Qui sont les députés qui pourraient faire tomber le gouvernement ?

Le vote de la motion de censure a lieu ce lundi 20 mars. Certains députés Les Républicains demeurent pourtant indécis et pourraient faire basculer le vote. De nombreux Français ont décidé d’interpeller leurs élus par courriel, par téléphone ou en allant à leur rencontre en circonscription, afin d’engager le débat et de dissiper les derniers malentendus. À quelques heures d’un vote décisif, le dialogue et l’échange peuvent aider à dénouer certaines situations. Les contacts des parlementaires sont recensés sur le site de l’Assemblée nationale, nous en relayons l’annuaire.

Si une majorité de 287 voix est réunie, le gouvernement Borne sera contraint de démissionner. C’est la motion déposée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), qui est susceptible de rassembler le plus largement. Si toute l’opposition se rallie à la motion, 27 voix manquent encore, soit l’exact nombre des députés LR encore indécis. 34 ont d’ores et déjà déclaré ne pas vouloir voter pour la démission du gouvernement. Voici ceux qui hésitent encore.

• Aurélien Pradié – Lot (1re circonscription)

93 Rue Caviole 46000 Cahors

05 65 30 22 87

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• Jean-Yves Bony – Cantal (2e circonscription)

4 Rue Fernand Talandier 15200 Mauriac

04 71 68 37 87

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• Vincent Descoeur – Cantal (1re circonscription)

24 Rue Paul Doumer 15000 Aurillac

04 71 47 41 87

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• Hubert Brigand – Côte-d’Or (4e circonscription)

1 Place de la résistance 21400 Chatillon-sur-Seine

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• Nicolas Ray – Allier (3e circonscription)

2 Place de la source de l’hôpital 03200 Vichy

06 65 82 66 42

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• Emmanuelle Anthoine – Drôme (4e circonscription)

56 Avenue Gambetta-Marly B 26100 Romans sur Isère

04 75 48 35 51

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• Vincent Seitlinger – Moselle (5e circonscription)

15 Avenue de la gare 57200 Sarreguemines

03 57 87 00 20

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• Pierre Vatin – Oise (5e circonscription)

Impasse d’Angoulême 60350 Courtieux

03 44 42 19 78

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• Jean-Pierre Vigier – Haute-Loire (2e circonscription)

12 Avenue Clément Charbonnier 43000 Le-Puy-en-Velay

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• Stéphane Viry – Vosges (1re circonscription)

29 Avenue Gambetta 88000 Epinal

03 29 29 29 60

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• Emmanuel Maquet – Jura (3e circonscription)

2 Rue de la rose des vents 80130 Friville-Escarbotin

03 22 30 15 35

[email protected]

• Justine Gruet – Jura (3e circonscription)

[email protected]

• Jérôme Nury – Orne (3e circonscription)

5 Boulevard du Midi 61800 Tinchebray Bocage

02 33 37 29 77

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• Frédérique Meunier – Corrèze (2e circonscription)

2 Bis Avenue du Président Roosevelt 19100 Brive La Gaillarde

05 55 22 59 47

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• Isabelle Périgault – Seine-et-Marne (4e circonscription)

4 Rue Hugues Le Grand 77160 Provins

01 60 67 78 72

[email protected]

• Isabelle Valentin – Haute-Loire (1re circonscription)

Rue Maréchal Fayolle 43000 Le Puy en Velay

04 71 59 02 64

0471590264

[email protected]

• Raphaël Schellenberger – Haut-Rhin (4e circonscription)

8 Rue James Barbier 68700 Cernay

03 89 28 20 59

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• Alexandre Portier – Rhône (9e circonscription)

413 Rue Philippe Héron 69400 Villefranche-sur-Saône

04 74 65 74 53

[email protected]

• Thibault Bazin – Meurthe-et-Moselle (4e circonscription)

17 Rue Carnot 54300 Lunéville

03 83 73 79 58

[email protected]

[email protected]

• Alexandra Martin – Alpes-Maritimes (8e circonscription)

[email protected]

• Josiane Corneloup – Saône-et-Loire (2e circonscription)

[email protected]

• Michel Herbillon – Val-de-Marne (8e circonscription)

118 Avenue du Général de Gaulle, 94700 Maisons-Alfort

01 43 96 77 50

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• Mansour Kamardine – Mayotte (2e circonscription)

117 Route nationale Passamainty 97600 Mamoudzou

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• Pierre Morel-À-L’huissier – Lozère (1re circonscription)

3 Allée Piencourt 48000 Mende

04 66 32 08 09

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• Béatrice Descamps – Nord (21e circonscription)

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• Jean-Luc Warsmann – Ardennes (3e circonscription)

11 Rue Carnot 08200 Sedan

03 24 27 13 37

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« Nous ne sommes pas dans le même camp » : quand les classes dominantes rompent l’illusion du consensus

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:2018-12-01_14-17-37_manif-GJ-Belfort.jpg
© Aïssa Kaboré

Le 17 novembre 2018, la population française se soulevait et un mouvement historique commençait. Très rapidement, une répression policière sans précédent s’abattait sur les manifestants, légitimée par l’appareil médiatique. Aux yeux crevés et aux mains arrachées répondait la disqualification systématique du mouvement par les principales chaînes d’information. Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, avait mieux que quiconque exprimé la rupture avec la neutralité de l’appareil d’État en déclarant à une manifestante : « Nous ne sommes pas dans le même camp ». Dans un ouvrage éponyme publié aux éditions Zortziko (Nous ne sommes pas dans le même camp – Chronique d’une liberté bâillonnée), Maïlys Khider analyse ce phénomène par le menu. Nous en publions ici un extrait.

Ne parlons pas de violences policières. Le monarque Macron l’a ordonné. Et il a raison [1]. Parlons plutôt de violences d’État. De ses préfets, de ses ministres de l’Intérieur. Violences de sa part aussi, puisque les sous-verges en question exécutent les ordres de l’Élysée.

En 2018, un an après l’élection inattendue d’Emmanuel Macron, la société française atteint un point de rupture : celui qui acta le début du mouvement des Gilets jaunes et, avec lui, le ravage d’une liberté d’expression déjà malmenée ; mais aussi le matraquage de la liberté de se montrer révolté dans l’espace public. N’en déplaise au souverain, cela vaut bien quelques lignes. Parler des Gilets jaunes implique d’assumer une certaine position.

Si beaucoup d’observateurs politiques se sont vivement opposés au mouvement, j’ai compté parmi les rangs des manifestants. À quoi bon feindre une neutralité inexistante ? Un positionnement militant n’entrave en rien une analyse approfondie. Ou, comme l’écrivait mieux que moi Albert Camus, le goût de la vérité n’empêche pas de prendre parti. Alors, afin de m’adresser directement à vous, lecteurs et lectrices, et afin d’être transparente quant aux expériences qui ont façonné ma pensée, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Elle illustre si bien le traitement réservé au peuple descendu exprimer ses doléances, que je ne peux m’empêcher de m’en servir pour introduire mon propos. J’en suis sûre, beaucoup d’entre vous identifieront leur vécu à cette histoire.

L’après-midi du 1er mai 2019, c’est jour de Fête du travail. Il fait beau à Paris. Aucun nuage à l’horizon. La manifestation dûment déclarée s’élance au départ de Montparnasse pour rejoindre la place d’Italie. Un court trajet de trois kilomètres qui réunit retraités, professeurs, médecins, ouvriers, cheminots, étudiants, journalistes, syndicalistes et autres joyeux exaltés. Dans un esprit d’union, les corps avancent au rythme des percussions et autres musiques diffusées par les mégaphones des camions. L’ambiance est festive. On danse, on brandit des drapeaux et des pancartes, on discute politique. Le traditionnel « Anti, anti-capitaliste ! » trouve écho chaque fois que quelqu’un le lance. Le flot jaune fluo irrigue les avenues dans une respiration populaire.

En haut du boulevard de l’Hôpital, à 200 mètres de la place d’Italie, un barrage de forces de l’ordre bloque la foule, sans explications. En cortège de tête, les questions fusent mais restent sans réponse. L’incompréhension grandit à mesure que l’assemblée étourdie se compacte. Les rangs grossissent et se resserrent malgré eux. La chaleur de l’après-midi et la promiscuité font transpirer les corps. Des familles stagnent. Des enfants, des personnes âgées, des couples. Pas de débordements, mais tous sont comme assommés. Soudain, des bombes lacrymogènes pleuvent sur la foule. Les cibles les moins chanceuses pleurent, toussent, crachent, suffoquent. Pour fuir les effluves toxiques, certains redescendent l’artère parisienne à la recherche d’air frais. Surprise ! Un autre mur de policiers en armures attend là. Nous sommes nassés. Plus personne ne sait où se diriger.

Toujours pas de violence. De nouveau, les lacrymos s’échouent sur le sol, laissant s’échapper leur poison. L’agitation monte, mais la plupart des gens restent tétanisés. Chacun se réfugie dans un petit carré d’herbe, ou le long des immeubles. Un étrange ballet débute. Une chasse déconcertante. Des policiers déplacent des individus dans des directions aléatoires. « Allez par là-bas », somme sèchement un CRS sous son effrayante carapace. La jeune femme suit l’ordre. Un autre la presse de retourner à son point de départ. Le troupeau est ballotté, sans échappatoire. L’angoisse s’ajoute à la nervosité. Immobiles et craintifs, une femme et un homme, tous deux âgés, sont brutalement poussés dans un magasin par un agent surexcité. Ils se heurtent plusieurs fois aux stores de la boutique avant d’y entrer de force. Puis, le policier s’en va…

Pour saisir ce qui peut bien engendrer de tels comportements policiers, je remonte le boulevard et m’arrête au niveau de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. C’est là que s’est jouée l’une des scènes les plus glaçantes de cette journée. Un homme vêtu de noir et encagoulé fracasse l’entrée de l’hôpital à coups de marteau. Des Gilets jaunes lui hurlent de s’en aller : « Casse-toi! », « Dégage! », « Mais qu’est-ce que tu fais? ». Personne n’ose l’approcher. Là, une vingtaine de CRS percent la foule dans sa direction, jettent un regard sur lui… et poursuivent leur chemin. Pas un mot, une ligne, ni une image de cette scène dans les médias. Plus loin, le chaos a pris le dessus. Des poubelles prennent feu, la vitre d’une banque a été brisée. Une fois ces dégâts commis, tout le monde a été autorisé à passer et entrer sur la place d’Italie. Des affrontements entre manifestants et forces de l’« ordre » se sont poursuivis jusqu’à épuisement.

Après cette journée, le choc s’est mêlé aux interrogations : pourquoi cette nasse ? Tantôt stratégie du ministère de l’Intérieur censée contenir des débordements, tantôt traitement inhumain, femmes et hommes y sont réduits au rang de bêtes encerclées, piégées, traquées et gazées. Pour rappel, la nasse est censée isoler des individus dangereux ou violents. En 2017, le préfet de police promettait au Défenseur des droits, préoccupé par le recours à cette pratique, que les nasses avaient été remplacées par des techniques d’encerclement de nébuleuses inquiétantes.

Mensonge avéré. Les questionnements ne s’arrêtent pas là. Pourquoi ne pas avoir arrêté le black bloc qui cognait la Salpêtrière ? Pourquoi avoir agressé des personnes âgées ? Pourquoi brimbaler les gens de gauche à droite, d’avant en arrière ? Pourquoi les médias n’ont-ils (dans leur immense majorité) rien rapporté de tout cela ? Autant d’interrogations qui obligent à explorer ce qui reste de notre liberté d’expression collective en France. J’emploie volontairement le terme « liberté » et non pas droit.

Car les cinq années passées ont taillé une vive démarcation entre ce droit théoriquement fondamental de manifester et la réelle marge dont nous disposons pour exprimer des exigences sociales dans l’espace public. Et ce de manière groupée, sans que le pouvoir tente de nous châtier et nous décrédibiliser, tremblant à l’idée de voir un peuple déterminé à récupérer ce qui lui est depuis si longtemps confisqué : la possibilité de participer à l’orientation de la politique de son pays. D’être acteur et non plus simple témoin mécontent et victime du massacre social organisé depuis trente ans, et aggravé par Emmanuel Macron.

Dans un pays qualifié de « démocratie », cette participation est loin d’être un acquis. Le dépouillement de toute forme de souveraineté et les frustrations qu’il provoque ont été mis au grand jour dès le 17 novembre 2018, lors de la première manifestation des Gilets jaunes. Sans nier l’importance de mouvements sociaux précédents, la révolte des Gilets jaunes fut une flambée d’autant plus impressionnante qu’elle éclata à la suite de l’augmentation du prix du pétrole, une « mesurette » sans grand enjeu pour de riches technocrates étrangers à l’impact de l’amputation de quelques dizaines d’euros dans un mois. Cette fois-ci, l’accumulation de maltraitances sociales a conduit à un embrasement soudain. Il fut le fruit de l’explosion d’une colère latente.

La mise à l’ordre du jour d’une multitude de revendications négligées, ignorées. C’est pourquoi, par souci de clarté, j’ai décidé de concentrer la réflexion qui suit autour des Gilets jaunes. Sans minimiser l’importance d’autres formes de violences (notamment en banlieue ou lors de rassemblements pour l’environnement), il ne semble pas imprudent d’affirmer que la crise des Gilets jaunes mérite une attention toute particulière : la persistance des rendez vous chaque samedi, l’ampleur des rassemblements, les revendications nouvelles qui ont éclot (le référendum d’initiative citoyenne par exemple), mais aussi la visibilisation de personnes venues des périphéries et le sentiment national qu’elle a créé, en font un phénomène majeur et à part.

Le mouvement des Gilets jaunes cristallise à lui seul des enjeux de liberté d’expression, de réunion, de renouvellement de nos institutions, de répression et de survie de la démocratie. Malgré la fin du mouvement tel qu’il a existé durant environ un an et demi (de 2018 à début 2020), ses acteurs restent marqués par les événements. Ce livre n’aurait pu exister sans eux : Gilets jaunes, avocats, magistrats, journalistes et chercheurs, qui ont nourri la réflexion qui suit. Car il reste indispensable d’analyser par quels moyens imbriqués (physiques, psychologiques et politiques) nos élites ont tenté (ont-elles réussi ?) de briser l’énergie engrangée et de défaire la vigueur d’un corps social réuni pour parler d’une seule voix.

Notes :

[1] « Ne parlez pas de « répression » ou de « violences policières », ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Emmanuel Macron, le 7 mars 2019, lors du grand débat de Gréoux-les-Bains

[2] Rapport 2020 de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), Maintien de l’ordre :
à quel prix ?

« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.

« Avec Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe » – Entretien avec les Pinçon-Charlot et Basile Carré-Agostini

Se définissant eux-mêmes comme des « sociologues de combat », spécialistes de la bourgeoisie, Monique et Michel Pinçon-Charlot sont à l’affiche du film À demain mon amour, réalisé par Basile Carré-Agostini. Celui-ci revient sur les quatre premières années du quinquennat Macron qui s’achève, avec pour sujet principal l’engagement à la fois amoureux et politique de ce couple de chercheurs atypique, et en toile de fond les mobilisations sociales qui ont rythmé le dernier mandat, en particulier la crise des Gilets jaunes et la mobilisation contre la réforme des retraites. Dans cet entretien, ils reviennent tous les trois sur ce film original, tourné dans l’intimité du couple, et sur leur parcours de sociologues engagés. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell. 

