« La trajectoire de transfuge de classe n’est pas linéaire » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Premier volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la deuxième partie de cet entretien ici.


LVSL – Vous avez fait le choix d’écrire Retour à Reims sur le mode d’une autobiographie transfigurée en analyse historique et théorique, que certains critiques ont d’ailleurs nommé une auto-sociographie. Pourquoi ne pas avoir choisi la voie littéraire pour cette archéologie de la subjectivation, et quelle est finalement la supériorité de la théorie sur la littérature dans ce contexte ?

Didier Eribon – Ce mode d’écriture n’est pas vraiment un choix. Disons plutôt qu’il s’est imposé à moi dans la suite de mes ouvrages antérieurs, même si j’ai essayé de faire quelque chose de tout à fait nouveau. Je n’ai jamais envisagé d’écrire ce livre comme un texte littéraire, dans la mesure où je ne me considère pas comme un écrivain. Certains l’ont fait avant moi, et je pense notamment à Annie Ernaux avec ses livres superbes que sont La Place ou Une femme. Ce sont des livres que j’admire et auxquels je rends hommage dans Retour à Reims. Mais mon registre d’intervention et d’écriture est différent : c’est celui de la sociologie, de la théorie politique, de la philosophie. Je n’ai pas considéré ce livre, en l’écrivant, comme une autobiographie transfigurée en analyse politique, mais plutôt, à l’inverse, si j’ose dire, comme un ensemble d’analyses théoriques et politiques qui allait prendre comme modalité d’écriture un récit autobiographique ou, pour employer un terme plus exact, auto-analytique. J’ai voulu y développer une philosophie de la subjectivation : au cœur de ma démarche se trouve la question de la subjectivité, comme étant toujours inscrite dans le social, comme étant sociale de part en part. L’autoanalyse a été pour moi un moyen de mener à bien une analyse théorique générale ; mais cette démarche répondait aussi à une nécessité personnelle : je me suis senti poussé à écrire ce livre pour m’expliquer avec moi-même, c’est-à-dire m’expliquer sur mon rapport avec ma famille, mes parents, la classe sociale d’où je viens, et la distance entre celle-ci et la classe sociale dans laquelle je vis désormais…. L’autobiographie, l’auto-analyse, et l’analyse théorique se sont donc entrecroisées comme des éléments d’écriture ou des strates d’écriture dans cet effort pour « me » comprendre, c’est-à-dire, finalement, pour comprendre, à travers moi, la structure sociale, les rouages de l’existence et de la reproduction des classes sociales, dans et par le système scolaire notamment, et le fonctionnement du monde social.

J’ai défini mon projet comme une « introspection sociologique », ce qui peut sembler un oxymore, puisque la sociologie, précisément, est le contraire de la démarche qui consisterait à aller chercher la vérité en soi-même. Elle part de statistiques, d’enquêtes, d’entretiens, de descriptions pour reconstituer les mécanismes extérieurs. Mais il s’est agi pour moi d’explorer mon histoire et ma géographie – disons ma trajectoire – en mobilisant tous les instruments et les concepts de la sociologie telle que je la conçois (les déterminismes de classe, l’analyse du système scolaire, la reproduction sociale, le rapport à la culture, à l’art, les questions liées au genre, à la sexualité, etc.) pour établir une cartographie des mécanismes sociaux et de leur intériorisation par les agents sociaux que nous sommes tous. J’utilisais ces outils pour une exploration de moi-même à travers les strates historico-ethnographiques des différentes périodes de ma vie personnelle et collective – individuelle et sociale.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

J’ai dit dans un entretien que Retour à Reims était un livre sur le système scolaire (son fonctionnement comme machine à trier, la violence qu’il exerce) : il l’est en grande partie. Je tiens à souligner que parler d’« introspection sociologique » ne signifie nullement que ce livre serait ou tendrait vers une analyse psychologique ou psychanalytique. J’essaie au contraire de réduire autant que faire se peut la place de la psychologie et du psychologique dans ma démarche. Cette tentative d’élucidation de moi-même est une analyse sociale, qui tourne résolument le dos à la psychanalyse. Le recours à la psychanalyse tend toujours à désocialiser, déshistoriciser et donc dépolitiser les phénomènes et les processus dont il faut rendre compte.

Ma trajectoire est à la fois banale et atypique. En quoi peut-elle permettre d’éclairer le monde social ? On m’a souvent dit que mes analyses sur la force durable des déterminismes sociaux étaient démenties par mon parcours. Mais c’est faux : ce qui peut apparaître comme une exception n’infirme pas la règle mais peut servir de point d’appui pour voir comment la règle fonctionne, comment les lois sociales gouvernent nos trajectoires que l’on imagine être personnelles, individuelles. D’ailleurs, tout mon parcours a été marqué par des échecs universitaires : je n’ai pas obtenu le CAPES ni l’agrégation, j’ai été obligé d’abandonner ma thèse parce que je n’avais pas d’argent…. Mon parcours de transfuge de classe est scandé par une série d’échecs qui m’ont obligé, à chaque fois, à recomposer mes aspirations, à réorienter mes choix. Les échecs, qui me plongeaient dans des abimes d’incertitude et d’angoisse, ont pu me conduire à des situations, à des rencontres, à des hasards qui, d’un seul coup, m’ouvraient d’autres possibilités. Il est important de comprendre en quoi la trajectoire de transfuge de classe n’est pas linéaire, mais plutôt une série d’étapes dans lesquelles des difficultés, des échecs, des troubles de l’inscription sociale se présentent et imposent de réagir différemment, de se positionner différemment… C’est tout cet ensemble de phénomènes complexes que j’ai essayé de déplier et d’exposer dans Retour à Reims.

L’introspection sociologique ne signifie pas que ce livre est une analyse psychologique ou psychanalytique, mais une tentative d’élucidation de moi-même qui me permet d’éclairer le monde social.

LVSL – Vous avez notamment expliqué dans Retour à Reims que, pour vous inventer, il fallait vous dissocier. Est-ce que vous ressentez toujours aujourd’hui ce clivage en vous, entre votre origine sociale et votre parcours universitaire, ou est-ce que finalement cette inadéquation a été « résolue » par la reconnaissance publique, par la fonction presque thérapeutique de l’écriture, ou même par la réconciliation avec votre mère ?

D.E. – Je disais que pour m’inventer moi-même, il m’avait fallu différer. Quand j’étais enfant, adolescent, j’avais depuis toujours entendu, chez moi, par exemple quand mon père regardait la télévision, et autour de moi, des insultes homophobes. Je savais donc qu’il s’agissait d’une identité insultée, insultable, avant de savoir que cette identité, c’était celle que j’allais bientôt venir habiter. En le découvrant peu à peu, j’ai d’abord ressenti de la peur, de l’effroi. J’étais ce « scared gay kid » dont parle un poème d’Allen Ginsberg. Et parce que j’étais « différent », il me fallait différer. Et dans Retour à Reims, j’ai donc essayé d’analyser sous cette lumière la déviation de ma trajectoire scolaire par rapport à celle qui m’était assignée, à savoir sortir très vite du système scolaire pour aller travailler, comme l’ont fait mes frères. Cette déviation a sans doute été, en grande partie, liée à la « déviance » sexuelle : à treize ou quatorze ans, quand j’ai commencé à comprendre que j’étais en train de devenir ce qu’il ne fallait surtout pas être, je n’avais guère d’autre choix que de me dissocier de ce milieu qui était le mien, de ses valeurs (et notamment du virilisme qui y régnait…). C’est passé aussi par une adhésion à la culture, je me suis pris de passion pour la littérature, le cinéma, puis pour la philosophie…Et très vite j’ai voulu quitter la ville où j’avais vécu jusqu’à l’âge de 19 ans et qui était pour moi la ville de l’insulte, et je me suis installé à Paris, selon le parcours très classique, au fond, de ceux qui contreviennent à la norme sexuelle, qui doivent quitter l’endroit où ils vivent pour aller dans la grande ville afin de pouvoir se sentir plus libres. Ensuite, la différence, la distance avec ma famille, s’est accentuée puisque j’ai fait des études supérieures – j’étais le premier dans ma famille – et je suis devenu, après une série d’échecs universitaires, journaliste à Libération, puis au Nouvel Observateur. Puis, j’en ai eu assez du journalisme (un milieu, un univers assez détestable), et je me suis mis à écrire des livres, et puis j’ai enseigné aux Etats-Unis, avant de trouver un poste universitaire en France.

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Tout cela évidemment m’éloignait de ma famille… A la mort de mon père, en janvier 2006, je me suis demandé pourquoi je n’avais jamais essayé de le revoir. J’ai voulu réfléchir sur cette distance – sociale, de classe – qui s’était instaurée entre nous. C’est le point de départ de l’écriture de Retour à Reims. L’idée de « retour » implique qu’il y a eu un départ, un éloignement, puis une distance durable… Et que cette distance a été produite par la fréquentation du système scolaire, par l’accès à la culture légitime, par l’entrée dans d’autres milieux sociaux, dans un autre monde, dans une autre classe, etc. C’est ce que j’ai voulu analyser. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas à propos de mon père, que j’aurais bien aimé savoir quand j’écrivais Retour à Reims. Mais il était trop tard, il était mort. Je ne lui ai jamais posé de questions sur sa vie, sur sa famille, sur son enfance. Ce que je sais de lui, c’est principalement ce que ce que ma mère m’en a raconté après sa mort. À ce moment-là, j’ai renoué une relation avec elle. Ce ne fut pas un processus « thérapeutique » au sens psychologique du terme, mais plutôt, pour reprendre un mot de Bourdieu, une « socio-analyse », qui impliquait de revenir sur la question des classes sociales, et l’inscription en chacun de nous des habitus de classe. Et quand il y a une discordance dans l’habitus, un clivage entre l’habitus incorporé dans l’enfance et celui qui se recréée en nous quand on change de milieu, il n’est pas simple de surmonter cette division du moi, cette séparation qui passe à l’intérieur de soi-même. Il ne suffit pas de prendre le train pour faire un « retour » : il faut analyser les mécanismes qui produisent l’éloignement en soi-même et la possibilité ou non de le surmonter.

Ma mère est morte il y a deux ans. Donc le livre que je suis en train d’écrire sera une sorte de « Retour à Reims, volume 2 ». Le volume 1 avait eu pour événement déclencheur la mort de mon père, le volume 2 prend naissance à la mort de ma mère.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur ce livre en cours d’écriture ? Quels aspects vous permettra-t-il de développer par rapport à son premier volet ?

D.E. – Ma mère est morte beaucoup plus tard que mon père. On sait que les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes. Mais la question de l’espérance de vie, c’est aussi celle de l’espérance de vie en bonne santé. C’est pourquoi je voudrais étudier dans ce livre en cours d’écriture ce qu’est la réalité de la vieillesse, du vieillissement d’une femme qui a été ouvrière, dont le corps a été détruit par la pénibilité et la dureté des conditions de travail. Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques.

Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques.

Je ne suis évidemment pas le premier à m’intéresser à tous ces problèmes ! La littérature s’est emparée du sujet depuis longtemps. Je viens de lire un livre de Yasushi Inoué, Histoire de ma mère, qui est magnifique, tant dans sa description de la dégradation physique et mentale de sa mère, que dans le récit de sa mort. La littérature s’est beaucoup intéressée à ces réalités douloureuses et donc je ne prétends pas ouvrir des voies nouvelles dans leur évocation, mais plutôt essayer d’apporter quelque chose de neuf dans l’analyse, notamment dans le rapport à la politique. On analyse toujours le rapport au vieillissement et à la mort comme si c’étaient des mécanismes biologiques individuels. Or des historiens comme Philippe Ariès ou des sociologues comme Norbert Elias ont montré que les structures de la subjectivité, du rapport à la vieillesse et la mort se sont transformées au cours des époques. Ce sont donc des phénomènes sociaux et historiques, et donc politiques. Il y a un petit livre de Norbert Elias, La solitude des mourants, qui est un très grand livre, et que j’utilise beaucoup.

Parmi mes références  principales dans ce travail en cours figure bien sûr le livre de Simone de Beauvoir qui s’intitule précisément, La Vieillesse. Elle l’a publié en 1970, c’est-à-dire 21 ans après Le Deuxième sexe. Elle a décrit cet ouvrage comme étant « symétrique » du Deuxième sexe. Elle dit avoir voulu poser à propos des personnes âgées des questions analogues à celles qu’elle avait posées à propos des femmes. Dans l’introduction, elle souligne que les « vieillards » (on dirait aujourd’hui les personnes âgées) sont exclus de la visibilité publique, relégués hors de la vie sociale. Et que personne ne s’intéresse à eux. Je voudrais dans mon livre faire entendre leur voix, déclare-t-elle.

Mais on voit bien que cela pose un problème. Dans Le Deuxième sexe, elle se demandait comment les femmes pourraient dire « nous », et elle analysait justement le processus par lequel les femmes cessent d’être l’objet du regard des autres pour se constituer comme sujet de leur propre regard et de leur propre discours. Dans La Vieillesse, elle dit qu’elle va faire entendre la voix des personnes âgées. Cela veut dire que c’est un problème tout à fait différent : elle ne se demande pas pourquoi ces personnes ne disent pas « nous », ni comment elles pourraient se constituer comme un « nous ». Je l’avais lu quand j’étais étudiant — j’avais lu tout Simone de Beauvoir —, mais en le relisant récemment, j’ai constaté qu’elle ne posait pas la question de la même manière que dans Le Deuxième sexe et qu’elle ne s’interrogeait pas sur cette différence d’approche. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse, cela va de soi. Ce livre était une intervention majeure dans le champ intellectuel et politique à une époque où ces problèmes n’étaient guère constitués comme étant dignes d’intérêt. Elle ne pouvait pas poser toutes les questions, mais je veux engager la discussion avec son livre sur ce point, car cela renvoie à toute une série d’enjeux à propos des mouvements sociaux, de la mobilisation politique, de la représentation politique aussi : s’il est nécessaire que quelqu’un fasse entendre leur voix, c’est parce que ces personnes âgées ne peuvent pas le faire elles-mêmes. Elles ne peuvent parler que si quelqu’un parle pour elles, c’est-à-dire en leur faveur, mais aussi à leur place.

Je pars encore une fois d’une expérience personnelle pour essayer de poser des questions théoriques et politiques. Ma mère, sur son lit, dans la maison de retraite, n’arrivait pas à se lever sans aide, et elle me laissait des messages désespérés sur mon répondeur en disant qu’elle était tout le temps seule, qu’elle était maltraitée, qu’on ne lui permettait de prendre une douche qu’une fois par semaine, etc. J’appelais le médecin de la maison de retraite, qui me répondait qu’il n’y n’avait pas assez d’aides-soignants, et que cela n’était donc possible qu’une fois par semaine. Je me disais qu’il n’était pas imaginable que la situation des EPHAD soit à ce point sinistrée. Mais c’était pourtant vrai, et le livre d’Anne-Sophie Pelletier, Ephad, une honte française, offre des descriptions précises et dresse un constat terrible sur cette situation.

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Ma mère s’est littéralement laissée mourir. Elle est morte un mois et demi après son entrée dans une maison de retraite. On ne peut pas dire qu’elle ne protestait pas contre la situation puisqu’elle me laissait des messages angoissés et indignés sur mon répondeur. Mais c’est une protestation qu’elle énonçait seule, dans sa chambre, au téléphone, avec pour destinataire une seule personne – moi ou l’un de mes frères – qui l’écoutait. Il est certain que dans toutes les maisons de retraite, il y a des gens qui font chaque jour la même chose. Mais comment ces personnes âgées, dans une maison de retraite, surtout quand elles ont perdu leur autonomie physique, pourraient-elles dire « nous » ? Il n’y a pas de « nous » audible de ces personnes âgées, parce qu’il n’y a pas de « nous » possible : il n’y a pas de prise de parole publique possible, ni de mobilisation politique, si ce n’est – comme Simone de Beauvoir le proposait dans l’introduction de La Vieillesse – si des gens parlent pour elles et portent ainsi leurs voix inaudibles, étouffées, de l’isolement de la chambre à la sphère publique.

C’est une question assez vertigineuse : qu’est-ce que cela signifie de parler pour des gens qui resteraient silencieux si personne ne prenait la parole pour eux ? Si des auteurs comme Simone de Beauvoir ou moi (entre autres, bien sûr) ne prenons pas la parole pour les personnes âgées, elles ne parlent pas. Par conséquent, elles ne parlent que par l’intermédiaire de ceux et celles qui parlent d’elles, qui parlent pour elles. Donc, les personnes âgées dépendantes ne peuvent pas se constituer comme un « nous » : le « nous » leur vient de l’extérieur d’une certaine manière, il est constitué par la médiation d’un porte-parole. C’est cette médiation qui peut faire entendre des paroles individuelles dispersées et qui peut les transformer en une parole collective : si je restitue la parole de ma mère, ce n’est pas seulement le cri, la plainte de ma mère que je porte dans l’espace public, c’est le cri et la plainte de toutes celles (ce sont surtout des femmes à cet âge-là) et de tous ceux qui sont dans des maisons de retraite. Le collectif est constitué par la médiation des professionnels de la santé, comme les personnels des EPHAD qui ont récemment tiré la sonnette d’alarme sur l’état de délabrement scandaleux dans lequel se trouve tout le système des maisons de retraite, ou par des auteurs comme Simone de Beauvoir en 1970, ou comme moi aujourd’hui, qui me propose de poursuivre ce travail de Beauvoir. A partir du cas de ma mère, j’essaye de m’interroger sur les processus sociaux, et de réinscrire la vieillesse et la mort dans l’analyse sociologique et théorique. Car cela nous entraîne dans une série de questions emboîtées : est-ce que ce cas-limite des personnes qui ont perdu leur autonomie physique, en train de perdre leurs facultés cognitives, aussi, parfois, ce cas extrême de la nécessité d’une représentation politique – et donc des porte-parole : syndicats, associations, partis ou écrivains, artistes, philosophes… – ne dit pas quelque chose de la mobilisation politique en général. Je veux dire : est-ce que ce n’est pas toujours le cas, à des degrés divers, sous des formes diverses ?

J’essaye de m’interroger sur les processus sociaux, et de réinscrire la vieillesse et la mort dans l’analyse sociologique et théorique.

Découvrez la deuxième partie de cet entretien ici.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

« Macron est l’incarnation de la folie du néolibéralisme » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims , essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Troisième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. 


LVSL – Pour en venir aux questions d’actualité, nous aimerions évoquer avec vous le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a surpris éditorialistes, politiciens, et bon nombre de commentateurs en raison de son ampleur, de sa durée et de la vigueur de ses revendications et moyens d’action. Avez-vous été vous-même surpris par l’irruption de cette contestation nationale, ou aviez-vous vu ce mouvement se préfigurer ?

D.E. – Pour être honnête, je n’avais pas vu ce mouvement arriver. Dans un journal allemand, en avril 2017, avant le premier tour des élections présidentielles, j’avais expliqué pourquoi je ne voterais pas pour Macron, malgré les injonctions fabriquées par tout l’espace médiatique de voter pour lui pour « faire barrage à Le Pen ». Je reprenais les analyses avancées dans Retour à Reims, écrit entre 2006 et 2009, et montrais comment l’effondrement de la gauche comme principe de perception du monde et le triomphe du programme néolibéral, qu’avait adopté et tenté d’imposer une gauche social-démocrate ayant dérivé de manière hallucinante vers la droite et que Macron, qui avait été ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande, entendait de toute évidence – il ne s’en cachait d’ailleurs pas – pousser encore plus loin… allaient aboutir à un renforcement du vote de l’extrême droite. J’avais écrit cette phrase : « Voter pour Macron, ce n’est pas voter contre Marine Le Pen, c’est voter pour Marine Le Pen dans cinq ans ». Je disais qu’il y aurait une montée du vote pour l’extrême droite dans la mesure où c’était devenu le seul moyen dont les classes populaires disposaient pour exprimer leur colère, leur écœurement, leur sentiment de révolte. Je l’avais constaté dans ma propre famille. Et tout le monde pouvait le constater en regardant les scores obtenus par le Front national. C’est bien qu’il s’était passé quelque chose. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est passé, notamment dans le Nord de la France, dans des régions qui étaient historiquement des bastions de la gauche, des bastions socialistes ou communistes. Ce sont maintenant des endroits où le Front National obtient 30%, parfois 40%, voire 50% des voix au premier tour, et beaucoup plus au deuxième tour. J’annonçais cette montée du vote pour l’extrême droite, ou sinon, comme seule autre possibilité, des émeutes populaires éclatant spontanément dans les rues, dans des soubresauts de colère et de révolte.

