modèle s’impose, à l’école notamment, avec l’obligation de ne parler que le portugais, est vécu comme une forme de déracinement culturel. 66 % des moins de 15 ans sont analphabètes et, outre le travail agricole, le travail se trouve essentiellement dans les grandes villes du pays, à Nampula, Beira ou Maputo, où l’expérience du racisme n’est pas rare. Ils rejettent ainsi la notion de « mozambicanité » et sont désintéressées de la vie politique du pays. Ils se sentent ignorés par les politiciens, qu’ils soient du FRELIMO ou même de la RENAMO, parce qu’ils sont Makhuwas, Macondes ou simplement « nordistes ».

La politique ultralibérale du FRELIMO dans le Cabo Delgado

Néanmoins, le rejet du modèle national imposé avec autorité n’est pas le seul facteur explicatif de l’essor d’attaques djihadistes. En lien avec ce rejet, la présence de cellules djihadistes s’explique aussi par la présence toujours plus importante de multinationales étrangères, à l’instar de Technip ou de Total, intéressées par la présence de ressources gazières et pétrolières et perçues comme des facteurs de prédation et d’exploitation. Le tournant ultralibéral de la politique du FRELIMO et la découverte de matières premières dans les eaux du canal du Mozambique a profondément changé la région et ses activités économiques.

Alors que les dynamiques sociales, religieuses et politiques afférentes au Cabo Delgado font l’objet d’un manque d’intérêt du gouvernement, la région subitement un enjeu majeur pour le FRELIMO ; cette attitude n’a pu que renforcer la rancœur de ses habitants. Les activités des multinationales s’effectuent en effet aux dépens des activités côtières de la population. Elles ont ainsi aggravé davantage la paupérisation d’une population qui est déjà l’une des plus pauvres du monde. Les investissements du groupe sud-africain de services sous-marins aux pétroliers OSC Marine, à Pemba, sous l’égide de l’homme d’affaires Dusan Misic, ont fait l’objet de critiques particulièrement acérées. Les entreprises multinationales qui le constituent se sont en effet concertés avec le gouvernement pour recruter des mercenaires russes et sud-africains afin d’assurer le maintien de l’ordre et la sécurité de leurs activités économiques. Le gouvernement russe, qui cherche à préserver ses intérêts dans la région, a aussi envoyé 2 hélicoptères M-17 à Nacala. Après les négligences d’un pouvoir autoritaire, le Cabo Delgado est confronté à un ultralibéralisme mondialisé dont il ne tire aucun bénéfice et qui renforce déjà une tension identitaire déjà palpable.

L’action djihadiste et le soutien d’une frange de la population dont elle bénéficie peut s’interpréter comme le produit d’une colère qui remonte à plusieurs décennies. La présence de ressources pétrolières et gazières a aggravé ce sentiment de délaissement, et les attaques djihadistes ont pour horizon l’imposition d’un nouveau modèle régional, qui dépasserait les frontières mozambicaines et s’étendrait jusqu’en Tanzanie.

 

Notes :

[1]  https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

[2] https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

[3] ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

[4] Ce sont des soldats recrutés au service du colonisateur. Ce terme, d’origine indienne, désigne à l’origine les soldats indiens recrutés par l’Empire britannique.

[5]  Voir Eric MORIER-GENOUD, « Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière », revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

[6]  Source : ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018, p.37

[7]  Nous reprenons ici le terme de Michel Cahen pour désigner le FRELIMO et le modèle national mis en place à l’indépendance.

 

Bibliographie :

– Margarida VAQUEIRO LOPES et Luis BARRA, ‘’ Moçambique: ataques em Cabo Delgado deslocam milhares e aumentam pobreza ‘’, journal Visao , 28 novembre 2019

– Michel CAHEN, Mozambique : histoire géopolitique d’un pays sans nation, Lusotopie, Année 1994, pp. 213-266

– Michel CAHEN, Les Bandits, un historien au Mozambique, Edition Calouse Gulbenkian, Paris, 1994

-Michel CAHEN « “Resistência Nacional Moçambicana”, de la victoire à la déroute », Politique africaine, vol. 117, no. 1, 2010, pp. 23-43.

– Eric MORIER-GENOUD, ‘’ Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière ‘’, revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

– Eric MORIER-GENOUD. « Renouveau religieux et politique au Mozambique : entre permanence, rupture et historicité », Politique africaine, vol. 134, no. 2, 2014, pp. 155-177.

–  Christian GEFFRAY, La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-Credu, 1990

– Maria Paula MENESES , « Xiconhoca, o inimigo: Narrativas de violência sobre a construção da nação em Moçambique », Revista Crítica de Ciências Sociais, 106 | 2015, 09-52.

Voir aussi :

https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

ANEME : Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

Turquie : à la conquête du gaz en Méditerranée orientale

https://ru.president.az/articles/29087/images
Inauguration du gazoduc TANAP par le président Recep Tayyip Erdogan le 12 juin 2018 © Official website the President of Azerbaijan, image libre de droit.

Le 5 janvier 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé le déploiement de ses militaires en Libye en soutien au gouvernement de Fayez Al-Sarraj. L’offensive militaire turque cache un enjeu stratégique d’importance : l’intérêt du pays pour le gaz en Méditerranée orientale. Début janvier, Israël, Chypre et la Grèce ont signé un accord sur le gazoduc EastMed, menaçant directement la place de la Turquie dans la course au gaz en Méditerranée orientale. Appuyer militairement le GNA (Government of National Accord) de Fayez Al-Sarraj permet à la Turquie de renforcer son partenariat stratégique pour l’exploitation des ressources libyennes et ainsi d’empêcher les trois pays de devenir le nouveau maillon énergétique de l’Europe.


La Méditerranée est devenue une région gazière d’importance majeure depuis 2009. La découverte de ressources d’hydrocarbures dans la région restructure les alliances géopolitiques et stratégiques en faisant émerger de nouvelles couches de conflit dans une région déjà fortement polarisée. Les ressources énergétiques découvertes, en tant que futures mannes financières, font l’objet de rivalités régionales pour leur appropriation. Dans cette configuration complexe, la Turquie se positionne comme un acteur clef à la fois de par sa situation géographique stratégique, mais aussi de par son ambition de leadership géopolitique dans la région. La conjoncture régionale conditionne initialement la place stratégique de la Turquie.

La découverte de gaz en Méditerranée orientale, opportunité géopolitique pour la Turquie

La catégorisation de l’espace méditerranéen est très ancienne, la première découverte offshore a lieu en 1969 au large d’Alexandrie. En 2009, la découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale ravive les dissensions régionales autour de l’accaparement des ressources gazières convoitées. Les ressources de gaz en Méditerranée orientale sont aujourd’hui estimées à 1 100 milliards de m3 d’après les chiffres du chercheur David Rigoulet Roze. L’évolution des techniques de prospection, en-dessous de 1 500 mètres d’eau, a accru l’intérêt des investissements. La découverte des gisements gaziers conduit à une redéfinition des relations régionales selon les nouveaux intérêts économiques.

Pendant longtemps, la Méditerranée orientale n’est pas délimitée juridiquement. Elle devient un territoire disputé lors de la découverte des ressources énergétiques et on assiste à la mise en place d’une Zone économique exclusive pour chaque État : les ZEE permettent alors de délimiter la souveraineté des explorations naturelles juridiquement. Ces délimitations sont sujettes à des conflits révélateurs d’antagonismes géostratégiques régionaux. Certains pays, dont la Turquie fait partie, n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ainsi, il n’y a pas toujours de cadre légal délimitant le territoire, mais des contrats entre gouvernements, dont les alliances sont mouvantes. La Turquie, depuis le début des explorations, a une participation active dans la découverte des ressources énergétiques méditerranéenne avec le forage de treize puits en Méditerranée depuis les années 1960. Cependant, la capacité d’exploration est différenciée selon les pays et les acteurs tels que les entreprises régionales et internationales (du fait du différentiel de moyens). On distingue sur le terrain de petites entreprises comme Noble Energy et des majors comme ENI et Total.