LVSL – Pourriez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée de faire ce film, quelle était votre motivation principale et comment vous vous êtes rencontrés ? De votre côté, Monique Pinçon-Charlot, qu’est-ce qui vous a incité à accepter ce projet, qui n’est pas simplement un film sur les luttes mais aussi un film assez personnel et intime ? 

Monique Pinçon-Charlot – Nous avons été présentés par une productrice, Amélie Juan, avec laquelle nous avions déjà fait d’autres films pour la télévision. Nous venions de publier un livre sur la fraude fiscale, pour lequel nous avions travaillé, Michel et moi, avec de nombreux lanceurs d’alerte. Nous étions fascinés par ces hommes et ces femmes qui sont capables de se mettre en danger et de mettre en danger leurs familles pour lancer des alertes d’intérêt général. 

Finalement, le réalisateur pressenti n’a pas pu poursuivre le projet, et c’est alors que nous avons rencontré Basile, que nous avons appris à connaître et peu à peu nous nous sommes apprivoisés mutuellement. À partir de cette rencontre, le projet initial d’un film sur les lanceurs d’alerte a peu à peu évolué. 

Basile Carré-Agostini – En passant du temps avec Monique et Michel, j’ai vite senti, du fait de leur humour, de leur vivacité exceptionnelle, que je pourrais m’appuyer sur l’efficacité du duo, éprouvée en terme dramaturgique. L’analogie entre les idéaux des Pinçon-Charlot et la chevalerie errante m’est vite apparue, Monique et Michel en Don Quichotte et Sancho Panza, avec pour moulins les sirènes du néolibéralisme. À la différence que, dans leur couple, les rôles s’inversent régulièrement et que les dégâts de la macronie sont bien réels. 

Nous nous sommes rencontrés fin 2016, peu de temps avant l’élection d’Emmanuel Macron. Je leur ai proposé de traverser le quinquennat ensemble. Je ne voulais pas le subir comme le précédent.  Si j’ai eu peu de difficultés à convaincre les Pinçon-Charlot de me laisser approcher leur intimité d’amoureux quand tout va bien, en revanche, il a été beaucoup plus compliqué pour eux de me laisser entrer dans leur véritable intimité : celle de leur travail de recherche, dans leurs disputes, dans les tourbillons de leur pensée ou encore quand ils se font bousculer par le réel ou par les remarques d’autres penseurs, qu’ils soient poètes, intellectuels ou simples passants.  

Pour rendre le geste de cinéma possible et espérer projeter avec émotion les questions existentielles qui sont au cœur de ce film, il m’a fallu ce temps long pour contourner puis dépasser deux particularités de mes personnages que sont leur militantisme et la conscience d’être des personnages publics. Le militant n’est pas par essence la personne qui fait le plus facilement part de ses doutes, de de ses contradictions assumées ou non, et quand de surcroit il se sent investi d’une mission, celle de donner de l’énergie à son auditoire, il lui est d’autant plus compliqué de bien vouloir exposer ses faiblesses.  

© Basile Carré-Agostini

Au cours des repérages pendant lesquels j’ai pu petit à petit introduire une caméra dans leur couple, j’ai gagné la confiance de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Au bout de quelques mois ils se sont davantage livrés, sans représentation. Montrer leurs fragilités, leurs doutes, est d’abord une manière de leur rendre justice : dans l’intimité de leur travail, il est peu de difficultés qu’ils n’osent affronter. Montrer leurs peurs, les moments où tout semble sur le point de s’effondrer, devant les injustices du monde moderne, c’est aussi indispensable pour les voir se relever. Parce que sans peur, le courage ne vaut rien.  

J’ai documenté les stratégies existentielles du couple avec l’espoir de transmettre au spectateur leur vitalité et leur endurance dans la lutte. La liste des exemples qui font que les Pinçon-Charlot sont plus forts à deux est longue. Le fait de les voir s’entraider est un des aspects de leur couple qui m’a le plus touché et intéressé. Sans trop s’en rendre compte, ils proposent un contre-modèle : leur couple est un début d’ensemble. Il illustre le primat du collectif sur l’individuel.  

Monique Pinçon-Charlot : « Avec Michel, nous avons toujours revendiqués le bonheur dans le statut de chercheurs que nous souhaitions donc le plus vivant possible ! » 

M. P.-C. – Nos recherches sur le fonctionnement de la classe dominante ont révélé des inégalités sociales et économiques devenues abyssales, au point qu’il nous est vraiment impossible de rester neutres. Nous avons toujours souhaité être du côté de l’agneau et non du côté du loup.  

Pour revenir sur le caractère intime du film, cela ne nous a finalement pas déplu d’oublier la caméra et d’être tout simplement nous-mêmes. Au fond, de nous montrer, y compris dans le plus simple appareil pour ce qui concerne Michel – que l’on voit à un moment en slip – est aussi une manière de revendiquer une forme d’humilité et d’humanité qui est tellement absente du monde de la recherche académique ! Cet univers vogue beaucoup trop avec le moteur de la prétention et de la concurrence, ce qui entraine de la sidération et de la paralysie. Le fait de travailler en couple nous a permis de nous échapper de ce que nous vivions comme un véritable corsetage. 

B. C.-A. – En effet, cela m’intéressait de les faire descendre, dès la première séquence, du piédestal sur lequel certains de leurs lecteurs habituels peuvent les placer. Cela permet de désacraliser la figure du chercheur, de montrer ses fragilités et ses doutes.  

Basile Carré-Agostini : « Ce que j’ai envie de faire naître chez le spectateur, c’est de la curiosité. » 

LVSL – Pour autant, peu de séquences sont consacrées à expliquer des concepts et aspects techniques de sociologie ou d’économie, même de façon pédagogique. Était-ce un choix de réalisation délibéré ?  

M. P.-C. – Je pense que la grande force du film de Basile est la façon dont il présente notamment la violence symbolique, à la fois dans les discours évidemment, mais aussi dans les actes et les images. C’est par exemple le cas quand il fait dialoguer le malaise que les lycéens, au début du film, ressentent quand ils découvrent pour la première fois les trottoirs des beaux-quartiers, avec plusieurs dizaines de minutes plus tard dans le montage, la séquence de l’Acte 2 des Gilets jaunes, où sur la même avenue Montaigne, les manifestants maintiennent cette fois-ci le regard des bourgeois et décident de rester droits devant la violence symbolique qui leur est imposée. C’est très fort d’avoir réussi à mettre en image un concept de sociologie de manière aussi limpide et vivante. 

B. C.-A. – De fait, l’objectif du film n’était pas de résumer ou de donner à voir autrement le contenu des livres écrits par les Pinçon-Charlot. Il y a nombre de chercheurs compétents mais aussi de journalistes qui font un très bon travail de vulgarisation de ce type de notions. Personnellement, ce que j’avais envie de faire naître chez le spectateur, c’est une émotion qui devait leur faire vivre ces concepts dans leur chair. 

Le film suggère le travail de Monique et Michel, mais il donne à voir surtout leur regard sur le monde, la réalité de notre pays différemment que dans les médias traditionnels. Il a fallu du temps pour confronter cette vie tranquille de chercheurs avec la violence de la vie politique et du fonctionnement de la société de notre pays. Mon film cherche à poser un regard tendre sur leur vision acérée de la société. Il y a un contraste intéressant entre ce petit antre qu’est le pavillon de Monique et Michel et la rue, ainsi que leur combat pour transmettre leurs connaissances dans des conférences, dans des usines, etc. J’y ai vu la possibilité d’un film vivant où l’intérieur et l’extérieur pouvaient s’alimenter. 

J’ai mis du temps à trouver la bonne distance, j’ai essayé différents types de caméra. J’ai dû trouver les bons axes dans la maison, réfléchir à comment les suivre à l’extérieur, dans les manifestations par exemple. J’ai finalement utilisé une caméra à petit capteur, pour éviter l’effet de flou qui les aurait isolés du monde qu’ils observent et, dans le même esprit, je les ai beaucoup filmés de dos pour donner à voir ce qu’eux regardent. À l’extérieur du pavillon, j’ai essayé d’enfiler leurs lunettes de sociologues, tandis que chez eux, je réenfilais ma veste de documentariste ethnographe. 

M. P.-C. – Cela correspond bien à ce que Michel et moi souhaitions. Nous avons toujours accordé de l’importance aux connaissances – nous avons écrit vingt-sept livres tous les deux – mais ce qui est décisif pour nous à travers le support cinéma, c’est précisément la question de la transmission. Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne scientifique. 

B. C.-A. – À un moment, Monique et Michel prennent un café avec l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, qui leur explique des aspects du CICE [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR] et Monique lui demande de parler plus doucement parce que c’est important qu’elle comprenne bien pour pouvoir l’expliquer à son tour.

Cette séquence résume une grande partie de l’énergie déployée par Monique et Michel pour faire partager à leurs camarades leur vision, leurs lunettes sur le monde. Ils ont cette humilité que peu d’intellectuels ont et qui fait qu’ils ont même accepté de se faire filmer en position d’écolier. C’est l’image de l’insatiable curiosité de ce couple que j’ai reproduite avec cette séquence tout en documentant pour l’Histoire la violence de ce quinquennat. 

LVSL – Votre film a justement pour toile de fond les mobilisations sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron, et montre de façon chronologique leur évolution sur quatre ans. En tant que réalisateur, quel était selon vous l’intérêt d’exploiter cette prise de temps vis-à-vis des événements, que l’on retrouve également dans le film d’Emmanuel Gras, Un peuple ? 

B. C.-A. – Je suis vraiment heureux que le film d’Emmanuel Gras, qui est un réalisateur que j’admire, et le mien, soient sortis en salle presque simultanément. Ce sont deux regards très différents sur le mouvement des Gilets jaunes. La totalité de son film y est consacrée, alors que dans le mien, il s’agit certes d’un grand moment, mais parmi d’autres mobilisations. Ce sont tous les deux des films qui tissent la puissance vitale qu’offre la lutte et la puissance du rouleau compresseur à laquelle ceux qui rêvent d’un monde meilleur sont confrontés.  

Monique Pinçon-Charlot : « Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. » 

Il y a visiblement une petite exposition au cinéma pour les documentaires politiques en ce moment. Peut-être est-ce dû au fait qu’ils disparaissent significativement de la télévision ? Emmanuel et moi avons ce point commun d’essayer de mêler vie et politique, joie, amour ou amitié dans nos films. 

LVSL – Quels sont, Monique Pinçon-Charlot, les ressorts et l’histoire de votre engagement ? 

M. P.-C. – Nous avons expliqué avec Michel dans nos Mémoires, Notre vie chez les riches, publiées au mois d’août dernier, qu’il s’agit de deux histoires bien différentes. Michel est originaire d’une famille ouvrière des Ardennes, et moi, plutôt la bonne petite bourgeoisie de province. Mon père était procureur de la République, autoritaire comme le patriarcat l’autorisait. Par la suite, il est même devenu avocat général à la Cour de sûreté de l’État. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai rencontré l’historienne et sociologue Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception. Ainsi, Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. 

Dès que nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre. Mais en réalité, à travers le coup de foudre, rétrospectivement, soixante ans après, on comprend que l’on s’est tout de suite repérés, que l’on a dû se dire à ce moment-là, sans doute inconsciemment, que l’on allait se compléter et que cette solidarité nous permettrait de parvenir à une espèce de « revanche » de classe. 

Nous partions de quelque chose de négatif, que nous avons cherché à transformer en colère positive. Dès notre mariage, nous avons échangé sur nos désirs partagés de faire de la recherche avec le projet de personnifier l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire d’arrêter d’employer des slogans sur le grand capital, sur le capitalisme monopoliste d’État, pour étudier et nommer les plus hauts responsables de ce système d’exploitation, comme Ernest-Antoine Seillière ou David de Rothschild, et de tous ceux qui figurent dans le Bottin mondain et le Who’s Who au plus haut niveau. Dès 1986, nous avons annoncé à ceux qui suivaient nos travaux de recherche au CNRS que désormais nous soumettrions à l’investigation sociologique, dans un travail de couple, les membres des dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie. 

LVSL – Justement, comment parvenez-vous à concilier votre éthique de chercheur ou de chercheuse et votre engagement militant ?  

M. P.-C. – Tout d’abord, je trouve que les mots « engagé » et « militant » sont de jolis mots que je revendique. Même si ces mots sont aujourd’hui dévoyés par l’idéologie dominante par l’intermédiaire des médias qui appartiennent massivement à des milliardaires. Je pense que la meilleure façon de respecter la rigueur scientifique est de mettre toutes ses cartes sur la table afin que les lecteurs puissent se faire réellement leur opinion. 

Nous avons publié en 1997 un livre de méthodologie sur nos enquêtes aux Presses universitaires de France, aujourd’hui dans la collection Quadrige, Voyage en grande bourgeoisie. Après quatre ouvrages consacrés à l’aristocratie de l’argent et les diverses critiques dont ils ont fait l’objet, nous sommes lancés dans une réflexion d’épistémologie en actes, à une socioanalyse de nous deux, rompant ainsi avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche. La neutralité axiologique peut être parfois brandie pour ne pas avoir à déclarer des positions d’éditocrates dans des magazines appartenant à des oligarques. 

B. C.-A. – Je trouve cela plutôt honnête de la part de Monique et Michel d’affirmer leur engagement politique afin de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité sur le sujet. Je sais qu’ils trouvent de l’énergie dans leur engagement pour faire un travail sérieux. 

Basile Carré-Agostini : « Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. »

Ce que je respecte énormément chez Monique et Michel, c’est qu’ils ne cachent pas leur idéologie. Ils l’assument. En ce sens, ils ne sont pas extrémistes. Ils défendent un idéal, que l’on peut nommer « communisme », mais surtout, ils sont bien conscients que c’est un choix de société parmi d’autres. 

Le film est construit autour de rencontres profondes et sincères. C’était une chance pour ma caméra. Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. Dans les quelques rencontres que j’ai déjà pu vivre avec le public, les spectateurs témoignent que le film leur donne envie de chercher des nouvelles formes de lutte et je suis heureux d’avoir fait naître ce désir en faisant le portrait de deux sociologues. 

Une séquence du film, celle du chauffeur de taxi, fait beaucoup parler lors des ciné-rencontres. Il y a une forme de fatalisme chez ce chauffeur de taxi, mais il dialogue avec Monique et Michel. Il apporte une contradiction à l’optimisme des Pinçon-Charlot. Cette scène placée à la toute fin du film est aussi le moment pour le spectateur de se positionner, de s’interroger sur son propre rapport à la lutte. J’aimerais que le spectateur se demande s’il trouvera la force de se battre ou si, inversement, il optera pour une forme de repli désabusé.  