Didier Eribon et notre rédactrice, Noémie Cadeau – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Mais je ne m’attendais pas à des manifestations d’une telle ampleur, qui s’accompagnent (et souvent avant même qu’elles ne commencent) par de si nombreux et de si spectaculaires affrontements avec la police anti-émeute, et encore moins à l’installation dans le paysage politique et social d’un mouvement comme celui-ci, qui dure et perdure, qui persiste et résiste avec tant de ténacité malgré l’invraisemblable répression policière et judiciaire dont il a fait l’objet. N’oublions pas que 25 personnes ont perdu un œil, cinq une main, sans compter tous ceux qui ont été grièvement blessés, mutilés, le crâne enfoncé, la mâchoire arrachée, les os cassés, les bras ou les poignets détruits, ce qui signifie une vie à jamais brisée… Et il est à craindre que ce bilan effarant ne soit que provisoire, et qu’il ne s’aggrave dans les semaines et les mois à venir. Il faut mentionner également le nombre impressionnant de personnes interpellées, mises en garde à vue, condamnées et emprisonnées, arrêtées préventivement, avec souvent des incriminations dont on se demande à quel point elles sont légales, comme « participation à un groupement en vue de commette des actions violentes », parfois sous des prétextes aussi ténus qu’avoir porté un masque protection ou avoir mis au fond de sa poche du sérum physiologique pour se protéger les yeux en cas – plus que probable, puisque cela se produit systématiquement – de gaz lacrymogènes lancés sur le cortège, ou bien « rébellion » et « outrage » quand ce sont les policiers qui ont insulté, maltraité, frappé des manifestants, tout cela est absolument démentiel, et totalement inadmissible. Nous avons un gouvernement qui cherche à régner par la matraque, le lanceur de balles de défense et l’utilisation massive du gaz lacrymogène. Ils essaient de faire peur à tous ceux qui veulent s’opposer aux mesures qu’ils ont décidé d’imposer au pays, à nous tous.

Macron est l’incarnation de cette folie du néolibéralisme, profondément anti-démocratique : les gouvernants savent ce qui est bien, tandis que le peuple ignorant ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il y a d’un côté une classe dominante où tous sont passés par les mêmes écoles du pouvoir ou par les écoles de commerce et qui se prétend « rationnelle », alors qu’ils ne font que partager une même idéologie qui s’enseigne dans ces écoles, et de l’autre, les classes dominées, que la classe dominante considère comme un « peuple irrationnel », animé par ses seules passions. L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire, et il est assez amusant (bien que ça ne soit pas très drôle) de le voir repris par tous ces gens qui aiment à se présenter comme si « modernes ». L’objectif et on pourrait dire l’obsession de cette technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale. Tout ce qui relève du service public, de la protection sociale, de la sécurité sociale, de l’assistance sociale (dans le domaine des transports, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc, etc.) est la cible de ces idéologues empressés de détruire tout un modèle social, parce que cela coûte de l’argent. Selon leur vision étriquée de la vie sociale, tout doit être régi par les lois de l’économie, c’est-à-dire par les exigences de la rentabilité et du profit.

L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire.

Il y a d’un côté la volonté de défaire le service public, de démolir le Code du travail et les droits des travailleurs, de réduire le montant des retraites, de harceler les chômeurs et de les priver dès que possible de leurs indemnités de chômage (là encore, nous sommes dans un Ken Loach, Moi, Daniel Blake)… et à l’inverse, il y a cette volonté d’aider les riches, avec cette théorie absurde du ruissellement, selon laquelle cela va engendrer des investissements et, un jour (mais quand ?) cela finira par profiter à tout le monde. Or l’expérience montre, contre ces croyances dogmatiques de la théorie néolibérale, que lorsque vous donnez de l’argent aux riches, ils ne vont pas l’investir dans l’économie, mais le placer dans les paradis fiscaux, pour le faire fructifier en échappant à l’impôt avant de le redistribuer aux acctionnaires. Donc, il s’agit de prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches, qui font de l’évasion fiscale. Il y a une politique menée par les gouvernants actuels qui est d’une extrême violence. C’est cela la violence, économique, sociale, politique du néo-libéralisme. Et comme cela provoque d’intenses et massives mobilisations sociales, cette politique doit s’appuyer sur la répression policière. Cette gouvernementalité peut être caractérisée comme un conservatisme autoritaire : c’est une restauration conservatrice, qui tend à annuler plus d’un siècle de conquêtes sociales, une véritable « révolution » (c’est le tire du livre de Macron) réactionnaire, une contre-révolution qui consiste à détruire ce qu’a construit le progrès social (par exemple, la diminution du temps de travail, qui est aujourd’hui remise en cause par les projets d’augmentation indéfinie des périodes où il faudra travailler pour espérer avoir une retraite décente), et pour briser les résistances qui se lèvent, ils doivent recourir à la brutalité, à la répression, à la violence, et faire appel à tous ces hommes habillés de bleu foncé ou de noir, cagoulés, casqués, armés qui occupent les rues des villes et des villages.

L’objectif et l’obsession de la technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale.

Aujourd’hui, j’ai peur d’aller à une manifestation. Quand j’y vais, c’est toujours avec une grande inquiétude. Beaucoup de mes amis ne vont plus manifester car ils ont peur. C’est le but recherché. Et c’est bien cela la situation du pays dans lequel nous vivons : des gens comme moi, comme eux, ont peur d’aller manifester à cause de la violence policière qui se déchaîne chaque fois contre les cortèges, qui sont attaqués, matraqués, inondés de gaz lacrymogène, quand ils ne sont pas dispersés à coups de très dangereuses « balles de défense » (qui éborgnent et mutilent) ou de très dangereuses également grenades explosives, qui blessent grièvement… J’ai vu comment procèdent ceux qu’on appelle bizarrement les « forces de l’ordre » : ils coupent les cortèges, les empêchent d’avancer, provoquent des tensions, puis chargent et frappent ceux qui protestent alors contre leurs méthodes honteuses, et bien sûr, délibérées. J’admire les gens qui osent braver cette violence policière systématique et inouïe. Je parlais des gens mutilés mais il y a eu aussi des morts : Zineb Redouane qui a reçu une grenade en plein visage. Elle avait 81 ans. Elle était à sa fenêtre, au quatrième étage de son immeuble, à Marseille. Elle est morte à l’hôpital, pendant l’opération qui a suivi. L’horrible politicien sans qualités qui occupe actuellement la fonction de ministre de l’Intérieur a osé dire qu’elle n’était pas morte d’avoir reçu une grenade, mais d’un choc opératoire. Mais pourquoi était-elle sur la table d’opération, si ce n’est parce qu’elle avait reçu une grenade dans la figure ? C’est vraiment ignoble. Et aucun policier n’a été condamné pour cela, pour la simple raison qu’aucun policier n’a été poursuivi. Ils peuvent tuer une vieille dame, impunément. Ils sont couverts par leur hiérarchie, couverts par les plus hautes autorités de l’Etat. Je dois ajouter le nom de Steve Caniço, qui est tombé dans la Loire et s’est noyé, à Nantes, pendant une intervention policière extrêmement violente que rien ne justifiait. Ah si ! il y avait une raison : ces jeunes gens faisaient trop de bruit, le soir de la Fête de la musique, sur un quai éloigné, au bord du fleuve. Donc la police les a chargés, frappés, asphyxiés, bousculés, apeurés en pleine nuit…

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

On pourrait penser que la police aujourd’hui est devenue totalement folle, hors de contrôle. Et que ceux qui la commandent, ceux qui la justifient, ceux qui l’exonérèrent de ses méfaits… que tous ceux-là sont devenus fous aussi, parce qu’ils sont paniqués par l’ampleur du soulèvement qu’ils ont déclenché. En un sens, c’est vrai.

Mais une analyse un peu plus profonde de la police nous enseigne que ce ne sont pas des dysfonctionnements, des bavures, des excès… Dans le livre, vraiment très impressionnant, qu’ils ont écrit ensemble, Le combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie décrivent et analysent très bien la réalité de l’ordre politique comme ordre policier. La police se donne sa propre loi, produit sa propre loi, et finalement, il n’y a rien d’extérieur à l’ordre policier, puisque nous sommes tous (à des degrés divers, bien entendu, et c’est particulièrement vrai pour les habitants des quartiers populaires) susceptibles d’être contrôlés, maltraités, arrêtés, poursuivis, emprisonnés … Si vous protestez, contre un geste arbitraire, contre un abus de pouvoir, contre un comportement illégal, ils vous arrêtent, vous mettent en garde à vue et ils vous poursuivent pour rébellion et outrage. On peut dire que ce que nous constatons aujourd’hui lors des manifestations dans le centre des villes, c‘est ce qu’il se passe dans les banlieues depuis des dizaines d’années. Les contrôles, les humiliations, les violences, les blessures, les arrestations, les condamnations pour outrage, c’est ce qu’il s’y passe quotidiennement. Je ne crois pas qu’on puisse vivre sans police, mais c’est la fonction de la police qui serait à redéfinir : la police comme protection et non pas la police come menace et danger. En attendant, il faut mettre en place des procédures de contrôle social et politique des agissements de policiers (certaines associations le font régulièrement, comme Amnesty International). Sinon, de la même manière que Foucault montrait qu’il y avait une face sombre des Lumières, qui était comme l’envers des Lumières mais en même temps leur condition de possibilité, à savoir la « surveillance » et la « discipline » comme quadrillage généralisé des corps et des vies par « l’œil » du pouvoir, par les institutions du pouvoir, on peut dire qu’il y a une face sombre de la société démocratique, à savoir la « police », l’ordre policier, au sens d’une force qui se donne à elle-même sa propre loi, qui quadrille et contrôle l’espace public et qui donc décide de ce que sont et peuvent être les vies – et parfois jusqu’à la suppression de celles-ci – des individus.

Pour revenir à votre question sur le mouvement des Gilets jaunes, je crois bien avoir été un des premiers parmi les gens extérieurs à ce mouvement à les soutenir. Au début, j’étais plutôt circonspect. Mais j’ai très vite compris qu’un tel mouvement, très composite, très hétérogène, sans structure préalable d’organisation ni discours élaboré antérieurement au rassemblement et à l’action, sans véritable porte- parole, etc., n’avait pas une signification donnée, figée. La force des réseaux sociaux comme nouveau vecteur de la mobilisation politique est assez remarquable ici, et cela change beaucoup de choses. On a assisté à une forme assez traditionnelle de jacquerie, de soulèvement de la plèbe contre les pouvoirs et l’injustice, et notamment contre l’injustice fiscale, mais se donnant désormais toutes les ressources offertes par les technologies modernes comme moyen de communication et donc d’organisation. La signification du mouvement, l’expression et la perception de cette signification, étaient aussi des enjeux de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. L’extrême-droite voulait s’approprier cette révolte. On pouvait récuser cette appropriation et tenter de donner un autre sens à ce qui était en train de se passer. Edouard Louis l’a fait immédiatement car il a reconnu, dans les images qu’il voyait de ces émeutes urbaines, des visages qui ressemblaient de fort près à ceux de sa famille, de son village…Il a reconnu, dans les discours qui étaient tenus sur ces gens qui laissaient exploser leur colère, tout le mépris de la classe dominante, de la bourgeoisie, du journalisme mainstream à l’égard des pauvres, des « gueux », et il s’est senti personnellement agressé par ce mépris. Ce que disaient les journaux des Gilets jaunes, c’était pour lui comme des insultes lancées à sa propre famille et à son propre milieu social, à son propre père à qui il venait précisément de consacrer un livre, à son corps détruit, au destin réservé à ceux qui n’ont rien (Qui a tué mon père) Et il a décidé de soutenir activement les Gilets jaunes. D’autres, très vite, les ont soutenus : les responsables de la France insoumise, des militants écologistes, des militants queer… Assa Traoré et des membres du Comité Adama ont participé aux « actes » des samedis en proclamant : « Nous ne sommes pas des soutiens des Gilets jaunes, nous sommes des Gilets jaunes, et cela fait 20 ans que nous sommes des Gilets jaunes ». Et tout cela évidemment a contribué à transformer la physionomie et le périmètre revendicatif de ce vaste mouvement de protestation et d’affirmation.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Au début, bien des intellectuels et des artistes ont tout de même été assez réticents. Je crois que c’est parce qu’il existe une mythologie du peuple. On a dans la tête des images du peuple bon, moral, décent, politisé… tous ces vestiges de l’ouvriérisme marxisto-communiste. Et quand arrive le peuple réel, on ne reconnaît pas ce peuple idéalisé. Les doctes se sont penchés sur le peuple qui descendait dans la rue et ne l’ont pas reconnu comme celui qu’ils avaient fantasmé et dont ils attendaient la venue. Ils ont donc détesté ce peuple réel qui parlait mal, tenait des propos vulgaires, notamment à l’égard de Brigitte Macron. Je ne vous cacherai pas que c’est un registre d’attaques que je n’aime pas beaucoup. Mais je sais aussi que la satire, la caricature, l’excès verbal ou pictural ont toujours fait partie de l’arsenal de la protestation politique et de la révolte. C’est une violence symbolique, allégorique ou métaphorique, et qui répond à la violence sociale, économique, politique et policière, bien réelle celle-ci, exercée par le pouvoir. Et c’est un instrument de contre-pouvoir assez efficace.

Je crois qu’il existe une mythologie du peuple.

J’ai été favorable aux Gilets jaunes et je le suis toujours, dans la mesure où les revendications se sont développées, approfondies. Je dois dire que je n’aime pas le côté institutionnel des revendications brandies par une partie du mouvement.  Par exemple, la revendication du RIC, ou d’une « Constituante ». Quand les gens ont du mal à finir les fins de mois, quand il s’agit de lutter contre la violence sociale, la violence de classe, je trouve que concentrer l’attention sur des questions institutionnelles non seulement n’a guère de sens, mais est même dangereux. Transformer les problèmes économiques, sociaux, politiques en démarche institutionnelle formaliste, en questions de procédures, c’est reconduire une mythologie du peuple qui a pour corollaire un oubli de la question des classes (comme on le voit dans l’opposition entre le peuple et l’élite, ou le peuple et l’oligarchie, les 99% et les 1%…qui dissout le problème de la conflictualité de classes, car je me demande bien quel « nous » mobilisé, et durablement mobilisé, il serait possible de construire sur de telles bases conceptuelles, étant donné les différences gigantesques qui séparent ceux qui sont les privilégiés au sein de ces 99% de ceux qui sont les plus défavorisés). Toute cette rhétorique est non seulement vaine, mais elle fait exister un type de problématique politique qui est précisément celui contre lequel nous devrions, pour reconstruire une gauche oppositionnelle, une gauche critique, nous définir.

Et puis, la notion de « peuple », chez ceux qui en font un étendard – ce que je peux comprendre, en termes stratégiques -, mais qui en font aussi la catégorie politique à laquelle tout est référé, s’articule à l’idée de  « patrie » (au début de Podemos, en Espagne, le slogan « El pueblo contra la casta » était synonyme de « La patria contra la oligarquia ») et donc d’appartenance nationale, de sentiment national (certains sont allés jusqu’à prendre les émotions qui s’emparent d’une « nation » quand « son » équipe de football joue un match important comme l’exemple paradigmatique de ces émotions du « peuple », et moi qui suis gay, je ne me suis jamais senti très à l’aise avec ce genre de ferveur sportive et patriotique, qui n’est jamais exempte de masculinisme, d’homophobie… ). Et surtout, je reste attaché à la tradition internationaliste de la gauche et je me méfie de l’idée de « peuple » articulée à la notion de patrie avec comme exemple la communion nationale dans la célébration de la victoire de l’équipe de football, car l’on sait bien que les mêmes affects peuvent partir d’un côté ou de l’autre, devenir incontrôlables (même si je ne nie pas du tout, loin de là, le rôle des affects dans la mobilisation politique… Il reste néanmoins à déterminer quels affects on essaie de favoriser et quels affects on essaie de contrer). D’ailleurs, je ne crois pas que soit exactement ce que dit Chantal Mouffe, pour les travaux de qui, cela va sans dire, et malgré nos désaccords évidents, j’ai un très grand respect. Elle essaie en effet, de penser le « peuple » à « construire » comme une « chaîne d’équivalences » des mouvements oppositionnels et non pas comme une unité fusionnelle (et donc nécessairement aussi excluante qu’intégratrice). Mais il faut alors de poser la question de savoir comment s’articulent les différents mouvements dans la chaîne d’équivalences. Est-ce que tous les mouvements seront vraiment équivalents ? Et peuvent-ils toujours s’articuler les uns aux autres (on sait qu’il peut y avoir de fortes tensions entre différents mouvements : en mai 68 et au cours des années qui ont suivi, les choses ne se passaient pas très bien entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ou le mouvement homosexuel!)

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Les mouvements ne forment pas un « peuple ». Ils ont chacun leur démarche et peuvent, à certains moments, comme on le voit aujourd’hui, s’articuler les uns aux autres. Les mouvements ont tous leur propre histoire, leur temporalité, leur délimitation des problèmes, leurs modes d’action… Le temps de la politique est un temps hétérogène. Et cette hétérogénéité perdure même quand les mouvements se rejoignent et se synchronisent comme ce fut le cas en mai 68. En fait, je serais tenté de dire que je suis pour une sorte de mai 68 permanent : un « mai 68 » comme concept en tout cas. Au concept de « peuple », je serais tenté de préférer un concept de « mai 68 » où la politique s’invente et se réinvente par la généralisation de la critique sur tous les fronts (le travail, l’éducation, la culture, le genre, la sexualité, la justice, le droit, la santé, la liste n’est pas limitative). C’est cette démultiplication de la critique qu’il faut soutenir, favoriser. L’activité critique généralisée, ce qui veut dire : la problématisation politique généralisée des secteurs de la vie sociale, la politisation généralisée des modes d’existence.

Je suis pour une sorte de mai 68 permanent.

Les Gilets jaunes apportent quelque chose à la politique : un mouvement sans organisation, du moins institutionnalisée, et qui perdure. C’est rare les mouvements qui durent aussi longtemps. Les grandes mobilisations, en général, ne durent qu’un moment et après il faut des structures associatives, syndicales ou des partis qui font perdurer par leur existence même les intérêts et les droits ceux qui se sont mobilisés. Or, ce mouvement ne s’arrête pas, de même que des structures institutionnelles n’émergent pas. C’est quelque chose d’assez intéressant politiquement et intellectuellement et je suis assez fasciné par la manière dont un mouvement social plus traditionnel comme celui contre la réforme des retraites (la grève, les manifestations, avec leurs banderoles et leurs ballons, les mots d’ordre syndicaux, mais avec beaucoup d’innovations et de créativité également, et porté par une ébullition dans de très nombreux secteurs) a pu rencontrer celui des Gilets jaunes. Nous vivons en ce moment un des grands moments de mobilisation et de résistance où les fronts de la lutte se multiplient et s’agrègent dans une sorte… oui, de mai 68 qui dure…. (encore que je n’utilise cette idée de « mai 68 » que comme un cadre conceptuel à redéfinir sans cesse, car il faut éviter de vouloir toujours ramener le présent à du déjà connu ou du déjà vécu). Contre la violence du macronisme et plus généralement du néolibéralisme qui s’abat sur nos vies, partout et dans les moindres détails, je me réjouis de voir surgir ces mobilisations massives et obstinées qui mettent à mal le régime et le système.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

« Le mouvement des Gilets Jaunes a permis d’être un peu moins malheureux » – Entretien avec Laurent Jeanpierre

Laurent Jeanpierre est professeur de science politique à l’Université Paris 8 à Saint-Denis. Il a publié l’année dernière In Girum – Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte). Un livre qu’il considère à la fois comme le dernier commentaire « sur le vif » du mouvement des Gilets Jaunes et comme le premier d’une série d’ouvrages qui viendrait interroger en profondeur ce qui s’est joué sur tous les ronds-points de France. Car il importe de situer le mouvement dans un lent renouveau des répertoires de l’action collective dont l’une des métamorphoses implique une relocalisation de la politique. Une tendance de fond, qui déborde depuis plusieurs années déjà les canaux traditionnels de contestation, et ouvre avec elle de nouvelles perspectives. On ose le mot « Commune », « Utopie ». Mais, ce n’est pas au nom d’un idéalisme béat ou d’un éloge de « la proximité », mais bien d’une volonté critique de penser les alternatives, sur le plan théorique et pratique. Une réflexion qui conduit également Laurent Jeanpierre à interroger, en miroir, les technologies de gouvernement du néolibéralisme, qui travaillent à maintenir un rapport au possible et au futur entravé. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.



LVSL – Éditorialistes, politistes, universitaires… tous ont voulu « comprendre » le mouvement des Gilets Jaunes, en cherchant le plus souvent à appliquer des grilles d’analyses déjà prêtes à l’emploi. À l’inverse, vous écrivez : « Plutôt que d’éclairer le mouvement, je propose au contraire de se laisser ébranler par lui. » Quelles certitudes ce dernier a-t-il fait chanceler ?
 

Laurent Jeanpierre – Il faut situer la réponse dans le moment où nous parlons : on est en décembre 2019, un an après le mouvement. On ne peut plus dire exactement la même chose que ce qu’on a ressenti en lisant les analyses « à chaud », en provenance des discours politiques, scientifiques ou journalistiques sur les Gilets Jaunes. Ce qui me frappe pourtant, c’est qu’il y a eu et il y a encore comme un effet de révélation qui entraîne immédiatement une volonté de savoir. Une grande partie de la population a découvert les conditions d’existence et aussi le rapport à la politique d’une autre fraction de la population qui semblait complètement ignorée.

Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. L’idée selon laquelle des gens qui n’ont pas de compétences politiques apparentes ni d’expériences militantes antérieures, qui se désintéressent de la politique, qui n’énoncent pas la politique selon les codes de la presse, du monde des professionnels de la politique ou du militantisme, des écoles de science politique, et qui n’ont pas d’autres ressources relationnelles, économiques, visibles, sont incapables de faire de la politique a été profondément ébranlée.

« Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. »

Cette remise en cause des certitudes explique aussi pourquoi on a volontiers qualifié le mouvement d’informe ou de chaotique. On ne parvenait pas à comprendre qu’un tel mouvement puisse se structurer de manière autonome. Or, j’insiste, c’est un mouvement qui n’est pas dépendant d’organisations, mais qui n’est pas sans désir de structuration. Un désir très critique et très vigilant par ailleurs, mais cependant bien présent.

À titre de comparaison, il est remarquable qu’un mouvement comme Nuit Debout, par exemple, n’ait pas entraîné la même réaction. Alors qu’il était paradoxalement plus proche sociologiquement de ce que sont aujourd’hui les universitaires, les journalistes ou encore les professionnels de la politique, il a donné lieu à beaucoup moins d’étonnement, beaucoup moins d’enquêtes que le mouvement des Gilets Jaunes. Ce dernier offre une leçon à la fois pour les sciences sociales et pour l’agir politique.

LVSL – Que répondez-vous à ceux qui estiment que le mouvement des Gilets Jaunes n’a servi à rien, ou pour filer votre métaphore, a « tourné en rond » ?

L. J. – Cela renvoie à une question très difficile en histoire, celle de comprendre les effets d’un soulèvement. Je pense qu’il faut avoir vis-à-vis de cette interrogation un regard beaucoup plus ouvert que celui qui prévaut d’ordinaire. Dans les démocraties représentatives, la question des effets d’un mouvement social est surdéterminée par le problème du débouché électoral. Or, on voit bien qu’à une époque où tous ces systèmes politiques sont en crise, alors que la défiance envers la représentation ne cesse de grandir, cette lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement.

« La lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement. »

Dans le cadre de la mobilisation des Gilets Jaunes, qui est par essence méfiante à l’égard du jeu politique institutionnel, on voit bien, avec le recul de l’automne 2019, qu’une cristallisation politique, nette, tranchée, sera difficile à trouver. Je crois plutôt à un devenir lent et diffus qui se traduira notamment par des formes d’engagements au niveau local, au niveau associatif, au niveau communal. Cela n’a rien de spectaculaire et cela va évidemment passer complètement sous le radar des caméras qui ont regardé la destruction des Champs-Élysées en décembre 2018 avec effroi, mais cela ne veut pas dire que cela n’aura pas d’effet transformateur. L’autre développement possible, qui n’a rien de contradictoire avec celui que je viens d’envisager, est celui d’un bouleversement biographique. Là encore, ce n’est pas une possibilité négligeable, même si elle ne trouvera pas à se dire sur les plateaux de télévision. Les Gilets Jaunes auront peut-être appris à voir le monde autrement, une bonne fois pour toute, et c’est déjà fondamental.

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Gilets Jaunes, Place Bellecour, Lyon, 2019.

Quant à savoir si le mouvement « a tourné en rond », il faut se souvenir que rien n’est circulaire dans un soulèvement. Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation.

« Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation. »

Les gens ont découvert que leur condition n’était pas singulière, mais partagée. Cet effet fut d’autant plus fort pour ceux qui découvraient sur les ronds-points, pour la première fois, la prise de parole, la manifestation, le collectif. Aussi, et cela a été souvent entendu sur les ronds-points, le mouvement des Gilets jaunes a permis d’être un peu moins malheureux, d’être un peu moins seuls. Il y a, en cela, quelque chose d’irréversible, qui est la caractéristique propre de ce qui fait « événement ».

LVSL – Si les Gilets Jaunes ont mis en échec les canaux de contestation traditionnels de la gauche et du « mouvement social », comment rendre compte de l’hybridation ou de la juxtaposition à laquelle on assiste actuellement dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, où cortèges syndicaux et gilets jaunes semblent marcher, pour la première fois, côte à côte ?

L. J. – Le préalable, ici, c’est de s’accorder sur le fait que dans l’expression « mouvement social, » le terme de « mouvement » obscurcit le fait qu’il y a un caractère plus ou moins institué des mobilisations. De la même manière qu’il y a des institutions de la « compétition électorale », si l’on veut parler le langage de la science politique, il y a des institutions du mouvement social (syndicats, associations, ONG…). Il se trouve qu’en France ces institutions ont perduré et qu’elles ont un rôle par rapport à l’appareil d’État qui n’a pas beaucoup bougé depuis 1945.

« Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale. »

Il y a en réalité une solidarité historique très forte entre les organes de régulations du capitalisme et les organes de régulation de la conflictualité sociale. En France, le néolibéralisme a pénétré un peu plus tardivement que dans d’autres pays comparables et la « mission historique » du gouvernement et d’Emmanuel Macron est d’en achever le déroulement. En face, vous avez des forces de résistances, issues du compromis social antérieur, qui survivent et résistent tant bien que mal. Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale.

Les Gilets Jaunes doivent dès lors être envisagés comme l’une des irruptions parmi d’autres qui échappe à ces institutions de régulation des conflits sociaux. En réalité, c’est depuis 1968 que ce qui fuit est massif : les mouvements issus des minorités, le féminisme historique, le mouvement écologiste… Les Gilets Jaunes ont cependant la particularité de venir sur le terrain même de ce qui était porté historiquement par les institutions du mouvement social, c’est-à-dire sur le terrain du pouvoir d’achat et de la justice sociale. Ils reprennent également à leur compte des critiques et des demandes qui infusent depuis plusieurs années. L’exigence de démocratie radicale par exemple est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. Si on a ce schéma historique très général en tête, on conserve à la fois l’idée qu’il y a une singularité, une originalité réelle du mouvement des Gilets Jaunes et celle qu’il s’inscrit dans une série plus longue. Et il faut se demander si ce qui était jadis des canaux alternatifs et minoritaires de la contestation ne tendent pas à devenir non seulement dispersés, intensifiés, mais majoritaires.

« L’exigence de démocratie radicale est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. »

Plus empiriquement, concernant la situation actuelle, il y a deux répertoires d’action qui coexistent chez les Gilets Jaunes et dans le mouvement social. Cette coexistence peut donner lieu à plusieurs types de résultats : une absorption des Gilets Jaunes par le mouvement social, mais je ne pense pas que cela soit ce à quoi on assiste ; une indifférence et une défiance réciproque entre les deux, un scénario malheureusement plus proche de l’état des lieux qu’on observe parfois sur le terrain ; ou, une « gilet-jaunisation » du mouvement syndical. On observe quelques signes de cette dernière dynamique, notamment dans la défiance des bases syndicales envers les centrales. Il y a une volonté d’auto-organisation très importante, une multiplication des actes de désobéissance, de défiance, des blocages, des modes d’action nouveaux… Multiplication qui explique aussi l’intensité et la durabilité du conflit social en cours et la probabilité que la contestation contre ce gouvernement soit une ligne de basse constante de toute la fin du quinquennat. La question reste alors ouverte pour le syndicalisme français, de savoir s’il saura se redéployer dans les années à venir.

« Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour les « institutions de la gauche » comme un véritable mirage historique. »

Enfin, si l’on est d’accord pour dire que le mouvement des Gilets Jaunes est un mouvement de destitution de la gauche, mais qui porte, en partie, des valeurs de gauche, c’est-à-dire une demande démocratique radicale et une demande de justice socio-économique, l’enjeu est de savoir comment ont réagi lesdites « institutions de la gauche ». Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour ces dernières comme un véritable mirage historique. Soit, on est confronté à du mépris (« ce n’est qu’un mouvement »), soit on observe des logiques d’instrumentalisation en vue d’un nouveau « marketing » pour les municipales, reprenant des revendications ou des sensibilités jaunes, en oubliant précisément ceux qui les ont initialement portées. Il n’y a presque aucune réflexivité des organisations, ni dans le monde syndical ni dans le monde partisan. Et le mouvement social actuel apparaît pour beaucoup comme l’aboutissement, le débouché voire la rédemption de la mobilisation des Gilets Jaunes alors que ses logiques d’émergence, de structuration, d’action sont très différentes. Je crois que tant qu’il n’y aura pas de véritable analyse, s’interrogeant sur « pourquoi » le mouvement jaune a échappé à la gauche, on n’aura pas pleinement compris ce que ce dernier avait à nous dire.

LVSL – Vous suggérez également d’envisager le mouvement des Gilets Jaunes à la lumière de l’originalité de la réaction qu’il a suscitée. Vous faites l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement, conjuguant deux technologies de pouvoir : la répression policière et la mise en place de dispositifs de démocratie participative. Un couple, plutôt surprenant… 

L. J. – En effet, c’est une hypothèse à la fois inductive, liée à la chronologie du mouvement, et systématique, liée aux transformations récentes du capitalisme néolibéral. Tout au long de la séquence des Gilets Jaunes, l’appareil répressif n’a pas cessé de se crisper. Mais Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà.

« Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà. »

Depuis 2008, les statistiques de l’armement des forces de police en Europe sont à la hausse. Souvenez-vous aussi de la gestion de la crise espagnole qui a été très violente. Ces dernières années, on a aussi vu apparaître de nouvelles lois restreignant et criminalisant des pratiques de manifestation. Pendant le mouvement des Gilets Jaunes, ce n’est pas seulement la répression policière, se faisant à coups de LBD et de matraques, qui se transforme mais tout un arsenal juridique. Le droit de manifester s’en est trouvé profondément modifié : contrôle systématique, intimidations répétées, stratégie de la peur.

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Compagnies Républicaines de Sécurité, Boulevard Voltaire, Paris.

Cette tendance répressive croissante, dans toutes les polices européennes, n’a rien d’un hasard. Elle doit être interprétée comme une « réponse » gouvernementale à la crise de 2008, qui est équivalente dans sa radicalité à celle de 1929. Sauf qu’en 1929, on invente peu à peu ce qu’on appellera plus tard le compromis fordiste ; après 2008, aucun compromis véritable n’a été recherché, on assiste au contraire à l’accélération nationale et internationale du développement du néolibéralisme, une accélération financée en partie – c’est le comble – par les groupes sociaux qui en sont les premières victimes, lors du renflouement initial, par les pouvoirs publics, des grandes banques ! Il y a là un point historiquement délirant. Face aux conséquences de cette pression néolibérale croissante, dont l’augmentation de la pauvreté, des souffrances au travail et l’ampleur des inégalités sont des indices parmi d’autres, la fréquence des mouvements sociaux augmente ; on observe depuis 2016 et sans doute depuis 2010 une fréquence d’actions protestataires que nous n’avons pas connue depuis les années 1970.

« L’État avance toujours avec deux mains : une main répressive et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole. »

Mais l’État avance toujours avec deux mains : une main répressive, qui le définit en tant qu’État à travers sa prétention au « monopole de la violence légitime », et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole qui laisse accroire que la démocratie représentative s’autocorrige et intègre la critique qui lui est faite. Cette formule double (répression intensifiée, redistribution de la parole) n’est d’ailleurs pas qu’un modèle français, mais s’épanouit dans les tous les pays qui ont suivi la vague néolibérale. La Chine, par exemple, que je considère comme l’épicentre du néolibéralisme autoritaire et le probable futur centre du système-monde capitaliste, use de la même formule – aussi surprenant cela puisse-t-il paraître.

Cela ne veut pas dire que tous les dispositifs de démocratie participative ou délibérative sont condamnés à servir ce que Bourdieu appelait « la main gauche » des États. Il y a aussi des forces et des contradictions qui peuvent faire dériver ces dispositifs vers autre chose. La mécanique du Grand Débat par exemple, qui n’avait rien de participatif, mais ressemblait bien davantage à un exercice de propagande gouvernementale, s’est enrayée alors que, parallèlement, émergeaient des formules alternatives inventées par les Gilets Jaunes, comme  le Vrai Débat ou les débats et les pratiques, certes minoritaires, inspirées du communalisme.

LVSL – Nouveau mode de gouvernement, mais aussi nouveau répertoire de l’action collective, avec une tendance de fond que vous qualifiez de « relocalisation de la politique ». Vous inscrivez ainsi les Gilets Jaunes dans la droite ligne des occupants des places, ou des ZAD, en soulignant toutefois que « l’énigme à interpréter » est désormais celle de « l’identité des instruments d’action choisis » et non celle de l’unité des revendications. Qu’est-ce qui justifie, selon vous, ce recours au local et quelles en sont les limites ?

L. J. – Je ne voudrais pas qu’on prenne mon livre pour une apologie naïve du local, d’autant que je vois bien les investissements politiques ambigus qui peuvent lui être associés. J’observe simplement que nombre de mouvements protestataires et de pratiques de résistance ou d’auto-organisation collectives sont de plus en plus décentralisés et, pour moi, c’est un fait à interpréter. Le 5 décembre [lors de la première manifestation contre le projet de réforme des retraites] par exemple, il y avait 245 points mobilisés en France, plus qu’en 1995. Cette décentralisation des manifestations doit, en partie, à la dynamique des Gilets Jaunes. Les lieux historiques du mouvement social ne sont plus des lieux d’investissement politique, pour des raisons connues qui ont à voir avec la structure du marché du travail actuel : tissu des entreprises françaises noué autour des PME, délégation et sous-traitance internationale de la production industrielle, situation du précariat démultipliée… autant de facteurs qui ont contribué à faire décliner le syndicalisme, et ont rendu déclinant cet espace d’action.

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Manifestation des gilets jaunes sur l’A51. © Jean-Paul Corlin

Par ailleurs, les stratégies de défense de la justice sociale et de la démocratie radicale n’ont pas pu être défendues à l’échelle mondiale. Le pari altermondialiste a échoué, bien que les mobilisations qui en étaient issues aient relancé activement une réflexion sur « l’échelle » pertinente de la lutte. Que reste-t-il alors comme espace politique à investir ? La nation, mais là encore, ce n’est pas le plus évident. Le pari dit « populiste de gauche » a tenté ou tente encore cette stratégie, mais je ne suis pas certain que le souverainisme dit « de gauche » ait, pour l’heure, beaucoup de victoires massives à son actif. Les forces populaires qui s’opposent au néolibéralisme devront opter et optent déjà en plusieurs endroits du globe, selon moi, au moins provisoirement, au moins tactiquement, pour une autre solution : la politisation des espaces de proximité. C’est ainsi la somme des défaites des autres formules qui produit, non pas la nécessité historique, mais en tout cas la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant.

« C’est la somme des défaites des autres formules qui produit la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant. »

Il y a parallèlement un déplacement du centre de gravité de ce qu’on appelait autrefois le mouvement historique, qui est irréductible, on l’aura compris, au « mouvement social » car il inclut la somme d’autres protestations qui modifient ou contestent les coordonnées gouvernementales. Un déplacement vers l’exigence d’une meilleure maîtrise des conditions immédiates de vie, qui inclut certainement encore les espaces de travail, mais ne s’y limite pas. Il m’apparaît que c’est cette exigence de maîtrise de son environnement, de sa vie quotidienne, de ce que certaines féministes, certains marxistes, certains écologistes appellent à juste titre les conditions de la reproduction sociale, c’est cette exigence qui vient articuler la demande démocratique radicale et les demandes socio-économiques, qui traversent de nombreux mouvements, Gilets Jaunes inclus, depuis la crise de 2008.

LVSL – Le local se colore aussi sous votre plume des noms de « Commune » et d’« Utopie ». S’ils sont porteurs d’espoirs pour certains, aux yeux de la majorité ils n’en demeurent pas moins synonymes d’impossible. Comment redonner du crédit politique à ces notions et comment faire advenir ces « utopies réelles » dont parle Erik Olin Wright ?

L. J. – On pourrait faire l’histoire intellectuelle et politique du discrédit de l’utopie, qui serait extrêmement liée à l’histoire de la Guerre froide et à la croisade antitotalitaire, ainsi qu’à une lecture très positiviste de ce qu’est la chair de l’histoire. Qui peut ignorer que, dans cette matière de l’histoire, il y ait, bien entendu, des projections imaginaires. On ne voit pas très bien ce qu’on gagnerait à s’en priver. Ces projections font l’historicité de toutes les sociétés : il ne peut y avoir de transformation historique sans projections. On peut évidemment discuter sur la nature ou encore la qualité de ces projections. Pour ma part, je m’intéresse précisément aux « utopies réelles ». Je fais une distinction entre les utopies de papier et les utopies de réel : non pas pour congédier la fonction historique des premières mais pour rappeler que toutes les utopies ne se ressemblent pas. D’autant que, derrière le mot utopie, il n’y a pas que les utopies qui se sont « auto-qualifiées » elles-mêmes. La philosophie politique de John Rawls est elle aussi une utopie de papier. Tout un pan de la théorie politique normative repose sur une grammaire utopique qui n’est pas disqualifiée.

« Le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies. »

Un des grands problèmes que nous a légué le vingtième siècle et que nous a légué, au fond, la tradition révolutionnaire, est celui de la transition vers une société « meilleure ». Cette dernière a été trop peu ou trop mal pensée : on a envisagé l’acte révolutionnaire, le moment révolutionnaire, la rupture révolutionnaire, mais le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies, travailler à une meilleure jonction entre les deux. Cela peut passer, entre autres voies, par le fait de porter une exigence empirique plus forte dans l’écriture des utopies que j’ai appelées de papier, en pensant mieux les modalités de passage entre le « maintenant » et « l’après ». Ou bien cela peut passer aussi par un travail d’enquête sur les contre-sociétés existantes. Les trajectoires socio-historiques de ces expériences collectives m’intéressent particulièrement. Toute une partie de la littérature qui envisage le changement historique est en réalité revendicative : « Nous avons un modèle de société qui fonctionne, il suffirait que vous vous y convertissiez. » Il y a un effort à faire pour penser les limites des expérimentations alternatives, des utopies réelles de toutes sortes, afin de les consolider, de manière critique et non laudative. Tel est, selon moi, l’esprit du programme de recherche envisagé par le sociologue et théoricien états-unien Erik Olin Wright à la fin de sa vie autour de ce qu’il appelait les « alternatives au capitalisme ». Et c’est, à mon sens, un programme qu’il faut préciser, poursuivre, étendre et compléter d’autres enquêtes rigoureuses sur les possibles du présent.

Quant au mot « commune », avec ou sans majuscule, il est pour moi l’un des termes avec lequel on peut réactiver la perspective communiste, entendue en son sens non pas étatisé, encore moins hérité du siècle dernier mais en un sens plus large comme mode de structuration d’une société alternative à la formation historique capitaliste. Il y a ainsi, dans l’espace de réflexion au sein duquel j’ai inscrit mon essai sur le mouvement des Gilets Jaunes, deux lignes qui se rejoignent : une ligne historico-pratique, décrite plus tôt avec le constat d’un réinvestissement du local, d’un déplacement, fût-il provisoire, du centre de gravité de la conflictualité historique de la production (économique) vers la reproduction (sociale), et une ligne théorico-politique, qui envisage la reconstitution du projet communiste après son « échec historique ». L’horizon de pensée d’une réactivation du communisme – le mot est en réalité secondaire ici car on peut lui substituer d’autres termes, comme celui de « socialisme » en son sens originaire, et bien entendu inventer aussi de nouveaux termes pour décrire cette même ligne de fuite – peut paraître « d’une autre époque » pour celles et ceux qui n’ont pas connu 1989 et tout ce qui l’a précédé mais c’est une question en réalité cruciale. J’ai souvent le sentiment que celles et ceux qui se réclament de la gauche radicale n’ont pas fait le bilan historique de l’expérience soviétique et des autres expériences historiques de socialisme ou de communisme étatisés. Ce manque de recul analytique rend impossible, voire risible, toute reformulation d’un projet « commun » de transformation profonde ou de dépassement du capitalisme, fût-il centré désormais autour de la double exigence écologique et socialiste. Quelques tentatives conceptuelles de reconstruction d’une formule communiste ont été menées dans les années 1980-1990, autour du mot « communauté » par des écrivains et des philosophes comme Blanchot, Nancy, Agamben ou encore Rancière. Mais cela n’a pas pris, pour de multiples raisons.

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Le 28 mars 1871, la Commune de Paris proclame la remise en vigueur du calendrier républicain. Gravure d’A. Lamy pour Le Monde illustré du 8 avril 1871.

La perspective communiste se reformule aujourd’hui de manière variable : il n’y a pas un projet communiste. La tradition communaliste pourrait, en quelque sorte, reprendre le flambeau. Mais c’est une tradition dont il faut encore nourrir la connaissance : elle semble aujourd’hui suffisamment ancrée pour revitaliser le projet communiste et suffisamment sous-déterminée pour accueillir des formes pratiques et des investigations théoriques assez variées. Mais, encore une fois, il ne faudrait pas faire de ce signifiant de la « commune » un nouveau fétiche. Le mouvement révolutionnaire a déjà assez souffert de son fétichisme – car il n’y a pas que le fétichisme de la marchandise, il y a aussi le fétichisme des mots d’ordre… Nous sommes dans une phase contre-révolutionnaire tellement avancée que l’enjeu n’est pas de trouver ou de brandir un nouvel étendard symbolique, programmatique, radical, mais bien d’enquêter, d’aller sonder le réel, pour bâtir ensuite un véritable projet de contre-société.