La Turquie, au cœur d’une stratégie d’alliances régionales

Les découvertes de gaz en Méditerranée orientale sont un moyen de coopération régionale. La situation géographique de la Turquie est idéale puisqu’elle se trouve au carrefour des pays producteurs et consommateurs : entre Moyen-Orient, mer Noire, mer Caspienne et Europe du Sud-Est. La stratégie de sécurisation énergétique européenne, en contournant géographiquement la Russie, fait des détroits turques (Dardanelles et Bosphore) le verrou stratégique de sa route d’approvisionnement. L’Union européenne souhaite contourner sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’approvisionnement russe en projetant de faire transiter son énergie par la Turquie. Le projet de corridor gazier sud-européen illustre cette stratégie. Ce projet regroupe plusieurs gazoducs ; le South-Caucasus Pipeline Extension (en provenance d’Azerbaïdjan), le Trans-Anatolian Gaz Pipeline, et le Trans-Adriatic Pipeline. L’Union européenne a investi pour structurer et surtout sécuriser ce corridor d’importance stratégique qui devrait pouvoir l’alimenter depuis fin 2019.

Malgré la crise des réfugiés qui cristallise des tensions autour de ce projet, les insécurités prégnantes dans la région font de la Turquie le territoire le plus sécurisé concernant les projections de projets de gazoducs. Le pays est le corridor privilégié depuis le début des années 1990. C’est un territoire d’intersection des flux énergétiques, qui est frontalier à 70% des ressources mondiales d’hydrocarbures. Les routes des réseaux d’hydrocarbures révèlent les jeux de pouvoir autour de la découverte des ressources, la configuration des alliances entre pays producteurs, importateur et de transit comme la Turquie. La stratégie du pays vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale est particulièrement illustrée par son positionnement à l’égard de trois acteurs régionaux que sont Chypre et Israël, et l’Irak.

La Zone économique exclusive définie par Chypre est contestée par son voisin turc, qui revendique un tracé prenant en compte la souveraineté de la République Turque de Chypre du Nord (RTCN). L’île de Chypre a un véritable intérêt géographique pour la Turquie puisqu’elle se situe en face de son oléoduc BTC. La ZEE chypriote est divisée en 13 blocs parmi lesquels se trouve le champ gazier Aphrodite découvert en 2011 et qui représente 250 milliards de m3 de gaz. La RTCN revendique un droit de forage offshore sur ce champ situé dans les zones offshores de l’ouest et Sud-est de l’île. De son côté, la Turquie ne reconnait pas la démarcation maritime de la République de Chypre (ZEE proclamée en 2004) et réclame un accord de règlement de la division de l’île avant de débuter l’extraction. Israël se positionne en acteur clef concernant ces gisements stratégiques : le pays a un accord avec Chypre pour délimiter les frontières maritimes respectives des deux États. Depuis la fin des années 1990, les deux pays ont renforcé leur relation stratégique par une coopération militaire et de renseignement. Israël et Chypre ont également mis en place un accord énergétique avec une coopération dans la recherche des ressources énergétiques et un plan de partage de celles-ci : le partage des eaux territoriales est validé par l’ONU en 2009. Les deux États protègent les gisements avec une coopération militaire depuis février 2012. Le voisin anatolien et la Chypre du Nord rejettent cette alliance.

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-herodote-2013-1-page-83.htm
Gisements gaziers en Méditerranée orientale. © Pierre Blanc, 2012

La Turquie entretient des relations conflictuelles avec Israël, qui fut pourtant historiquement un partenaire énergétique majeur. La construction d’un pipeline (projet Eastern Mediterranean Natural Gas Pipeline) israélien passant par la Turquie avait même été envisagé. Le projet a avorté en raison de la non résolution de la crise chypriote. De plus, en 2011, le navire humanitaire turc Mavi Marmara est la cible d’un accrochage par les gardes côtes israéliens, qui conduit à la mort de neuf de ses membres, à la suite de quoi les relations diplomatiques entre Israël et la Turquie sont gelées : les accords commerciaux et militaires sont suspendus. Israël n’a pas d’accord de délimitation maritime avec ses voisins, ce qui entretient le flou juridique autour des gisements gaziers situés à proximité de ses côtes. D’importants gisements gaziers sont pourtant revendiqués par l’État israélien ; le gisement Tamar, découvert en 2009 et représentant 260 milliards de m3 de gaz naturel est exploité par Noble Energy, ainsi que le gisement Léviathan, découvert en 2010 et représentant 460 milliards m3, dont la légitimité est contestée par le Liban.

L’Irak est historiquement un pays au centre de la stratégie énergétique turque. Dès 2009 et la nouvelle donne du gaz en Méditerranée, la Turquie effectue un rapprochement politique avec le gouvernement central irakien. En 2011, le pays signe cependant un accord avec le Kurdistan irakien. Le territoire autonome peut désormais exporter ses ressources d’hydrocarbures sur les marchés européens en passant par la Turquie. Pour cette dernière, les gains financiers de l’importation du gaz de cette région sont avantageux et entrent en concordance avec sa politique de diversification. Cela permet également à Erbil de contourner Bagdad. Cette stratégie conduit à exacerber des tensions avec le gouvernement central mais cela apparaît être une voie de sortie nécessaire pour la Turquie puisque ses partenaires historiques que sont la Syrie et l’Iran n’ont plus d’infrastructures viables. A contrario, le projet avorté d’exportation du gaz irakien par le pipeline Nabucco dès 2009 avec le gouvernement de Bagdad semble assurer la sécurité énergétique de la Turquie. Les relations régionales du pays sont également complexes avec l’Égypte. Les stratégies des deux États deviennent quasiment antagonistes avec l’arrivée d’Al Sissi au pouvoir en Égypte et l’opposition politique aux frères musulmans. La Turquie avait néanmoins signé en 2008 un accord d’approvisionnement au gaz naturel avec la compagnie Botas en agent principal. La découverte du champ gazier Zohr en 2015 (850 milliards de m3) ravivent les intérêts turcs vis-à-vis de ce pays.

Les défis techniques pour s’affirmer hub énergétique régional

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-53.htm
Carte des gazoducs en Turquie. © Tagliapietra, S., (2014), «Turkey as a Regional Natural Gas Hub : Myth or Reality ? An Analysis of the Regional Gas Market Outlook, beyond the Mainstream Rhetoric ».

Dans une région pourtant riche en hydrocarbures, la Turquie ne possède pas de ressources naturelles sur son territoire. En raison de sa dépendance aux importations d’énergie et de la croissance de sa consommation intérieure, elle est obligée de développer une stratégie volontariste. Le gaz est ainsi la première ressource consommée en Turquie depuis 2013. Les découvertes en Méditerranée orientale posent des défis techniques au pays en raison de la conception et de l’investissement dans des infrastructures, la mise en place d’un suivi commercial administratif, ainsi que des négociations coûteuses. Il subsiste donc des obstacles au-delà de la découverte d’un gisement. Le tracé des oléoducs et gazoducs sont notamment source de convoitise stratégique à la fois économique et politique. Le projet titanesque TANAP témoigne de cela : il s’agit du plus important corridor gazier (1 810 km, il passe par 21 provinces turques). D’après les chiffres de l’étude d’Elvan Arik et Elshan Mustafayev, ce projet nécessite un investissement de 11 milliards de dollars, dont le financement majoritaire provient de la compagnie d’Azerbaïdjan SOCAR. Ce dernier pays est un partenaire majeur de la Turquie du fait de sa position vis-à-vis des ressources pétrolières de la Caspienne. Le TANAP est prévu pour une capacité de transit de 31 milliards de m2 de gaz naturel d’ici 2023. Il contribue à la diversification et à l’amélioration des infrastructures énergétiques turques.