Cette séquence alimente des notions qui nous sont chères à tous les trois : l’intelligence collective, la force du dialogue, le fait d’être capable de se parler même si on n’a pas les mêmes opinions. Si le constat existentiel du chauffeur de taxi est amer, mon film est un documentaire, pas une fiction, et en ce moment, si l’on désire être un peu sérieux avec le réel, il n’y a pas vraiment moyen de fabriquer des happy-ends... L’idée première de ce film est de trouver dans la robustesse de mes personnages la force de rester connecté au monde et au collectif et ce quelques soient les violences qui nous attendent mais qui sont surtout déjà bien présentes. 

M. P.-C. – Ce chauffeur de taxi, Noël, nous donne à tous les deux une leçon de courage qui est quand même extraordinaire. Parce qu’à la fin, lorsqu’il descend de son taxi, qu’il enlève son masque acceptant notre livre avec un grand sourire, il envoie un message qui rend optimiste et qui vient casser un discours fataliste si courant dans les classes populaires. J’espère qu’avec cette séquence et plus largement ce film, le spectateur s’interrogera sur son propre engagement et sur son propre courage. 

LVSL – Vous évoquiez votre livre Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd. La Découverte). Comment percevez-vous le mépris social qui est au cœur de l’action politique du gouvernement d’Emmanuel Macron ? Et comment évaluez-vous par ailleurs la casse sociale qui a eu lieu pendant ce quinquennat ? 

M. P.-C. – C’est exactement à ces deux questions que le livre tente de répondre. Pour ce qui est de la casse sociale, c’est d’abord évidemment la remise en cause de l’État comme étant au service de l’intérêt général, et qui se retrouve évidé de manière systématique pour servir les intérêts des plus riches. Les mesures antisociales de ce quinquennat n’ont fait qu’augmenter les inégalités déjà criantes dans ce pays, et la réponse donnée aux mouvements sociaux a systématiquement été la violence de la répression.  

Monique Pinçon-Charlot : « Les “fainéants”, “ceux qui ne sont rien”, “les derniers de cordée”, nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. » 

Bien sûr, le mépris social est aussi lié aux politiques menées contre les plus pauvres. Nous n’avions jamais vu un tel niveau de décomplexion au niveau des mots employés, quant à la violence et la corruption du langage. Les « fainéants », « ceux qui ne sont rien », « les derniers de cordée », nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. C’était aussi en réaction à ce mépris qui était dirigé contre eux remettant en cause leur dignité et leur honneur. On peut avoir faim, on peut avoir du mal à payer l’essence. Mais le mépris, ce n’est pas acceptable. La question du carburant n’a ainsi été que le déclencheur, la petite goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  

Tout cela relève d’un processus qui s’est mis en place en 1983 avec « le tournant de la rigueur » sous la présidence de François Mitterrand pourtant membre du parti socialiste. La transformation de l’État providence par le néolibéralisme où tout est petit à petit marchandisé et financiarisé a été réalisée par la social-démocratie. Cela a même été théorisé dans un livre qui est maintenant épuisé et non réédité car jugé bien trop dangereux, La gauche bouge, et dont l’auteur, Jean-François Trans, n’est autre qu’un pseudonyme collectif renvoyant à Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et François Hollande. Il s’agit d’un chef-d’œuvre de néolibéralisme, dont toutes les recettes sont déjà là. Après, il n’y a plus qu’à aller placer les siens au FMI ou dans les grandes institutions de la finance mondiale pour les appliquer.  

B. C.-A. – C’est vrai qu’avec Emmanuel Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe. Peu de temps avant l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, j’ai vu Monique et Michel analyser la violence des réformes en cours, nous avons entendu les insultes que le Président s’est autorisé à distiller par ses petites phrases au peuple français, rien ne bougeait. Monique et Michel, comme la nébuleuse contestataire que je découvrais grâce à eux, partageait un peu cette idée : « Ça y est, c’est fini, la bourgeoisie peut faire ce qu’elle veut, tout le monde est paralysé par la sidération. ». 

Cependant, il a suffi que le réel fasse irruption à la télévision pour que la France réagisse. Une des raisons de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes tient à une erreur de diagnostic de la part des médias dominants, qui se sont dit que les Gilets jaunes étaient anti-écolos, anti-taxes et qu’ils pourraient alimenter la pensée réactionnaire des plateaux de télé. Ils les ont alors filmés et leur ont donné la parole pendant des heures et des heures d’antenne. 

© Basile Carré-Agostini

Des milliers de citoyens se sont sentis moins seuls en comprenant que leur situation sociale n’était pas le fruit de leur manque de volonté d’entreprendre, mais que s’ils étaient si nombreux à souffrir, c’était bien en raison d’un problème systémique dans ce pays. Quand la détresse qui est si habituellement cachée arrive à s’exprimer, une dynamique collective peut naître. Le réel est révolutionnaire. 

LVSL – Dans la perspective des élections à venir, pensez-vous qu’Emmanuel Macron constitue toujours celui qui représente le mieux la bourgeoisie, ou que cette hégémonie au sein du bloc élitaire peut encore lui être contestée par d’autres candidates ou candidats, tels que Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ? 

M. P.-C. – La grande bourgeoisie telle que nous l’avons analysée Michel et moi est une classe qui est assez hétérogène, au niveau notamment des montants de richesse, mais aussi dans les traditions politiques, idéologiques ou religieuses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Si elle constitue un bloc mobilisé au sens sociologique, ce n’est pas le cas au niveau électoral car les nantis ne misent jamais tous sur le même cheval. Il leur en faut plusieurs afin de jouer au jeu du « face je gagne, pile tu perds ! »  

Regardez, lors des élections présidentielles de 2017, quand François Fillon est tombé, Emmanuel Macron est immédiatement devenu le candidat préféré des beaux quartiers. Toutes les composantes sont donc représentées, de l’extrême droite à la droite dure en passant par quelqu’un comme Emmanuel Macron qui a fait croire à l’alliance de la droite et de la social-démocratie ! 

L’agenda néolibéral des élections de 2022 est toujours celui des puissances d’argent qui détiennent les instituts de sondage, la majorité des médias sans parler du financement par les généreux donateurs qui peuvent déduire une grosse partie de ces dons de leurs impôts. Nous sommes donc finalement un peu les dindons de cette farce, puisque ce sont ceux qui ont le plus d’argent qui financent leurs camarades de classe en politique. Nous sommes face à un serpent qui se mord la queue. 

LVSL – Comment conservez-vous alors cet espoir si présent dans le film et dans votre discours ? 

M. P.-C. – Ce qui nous porte, à titre personnel, Michel et moi, c’est vraiment un diagnostic révolutionnaire, le capitalisme aujourd’hui en bout de course n’étant pas réformable. Ce sont les banques centrales qui ont fait tourner la planche à billets pendant la pandémie du Covid-19 pour payer les dividendes des actionnaires.  

© Basile Carré-Agostini

Toutes les formes du vivant, que ce soit l’humain et les mondes animal et végétal, ont été exploitées jusqu’à l’os. Et aujourd’hui, à cause de la déforestation, de cette exploitation irraisonnable de la terre et de la raréfaction des ressources, naturelles, nous sommes confrontés à des virus, à des guerres informatiques, à des conflits géopolitiques qui ont à voir avec la concurrence sur les matières premières. En tant que scientifique, j’ai été très émue de découvrir, le 20 février 2020, une tribune au Monde, signée par 1000 scientifiques travaillant dans différents domaines liés à la crise du climat, appelant à la désobéissance civile et au développement d’alternatives radicales contre le dérèglement climatique en rejoignant des associations comme Greenpeace ou Alternatiba.  

Si comme le déclarent ces chercheurs, « le futur de notre planète est sombre », il faut bien admettre que le système capitaliste basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant doit être aboli comme le furent l’esclavage et le colonialisme, au profit d’un autre système économique basé sur le partage, la solidarité et le respect de la planète. C’est ce à quoi invite le film de Basile : vivre heureux, vivre digne, vivre simplement dans l’amour et le bonheur de la plénitude de notre si bref passage sur terre !  

« L’idée était d’apporter notre pierre au débat électoral » – Entretien avec Emmanuel Gras

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Emmanuel Gras © Film Servis Festival Karlovy Vary

Le Vent Se Lève est partenaire du dernier documentaire d’Emmanuel Gras, Un Peuple, sorti en salles le 23 février et consacré au mouvement des gilets jaunes. Tourné entre novembre 2018 et mai 2019, le film suit un groupe d’hommes et de femmes qui enfilent un gilet face à l’augmentation de la taxe sur le prix du carburant. À travers ce documentaire, Emmanuel Gras propose plus qu’un simple portrait de gilets jaunes : il embarque le spectateur dans un moment de cinéma qui prend le temps d’exposer la complexité de ce mouvement et de ce peuple aux revendications multiples et aux modes d’organisation complexes. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa façon de travailler et sur sa perception du mouvement des gilets jaunes. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement votre film ?

Emmanuel Gras – C’est un film à travers lequel j’ai suivi un groupe de gilets jaunes de Chartres pendant six mois. C’est un film qui ne se contente pas de faire un portrait de gens ou un portrait d’un moment du mouvement, mais qui essaye de suivre l’évolution sur toute la durée des principales mobilisations, c’est-à-dire de novembre 2018 à mai 2019. Ce qui m’intéressait le plus, c’était à la fois de comprendre la nécessité pour laquelle ces gens se sont mobilisés mais aussi de voir ce qu’est un mouvement collectif qui se construit ainsi que les difficultés de cette construction, notamment face à une répression très dure. Je voulais donc montrer à la fois des portraits de gens, mais aussi l’évolution d’un collectif.

LVSL – Pourquoi avoir choisi de mettre en avant les gilets jaunes de Chartres en particulier et pourquoi avez-vous insisté sur la vie quotidienne dans ces zones périphériques précarisées ? 

E. G. – Début décembre, je cherchais à aller sur un rond-point, et il n’y avait pas beaucoup d’informations sur les ronds-points occupés. J’habite à Paris, où il n’y avait pas d’occupation de ronds-points. À ce moment-là, une amie m’a dit qu’il y avait un rond-point occupé à Chartres et je suis allé là-bas comme j’aurais pu aller ailleurs. J’ai décidé d’y rester parce que justement, j’ai assez vite compris que ce que je voyais là, ce qui était présent à Chartres, ressemblait à ce qui existait ailleurs. 

Il y avait des différences évidemment, de ronds-points en ronds-points, de régions en régions. Mais globalement, il y avait quand même un commun qui était un commun sociologique. Un commun dans les attitudes et un commun dans le fait que de toute façon, quel que soit le rond-point, c’étaient des gens qui ne se connaissaient pas à l’origine et qui se sont rencontrés et mobilisés ensemble sans être à l’intérieur d’une structure existante. 

Ce n’était pas la peine d’aller sur dix mille ronds-points pour filmer la même chose. Et surtout, ce qui m’intéressait, c’était de creuser un sillon, de creuser un endroit plutôt que de faire un panel de groupes ou de faire une espèce de road trip, comme l’ont bien fait François Ruffin et Gilles Perret [réalisateurs de J’veux du soleil, NDLR]. 

LVSL – Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussé à réaliser un film sur les gilets jaunes ?

E. G. – Au départ, c’est le fait d’être allé à la manifestation du 24 novembre à Paris. En suivant des groupes de gilets jaunes, je voyais qu’il s’agissait d’une population qui ne venait pas de Paris. Ayant fait et filmé beaucoup de manifestations, je sais reconnaître les différentes populations de manifestants. En l’occurrence, je voyais bien que ces gens venaient de province, qu’ils parlaient de « monter sur la capitale ».

J’ai aussi été marqué par la forme de la manifestation qui a convergé aux Champs-Élysées, qui était directement très virulente, avec des barricades sur les Champs-Élysées. Je trouvais la forme de mobilisation vraiment différente de ce que j’avais pu voir, et étais impressionné par le nombre de gens qui étaient présents. C’est cela qui m’intéressait, j’avais senti que c’était quelque chose de populaire et cela représente quelque chose quand on est de gauche. 

Pour certains, il y a le bon peuple et le mauvais peuple. Là, ce n’était pas le bon peuple. Cela m’a d’autant plus intéressé que ce n’était pas un mouvement syndical traditionnel, ni un mouvement de type ZAD. C’était un mouvement qui venait d’un endroit de la société auquel on ne s’attendait pas justement, des zones périphériques, des villes moyennes, mais surtout cela ne venait pas directement du monde du travail, cela venait de zones où les gens sont précarisés, isolés et assez dépolitisés. Le fait que cette mobilisation était en dehors des cadres habituels m’a donné envie d’en voir davantage. 

Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer.

Il se trouve que cela fait quelques années que je filme les manifestations et les forces de l’ordre avec une idée de projet, sans que cela soit vraiment établi. J’y suis allé directement avec une caméra et j’ai filmé les premières manifestations à Paris. Ensuite, quand je suis arrivé sur le rond-point, j’y suis allé directement avec une caméra, sans avoir l’idée d’en faire un film nécessairement, mais dans l’idée que c’était aussi une manière de se présenter, une manière de rencontrer les gens. De toute façon, cela m’intéresse de discuter, de rencontrer, d’en savoir plus. Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer. 

© Les films Velvet

Généralement, quand je fais un sujet documentaire, c’est après y avoir beaucoup réfléchi, après avoir fait des repérages. Or au tout départ, cela se rapprochait presque plus du journalisme : je pose des questions, j’essaye de savoir un peu ce qui se passe et je filme directement, sans être du tout sûr que cela allait faire un film puisque à ce moment-là, on ne savait pas si ce mouvement allait durer plus d’un mois. C’est vraiment à partir de janvier, au moment où le mouvement avait même repris du poil de la bête, que je me suis dit qu’il fallait vraiment faire un film sur le sujet.

LVSL – La différence de votre film par rapport à d’autres, qui traitent aussi du mouvement des gilets jaunes, est son aspect « cinématographique ». Un Peuple est un documentaire avec des moments de cinéma, qui ne peuvent exister dans un docu-reportage. Quelles ont été vos inspirations ?

E. G. – Ma démarche est toujours cinématographique, mon inspiration, c’est la mienne. Mes références, c’est le sujet. Pour moi, c’est le sujet qui amène la forme et non l’inverse. En l’occurrence, par rapport à ce que je ressentais, il y avait deux choses qui me paraissaient essentielles.

Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. 

Tout d’abord, que l’on se sente en immersion, que le spectateur accompagne vraiment les gens à l’écran. Il y a des personnages qui sont ressortis au fur et à mesure du tournage et c’est à travers eux que l’on vit les expériences. Il y a cette identification et cette empathie-là, qui amènent une forme. Pendant les manifestations par exemple, je ne fais pas tellement de plans larges. Je suis vraiment avec les gens, avec un côté brut, pour sentir l’excitation. Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. La répression policière, la question de l’organisation d’une manifestation, la nécessité de s’organiser, sont vécus à travers des scènes, par exemple quand Agnès essaye de faire remonter les manifestants parce qu’elle a déclaré en son nom la manifestation. C’est à travers son expérience et ses sensations que l’on vit le moment. Ce n’est pas en expliquant quelque chose.