LVSL – Par-delà le rapport à l’espace, vous réinvestissez également le rapport au temps pour explorer les mobilisations politiques contemporaines. Vous identifiez par exemple les Gilets Jaunes à ceux « pour qui le rapport au futur s’est refermé ». Un nouveau clivage temporel est-il en train de se dessiner, par-delà les oppositions sociologiques, politiques et idéologiques ?

L. J. – La question de la mobilité géographique, qui était l’étincelle ayant provoqué le mouvement, n’était pas seulement liée à la vie quotidienne, mais représentait en réalité une métaphore d’un rapport à la mobilité et au temps particulier. Pour une partie importante des Gilets Jaunes, la localisation péri-urbaine ou infra-urbaine, le déplacement contraint qui en découlent le plus souvent, ont été acceptés parce qu’ils étaient promesse d’une projection positive dans le futur, promesse de mobilité sociale. Cette promesse n’a pas été tenue et cela crée de plus en plus de frustrations. Elles se traduisent dans les sociétés néolibérales par un rapport entravé à l’avenir, même si des différences sociologiquement analysables existent entre les groupes ou les classes dans ce domaine. Cependant, par-delà ces divergences, un continuum est observable. Dans les enquêtes d’opinion, même les gens qui gagnent deux ou trois fois le salaire minimum en France peuvent avoir le sentiment subjectif que l’avenir de leur vie, de leurs enfants, n’est pas, n’est plus favorable. Dès lors, il y a probablement quelque chose de plus profond, de plus structural dans le fait que les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. On pourrait dire qu’il y a effectivement un clivage temporel qui s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur.

« Les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. Un clivage temporel s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur. »

Il y a, en définitive, des conséquences à tirer de ces observations du point de vue de la politisation du temps. On pourrait, par exemple, les mettre en relation avec l’un des traits du capitalisme néolibéral, un mode de gouvernement qui passe par l’accroissement de l’endettement de tous les agents économiques, y compris des individus, un phénomène dont découle aussi le sentiment de futur entravé. Ce lien a été travaillé, il y a peu, par Michel Feher dans son livre Le temps des investis. En soutenant la dette, plutôt que l’augmentation des salaires, on met en place une situation de subordination généralisée et durable. Aux États-Unis, la dette étudiante, qui touche même les classes supérieures, garantit un asservissement continu et rend de plus en plus difficile la sortie du jeu social dominant, de l’exploitation ou de l’auto-exploitation. Le rapport au futur est donc à la fois entravé, mais aussi « enchaîné », puisque demain n’est que le signe du recommencement du même.

LVSL – Si les forces de contestation ont pu, jusqu’au siècle précédent, compter sur le futur, nous faut-il aujourd’hui convoquer l’urgence du temps présent comme ressort de l’action ?

L. J. – Je crois entendre à quoi fait écho votre question : à l’inversion de la flèche du temps, à la critique du progrès et à l’urgence écologique générale. Toutefois, je crois que le problème ce n’est pas de choisir entre évolution, involution ou régression, entre catastrophe et espérance ; mais plutôt d’interroger les rapports différenciés au temps. Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate qu’il y a une forte détermination de ces derniers. Je ne pense pas qu’on puisse décider pleinement de la relation qu’on entretient avec le temps. Ce qui définit, un « événement » historique, par exemple, comme celui que nous évoquons aujourd’hui, et dont il ne faut pas non plus exagérer l’importance, c’est précisément qu’il « ré-ouvre » le temps. Pour autant, la transformation historique ne doit pas totalement peser sur l’attente de ces « moments » proprement extra-ordinaires, qui, seuls, permettraient de sortir d’une situation de subordination. En réalité, il faut repenser la question de la transformation historique et de ses mécanismes. Reprendre la philosophie de l’histoire marxiste et révolutionnaire et réfléchir à la manière dont nous pouvons, ou pas, hériter de cette dernière. Je refuse notamment la matrice catastrophiste, qui n’est qu’une eschatologie inversée, et je préfère partir en quête de ce que j’appelle une eschatologie rationnelle. C’est une manière de dire qu’il faut penser les modalités plurielles d’ouverture de l’histoire, dans un moment où elle nous apparaît comme fermée.

« De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. »

Tout cela demeure malgré tout dans l’ordre de la réponse « théoricienne » à votre interrogation. Sur le plan politique, relativement à la capacité de mobilisation, il est difficile de se prononcer : il est sans doute plus efficace de se référer, pour mobiliser, à des urgences de court-terme, mais on ne peut abandonner l’horizon de l’espérance. De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. D’autant que je ne suis pas certain que l’urgence soit un pari historique et politique sur lequel il faille tout miser ; son invocation incessante a aussi des effets pervers : l’activisme forcené, le militantisme routinisé, le renforcement des mécanismes gouvernementaux, eux-mêmes déclinés au nom de l’urgence, ou l’épuisement, tout simplement.

LVSL – En vous lisant, l’invitation à renouer avec le « réel » et « l’expérience ordinaire » nous a semblé omniprésente. Le geste qu’il nous faut renouveler est-il, en définitive, celui de Marx lorsqu’il s’est essayé à rompre avec l’idéalisme et à inventer une autre langue ainsi qu’une autre grammaire pour dire les « conditions matérielles d’existence » ?

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Karl Marx (1818-1883) © Roger Viollet.

L. J. – Une des grandes pathologies de la politique, c’est son abstraction. La critique qu’en fait Marx est absolument centrale et n’a rien perdu de son acuité. Ce qui définit fondamentalement l’idéologie, avant que ce ne soit le « mensonge », l’« illusion », l’inversion du vrai et du faux, c’est bien le langage mort incapable de dire la réalité vivante. Il nous faut donc cultiver une conscience critique à l’égard du biais intellectualiste ou de ce que Bourdieu appelle « le biais scholastique » dont les effets se font sentir bien au-delà des milieux universitaires, des professions de la représentation (politiciens, bureaucrates, porte-parole, journalistes, intellectuels, etc.) et des fractions éduquées de la société. Il faut cesser de confondre la logique de la théorie avec la logique de la pratique. Et ce n’est pas un hasard, si, chez les Gilets Jaunes, on retrouve une critique très forte de l’abstraction ainsi qu’une parole qui se déploie au nom de l’expérience vécue et partagée – et pas seulement en fonction du simple « ressenti » subjectif individuel, comme on le dit souvent.

« Si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. »

Sans tomber dans un autre travers, qui consisterait à croire béatement que les Gilets Jaunes nous ont donné une leçon d’accès pur à l’expérience, il nous faut toutefois admettre qu’ils ont redonné voix à la quotidienneté, qui reste bien souvent indicible politiquement lorsqu’elle n’est pas considérée simplement comme apolitique. L’un des enjeux pour l’énonciation politique des véritables forces de gauche d’aujourd’hui est bien de se réactiver, c’est-à-dire de se ressourcer et de s’enrichir de l’expérience. En définitive, si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. C’est une exigence minimale, mais qui est évidemment la plus difficile.

Insurrections : comment vaincre la tyrannie du « Et après » ?

En 2019, tandis que révoltes et insurrections ont grondé à travers le monde (France, Haïti, Liban, Équateur, Chili, Irak…), le premier réflexe a consisté à interroger les causes de ce soulèvement généralisé. Par-delà les divergences nationales, ce sont en effet les inégalités économiques et sociales ainsi que la confiscation de la souveraineté populaire qui se sont révélées être au cœur des mobilisations. Mais à l’examen des raisons a symétriquement répondu l’heure du « bilan », qui voulait, comme à chaque fois, mettre les luttes au passé, faire résonner la redoutable logique du « Et après ? » et reconduire vers les routes de la servitude et de la résignation. Un certain ton qu’il est urgent de combattre, en proposant une véritable politique du présent, capable d’interrompre le cours de l’histoire et d’opposer au « à quoi bon ? » le pouvoir de l’action.


La tyrannie du « Et après ? »

Les réflexions interrogeant la postérité des soulèvements contemporains ne se sont pas fait attendre. Elles n’en demeuraient pas moins investies, pour la plupart, d’un postulat fondamental : l’événement était clos, désormais terminé. À l’embrasement médiatique et politique succédait l’analyse froide et rigoureuse ; derrière un souci de « compréhension », le discours venait pourtant camoufler le visage de la réaction. On reprochait la violence des manifestants, on pointait l’absence de débouchés institutionnels et l’impossibilité de désigner des représentants, on soulignait la proportion moindre des insurgés au regard de la population moyenne, on affirmait l’essoufflement des mouvements mais l’on saluait les « avancées » octroyées par un pouvoir en place, qui avait « entendu son peuple », on invitait enfin au retour à l’ordre. Et c’est bien ce dernier qui couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses « contradictions ».  Révolte adolescente incapable de se « structurer », elle ne serait que puissance de négation, sans affirmation. Preuve en est, lorsqu’on l’invitait à comparaître au tribunal de l’opinion et de la raison, elle était piégée dans une impasse : si elle se refusait à venir, elle était coupable et désavouait « le dialogue » ; si elle acceptait, ses demandes étaient jugées « floues » ou « trop radicales ». Pis encore cependant, en se pliant aux règles du jeu, elle se compromettait et oubliait sa nature : celle qui exige, non le désordre, mais la sortie de cet ordre-ci – de l’ordre, qui toujours demande « Et après ? ».

« C’est bien l’ordre que couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses contradictions. »

Mais comment alors éviter l’impasse – ou plus exactement, ce qui nous est présenté comme une impasse ? En récusant précisément la fuite en avant, qui offre au futur seul le privilège du jugement. « Même si toutes ces révoltes n’aboutissent pas à une victoire des contestataires, que changent-elles dans l’histoire ? » pouvait-on, par exemple, lire dans la presse [2]. Manière subtile de reconnaître les « secousses » provoquées par les vagues de soulèvements, tout en admettant leurs défaites – ou renvoyant, au mieux, leurs effets à des éléments sédimentés qui « un jour » peut-être se concrétiseront. Un bilan toujours démobilisateur, qui renvoie les insurgés à leur incomplétude et les place immédiatement sous le signe du « manque », de même qu’il contraint les plus farouches enthousiastes à l’attentisme : « Tu verras que les choses vont changer. » ; « La politique, c’est aussi le temps long » ; « Les effets sont invisibles, mais ils seront là. » Parier sur l’avenir, la tentation est toujours grande ; mais derrière l’horizon radieux s’abrite un cadre d’intelligibilité auquel il s’agit désormais de faire l’effort de résister car il prive la réflexion d’un espace précieux. Interroger pleinement les « soulèvements » impose d’admettre une autre grammaire temporelle qui diffère de celle qui règne partout en maître. Un pas de côté qui exige de dénaturaliser l’ordre des temps dont avons hérité, depuis l’affirmation du régime moderne d’historicité [3], tout entier pensé sur le modèle de la linéarité. En d’autres termes, admettre qu’il est possible de penser autrement l’articulation entre passé, présent et futur : ces trois « temps » pouvant se succéder sur le modèle traditionnel « avant / pendant / après », mais aussi – et surtout – se superposer au profit d’un présent agissant synthétisant, au moment de l’action, le passé des luttes inachevées, le présent d’un cri de révolte et le futur déjà anticipé d’un ordre juste.

« En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration. Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. »

Renouer avec une pensée et une politique du présent, c’est accepter de considérer l’insurrection, non du point de vue du devenir, mais selon les modalités du « surgissement » et de « l’événement ». C’est aussi conjuguer une dynamique de prévisibilité – il y a en effet des conditions matérielles et objectives aux « révoltes », qu’une analyse sociologique peut explorer – et un « sursaut » imprévisible, qui porte en lui, le geste politique par excellence : celui capable d’interrompre le cours du monde. En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration.

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Barricade de la Commune de Paris, 18 Mars 1871. Anonyme.

Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, à l’image de la passante baudelairienne, un éclair… puis la nuit, qui appartient à ce même registre de la circonstance, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. Face à l’événement, la seule attitude qui vaille est celle qui ne s’empresse pas d’exiger des preuves et des explications, mais celle qui reconnaît son caractère politique, entreprend de répondre à son appel et enfin de lui rendre justice. Car demander « Et après ? », c’est déjà perpétuer une injustice : celle de la mise au passé et de l’oubli, qui voudrait tourner la page, sans entendre ce « nouveau-né qui crie dans les couches sales de l’époque » [4] et sans comprendre que ce sont ceux pour qui « le rapport au futur s’est refermé » [5] qui voient alors le jour. Celle aussi qui dissout la singularité du présent et ne jure que par les systèmes explicatifs. Quand se glisse parmi les insurgés l’accusation « c’est la faute du système », on n’imagine pas combien, ils touchent à une réalité plus profonde encore que la simple dénonciation d’une oligarchisation croissante des sociétés. Ils savent que l’ordre déteste le droit à l’existence, qui vient bousculer ses catégories.

« Lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même », il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. »

Et lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même » [5], il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. Un combat qu’il faut encore aujourd’hui mener pour empêcher qu’aux soulèvements succèdent l’amer sentiment du « retour au même » et l’impossibilité d’agir pour « changer l’histoire ».

L’insurrection contre l’histoire

Comment agir, en effet, face au scandale de la répétition ? Walter Benjamin, dans ses fulgurantes « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), offre une réponse en esquissant les contours d’un marxisme hétérodoxe, capable de s’émanciper de la tradition hégélienne, ayant précipité le dix-neuvième siècle dans la « marche de l’Histoire ». Loin de s’enfermer dans des spéculations philosophiques, c’est face à la brutalité de l’époque – victoire du nazisme, échec de la social-démocratie allemande, signature du pacte germano-soviétique en 1939, perçu comme le mariage entre le fascisme et le communisme – que le théoricien de l’École de Francfort délivre dans l’urgence « le texte le plus important de la théorie révolutionnaire depuis les célèbres Thèses sur Feuerbach (1845) » [6], selon Michael Löwy, avant de se suicider à Port-Bou en 1940, pour échapper à la police allemande.

La durée poignardée
La durée poignardée, Magritte, Huile sur toile, 1938.

En 2019, ses intuitions demeurent intemporelles et témoignent de ce même paradoxe : tandis que l’histoire se présente comme moteur, comme progrès, comme accomplissement, la voici qui, suivant si bien son cours, délaisse les hommes, dépassés par le torrent de son immense machinerie. Tout en se poursuivant, elle répète inlassablement la même logique ; sa force révolutionnaire se mue en force conservatrice. Et si Marx affirmait que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », Benjamin soutient désormais qu’elles sont devenues « le frein d’urgence » pour stopper ce train sans conducteur.

 

« Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, Walter Benjamin oppose la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. »

Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, comme en atteste plus lourdement encore l’heureuse postérité partisane de l’expression, Benjamin oppose ainsi la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. (…) Au soir du premier jour de combat [de la révolution de Juillet], on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. » [7] Au jour de la première mobilisation des Gilets Jaunes, on déclara aussi Acte I. Sur les places occupées, on retrouvait des inscriptions sur les sols, An Zéro. Une manifestation alternative du temps qui « sort » de l’histoire : « the time is out of joint, le temps est hors de ses gonds » [8] dira Derrida, citant l’Hamlet de Shakespeare. Au cœur de cette échappée, ce qui se joue, c’est à chaque fois le possible – possible qui n’a rien d’un utopique avenir, mais qui s’inscrit dans la chair du présent – Présent, qui n’a rien de l’étroit présentisme auquel nous devrions être aujourd’hui bornés. S’insurger contre l’histoire, c’est alors reprendre son droit et son pouvoir d’agir ; c’est affirmer avec la clairvoyance de Benjamin que « la politique prime désormais l’histoire » et qu’il s’agit de renverser le cadeau empoisonné de la modernité.

« Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations, une locomotive infernale, ou un horizon apocalyptique. »

Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations (il faudrait « apprendre des erreurs du passé »), une locomotive infernale (il faudrait « aller de l’avant », sans qu’on sache jamais ce qu’il y a devant), ou un horizon apocalyptique (il n’y aurait plus rien à faire, puisque « nous courrons à notre perte »). Aussi différents ses visages puissent-ils paraître, ils relèvent tous de cette conception linéaire de l’histoire, où rien ne peut véritablement venir s’interposer. Or penser l’histoire, c’est précisément penser la latitude d’action qu’il est permis à l’homme d’espérer. Actuellement, force est de constater l’étroitesse des rives qui nous est imposée et la nécessité de reconquérir le lieu du présent, ou plus exactement de l’ « à-présent » pour reprendre Benjamin. « Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome » [9] n’hésite pas à affirmer le théoricien de Francfort, réunissant ainsi deux exigences : celle d’agir, maintenant, au temps de l’aujourd’hui et celle de ne pas abandonner les soulèvements « passés », qu’aucun « Et après ? » ne sera parvenu à dissoudre dans l’oubli.

La mémoire, Magritte
La mémoire, Magritte, Huile sur toile, 1948.

Une fraternité des morts et des vivants s’installe avec Benjamin, entourant l’engagement révolutionnaire d’une responsabilité plus grande encore que celle du seul homme qui dit non. Il s’agit de dire ce « nous » d’à travers le temps, pour se donner le courage de la lutte. Impossible alors de trahir ceux qui nous ont précédés et de baisser les armes. Pas de posture révérencieuse cependant, ou pire mimétique, car notre unique chance est celle de vivre « stratégiquement » au présent. Dérober au « no future » l’énergie de sa révolte ; substituer à sa négativité absolue l’espoir rédempteur d’une autre révolution. Et si l’invocation de « l’espoir » paraît bien anachronique, en ces temps où sévissent les prophètes du vide contemporain, il faut rappeler que ce dernier n’a cessé d’être étouffé sous les coups répétés de leurs « Et après ? » et qu’il ne pourra être retrouvé qu’à condition de changer de matrice historique, au cœur de laquelle l’utopie pourra se manifester comme « un espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui » [10].

La lutte des histoires

Mais alors l’histoire joue-t-elle avec ou contre nous ? Pour répondre, il faut échapper au choix binaire : l’histoire est d’abord contre nous, avant d’être avec nous. C’est à partir de cette « conscience historique » que doit se réinventer l’engagement politique – et, in extenso, l’engagement révolutionnaire. Plutôt qu’une « lutte des classes », proposition est faite de parler de « lutte des histoires » pour caractériser l’affrontement qui se cristallise lors des vagues d’insurrections.

« En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. »

En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. Et pour les plus sceptiques, qui demanderait encore avec une inquiétude toute légitime « Mais concrètement ? », il convient de leur rappeler que notre premier défi n’est pas celui de suggérer des « suites » aux mobilisations mais de combattre la résignation. À mesure que faiblira le sentiment de dépossession, grandira le potentiel d’invention. Chaque soulèvement est alors d’abord le lieu d’une rencontre ; chaque appel pour « en être » est la possibilité de faire l’expérience d’un autre monde. « Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci », insistait déjà Paul Éluard. Et ce n’est ainsi pas un hasard, si lorsqu’on échange avec les insurgés, il se tisse d’abord une parole pour dire l’intensité d’un vécu partagé, avant celle qui veut préciser un horizon programmatique. Aussi insuffisant cela puisse-t-il paraître pour certains, quand le contemporain a choisi les biens plutôt que les liens [11], la force de se réunir et de se parler est déjà subversive.

Au mouvement du « faire » répond celui du « raconter » ; car la lutte des histoires est aussi une lutte des récits, des « grands » comme des « petits », qui ne se contentent pas d’être de simples auxiliaires de l’action. Dire c’est faire exister, mais c’est surtout résister au silence. Une parole qui trouve naissance au cœur même de la mobilisation, et qui, contrairement à ce que l’on croit, ne s’évanouit jamais après. Elle se transforme pour rejoindre l’espace littéraire, qui préserve une mémoire vivante. Dans toutes les traces écrites se lit la possibilité de la conjonction des temps : passé simple devenu présent, conjurant la distance entre les siècles.

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14 juillet 1789, Monument à la République. © Teofilo

Lorsqu’Éric Vuillard « raconte » le 14 Juillet, il fait bien davantage que dépouiller des archives, il leur redonne vie. Alors que les preneurs de la Bastille s’essaient à attraper un bout de papier, tendu par un garde de la prison, en traversant une planche suspendue aussi du vide, la voix du narrateur revient : « C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. » [12]

« C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. »

Difficile de nier le pouvoir d’entraînement de telles lignes, qui participent doublement du mouvement de l’histoire : à la fois comme « souvenir » d’un soulèvement et comme « étincelle » capable d’allumer un autre brasier. En redonnant une place ainsi qu’une effectivité aux récits et en maintenant l’exigence d’une parole qu’on oserait dire « prophétique », il devient possible de reconquérir une marge de manœuvre, une marge de « discours » capable de faire taire l’insupportable langue, qui à force de ressasser ses vérités est parvenue à les rendre réelles.

Aux enfants de la « fin de l’histoire » sont alors dédiées tout particulièrement ces réflexions. Car il est une génération à laquelle on répète depuis qu’elle est en âge de penser, qu’elle est née au cœur d’une époque terminale et qui pour « commencer » à parler doit sans cesse se justifier. Commencer par dire que « c’était la fin », mais que finalement « ce n’est pas la fin ». Un vieux sortilège, qui sévit déjà depuis les années 1950 comme en témoigne Derrida, lorsqu’il raconte qu’il a lui-aussi été nourri par ce « pain d’apocalypse » [13]. Il serait trop long d’interroger en profondeur la persistance de ce discours de la fin ; à défaut, il est utile de mettre en garde contre le piège qu’il nous tend. Car en le perpétuant, même pour s’y opposer, nous entretenons son influence. Nous admettons implicitement qu’il avait « raison » et qu’une énergie historique s’était effondrée.

