« Ces armes sont des armes de guerre » – Entretien avec l’Observatoire toulousain des pratiques policières

Manifestation des gilets jaunes à Toulouse, Place du Capitole @Wikipedia

Les violences policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes ont atteint des proportions aussi inimaginables qu’intolérables. Alors que le Conseil d’État vient de rejeter le recours en urgence de la Ligue des droits de l’Homme pour l’interdiction du LBD, le bilan des blessés graves ne cesse de s’alourdir. Dans ce climat de violence perpétuelle, brouillé par l’usage abusif des tirs lacrymogènes, la dérive autoritaire du gouvernement se confirme de semaine en semaine. Pourtant, ce tournant dans les méthodes de maintien de l’ordre s’inscrit dans un durcissement plus global, comme nous l’expliquent Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot, membres actifs et bénévoles de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Ce collectif, né à Toulouse en 2017, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Fondation Copernic est présent dans toutes les manifestations. L’observation sur le terrain, associée à une analyse pointue des données, se donne pour mission de rendre compte des pratiques des forces de l’ordre et de leur évolution. 


LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur l’émergence de l’Observatoire des pratiques policières ? Comment ce collectif s’est-il créé ?

Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot – L’observatoire des pratiques policières est né suite aux mouvements sociaux de ces dernières années, en particulier en lien avec le mouvement contre la loi Travail de 2016 et les manifestations autour de la mort de Rémi Fraisse à Sivens. L’Université populaire de Toulouse et la Fondation Copernic ont alors décidé d’organiser une conférence-débat sur La criminalisation du mouvement social. Diverses organisations étaient présentes, notamment l’ACAT, qui a pu y présenter un rapport sur les violences policières et les défaillances des enquêtes judiciaires à ce sujet. Alors que nous pensions en être pleinement conscients, la présentation de leur inventaire des violences policières nous a littéralement scandalisés. C’est de là qu’est venue l’idée de mettre en place une initiative à Toulouse. L’idée de l’observatoire a germé très rapidement, à mesure que les déploiements policiers se faisaient de plus en plus impressionnants, notamment lors de la manifestation contre le projet de centre commercial Val Tolosa dans l’ouest toulousain le 17 décembre 2016, puis lors de celle Contre le racisme, les violences policières, pour Théo, Adama et les autres victimes du 25 février 2017. Ainsi, le 4 mars 2017, la Fondation Copernic et la LDH ont officialisé le lancement de l’Observatoire toulousain des pratiques policières (OPP). Nous avons un peu plus tard été rejoints par le Syndicat des avocats de France.

LVSL – Vous insistez sur le terme « pratique » lorsque d’autres usent explicitement du terme de « violence » pour décrire les agissements des forces de l’ordre. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

GDR et PG Nous avons choisi de ne pas nous focaliser uniquement sur les violences policières, qui existent bien évidemment en tant que telles, mais qui se révèlent être des conséquences du déploiement de masse des différentes forces de police, de leur occupation de l’espace, de la coordination des tâches entre les différents corps et de leurs méthodes d’action. Pour l’usage du terme « pratique », nous avons choisi en tant qu’observateurs de ne pas nous focaliser sur l’incident final, qui peut être plus ou moins dramatique, mais d’essayer de saisir les logiques des acteurs et leurs modes d’action à chaque instant.

LVSL – Dès lors, comment cet observatoire a-t-il été accueilli par les forces de l’ordre ? Avez-vous dû faire face à des réactions hostiles ?

GDR et PG Il y a eu très rapidement des réactions, notamment des communiqués de leurs syndicats, ce qui peut se comprendre. Il y a aussi eu quelques tentatives d’intimidation verbale puis physique de la part de certains policiers lors des manifestations. Le gazage ciblé d’un observateur par des policiers de la BAC le 22 mars 2018 lors de la dispersion un peu lente d’une manifestation a été l’une d’entre elle. Suite à cette agression nous avons demandé un rendez-vous avec la préfecture et un courrier a été adressé aussi à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Nous avons été reçus par le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) en personne, auquel nous avons présenté notre collectif et ce que nous désirions faire. Suite à cet entretien, nous nous sommes engagés à déclarer systématiquement la veille des manifestations notre présence à la préfecture. Depuis l’acte VI de la mobilisation des gilets jaunes, nous rajoutons dans cette déclaration une demande pour que notre matériel de protection personnel, c’est-à-dire les casques, lunettes et sérum physiologique, ne nous soient pas confisqués avant, pendant et après les manifestations. Jusqu’ici, à part quelques incidents mineurs de temps à autre avec certains agents, nous sommes désormais bien identifiés par les policiers et nous arrivons à mener correctement notre travail.

« Tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui »

LVSL – Venons-en alors au cœur de votre travail justement. Quelles sont vos observations quant aux pratiques policières qui ont été adoptées pour encadrer le mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

GDR et PG Notre première observation à l’OPP remonte à la manifestation du 1er mai 2017. Notre premier constat a été le déploiement policier disproportionné : jamais moins de 100 policiers et quelques fois plus de 150, une présence de grilles anti-émeutes et de canons à eau, des policiers à l’époque non équipés de LBD, mais plutôt de gazeuses à main. Un autre constat a été le fonctionnement du dispositif policier lui-même. Nous avons pu observer la pratique du glissement le long des grands boulevards, qui consiste à suivre la manifestation en bloquant les ruelles permettant d’accéder au centre-ville, pratiqué par des dispositifs regroupant des policiers des CDI (Compagnie départementale d’intervention) et des BAC (Brigades anti-criminalité). L’origine de cette interdiction d’accéder au cœur de ville est due à une demande du maire de Toulouse lors du premier trimestre 2015 suite aux manifestations liées à la contestation contre le barrage de Sivens fin 2014. Notre constat sur les violences policières actuelles est donc le suivant : tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui. Il y a quatre grands corps de policiers qui interviennent sur les manifestations de nos jours. Il y a des policiers dont c’est le métier : les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les escadrons de gendarmes mobiles, qui relèvent de la police administrative et d’autres, qui ne sont pas ou peu formés au maintien de l’ordre, comme les CDI et les BAC, qui relèvent de la police pénale. L’un des problèmes les plus importants est selon nous celui-ci : certains effectifs de police déployés lors des manifestations ne sont pas à leur place.