© Les films Velvet

De même, une autre chose très importante dans le film, c’est l’aspect un peu grandiose du mouvement. Disons qu’il était continuellement sur un fil entre l’incroyable de ce que les gilets jaunes arrivaient à faire et en même temps un aspect bringuebalant. Je voulais aussi donner un souffle épique à ce qu’ils faisaient, avec des mouvements de caméra qui peuvent être très amples, avec des travellings à l’intérieur des manifestations ou dans les décors urbains, donner une certaine ampleur. Ce n’est pas l’ampleur du film en tant que tel qui est importante mais l’ampleur du mouvement. Je voulais transmettre un souffle épique et cinématographique.

LVSL – Quel est l’intérêt d’avoir choisi de traiter ce sujet sur le temps long, d’avoir pris le temps de filmer ces gilets jaunes de Chartres sur plusieurs mois ?

E. G. – Ce n’est qu’au bout de deux mois que j’ai commencé à poser des questions personnelles. Ma démarche nécessite du temps long. D’abord je regarde les choses qui se font devant moi et sans que quelqu’un me les raconte. 

Quand on veut filmer les choses en train de se faire, elles ne se font pas en une journée. Il y a un jour où ils vont occuper un péage, après ils vont monter sur Paris, puis ils vont organiser une manifestation. Pour montrer tout cela, il faut être sur place. Je n’aurais pas fait ce film si le mouvement n’avait duré qu’un mois, parce que je n’aurais pas eu le temps de voir toutes les étapes auxquelles ils ont été confrontés.

Ce que je voulais voir, c’était toutes les questions par rapport au collectif. L’enthousiasme de départ. Le fait qu’ils se sont fédérés. Qu’à l’intérieur du collectif il y a des gens qui émergent parce qu’il y a toujours des gens qui s’investissent plus et qui vont prendre des rôles. Justement, ce sont ces rôles-là qui peuvent être remis en question plus tard, ce qui pose la question de la démocratie, de l’organisation, de l’horizontalité, et ainsi de suite. 

C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissant et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. 

Ce mouvement a été beaucoup critiqué comme étant celui de gens qui ne réfléchissent pas, qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je voulais au contraire faire exister le fait qu’il y a un côté qui part dans tous les sens mais aussi un autre où ils vont très vite se retrouver sur le projet de vraiment changer la société. C’est forcément plus compliqué quand il n’y a pas de structure commune d’analyse, mais je les voyais faire l’effort de réfléchir collectivement, et c’est cela que je voulais faire exister dans le film, en articulant ce travail de réflexion, d’organisation et d’évolution individuelle. C’est au cours du temps que les gens se transforment. C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissants et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. Peut-être parfois trop d’espoir par rapport à ce qui était réaliste.

LVSL – Toujours par rapport à cette question du temps long, le film sort en 2022. Est-ce un choix délibéré, pour prendre le temps du montage, ou est-ce lié à des contraintes extérieures ? 

E. G. – Le tournage a duré six mois. Ensuite le montage a été très long, il a duré un an. Par rapport à d’autres films, ce montage a vraiment été le plus compliqué à faire. Il y avait un volume considérable d’images et de rush. Quand on fait un documentaire, il faut monter les scènes avant de pouvoir se rendre compte de ce qui marche et ce qui ne marche pas. C’est un temps qui est très long et cela a duré plus longtemps que ce que j’aurais voulu.

Ensuite, il y a évidemment eu la pandémie, et le montage s’est terminé pendant le confinement. Toutes les étapes ont été retardées. Ce n’est donc pas un choix de l’avoir sorti si longtemps après. En revanche, nous avons fait exprès de le sortir au moment des élections. L’idée était de participer et d’apporter notre pierre au débat électoral. 

LVSL – Avez-vous rencontré des difficultés pour produire et diffuser ce film politique sur les gilets jaunes ?

E. G. – Je fais des films pour le cinéma, pas pour la télévision. Je ne suis pas un reporter, je suis un cinéaste qui fait du documentaire. Ma destination est donc la salle de cinéma. Il y a des systèmes d’aides pour financer les films de cinéma. Les trois quarts du temps, il faut avoir écrit le dossier avant. Pour un film comme celui-ci, l’événement surgit, il faut le saisir, et on ne peut donc pas écrire de dossier avant de commencer à tourner. De ce fait, il y a un certain nombre d’aides dont je n’ai pas pu bénéficier.

Nous avons néanmoins reçu quelques aides importantes, même si j’ai senti une réticence, pas nécessairement une réticence politique au sens où on ne veut pas entendre parler des gilets jaunes, mais plutôt une réticence du style. L’idée que l’on en a déjà largement entendu parler, qu’un film ne va pas forcément apporter grand-chose. Sans un producteur qui y a mis de sa propre poche, et un distributeur qui a pris un risque de le sortir, ce film n’aurait pas pu se faire. Par rapport aux films politiques, chacun a sa propre histoire, je ne peux pas dire qu’il y a un empêchement de film politique. Mais disons que les gilets jaunes n’était pas le sujet le plus le plus facile à financer.

LVSL – Dans votre film, vous mettez beaucoup en avant la violence symbolique de la société face aux gilets jaunes, pourquoi ? 

E. G. – Le moment où ils vont à la conférence de La République En Marche est sans doute celui qui reflète le plus cette violence symbolique. Rien que dans le style d’habillement, dans la coiffure, dans l’élocution, dans le physique. Les corps sont plus minces et moins abîmés, moins marqués par la vie. Je voulais le faire exister, parce que cela m’a frappé. On est au plus près de la violence de classe, de ce dont parlent les Pinçon-Charlot par exemple. 

© Les films Velvet

Ce que veulent nous vendre les libéraux, c’est l’idée que nous ne vivons pas dans une société de classes, mais dans une société où il y a des ponts, où il n’y a pas d’intérêts divergents. Dans laquelle, si l’on discute, on peut se rendre compte que l’on est tous d’accord. C’est ce que dit un des personnages : « votre problème, ce n’est pas d’être pauvre. Votre problème, c’est que vous ne pouvez pas évoluer socialement. » Il rétorque ça à Agnès quand elle lui dit que l’on voudrait une taxe à 0% sur les produits de première nécessité. Surtout dans son attitude, il y a quelque chose qui se veut amical et qui se transforme en un discours très paternaliste. Il fait de la pédagogie aux pauvres en leur expliquant que s’ils se prenaient un peu mieux en main, ils pourraient évoluer et quitter leur position de pauvres. C’est d’une violence symbolique terrible parce que cela montre qu’il n’y a plus de fierté ouvrière possible dans ce monde. On ne fait plus partie de la classe ouvrière, on est juste pauvres. 

LVSL – Comment cette violence symbolique est-elle vécue par les gilets jaunes ?

E. G. – Les gens se sont sentis extrêmement humiliés par les propos d’Emmanuel Macron. Ses phrases sur des gens qui ne sont rien, sur le fait de traverser la rue pour trouver du travail, entre autres Quand je suis arrivé sur le rond-point, ils les connaissaient par cœur. Les gilets jaunes, c’est aussi un mouvement de gens humiliés, qui sont en colère d’être humiliés.

Il y avait des gens qui avaient une honte sociale d’être en difficulté, d’être pauvres, d’être précaires et qui se retrouvaient souvent dans une situation d’impuissance les obligeant à accepter un travail qui n’est pas valorisant. En fait, ils ont retrouvé de la puissance et de la force avec ce mouvement. C’est un mouvement à travers lequel ils ont retrouvé une fierté.

LVSL – Qu’avez-vous pensé du traitement des gilets jaunes dans les médias ?

E. G. – C’est sans doute le mouvement qui a été le plus médiatisé, à la fois dans les médias traditionnels, mais aussi dans des médias alternatifs qui se sont parfois créés au cours du mouvement. Cela explique la très grande diversité de traitements, sans compter les analyses universitaires ou les articles de fond qui y ont été consacrés. Ce mouvement a été beaucoup critiqué parce qu’il n’avait pas une vision politique, parce qu’il n’avait pas une idéologie englobante et une vision politique déterminée, mais c’est aussi ce qui fait sa richesse et qui justifie toutes ces interprétation. Il y a toujours une part qui nous échappe. 

© Les films Velvet

À chaque fois que je participe à un débat, la question des rapports entre les gilets jaunes et les casseurs est posée. C’est une question plus complexe qu’elle n’y paraît. Il n’y a pas d’un côté ceux qui cassaient et de l’autre côté, des gentils gilets jaunes pacifistes. Même si le groupe de gilets jaunes que je filmais étaient vraiment plutôt pacifiste, dans le même groupe, d’autres allaient s’affronter avec la police.

On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Le mouvement est arrivé à un moment donné où on ne croyait plus qu’il pouvait y avoir une révolte, une vraie révolte, une réaction viscérale face à l’évolution libérale du monde. Le problème, c’est qu’il a surgi après des décennies de fragilisation et de défaite des mouvements sociaux. On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Ce sont des personnes issues des classes populaires qui se révoltent comme cela pouvait exister avant, mais avec moins d’outils idéologiques. Dans le même temps, ce sont eux qui, selon moi, sont allés le plus loin dans la radicalité de leur mouvement. Ils sont allés plus loin que les derniers mouvements syndicaux, ils ont osé faire des choses que les autres n’osaient pas faire, des manifestations sauvages sur les Champs Élysées, des opérations « péages ouverts » et avec un apprentissage très rapide de la confrontation à la répression policière.

© Les films Velvet

C’est aussi la première fois que les revendications n’étaient pas simplement des revendications défensives, pour essayer de freiner des réformes libérales, comme les mobilisations contre la loi travail, contre la réforme des retraites, contre les nouvelles réformes dans le monde hospitalier ou à la SNCF. Pour la première fois, il y avait un sens beaucoup plus offensif pour obtenir de nouveaux droits, dont le fameux Référendum d’initiative citoyenne, le RIC. 

Il est regrettable, je crois, qu’il y ait eu autant de pertes idéologiques entre la génération d’avant et celle des gilets jaunes. Dans le même temps, ils redécouvrent tout, en étant plus offensifs que ce qui existait avant. C’est extrêmement encourageant, même si la pandémie a évidemment marqué un coup d’arrêt pour le mouvement.

LVSL – Pensez-vous qu’une renaissance d’un mouvement de grande ampleur, semblable à celui des gilets jaunes, est possible ?

E. G. – Je sais que les gilets jaunes en tant que tels existent toujours. Il y a encore des groupes et des réseaux de gilets jaunes qui sont plus ou moins actifs. Je les imagine plutôt comme participant à de nouveaux mouvements sociaux, comme venant en renfort de mouvements. Les gilets jaunes sont devenus une espèce de catégorie politique activiste, qui vient en soutien à d’autres mouvements.

Jérôme Sainte-Marie : « Il y a un choc de dépolitisation »

Déjà l’auteur de Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme en 2019, Jérôme Sainte-Marie publie un nouvel ouvrage aux éditions du Cerf : Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée. Là où son premier livre filait la métaphore entre notre époque et les événements décrits par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, le second prend Gramsci pour guide afin de mieux comprendre la cartographie exacte d’un bloc populaire qui peine à advenir. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la polarisation de la société française en deux blocs antagonistes, sur le concept de vote de classe, sur l’anesthésie du corps social provoquée par la pandémie ou encore sur les implications de la crise d’hégémonie actuelle. Entretien réalisé par Antoine Cargoet et Léo Rosell.

LVSL – Votre précédent livre était consacré à l’analyse du bloc élitaire. En miroir de la description de cette première force sociale, vous proposez l’idée d’un « bloc populaire ». Pouvez-vous revenir sur sa cartographie exacte ?

Jérôme Sainte-Marie – J’ai eu envie d’écrire ce livre pour deux raisons. Tout d’abord, Bloc contre bloc s’intéressait, malgré son titre, essentiellement à ce bloc élitaire dont le pouvoir actuel est l’émanation. Il me semblait donc important de travailler cette fois-ci sur l’autre bloc déjà évoqué : le bloc populaire. Une autre motivation tenait davantage au fait de redresser les interprétations sauvages de la notion de bloc, souvent confondu avec une alliance électorale ou avec les classes sociales elles-mêmes. Beaucoup utilisaient le terme de « bloc populaire » comme un simple synonyme des classes populaires. Or, le bloc est une construction essentiellement politique, qui reproduit le cadre du « bloc historique » théorisé par Antonio Gramsci.

Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. Il comporte donc bien une fondation sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe de classes sociales dirigé par une fraction de l’une de ces classes. Pour le bloc élitaire, c’est l’élite financière appuyée sur la classe managériale et sur une partie des retraités, ce qui fait à peu près 25 % de la population et constitue ainsi une base sociale suffisante pour accéder au second tour, pour prendre le pouvoir et l’exercer efficacement dans un cadre relativement démocratique.

S’agissant du bloc populaire, la strate sociologique est très simple à définir. Il s’agit des ouvriers et employés. À elles deux, ces catégories forment 47 % de la population active. On peut leur ajouter une large partie des petits artisans et commerçants, souvent largement précarisés, qui sont formellement indépendants mais qui sont en vérité externalisés par rapport au système d’exploitation capitaliste. Karl Marx lui-même ne réduisait pas l’exploitation au seul prolétariat salarié, en témoigne l’exemple des canuts lyonnais dans les années 1830, lesquels avaient un statut indépendant mais étaient prisonniers d’une chaîne de production et de rapports d’exploitation effroyables. Les situations professionnelles actuelles créées par l’uberisation ne sont, au demeurant, pas très différentes.

« Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. »

Deuxièmement, la construction idéologique de ces classes se fait essentiellement en opposition au progressisme – dont on peut considérer le macronisme comme une émanation – parce qu’elles sont les premières à subir les effets de la mondialisation, qui se traduisent essentiellement par une augmentation des délocalisations et des flux migratoires. Ceux-ci engendrent une exacerbation de la concurrence, notamment sur le marché du travail et du logement.

Au niveau politique, à l’heure actuelle, c’est sans doute le Rassemblement national (RN) qui est le mieux parvenu à se placer comme débouché électoral des catégories populaires. C’est un constat qui se déduit de l’observation des sondages et de la géographie électorale. Ce bloc populaire demeure cependant inachevé, dans la mesure où il lui manque certainement une volonté consciente pour poursuivre sa construction. Le Parti communiste, à l’époque de Gramsci, avait la claire ambition de construire ce qu’il appelait un bloc ouvrier et paysan. Il n’y est pas complètement parvenu même s’il s’en est largement approché.

Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que, face à la très grande cohérence idéologique du bloc constitué autour d’Emmanuel Macron, se trouve un bloc qui a une sociologie populaire mais dont l’idéologie est avant tout nationaliste, laquelle nie ontologiquement l’existence des classes sociales. C’est l’un des vices cachés, pourrait-on dire, de ce bloc populaire.

LVSL – Quelle est, aujourd’hui, la réalité du concept de vote de classe ?