« Désormais, il faudrait brandir « la fin de la fin ». […] En formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. »

Nous acceptons aussi le rapport de force, « l’histoire de la conservation » aurait triomphé et désormais tels de valeureux chevaliers, il faudrait brandir « la fin de la fin ». Si je partage le combat qui sous-tend cet étendard – à savoir, celui de rendre aux sujets historiques la puissance d’agir et de transformer l’ordre existant –, il me paraît qu’en formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. Nous poursuivons la course en avant, nous prenons le risque qu’après « la fin », la pièce « recommence », comme un mauvais drame dans un théâtre de boulevard, et qu’en dépit du changement d’acteurs, le décor demeure identique.

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Walter Benjamin, Plaque commémorative, 10 rue Dombasle, Paris 15ème. © Gilles Mairet

Or, ce dont nous avons besoin, c’est d’un sursaut de la pensée pour s’arracher aux grilles qui l’emprisonnent, d’un pouvoir d’invention pratique et théorique pour lutter contre la perpétuation des injustices, d’une voix qui aura compris l’avertissement de Benjamin – « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe » –, d’un corps qui osera l’aventure.

« Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance. »

Paul Éluard, « L’aventure », Les Mains Libres, 1937.

 


[1] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[2] « Liban, Chili, Hong-Kong, Soudan… Pourquoi le monde est-il en train de se soulever ? », France Info, 27 octobre 2019.

[3] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris, Points, 2003 (préface de 2012).

[4] W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » (1933), in: Po&sie , n° 51, tr. fr. P. Beck, B. Stiegler, p.73.

[5] L. Jeanpierre, In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, Paris, 2019, p.181.

[5] K. Marx, La guerre civile en France (La Commune de Paris), 1871, p.55. [éd. numérique]

[6] M. Löwy, « Pessimisme révolutionnaire. Le marxisme romantique de Walter Benjamin », Cités, vol.74, 2018, p.99.

[7] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[8] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.42.

[9] W. Benjamin, « Thèse XIV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 439.

[10] S. Moses, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992, p.145.

[11] Expression empruntée à F. Ruffin, Il est où le bonheur, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

[12] E. Vuillard, 14 juillet, Paris, Actes Sud, 2016, p.163.

[13] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.37.

 

« Sans planète, pas de retraite », ou le sens des priorités

©Lucas Taffin

Comme le reste de la France, le mouvement écologiste issu des marches pour le climat est traversé par le débat actuel sur la réforme des retraites. Un slogan tend notamment à revenir : « sans planète, pas de retraite ». S’il pointe avec justesse la négligence de la question écologique dans le projet de loi, négligence systématique du gouvernement actuel, ce slogan contient en creux l’idée qu’il faudrait en premier lieu s’occuper de l’environnement, avant de songer aux retraites. C’est pourtant de front que les luttes doivent se mener, car la société qui fera face aux conséquences du réchauffement climatique et de la chute de la biodiversité se construit notamment au travers de la question des retraites. L’écologie n’est pas un sujet à part, mais est une constante à intégrer dans tous les sujets de société.


Le mouvement social actuel contre le projet de réforme des retraites, issu d’un rapport dont l’auteur a été poussé à la démission à la suite de la révélation dans la presse de ses liens avec le milieu de l’assurance privée, porte au centre des débats et des esprits la question de l’organisation sociale du maintien des conditions matérielles d’existence lorsque le travail n’est plus une option. Ce débat traverse également ce qui a été nommé le « mouvement climat », à savoir les réseaux militants tissés autour des marches pour le climat et du mouvement Youth for Climate, et par extension l’effet de leur existence, à savoir l’ancrage des problématiques écologiques dans la société au sens large.

Cet ancrage a des effets notablement contrastés. D’une part, la critique systémique des effets écocides du capitalisme de notre époque est de plus en plus présente. D’autre part, Volkswagen, qui il y a seulement quatre ans truquait les tests d’émission de gaz polluants de ses véhicules diesel, diffuse aujourd’hui des spots de publicité vantant son objectif de neutralité carbone en 2025. Cette ambiguïté est le résultat logique d’un mouvement aussi composite, ayant vanté à ses débuts son « apolitisme » avant de préférer se décrire comme « apartisan ». Comme un symbole, la figure de proue du mouvement Youth for Climate Greta Thunberg appelle les politiques à écouter les scientifiques, mais ne prend pas position lorsqu’elle est interrogée sur le CETA à l’Assemblée nationale française. Tout se passe comme si les faits de dégradation de l’environnement décrits scientifiquement dans les rapports du Groupement international d’experts sur le climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (PIBSE) se suffisaient à eux-mêmes, et qu’un subtil dosage entre réforme et capitalisme vert émergerait de lui-même pour peu que les politiques prennent enfin le problème au sérieux.

Ce n’est évidemment pas le cas. Le débat sur la réforme des retraites offre l’occasion de poser les questions permettant de traduire l’écologie en actes. Qu’est-ce que le système de retraites d’une société écologique ? En premier lieu, ce n’est pas le système proposé par le gouvernement : Reporterre montrait le 4 décembre que la reforme aggraverait la crise écologique en poussant à travailler plus pour cotiser plus, et que la limite de la part des retraites à 14% du PIB forcerait de faire grossir le montant de ce dernier pour distribuer des pensions équivalentes à des retraités dont le nombre va augmenter. Pierre Gilbert pointe récemment dans LVSL la dimension anti-écologique de la retraite par capitalisation, les fonds de pension et les mécanismes de la finance ayant tendance à favoriser des investissements climaticides.

Par ailleurs, le texte de Désobéissance écolo Paris relayé par Grozeille appelle quant à lui à dépasser l’idée même de retraite pour tendre vers la création d’un « temps libre de masse » fondé sur la redistribution de la richesse déjà produite ainsi que sur une diminution du temps de travail. Si ce dernier texte propose une perspective intéressante sur l’évolution sociale profonde qu’impliquera une transformation écologique de la société, il fait néanmoins l’impasse sur les moyens de sa réalisation. Son approche radicale appelle à oublier la « socialisation des solidarités sous contrôle de l’État », mais ne propose en retour qu’un « tissu de solidarités » un peu abstrait, dont on comprend qu’il passe par un rétablissement de la décision politique à une échelle plus locale. Or, face à l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, un tel projet risque malheureusement de rester lettre morte.

Pour conquérir une hégémonie culturelle écologique, il peut être utile de partir non pas des faits scientifiques en général, mais de leur traduction dans le quotidien des années à venir. L’effritement mondial des conditions environnementales de la vie humaine est décrit par un ensemble de données abstraites et complexe. Expliciter leurs potentielles conséquences est un exercice périlleux, qui peut notamment mener à des conclusions terrifiantes, pouvant avoir un effet paralysant dévastateur sur l’action politique. Or, un doctorat de physique n’est pas nécessaire pour se rendre compte des effets du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Les insectes disparaissent et avec eux les oiseaux des campagnes, qui sont par conséquent envahies d’un silence qui perturbe les oreilles averties. Par ailleurs, chaque semaine porte son lot d’événements climatiques extrêmes. Rien qu’en France : coups de vent violents dans l’ouest la semaine dernière, pluies torrentielles dans le sud-est il y a quelques semaines, sécheresses et canicules de cet été, ouragan Irma l’an dernier.

Le quotidien empiriquement observable permet donc de prendre acte du fait que ce monde de crise environnementale existentielle est déjà le nôtre, et de décider d’agir en conséquence. La pression environnementale est déjà là, et elle va s’accentuer. Pour citer Henri de Castries, PDG d’Axa : « Un monde à +4 degrés est n’est pas assurable ». Cette phrase devenue célèbre ne doit pas être interprétée comme le reflet d’une prise de conscience humaniste au sein du CAC40, mais d’une prise de conscience des limites du système assurant une relative paix sociale. Lorsqu’une série de sécheresses aura brûlé les récoltes, que les épisodes cévenols s’étendront à l’automne entier, et que de brutales gelées atteindront les cultures et les infrastructures, c’est la banqueroute qui guette le système d’assurances privées, et donc la mise en échec de la fonction qui justifie son existence. Henri de Castries ne veut pas sauver le monde, il veut sauver son industrie.

Comment ce choc sera-t-il absorbé au niveau de la société ? Il y a grosso modo deux voies : chacun pour soi ou toutes et tous ensemble. Soit les systèmes de solidarités se dissolvent, et chacun doit gérer comme il le peut sa maison détruite, sa route défoncée, son champ infertile. Dans ce cas, les personnes en ayant les moyens se barricadent dans des îlots où elles peuvent maintenir leur niveau de vie pendant que le reste sombre. C’est le sens des investissements actuellement observés par exemple en Nouvelle-Zélande. Soit, au contraire, les systèmes de solidarité se réinventent, se renforcent, et permettent d’organiser une gestion de crise collective, inventant en actes cette société écologique que les militantes et militants du mouvement climat, dans leur diversité, appellent de leurs vœux.

Ce qui nous ramène à la question des retraites et au projet du gouvernement. Individualisation du rapport à la cotisation par la mise en place d’un système par points, appui sur le productivisme, baisse généralisée des pensions, encouragement de la retraite par capitalisation, tout dans ce projet converge vers l’option « chacun pour soi ». Un tel programme est déjà difficile à accepter dans le cadre d’une société prospère, sur laquelle ne planerait aucune menace existentielle. Dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui, où s’avance de plus en plus clairement une telle menace, ce programme est au mieux le signe d’une ignorance crasse, au pire le signe d’une indifférence criminelle qui accepte avec une sérénité toute macroniste la mise en danger voire la disparition d’une grande partie de la population. Une forme originale de fascisme poli, qu’il est nécessaire voire vital de contrer et de remplacer par un mode de gouvernance qui reste à inventer certes, mais qui fasse une large part à toutes les formes envisageables de solidarité collective, locales comme étatiques.

Ainsi, s’il n’y a pas de retraites sans planète vivable, il n’y a pas non plus de planète vivable sans retraites. C’est en portant une vision de la société écologique, sociale et solidaire complète et offensive que le mouvement syndical, le mouvement climat, les gilets jaunes et les forces progressistes parviendront à conquérir l’hégémonie culturelle nécessaire à leur accès au pouvoir. La crise climatique et environnementale redonne du sens à l’engagement politique, qui se vit à nouveau dans de larges parts de la société non plus comme un engagement idéologique, mais à juste titre comme un réflexe de survie. Pour parvenir à mettre en défaite ce projet de loi et les futures attaques contre les biens communs et les systèmes de solidarités collectives, il est nécessaire de penser les retraites avec une forme de pragmatisme radical, fondé sur un paradigme affirmant sur un plan anthropologique la volonté de protéger les membres de la société les plus vulnérables. Dans cette optique, la retraite sera un mécanisme d’entraide dans la crise écologique présente et à venir, ou ne sera pas.

« C’est un film patriote qui parle de la France d’aujourd’hui » – Entretien avec Ladj Ly, réalisateur de “Les Misérables”

Ladj Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

“Les Misérables”, prix du jury au Festival de Cannes 2019, sort ce mercredi 20 novembre dans les salles françaises. Nous avons rencontré son réalisateur, le cinéaste français Ladj Ly, issu du collectif d’artistes Kourtrajmé  dont il a fondé, en 2018, l’école de formation aux métiers du cinéma –, pour évoquer avec lui le contenu de son film lié aux diverses étapes de son parcours, sa vision de la société française contemporaine et le rôle que le septième art tricolore actuel pourrait jouer dans son évolution. Entretien réalisé par Pierre Migozzi, retranscrit par Manon Milcent. 


Premier long-métrage de Ladj Ly, œuvre adaptée de son court-métrage homonyme réalisé 2017  et nommé aux César du meilleur court-métrage en 2018 , le film a été sélectionné pour représenter la France en 2020 à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
L’intrigue se déploie à travers le prisme d’une journée quotidienne d’été 2018, celle d’une unité de la BAC (Brigade anti-criminalité) de Montfermeil, et se développe autour d’une bavure policière et de ses conséquences. La narration évoluant au gré d’une multitude de points de vue – entre ceux des habitants de la cité et celui des policiers –, l
e film se fait progressivement l’observateur précis d’une mécanique de la violence à l’œuvre dans le récit pour, en définitive, se muer en une expérience particulièrement prenante à l’atmosphère implosive.

LVSL : Je voudrais commencer par l’aspect immersif de votre film. Vous avez déclaré à Cannes : « Le seul ennemi commun, c’est la misère ». Est-ce pour cette raison que vous avez voulu embrasser les différents points de vue des protagonistes de l’histoire, pour mettre le spectateur dans le dur, au cœur de cette réalité brute, en confrontant les regards et les groupes, dès l’écriture jusqu’au montage final ?

Ladj Ly : Oui, totalement. D’une part, dans mon film, je pars du principe qu’il y a plusieurs points de vue. Le point de vue principal est celui de Damien Bonnard, le nouveau qui débarque. Mais qui plus est, on a également celui des gamins, d’une mère, de « La Pince » – qui est un peu l’homme d’affaires. Pour moi, c’était intéressant de parler de ces différents points de vue, pour qu’on puisse comprendre chacun de nos personnages.

LVSL : C’est une manière, pour reprendre vos termes, de « créer du dialogue » entre les différents personnages ?

LL : Oui, entre les différents protagonistes en tout cas.

LVSL : Cette première scène, où l’on suit ces protagonistes enfants qui regardent le match, la finale de la Coupe du monde 2018, et qui célèbrent ensuite la victoire de l’équipe de France sur les Champs-Élysées, d’où est-elle venue ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?

LL : Je garde le souvenir de la coupe du monde 98. À l’époque, j’avais 18 ans ; et j’en garde d’excellents souvenirs : c’était les moments où l’on était tous ensemble, il y avait cette France « black-blanc-beur ». Il se trouve que plus de 20 ans après, l’on se retrouve dans cette même Coupe du monde.
Ce qu’elle raconte surtout, cette séquence, c’est l’histoire de gamins qui quittent leurs cités, qui vont supporter leur équipe, l’équipe de France : il s’agit d’abord des jeunes Français. 
J’estime que c’est un film qui est patriote, qui parle avant tout de la France, de la France d’aujourd’hui. Aussi, j’estime qu’elle a changé, ce n’est pas la même France qu’il y a 50 ans. Avant toute chose, ce film parle donc de la France. Rien qu’à la vue de l’affiche, l’on voit qu’il s’agit là d’une affiche qui rassemble, représentant un moment où tous les Français sont ensemble, unis. L’idée est que le slogan « liberté, égalité, fraternité », à cet instant-là, il marche : pendant le match, tout le monde est uni, tout le monde est français, sans différence aucune. Puis, le match se terminé, chacun retourne un peu à sa condition. Malheureusement, aujourd’hui, seul le foot parvient à tous nous réunir ainsi.

LVSL : Cette idée vous est-elle venue à l’occasion de la Coupe du monde, ou était-elle déjà présente auparavant ?

LL : Elle était déjà présente auparavant. Pendant l’écriture du scénario, l’on avait mis ces quelques lignes : « Intro : Coupe du monde » ; mais on ne savait pas si la France allait passer les différents stades du tournoi, on ignorait si elle allait être en finale ou non. Dès lors, on l’a suivi de près, cette Coupe du monde. Dès qu’on a su qu’ils étaient en finale, on a commencé à préparer les gamins, à préparer les caméras en urgence, et on est parti tourner sur le tas.

L’ouverture du film sur les Champs-Élysées lors de la célébration du titre de Champions du Monde 2018, Les Misérables, 2019 © Le Pacte / DR

LVSL : Donc la séquence où ils sont dans le bar, c’est vraiment France-Croatie en direct à la télé ?

LL : Oui, on a pris le risque d’y aller sur place, avec les gamins, et de suivre ça en direct.

LVSL : Et s’ils n’allaient pas en finale, est-ce que cela aurait existé ?

LL : Cela aurait quand même existé. On avait prévu une autre fin de séquence s’ils perdaient.

LVSL : Vous avez complètement laissé le réel entrer dans votre film.

LL : Voilà, exactement.

« j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste »

LVSL : Du point de vue de sa réalisation, le film est formellement très impressionnant. L’ambiance est étouffante, il y a de magnifiques plans, la tension qui s’en dégage est assez stupéfiante. Était-ce une volonté personnelle que de donner à vivre une expérience haletante aux spectateurs ? Ce sujet nécessitait-il ce traitement cinématographique-là ?

LL : Comme je le dis souvent : je suis un autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Je ne suis pas un grand cinéphile, je regarde très peu de films, je viens surtout du documentaire. J’ai tout appris sur le tas. Dès lors, j’ai essayé de faire le film dont j’avais envie, clairement.
Souvent, quand je faisais lire le scénario, l’on m’a dit : « Ouais, normalement, l’élément déclencheur doit arriver au bout de 5 minutes. Toi, il arrive au bout de 50 minutes. Ça va pas prendre, ça marche pas, etc. ».
Puis finalement, j’ai fait le film dont j’avais envie. Sachant que je viens de là, j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste. Ensuite – je ne pourrai pas définir –, j’avais le film en tête : je savais exactement comment j’allais le tourner, comment j’allais filmer, quels cadres j’allais faire. Aussi, c’est vrai que, souvent, l’on fait des comparaisons avec telle personne, tel plan ou tel film ; mais clairement, j’avais ce film en tête. J’ai appris à filmer sur le tas, je sais filmer, je sais mettre en scène ; et du reste, les comparaisons, je ne saurai pas dire.

LVSL : Est-ce vous-même qui cadrez le film ?

LL : En temps normal, je cadre tous mes films. Pour autant, sur celui-ci, j’ai bossé avec un chef opérateur à qui j’ai fait confiance et qui, d’ailleurs, a fait un travail incroyable.

LVSL : Vous concernant, la question de l’aspect spectaculaire que revêt le film – avec, entre autres, les séquences de poursuite ou celles d’affrontement – ne participe pas vraiment d’une démarche réfléchie en amont : n’est-ce pas plutôt, pour vous, tout une question d’intuition ?

LL : C’est totalement cela. Au reste, tout est bien sûr découpé. Je sais exactement de quelle manière cela va se passer. Cependant, je ne mets pas moins une grosse énergie sur le tournage. Quand ça tourne, ça tourne. Ça va à 200 à l’heure, cela ne s’arrête jamais : on tourne pratiquement en continu. J’ai d’ailleurs toujours deux caméras. C’est donc une autre énergie : une fois que c’est lancé, c’est lancé.

LVSL : C’est précisément là où réside l’énergie du film. Vous dites qu’il s’agit d’abord d’un film sur des gens racontant leur histoire, celle de leur banlieue. C’est sur ce point que le vôtre se montre pour le moins différent d’autres films français ayant pour thème cette dernière. Soudainement, le film dévoile une énergie, une manière de filmer que l’on n’a jamais vue. Certains pourraient arguer qu’il ne s’agit pas là de la bonne manière, que cela ne saurait être spectaculaire. Pourtant, cela fonctionne. 

LL : Comme je le disais, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Dès lors, je ne rentre pas dans le cadre. Je le fais comme j’en ai envie et ne me pose pas la question de savoir si ça se fait ou non. Je ne me pose aucune question ; et j’y vais, mes plans en tête, et je tourne. Quand je trouve qu’elle est bonne, on y va. S’il faut recommencer, changer d’axe ou je ne sais quoi, je recommence. Certes, c’est très écrit ; mais au bout du compte, sur le tournage, tout peut changer à tout moment. Quand un plan m’intéresse, j’y vais. De la même manière, concernant les comédiens, si je vois un passant, il m’arrive de lui demander s’il veut tourner puis de lui expliquer ce qu’il doit faire. De même, s’il m’arrive de tomber sur une mère de famille qui descend, je lui demande si elle peut entrer dans le plan, et ainsi de suite… L’énergie est juste dingue sur le plateau.

LVSL : Votre éducation documentaire doit beaucoup jouer.

LL : Exactement.

LVSL : Vous aviez déclaré, à l’occasion de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, en recevant votre prix : « Mon film est un cri d’alerte ». Votre propos résonne de manière troublante dans les dernières images du film, avec ce dernier plan – magnifique – ayant l’air de suggérer une impasse, laissant comme une impression d’inéluctable confrontation létale. Le spectateur en ressort véritablement crispé, inquiet. Est-ce une volonté de votre part ?

LL : Bien sûr, complètement. J’avais cette volonté, quoi qu’il arrive, d’avoir cette fin ouverte, pour que chacun puisse en faire sa propre interprétation. Comme je l’ai dit, c’est un cri d’alerte. La situation est tendue, la situation est dangereuse, elle risque de dégénérer ; mais cela n’a pas encore réellement eu lieu. Il faut donc, avant que cela n’arrive vraiment, essayer ensemble de trouver des solutions.

« On a eu Mai 68 puis 2005. pour autant, rien ne bouge »

LVSL : Pensez-vous que s’il n’est aucune solution de trouvée, c’est là une direction vers laquelle on irait ?

LL : Oui. Lorsqu’on est témoin du climat actuel en France, lorsqu’on constate tout ce qui se passe ces dernières années, quand on assiste au mouvement des Gilets jaunes qui, depuis 1 an, sont dans la rue et qu’aucune solution n’est apportée, il ne faudra guère s’étonner que cela parte en vrille.