Le rapprochement depuis 2017 avec la Russie, autre poids lourd régional, permet à la Turquie de renforcer ses partenariats stratégiques. Début janvier, les deux pays ont annoncés l’ouverture du gazoduc Turkstream. Il est prévu pour une capacité de 31,5 milliards de m2 par an. La gazoduc permet à la Russie d’exporter son gaz sur les marchés européens sans passer par l’Ukraine, avec laquelle le pays est en conflit depuis 2014. Les liens avec la Russie sont essentiels pour la Turquie puisque ceux-ci lui offrent un nouveau levier d’action vis à vis de l’Union européenne et de ses marchés. Le partenariat met cependant en exergue le fait que les ambitions de la Turquie butent sur la puissance du mastodonte russe Gazprom, entreprise dominante qui possède le plus grand réseau de gazoduc au monde. Le géant gazier se positionne comme un partenaire incontournable dans la course au gaz régionale.

Le rôle géopolitique de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte à de nombreuses limites, notamment des difficultés politiques internes avec des crises à répétition et de mauvais calculs interventionnistes dans la région comme l’enlisement dans le conflit syrien. Il se heurte aussi à des limites matérielles du fait de l’insuffisance des infrastructures et de la politique protectionniste turque vis-à-vis des marchés énergétiques qui limite de facto les investissements privés. Sous le gouvernement de l’AKP, le gaz est un véritable enjeu sociétal puisqu’il participe de sa politique sociale. La variable énergétique est donc une clef de voûte de la politique redistributive, véritable axe de maintien au pouvoir de l’AKP. Le monopole de Botas illustre ce fait majeur : il s’agit de la première compagnie nationale turque de transport d’hydrocarbures, créé en 1974, et qui est toujours en situation monopolistique malgré les annonces gouvernementales de promesses d’ouverture à la concurrence. La Turquie cherche à s’affirmer comme Hub énergétique régional : la stratégie géopolitique turque permet de satisfaire la demande intérieure et la diversification de ses sources d’approvisionnement, tout en se positionnant comme territoire stratégique à la confluence des différents fournisseurs et consommateurs. Cependant, s’ériger en zone de transit principale implique de risquer de s’aliéner certains acteurs, particulièrement dans une région polarisée où les équilibres géopolitiques et économiques sont précaires.

Le gaz en Méditerranée orientale représente un triple rôle pour la Turquie ; se positionner comme territoire clef géographiquement, être précurseur d’une géopolitique d’alliances régionales, et assurer sa sécurité énergétique par le développement d’infrastructures. Le rôle ambitieux de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte au fait que le pays se retrouve régulièrement isolé en raison sa stratégie géopolitique qui a affaibli son leadership régional, malgré sa position incontestable d’État pivot. L’offensive militaire en Libye est un pari risqué pour la Turquie. S’il s’avère gagnant, l’accord turco-libyen signé en novembre 2019 en serait renforcé et permettrait au pays de s’assurer la main sur les ressources offshores libyennes.

L’Europe de la défense, bastion des intérêts dominants

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Federica Mogherini, actuelle cheffe de la diplomatie européenne. © European External Action Service

« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions. 


Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres. 

Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.

Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.

Le tournant du Traité de Lisbonne

Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.

Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.

Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

Des intérêts divergents entre États membres

« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres. 

Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.

Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.

Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.

Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense

La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.

Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.

La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain. 

« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »

L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».

Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.

Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.

Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective

Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.

Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.

Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.

Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.

Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.

La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense. 

4. Le géopolitologue : Bastien Alex | Les Armes de la Transition

Bastien Alex est géopolitologue, chercheur et professeur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques et dirige l’Observatoire Défense et Climat. Cet organisme fournit notamment des études au Ministère des Armées sur les liens entre changement climatique, déstabilisation des sociétés et conséquences en termes de sécurité. Bastien Alex nous éclaire sur le rôle potentiel d’un géopolitologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un géopolitologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là pour apporter votre pierre à ce combat plutôt qu’une autre ?

Bastien Alex : Je pense que l’intérêt de la géopolitique dans le cadre de la lutte contre le changement climatique c’est que c’est une discipline qui permet, en s’intéressant à l’exercice des rapports de forces sur le territoire et entre acteurs, de bien saisir les enjeux du problème, et notamment les difficultés et les réticences à engager une véritable transition au niveau mondial. Si on ne fait pas de géopolitique, on passe à côté de clefs de compréhension qui sont fondamentales pour arriver à identifier quelle peut être la stratégie des États, par exemple, les États producteurs de pétrole ou de gaz, qui sont effectivement plutôt des bloqueurs dans l’émergence de cette transition au niveau mondial. Donc, la géopolitique est selon moi, avant tout, un outil qui sert à bien identifier l’état du rapport de forces pour identifier les points de blocage et éventuellement, y apporter des réponses.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Bastien Alex : Je travaille principalement en source ouverte : je lis beaucoup la presse, presse spécialisée, les rapports des institutions, des ONG, des entreprises, bref tout acteur qui produit des connaissances. Je réalise aussi beaucoup d’entretiens, ce qui me permet d’avoir une vision globale des problèmes que je veux traiter et de proposer une analyse et des recommandations opérationnelles à destination des décideurs. Ma méthodologie est en somme celle de tout chercheur en sciences humaines et sociales.

Nous travaillons principalement avec le Ministère des Armées, qui est notre principal pourvoyeur public d’études, un petit peu moins avec les Affaires étrangères, tout simplement parce que c’est un ministère qui externalise un peu moins sa réflexion stratégique. Le Ministère des Armées est le premier client de l’IRIS depuis des années, et dans le cadre de nos travaux pour ce ministère, nous réfléchissons ensemble à la formulation vis-à-vis de certains sujets qu’il nous demande de traiter, de recommandations opérationnelles. Il y a une volonté d’identifier, par rapport à une problématique, des points de vigilance, et une manière de les prendre en compte dans les politiques publiques. Ça peut être du conseil de posture vis-à-vis d’un pays, de propositions de partenariat, d’actions à mener, de task-force à développer, ce genre de choses, pour que le ministère puisse orienter sa politique sur ces sujets bien précis, pour ce qui nous concerne directement. Pour ma part, je dirige l’Observatoire des Impacts des Changements Climatiques en termes de sécurité et de défense.

LVSL : Quel est votre objectif ?

Bastien Alex : Notre objectif, c’est de permettre à l’Institution (au Ministère de la Défense, au Ministère des Armées) d’intégrer, dans sa réflexion stratégique, les impacts du changement climatique. Cela veut dire qu’elle ait conscience des conséquences sécuritaires du changement climatique, dans quelle mesure ses impacts vont venir soit exacerber des facteurs de conflictualité traditionnels ou en faire émerger de nouveau. C’est quelque chose à prendre en compte, c’est une nouvelle donnée de l’environnement stratégique. C’est véritablement le premier objectif.

Le second, c’est aussi de sensibiliser le Ministère à la manière dont il doit intégrer ça comme contrainte opérationnelle. Ça veut dire que de plus en plus, le Ministère va devoir réduire son empreinte carbone – il n’y a pas de raison qu’il soit exempté d’efforts sur ce plan-là – donc, évidemment, nous essayons de proposer des pistes de solution. Bon… Ça ne vous étonnera pas, ce n’est pas le principal promoteur de la transition énergétique au sein du gouvernement. Ce qu’on demande à un outil militaire, c’est d’être efficace, donc tant pis si ça consomme du carburant… Mais l’idée, c’est plutôt de jouer ça sur le terrain du gain opérationnel.

Je prendrai juste un exemple : les États-Unis se sont rendus compte, lors des guerres en Afghanistan et en Irak, que les convois de ravitaillement étaient très souvent attaqués, et c’est là qu’ils avaient le plus grand nombre de pertes en soldats. Donc, ils se sont dit que pour réduire le nombre de pertes, il faut réduire les convois, et pour réduire les convois, il faut augmenter l’autonomie des postes avancés. Cela passe par des solutions renouvelables, soit de recyclage de l’eau, soit de production d’électricité à partir de sources renouvelables. Donc, c’est cette réflexion qu’on essaie aussi de pousser au sein du Ministère.