J. S.-M. – Après des décennies passées à nier l’existence des classes sociales et, partant, celle du vote de classe, on en vient à réutiliser ces termes. Mais, après une telle éclipse de la pensée marxiste, on les emploie souvent en dépit du bon sens. De la même manière qu’un conflit, qu’un mouvement, qu’une grève n’est pas nécessairement une lutte de classes, un simple alignement électoral ne peut pas se confondre avec un vote de classe. L’alignement électoral n’est pas une notion marxiste, c’est une évidence que connaissent bien les praticiens de la science politique : le vote est en grande partie déterminé par les intérêts matériels, et on ne procède pas aux mêmes choix électoraux à Aubervilliers et dans le 16e arrondissement. Pierre Martin a par exemple beaucoup écrit sur la propension régulière de certains groupes socio-professionnels à voter pour des formations politiques données. Par exemple, le vote des professions libérales pour la droite et celui des professeurs de l’Éducation nationale pour la gauche sont des alignements électoraux.

On parle de vote de classe quand s’exprime un vote clairement déterminé par la situation sociale au sens non pas seulement du niveau des revenus mais aussi de leur origine, ce qui constitue un déterminant majeur de la définition d’une classe sociale. Marx différencie par exemple le salaire, la rente et le profit. Le manque de solidarité des travailleurs pauvres du public pour les gilets jaunes a ainsi eu pour équivalent le manque de solidarité des travailleurs pauvres du privé pour ceux du public lors du mouvement contre la réforme des retraites. À niveau de revenu égal, l’origine de celui-ci pèse donc largement.

Qui plus est, pour qu’il y ait vote de classe, celui-ci doit être construit politiquement. Les gens vont voter pour une formation politique parce qu’ils appartiennent à un milieu social donné, mais il faudrait encore qu’ils votent en ayant conscience de le faire parce qu’ils appartiennent au milieu en question. On trouve ainsi une expression chimiquement pure du vote de classe au sein de la classe managériale. Lorsque les cadres votent pour La République en Marche, la plupart sont conscients de le faire parce qu’ils sont cadres et parce qu’ils veulent que les valeurs portées par leur monde social soient les valeurs dominantes. C’était l’objectif des partis communiste et socialiste autrefois : ils voulaient que les ouvriers votent pour eux en sachant que les formations politiques en question visaient à établir leurs valeurs comme valeurs dominantes et comme justification ultime de la société.

« Le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde. »

Or, et c’est le paradoxe, il y a aujourd’hui un alignement électoral du vote d’une grande partie des ouvriers, des employés et des petits indépendants sur le courant nationaliste, qui ne prend pas pour autant le tour d’un vote de classe en ceci qu’il n’est pas voulu comme tel. L’autre vote de classe qui perdure, c’est celui de la fonction publique pour la gauche. Cette famille politique est certes divisée mais elle n’est pas à un niveau cumulé tellement inférieur à celui de 2017, en réalité. Elle est réduite à un gros quart de l’électorat français, lequel comprend de larges pans des fonctionnaires, essentiellement des catégories A et B. C’est l’illustration que le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde.

LVSL – Vous disiez du Parti communiste qu’il avait durant des décennies assumé une fonction de représentation et de formation des classes populaires. Comment expliquez-vous qu’il ne joue plus ce rôle aujourd’hui ?

J. S.-M. – En parallèle des circonstances historiques, de l’évolution du mouvement communiste international et d’un déclin idéologique dont on peut dater l’origine à 1956, il y a eu une volonté interne du Parti communiste français comme du Parti communiste italien, avec les mêmes effets de mettre en œuvre une normalisation de son fonctionnement. Tout ceci a été décrit de manière chirurgicale par Julian Mischi : une série d’abandons conceptuels est allée de pair avec une désouvriérisation progressive du Parti communiste. Il faut bien sûr ajouter l’expérience de l’exercice du pouvoir aux côtés du Parti socialiste. L’accompagnement des restructurations industrielles, du libre-marché européen et des privatisations ont fait que le Parti communiste n’est plus du tout apparu comme un bouclier pour les catégories populaires.

Il faut encore considérer la montée des classes moyennes éduquées au sein du Parti. Par leur formation et leur vision du monde, elles se sont senties très proches du reste de la gauche, ce qui s’est traduit par une montée de la prise en charge des questions sociétales qui parlaient relativement peu aux catégories populaires. Tant les changements économiques que la modification de la structure sociale et les évolutions idéologiques ont provoqué une désaffiliation croissante des ouvriers et des employés vis-à-vis du vote communiste, renforçant ainsi une dynamique d’autodestruction du parti des travailleurs.

LVSL – Vous écrivez que « la dialectique du conflit a été plutôt bénéfique au pouvoir d’Emmanuel Macron ». La mise en œuvre d’une politique de classe assumée a-t-elle été mise en sommeil par la pandémie ? Sera-t-elle, à votre avis, réactivée ?

J. S.-M. – Emmanuel Macron a profité de certaines crises lors desquelles il a pu consolider un bloc élitaire somme toute assez fragile parce que très récent, dans la mesure où sa construction véritable remonte à 2016-2017. Lors de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a pu s’affirmer, d’une certaine manière, comme le chef du parti de l’ordre. La proximité avec ce qu’écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est à cet égard absolument fascinante. Cette logique conflictuelle est apparue au début du quinquennat de Macron, qui est marqué par une tension sociale inédite depuis au moins les années 1970. Une telle conflictualité ne se réduit d’ailleurs pas au seul mouvement des gilets jaunes.

Cette politique de la tension, qui résulte d’un ambitieux projet de transformation sociale, a tout de même un gros inconvénient : certes, elle renforçait conjoncturellement le bloc élitaire, mais en retour, elle renforçait aussi puissamment le bloc populaire. Nous avons ainsi assisté à une certaine prise de conscience d’elles-mêmes par les catégories populaires. C’est apparu clairement au moment du mouvement des gilets jaunes, avec une sorte de prise en charge des classes populaires par elles-mêmes, contre les vieux appareils politiques ou syndicaux. Cette dialectique rendait de plus en plus intenable la position des forces intermédiaires porteuses du projet social des classes moyennes, c’est-à-dire la gauche et la droite qui n’arrivaient pas à se situer par rapport au macronisme et qui, après s’être abstenues lors du vote de confiance au gouvernement en juillet 2017, prenaient un grand soin à ne pas se mêler aux divers mouvements sociaux, exception faite de l’opposition à la réforme des retraites. En effet, dans ce cas précis, la fonction publique était directement touchée, raison pour laquelle la gauche s’en est emparée.

« La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. »

Cette conflictualité sociale était produite de manière inéluctable par un bloc élitaire seulement capable de se perpétuer en poursuivant un projet de réforme. La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. Nous avons ainsi assisté à la construction par elle-même d’une force antagoniste à la puissance d’un bloc élitaire à l’idéologie europhile, libérale, de transformation de la société et qui assumait totalement le pouvoir révolutionnaire de la bourgeoisie décrit par Karl Marx. En face, un mouvement de défense se construit à travers la valorisation de l’exact inverse, soit le cadre national, la stabilité, la conservation et la préférence pour l’utilité sociale par rapport à la réussite individuelle. Un dualisme s’installe.

« Plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales. »

Tout cela valait essentiellement pour les trois premières années du quinquennat, et était particulièrement apparent au moment où j’écrivais Bloc contre bloc. La crise du Covid-19 a produit un effet assez inattendu que je n’avais pas anticipé : plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales.

LVSL – À ce sujet justement, l’hebdomadaire Marianne consacrait récemment un dossier à « La France qui s’en cogne ». Comment analysez-vous la situation politique à l’aune du « choc de dépolitisation » que vous décrivez engendré par le Covid-19 ?

J. S.-M. – Il y a un choc de dépolitisation parce qu’il y a eu une période d’ultra-politisation au début du quinquennat. Ces tensions sociales ont engendré une ouverture du débat politique comme jamais auparavant. Ce n’est pas parce que les gens vont moins voter, par ailleurs, qu’ils sont moins politisés, surtout s’agissant des élections intermédiaires. La société était en ébullition avant l’arrivée du Covid. La pandémie a provoqué un isolement des individus par rapport au collectif. Chacun a été ramené à sa peau, à sa santé, à lui-même et à son plus proche entourage. Or, l’individualisation et la transformation des enjeux ont été accompagnées par un arrêt des réformes. Ce bloc populaire n’étant pas construit par une volonté politique très claire, y compris – voire surtout – par la force politique qui en bénéficie le plus, il est très dépendant de la dynamique du bloc élitaire pour se construire. Les réformes étant suspendues, il n’y a plus d’urgence à se mobiliser. Il y a une forme de dévitalisation de la contestation.

« Un keynésianisme sanitaire a été mis en place. »

Enfin, on pourrait dire qu’un keynésianisme sanitaire a été mis en place, avec des dépenses invraisemblables qui, loin d’être à mon sens le retour de Keynes, sont au contraire le préambule à la destruction définitive du système social qui adviendra au cours des prochaines années, avec l’argument suprême de la dette publique à l’appui. C’est une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs du keynésianisme et ceux qui croient que le Covid est l’amorce d’un retour à la nation : ce sera exactement l’inverse.

Tout ceci a anesthésié la contestation du noyau dur des gilets jaunes qui ont, de fait, reçu beaucoup d’argent. Plus exactement, la plupart des salariés ont en tout cas eu l’impression que l’État faisait le nécessaire pour qu’ils n’en perdent pas. Les retraités, qui ne sont pas tous prospères et qui ne sont pas tous de fervents soutiens du bloc élitaire, n’ont pas perdu un seul euro. Tout ça a été permis par l’emprunt et donc, en dernière analyse, par l’exécutif, aux décisions duquel tout un pays paraît suspendu.

LVSL – Vous dites que ce bloc populaire se construit en réaction, en quelque sorte en négatif du bloc élitaire. En quoi est-ce une limite à la constitution d’un bloc populaire capable de remporter des victoires politiques ? Comment permettre à ce bloc populaire de se définir de façon positive ?

J. S.-M. – Cela me fait penser à l’ouvrage d’un auteur que j’admire, à savoir l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires. Il est vrai que dans l’agenda politique et médiatique, les classes populaires et leurs valeurs ont retrouvé, enfin, droit de cité, alors qu’on s’était acharné durant des décennies à nous faire oublier que la société reposait sur un travail essentiellement salarié très mal rémunéré. Le Président de la République lui-même a dû reconnaître l’importance de ces gens et le fait que la société ne pourrait pas tenir sans eux. Il y a, si j’ose dire, un succès d’estime des classes populaires, en même temps qu’il y a un manque de direction autonome desdites classes.

LVSL – Justement, la distinction qu’opère Gramsci entre victoire culturelle et victoire politique permet bien de saisir cette situation, étant donné qu’il manque selon vous une articulation entre cette victoire culturelle constatée et une victoire politique qui ne semble pas advenir…

J. S.-M. – Si je m’inspire de la grille d’analyse gramscienne, cela ne signifie pas pour autant que je reproduis la lecture fréquemment faite de ces théories. On a ainsi souvent réduit Gramsci – et pas seulement à droite – à cette notion un peu simple selon laquelle la victoire culturelle précède la victoire politique, ou encore que le pouvoir se prend par les idées. Si Gramsci n’avait raconté que cela, j’espère qu’on l’aurait oublié depuis longtemps. D’autant que nous avons sous les yeux la démonstration d’un phénomène inverse : Emmanuel Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la lutte hégémonique. Il est à 24 % au premier tour et c’est au sein de son électorat que la proportion de gens le choisissant par défaut est la plus importante.

« Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. »

Toutes les crises qui ont suivi l’élection présidentielle tiennent au fait que, dans le cas de Macron, la victoire politique a précédé la victoire culturelle. Il se heurte à un pays qui n’adhère pas à ses valeurs et à sa vision du monde. Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. Rien n’est plus faux que de croire que la victoire culturelle aurait précédé la victoire politique. Le jeu des institutions, qu’aucun auteur marxiste – à commencer par Marx lui-même – n’a jamais négligé, a pesé de tout son poids. En raison du fonctionnement institutionnel, les Français se sont retrouvés face à deux options politiques qui leur paraissaient toutes les deux insatisfaisantes, l’une l’étant davantage que l’autre.

Retenons qu’on ne comprend rien à la crise politique française si l’on oublie que Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la victoire idéologique. Il a proposé une solution alternative efficace aux catégories dominantes sans convaincre les autres. C’est pour cette raison qu’il a fait l’objet d’un rejet allant beaucoup plus loin que la simple impopularité : la mise en place d’un projet « progressiste » a été vécue comme une violence insupportable, pas seulement économique et financière mais aussi culturelle. Nous sommes dans une situation où l’on note une série de victoires culturelles pour les classes populaires, dans la mesure où leur rôle économique est enfin reconnu. On a bien vu qui faisait réellement tenir le pays lors de la pandémie, cependant que la crise des gilets jaunes avait déjà rappelé à tous l’importance des questions d’inégalités de revenus.

« Sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver. »

La situation actuelle paraît inversée par rapport à celle de 2017 en ceci qu’il y a une prise de conscience du caractère profondément inégalitaire de la société française, du rôle crucial des catégories populaires et de la légitimité de leurs attentes, du fait qu’on ne peut plus les stigmatiser en « beaufs » comme auparavant. Mais malheureusement, il n’y a pas de formule politique qui s’impose et il n’est pas exclu que cette victoire culturelle relative soit suivie d’une défaite politique massive. Si l’on considère les sondages au moment où nous parlons – sachant qu’ils ont changé et qu’ils changeront encore –, ils donnent la plupart du temps au second tour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Comment mieux illustrer le fait qu’une victoire culturelle relative n’aboutit pas nécessairement à une victoire politique réelle ? Or, sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver.  

Jérôme Sainte-Marie

Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée.

Les éditions du Cerf, 2021

208 pages

20 €

Comment la réindustrialisation peut contribuer à réparer la nation

La réindustrialisation ? Tout le monde en parle, tout le monde la veut. Mais les discours politiques souffrent d’un angle mort politique important. Ils n’évoquent que la création ou le rapatriement d’activités productives et le développement d’emplois. Aucun propos ne s’intéressent aux effets socio-spatiaux et culturels possibles d’une forme de renaissance industrielle. Or, tout changement de modèle de développement territorial induit et engendre des mutations dans la géographie économique et la sociologie des territoires. La réindustrialisation pourrait donc être considérée comme un des leviers pour stopper la métropolisation, protéger d’autres modes de vie, à l’instar de celui des périphéries, et, ainsi, réparer une nation qui s’est divisée.

Une nation divisée, à réconcilier

C’est un fait. Le clivage périphérie-métropole s’ancre toujours plus dans la société – comme l’atteste la cartographie électorale intégrant l’abstention – même si la périphérie n’est évidemment pas à entendre comme une même classe ou catégorie socio-spatiale univoque, mais plutôt comme un ensemble hétéroclite sur bien des points. Ce clivage, lié aux effets spatio-productifs de la division internationale du travail, s’établit dans un rapport de connexité. En effet, la géographe Chloë Voisin-Bormuth donne une explication schématique de la métropolisation1 comme paradigme qui permet de bien comprendre la construction de la périphérie : la métropolisation consiste d’une part en une tendance centripète récente, par des agglomérations humaines et d’emplois autour des plus grandes grandes villes et l’assèchement des espaces ruraux ; il s’agit d’autre part – et en même temps – d’une tendance centrifuge qui va étaler ces urbanisations et déloger les classes populaires des centre-villes vers le périurbain. La catégorie périphérique se fonde ainsi peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes. 