LVSL : Ce que vous dîtes fait écho avec une autre de vos phrases cannoises : « La prochaine révolution viendra des banlieues ».

LL : Je continue à le penser. Cela fait 20 ans qu’il y a ce problème persistant. On a vécu les émeutes de 2005, évènements qui n’en demeurent pas moins un fait historique. On a eu Mai 68 puis 2005. Pour autant, rien ne bouge. Au bout d’un moment, tous ces jeunes – comme ceux-là mêmes qui, dans mon film, parle de l’enfance et de sa place dans ces quartiers, de ce que c’est que d’être un enfant dans ces milieux, de grandir là, de s’interroger quant à savoir quel sera son avenir – se posent ces mêmes questions. Malheureusement, les jeunes sont livrés à eux-mêmes de plus en plus tôt. Ce que l’on voit dans le film, dont l’intrigue se déroule en été pendant les vacances, c’est qu’ils sont obligés de se créer leurs propres clubs de vacances, les 3/4 ne partant pas durant l’été. Il ne faudra guère s’étonner que cette nouvelle génération décide de tout faire éclater. D’ailleurs, ça, le spectateur le voit à la fin du film : cela reste la révolte des « microbes », la révolte des gamins.

Les protagonistes enfants du film, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : D’ailleurs, le regard que vous avez sur les protagonistes est pour le moins intéressant en ce que vous ne portez aucun jugement sur eux. Comment êtes-vous arrivé à cela ?

LL : Pour moi, c’était quelque chose d’important que de faire un film sans prendre parti, sans porter de jugement sur mes personnages. J’ai surtout voulu témoigner de la situation de ces quartiers, ce en étant le plus juste possible. Comme je l’ai déjà dit, ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes. Quand je dis « les Misérables », cela englobe tout le monde : les policiers, les habitants, tous ces gens qui évoluent de par ces territoires et qui vivent ces souffrances. « Les Misérables », c’est tout le monde.

L’affiche officielle du film © Le Pacte

LVSL : En parlant des Gilets jaunes, vous aviez affirmé, dans le cadre de la conférence de presse cannoise : « Cela fait 20 ans en banlieue que l’on est traité comme les Gilets jaunes, cela fait 20 ans qu’on est Gilet jaune. Les causes sont les mêmes. Les Gilets jaunes, la banlieue, même combat : on soutient le même combat. » Qu’entendez-vous par là ?

LL : Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit à peu de chose près des mêmes revendications. Il s’agit de gens qui, pour la plupart, travaillent ; mais qui, en revanche, n’arrivent plus à arrondir leurs fins de mois, qui n’arrivent plus à s’en sortir. C’est d’abord un problème social, clairement. Pour la banlieue : c’est pareil ; encore que cela fait désormais 20 ans qu’on revendique cela, que l’on subit des violences, qu’on est mis sur le côté, que l’on a, dans ces quartiers, peut-être 40 % de chômage, etc. J’estime qu’il s’agit approximativement des mêmes revendications ou, sinon à la note ou aux mots près, qu’il s’agit du moins de revendications relativement similaires. C’est le même combat.

LVSL : En définitive, est-ce là un appel à l’union, un appel à créer, par la prise de conscience, une communauté de destins ?

LL : Oui, voilà quelque chose qui serait bien. Du moins, mon film pousse à cela. Quand on découvre l’affiche, il faut comprendre que ce film essaie d’abord de rassembler tous les Français, de ne pas faire de différence. Il est clair que l’on devrait s’unir, qu’il s’agisse des Gilets jaunes ou de tous ceux qui se sentent délaissés, mis de côté.

LVSL : Pensez-vous que cette prise de conscience, celle qui a eu lieu dans la société française, ira jusqu’à rassembler au-delà de tout ? Ces crises et ces violences successives ne renforceront-elles pas une certaine division ?

LL : Je n’en sais rien. Déjà, l’on voit à quel point, en France, le climat devient un brin écoeurant, notamment en ce qui concerne le traitement fait des banlieues. Une fois encore, ce sont les minorités qui en souffrent, les gens de banlieue, les musulmans ; et ce du fait qu’aujourd’hui, la cible, c’est l’islam. Ce sont clairement les gens de banlieue, l’islam et, par-dessus tout, les femmes qui en sont les premières victimes, avec entre autres les femmes voilées, celles-là mêmes qui n’ont rien demandé à personne et qui s’en prennent plein la gueule à longueur de temps. Quant aux propos de Zineb – ndlr. El Rhazoui –, lorsqu’il incite les policiers à tirer à balles réelles sur les « racailles » de banlieue, c’est incroyable que l’on puisse encore se permettre de dire de telles choses, d’en venir à inciter les policiers à assassiner des gosses, de le dire à la télévision, et qu’il ne se passe rien.

Les 3 comédiens interprétant les policiers de la BAC : Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Didier Zonga, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : Il y a quelques mois, Luc Ferry appelait presque à demi-mot les policiers à tirer sur la foule… 

LL : Oui, c’est fou. J’ai l’impression que, dans nos médias, il n’y a plus de limites. J’écoutais il y a peu une pauvre idiote déclarant qu’une femme qui touchait un SMIC ne devait pas divorcer. C’est fou. Comment peut-on laisser ces gens dire cela, à la télévision, sans qu’il n’y ait guère de conséquences ? On a l’impression d’être plongé au sein d’un climat de haine, d’un climat raciste – il faut le dire – avec une partie de la population française qui l’est ouvertement et l’assume. Quand on sait que plus de 30 % des gens votent Le Pen, cela signifie, pour moi, être raciste. L’on a beau dire ce qu’on veut, quand bien même c’est désormais la fille de Le Pen, quand bien même ç’a changé, cela reste le même combat. Le Front National est un parti raciste, le Rassemblement National est un parti raciste. Le fait d’adhérer à ce mouvement, de voter pour lui, c’est l’accepter. C’est déjà énorme, et on a l’impression que cela s’aggrave. En plus des difficultés qu’il y a en France, qu’elles soient financières ou autres, il s’installe malgré tout ce climat de racisme et d’islamophobie. Je pense que cela ira de pire en pire ; encore qu’au bout d’un certain temps, les gens sur qui l’on tape à longueur de journée finiront par se réveiller et par en avoir ras-le-bol. Il ne faut pas l’oublier : l’islam reste sans doute aujourd’hui la première religion en France, du moins en termes de pratiquants. L’on est à peu de chose près 6 millions de musulmans ; et dès lors, je pense que si l’on était tous d’affreux terroristes, cela ferait longtemps que le pays serait à feu et à sang. Il serait temps que cette haine cesse.

« Ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes »

LVSL : Au bout du compte, ce film semble être une réponse à cela. Lorsque vous pointez le racisme de certains policiers, voire le racisme d’autres habitants de la banlieue vis-à-vis des policiers eux-mêmes, des jugements sur la manière de se coiffer, cela reste une manière de déconstruire. Cela montre, d’une part, qu’un tel racisme est inhérent, mais que, d’autre part, il n’en demeure pas moins un facteur commun, à savoir la précarité dans laquelle vivent les gens.

LL : Exactement. Le fait d’être dans cette situation amène à ce que les gens ne réfléchissent pas. Je sais parfaitement que certains votent Front National par seule opposition. Ils ne sont pas pour autant racistes. Il s’agit simplement d’un ras-le-bol : les gens en ont marre, ils ont marre de vivre dans ces difficultés, ces conditions-là. Dès lors, par opposition, ils votent Front National. Pourtant, cela ne fait qu’aggraver les choses : ce n’est pas parce que l’on est en colère et qu’on s’applique à voter Front National que les problèmes s’arrangeront. Il convient d’être plus malin, et de trouver d’autres solutions.

Lady Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération publiait un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier : « Pourquoi filmez-vous ? » Aussi, à notre tour, nous aimerions également vous la poser : « Ladj Ly, pourquoi filmez-vous ? »

LL : Je filme parce que, d’abord, j’aime ça : j’aime l’image, j’aime énormément filmer, et je le fais depuis mes 17 ans. Quand j’avais cet âge, j’ai acheté ma première caméra. Aujourd’hui, j’en ai 39. Cela fait donc plus de 20 ans que je filme. Pour autant, étant donné que je suis un « banlieusard » – je l’assume –, je filme principalement pour témoigner de la situation de ces quartiers. J’ai envie de témoigner de cette situation qui perdure là-bas. De fait, l’on connaît les banlieues à travers nos médias, à travers les politiques. Mais il demeure un fossé énorme entre, d’une part, ce que l’on entend dire et, d’autre part, la réalité du terrain. En définitive, en tant qu’habitant, dans un premier temps, puis en tant que citoyen, que cinéaste, dans un second temps, j’ai d’abord l’envie de témoigner et de dénoncer tout ce qui se passe dans nos quartiers.

Expérience, réflexivité, self-defense : des révolutions d’un nouveau type ?

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour Le Vent Se Lève

Les mouvements sociaux impressionnants qui ont émergé presque simultanément au Chili et au Liban il y a maintenant trois semaines ont rappelé les très nombreuses secousses qui ont marqué le néolibéralisme depuis le début des années 2010. La concordance extrême de ces deux mouvements, remplissant spontanément les rues à 14 000 km de distance, interpelle. Au Chili, c’est la hausse du prix des transports qui a fait exploser la colère sociale. Au Liban, c’est une taxe sur les appels via l’application Whatsapp qui a mis le feu aux poudres. Cela rappelle évidemment, toutes proportions gardées, la naissance du mouvement des Gilets Jaunes dans la foulée de l’augmentation des prix de l’essence. Mais on pense surtout à ce qui se passe depuis des mois en Algérie, et à la révolution tunisienne il y a 8 ans, aux printemps qui puisaient leur confiance dans ce qui se passait, simultanément, ailleurs… Une tribune d’Ulysse Rabaté, Président de l’association Quidam, Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes (91).


Ces phénomènes, qui interviennent dans des contextes a priori entièrement différents, révèlent des dynamiques structurelles du capitalisme contemporain. Partout, ce sont d’abord les inégalités de répartition des richesses de plus en plus criantes qui fragilisent l’équilibre social et politique, en même temps que celui-ci ne paraît plus en mesure d’’être garanti par l’ordre politique traditionnel, complètement discrédité. Le mot « dégage » est encore là, mais présente quelques évolutions que l’on peut ici commenter, sans prétendre aller au-delà de premières observations et intuitions.

Un des éléments passionnants qui marque à notre sens ce cru 2019 des mouvements sociaux à l’échelle mondiale est la capacité qu’ont ces mouvements à établir et affirmer un discours sur eux-mêmes, notamment en inscrivant ce qu’ils sont en train de réaliser dans un historique et une expérience. Cet élément de réflexivité peut paraître anodin ou superflu, mais il semble au contraire déterminer une forme d’autonomie, voire de protection, de ces mouvements populaires à l’égard du pouvoir politique auquel ils s’opposent. En effet, ce recul des mouvements sur leur propre action se caractérise par une charge critique et lucide à l’encontre du monde politique dans son ensemble, dont les tentatives de réponse sont toujours prévenues et déconstruites par le mouvement social en cours.

Le lieu privilégié pour observer ce phénomène réjouissant est sans aucun doute la « révolution du sourire » en Algérie. Aucune diversion du pouvoir n’a entamé l’enthousiasme du mouvement, qui tourne chaque semaine en dérision les mesures démagogiques sorties du chapeau du pouvoir, ou encore les tentatives de division, comme l’a bien montré l’épisode du drapeau amazigh. Celui-ci avait été interdit par le pouvoir dans les cortèges, au prétexte qu’il mettait en cause l’unité nationale. Le Hirak, en revendiquant la possibilité de faire coexister ce drapeau et le drapeau national dans les rues du pays, impose en pratique une nouvelle définition de l’unité nationale.

Cette force d’anticipation et de résistance ne sort pas de nulle part et dépasse toute perspective dégagiste. Le mouvement algérien revendique explicitement son expérience historique et notamment l’héritage de la décennie noire et la guerre civile des années 90, pour se poser en passeur et protecteur de sa propre histoire. Se protégeant ainsi lui-même, de façon inédite, à l’égard du pouvoir. Ici, connaissance et réflexivité font office en pratique d’une self-defense politique qui repousse très concrètement les limites du possible.

Au Chili, on retrouve l’expression de cette maturité politique dans la manière dont les premières saillies répressives du pouvoir de Sebastien Pinera ont d’emblée été dénoncées, en lien avec les pratiques de la dictature. Ici encore, l’expérience historique et le discours sur cette expérience fait pleinement partie du mouvement. En tant que corps social, celui-ci ne s’oppose pas seulement au pouvoir en place, mais se dresse en meilleur garant d’un « plus jamais ça » très majoritaire au Chili, remettant délibérément en cause l’image de bon élève du libéralisme accolée au pays depuis deux décennies. Au sein du mouvement, nombreux sont les slogans qui remettent en cause cette fausse neutralité chilienne, véritable réécriture libérale de l’histoire de l’Amérique du Sud contemporaine. On pouvait ainsi lire la semaine dernière ces mots, projetés sur un mur immense dans la nuit de Santiago : « On ne retournera pas à la normalité, car la normalité c’était le problème ».

Ici aussi, il est saisissant de voir à quel point le mouvement social s’approprie et entretient spontanément un discours sur lui-même et sa place dans l’histoire, au pays d’Allende. Au Liban, le mouvement social revendique la lucidité quant à « l’entremêlement de plusieurs échelles de conflits dans ce pays réputé être la caisse de résonance des antagonismes régionaux »[1], et surjoue la dimension festive de la mobilisation comme pour s’opposer à toute instrumentalisation de la violence visant à discréditer le mouvement. Cette mise en scène a pris des allures assumées, par exemple lorsque des centaines de chichas sont installées sur les places pour apprécier le spectacle d’un peuple en révolution. Ce phénomène constitue une sorte de méta-discours qui s’oppose de manière instantanée aux tentatives de division et de détournement des revendications premières du mouvement autour de la question sociale. L’intéressant slogan libanais « Tous, c’est tous » exprime quant à lui toute la finesse d’une revendication à plusieurs niveaux de lecture, en forme de message lancé au corps politique dans son entier.

Et en France ? Si le mouvement des gilets jaunes a marqué l’actualité politique et sociale pendant des mois, il est à première vue difficile de lui accorder une portée comparable, tant en terme d’envergure de la mobilisation que de potentiel critique. Ceci explique sans doute une certaine difficulté du mouvement à faire entendre un discours réflexif autonome. Comme dirait Bourdieu, les gilets jaunes ont beaucoup « été parlés » et il est difficile d’appréhender la signification politique du mouvement, presque un an après l’Acte 1.

Contrairement aux mouvements que l’on vient d’évoquer, les gilets jaunes se sont finalement peu inscrits et décrits dans l’histoire politique récente de leur pays. N’est-ce pas ce qui les a rendus plus aisément contournables par le pouvoir en place, et aisés à déconsidérer par une bonne part des médias et intellectuels ? Certes, sur la question des violences policières, phénomène le plus marquant dans la réponse gouvernementale au mouvement, un lien s’est explicitement établi avec les combats contemporains menés notamment par les militants des quartiers populaires depuis de nombreuses années. Ces combats, que le champ politique s’attachait à circonscrire aux quartiers populaires, ont gagné en centralité dans le débat politique par un travail d’alliance, et de médiatisation salutaire des violences perpétrées par les forces de l’ordre lors des manifestations.

Sur ce sujet, le mouvement s’est rendu incontournable en même temps qu’il a contribué à révéler le caractère central de la question politique des violences policières. Car les gilets jaunes nous ont aidés à penser cette idée simple et à l’affirmer dans le champ politique : l’ambition de la non-violence n’est pas la promesse de ne pas insulter les forces de l’ordre ou des membres du gouvernement, comme on a pu le lire dans des chartes absurdes, mais plutôt une forme d’action qui rende immédiatement insupportable (et dans la réalité, infaisable) l’usage de la violence par le pouvoir qui s’y trouve confronté. On peut dès lors considérer que la société française, pour des raisons nombreuses et parfois délibérément, a sous-estimé depuis des mois ce qui se passait, les dynamiques structurelles à l’œuvre, les leçons à tirer d’un mouvement comme celui des gilets jaunes.

Le rappeur Kery James, sur le plateau de Clique TV, déclarait récemment, sans même citer les gilets jaunes : « A toutes ces femmes qui portent le voile par choix, je veux leur dire que je les aime (…) Je pense à ce milliers de gens qui sont descendus dans les rues en France, et qui avaient des revendications claires, nettes et précises. Et dans leurs revendications, il n’y avait pas l’interdiction du port du voile dans l’espace public. A tous ces Français-là, je veux leur dire merci ». Cette réponse magnifique aux dérives racistes d’Emmanuel Macron et son gouvernement a été partagée plus de 150 000 fois sur les réseaux sociaux à l’heure où nous écrivons ces lignes. Ce phénomène (qui n’est qu’un parmi d’autres) fonctionne comme un révélateur d’une lucidité massive et partagée à l’égard des manœuvres du pouvoir en place.

Il montre aussi que le mouvement des gilets jaunes constitue bien une expérience partagée, ancrée dans les représentations politiques ordinaires et agissant encore sur le réel. La suite des événements demeure incertaine. Il y a quelques années encore, la critique du néolibéralisme ou les actions de désobéissance étaient considérées comme un privilège de riche, donc de pays riche : pour les autres, le rattrapage économique sur les pays développés, la sortie de la dictature militaire, le spectre de la guerre civile constituaient des sortes de justifications du rouleau compresseur néolibéral.

À la fois laboratoires et arguments vivants, les pays du Sud justifiaient la dynamique du capitalisme et la fin de l’histoire. L’émergence d’une classe moyenne conformiste était le rempart contre les inégalités, la garantie de la disparition des turbulences sociales. Or aujourd’hui c’est précisément dans ces pays qu’émergent des mouvements sociaux originaux, alliant spontanément classes populaires et classes moyennes. Ces mouvements sans représentants ni partis déconstruisent des équilibres politiques qui se révèlent extrêmement fragiles, pour y opposer un pacte démocratique nouveau, nourri d’une expérience vécue revendiquée.

Leçon singulière des potentiels politiques de la démocratie. Lorsque les manifestants ironisent comme en Algérie sur les tentatives d’instrumentalisation, lorsqu’ils prennent soin les uns des autres et mêmes des rues dans lesquelles ils marchent (au Chili, en Algérie, à Hong Kong), lorsqu’ils osent revendiquer leur mobilisation comme un combat contre le traumatisme de leur propre histoire, ils révèlent comment la construction d’une expérience critique ordinaire ouvre la voie à une proposition politique irrésistible. Elle crée des conditions telles qu’un pouvoir politique, même à tendance autoritaire, ne peut s’y opposer sans se contredire. Pour prendre une métaphore issue du monde de la boxe, le pouvoir est ainsi dans le coin. Cela ne veut pas dire que la répression sanglante est évitée à tous les coups, comme les exemples égyptien ou irakien le montrent. Cette situation assez exceptionnelle vue sous cet angle illustre les mots de la psychologue féministe Carol Gilligan dans son nouvel ouvrage sur la société patriarcale : « L’injonction morale de ne pas opprimer […] coexiste avec l’injonction morale de ne pas abandonner – ne pas agir de façon inconsidérée et négligente (carelessly), ne pas trahir, y compris vous-même »[2]. Ces révolutions inédites sont aussi passionnantes qu’incertaines.

Sans naïveté aucune à l’égard des configurations complexes dans lesquelles elles s’inscrivent, nous y repérons un nouveau rapport à la politique qui combine le rejet de la politique instituée et un travail collectif d’auto-protection par la revendication d’une expertise politique ordinaire et partagée, opposable désormais aux combines politiciennes, aux abus de pouvoir et plus largement à l’autoritarisme. Dans cette perspective, la dialectique de l’endurance et de la réactivation de la violence subie et incorporée, révélée par Elsa Dorlin dans Se défendre.

Cette philosophie de la violence apparaît comme une puissante grille de lecture pour analyser ce que nous appellerons ici des phénomènes de self-defense politique. Ce n’est pas un hasard si dans ce contexte, les femmes jouent un rôle important dans les mouvements en cours. Outre sa légitimité revendiquée à s’élever contre des politiques qui, s’attaquant aux plus vulnérables, la touche en priorité, cette avant-garde féminine recompose les mouvements sociaux en y donnant une place nouvelle aux émotions et aux enjeux de la prise de parole et de l’occupation de l’espace. En Algérie, au Liban, en Amérique, elle rappelle avec force la place occupée dans l’espace des mobilisations depuis les années 90, par les mouvements de femmes, qui ont exigé la vérité pour les morts et disparus sous les guerres et les dictatures et ont été toujours en première ligne dans les luttes environnementales. En France, elle nous incite à donner toute leur place politique aux combats des familles de victimes de violences policières (presque toujours menés par des femmes) ou encore aux mobilisations de « mamans », pour lutter en lieu et place des pouvoirs publics contre les violences entre jeunes dans les quartiers populaires.[3]

Ces expériences qui nous viennent des Suds nous inspirent quant aux formes multiples et originales de désobéissance et de self-défense qu’elles proposent. Il s’agira forcément de décliner celles-ci demain pour sauver la planète de ses dirigeants irresponsables. Soyons donc sensibles à cette nouvelle leçon politique.