Après, il y a d’autres sujets qui vont toucher plutôt à la manière dont les industriels de la Défense intègrent le paramètre « changement climatique » dans leur cycle de développement de nouveaux matériels, qui sont pensés généralement sur une quarantaine d’années.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au sein de vos travaux ?

Bastien Alex : La première, c’est que le changement climatique n’est pas un problème environnemental, c’est un problème politique. Je dis toujours que c’est un problème doublement global. C’est un problème global à la fois sur le plan spatial – les émissions de gaz à effet de serre sont dans l’atmosphère, qui est un bien commun, même si vous êtes un pays qui n’émet pas de gaz à effet de serre. Et puis, au sens plus littéral, c’est un problème englobant, multidimensionnel, puisque ça altère l’atmosphère, la biosphère, etc. Ça va concerner également l’économie, puisqu’on sait très bien que les émissions de gaz à effet de serre proviennent du modèle de production de richesses capitaliste, qui consomme énormément de richesses, notamment les ressources en hydrocarbures dont la combustion provoque l’émission de gaz à effet de serre, donc c’est un problème énergétique.

C’est un problème sanitaire parce que ça va soulever des enjeux de santé, de propagation des épidémies.

Et c’est bien sûr un problème politique parce que son traitement au niveau international nécessite des discussions au plus haut niveau dans le cadre des COP – les conférences des parties – ou s’exercent des rapports de forces puisque les États qui y participent n’ont pas du tout les mêmes intérêts. Évidemment, une négociation est toujours le produit de rapports de forces, c’est évidemment le produit des lignes rouges de chaque partie qui négocie, et ça, c’est toujours un élément politique. Donc le changement climatique est doublement global de ce point de vue, et c’est bien – non pas un problème environnemental uniquement, mais bien un problème politique. C’est la première chose.

La deuxième, c’est que le changement climatique est aussi un multiplicateur de menaces, ou un amplificateur de risques. Ça veut dire que, par ses impacts, il va, encore une fois, exacerber certains paramètres de la conflictualité existants, potentiellement en créer de nouveaux… Par exemple, dans le cadre du déploiement des solutions de géoingénierie à grande échelle, sur lesquelles on devrait, nous aussi, se pencher.

Et la troisième chose, c’est ce que mes collègues Amy Dahan et Stéphane Foucard ont appelé « le schisme avec le réel ». C’est-à-dire que le climat est traité de manière cloisonnée dans des enceintes, notamment onusienne, sans que jamais on ne tente de faire le lien avec les problématiques principales, qui sont énergétiques et économiques. Et donc l’objectif général de mes travaux, en tout cas ce que j’essaie d’apporter dans les articles que je peux écrire, c’est cette vision de ce que j’appelle, non pas le « schisme avec le réel », mais « l’indépassable écueil de l’incohérence ». C’est-à-dire, comment mettre en cohérence l’ensemble de nos politiques. Et je donnerais un exemple : nous savons qu’en 2015, l’Europe a supprimé la politique des quotas laitiers. Ça a provoqué une surproduction en Europe, puisque les producteurs de lait se sont précipités sur cette occasion pour exporter plus. Donc, les prix du lait ont baissé. Ça a profité davantage aux laiteries plutôt qu’aux agriculteurs, qui ne sont pas devenus plus riches malgré la suppression de ces quotas. Les surplus de production sont exportés vers des marchés en croissance, comme la Chine notamment, qui est un pays qui consommait assez peu de lait, mais qui le fait de plus en plus. Et ce qu’on a constaté, c’est que ces surplus sont aussi exportés vers des territoires comme l’Afrique subsaharienne, à travers des produits type « lait en poudre » – qui se conserve mieux, considérant les conditions et la rupture de la chaîne du froid. À travers cette politique, on se rend compte que l’émergence d’un secteur laitier agricole dans des pays comme le Sénégal, par exemple, est concurrencée par les exportations européennes.

Le problème, c’est que l’Union Européenne, par ses politiques de développement, va aussi soutenir l’émergence d’une filière laitière dans ces pays-là. Donc, on a d’un côté des politiques qui vont détruire une filière que d’autres essaient, en même temps, de la soutenir. Et ça, ce n’est pas possible. Et là où je boucle avec mon sujet, c’est que si on ne permet pas aux agriculteurs du Sahel de conserver des moyens de subsistance, et de vivre du fruit de leur travail, on sait que ces gens peuvent être amenés à participer à des mouvements insurrectionnels, ou à des entreprises terroristes. Non pas par adhésion pure aux discours des radicaux ou des islamistes, mais tout simplement, parce qu’au bout d’un moment ce sont les seuls qui paient, et que, quand on a un foyer à faire vivre, on est bien obligé de trouver des solutions.

Donc, mon grand pari, avec bien d’autres qui font ça sans doute mieux que moi, c’est d’alerter sur ce problème d’incohérence totale de nos politiques qui poursuivent des buts complètement différents, mais financés par les mêmes gouvernements. On fait des sommets dessus, chaque année, sans que cela change.

LVSL : Quelle traduction concrète, en termes de politiques publiques, tirez-vous de ces conclusions-là?

Bastien Alex : Nous essayons de travailler avec notre interlocuteur public, le Ministère des Armées, qui en soi ne fait pas véritablement des propositions de réformes. On essaie, évidemment, de l’inciter à réduire son empreinte carbone, à réfléchir à la manière dont il peut mieux utiliser ses ressources… Réfléchir également à la manière dont il doit se saisir de nouveaux enjeux. Le bon exemple, c’est toute la réflexion qui est menée sur la partie civile des interventions des armées, Sentinelle en est un, le déploiement de 7000 à 8000 soldats sur le territoire métropolitain, pour faire face à la menace terroriste. On n’est pas là pour discuter du fait que ce soit une bonne ou une mauvaise mesure, mais, en tout cas, ça témoigne d’un haut niveau d’engagement de nos forces. L’idée c’est que, peut-être qu’à l’avenir, en raison du changement climatique, ce spectre des missions civiles va être augmenté – ne serait-ce que par les catastrophes naturelles. On en a eu un bel exemple avec Irma à l’été 2017, le cyclone qui a frappé les Antilles, qui a nécessité des moyens militaires. Donc il faut aussi faire des recommandations qui vont dans le sens d’une anticipation d’une possible augmentation du spectre des missions civiles des armées. Là aussi, c’est quelque chose que l’on évoque avec eux.

Après, l’objectif est aussi de pousser cet objectif de cohérence auprès du Ministère de la Défense. Ça veut dire que par exemple, si on crée véritablement un envoyé spécial avec un profil « défense » sur les changements climatiques, il faut que cette personne puisse aussi interagir avec les gens qui, tous les jours, prennent des décisions d’ordre économique, pour avoir une incidence sur leurs émissions de gaz à effet de serre et donc ses impacts en termes de sécurité. Il faut que ces personnes-là soient aussi associées à ces discussions-là pour dire à un certain moment « Non, attention, si vous partez dans cette direction, c’est une chose sur laquelle on va devoir intervenir d’ici, peut-être, 20 ou 30 ans ». Donc il faut qu’on ait tous les éléments de réflexion au départ pour que la création de ce type de poste ne soit pas uniquement de l’affichage inutile.

LVSL : Quelle devrait-être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? A quel moment la géopolitique devrait être considérée par rapport à l’action publique, et avez-vous une idée de structure pour faciliter cela ?

Bastien Alex : Je crois que, dans les politiques publiques, la géopolitique doit servir à bien mesurer l’état des rapports de forces sur une question donnée. Ce qui se passe par exemple en ce moment est intéressant, puisqu’on voit qu’une mesure qui était vendue comme « pro-climat » à savoir l’augmentation des taxes sur les carburants les plus polluants souffre d’un rapport de force défavorable avec les gilets jaunes. De fait, la promotion de cette mesure était faite pour de mauvaises raisons.