Christophe Guilluy rappelle que ce clivage également discuté en termes de gagnants et perdants de la mondialisation, ne se constitue et ne s’approfondit pas uniquement sur le terrain socio-économique (activités, emplois etc.) et sur les niveaux d’investissements infrastructurels, bien qu’ils soient déjà sources de grandes inégalités. La dichotomie s’intensifie aussi sur le terrain des modes de vie et de leurs normes2. D’un côté, une bourgeoisie non consciente de l’être, minoritaire mais qui s’étend dans les centres-villes métropolitains, impose son style « cool ». Elle vit, dans son cocon, la métropolisation heureuse, a intérêt à conserver ce modèle et à voter pour celles et ceux qui le défendent politiquement. D’un autre côté, les autres, majoritaires, « autochtones » dans leurs quartiers ou villages, qui subissent l’expansion bourgeoise au cœur des villes ou bien la désertion rurale, angoissent et ne trouvent pas d’expressions symboliques ni de débouchés politiques concordants. Ces derniers – qui correspondent sous certains aspects au bloc populaire théorisé par Jérôme Sainte-Marie3 – se sont affermis à mesure de la dynamique de démoyennisation de la société (effacement de la classe moyenne dans la stratification sociale) et ont subi un réel décrochage économique et culturel.

S’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation.

Cette scission, visibilisée par la révolte des Gilets Jaunes – y compris dans les DOM-TOM, et de nouveau à l’heure actuelle – avait bien mis en évidence, à côté du sentiment de désarroi économique, la disparition de certains modes de vie, autrefois majoritaires. Or, s’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation. Comme le soulignent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, dans leur dernier ouvrage La France sous nos yeux4, au-delà de nous avoir fait perdre non seulement plus de 3 millions d’emplois dans l’industrie, la désindustrialisation a conduit des territoires à s’effacer, des espaces à changer de figures, à ce que la consommation se massifie, et à l’entraînement d’autres logiques de travail, plus servicielles, plus individualisées, plus dématérialisées. Cependant, si tout cela a aussi participé, de facto, à « l’archipélisation » de la société – à travers même les blocs bourgeois et populaires – pour reprendre le concept devenu célèbre du même Jérôme Fourquet, celle-ci a davantage été subie que désirée. Et encore aujourd’hui, elle ne se reflète pas dans les aspirations françaises, comme le révèle l’enquête d’Arnaud Zegierman et Thierry Keller dans leur dernier livre Entre déclin et grandeur5. Si le réel tend à construire de l’anxiété et du ressentiment au sein du bloc populaire relégué, l’espoir majoritaire est, pour le moment encore, davantage celui d’une réconciliation que d’une quelconque revanche. 

La réindustrialisation comme politique de réparation

Face à ses transformations et à cette aspiration, la réindustrialisation ne peut donc pas seulement avoir des objectifs économiques – aussi essentiels soient-ils – visant à redresser la courbe du chômage, à nous mettre à l’abri des ruptures possibles des chaînes d’approvisionnement ou bien à reconquérir notre souveraineté numérique infrastructurelle. La volonté de réindustrialisation doit tout autant porter l’ambition de raccommoder les deux grands segments de population qui s’opposent. Elle doit participer à ce que le modèle métropolitain cesse et permette de nouveau, au-delà d’exceptions, la possibilité de développement et d’accomplissement des classes populaires là où elles habitent à l’origine.

Il est essentiel que la réindustrialisation soit incorporée dans une perspective globale, qui puisse réparer les divisions, faire consensus et donner un sens égalitaire à la nation. Mais loin de déplorer et de nourrir une vision nostalgique du pays tel qu’il était et dont les Français sont en réalité émancipés, nous devons construire un horizon positif. 

L’État doit diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint.

À cette intention, le dessein aujourd’hui encore trop restreint de la réindustrialisation doit être complété d’une réforme institutionnelle qui redonnera à l’État déconcentré sa légitimité d’aménageur du territoire et de coordinateur des politiques de développement – avec les communes. La technostructure devrait être tenue de planifier une réindustrialisation qui contribue à stopper le soutien effréné à la concentration économique métropolitaine et à la concurrence exacerbée des métropoles entre elles. L’État doit donc diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint. La reconnection entre les lieux d’habitat et de travail est primordiale ainsi que la refondation des ceintures maraîchères autour des grandes villes. Il faut aussi estomper les inégalités spatiales et désarticuler toute forme d’appropriation élitiste – de gentrification – dans les centres-villes comme désormais sur les littoraux. 

Toute véritable action publique nécessaire à une réindustrialisation durable, c’est-à-dire avec des activités ancrées sur les territoires, dignes et de qualité, ne peut s’inscrire que sur le long terme. A côté de l’enjeu d’aménagement égalitaire du territoire (en agissant aussi sur les réseaux et les lieux de formation), il faut recréer du commun et de la protection publique, notamment dans l’économie. Réguler l’économie numérique et généraliser le droit du travail aux employés « ubérisés » ; déployer et garantir des milliers d’emplois verts dans les filières d’avenir ; revaloriser les savoir-faire des métiers artisanaux fondamentaux et leurs structures de formation afférentes. Enfin, il nous faut rebâtir les nouveaux lieux d’échange et d’intermédiation au travail, autrefois bien plus nombreux, entre les différentes catégories socio-professionnelles. 

La gauche au défi de la métropolisation

Il est aujourd’hui largement convenu de rappeler la désaffiliation progressive des classes populaires à la gauche, ses structures intermédiaires et même au politique plus largement (syndicats, médias, partis). La gauche s’est fourvoyée à renoncer à son projet socialiste et a préféré accompagner et tempérer la liquéfaction libérale et le grand déménagement du monde. En cessant d’être une force sociale, elle s’est satisfaite de rester une voix uniquement axiologique, donc moraliste et s’est logiquement atrophiée.

Il convient maintenant de cesser de se lamenter et de ne plus faire l’économie d’une réflexion indispensable, dans la lignée de Marion Fontaine et Cyril Lemieux dans le dernier numéro de la revue Germinal6, sur « la réintégration politique des classes populaires ». Si la politique est par essence l’action qui vise à modifier son monde, c’est alors la capacité à agir sur le réel et le changer, non pas à le contempler et à s’y adapter, qui forge la légitimité d’un challenger ou d’un gouvernement institué. Ainsi, la gauche doit reconsidérer la société pour que celle-ci la reconsidère en retour, et non polir en boutiquier, des portions électorales seulement nécessaires à sa survie ; elle doit aussi reconsidérer le temps long, celui des mutations sociétales et ne plus s’enfermer dans le temps court et saccadé de la vie politicienne qui rétrécit les ambitions.

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible.

Pour se relever et reconstruire de l’adhésion populaire, l’impératif largement admis de la réindustrialisation peut être le fer de (re)lance de la gauche. Pour rénover son projet et son discours en termes de politiques de développement plurielles, durables, et égalitaires ; afin de s’adresser de nouveau, sans autorité morale de prime abord, aux classes populaires – dans leur ensemble, leur complexité, leur subtilité – abandonnées et orphelines de représentations politiques. La réindustrialisation peut aussi permettre à la gauche de retracer une forme d’étatisme et d’en finir avec son égarement décentralisateur qui a fait du modèle métropolitain l’horizon unique du développement. En cela, elle peut lui permettre de retrouver l’audace d’une pensée critique à fort potentiel et qui sied au temps présent, sur ce que Pierre Vermeren appelle « l’impasse de la métropolisation »7

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible. Car la métropolisation est un désastre pour la nature et la démocratie ; le travail est indispensable et illimité pour reconstruire durablement nos territoires ; notre autonomie est une condition substantielle de l’industrialisation du pays. La gauche peut initier un discours ambitieux, au service du plus grand nombre, intégrant ensemble ses dimensions dans une esthétique moderniste, pouvant créer un imaginaire désirable et un futur utopique. 

Néanmoins, au commencement, il convient de rappeler à quel point la tâche est ardue. Au-delà des discours très enthousiastes sur la réindustrialisation, le recul de notre force productive s’inscrit toujours au présent. La part de la valeur ajoutée de l’industrie continue de reculer dans le produit intérieur brut, tout comme la part de l’emploi industriel dans la structuration des emplois. Nous ne sommes pas dans une accalmie historique mais bel et bien toujours ancrés dans un mouvement de décomposition, dans une bascule dont l’atterrissage est incertain. 

En définitive, la réindustrialisation doit être pensée avec beaucoup d’ambitions, sur le long terme, et pas seulement comme une action économique stricto-sensu, aux avantages écologiques et géopolitiques certains ; elle peut aussi être une action d’aménagement des territoires, de rééquilibrage, pour stopper la sécession des élites métropolitaines et l’autonomisation connexe du bloc populaire. Entendu ainsi – au service du développement – le redéploiement industriel vers les villes moyennes pourrait contribuer à endiguer le sentiment de déclin et d’abandon d’une part majoritaire de la population et rétablir une réelle cohésion dans la société. Ici se situe un enjeu crucial et non suffisamment dit de la renaissance industrielle française. La gauche peut s’en saisir si ce n’est pour se reconstruire, du moins pour se redresser, à condition de défendre de nouveau la dignité et les revendications de la France d’en bas.

[1] Voir « Exode urbain : fantasme ou réalité ? », Le Point, 12 novembre 2021. 

[2] Guilluy : « On nie l’existence d’un mode de vie majoritaire », Le Point, 25 septembre 2021. 

[3] Jérôme Sainte-Marie, Bloc populaire, une subversion électorale inachevée, Paris, Cerf, 2021.  

[4] Jérôme Fourquet & Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021. 

[5] Arnaud Zegierman & Thierry Keller, Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur le pays, Paris, L’Aube, 2021. 

[6] Voir le dernier numéro de la Revue Germinal intitulé « La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ? »

[7] Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Paris, Gallimard, 2021.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

Gilles Perret : « J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films »

Le réalisateur Gilles Perret. © Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. Entretien réalisé par William Bouchardon et retranscrit par Manon Milcent.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement Debout les femmes à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler, ainsi que la façon dont vous avez réalisé ce film ?

Gilles Perret – C’est un road-trip parlementaire qui nous fait découvrir ces métiers majoritairement exercés par des femmes, que François Ruffin qualifie de « métiers du lien » : aides à la personne et aux enfants en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale, assistantes périscolaires… Le film présente ces métiers qui n’ont pas de statut, aux très faibles revenus, rarement à plein temps malgré de grosses amplitudes horaires – des emplois qui, finalement, génèrent des situations de pauvreté. Le film n’avait pas pour seul but de faire découvrir ce type de métiers mais aussi d’essayer d’améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur une mission parlementaire menée par François Ruffin. Ingrédient supplémentaire plutôt succulent, il a conduit cette mission avec un co-rapporteur nommé par la majorité, membre de La République en Marche. Quoique ce duo soit un bon ingrédient pour un film, l’idée de base restait de montrer le quotidien de ces femmes, de faire un état des lieux de leur situation sociale. François Ruffin et Bruno Bonnell veulent faire de cette mission une occasion d’améliorer le statut de ces femmes.

LVSL – Parler de conditions de travail dans un film n’est jamais simple, même dans un documentaire. Comment construire une bonne intrigue tout en ne sacrifiant rien sur le fond ?

G.P. – Les personnages principaux, en tout cas les plus marquants, sont ces femmes. Elles font des personnages formidables, tant dans leur générosité que leur dignité ou leur analyse de leur travail. Ce n’est pas un film misérabiliste. Nous avons de très beaux portraits. François et moi avons opté pour la forme du road-trip, dans lequel humour et dérision se mêlent à la colère face à l’immobilité du gouvernement devant l’évidence de ces situations dramatiques. Finalement, pour faire découvrir ces métiers, nous laissons le temps à ces femmes de s’exprimer, en incluant tout ce qui fait un film : le rire, l’émotion, les larmes, la colère…

LVSL – Personnellement, ce film m’a rappelé Sorry we missed you de Ken Loach, qui traite de la question de l’ubérisation, bien qu’il ne s’agisse pas d’un documentaire. Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?

G.P. – J’ai adoré le dernier film de Ken Loach. Je ne suis pas tellement du genre à aduler des personnes, mais s’il y a un artiste que je peux citer et que j’admire, c’est bien Ken Loach. Il montre les réalités de façon aussi juste que précise ; notre film diffère en ce qu’il s’agit d’un documentaire. Dans Debout les femmes, nous essayons de mettre du rythme, de créer un suspense autour du passage des amendements à l’Assemblée nationale, d’inclure de l’humour et de la légèreté pour faire retomber la pression ; dans les films de Ken Loach, on est davantage pris par une angoisse qui ne retombe pas souvent.

« Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu. »

J’ai eu la chance de rencontrer Ken Loach l’année dernière, puisque nous avons des connaissances communes et qu’il avait entendu parler de mes films. C’est un homme d’une grande simplicité et d’une grande gentillesse. Sur la question des auxiliaires de vie sociale et de l’ubérisation de la société, son dernier film (Sorry We Missed You, 2019, ndlr.) est un exemple dans le genre. Il décrit la société à travers une vie familiale. J’adore cette façon d’aborder les questions sociétales, de toujours s’appuyer sur l’être humain, sur des situations simples, pour expliquer le monde. Sans vouloir me comparer à lui, j’essaie aussi de travailler de cette manière dans mes documentaires. Ce qui m’affole, c’est qu’il faut que ce soit un réalisateur anglais de 84 ans qui traite de ce sujet, pourtant tellement d’actualité, pour qu’on s’intéresse à la question. Certes, Ken Loach traite admirablement bien de l’uberisation, mais je me demande aussi ce que font le reste des réalisateurs. Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu.

LVSL – Habituellement, vous côtoyez surtout des personnalités de gauche. Dans le cadre de ce film, vous avez été de nombreuses fois aux côtés de Bruno Bonnell, député LREM du Rhône et candidat malheureux de la majorité pour la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes en juin dernier, que François Ruffin qualifie en début de film de « tête de con ». Quelle a été votre relation avec lui ?

G.P. – J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films. Par exemple, dans La Sociale (film de 2016 consacré à la création de la Sécurité Sociale, ndlr), il y avait François Rebsamen (ministre du travail sous Hollande, maire PS de Dijon depuis 2001, ndlr) et des gens déterminés à détruire la Sécurité sociale. Dans mon premier film sorti au cinéma, Ma Mondialisation (2006), les personnages n’étaient que des patrons, dont un qui ressemblait à Bruno Bonnell. J’adore cette complexité. En l’occurrence, le personnage de Bruno Bonnell amène de la complexité : malgré son appartenance politique, il affiche une émotion sincère et une préoccupation qui, j’espère, est sincère aussi. J’essaie toujours de ne pas être trop à charge et d’être dans l’humain. La complexité d’un être humain ajoute de l’intérêt, elle engendre des réaction auxquelles on ne s’attend pas toujours.