LVSL – Quels changements avez-vous pu observer depuis le 17 novembre et les manifestations de gilets jaunes dans Toulouse ? Quelles pratiques policières inédites notez-vous autour de ce mouvement singulier ?

GDR et PG Certains distinguent deux périodes dans les manifestations du mouvement : l’une du 17 novembre à la fin du mois de décembre et une autre depuis début janvier. Il est vrai que la période des fêtes a marqué un peu le mouvement au niveau du nombre, mais l’évolution générale a montré une montée en puissance constante des dispositifs policiers d’un côté et du niveau d’équipement de protection des manifestants de l’autre. Sur le premier point, le nombre de policiers déployés est considérable : jusqu’à 600 policiers selon la préfecture. Mais voir dans une ville comme Toulouse des blindés, des canons à eau et des hélicoptères avec prise de photo et transmission instantanée au sol pour interpellation, un usage massif de tout l’arsenal militaire disponible, gaz lacrymogène, grenades GLI-F4, grenades de désencerclement, lanceurs de balles de défense (flash-balls) : tout cela est éloquent quant à la répression qui est désirée et sommée en haut lieu contre les gilets jaunes. Tout cet arsenal aurait de quoi repousser plus d’un manifestant. Pourtant, sur le deuxième point, à Toulouse, il ne semble pas que la présence policière atteigne la motivation des manifestants, quels qu’ils soient. Il est en effet tout aussi impressionnant de voir l’ampleur des cortèges qui grossissent encore de semaine en semaine, et ce dans une désorganisation relativement grande par rapport aux rassemblements syndicaux plus ordinaires. Les équipements des manifestants ne sont que des équipements de protection et certains d’entre eux prennent ce qu’ils ont sous la main à un instant T pour se défendre en affrontement direct ou bien quelquefois, pour les plus virulents, s’en prendre à trois cibles symboliques : les banques, les promoteurs immobiliers et les compagnies d’assurance.

LVSL – Quelle est l’évolution plus précise que vous constatez depuis le début du mois de janvier ?

GDR et PG Lors des quatre dernières manifestations sur Toulouse, les policiers ont d’abord laissé les manifestants déambuler dans le centre-ville. Les gilets jaunes sont mieux organisés, avec une tête de manifestation avec banderole, ce qui structure mieux le cortège. Les policiers sont visibles, encadrent simplement, mais sont peu présents puis arrive une heure fatidique, toujours la même : 16h30. D’ailleurs, les manifestants attendent avec curiosité mais aussi beaucoup d’inquiétude cette heure-là. À 16h30 donc, un hélicoptère arrive et survole le mouvement et alors, sans que rien ne le justifie selon nous, les premiers tirs de grenades lacrymogènes commencent et sont lancés assez loin dans la foule pour disperser les manifestants ou bien faire repartir le cortège en mouvement, surprenant ainsi des familles avec enfants et des personnes âgées.

Si le cortège arrive souvent à repartir, c’est évidemment aussi le lancement des hostilités et des affrontements qui durent ensuite jusque tard dans la soirée à plusieurs endroits de la ville où sont situés les manifestants. En général, ces tirs sont provoqués par quelques jets de peinture ou d’œufs, voire de canettes de bière, mais rien de très violent pour des forces de l’ordre équipées et formées. Là où il convient de pousser un peu plus loin notre dénonciation, c’est sur le mélange de la BAC et des CDI, souvent en première ligne. Parfois même, nous avons vu des agents municipaux équipés pour le maintien de l’ordre. Comment se fait-il que ces corps policiers non formés au maintien de l’ordre se trouvent en première ligne ?

Nous l’avons dit tout à l’heure, certains ne sont pas à leur fonction officielle, ils remplissent un rôle qui est un vrai métier et qui demande un savoir-faire pour ce genre de situations, acquis dans une formation spécifique ; ce que les BAC et les CDI n’ont pas. La répartition des rôles nous paraît anormale dans le cadre du maintien de l’ordre. Or, tout ceci est connu par la direction de la police et par l’exécutif et c’est souvent le comportement indiscipliné et quelque fois provocateur de ces non-formés qui font dégénérer les choses. Dès lors, nous affirmons désormais en toute assurance qu’il y a des ordres donnés en haut lieu pour faire en sorte que les manifestations dégénèrent. Suite à nos observations, nous estimons notamment que le retrait des BAC ramènerait sans aucun doute plus de calme dans les manifestations.

LVSL – Le gouvernement a fait l’achat pour la police de lanceurs multi-coups (PGL-65) qui font polémique. Lors des manifestations toulousaines, est-ce que votre observatoire a pu constater l’utilisation des lanceurs multi-coups que ce soit pour l’utilisation de gaz lacrymogènes ou de flash-ball ?

Oui, nous avons des photos de ces armes (présence de LBD multi-coups et poly-munitions PGL-65) dans les manifestations toulousaines et si nous n’avons pas constaté par nous-même l’utilisation de cette arme, plusieurs témoignages fiables et concordants indiquent leur utilisation lors des deux dernières manifestations. Il n’y a rien à ajouter, si ce n’est que de rappeler que ces armes sont des armes de guerre.

« Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière »

LVSL – À la suite de vos observations, est-ce que l’observatoire remarque un tournant majeur dans la doctrine française du maintien de l’ordre comme beaucoup semblent l’évoquer ?