Ce mouvement social que sont devenus les gilets jaunes montre qu’il est possible de renverser le rapport de forces et faire reculer l’État sur cette question. Alors on a dit « c’est dommage, c’était une mesure pro-climat ». Non. Je pense que ce qu’a montré cet épisode, c’est que l’effort doit être supporté, non pas uniquement par les gens qui subissent des contraintes parce qu’ils n’ont pas le choix, mais aussi par d’autres acteurs de l’économie, notamment les multinationales (je ne vais pas revenir dessus, mais on sait très bien qu’il y a beaucoup de groupes qui s’extraient de l’impôt, grâce à l’optimisation fiscale). La géopolitique de l’évasion fiscale, c’est une géopolitique aussi. Pourquoi, aujourd’hui, permet-on à certains groupes, grâce à l’optimisation fiscale, qui est quelque chose de légal, de se soustraire à l’impôt ? Tout repose sur les captives que sont les classes moyennes et les personnes à faibles revenus, mais qui sont exposées à des impôts types TVA, auxquels ils ne peuvent échapper.

Donc, l’intérêt de la géopolitique dans les politiques publiques, c’est d’analyser les rapports de forces qui se posent sur une question, évidemment à l’international. Si on veut construire une politique étrangère française cohérente, il faut qu’on soit capable, tout simplement, d’assumer nos choix, de faire de vraies analyses et pas de la posture… Je prendrai juste un exemple : le gros problème qu’ont les puissances occidentales aujourd’hui

, dont la France, c’est qu’elles continuent à essayer de justifier certaines de leurs décisions en politique étrangère, par des principes qu’elles appliquent à géométrie variable. Ça, évidemment, tout le monde l’a compris, et ça nous est sempiternellement reproché, à raison, d’ailleurs. Donc, si on veut avoir une politique cohérente, il faut aussi qu’on arrive à sortir de ces postures. La géopolitique sert à tout ça.

Je crois que ce que la géopolitique m’a appris aussi, c’est qu’il faut être aussi capable d’enlever ses lunettes de Français ou d’Européen, ou d’ouest européen, et de réfléchir à la manière dont on est perçu, et à la manière dont nos actions sont analysées à l’extérieur de la France. C’est ça aussi qui nous permet de bien saisir les enjeux, et de bien nous positionner pour ne pas, à chaque fois, accuser les uns et les autres de défendre leurs intérêts, alors que c’est ce qu’on fait de toute façon et, de mon point de vue, d’une manière pas suffisamment assumée. On peut le faire, mais il faut l’assumer et non pas se cacher derrière des principes. C’est ça, pour moi, l’apport de la géopolitique dans les politiques publiques, ça ne s’applique pas uniquement à la politique étrangère, ça s’applique aussi à la politique nationale.

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, que proposeriez-vous, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

Bastien Alex : Je lui dirais que je ne suis peut-être pas le mieux placé… Mais blague à part, je pense que, là aussi, il y a un devoir de transparence et de vérité, dans le sens où pour la promouvoir la transition énergétique par exemple, et la mettre en place intelligemment, il faut discuter de l’ensemble du spectre des problèmes. Ce qui me pose souci, c’est par exemple la dissimulation de toutes les questions d’approvisionnement en métaux, de retraitement et recyclage des métaux liés à la transition énergétique. C’est, par exemple, là-dessus que j’attirerais l’attention d’un candidat qui me demanderait mon avis.

L’objectif de la transition, ce n’est pas de remplacer une dépendance par une autre. On sait que l’industrie fonctionne de telle manière qu’on a besoin de terres rares, de néodyme pour fabriquer des éoliennes, et que ces terres rares sont produites à 95% par la Chine. Non pas parce qu’elle en a le monopole des ressources, mais parce qu’elle a le monopole de la production, ce qui est totalement différent, parce que sur le plan environnemental, leur production est une véritable catastrophe écologique. C’est d’ailleurs notamment pour cela qu’on a abandonné la production dans les pays occidentaux, alors qu’il y a des ressources en terres rares aussi aux États-Unis et en Australie. Donc, il faut avoir ça en tête. La transition écologique est nécessaire, mais sa mise en œuvre ne doit pas se faire en négligeant les problèmes qu’elle peut occasionner, notamment à l’autre bout du monde.

Évidemment, la pollution nous dérange toujours moins quand c’est chez les autres, même quand c’est lié à la fabrication de produits qu’on utilise nous-mêmes. Je crois que c’est, là aussi, l’importance de la réflexion géopolitique, notamment sur le plan énergétique, et le conseil que je donnerais à un candidat à l’élection présidentielle, c’est de bien avoir cela en tête quand il décide de penser des mesures de mise en œuvre de la transition énergétique.

LVSL : Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes de professions différentes, et si oui, comment se passent vos échanges, concrètement ?

Bastien Alex : J’essaie de travailler avec toutes les disciplines qui sont voisines de la mienne, puisque la géopolitique est une discipline assez hybride – ou les relations internationales, les deux sont très confondues aujourd’hui – mais étant donné mon spectre d’activité plutôt axé sur « changement climatique » et « énergie », j’essaie de discuter avec des ingénieurs, des journalistes spécialisés, avec des climatologues, des sociologues, avec des politistes, des économistes qui suivent aussi les tendances de marchés… Je les contacte par divers biais, j’ai évidemment ce type de profils dans mon réseau. Les degrés d’accointance sont plus ou moins importants, mais je travaille essentiellement au travers d’entretiens téléphoniques, je vois des gens, j’essaie à chaque fois, en tout cas, de ne pas me limiter à ma spécialité, à ma discipline, et d’aller requérir l’avis des autres sur mes sujets, pour progresser dans la finesse de mon analyse.

Pour moi, c’est aujourd’hui quelque chose d’indispensable si on veut produire quelque chose de qualité, on est obligé de s’intéresser à la manière dont est perçu notre travail par les autres, et quel est l’apport qu’ils peuvent avoir aussi sur des questionnements pointus comme les impacts géopolitiques de la transition énergétique. Je dirais que ce n’est pas un travail qu’on peut mener si on ne pose pas la question à un climatologue, à un ingénieur, un économiste de l’énergie, ou un bon journaliste spécialisé. Ce sont avant tout des relations de réseaux, de personnes-ressources, de discussions, toujours avec l’objectif de nourrir une réflexion.

LVLS : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Bastien Alex : Optimiste, non… Mais peut-être pas complètement désespéré. Je trouve, effectivement, que la période actuelle est complexe, à la fois source d’espoir et, il faut bien le dire, de désespérance. Ce qu’on a appelé très vulgairement et très simplement le « populisme » a fait monter des tendances qui sont un peu divergentes. C’est ce qui est, en tout cas, stimulant, mais pas toujours très rassurant pour l’avenir. Je ne pense pas que les gens qui ont élu Donald Trump soient aujourd’hui de grands promoteurs de la transition énergétique et de la prise en compte du climat. C’est plutôt un élément de crainte ou d’insatisfaction.