Bruno Bonnell fait partie de ces personnages qui mettent du relief dans le film. Je lui suis très reconnaissant de sa participation – évidemment grâce à François puisqu’ils se côtoient à l’Assemblée nationale. ll n’y a pas eu de piège : Bonnell savait où il mettait les pieds et il a joué le jeu. Cette mission parlementaire lui a fait découvrir un quotidien, celui de ces femmes, dont il ne connaissait rien. Il a rencontré des personnes qu’il ne côtoie que très rarement. En cela il diffère de François, qui baigne là-dedans, qui connaît le quotidien de ces femmes et les textes de loi les concernant. On sent dans le film que le fait d’être en face de ces personnes le touche sincèrement et qu’il a envie de faire quelque chose. Notre relation, étonnamment, est plutôt bonne, mais il importe parfois de le mettre devant ses contradictions. Les bons sentiments ne suffisent pas : comment les traduire par une loi améliorant le quotidien de ces personnes ? Et là, hélas, on peut avoir à chercher une cohérence entre le discours et les actes, surtout lorsqu’on appartient à la majorité. Son camp lui a occasionné des déceptions, je pense qu’il espérait que les choses bougent plus et qu’il y a cru. Il se rend compte que c’est une affaire purement politicienne : puisque c’est en lien avec François Ruffin, LREM ne veut pas en entendre parler. Et puis, le monde des AVS n’est pas le monde de Macron.

Bonnell est quelqu’un de très avenant, il n’a pas peur de la provocation ni de la confrontation. C’est plutôt agréable. Ce n’est pas un Playmobil comme les autres députés LREM. Il se rend par ailleurs bien compte que participer à ce film lui donne aussi une visibilité que n’ont pas les 300 clones qui siègent à l’Assemblée. Je pense qu’il n’est pas dupe du rôle qu’il joue. François et moi, on ne prend personne en traître. Nous affichons la couleur et vient qui veut venir. Il n’y a pas de caméra cachée, pas de piège. Au final, Bruno Bonnell est très content du film.

Je ne juge pas, j’avais rencontré ce type de profils dans mon film avec les patrons (Ma Mondialisation, 2006). Le personnage principal était un gros patron, il a adoré le film et a acheté beaucoup de DVD pour les envoyer à ses clients. Dans les salles de cinéma, certains spectateurs ne l’ont pas apprécié mais justement, c’est toujours intéressant d’utiliser diverses grilles de lecture devant un film. Dans le cas de Bruno Bonnell, il s’agit vraiment de ça. La manière dont nous regardons un film, influencée par notre personnalité, notre milieu social, notre cercle de référence, n’est pas la même pour tous. C’est pour ça que je trouve intéressant de laisser les séquences telles quelles, afin que chacun puisse se faire son opinion.

LVSL – Avant d’en venir au film lui-même, il reste une dernière question incontournable : deux hommes qui réalisent un film qui s’appelle Debout les femmes, n’est-ce pas un peu gonflé ?

G.P. – C’est à la fois gonflé et désespérant. C’était plus difficile de trouver le titre que de faire le film. On savait bien qu’en choisissant « Debout les femmes », on allait s’attirer des ennuis. Mais cette expression, ce sont les femmes elles-mêmes qui la prononcent. Le titre a d’ailleurs été choisi par les AVS lors des premières projections, à l’unanimité, comme on le voit dans le film.

Mais certaines féministes ont mal réagi, parce que c’est un film réalisé par deux hommes – comme si nous donnions pour injonction aux femmes de se lever. C’est un film féministe, mais pour le savoir, il faut l’avoir vu. Ce titre a créé des remous inutiles. De toute façon, dès que François fait quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui trouve à y redire. J’avais eu le même problème avec Jean-Luc Mélenchon (dans L’Insoumis, 2018, Gilles Perret filmait la campagne présidentielle du candidat de la France Insoumise, ndlr). Quand tu fais un film avec ce type de personnalités, tu sais que tu vas avoir des critiques. Mais c’est parfois un peu dur de voir des gens, dont certains que j’apprécie par ailleurs, s’en prendre à mon travail sans avoir vu le film. Nous sommes dans une période où tout le monde est tendu, où tout est prétexte à créer la polémique, et les réseaux sociaux n’arrangent rien.

Je comprends que les gens puissent réagir, mais je demande juste qu’ils regardent le film. Je trouve qu’on perd du temps à débattre sur une question très à la marge du réel contenu de ce documentaire. Quand j’ai fait un film sur le Conseil National de la Résistance (Les jours heureux, 2013), on m’avait reproché de n’y montrer que des hommes. Mais à cette époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote. Même réaction avec De mémoires d’ouvriers (2012), on n’y voyait que des hommes parce qu’on parlait d’une génération à majorité masculine d’ouvriers. Là, on fait un film sur des femmes précaires et on se fait quand même traiter de misogynes. Comme quoi, on ne peut pas satisfaire tout le monde. Mais je le répète : Debout les femmes est un film féministe.

LVSL – Parlons du film. À quoi ressemble la vie de « ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », pour reprendre les mots du Président de la République ?

G.P. – Ce sont des conditions de vie de personnes qui nous entourent, qu’on les connaisse personnellement ou non. Les auxiliaires de vie sociale (AVS), par exemple, ont de grandes amplitudes horaires : elles commencent tôt le matin pour lever les personnes âgées, leur ouvrir les volets, leur préparer le petit déjeuner, les habiller, les laver, et finissent tard le soir puisqu’il faut aussi les coucher. Elles sont soumises à des horaires extrêmement morcelées. Quand on a des revenus modestes, on ne rentre pas forcément chez soi pour manger, donc on attend deux ou trois heures dans sa voiture avec un sandwich, pour ensuite aller chez la prochaine personne que l’on doit aider. Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. C’est en dessous du SMIC parce qu’il y a très peu de contrats à plein temps, justement parce que ces horaires n’arrivent pas à coïncider sur ce type de contrat. Les heures de trajet ne sont parfois pas comprises. Ces femmes travaillent dans une diversité de structures d’accueil – du monde associatif ou du secteur privé, des municipalités et des départements –, ou elles sont directement embauchées par certaines familles. En conséquence, elles n’ont pas de statut et c’est un peu la loi de la jungle. On constate aussi une grande diversité de rémunérations entre les départements, puisque ce sont eux qui en ont la compétence. Ces femmes, souvent seules et peu diplômées, sont heureuses et fières de venir en aide aux personnes dépendantes, mais elles-mêmes vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant dur. 

« Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. »

Ce qui m’affole, c’est le nombre et le niveau de compétences qu’on exige d’elles. Non seulement elles ne gagnent même pas le SMIC, mais on leur demande de préparer des repas, de procéder aux toilettes de personnes âgées qu’il faut manipuler avec précaution, d’avoir des gestes presque médicaux. On leur confie également des tâches administratives, par exemple remplir des dossiers pour les assurances. L’éventail de compétences à avoir est énorme, le tout pour un salaire de misère à la fin du mois. Notre société ne manifeste que mépris pour ce type de métier. Ces femmes vivent à l’opposé du monde de Macron et de la « start-up nation », même si cela ne date bien sûr pas de ce mandat. 

Longtemps, ces métiers étaient occupés par des personnes de l’entourage familial : les enfants ou les femmes accomplissaient ces tâches gratuitement parce que c’était la tradition. Maintenant qu’elles sont rémunérées, on continue de leur donner des clopinettes, c’est franchement scandaleux et elles sont complètement légitimes à revendiquer davantage. De plus, à exercer des métiers mal rémunérés, avec une énorme amplitude horaire, ces femmes connaissent souvent des problèmes familiaux parce qu’il leur faut travailler les week-ends, tôt le matin, tard le soir. Cela entraîne par ailleurs un gros turn-over, ce qui ne satisfait pas grand monde : les personnes dépendantes préfèrent avoir toujours les mêmes intervenantes auprès d’elles, mais comment stabiliser quiconque dans ce type d’emplois, avec de telles conditions? Beaucoup de ces femmes essayent de trouver un autre travail mieux rémunéré, au cadre plus stable, moins loin. 

Il y a cependant des alternatives : la mairie communiste de Dieppe a essayé de stabiliser ces femmes dans leur emploi, en leur offrant un salaire et un nombre d’heures fixes. Elles ont le statut d’employées municipales, avec des plannings fixes, et ne sont plus de la main-d’œuvre corvéable à merci. On voit qu’on peut les inclure dans une communauté professionnelle, avec un vrai statut et un vrai revenu.

LVSL – La mission parlementaire s’achève avec une proposition de loi minimaliste, certes adoptée, mais vidée de sa substance par la majorité. Êtes-vous pessimiste pour la suite ?

G.P. – Il y a deux façons de voir les choses. On peut d’abord se sentir très pessimiste face au fonctionnement politique de l’Assemblée et de notre République aujourd’hui : on est dans une impuissance totale à changer quoi que ce soit quand on se trouve dans l’opposition. Ni le bon sens, ni même un infime niveau d’humanité, ne passe à travers le tamis de la majorité de la République en marche. Cela peut rendre très pessimiste. 

Mais on peut quand même espérer : plus on aborde ces questions, plus François dénonce les conditions de travail et de vie des femmes de ménage à l’Assemblée ou des AVS, plus les députés ont mauvaise conscience. Et ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas encore les embaucher comme fonctionnaires ou améliorer leurs conditions salariales, mais ils n’aiment pas avoir mauvaise conscience. À force de brasser sur ces thématiques, des choses finissent par sortir. Tout d’un coup, 200 millions d’euros ont été lâchés aux aides à domicile pendant les négociations à l’Assemblée. Ce n’était pas une revendication des députés ou un amendement mais une enveloppe délivrée par l’État, via le Premier ministre et sur décision de Macron, pour ne pas passer pour des méchants. On peut penser que c’est très peu, mais cela fait quand même entre 20 et 30 euros supplémentaires par mois par AVS. Quand on a un salaire si bas, ce n’est pas négligeable. C’est toujours une question d’image. François et moi n’avons jamais été dupes de l’issue ; Bonnell, lui, était très optimiste au début puisqu’il est issu de la majorité. Pour nous, tant que Macron sera au pouvoir, il faut s’attendre au pire sur l’emploi. Le changement ne viendra pas d’eux. 

En fait, le film est né quand Bruno Bonnell est devenu le co-rapporteur de ce rapport parlementaire ; François l’a alors rencontré, le courant est passé, et il m’a expliqué en quoi consistait leur mission tout en sachant que ça ne mènerait à rien. On s’est dit qu’il y a avait peut-être un film un peu complexe et humoristique à faire. Au début j’étais réticent, je pensais que cela ne servait à rien de faire un film si rien ne se passait à l’Assemblée. Finalement, on a eu l’idée de finir le film de façon fictionnelle, où l’on fait croire qu’elles gagnent. Cela a donné cette assemblée des femmes, porteuse d’espoir à la fin du film. C’était une fierté et une joie d’avoir pu faire ça. Elles ont vécu quelque chose qu’elles ne sont pas près d’oublier. 

LVSL – Ces métiers du lien, tout comme d’autres emplois essentiels et mal payés, sont rarement évoqués dans les médias. À votre avis, cela s’explique-t-il par le mépris de classe ou le désintérêt des journalistes et éditorialistes ? Ou est-ce aussi parce que ces femmes se sentent illégitimes, voire ont peur de parler ?

G.P. – Il y a un mélange des deux. Le mépris de classe, que les médias ont affiché au sujet des Gilets jaunes, provient en partie du milieu social dont les journalistes sont issus et dans lequel ils vivent. Forcément, il y a une méconnaissance, une incompréhension. Ils évitent de parler de ce qu’ils ne connaissent pas ou de ce qu’ils n’ont pas envie de voir. De l’autre côté, quand on est rangé dans ces catégories, s’exprimer est difficile, d’autant plus quand on est une femme. Et il faut aussi se sentir légitime : quand, pendant des décennies, on te fait comprendre que, de toute façon, tu seras dans le bas de l’échelle sociale, que tu n’as pas ton mot à dire, et que tu devrais te satisfaire d’avoir un emploi, il est difficile de se sentir en droit de s’exprimer.

« Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. »

Du coup, quel bonheur de voir ces femmes prendre la parole ! Par exemple, la femme de ménage de l’Assemblée nationale, qui se cache la première fois qu’on filme, prend la parole avec assurance à la fin à la tribune de l’Assemblée. Pour moi, c’est un moment fort du film. Je tire une grande satisfaction de ce documentaire parce qu’il montre que tout être humain, quand on l’écoute, qu’on le reconnait, qu’on le met en confiance, est capable de se révéler. Il faut juste que le terreau autour soit propice : de l’écoute, un groupe et la force qui en découle. Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. Ces femmes interviennent chez les personnes dépendantes sans appartenir à un groupe de travail ou de discussion ; leur solitude professionnelle entraîne un fatalisme et une acceptation de la situation.  En groupe, on se sent moins seul et plus fort. 

LVSL – Votre précédent film, J’veux du soleil, également aux côtés de François Ruffin, était centré sur les Gilets jaunes, dont la majorité était des « petites gens » précaires. Les femmes que vous avez rencontrées au cours de ce nouveau film ont-elles pris part à ce mouvement social inédit ?

G.P. – Je n’avais pas pensé à ça, mais c’est vrai qu’au moment des Gilets jaunes, beaucoup d’AVS ou des personnes travaillant dans le milieu de l’aide à la personne étaient mobilisées. Il y a avait beaucoup de personnes seules, qui travaillaient seules, et qui trouvaient dans le mouvement un espoir collectif. On a retrouvé cela durant ce film.

LVSL – Les cinémas ont été fermés pendant des mois pour des raisons sanitaires. En conséquence, le public et les réalisateurs se sont de plus en plus tournés vers les plateformes de streaming comme Netflix. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel avenir dessine-t-elle pour le monde du cinéma ?

G.P. – Ça m’inquiète. La preuve : notre film a été bloqué et nous avons dû attendre des mois pour le sortir. Personnellement, je reste persuadé qu’il n’y a rien de mieux que de voir un film ensemble et de partager des émotions. Un film comme Debout les femmes mérite d’être vu sur grand écran, où l’émotion est plus forte. J’aime aller à la rencontre des spectateurs dans les salles. Je reste assez optimiste sur ça. 

Mais oui, un palier a été franchi, des habitudes ont été prises, et nous ne reviendrons pas dessus. Malgré tout, je pense quand même que beaucoup ressentent le besoin d’être ensemble. On a bien vu à quel point la société souffre de l’isolement, d’être chacun dans son coin, de devenir presque asocial. Il y a un besoin de voir des films ensemble. Je ne pense pas que ce soit la fin du cinéma. En revanche, c’est quand même la salle qui finance les films, avec la taxe du CNC, qui s’applique autant sur les blockbusters américains que sur les films français. Il va falloir réfléchir parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la VOD qui paie les films. Si on veut que les films vivent, il faut que les salles vivent. 