GDR et PG Il y a une volonté de la part du gouvernement de faire des manifestations un lieu dangereux. Le comportement des forces de police a pour objectif de dissuader les gens de participer aux mobilisations. Il est difficile d’en évaluer l’efficacité ; cela doit certainement fonctionner. Nous pouvons affirmer, sans nous tromper, que s’il y avait un maintien de l’ordre plus classique, les manifestations seraient très certainement encore plus massives. L’objectif de la préfecture et du gouvernement, dès le 1er décembre, a été d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte (grenadages massifs de toutes natures, charges, interpellations et chasse aux manifestants) pour faire peur – une stratégie du choc en quelque sorte – en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester. C’était sous-estimer la colère profonde des manifestants dont le nombre a doublé à chaque manifestation. Selon les chiffres officiels à Toulouse, on comptait 1 500 manifestants le 1er décembre, 3 000 le 8 décembre, et entre 10 000 et 15 000 aujourd’hui, malgré la montée en intensité de la répression et le matraquage médiatique. Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière. Néanmoins, de leur côté, cela ne semble toujours pas acté et la conflictualité risque de continuer à augmenter.

LVSL – Quel regard portez-vous donc sur la police ? Certains considèrent les policiers comme n’importe quels travailleurs et scandent « la police avec nous ! », quand d’autres crient plutôt « tout le monde déteste la police ». Comment vous situez-vous par rapport à tout cela ?

GDR et PG Tous les services de police, qui ne sont pas de même nature, n’ont pas le même comportement. Il faut faire preuve d’une approche complexe au regard des actes. Nous avons déjà expliqué les différences qu’il y a entre ceux dont le métier est le maintien de l’ordre (CRS et gendarmes mobiles) et ceux dont le maintien de l’ordre n’est pas le métier premier (BAC et CDI). Ce que nous avons constaté chez ceux qui ne sont pas directement concernés par le maintien de l’ordre est un manque d’assurance, pour les CDI particulièrement, dont la pratique conduit à mettre les manifestants à distance par des grenadages puissants. S’agissant des BAC, il est tout à fait compréhensible qu’ils provoquent un tel rejet. Les BAC font du flagrant délit dans les manifestations et interpellent. Ils vont chercher violemment, principalement à l’aide de leurs matraques, un manifestant au cœur du cortège en se protégeant avec des LBD et des grenades.

Les agents de la BAC à motos sont probablement les plus dangereux car ils agissent toujours pareillement mais avec plus de vitesse, et donc de violence. Ils sont pour un certain nombre de manifestants ceux qu’ils rêvent de faire tomber. Ils ont inventé un jeu dangereux. Nous n’avons pas de discussions avec les différents corps qui nous permettent de répondre précisément à ces questions. Comme tout le monde, nous avons noté dans la police les suicides, le recours aux congés de maladie, etc. Mais nous n’avons pas noté globalement de la part de ces policiers le moindre geste qui aurait pu signifier simplement de la sympathie pour les gilets jaunes. Le seul indice, mais qui est loin d’être un détail pour nous, se traduit par les quelques tensions que nous avons observées entre services, notamment un certain mépris des CRS et des gendarmes mobiles à l’encontre de la BAC. C’est sur cela qu’il faut appuyer pour revendiquer dans un premier temps la sortie des BAC des manifestations. Des situations où un vrai professionnalisme est demandé, sans quoi des conséquences gravissimes sont possibles.

LVSL – Que comptez-vous faire prochainement ? Hormis la poursuite des observations, comment voyez-vous la suite de l’observatoire inédit que vous avez initié sur Toulouse et l’utilité dont il pourrait faire œuvre ?

GDR et PG L’intérêt est le développement de nos pratiques citoyennes dans un maximum de villes. Il semble qu’il y ait des velléités à Montpellier, Bordeaux et Nantes. Nous avons maintenant une expertise solide que nous pouvons mettre en commun et nous allons entrer en contact avec les différents collectifs qui le voudront bien pour partager notre expérience. Les atteintes aux libertés, au droit de manifester, se développent et il faut selon nous encourager une coopération toujours plus étroite entre les organisations traditionnelles (LDH, SAF, SM) et les citoyens le désirant, pour construire des outils de travail et des formes d’actions unitaires. Le mouvement des gilets jaunes a fait voler en éclat certaines approches classiques du maintien de l’ordre à la française qui s’étaient sédimentées depuis de nombreuses années. Nous travaillons à la rédaction d’un rapport qui englobe toutes nos observations et nous espérons que celui-ci saura avoir l’écho qu’il mérite du point de vue de son efficacité.

Entretien co-réalisé et retranscrit par Simon Berger


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Les Gilets Jaunes et le RIC : le spectre de Rousseau

© LHB pour LVSL

“Populiste”, “bolchévik”, “fasciste” : on ne compte plus les épithètes de cette nature accolées au mouvement des Gilets Jaunes par les éditorialistes. En quelques semaines, la jacquerie des origines a fait place à un vaste mouvement citoyen réclamant à cor et à cri une démocratisation radicale des institutions, notamment via la mise en place d’un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Cette revendication a pris plus d’un observateur à revers, même parmi les soutiens des Gilets Jaunes. C’est que le RIC remet en cause les fondements sur lesquels la République française s’est construite depuis la fin de la Révolution. Il est la manifestation d’une aspiration à la démocratie réelle, frustrée depuis deux siècles, mais qui n’a jamais cessé de hanter la modernité politique.


De quoi la peur des Gilets Jaunes et du RIC est-elle le nom ? Le correspondant européen pour Libération Jean Quatremer lâche le mot sur son compte Twitter – qu’il a l’habitude d’utiliser comme base de pilonnage des mouvements sociaux – : « ochlocratie », le pouvoir de la foule.

Quelques tweets plus tard, il ajoute : « fascisme ».