Après, je me dis qu’il y a tout un tas de gens aujourd’hui qui travaillent sur des scénarios, des technologies, des politiques qui sont censés promouvoir des valeurs en lesquelles je crois comme une plus juste répartition des richesses… Là où je me sens plus de gauche, je dirais, c’est que je conçois que le problème de l’inégale répartition des richesses c’est le problème numéro un. Ce devrait être le socle de l’ensemble des politiques, qu’elles soient économiques ou environnementales. Il y a des signaux qui me permettent d’espérer, puisque des gens qui portent ce discours-là peuvent avoir une certaine audience, et en même temps, je suis parfois un peu effrayé par certains pans du populisme, et je suis encore plus effrayé par certains libéraux qui n’ont toujours pas compris que… J’ai beaucoup de doutes sur la capacité du capitalisme à nous sortir de cette impasse, je ne crois pas à l’utilisation des mécanismes de marché, comme le marché du carbone, par exemple, pour résoudre les problèmes liés au changement climatique…

Je crois qu’il n’y a qu’une prise de conscience globale de cette problématique de répartition des richesses, de cette problématique du découplage de la croissance économique avec la consommation des ressources… Voilà, je sens que ça émerge dans l’agenda de certains, et pour autant, je dirais que ce ne sont pas les idées les plus centrales dans les débats de société aujourd’hui. Donc, il y a, à la fois, des motifs de crainte et peut-être de désespoir, et des motifs d’espérance.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

Jean-Baptiste Guégan : “Le sport a toujours été en Russie un marqueur de puissance”

Auteur de “Football Investigation, les dessous du football en Russie” (Bréal, co-écrit avec Quentin Migliarini et Ruben Slagter), Jean-Baptiste Guégan est journaliste, expert en géopolitique du sport. Il revient pour nous sur les enjeux extrasportifs qui irriguent la “Coupe du Monde de Poutine” et les compétitions suivantes.


LVSL : La Coupe du monde en Russie a commencé le 14 juin. Ces dernières années, le sport russe a été touché par des scandales de dopage. Les athlètes russes n’ont pas pu représenter la Russie lors des derniers JO d’hiver. Ils ont organisé malgré tout les JO d’hiver de Sotchi en 2014. Est-ce que la Coupe du monde 2018 va leur permettre de revenir sur le devant de la scène du sport mondial ?

Jean-Baptiste Guégan : Le sport a toujours été important pour la Russie, c’est à la fois un vecteur d’image et un marqueur de puissance. Le sport leur permet de montrer leur capacité à former leur jeunesse, à rayonner et puis à montrer qu’ils sont un peuple qui gagne. C’est quelque chose d’essentiel pour Vladimir Poutine. Depuis son premier mandat et plus encore depuis le deuxième, il a énormément axé le rayonnement russe autour du sport parce que c’est une manière de rendre leur fierté aux Russes et de montrer que la Russie existe. Cela va leur apporter plusieurs choses. En Russie dès qu’on organise un évènement, c’est multifactoriel. La première c’est de modifier l’image russe. Donc de se servir de la Coupe du monde pour améliorer leur image dégradée à cause des conflits en Ukraine, de l’intervention en Syrie et des prises de position de Poutine sur la scène internationale.

La deuxième c’est une vraie volonté économique, touristique. La Russie est un grand pays avec un patrimoine important et une histoire riche et longue. Sauf qu’au regard de leur territoire et de leur population ils sont sous dotés en touristes. Et donc l’idée de cette Coupe du monde, c’est de montrer ce que la Russie a à offrir au monde et pour cela il faut mettre en vitrine les villes comme Samara ou Saransk.

La troisième motivation, c’est l’aménagement et la valorisation du territoire. Les villes qui ont été choisies, c’est le cas de Saransk et d’Ekatérinbourg, ce sont des villes qui ont été délaissées en termes d’aménagement, en termes de développement depuis la chute de l’URSS et l’arrivée de Poutine au pouvoir. C’est l’occasion avec cette Coupe du monde d’investir énormément comme ils l’ont fait à Sotchi pour développer les transports et les offres d‘hébergement mais aussi finalement l’offre de services.

Après, du point de vue géopolitique, ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et de montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. Le choix de Kaliningrad a été fait pour gentiment montrer aux Européens que la Russie est au cœur de l’UE. Il sera aussi très intéressant de voir après l’affaire Skripal et les menaces de boycott diplomatique comment les supporters anglais vont être reçus. Et de voir comment l’équipe des Three Lions (la sélection anglaise, ndlr) va être accueillie en Russie. Enfin, il faut reconnaître une chose, c’est que la Russie a tendance à faire deux choses, la première à parler fort et ensuite s’excuser silencieusement. La Russie a accepté les conclusions du rapport McLaren et a priori, cela n’a pas été médiatisé. La Russie a donc fait un pas pour reconnaître le dopage institutionnalisé qui a eu cours.

LVSL : Leur équipe a peu de chances d’aller loin…

La sélection russe est la deuxième nation la moins bien classée à la Coupe du monde devant l’Arabie Saoudite qu’elle rencontre au premier tour. On verra bien ce qu’ils feront. Comme à chaque Coupe du monde, l’organisation des groupes est orientée par un règlement favorable au pays organisateur.

Michel Platini est revenu dessus en parlant maladroitement de “magouille” pour la Coupe du monde 98. En vérité, ce n’est pas une tricherie, c’est juste une orientation du tirage et de son aménagement. C’est typique pour toutes les compétitions internationales de football. L’idée est de préserver le pays organisateur sur le premier tour pour maintenir l’enthousiasme et la passion populaires.

Pour en revenir au seul domaine sportif et pour en avoir discuté avec Alexeï Mechkov, l’ambassadeur de Russie, ils n’attendent rien de la Sbornaya (surnom de l’équipe russe, ndlr). Si ce n’est qu’ils soient à la hauteur des valeurs russes et de la Russie. Et qu’ils soient combatifs sur le terrain, pour renvoyer une bonne image de l’homme russe. C’est dans la logique du virilisme à la russe. Donc quand on discute avec eux, tous prévoient déjà que leur équipe ne passera pas les huitièmes de finale. Vraisemblablement ils tomberont contre l’Espagne ou le Portugal, et vraisemblablement ils se feront éliminer. Ce qui sera intéressant, c’est de voir leurs capacités athlétiques et de voir comment le sélectionneur russe va pouvoir rendre sa fierté à l’équipe russe. S’ils sont au même niveau qu’à la Coupe des confédérations, ce sera compliqué d’aller au-delà des huitièmes de finale.

« Ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et à montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. »

LVSL : A l’Euro 2016 il y a eu des affrontements à Marseille entre des hooligans anglais et russes. Est-ce qu’on peut s’attendre à des nouveaux affrontements en Russie ?

Pour avoir interviewé plusieurs spécialistes de la question pour notre Football Investigation avec Quentin et Ruben, que ce soit Ronan Evain qui est spécialiste du supportérisme russe, l’ambassadeur russe en France ou les spécialistes du foot russe du site Footballski.fr, tous ont la même réponse : le risque existe mais il est exagéré. Le supportérisme russe est un supportérisme composé d’ultras et de hooligans mais ils ne sont qu’une minorité. Comme dans toute frange de supporters, il y en a qui sont plus radicaux. Pour autant, on peut penser qu’il n’y aura pas de débordements pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il n’y en a pas eu l’année dernière lors de la Coupe des Confédérations. Il y avait un niveau de sécurité rarement atteint, et dans une zone d’un kilomètre autour du stade, il fallait montrer patte blanche. Ensuite, on sait de sources internes que les services de renseignements russes ont fait clairement comprendre aux supporters radicaux qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi. Tous ceux qui ont été identifiés comme leaders ultras ont été prévenus aimablement. On n’oublie pas que la Russie est un régime autoritaire. Elle a fait comprendre que ceux qui ne respecteraient pas les règles feraient face à la loi et à sa férocité en Russie.

Et à côté de ça, il y a une autre règle tacite qui a été instituée. Les autorités russes, dans cette logique de virilisme, ont tendance à laisser les “fights”. Mais une condition a été imposée, c’est que ces combats soient organisés en dehors des villes. Avec deux limites : ne pas déranger les Russes moyens et ne pas nuire à l’image de la Russie à l’international. Donc tous les “fights” entre supporters ultras sont délocalisés dans les bois et la seule condition de non-intervention des forces de police et des services de renseignements, c’est qu’il n’y ait pas de blessés ou de morts.