Je ne suis pas complètement pessimiste. Je suis comme tout le monde, triste de ne pas pouvoir aller au cinéma, alors qu’on a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de contamination dans les salles. Je suis triste de l’arbitrage de ce gouvernement, mais pas surpris. Il y a eu un arbitrage purement subjectif, où l’on sert les vieux et les églises, au détriment des jeunes et de la culture. C’est un choix. Mais ce n’est pas forcément étonnant de la part du gouvernement, où la ministre de la Culture ne sert à rien, et où Castex et Macron sont à la barre. La cérémonie des Césars a tout de même offert quelques prises de position très belles, si l’on excepte le mépris de classe envers la prestation de Corinne Masiero.

La nécessaire transition écologique va-t-elle faire baisser le niveau de vie ?

Vue de Senlis, Oise (Hauts-de-France) @ Wikimédia Commons

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le progrès technique a rendu possible une amélioration exceptionnelle du niveau de vie dans les pays occidentaux, mais il fait croître dans le même temps l’empreinte carbone au point de n’être plus soutenable pour l’environnement. Faut-il en déduire hâtivement que la transition écologique suppose de faire baisser drastiquement le niveau de vie ? L’histoire montre qu’il n’y a pas de corrélation stricte entre développement humain et augmentation exponentielle des émissions des gaz à effet de serre. Tirons-en un enseignement pour mettre en œuvre un triple modèle d’organisation collective à travers la transition écologique : redistribution des richesses, réindustrialisation nationale et aménagement du territoire.

Notion largement admise, quoiqu’encore débattue sur le plan chronologique par les géologues, l’anthropocène désigne une période de l’histoire terrestre marquée par la manière dont les activités humaines affectent la lithosphère (la surface de la terre), commençant avec la révolution industrielle en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Lié à l’exploitation des ressources naturelles, le progrès technique et matériel s’est depuis lors accompagné d’une croissance exponentielle de l’empreinte carbone, provoquant le réchauffement climatique auquel nous faisons face. Ce même progrès a permis l’amélioration prodigieuse du niveau de vie des individus et des ménages, surtout dans les pays marqués par un capitalisme keynésien de redistribution (Welfare capitalism). Faut-il déduire de la crise climatique actuelle l’idée que tout modèle de développement humain conduit forcément au désastre écologique ? Le concept de « développement » désigne à la fois le niveau de richesse matérielle d’une société (l’équipement domestique, les infrastructures publiques, le patrimoine des ménages…) et le modèle social et humain qui l’accompagne. La possibilité du développement repose ainsi sur des critères matériels sans pour autant s’y réduire entièrement puisqu’il vise le bien-être des individus, une notion complexe qui recoupe des réalités à la fois économiques, sociales et psychologiques. Il faut ainsi questionner l’hypothèse selon laquelle la transition écologique supposerait la baisse du niveau de vie.

Une révolution industrielle avant l’anthropocène

L’histoire montre que le développement humain n’a pas toujours été producteur d’émissions carbones en quantités démesurées, car après tout, la machine à vapeur n’est pas l’acte de naissance de l’humanité. Historien de l’art médiéviste, spécialiste des techniques et prospectiviste, Jean Gimpel a consacré sa vie à réhabiliter le Moyen-Âge. Il l’interprète comme une période de confiance dans le progrès, en considérant même que l’homme médiéval y croyait profondément à l’inverse de celui de l’Antiquité qui en ignorait le principe de linéarité. Gimpel voit dans le dynamisme technologique et culturel de la France des XIIe et XIIIe siècles une révolution industrielle à l’époque médiévale. Dans Les bâtisseurs de cathédrales[1], il écrit qu’« en l’espace de trois siècles […] la France a extrait plusieurs millions de tonnes de pierres pour édifier 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d’églises paroissiales. ». Les terroirs sont remembrés, les paysans défrichent les forêts. En évoquant les activités textiles et l’abattage des bœufs qui polluent les eaux urbaines comme la Tamise à Londres et la Seine à Paris, Gimpel montre ainsi que l’environnement a été affecté et détérioré au Moyen-Âge, soit bien avant le XIXe siècle. Sur un territoire plus restreint qu’aujourd’hui, la France atteint les 20 millions d’habitants vers 1320, soit autant que la Scandinavie contemporaine. C’est le grand pas en avant des XIe – XIIIe siècles dont nos paysages contemporains portent encore la marque, décris par Marc Bloch dans Les caractères originaux de l’histoire rurale française[2]. Aujourd’hui, les clochers romans et gothiques dominent encore les paysages agraires et leurs vastes openfields à la sortie de l’agglomération parisienne. Les flèches des cathédrales sont toujours les monuments les plus hauts dans de nombreux départements français et la quasi-totalité des paroisses du bassin parisien connaissent des reconstructions d’églises durant le Moyen-Âge tardif. C’est en observant l’appareillage des plus grandes églises que certains historiens ont découvert que les bâtisseurs gothiques ont inventé la construction préfabriquée des pierres en carrière et sur le chantier. C’est une méthode à laquelle la France n’aura de nouveau recours en masse qu’après la Seconde Guerre mondiale avec la préfabrication lourde en panneaux prédéfinis, comme le système Camus pour la reconstruction des années 1950. De ce formidable progrès technique, Gimpel va même jusqu’à penser que l’agriculture du XIIIe siècle pourrait être un modèle d’aménagement pour perfectionner les techniques agricoles de ce que l’on appelait le « tiers-monde » durant les années 1970. Il en a déduit une vision non linéaire et cyclique de l’histoire, déterminée par les lois de l’innovation technologique où aux grandes périodes d’expansions succèdent des phases de « plateau technologique » (ralentissement de l’innovation) puis de déclin. Dès la fin du XIIIe siècle, le développement social et technologique entre en stagnation et correspond à ce que l’historien Emmanuel Le Roy-Ladurie appelle « l’histoire immobile » entre le XIVe et le XVIIIe siècles.

Le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme.

Méconnu dans l’Hexagone, l’historien et philosophe américain Lewis Mumford anticipe avec 70 ans d’avance certaines thèses de Bernard Stiegler sur la technique et le temps. Mumford écrit dans Technique et civilisation[3] que l’impact véritable de la technique sur la civilisation humaine et sur son environnement remonte à l’avènement au XIe siècle de l’« âge éotechnique » en Europe occidentale. Située à l’aube de la technologie moderne, cette ère, qui s’achève vers 1750, se caractérise par le développement de techniques nouvelles grâce à l’usage du fer et à la généralisation de l’énergie hydraulique et éolienne. Rigoureusement intransportable, celle-ci se manifeste par une grande dispersion géographique des sources de production grâce à la densité d’implantation des moulins, à la fois dans les zones urbaines et rurales. Les énergies renouvelables contemporaines en reprennent le principe de déconcentration spatiale mais avec une capacité de rendement et de transport plus élevée (voire peut-être de stockage contre leur intermittence). L’invention de l’horloge dans les monastères bénédictins et cisterciens marque l’avènement progressif de la mécanisation et du règne de la technologie sur la civilisation humaine, car c’est en mesurant le temps qu’on peut ensuite maîtriser l’invention du chemin de fer et, comme aujourd’hui, les technologies de communication. Quoique l’origine bénédictine des horloges ait été depuis remise en question, la thèse générale de Mumford dans Technique et civilisation rejoint l’idée de Gimpel selon laquelle le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme[4], au point qu’il devient difficile de donner une date précise à l’avènement de l’anthropocène. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples d’une incidence anthropique sur l’environnement et les paysages qui remonte même bien avant le Moyen-Âge, si l’on songe à la maîtrise de l’irrigation et à la naissance de l’agriculture en Mésopotamie.

Vers la fin du progrès technique ?

Ferons-nous toujours preuve d’un rationalisme conquérant comme nos ancêtres essarteurs de la Beauce ? Notre époque peut-elle encore s’engager sur la pente ascendante du progrès matériel, comme ce fut le cas dans la France du XIIIe siècle et le monde anglo-américain du XXe siècle ? Dans La fin de l’avenir, la technologie et le déclin de l’Occident, Jean Gimpel s’exerce à la prospective[5]. On y lit ces lignes surprenantes : « Depuis la contre-culture et Mai 68, la psychologie du Français, comme celle de l’Américain, s’est modifiée dans le sens d’une rupture avec l’avenir matérialiste ». Il imagine la fin du progrès technologique pour les décennies à venir, notamment sous les coups du combat écologiste, avec comme conséquence la stagnation du développement humain. Cet ouvrage nous renvoie à l’idée, difficile à admettre, du déclin économique et social de la France contemporaine. Cette hypothèse a été récemment interrogée par l’historien et anthropologue Emmanuel Todd dans Les luttes de classe au XXIe siècle[6]. A la suite de la crise économique de 2008, il entrevoit l’amorce d’une baisse du niveau de vie orchestrée par l’État en impliquant une remontée des conflits de classe pour les décennies à venir. Plutôt qu’un enrichissement de la classe moyenne supérieure (à l’exception des 1% les plus riches dont le revenu augmente), Emmanuel Todd conçoit une stabilisation des inégalités pour 99% de la population dont la baisse de niveau de vie se manifeste par un ensemble de variables démographiques comme la chute du taux de fécondité. L’ouvrage est paru un an après le début des gilets jaunes, un mouvement populaire dont la mobilisation originelle s’explique par le refus d’une augmentation de la taxation des prix du carburant. Lors des tout premiers évènements, les gilets jaunes ont été particulièrement nombreux à manifester dans les zones dont le niveau d’équipement a récemment décliné : un article du Monde en date du 15 janvier 2021 relevait que « 30% des communes ayant perdu leur supérette dans les dernières années ont connu un évènement gilets jaunes, contre 8% pour les autres ». En obligeant les habitants à effectuer des distances plus longues en voiture pour se rendre dans les commerces alimentaires, la taxation du carburant fournit l’exemple d’une mesure écologique qui affecte particulièrement les marges en sous-équipement où se concentrent les faibles revenus. L’écologie libérale fait ainsi baisser le niveau de vie.

La transition écologique va-t-elle porter un coup fatal en altérant définitivement la qualité de vie ? Il faut à tout prix l’éviter car la préservation de l’environnement suppose de limiter la quantité des biens matériels produits et mis à notre disposition. Nous sommes également bien plus nombreux sur Terre : de 500 millions à la fin du Moyen-Âge, nous sommes passés aujourd’hui à 7 milliards, ce qui nécessite toujours plus d’épuisement et de partage des ressources naturelles. En ce sens, la lutte des gilets jaunes pour le maintien du niveau de vie constitue, au sein du monde développé, l’avant-garde politique des conflits de demain, dans la droite lignée de la modernité politique initiée par la Révolution française.

Rebâtir notre modèle social et technologique pour lutter contre la baisse du niveau de vie

Il existe des solutions. En premier lieu, il faut conduire une politique keynésienne d’État social pour répartir les richesses inégalement détenues. Ensuite, une stratégie de souveraineté politico-économique et de réindustrialisation verte doit réconcilier la protection de l’environnement avec le redéploiement d’une production nationale. Enfin, le retour à l’aménagement volontaire du territoire permettrait d’articuler la gestion collective des ressources d’énergie en voie de raréfaction avec la garantie d’un accès universel et égalitaire à l’équipement sanitaire, commercial et culturel. Selon la définition qu’en donne Eugène Claudius-Petit au conseil des ministres en 1950, l’aménagement du territoire désigne l’action d’organiser harmonieusement l’implantation humaine dans l’espace afin de la disposer en fonction des « ressources naturelles » et des « activités économiques ». Il constitue la méthode la plus volontariste pour mener à bien les grandes réorientations industrielles et écologiques. Assez analogues à l’approche anglo-saxonne du welfare planning, ces trois programmes doivent permettre de lutter contre le déclin français en maintenant le meilleur niveau de vie possible à travers la transition écologique.

Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté […], ni décroissance générale de l’autre […]. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech.

C’est ce que l’urbaniste écossais Patrick Geddes, repris par Lewis Mumford, appelait en quelque sorte de ses vœux par l’avènement d’un « âge néotechnique » fondé sur des circuits agricoles de proximité, une offre d’électricité sans charbon ni fer, et une technologie au service du bien-être de tous, qui n’aliène pas l’individu. Selon un modèle analogue, Jean Gimpel défendait l’initiative de la Technologie intermédiaire (Appropriate technology) visant à adapter les innovations techniques à la réalité historique et anthropologique des sociétés contemporaines, selon leur niveau de développement. Elle demeure aujourd’hui largement ignorée par l’écologie politique, si bien que l’UNESCO s’en est ému récemment en dénonçant l’absence de remise en perspective culturelle et anthropologique des scénarios de transition. Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté, naïvement nourri par le solutionnisme de la géo-ingénierie ou de la smart city, ni décroissance générale de l’autre pour revenir à un supposé état de nature révélateur de la méconnaissance des lois de l’histoire humaine. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech selon les spécificités géographiques et historiques. D’un côté, contre les grands projets inutiles d’aménagement métropolitain et l’artificialisation des sols, il faut renouer avec les restaurations du patrimoine culturel et la préservation des terroirs (schéma d’affectation des sols, réimplantations des haies bocagères, remembrement écologique des openfields, spécialités culinaires et « produits » régionaux). L’économie planifiée doit servir la fabrication d’objets non obsolescents et durables, dans une quantité qui répond aux besoins réels, en réemployant parfois certaines méthodes anciennes au lieu de recourir constamment à l’innovation. De l’autre côté, il s’agit de développer des technologies de pointe utiles en passant à une diversité de sources d’énergie décarbonées qui garantissent l’emprise au sol la plus limitée possible pour préserver l’environnement, et de développer la recherche scientifique comme le projet de fusion nucléaire au centre d’études de Cadarache (Bouches-du-Rhône). Il faudra également maîtriser la décarbonation de l’industrie relocalisée. La possibilité d’un tel compromis raisonné entre low-tech et high-tech devra prouver que l’homme est suffisamment ingénieux pour différencier son œuvre de celle de la nature et subvenir à ses besoins sans (trop) épuiser les ressources terrestres. Car, après tout, il s’agira d’être rationaliste sans excès productiviste.

Notes :
1 – Jean Gimpel, Les Bâtisseurs de cathédrales, Paris: Seuil, 1958.
2 – Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris: Armand Colin, 1931.
3 – Lewis Mumford, Technique et civilisation, 1934, traduction et réédition française Paris: Parenthèses, 2016.
4 – Voir Lynn Townsend White, jr, The Historical Roots of Our Ecologic Crisis, chap. 5 in Machina ex Deo : Essays in the Dynamism of Western Culture, Cambridge, Mass., and London, England, The MIT Press, 1968, p. 75-94
5 – Jean Gimpel, La fin de l’avenir : la technologie et le déclin de l’occident, Paris: Seuil, 1992.
6 – Emmanuel Todd, Les luttes de classe au XXIe siècle, Paris: Seuil, 2020.