Notes :

[1] Khalil, Aya, « Liban, un soulèvement populaire qui remet tout (ou presque) à plat », Contretemps, 2019.

[2] Gilligan, Carol, Le Patricarcat, Climats, 2019

[3] Voir notamment l’engagement, largement relayé ces dernières semaines, des mères de famille contre les violences à Villeneuve-Saint-Georges (94) ou le trafic à Saint-Denis (93).

François Ruffin : « Il faut essayer quelque chose »

©Clément Tissot

François Ruffin fait paraître mercredi 6 novembre son nouvel ouvrage Il est où, le bonheur, un essai rédigé à la suite de l’intervention de Greta Thunberg et des Youth for Climate à l’Assemblée nationale lors du vote sur le CETA. L’ouvrage est l’occasion pour le député picard de renouveler son soutien au mouvement de la jeunesse pour le climat et d’entamer un dialogue avec celui-ci. Nous l’avons rencontré pour échanger sur les défis qui guettent l’écologie politique et qui limitent à l’heure actuelle sa portée hégémonique. Entretien réalisé par Audrey Boulard et Vincent Ortiz.


LVSL – Dans votre ouvrage, vous parlez longuement de vos rencontres avec de jeunes militants de Youth for climate, qui vous ont visiblement inspirés. Vous écrivez : « vous n’êtes pas les comptables d’un monde qui meurt. Vous êtes les prophètes d’un monde qui vient ». Ce « vous », c’est la jeune génération. Or la crise climatique touche toutes les générations : il n’est que de constater les dégâts causés à l’agriculture française par les sécheresses de cet été. En mettant en avant un clivage générationnel, n’avez-vous pas peur que cela fausse le combat et limite l’engagement des « vieux », réduits à une posture de charité, alors que la crise climatique offre justement une occasion de refaire de l’universel ?

François Ruffin – Je n’en fais pas quelque chose « d’universel » parce qu’il y a une question de générations, ainsi qu’une question de classes. Ce phénomène ne concerne d’ailleurs pas toute une génération mais seulement une partie de celle-ci – c’est dans les grandes villes et leurs lycées généraux qu’il y a eu le plus de manifestations. Cela veut dire que l’on parle des milieux les plus éduqués.

Cependant, ce n’est pas parce que ce mouvement possède un contenu de classe et une dimension générationnelle qu’il est à mépriser. Au contraire : c’est la locomotive qui vient tirer le reste. Comment raccroche-t-on les wagons derrière ? Telle est la question.

On a bien assisté à une progression du degré de conscience écologique dans la société tout entière, mais elle est particulièrement prégnante chez les jeunes parce qu’ils sont nés avec. J’avais sans doute déjà une conscience écologique plus forte que celle de mes parents – par le biais de mon rapport aux animaux, à la croissance, etc. Mais ce n’était pas ma matrice politique, alors qu’elle le devient pour toute une génération. C’est ce que je raconte à propos de ces deux jeunes montpelliérains qui n’ont même pas eu à penser l’écologie, que je mets en regard avec de vieux intellos brillants, mais qui sont incapables d’insérer l’écologie à l’intérieur de leur mode de pensée parce que toute leur vie intellectuelle et militante y est étrangère. Je vois des députés « marcheurs » s’interroger sur le sort que l’on réserve à la planète simplement parce que leurs enfants leur en parlent. S’il y a une infusion des questions écologiques dans la société elle s’est faite par ce biais : par l’intermédiaire des jeunes générations.

C’est ici que je trouve une limite : en un sens, je ne pense pas que mon livre soit fait pour tout le monde. C’est un livre à destination des militants, et notamment à cette tête d’épingle qu’est Youth for climate – qui est la pointe avancée de cette génération, qui lui permet de se construire intellectuellement. Je viens avec ce livre lui offrir des billes, lui proposer mon regard sur les erreurs qu’ils pourraient commettre, sur la manière de construire un lien avec les classes populaires, de mener une lutte, par la rue et par les urnes. Peut-être ai-je tort. Je viens m’interroger avec eux.

“Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes.”

Je suis convaincu que l’on assiste à une montée du degré de conscience écologique de la même manière que Victor Serge a décrit une montée du degré de conscience socialiste chez les jeunes générations qui ont précédé la révolution russe. Va-t-elle se décourager ? Va-t-elle entrer dans une lutte armée ? Je n’en sais rien, mais je constate que quelque chose d’essentiel se déroule à ce niveau. Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes. Vous êtes nés avec une forte conscience que notre planète était au bord de l’effondrement. Pour vous, c’est une évidence. On pourrait même dire que ce qui vous serait difficile à envisager, c’est la remise en cause de ce cadre de pensée.

La question que l’on doit se poser est la suivante : comment fait-on pour que ce pan d’une génération qui se mobilise ne sombre pas dans le découragement, dans l’opportunisme, ou dans l’isolement ? Les locomotives sont intéressantes seulement si elles tirent des wagons derrière. Si elles n’entraînent pas des pans importants de la société, elles ne m’intéressent pas. Youth for Climate ne m’intéresserait pas s’il n’avait comme perspective d’entraîner des pans entiers de la société.

LVSL – Vous évoquez une discussion avec une membre de Youth for climate qui déclare en substance : « vous les politiques, vous devriez abandonner vos clivages rhétoriques désuets pour affronter ensemble la crise climatique ». Vous lui répondez alors que les ennemis de classe sont les ennemis du climat. Deux visions de l’écologie s’affrontent ici. Ne craignez-vous pas d’apparaître comme le “vieux gaucho” qui s’empare de la question écologique pour refourguer sa marchandise anticapitaliste ?

FR – Je ne me positionne pas comme « anticapitaliste ». J’évite les mots en –iste d’une manière générale, parce que ce sont des mots qui font fuir les gens. Maintenant, quand cette personne – Laëtitia –, à l’Assemblée nationale, le jour du vote du CETA, est en compagnie de Greta Thunberg et nous demande de mettre nos différends politiques de côté, je rétorque que ce n’est pas possible. Ce n’est pas par plaisir que je suis en désaccord. Le vote du CETA est le produit du long travail d’un lobbyiste, Jason Langrish, embauché par l’industrie pétrolière, qui a conçu ce traité il y a une vingtaine d’années et l’a présenté aux autorités canadiennes qui l’ont ensuite transmis aux autorités européennes. Le CETA naît donc d’une initiative du lobby du pétrole qui a tout de suite été soutenue par les lobbies des manufactures, de la pharmacie, ou encore de l’industrie chimique. À un certain stade, il faut donc choisir son camp. Soit on est pour le CETA, soit on est contre. Soit on pense qu’il est bon d’importer de la viande bovine nourrie aux farines animales tandis que nous exportons de la viande bovine en Chine, soit on pense que c’est une mauvaise chose et qu’il faut mettre en place une dynamique de relocalisation.

D’une manière générale, je pense que l’écologie n’efface pas la lutte des classes, mais qu’elle la renforce. Aujourd’hui, elle ne touche plus seulement à une question de niveau de vie mais de survie. La question est la suivante : qui dirige la société ? Ceux qui ont actuellement le volant entre les mains sont déterminés à nous envoyer dans le mur, soit par inconscience, soit par cynisme. Soit on récupère le volant entre nos mains et on appuie sur le frein, soit on leur laisse, mais il y a bien une bagarre à mener à ce niveau-là. On ne peut pas dire « soyez tous d’accord ». Je ne suis pas d’accord avec ceux qui conduisent notre société, qui créent les conditions pour que l’eau de demain soit imbuvable – si tant est qu’il en reste, parce qu’on entrevoit déjà des scénarios d’assèchement jusque dans des pays tempérés comme la France –, pour que l’air soit irrespirable, ou pour que l’air ou l’ombre deviennent marchandisables ! Face à une telle configuration, on trouve d’un côté ceux qui l’approuvent, de l’autre ceux qui n’en veulent pas. À l’Assemblée nationale, on trouve ceux qui, consciemment ou inconsciemment mènent par leurs choix la planète dans le mur. Rendre possible le secret des affaires, qui donne à l’industrie chimique un moyen supplémentaire pour ne pas être contrôlée, est un choix de classe ; c’est un choix en faveur de l’oligarchie.

Je ne me suis jamais senti « gaucho », mais de gauche, oui, j’assume. Et cela n’est pas en contradiction avec mon engagement écologiste. J’ai mis en cause la croissance dans mes livres dès les années 2000 pour des raisons qui étaient sociales : je considérais que parler de la croissance était un moyen de dire « attendez demain qu’il y ait deux, trois ou quatre points de croissance pour que l’on redistribue ». De mon point de vue, il n’y avait pas besoin d’attendre que le gâteau grossisse pour que l’on puisse en donner quelques miettes aux gens : celui-ci était déjà assez gros pour être partagé.

Suis-je le gaucho le service ? Ce dont je suis certain, c’est que certaines choses étaient difficilement dicibles et deviennent plus faciles à exprimer parce que l’atmosphère « écolo » rend possible cette libération. On pourrait par exemple interdire la publicité ! J’ai déjà écrit des papiers là-dessus, et c’est longtemps resté totalement inaudible. J’ai le sentiment que ce genre de choses devient audible, que l’on a aujourd’hui la possibilité de mettre en cause ce modèle de consommation et cette emprise des marques sur nos esprits. Dans La guerre des classes, qui est l’un de mes vieux livres, je remettais en cause le bien-fondé de la croissance. Désormais, on peut critiquer la croissance pour des raisons sociales, mais on peut également le faire parce qu’elle mène la planète à sa perte, et enfin parce que le bonheur ne passe plus par là. J’essaie de me saisir de cette opportunité. Le rapport aux animaux, qui relevait un peu de la sensiblerie il y a quelques années, peut maintenant s’inscrire dans un continuum de luttes. Au fond, le capital s’en est pris à la terre, aux arbres, aux hommes, et ainsi de suite. Il s’en prend aux animaux qu’il transforme en minerais et qu’il maltraite, de la même manière qu’il maltraite les hommes : c’est pourquoi on n’a pas à faire un choix entre le rouge et le vert, entre la défense des hommes et de la nature. Notre ennemi est un ennemi commun qui réduit l’homme et la nature à de pures fonctions. Il a pour seul objectif de produire et de consommer.

LVSL – Vous évoquez la dimension de classe de l’écologie. Quelle doit être l’attitude d’un mouvement écologiste par rapport à la classe dominante ? Considérez-vous que le bloc oligarchique dans son ensemble doive être mis en question, ou pourrait-on s’appuyer sur certains secteurs de l’oligarchie qui auraient peut-être intérêt à une forme de transition écologique ?

FR – Il faut un combat permanent contre l’oligarchie. Il faut lui ôter le volant des mains. Je suis un partisan du compromis, et il faut faire des alliances de circonstances si elles sont à faire. Je pense que l’on progresse par le compromis permanent, ce qui signifie que l’on sait qui est l’adversaire et qu’on le nomme comme tel, même si on passe des accords avec lui. Il n’empêche qu’il faut leur ôter le volant des mains et que c’est le nœud du problème.

Sur quel pan de l’oligarchie s’appuyer ? Sur certains secteurs de l’industrie favorables à un certain protectionnisme ? Le protectionnisme, pour moi, est un moyen et non une fin. C’est un outil dans la boîte à outils. Les taxes douanières, les barrières commerciales, sont autant de leviers que l’on peut éventuellement utiliser mais qui ne définissent pas une finalité. Lorsqu’on se rend dans les hôpitaux, dans les écoles, on entend partout parler du manque de moyens. Ce qui me paraît aujourd’hui plus frappant encore est le manque de fins. Quelle est la finalité de ce que l’on fait ensemble ? Quel est le sens de la vie ? Comment définit-on le bonheur ? Comment définit-on le progrès ? Comment définit-on la réussite ? À mon sens, un mouvement de gauche écologique doit avant tout redéfinir le bonheur, le progrès, la réussite… Je doute que l’on tombe d’accord même avec le secteur le plus protectionniste de l’industrie sur ces questions.

“On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.”

En matière d’alliances de circonstances, si l’on parle de l’opposition commune de la FNSEA et des militants écologistes au CETA, c’est une alliance que je souhaiterais voir se pérenniser – sinon avec la FNSEA, du moins avec les agriculteurs. Cela suppose de dépasser un certain nombre de clivages en posant la question, par exemple, de la finalité de l’agriculture : c’est un questionnement qui pourrait déboucher sur une alliance puissante. Je comprends très bien que pendant la période d’après-guerre on soit allé vers un modèle de mécanisation, de chimisation, de concentration industrielle parce qu’il était au service d’un objectif et d’une finalité : garantir la souveraineté alimentaire de la France, atteinte dans les années 1970. Depuis ce temps-là, il n’y a plus d’objectif donné à l’agriculture. Elle est sans boussole et en attente que l’on redéfinisse une finalité.

On peut effectuer une analogie avec l’enseignement. Il y a de sérieux manques de moyens et d’effectifs dans les classes. Mais quelle est la finalité de l’enseignement ? Lorsque Jules Ferry met en place l’enseignement gratuit et obligatoire, il le fait en suivant l’analyse d’Ernest Renan selon laquelle nous n’avons pas perdu la guerre franco-prussienne de 1870 avec les cœurs mais avec les têtes ; selon lui, c’est l’instituteur prussien qui a gagné, parce que nos hommes n’étaient pas assez formés. Suivant cette logique, une école républicaine et patriote a été mise en place, qui avait pour objectif de former des soldats pour la première guerre mondiale. On peut le regretter, mais c’est une fin qui est posée. De la même manière, au XXème siècle, on a posé pour objectif l’élévation du niveau d’éducation parce que l’on se dirigeait vers des emplois de plus en plus qualifiés. Désormais, le marché du travail est un marché que l’on ne comprend plus, qui pour une certaine part est déqualifiant, avec une multiplication des petits boulots. Est-ce que la perspective de l’enseignement est d’épouser un marché du travail fluctuant ? Non. On voit bien que cela ne donne aucun sens au métier d’enseignant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’aujourd’hui, au-delà de la question des moyens pour l’enseignement, il faut définir sa finalité : les enseignants doivent être les moteurs de la mutation écologique. C’est un horizon qui peut fournir une motivation : construire des hommes et des femmes qui doivent être capables d’habiter cette planète correctement. Aujourd’hui, même si les enseignants en font souvent plus, les programmes scolaires n’intègrent les questions écologiques que de façon marginale.

LVSL – Vous évoquez longuement la collapsologie qui provoque de plus en plus de débats. Sur le plan politique, beaucoup de collapsologues proposent une version verte de la théorie anarchiste, notamment en matière d’auto-organisation. Quel regard portez-vous sur les réponses offertes par ces théoriciens ? N’assiste-t-on pas, là aussi, à une forme de tentation sécessionniste ?

FR – J’aime beaucoup L’entraide de Pablo Servigne. À mon sens, c’est un ouvrage clé. C’est presque un début de réponse à une crise car je suis convaincu que l’on se dirige vers un effondrement. Nous vivons déjà dans un effondrement écologique. Durant mes quarante années d’existence, la moitié des vertébrés sauvages a disparu de la planète. Plus du tiers des oiseaux et 80% des insectes ont disparu – 95% d’ici 10 ans. À chaque fois que le GIEC établit une statistique sur le climat, il la dégrade par la suite parce que ses scénarios se révèlent plus optimistes que la réalité. Quand je me rends dans le Jura et qu’on me décrit des rivières qui sont désormais vides de poissons, j’ai l’impression de me retrouver dans le conte d’Amos Oz, Soudain dans la forêt profonde, où tous les animaux ont disparu et où la maîtresse en vient à reproduire des dessins pour que les enfants continuent de garder la mémoire de ce qu’était un renard et à leur faire imiter des cris d’animaux. Dans cette même région, on a assisté à une disparition du Doubs sur 50 km. Plusieurs villages ont été approvisionnés en eau. Cet été, plus de la moitié des départements en France ont vécu un épisode de sécheresse. On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.

“C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.”

Et ce n’est qu’un début, à moins que l’on n’appuie très vite sur le frein et que l’on change de direction. Quelle forme va prendre cet effondrement, comment va-t-on s’y adapter, va-t-on en faire une chance ? Quand je parle de fins, c’est du sens de l’existence dont il est question. L’entraide de Pablo Servigne donne un contrepoint au discours de la concurrence permanente. Que l’on parle du CETA, de la concurrence entre le Canada et l’Europe, entre les agriculteurs français et canadiens, entre les universités, les villes, les régions, que l’on est sommés de rendre plus compétitives pour attirer les multinationales… le leitmotiv de la « concurrence » est omniprésent. J’ai vu hier le film de Ken Loach, Sorry we missed you, qui montre à quel point les conducteurs sont pris dans une concurrence institutionnalisée au sein d’une même entreprise. Contre cette concurrence généralisée, Pablo Servigne vient proposer un autre récit, fondé sur l’entraide. L’entraide existe et elle est tellement massive qu’on ne la perçoit pas, mais on y baigne. Il la montre à l’œuvre dans la nature avec les étourneaux, les abeilles, les poissons-clowns et les récifs de coraux. Il décrit comment la respiration est le fait de bactéries qui au départ ont coopéré entre elles, comment des microbiotes coopèrent à l’intérieur de notre organisme, comment la forêt constitue un vaste champ de coopération entre les vieux arbres, les jeunes arbres, les champignons, etc. Et l’homme ! Il n’y a pas un bébé qui puisse survivre si une vaste coopération n’est pas mise en œuvre autour de lui. C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.

C’est vers une telle perspective que l’on doit se diriger : moins de biens, plus de liens. À mon sens, dans le film de Ken Loach, c’est Abby, qui tient le rôle du personnage principal, qui porte quelque-chose de fort à la fois dans la construction de sa famille et dans l’aide qu’elle apporte à l’extérieur, étant auxiliaire de vie sociale. Elle va chez les personnes âgées et chez les personnes en situation de handicap pour leur apporter secours. Pour moi, voilà l’avenir : c’est Abby. Ce sont les métiers du lien : assistante maternelle, accompagnateur d’enfants en situation de handicap… ceux qui placent l’entraide au cœur ont des métiers d’avenir.

Mais pourquoi est-ce que ces métiers sont dégradés dans notre société ? Pourquoi est-ce qu’ils sont sans statut et sans revenus ? Parce que ce sont des métiers de femmes à 85 %. Et parce que ce sont des métiers de liens, et le lien est sous-valorisé et dégradé dans la société contemporaine. Ces métiers devraient être au cœur de notre projet politique. Pour des raisons sociales, car c’est 2 millions de personnes que l’on peut faire sortir de la pauvreté. Pour des raisons féministes, puisqu’à 85 % ce sont des métiers de femmes. Et pour des raisons écologiques, car cela permettrait de mettre un frein à la production illimitée de biens dont on n’a pas besoin : l’iPhone 11, l’iPhone 12, bientôt 13, 14, 15, la 5G puis la 6G, etc. Le progrès, ce n’est pas cela. Le progrès consiste à se demander comment on va continuer de parler à la grand-mère, comment elle va continuer de chantonner quand l’auxiliaire de vie lui démêle les cheveux.

LVSL – Il y a justement un sentiment auquel vous faites constamment appel dans le livre, c’est l’empathie. Vous tracez un continuum entre les êtres humains et les animaux, ce qui ouvre la question des droits que la société humaine devrait accorder aux animaux ; quel est votre vision de l’antispécisme ? Quel modèle d’élevage est-ce que vous préconiseriez ?

FR – Je suis Jocelyne Porcher, auteure de Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle. L’élevage existe dans la société humaine depuis la préhistoire. Ce qui me pose problème c’est son industrialisation et son inhumanité. Qu’il y ait la mort au bout est une chose, que la vie de ces animaux ne soit qu’une souffrance en est une autre. Que l’on se nourrisse en partie de viande, que l’homme soit omnivore donc carnivore, est pour moi un état de fait. Peut-être que l’on fera sans à l’avenir, mais ce n’est pas le cas actuellement. La question qui se pose est la suivante : comment aménage-t-on un système qui soit humain des deux côtés, pour les animaux comme pour hommes ? Comment donne-t-on de l’espace aux animaux ? L’un de mes combats originels est dirigé contre l’élevage des poules en batterie. De l’autre côté, il faut rendre cela humain pour les hommes également. Prenons l’exemple des abattoirs des poulets Doux : les hommes en font des cauchemars la nuit quand ils commencent à y travailler. Cette manière de procéder en série et de couper des têtes à la chaîne n’est pas naturelle pour l’homme. Enfin, pour que cela soit humain pour les éleveurs également, il faut d’abord qu’ils puissent en vivre dignement, ce qui suppose des garanties de prix et le fait de pouvoir être fiers de leur métier.

LVSL – Même si la préoccupation en faveur de l’écologie progresse dans l’ensemble de la société, les classes populaires en font moins leur priorité que les diplômés. De fait, l’écologie revêt un caractère élitaire qui se traduit par la prégnance du discours individualiste en matière de responsabilité écologique. Comment expliquez-vous les difficultés à construire une écologie populaire ?