Force est de constater que depuis 2012, cela s’est calmé malgré quelques dérapages. Dans notre livre, “Football investigation, les dessous du football en Russie”, nous revenons là-dessus. Le pouvoir a clairement rappelé à l’ordre ceux qui étaient concernés. Et plus encore depuis l’Euro 2016. On peut se demander si les Russes n’avaient pas intérêt à déstabiliser un Etat comme la France en acceptant d’envoyer des supporters ultras, en les laissant partir car ils savaient pertinemment qu’il y aurait un risque. Notamment en jouant sur la perspective d’un Etat incapable de tenir des supporters dans une des plus grandes villes françaises à l’approche de la présidentielle.

Dans les faits, le supportérisme russe n’est pas forcément politisé. Il y a donc peu de risques de débordements. Malgré les tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, il y a toujours eu coordination. Les services de police russes et européens continuent à discuter sur la question des ultras et des hooligans. Donc personne n’a intérêt à ce que ça se produise. L’intérêt de cette Coupe du monde est de montrer que la Russie est un pays sûr. Dans la représentation qu’on en a, la Russie est un pays qui fait peur. Les autorités veulent donc montrer que c’est un pays qui ne craint rien et qui est surtout accueillant. On peut penser qu’il n’y aura pas de débordements. Et quand bien même il y en aurait, il y aura tellement de présence policière et militaire dans les stades pour contrôler les radicaux, qu’il n’y aura pas de mauvaises images de débordements.

LVSL : Il y a quatre ans au Brésil lors de la Coupe du monde, il y a eu des manifestations contre le pouvoir. Est-ce que l’opposition russe peut profiter de la Coupe du monde pour manifester contre le pouvoir ?

La première différence est que le Brésil est une démocratie alors que la Russie est un régime autoritaire malgré sa constitution démocratique. D’un point de vue constitutionnel, le rapport n’est pas le même. En Russie, il y a deux types d’opposition. Une opposition légale et acceptée et une opposition durement réprimée. Des opposants comme Navalny se sont faits remarquer au moment du quatrième mandat de Poutine dans le cadre d’une manifestation qui dénonçait “le nouveau tsar”. Ce dernier a fini en prison. On peut remarquer une concomitance avec 2017 où avant la Coupe des Confédérations il y a eu une vague d’arrestations. Donc on peut imaginer des opposants à Poutine essayent de ses servir de la Coupe du monde, je pense aux Femen notamment.

Des ONG essaieront de se servir de cet évènement pour donner une force à leur cause, quelle qu’elle soit. Et notamment quand elles ciblent le pouvoir russe et ses dérives. Après on peut faire “confiance” aux services de renseignements russes pour faire face à ces mobilisations. On peut imaginer, sans prendre parti, qu’il y aura une manifestation sportive très sécurisée et que le moindre débordement sera recadré très vite. Je ne pense pas qu’il y aura d’images aussi négatives que celles attendues parce qu’on n’est d’abord pas dans le même contexte politique ni dans le même contexte économique. La croissance en Russie est revenue et Poutine fait tout pour dynamiser son image. Il n’a pas intérêt à ce type de contre-publicité.

Après on peut faire confiance aux médias internationaux pour montrer ce qui ne va pas en Russie. Nous sommes en pleine guerre de l’information et de l’image des deux côtés. Donc ce sera aux uns et aux autres de faire la part des choses.

LVSL : Début mars, un ancien espion russe a été retrouvé empoisonné en Angleterre. Le gouvernement anglais accuse la Russie de l’avoir assassiné et a annoncé un boycott diplomatique de la Coupe du monde. Aucun membre de la famille royale et du gouvernement n’ira à la Coupe du monde. Est-ce que ce boycott pourra aller plus loin et comment la Russie va accueillir l’équipe d’Angleterre ?

Le boycott britannique de la manifestation russe est un boycott qui est surtout diplomatique et symbolique. On a eu la même chose à Sotchi. Vous aurez du mal en termes de relations internationales à vous passer d’un membre du conseil de sécurité de l’ONU.

Au pic de la crise avec la Russie, il y a seulement eu des expulsions de chargés de renseignements, c’est-à-dire des espions. Il n’a pas eu de rupture définitive et réelle des liens diplomatiques. Il y a juste eu un refroidisseement et une tension. Cela veut dire que si le boycott se poursuit, et il se poursuivra, il sera exclusivement symbolique et médiatique.

“Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui.”

Après, pourquoi il ne peut pas être sportif ? Pour plusieurs raisons. La première c’est que pour une fois on a une sélection des Three Lions qui est compétitive. Très jeune mais compétitive. Et donc les Anglais vont y aller. La deuxième c’est que le gouvernement de Theresa May est impopulaire, il ne peut pas se permettre de s’aliéner les fans de foot. Il faut rappeler que le foot en Grande-Bretagne est une véritable culture, c’est quelque chose de fondamental. Pour des raisons de politique intérieure et de popularité il y aurait de toute façon eu une équipe britannique. Il y a une troisième raison qui est économique. Le football est une industrie du spectacle particulièrement développée en Angleterre. D’abord du point de vue des médias mais aussi de l’activité générale. Et on ne peut pas imaginer des Britanniques privés de sélection, qui ne seraient pas capables de dépenser leurs livres sterling dans les bars : la perte économique serait trop importante ! Il n’y a jamais eu de boycott d’une phase finale de Coupe du monde donc ce serait une première. Je ne vois pas l’Angleterre le faire et ce n’est pas l’intérêt des pays. L’important, c’est de continuer d’échanger. On a bien vu que la politique de la chaise vide ne menait à rien et que le meilleur moyen de comprendre Poutine, c’est de discuter avec lui.

La Russie a reconnu une partie de sa responsabilité et on peut être sûr que les Britanniques seront bien accueillis. Parce qu’il ne faut pas oublier une chose, c’est que l’économie russe souffre, mine de rien, en raison des sanctions internationales et qu’elle a tout intérêt à renvoyer une image positive aux investisseurs qui pour la plupart sont des Anglo-Saxons. Si on regarde, la moitié des grandes firmes transnationales mondiales sont en grande majorité étrangères et ne regardent qu’une chose : la sécurité de leurs avoirs et de leurs investissements. Le signal serait très mauvais et irait à l’encontre de ce que veut faire Vladimir Poutine. On peut s’attendre à ce qu’il y ait pour la forme des sifflets mais ça n’ira pas au-delà. En tout cas on peut l’espérer. S’il y avait un débordement ou un quelconque problème ce serait gênant.

LVSL : Mais qu’est-ce que Poutine espère de la Coupe du monde ?

Il espère plein de choses. A titre personnel et à titre politique ce qu’il espère, ce n’est même pas conforter son pouvoir, parce qu’il est déjà établi. On a vu sa réélection à plus de 70%. Ce qu’il espère c’est de continuer d’entretenir son image d’homme d’Etat, d’homme qui fait gagner la Russie et lui redonne sa fierté. C’est exactement ce qu’il fait depuis qu’il est réélu. C’est exactement ce qu’il faisait depuis son troisième mandat et même bien avant. Il a compris tout l’intérêt de rendre sa grandeur au peuple russe et tout ce qu’il construit du point de vue médiatique et dans sa communication va dans cette logique-là.

Du point de vue de la politique intérieure, Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui. Cela fait taire les oppositions, cela rend sa fierté au peuple russe. Enfin, quand on parle de géopolitique du sport on parle d’échanges entre dirigeants. On sait que les Britanniques n’iront pas mais on ne sait pas ce que vont faire les autres dirigeants européens et mondiaux. Le propre de ces manifestations est de faire se rencontrer des gens qui ne se rencontrent pas forcément dans les mêmes cadres.

On est hors d’un G20, d’un G8, donc on peut imaginer des contacts à haut niveau même simplement au niveau personnel, entre Mohamed Ben Salmane, l’héritier du trône saoudien et Vladimir Poutine par exemple. On aura des contacts entre les dirigeants qui viendront sur le sol russe. Et ces contacts seront diplomatiques et précieux pour la Russie.

LVSL : L’organisation d’une Coupe du monde pour une nation, c’est toujours bien pour développer le soft power ?