Si cette confusion des registres n’est d’aucune aide pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, elle en dit beaucoup sur la crainte qu’ils inspirent : l’institution d’une souveraineté populaire illimitée, qui ouvre la voie à toutes les violations de l’Etat de droit. Cette crainte, qui fait sourire lorsqu’elle s’exprime par la voix de Jean Quatremer, s’étend en réalité bien au-delà du petit cénacle des journalistes hostiles au mouvement et des éditorialistes qui hantent les chaînes de télévision. Lorsque Marlène Schiappa affiche son hostilité au RIC car il ouvrirait la voie au rétablissement de la peine de mort, elle se fait la caisse de résonance d’une partie non négligeable de l’opinion, y compris de celle qui est favorable aux revendications sociales des Gilets Jaunes.

On ne peut se contenter d’écarter les objections portées contre le RIC d’un revers de la main, tant il est vrai que le clivage entre partisans et opposants au RIC ne recoupe pas le clivage entre partisans et opposants au pouvoir actuel. C’est que le RIC révèle la fragilité, non seulement du dogme économique dominant et des privilèges, mais aussi des libertés chèrement acquises. Il ouvre la voie à la suppression, en un seul vote, de droits obtenus suite à des décennies de luttes. Ce débat contemporain n’est pas neuf ; il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire, sur laquelle il importe de faire un détour pour en saisir tous les enjeux.

Le spectre de Rousseau

La protestation qui s’exprime à travers le mouvement des Gilets Jaunes ne concerne pas simplement les bases constitutionnelles de la Vème République, que d’aucuns jugent “monarchique” ou “bonapartiste”. Elle touche aux fondements sur lesquels s’est construite la République française depuis la fin de la Révolution : la distinction entre élus et citoyens, entre représentants et représentés. On aurait tôt fait d’oublier que cette distinction, aujourd’hui acceptée par la classe politique dans son immense majorité, a été au coeur de tous les débats sous la Révolution Française. Au centre des controverses : le Contrat Social de Rousseau, l’un des textes les plus influents et les plus polémiques de ces derniers siècles. On y trouve théorisé de manière limpide et systématique ce que les Gilets Jaunes réclament aujourd’hui à grand renfort de slogans : la souveraineté populaire.

Les cendres de Rousseau au Panthéon. Elles se situent juste en face de la tombe de Voltaire.

Rousseau est associé, dans les programmes scolaires, aux “philosophes des Lumières” (Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert…), qui font figure de pères fondateurs de la modernité ; dans l’imaginaire collectif, son nom est inséparable de celui de Voltaire, en face de qui ses cendres reposent au Panthéon, et à qui Victor Hugo l’apparie sans cesse.

On en oublierait presque l’odeur de soufre qui accompagnait Rousseau, et la haine féroce qu’il suscitait de son vivant, parfois au sein même du courant des Lumières. C’est que Rousseau figure résolument à part dans le courant des Lumières françaises. Voltaire ou Montesquieu s’attaquaient à l’absolutisme et appelaient de leurs voeux un “despotisme éclairé”, dont le pouvoir serait équilibré, tempéré, contrebalancé par une série de contre-pouvoirs. Les critiques contemporains de la “monarchie républicaine” française, qui souhaitent un régime parlementaire plutôt que présidentiel, avec une plus stricte séparation des pouvoirs, sont les héritiers, conscients et inconscients, des réflexions de Montesquieu. Celles-ci ne sont cependant d’aucune utilité pour éclairer la lame de fond que représente le mouvement des Gilets Jaunes…

L’ambition de Rousseau est autrement plus radicale. À ses yeux, les savantes distinctions effectuées par Montesquieu entre monarchie absolue et despotisme éclairé, “pouvoir exécutif” et “pouvoir législatif”, sont superficielles. C’est entre “riches” et “pauvres” que se situe, pour Rousseau, l’antagonisme fondamental. Son oeuvre peut se lire comme une recherche des causes de la domination des premiers sur les seconds. Cette obsession a hanté Rousseau, et inspiré à Voltaire ce mot fameux sur ses écrits : “c’est là la philosophie d’un gueux, qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres !.” Un stigmate que Rousseau aimait à retourner, moquant la fausse humanité de “ces gens du monde, si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim.”

“Aux grands hommes, la patrie reconnaissance. Le génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire et de l’immortalité”. Tableau exposé au musée Rousseau de Montmorency.

Rousseau voit dans l’accaparement du pouvoir politique par une minorité l’une des causes de la toute-puissance des riches. “Le riche tient la loi dans sa bourse », écrit-il dans le Contrat Social ; en conséquence, “les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Or, Rousseau constate que “le riche tient la loi dans sa bourse” dans les régimes parlementaires, dans les monarchies constitutionnelles à l’anglaise, aussi bien que dans les monarchies absolues ; raison pour laquelle il en vient à relativiser considérablement les bienfaits du parlementarisme et du libéralisme politique. Alors que Montesquieu ne tarit pas d’éloges sur les mérites de la monarchie parlementaire anglaise, Rousseau écrit dans le Contrat Social : “le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection du Parlement. Sitôt qu’il est élu, il est esclave, il n’est plus rien ». Peu importe, pour Rousseau, que le peuple soit représenté par un roi ou par un parlement : tant que le processus législatif et la force exécutive échappent à son contrôle, sa souveraineté est usurpée.

Cette réflexion amène Rousseau à penser une forme de démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de directe, par laquelle le peuple exerce un contrôle constant sur ses représentants, et sur les lois qui sont votées – dont le “RIC” est un avatar lointain.
La mise en place d’une démocratie de cette nature est-elle seulement concevable dans le monde contemporain ? Cette problématique a refait surface avec la revendication du RIC, réclamé par les Gilets Jaunes, qui semble s’inscrire à rebours de l’écosystème politique et social du XXIème siècle, marqué par l’individualisme, la dépolitisation, la sur-consommation et le rétrécissement de l’espace public.

Détail du portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour (1753).

Rousseau ne croyait pas à la possibilité d’instaurer une société démocratique. D’une part en effet, le citoyen rêvé par Rousseau est aux antipodes de l’homo oeconomicus individualiste produit par la modernité libérale. Le citoyen du Contrat Social fait abstraction de ses intérêts particuliers ; il est animé d’un esprit patriotique, en vertu duquel il identifie ses intérêts à ceux du corps social tout entier – condition sine qua non à l’apparition d’une volonté générale qui transcende les volontés individuelles. Avec ses concitoyens, il forme bien autre chose que la “société civile” inorganique et marchande promue avec enthousiasme par une grande partie des Lumières ; il forme un “peuple », c’est-à-dire une communauté d’affections, de destin, de projets, de volonté. Rousseau estime que la formation d’un “peuple” de cette nature est impensable à l’ère du triomphe de l’individualisme, qui – écrira Engels quelques décennies plus tard – “désagrège l’humanité en monades, dont chacune possède un principe de vie particulier et une fin particulière » (dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844).

D’autre part (c’est sans doute un obstacle théorique plus important encore), Rousseau constate que les pauvres ont intériorisé l’idée de leur infériorité. Le texte majeur de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, s’attache à démontrer tout l’arbitraire et la contingence des inégalités qui fracturent la société. Une question lancinante traverse l’oeuvre de Rousseau : pourquoi ces inégalités, qui ne sont fondées sur rien, demeurent-elles pourtant en place ? Ce n’est pas par la force physique que les riches parviennent à asseoir leur domination sur les pauvres : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir », écrit-il dans le Contrat Social. Comment les puissants parviennent-ils à transformer “la force en droit » et “l’obéissance en devoir » ? Par la force de ce que Rousseau nomme, de manière assez vague, le “préjugé » (on emploierait aujourd’hui le terme d’« idéologie dominante ») : “de l’extrême inégalité des conditions et des fortunes sortit une foule de préjugés, également contraires à la raison et au bonheur », écrit-il dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ces “préjugés » ont entériné l’idée que l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, était inévitable. Situation paradoxale : les pauvres possèdent la puissance suffisante pour cesser d’être à la discrétion de leurs supérieurs et mettre fin à ces inégalités qui ne sont fondées sur rien ; mais, convaincus de leur infériorité, ils acceptent les “fers » qui pèsent sur eux.

Ces deux obstacles à l’apparition d’une véritable démocratie sont liés. Tant que les individus se sentiront impuissants, ils ne chercheront pas à se constituer en peuple souverain ; et tant qu’ils ne se constitueront pas en peuple souverain, ils ne sentiront pas leur puissance. Rousseau était donc sceptique quant à la possibilité de rompre ces “fers ». Pourtant, il avait l’intuition que son oeuvre allait lui survive, et que ses idées demeureraient une source de menace constante pour les puissants. « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours », écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques à propos de lui-même – avec la modestie qui le caractérise. C’est ainsi que, comme un spectre, Rousseau a plané sur la Révolution française et sur la modernité politique. Les Gilets Jaunes sont un nouvel avatar de ce spectre

Rompre les “chaînes de l’esclavage”, par la “révolution démocratique”

Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution. Tableau de D. Jeaurat, 1794.

Rompre les “fers” et les “chaînes de l’esclavage” (une expression que Marat emploie comme titre de l’un de ses ouvrages) en dévoilant toute la contingence et l’arbitraire des relations de pouvoir, donner aux pauvres le sentiment de leur puissance et le goût de la démocratie, les inciter à dépasser leur individualité pour se constituer en peuple : telle fut la tâche que se donnèrent les héritiers de Rousseau sous la Révolution française. Rousseau, qui vivait à une époque où le journalisme était encore embryonnaire, ne croyait pas que l’on puisse influer sur les mentalités, qui, pensait-il, resteraient figées ; ce n’est pas un hasard si le journalisme, dont on commence alors tout juste à découvrir le pouvoir d’influence sur les esprits, apparaît comme un moyen d’action privilégié aux partisans de la démocratie sous la Révolution française. “Les infortunés forment les dix-neuf vingtièmes de la nation; ils seront les maîtres dès lors qu’ils connaîtront leurs droits et sentiront leurs forces », écrit Marat en 1789 ; “pour que le peuple veuille jouir de ses droits, il faut qu’il les connaisse », ajoute-t-il : “c’est à ce point où les écrivains doivent s’efforcer d’amener la nation ».

C’est ainsi que la Révolution française devient le théâtre d’une succession de scènes au cours desquelles l’arbitraire et la contingence des inégalités de pouvoir et de richesse semblent apparaître au grand jour aux yeux des contemporains : l’invasion répétée de l’Assemblée nationale par des sans-culottes, l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue contre les planteurs esclavagistes, l’exécution du roi Louis XVI, que des sans-culottes conduisent à l’échafaud le 21 janvier 1793…

Bataille de la colline aux palmiers, de January Suchodolski (1845), représentant un épisode de la révolte d’esclaves de l’île de Saint-Domingue.

Les hiérarchies les plus évidentes sont renversées, les liens les mieux établis se voient questionnés, les institutions les plus solides menacent de s’ébranler. Un texte du planteur esclavagiste Moreau de Saint-Méry, publié sous couvert d’anonymat, témoigne de la terreur que ce processus a inspiré aux groupes dominants. Esclavagiste métis, Moreau de Saint-Méry s’inquiète pourtant, au commencement de la Révolution, de la remise en cause du “préjugé de couleur » – en vertu duquel les Noirs et les métis étaient considérés comme inférieurs aux Blancs. Il reproche aux députés anti-esclavagistes la virulence avec laquelle ils s’attaquent au “préjugé de couleur” : “tel est l’empire des préjugés lorsqu’ils tiennent à la Constitution d’un pays qu’on ne doit y toucher qu’avec la plus grande circonspection », écrit-il ; les “préjugés”, ajoute-t-il, “sont le ressort caché de toute la machine coloniale ». Les années suivantes, qui ont vu éclater une spectaculaire révolte d’esclaves à Saint-Domingue, ont donné raison aux craintes de Moreau de Saint-Méry. Les “ressorts cachés” des diverses formes de domination sont peu à peu apparus au grand jour sous la Révolution.