Cette justification domine, en tout cas depuis quinze ans, depuis que Joseph Nye a théorisé le soft power. L’idée, c’est d’expliquer que toute manifestation sportive concourt à nourrir l’image d’un pays à l’international, à marquer son influence, à accroître son rayonnement et à d’une certaine manière à l’inscrire sur la scène internationale.

La question du soft power est importante, elle est même essentielle mais on a tendance à oublier que pour une nation le fait d’organiser une Coupe du monde, c’est avant tout l’occasion d’aménager son territoire. Derrière chaque manifestation internationale sportive, il y a une volonté de réorganiser le territoire, de le réaménager en bénéficiant par exemple de procédures juridiques d’exception. On l’a vu à l’Euro 2016 avec des procédures juridiques simplifiées, des déclarations à l’international qui permettent de passer outre les réclamations des associations, de s’affranchir finalement d’une certaine légalité dans les procédures au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat et de la nation.

Donc ce qu’on voit, c’est que toutes ces manifestations-là sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser. Je pense notamment à Londres, au quartier de Stratford avec le stade olympique, à Barcelone avec la redynamisation complète de la façade territoriale, ce qui en a fait de une des villes les plus visitées et attractive d’Europe. L’héritage de 92 est là. On va faire pareil à Paris avec la Seine-Saint-Denis. Il y a eu la même chose à Rio avec certains quartiers qui ont été créés de toute pièce qui visent à contrôler, diviser l’aménagement de ces grandes villes. Derrière cette manifestation internationale, oui il y a le soft power, oui c’est important, car aujourd’hui il permet finalement de montrer aux autres qu’on existe, qu’on est capables d’organiser une manifestation et qu’on est un Etat important. Mais ce n’est pas le seul élément qui pousse une nation à organiser un évènement international. Il faut toujours penser, que ce soit pour une Coupe du monde, un Euro ou une manifestation comme les Jeux Olympiques, que les motivations sont multiples. Si on prend Sotchi par exemple, l’idée était de redynamiser le Caucase, de dynamiser les réseaux de partisans inféodés au régime de Vladimir Poutine et à Moscou, dans une zone prompte à l’opposition. Tchétchénie, Abkhazie, etc… Si on prend l’exemple de la Corée du Sud, le choix de Pyeongchang pour les Jeux olympiques d’hiver de 2018 répond à des logiques multiples, d’abord économiques mais on voulait aussi dynamiser un espace qui est resté à l’écart. Donc il y a plusieurs logiques, spatiales déjà, politiques et finalement géopolitiques à toute organisation d’évènements de cette nature.

LVSL : A partir de 2026 la Coupe du monde sera à 48 équipes. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour le football ? Et est-ce que ça va permettre à des équipes qui ne se qualifient pas d’habitude de se montrer et même de faire des exploits comme l’Islande et le Pays de Galles à l’Euro 2016 ?

Pour ce qui est de la compétitivité d’une Coupe du monde à 48, il faut le voir de deux manières. En augmentant le nombre de participants, on augmente le nombre de pays concernés. En augmentant le nombre de pays concernés, on augmente le nombre de diffuseurs, donc de sponsors, donc de partenaires. La première des motivations c’est l’augmentation des revenus de la FIFA.

“Les manifestations sportives sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser.”

La deuxième motivation c’est que la Coupe du monde à 48 va sécuriser la présence des grands pays en Coupe du monde, qui par exemple ne participent pas à la Coupe du monde 2018, je pense aux Etats-Unis, à la Chine, c’est-à-dire des pays qui vont compter, dans les trente années qui viennent, sur la scène footballistique mondiale. Donc c’est une manière aussi de sortir de la domination bipolaire du football mondial qui se résume à une diagonale Europe-Amérique du Sud. La troisième raison c’est de terminer complètement la mondialisation du foot. Parce que là vous en faites véritablement un évènement global : avec 221 fédérations à la FIFA, globalement on aura un cinquième des fédérations à la Coupe du monde 2026.

Maintenant la question c’est de savoir si c’est profitable pour le football, et là c’est autre chose. Plus il y a de matchs, plus il y a de petites nations et plus il y a d’écart entre les Etats. Donc si on regarde ce qui s’est passé avec l’Euro 2016 (passé à 24 équipes au lieu de 16, ndlr), le premier tour a été globalement ennuyeux, plus défensif, moins enclin à des scores serrés et parfois révélateurs de très gros écarts. Donc on peut imaginer qu’une Coupe du monde à 48 va nous proposer des matchs qui risquent d’être très déséquilibrés.

C’est gênant parce qu’on risque d’avoir les mêmes résultats par exemple qu’en phase de groupes de Ligue des Champions, c’est-à-dire des scores fleuves qui rendent l’intérêt des matchs de premier tour moins grand. Après, on peut aussi se dire qu’à force de rencontrer de grandes équipes les petites nations vont progresser. Ces promesses n’engagent que ceux qui y croient. Pour le football, l’autre intérêt c’est qu’on va pouvoir voir des joueurs qu’on n’a pas l’habitude de voir et qui sont des têtes d’affiche dans de petites équipes. Je pense à l’Egypte et Mohammed Salah (star de Liverpool, ndlr), qui est présent en 2018. Et puis ça va permettre d’inclure tous les footballs moyen-orientaux, asiatiques et océaniens, qui sont aujourd’hui délaissés.

Je pense qu’on boucle simplement la boucle de la mondialisation du football et qu’aujourd’hui cette manifestation montrera vraiment qu’elle est globale parce qu’elle inclut tout le monde. Après, sera-t-elle intéressante ? On verra. Ce que je crois surtout c’est qu’elle pose une autre limite. Elle va limiter  les candidatures potentielles pour l’accueil parce que très peu d’Etats sont et seront en mesure d’accueillir 48 équipes, avec 48 camps de base, avec 48 camps d’entraînement, que ça va demander beaucoup plus de stades qu’une Coupe du monde à 32, donc ça accroît les coûts. On l’a vu avec la défaite marocaine pour la Coupe du monde 2026.

“Le passage à 48 équipes en 2026 est une façon de terminer la mondialisation du football.”

LVSL : Dans quatre ans la Coupe du monde est au Qatar, est-ce que ça va être en hiver, en été, est-ce qu’ils vont changer le calendrier compte-tenu des conditions climatiques du pays ?

La Coupe du monde 2022 aura lieu l’hiver. Les calendriers des championnats sont connus trois ans avant donc là ils sont en négociations depuis un an et demi. Depuis que le Qatar est désigné, il négocie. Ils sont vraiment rentrés dans les phases de désignation. Les calendriers, les faisceaux satellites sont bloqués quatre ans avant. Là il y a toute la dimension logistique à prévoir et ils sont encore en négociations. Cela va affecter tous les championnats européens et les championnats mondiaux. C’est vrai que c’est inhabituel et ça ne respecte pas le cahier des charges initial du Qatar, on verra bien comment ça va se dérouler. Il est clair qu’il y a un ajustement qui est fait. Je pense que la Coupe du monde aura lieu au Qatar quoi qu’il se passe. Reste à savoir dans quelles conditions elle se tiendra. La condition des femmes se pose, la condition des droits des homosexuels et des minorités aussi, celle des travailleurs immigrés sur place également, même s’il y a eu des améliorations sous la pression de la FIFA, des ONG et de l’opinion internationale.

Il faudra aussi se poser la question de l’acheminement des touristes et des pratiques qui sont occidentales et européennes dans des villes où la consommation d’alcool est normalement prohibée. On verra comment les sponsors s’organisent. Est-ce que des zones réservées aux supporters internationaux seront organisées et échapperont à la loi ? On a vu que dans toutes les grandes manifestations sportives internationales des lois d’exception pouvaient être mises en place.

Propos reccueillis par Gauthier Boucly.

Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg
François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

Crédits :
© Matthieu Riegler, CC-BY https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

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Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.