C’est la raison pour laquelle la Révolution française a laissé aux groupes sociaux dominants le souvenir d’une épouvantable Saturnale, au cours de laquelle les hiérarchies traditionnellement admises étaient renversées ; il suffit de lire la réaction du Pape à l’exécution de Louis XVI pour s’en convaincre : “comment se fait-il que les Chrétiens soient jugés par des hérétiques, les hommes sains par des malades, les juges par des coupables ? ».

L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Gravure de Georg Heinrich Sieveking réalisée la même année.

Tocqueville est un observateur lucide de ce processus, qu’il nomme “révolution démocratique” dans le premier tome de sa Démocratie en Amérique. Avant 1789, écrit Tocqueville, les individus considéraient leur infériorité comme “un effet de l’ordre idéal de la nature” ; la Révolution fait perdre à l’inégalité son caractère naturel : “la force apparaît à tous comme la seule raison” de l’état social, et “l’idée de droit », conçue comme gardienne immuable des institutions, disparaît. Le simple exercice de la souveraineté populaire dévoile la contingence des rapports de pouvoir, mais aussi, par là-même, des normes dominantes, qu’il est possible de questionner ou renverser à l’infini. De quoi cette “révolution démocratique” est-elle le nom ? On ne compte plus les mouvements politiques et les courants de pensée qui ont vu dans le processus initié en 1789 la matrice de l’émancipation des opprimés, de Karl Marx à Derrida – qui considère la Révolution française comme un moment clef de la “déconstruction” des normes qu’il théorise -, des révolutions socialistes aux mouvements féministes ou anti-racistes…

Cette “révolution démocratique” est cependant plus ambivalente qu’elle ne le semble au premier abord. Si le processus de déconstruction des pouvoirs et des normes enclenché en 1789 est infini, ne risque-t-il pas d’ouvrir la voie, un jour, à la contestation des Droits de l’Homme ou des libertés individuelles ? Une ambivalence que l’on retrouve aujourd’hui avec les débats relatifs au RIC.

Le gouffre sans fond de la souveraineté populaire et du pouvoir constituant

Le spectre de la souveraineté illimitée du peuple a été jusqu’à inquiéter certains fervents démocrates ; la souveraineté populaire peut-elle tout contester et tout détruire, y compris les Droits de l’Homme ? Les massacres perpétrés sous la Terreur – justifiée aux yeux des plus radicaux par la défense et l’exercice de la souveraineté du peuple – ont fini par poser la question.

Où allait donc cette Révolution qui, “comme Saturne », semblait “dévorer ses propres enfants », selon le mot de Vergniaud, en une surenchère nihiliste, dont le seul étalon de valeur était la souveraineté du peuple ? Victor Hugo rend compte dans Quatrevingt-treize de cette sensation de vertige : “Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête ».

Saturne dévorant son enfant. Talbeau de Goya, peint en 1819. La figure de Saturne (l’équivalent romain de Cronos), le Titan romain qui dévorait ses enfants, devenue une allégorie de l’hybris, de la destruction des normes les plus élémentaires, a été convoquée à de nombreuses reprises pour symboliser la Révolution et la Terreur. Les monarchistes faisaient référence aux années 1792-1794 comme à une “Saturnale” ininterrompue – cette fête romaine au cours de laquelle maîtres et serviteurs échangeaient leurs rôles. Les républicains hostiles à la Terreur ont quant à eux repris l’image monstrueuse du père dévorant ses enfants. La référence à Saturne est significative : elle renvoie à une ère qui précède celle des hommes et des Dieux, à un temps, donc, où la justice n’était pas encore de ce monde.

Que faire si le peuple décide de s’attaquer aux Droits de l’Homme ? Débat éminemment contemporain. Le Contrat Social de Rousseau ne souffre d’aucune ambiguïté sur cette question : “il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne peut enfreindre ». Là où Montesquieu pense l’équilibre des pouvoirs et la protection des libertés, Rousseau théorise au contraire l’unicité et l’indivisibilité de la volonté du peuple. Est-ce d’ailleurs un hasard si Rousseau reprend aux théoriciens de l’absolutisme monarchique le concept de “souveraineté » – qui signifie rien de moins qu’un pouvoir sans limites – pour en faire du peuple le détenteur légitime, en lieu et place du monarque ? Émile Boutmy a-t-il vraiment tort lorsqu’il écrit que “Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal » ? (Etudes politiques).

C’est ainsi que sous la Révolution française se développe un courant de pensée, issu de la tradition jusnaturaliste et libérale, destiné à défendre les Droits de l’Homme et les libertés individuelles contre les abus de la souveraineté du peuple. La rédaction d’une Constitution apparaît vite comme le moyen privilégié de donner un cadre et de fixer des limites à la souveraineté populaire. Siéyès, défenseur ardent de la Révolution libérale de 1789 et critique passionné de la Révolution démocratique de 1792, s’érige comme le principal théoricien de ce courant de pensée ; il propose de figer le “pouvoir constituant” du peuple, c’est-à-dire le pouvoir de défaire et d’instituer des normes – potentiellement illimité – en un “pouvoir constitué », afin de lui donner des cadres et des bornes. “Toute constitution politique », écrit-il, “ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen » ; raison qui justifie sa limitation de la souveraineté populaire.

Le XXème siècle donne du grain à moudre à ces tentatives de cristallisation juridique du pouvoir constituant. C’est certainement le juriste Hans Kelsen qui leur a donné leur forme la plus aboutie. Défenseur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, horrifié par la révolution bolchévique comme par l’expérience fasciste, Kelsen théorise une architecture juridique complexe destinée à protéger une série de normes en les inscrivant dans une Constitution. Elle se matérialise sous la forme d’une “pyramide des normes », qui soumet l’ensemble des lois au respect de la régularité constitutionnelle (la Constitution est nommée, de manière significative, la “norme des normes » par Kelsen) ; une série d’institutions est destinée, aux yeux de Kelsen, à permettre le contrôle du caractère constitutionnel des lois. La “pyramide des normes » apparaît comme une réponse directe aux blochéviks et aux fascistes ; elle constitue un moyen de soustraire un certain nombre de normes à l’arbitraire du souverain.

Formalisation de la “pyramide des normes” telle qu’elle est théorisée par Kelsen.

L’influence de Kelsen sur la pensée contemporaine est considérable ; les manuels de droit des universités françaises actuelles se réfèrent constamment à Kelsen ; les “cours constitutionnelles », apparues après la Seconde Guerre Mondiale, destinées à vérifier la légalité constitutionnelle de telle ou telle loi, sont inspirées par les réflexions de Kelsen. Récemment, un certain nombre de responsables politiques ou de journalistes ont déclaré leur soutien au RIC, mais à condition de l’inscrire dans un cadre constitutionnel qui l’encadrerait sévèrement, et qui l’empêcherait de statuer sur les questions de société, afin que les libertés individuelles ne soient pas menacées ; c’est encore un avatar de la pensée de Kelsen.

Réactualisation contemporaine d’une hantise vieille de deux siècles.

Il n’a pas été très difficile au juriste Carl Schmitt, le grand critique de Kelsen, de contester ce qu’il considère comme un “impérialisme du droit” dans la science politique. Il reproche à Kelsen d’hypostasier le droit, de l’étudier en voilant les dynamiques politiques desquelles il est issu : “on a affaire à la vieille négation libérale de l’Etat face au droit, et à l’ignorance du problème autonome de l’effectuation du droit » (Théologie politique). Le schéma de la “pyramide des normes » kelsenienne n’est valable qu’aussi longtemps que sommeille le pouvoir constituant, qui est la véritable “source sans fond de toutes les formes ». “Écrire une Constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant », écrit-il dans sa Théorie de la Constitution : “le pouvoir constituant continue à exister à côté de la Constitution et au-dessus d’elle ».

Le vertige de la réinvention démocratique

On peut retirer quelques enseignements de cette mise en perspective.

Il semble tout d’abord surprenant que le RIC soit systématiquement envisagé sous l’angle de la menace pour les libertés acquises, plutôt que comme une arme pour celles qui restent à conquérir. Il semble paradoxal de voir certaines personnalités “progressistes” s’en prendre au RIC, sous prétexte qu’il ouvrirait la voie à la déconstruction des normes établies – à l’instar de ce député LREM qui craint que “le RIC ne permette la révocation de n’importe quelle loi progressiste », et n’ouvre la voie à de “graves atteinte aux droits des femmes » – alors que les mouvements identifiés comme “progressistes” se sont précisément bâtis sur l’idée que la déconstruction des normes instituées avait un potentiel libérateur. Le RIC est porteur de l’ambivalence qui était celle de la “révolution démocratique” théorisée par Tocqueville, ce processus où les rapports sociaux, l’ordre institué et les normes dominantes sont radicalement mis en question et apparaissent dans toute leur contingence. Le RIC, comme l’exercice de la souveraineté populaire sous la Révolution française, porte en lui la potentielle déconstruction des droits les plus incontestés… mais aussi le questionnement des formes de violence et de domination les plus dissimulées – et donc la promesse de la conquête de nouveaux droits. La situation des femmes en France, pour reprendre l’exemple ci-dessus, est-elle satisfaisante au point que la menace de la perte de droits soit plus forte que la promesse de la conquête de nouveaux droits ? La question mérite d’être posée.

On peut très bien juger que le statu quo, avec toutes ses imperfections, mérite d’être défendu, car il est préférable à une série d’attaques contre les libertés individuelles qui pourraient être portées si le RIC était mis en place. Mais dans cette configuration, qu’est-ce qui garantit en dernière instance la pérennité des libertés individuelles ? Si l’on craint que les droits acquis soient menacés par l’existence potentielle du RIC, on doit craindre à plus forte raison qu’ils soient menacés par l’existence, bien réelle, d’une Assemblée nationale souveraine – l’Assemblée nationale n’étant pas une institution intrinsèquement garante des droits individuels ! Il est d’ailleurs curieux que les opposants au RIC, inquiets de la menace qu’il ferait peser sur les droits individuels, ne s’inquiètent jamais des dangers que le système de démocratie représentative fait peser sur ces mêmes droits individuels – non pas dans un futur hypothétique, mais bien actuellement. Dans une démocratie semi-directe où le RIC serait institutionnalisé, du moins la possibilité de débattre d’une loi ou d’un sujet de société ne serait-elle jamais écartée – et un vote conservateur pourrait être contredit quelques années plus tard par un vote progressiste portant sur le même sujet. Dans le système actuel de démocratie représentative, où la temporalité politique est exclusivement fixée par les pouvoirs institués, qu’est-ce qui garantira la défense des libertés individuelles, des droits des femmes ou des minorités, le jour où un parti ultra-conservateur prendrait le pouvoir à l’Elysée et à l’Assemblée nationale ?

Il semble que le danger pointé du doigt par les opposants au RIC – la mise en cause de droits fondamentaux par le pouvoir souverain – soit déjà présent dans le système actuel. Ce danger ne concerne pas seulement le RIC, ou la démocratie participative : il concerne tout simplement la souveraineté. Il a partie liée à ce que Carl Schmitt nomme à la suite de Siéyès le “pouvoir constituant », c’est-à-dire le pouvoir infini de déconstruire et d’édicter des normes et des lois. Le problème semble donc mal posé. Le débat n’oppose pas défenseurs des droits et défenseurs de la souveraineté populaire. Il oppose plutôt une posture que l’on pourrait qualifier d’essentialiste et une autre, que l’on pourrait qualifier de constructiviste.

La posture essentialiste est celle qui consiste à se référer à un certain nombre de droits acquis, et à vouloir les garantir par une série d’institutions, de normes constitutionnelles ou juridiques – une démarche dont Kelsen a fourni la formalisation la plus aboutie.

La posture constructiviste implique d’admettre le caractère contingent, aléatoire et réversible des normes dominantes, de la législation existante et des droits acquis ; et de considérer cette contingence et cette réversibilité non comme une menace, mais comme une arme pour la conquête de nouveaux droits. Cette démarche implique donc de penser l’institutionnalisation des cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire, plutôt que de chercher à sanctuariser les droits acquis en une forteresse juridique – qui peut de toute manière s’effondrer.

Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement antinomiques (on peut très bien considérer certains droits comme essentiels, se réjouir de leur constitutionnalisation, tout en admettant leur caractère contingent) ; mais il semblerait que l’on ait tendance à surestimer les bienfaits de la première, et à sous-estimer la pertinence de la seconde. Est-il vraiment besoin de s’étendre longuement sur le bien-fondé des objections que Schmitt adresse aux disciples de Kelsen ? Il est tout à fait possible de souhaiter – au nom de la défense des Droits de l’Homme – la restriction de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, le rétrécissement de la souveraineté parlementaire par le cadre constitutionnel, l’encadrement du cadre constitutionnel lui-même par une série de traités internationaux contraignants, destinés à sanctuariser un certain nombre de droits essentiels. Cette logique de poupées russes prend fin lorsque le pouvoir souverain décide tout simplement de récuser le cadre constitutionnel ou les engagements internationaux – la vague conservatrice qui frappe l’Europe de l’Est depuis une décennie montre qu’aucun droit n’est acquis de manière irréversible, et que le pouvoir normatif des traités internationaux pèse bien peu, par rapport au pouvoir bien réel du souverain. Une défense conséquente des droits individuels ne peut donc se limiter à une tentative d’encadrement ou de limitation du pouvoir souverain ; elle doit également en penser les modalités d’exercice.

L’acceptation du caractère contingent de toutes les institutions, normes et lois, procure au premier abord une sensation de vertige. Rousseau écrit, dans ses Fragments politiques : “chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de la durée du corps politique est absolu, indépendant de ce qui précède, et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut ». La souveraineté populaire de Rousseau apparaît donc douée de la même indétermination que la liberté de Sartre : sans attaches avec le passé, elle se conçoit comme réinvention perpétuelle et démiurgique.

Il importe de relativiser cette sensation de vertige ; car si le pouvoir souverain de déconstruction des normes est théoriquement infini, il ne l’est pas en pratique. Si le pouvoir souverain est – par la nature des choses – illimité, il n’en devient pas nécessairement arbitraire pour autant. Dans sa Théorie de la Constitution, Carl Schmitt note ce paradoxe étonnant : les périodes de révolution, lors desquelles les normes les plus élémentaires sont questionnées et dissoutes, n’ouvrent jamais sur des périodes d’anarchie ou de chaos ; un ordre alternatif se remet en place, à la même vitesse que l’ancien a été aboli. Le pari de Rousseau était précisément la mise en place d’un nouvel ordre – politique, juridique, moral -, qui profiterait à tous, et non à une minorité. C’est que le “peuple” de Rousseau n’est pas une entité abstraite, ou un amas d’individus isolés. C’est, pour reprendre l’expression de Saint-Just, une “communauté d’affections », dans laquelle tous les individus sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance commune et un devoir de solidarité mutuel. Sans une telle “communauté d’affections” – produite par une éducation commune, une série d’institutions qui favorisent le développement de ce sentiment de responsabilité mutuelle -, sans ce sentiment d’appartenance à un même corps, le “peuple », tel que l’entend Rousseau, ne peut exister, et la souveraineté populaire ne peut qu’être une chimère. C’est pourquoi Rousseau estimait que la logique en vertu de laquelle un peuple prend conscience de lui-même comme peuple, pousserait le citoyen à protéger son semblable comme s’il s’agissait de lui-même : la souveraineté populaire est indissociable pour lui de la responsabilité des individus les uns envers les autres.

La Constitution de juin 1793

C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de juin 1793 ne distinguaient jamais l’institutionnalisation de la souveraineté populaire et la défense des Droits de l’Homme. La souveraineté du peuple était, pour eux, le moyen de favoriser l’émergence d’une éthique de la responsabilité collective. Ils estimaient que si les cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire étaient instaurés (éducation, institutionnalisation d’Assemblées populaires, construction d’un véritable espace public de libre débat, mécanismes de participation démocratique, etc.), les citoyens ne pourraient que tendre vers un ordre des choses où les droits de chacun seraient protégés par tous les autres. La reconnaissance de l’égalité radicale entre les hommes, que présuppose la mise en place d’institutions démocratiques, ne pourrait qu’encourager la prise en compte de l’égalité de leurs droits. Cet idéal de solidarité organique a été synthétisé dans l’article 34 de cette Constitution : “il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ».

Optimisme démesuré ? Assurément. Il n’empêche : penser les conditions d’apparition d’un devoir d’assistance mutuelle dans le cadre de la souveraineté populaire semble être un moyen plus pertinent de conserver les droits acquis, que de les sanctuariser dans une Constitution et une série de traités internationaux – dont on espère religieusement que jamais le souverain ne décidera de les récuser.

C’est d’ailleurs dans cette mesure que l’on pourrait critiquer le RIC qui, en tant que tel, apparaît comme une modalité atrophiée de réforme démocratique. Certains de ses partisans tendent à le considérer comme une simple mesure technique, sur le mode d’une baguette magique qui réaliserait miraculeusement la souveraineté du peuple. Si la mise en place d’un RIC n’est pas accompagnée d’une série de réformes visant à faire émerger un véritable espace démocratique qui permette la délibération, la participation populaire et qui favorise l’apparition d’un esprit civique, la souveraineté populaire ne deviendra pas autre chose que ce qu’elle est actuellement : une simple formule.


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