FR – Ce qu’il faut d’abord prendre en compte, c’est la disjonction entre les paroles et les actes. On a affaire à une classe supérieure qui, quand on l’interroge, place l’écologie et le climat en haut de ses préoccupations. En réalité, elle est nettement plus polluante que les classes populaires. Les 10% les plus riches émettent huit fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Une enquête du CRÉDOC évoque l’engagement de façade des classes supérieures qui passent à Enercoop, achètent bio, mais derrière font un voyage en avion qui décuple leur bilan carbone. Quand bien même les classes populaires ne le placent pas au cœur de leurs propres préoccupations, elles sont néanmoins plus responsables que les classes supérieures.

“La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.”

Maintenant, je pense qu’avec l’écologie nous avons l’occasion de rassembler la classe éduquée et les classes populaires. Jusqu’à présent, les ouvriers ont pris de plein fouet la mondialisation. Chez moi, les ouvriers de Goodyear, Continental et Whirlpool se sont retrouvés seuls et les éduqués ont dit, avec compassion : « bon c’est triste, mais c’est le fait de l’Europe et de la mondialisation, on ne peut rien y faire ». Désormais, la crise écologique conduit Nicolas Hulot à dire que la mondialisation est une catastrophe, que si on se contente de trois éoliennes tout en continuant les accords de libre-échange, tout va brûler. La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.

Ma lecture des progrès dans l’histoire de France est la suivante : il y a eu des moments où s’est effectuée une jonction entre la classe éduquée et les classes populaires. En 1789, c’est la petite bourgeoisie, quelques propriétaires terriens et avocats, qui représente le tiers état à l’Assemblée nationale. En revanche, ce sont les classes populaires des villes qui font le 14 juillet, et les classes populaires des campagnes qui mènent la Grande peur. Ce sont six années de ce mélange-là qui font la Révolution française. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent « non » au fascisme et les ouvriers qui demandent les congés payés et les 40 heures. Mai 68 se décline sous la forme d’un mai 68 étudiant et d’un mai 68 ouvrier. Ce n’est pas forcément le grand amour, mais il n’empêche qu’ils vivent un temps commun. Mai 1981, c’est 74 % des ouvriers qui votent pour François Mitterrand à la présidentielle et grosso modo tous les profs.

Depuis 1981, ce bloc historique a été brisé, à cause de la mondialisation qui a fait des vainqueurs et des vaincus, comme un fil à couper le beurre. Du côté des ouvriers on a atteint 20% de chômage pour les non-qualifiés. Toutes les familles populaires sont touchées ou craignent de l’être et sont hantées par ce spectre. Côté classes intermédiaires au contraire, on n’est qu’à 5% de chômage, donc on espère encore qu’un certain niveau de diplôme nous en prémunira. La traduction électorale de cet état des choses a été catastrophique : émergence du Front national, un tiers du vote ouvrier qui va grosso modo au Front national [ndlr, 47% des ouvriers qui ont voté aux élections européennes de 2019], un tiers d’abstention et un tiers qui continue à voter vaguement à gauche. On a une disjonction, même avec le mouvement des gilets jaunes. Les sondages indiquent que 80% des Français des classes populaires sont favorables aux Gilets jaunes, tandis que dans les classes intermédiaires, seuls 50% y étaient favorables au début du mouvement. Parce qu’il y a cet adversaire commun, l’écologie constitue une occasion de rassembler. Cette fois-ci on peut avoir Nicolas Hulot et les Youth for Climate, qui mettent en cause le CETA, aux côtés des travailleurs et des éleveurs. On a l’occasion de créer une jonction. Il faut une rupture avec le trio « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut réaliser cette rupture et poser derrière d’autres choses positives : les métiers du lien par exemple. Il faut proposer un plan pour faire sortir deux millions de personnes de la pauvreté qui soit en même temps une mesure écologique et le levier d’une écologie populaire.

LVSL – Ceci implique a minima de faire appel à certains affects patriotiques. Pensez-vous que l’écologie est l’occasion d’articuler les affects patriotiques qui existent en France avec la préoccupation pour l’écologie, dans une perspective de rupture avec la mondialisation ? Que pensez-vous de l’idée d’un patriotisme vert ?

FR – Cela me renvoie à ce que j’entends parfois à Flixecourt : la France n’est responsable qu’à 0,9% des émissions de gaz à effet de serre mondiaux, donc à quoi bon changer ? Or les progrès ne naissent que du fait de pays ou de blocs de pays qui ont été porteurs de quelque-chose dans l’histoire et en ont entraîné d’autres. Quand en 1793 on décide d’en finir avec la royauté, on ne demande pas à l’impératrice de Russie, à l’empereur de Prusse et au royaume d’Angleterre s’ils sont d’accord : on avance et on entraîne. Cela produit quelque chose en Europe. J’ai la vision d’une France qui peut avancer sur ce terrain-là, qui peut avancer seule sur un certain nombre de points et qui peut être entraînante. Cela s’est déjà vu sur un certain nombre de dossiers mineurs : le diméthoate par exemple, molécule chimique employée sur les cerises, a été interdit d’usage en France. Cela a eu des effets d’entraînement, parce que d’autres pays l’ont interdit à leur tour. Je pense donc que l’on peut avoir un effet d’entraînement par de grands pactes mondiaux, effets d’entraînement qui ne sont pas à négliger. Si les grands accords mondiaux permettent de faire évoluer les consciences, je prends.

“Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.”

Mais à un certain stade, il faut prendre des mesures concrètes. On marche sur la tête lorsqu’on me dit que l’on ne peut pas faire interdire les publicités a minima sur les 4X4, que dans notre pays la vente de 4X4 a augmenté de 30% en 2019, que les émissions de gaz à effets de serre ont encore augmenté, etc. Sur le marché intérieur au moins, la France pourrait prendre des mesures ; contre la publicité par exemple, qui constitue, à mon sens, un combat central. Actuellement, si je parle à des journalistes, si je tiens un journal depuis vingt ans, c’est parce que je suis persuadé que l’on ne peut changer le monde que si l’on change le regard des gens sur le monde. Et on ne peut changer le regard sur le monde que si on change ce qu’on met dans la tête des gens. À quoi cela sert-il de faire nos articles, nos manifestations de Youth for Climate, quand en face les Français avalent en moyenne les images de 5000 marques par jour ?

Au fond, nous vivons un temps d’absurdité et les gens le ressentent. Cela participe de la perte de sens. Lorsqu’on se rend à Gare du nord et que le panneau des départs a été transformé par un grand panneau pour Audi, constitué avec des leds, que ce type de panneau doit consommer l’équivalent de dix foyers par an, on peut considérer que cette société a perdu son sens. Dans la répétition de « croissance, concurrence, mondialisation », à l’heure où on importe de la viande bovine en France pour exporter de la viande bovine en Chine, les gens ne vivent plus qu’un sentiment d’absurdité. Pour les personnes qui avalent des pubs toute la journée, cela produit une dissonance cognitive permanente. Gramsci parle d’un « temps de détachement de l’idéologie dominante » : les gens le voient bien et le ressentent profondément. Ils se sont détachés de cette absurdité et les gilets jaunes en sont un marqueur.

LVSL – Votre dernier chapitre s’intitule « essayer quelque chose ». Vous plaidez pour l’union des forces de transformation sociale et écologique au sein d’un « Front populaire écologique ». Ne pensez-vous pas que ce type de formules correspond à un imaginaire un peu passé, un peu ringard, alors que l’enjeu serait justement d’inventer quelque chose de neuf et de transversal ?

FR – Je pense que cela ne peut marcher que s’il y a une grosse pression d’en bas. C’est ce qui s’est passé à l’époque du Front populaire. Les organisations politiques ne se rencontrent pas à froid, les unes avec les autres. C’est une pression d’en bas qui l’exige. Je parlais il y a peu de l’idée de lancer une pétition intitulée « arrêtez vos conneries », en disant aux chefs de partis : « maintenant ça suffit, la logique partidaire est suicidaire, on ne sait pas où vous nous emmenez mais on sait que vous n’êtes pas à la hauteur des responsabilités de notre temps », ou quelque chose de cette nature. Cela ne peut marcher que s’il y a une énorme pression qui vient du bas, qui fait sauter les cloisons et les logiques d’appareils et d’individus, au sein desquelles je me trouve et dont je ne peux m’extraire complètement. Cela suppose ensuite qu’un autre imaginaire surgisse dans la société ; un imaginaire en rupture avec le triptyque « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut que cela se répande, et que la majorité veuille mettre en place autre chose. Et là, quoi qu’il arrive, la seule solution sera de ne pas y aller chacun seul dans son coin.

Roosevelt disait que le peuple « ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé ». Il faut essayer quelque chose, car on vit un moment où l’on voit se dessiner, pour parler très concrètement, un 2022 entre l’extrême-argent et l’extrême-droite. Cela participe également d’un sentiment d’asphyxie. C’est pourquoi je vais chercher de l’air dans Youth for climate, ou dans les gilets jaunes, dans des bulles de cette espèce. Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs, le ciel de la finance. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.

David Dufresne : « À la violence physique, le gouvernement a ajouté la violence des mots »

David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

David Dufresne nous a donné rendez-vous au restaurant Polidor, restaurant apprécié par Étienne Dardel, l’un des personnages centraux de son nouveau roman, Dernière sommation (Grasset, 2019, 228 p.). Une bulle hors du temps, faite d’histoires mystérieuses, d’objets et peintures art-déco authentiques aussi bien que de charmants trompe-l’œil (la climatisation peinte accrochée à l’entrée par exemple qui pourrait faire office de magnifique ready-made). Nous avons pu y recueillir sa perspective précise, documentée et engagée, sur la façon dont l’écriture romanesque peut constituer à l’ère de la guerre des mots et des images, une arme de plus dans la bataille pour la justice et l’égalité dans une société bridée par la violence policière, politique, idéologique et médiatique. Propos recueillis par Simon Woillet et retranscrits par Dany Meyniel.


 

LVSL – Tout d’abord, merci de m’accorder un petit peu de temps, Monsieur Dufresne, pour parler de votre ouvrage Dernière sommation publié cette année chez Grasset. Ma première question portera sur le statut de cet ouvrage, de ce roman. Ce choix de la forme littéraire semble s’inscrire dans le cadre plus général de votre recherche sur les formes pour dire le réel, comme vous le disiez récemment au Média dans un entretien avec Denis Robert. Comment qualifieriez-vous ce roman, est-ce un documentaire-fiction ? De quoi se rapproche t-il? Quel mot utiliseriez-vous pour décrire sa forme? 

David Dufresne – Je parlerai de « roman documentaire » mais parce que vous me le demandez… Depuis quinze ans dans mon travail, chaque sujet amène une forme ; il y a eu des documentaires, il y a eu des récits pour téléphone mobile, il y a eu des documentaires linéaires, « Allô Place-Beauvau » pour les signalements sur Twitter et là je me suis dit que la forme romanesque était la meilleure pour faire ce que j’avais envie de faire. Donc ce n’est pas du tout un hasard et d’ailleurs l’autre jour j’étais à un colloque où quelqu’un a sorti la définition du mot « informer », la connaissez-vous ?

LVSL – Non, dites-moi…

DD – Mettre en forme… C’est génial ! Mettre en forme, ça fait quinze ans que je m’enquiquine à essayer de trouver une forme à chaque fois et je me demandais un peu pourquoi j’étais aussi arc-bouté sur la question de la forme. Là, par exemple si je fais un documentaire je vais chercher une forme particulière à chaque fois. Donc l’avantage du roman par rapport à l’essai que j’aurais pu éventuellement faire, c’est qu’un essai m’aurait pris beaucoup plus de temps. Le bouquin sur Tarnac (Tarnac, Magasin général ndlr) c’est quatre ans de travail mais vraiment quatre années à temps plein. Là, j’avais un sentiment d’urgence et donc la forme romanesque permettait, permet des raccourcis… Un exemple tout bête: il y a un personnage du roman qui est un syndicaliste de police (Serge Andras) et dans un essai, j’aurai dû en faire trois personnages parce qu’en fait c’est à peu près la somme de trois individus que j’ai en tête. C’est donc un personnage composite et ils sont tous comme ça. Ici, l’avantage du roman c’est qu’il permet de synthétiser…

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

C’est comme dans le film Le jour le plus long qui est capable en deux heures de vous raconter le débarquement ! Ça c’est la fiction… Après il y a les livres d’histoire, après il y a les livres de sociologie, ça ne remplace pas mais ça complète, ça apporte… et puis j’avais aussi ce sentiment de livrer une bataille, après avoir livré la bataille de l’image par les signalements, je livrais celle des mots. Et ce notamment par rapport à certaines déclarations de Macron qui sont dans le bouquin, la plus importante d’entre elles datant je crois du 7 mars, où il dit : « Vous ne pouvez pas parler de répression et de violences policières, ces mots n’existent pas dans un État de droit. » Et bien tout est là, ça n’existe pas dans un État de droit et donc en voulant capturer le langage il voulait en fait nous empêcher de réfléchir, de débattre. Le roman c’est une réponse à ça… Modeste, mais c’est ma réponse.

LVSL – Pour lutter contre cette capture du langage par la classe politique dominante, et cet usage autoritaire de l’État régalien, avez-vous envisagé ce roman comme un texte de combat, une sorte de courroie de transmission d’un cri révolutionnaire dont le premier témoignage écrit serait le graffiti sur l’Arc de Triomphe : « Les Gilets jaunes triompheront » ?

DD – Alors je ne sais pas si c’est un cri révolutionnaire mais c’est un cri historique et chacun, quand l’histoire surgit, chacun tient son rôle. Donc le boulanger peut décider de mettre un peu plus de cœur à faire ses croissants ou pas, et bien l’écrivain, il écrit… Pas une seconde je ne me compare à Jules Vallès mais Jules Vallès écrit la Commune, il la romance et c’est quelque chose qui a toujours existé.

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. Devant lui, un exemplaire de son dernier livre, “Dernière sommation”. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Chaque corps de métier, chaque individu joue son rôle avec ses armes et bien l’écrivain c’est avec le roman. Alors effectivement, l’autre chose c’est que « le médium est le message » (cf. Marshall Mc Luhan ndlr) donc un graffiti qui va être effacé au bout de quelques heures sur l’Arc de Triomphe ou ailleurs, il n’a pas tout à fait le même statut que quand il est en tête de chapitre d’un roman. Donc chacun des chapitres démarrent avec un graffiti. Chaque graffiti a été authentiquement déposé quelque part en France pendant les Gilets jaunes. C’est-à-dire que moi, j’ai collectionné tous les graffitis que je voyais passer. En fait il y a des sites ou des comptes twitter qui les répertorient donc je les suivais, je les notais avec d’autres que je voyais passer etc. Si vous voulez dans ce moment historique, l’idée du roman c’est d’essayer de capter le côté éphémère, c’est d’essayer de faire en sorte qu’il reste quelque chose et notamment face à la parole officielle qui est écrasante, qui est absolument écrasante…

LVSL – Pour filer cette métaphore de la capture du langage, dans Dernière Sommation on dirait que cet enregistrement de la parole éphémère et du bouillonnement social français s’oppose à une sorte de « pouvoir du silence » caractéristique de l’emploi répressif de l’État régalien. Aux graffitis des Gilets jaunes et de Vicky répond l’élégante gravure napoléonienne du bureau du préfet, (qui définit la Préfecture de police comme « une administration pour réunir, entre les mains d’un seul homme, tous les pouvoirs de police de la capitale » p. 59). Et quand dans le début du roman quand Dhomme (le directeur de la Direction de l’ordre public et de la circulation) va voir le préfet, plus il badge, plus il s’approche du lieu effectif du pouvoir, plus les dossiers sont secrets, moins il faut parler fort, les chuchotements, l’interprétation des soupirs, des regards des non-dits, devenant de véritables modes de communication. Donc il y a cette espèce d’opposition que l’on retrouve dans le pays, avec d’un côté le fait qu’une partie de la société commence enfin à sortir du silence et de l’autre, le fonctionnement naturel de notre administration et de notre pouvoir politique qui semble reposer sur la manipulation des faits, des mots. Une conception de l’Etat dans laquelle imposer le silence est un moyen de gouvernement. Vicky dit ainsi p. 86 : «Gouverner c’est décourager les autres ».

DD – Oui, c’est un effet naturel c’est-à-dire que plus vous avez de responsabilités plus votre parole est corsetée. Et puis ensuite, il y a le chef et lui peut dire n’importe quoi… donc ça peut être le chef des syndicalistes ou ça peut être le président de la République mais ses subordonnés sont toujours dans la crainte et ça je crois vraiment que la crainte comme système de gouvernance dans une institution comme la Préfecture de police, c’est extrêmement important et ça explique aussi beaucoup de choses, c’est-à-dire ne pas prendre ses responsabilités, c’est-à-dire ne pas discuter les ordres, c’est-à-dire essayer d’en savoir le moins possible pour être tenu potentiellement le moins responsable possible et ainsi de suite… Et vous avez raison, en vous écoutant, une des phrases fétiches de Dhomme, c’est « les mots sont importants »… en réalité, il demande à ses gars de se taire. De faire ce qu’on leur demande implicitement de faire, mais sans jamais rien dire explicitement, car c’est d’autant moins possible d’être explicite pour lui, qu’il est lui-même gêné aux entournures comme on le découvre dans le livre…

LVSL – Oui, avec sa femme…

DD – Voilà, et si vous voulez, je dirais que c’est le propre de ce travail depuis toujours, c’est-à-dire d’essayer soit d’apporter des informations, soit d’apporter un regard sur le monde. Que ce regard soit documentaire, journalistique ou romancé, l’idée de briser le silence est toujours là. Ou alors de l’expliquer mais pas de s’en contenter.

LVSL – Du coup, ça rejoint un peu l’exergue de Michel Foucault du début de votre livre : il s’agit de « refuser ce que nous sommes », donc par rapport à des personnages de l’Intérieur justement comme Dhomme, est-ce que vous considérez qu’il suffit de rejeter la fonction, en démissionnant par exemple, pour rejeter ce que l’on est ? Comment fait-on pour rejeter ce que l’on est quand on est à l’intérieur de la machine? Pour les Gilets jaunes rejeter ce que l’on est c’est aller sur les ronds-points, mais pour un officier de police…

DD – C’est une des interrogations qui traverse le livre. Et je pense que ça rejoint la question de la lâcheté ou celle du courage, donc certains pourraient dire que ça amène du romanesque. Mais pour moi ça amène de la complexité, ça amène de la réalité. C’est-à-dire que derrière une répression totalement évidente et dégueulasse, il y a en fait des antagonismes, il y a des contradictions. Il se trouve que là, ceux qui ont gagné sont les plus répressifs, sont les plus violents, ce sont les LBD qui ont gagné. Normalement les LBD n’auraient pas dû sortir mais il n’empêche qu’ils sont sortis. Pourquoi? Qui les a fait sortir? Comment ? Qui a essayé de ne pas les faire sortir ? Je trouve que le temps de comprendre ça est venu, et la littérature est un chemin pour y parvenir.

LVSL – Il y a une figure centrale dans votre livre, c’est celle de Malik Oussekine. Il est à l’origine de la vocation pour l’information de votre personnage Étienne Dardel, ainsi que de votre propre travail – on le suppose – à la fois de journaliste, d’enquêteur et d’écrivain. Malik Oussekine ça convoque toute une mémoire, un passé aussi, post-colonial. Vous proposez à votre lecteur de mettre en perspective la situation actuelle de répression policière avec les décisions de Nicolas Sarkozy dont vous décrivez le passage dans les banlieues et l’épisode du « kärcher » en 2005, la suppression de la police de proximité remplacée par la BAC en 2003, le système de la prime au chiffre et au « saute-dessus » que déplorent les policiers de votre roman, qui s’est imposé avec lui et qui aujourd’hui se manifeste sur les Champs-Élysées. Vous décrivez également le retour inopiné des voltigeurs pour réprimer les mouvements des Gilets jaunes. Est-ce que tous ces moments clefs ne seraient pas autant d’illustrations d’un  retour du refoulé de la violence liée à la mémoire de la guerre d’Algérie et propre à la partie répressive de notre État ?

DD – Malik Oussekine, c’était juste en face… Pour moi, Malik Oussekine, au départ, c’est ma jeunesse qui a été fracassée quand j’avais dix-huit ans. Je veux dire que c’est toute une génération qui a été marquée par ça. La question du refoulé colonial, la question de la guerre d’Algérie, sont beaucoup plus présentes que je ne le pensais. C’est quelque chose que j’ai découvert, parce que moi j’ai vécu sept ans au Canada, et avec le recul, je vois qu’en France cette question-là est vraiment prégnante. La France n’a pas fait son examen de conscience sur la guerre d’Algérie. Et quand on ne fait pas son examen de conscience, on le sait bien, l’inconscient revient.

Évidemment on sait que toute l’histoire récente de l’extrême droite, le Front national par exemple, a été fondé par des anciens de l’Algérie française qui ont toujours et qui sont toujours dans la nostalgie… Pas besoin de lire les mémoires de J-M. Le Pen pour imaginer que ça suinte la rancœur à longueur de page par rapport à ça! Mais ce qui est terrible c’est que ça s’est en fait transmis de génération en génération.

David Dufresne au restaurant Polidor, devant lui un exemplaire de son roman Dernière Sommation.
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. Devant lui, un exemplaire de son dernier livre, “Dernière sommation”. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Cela dit dans la mort de Malik Oussekine, ce qui est le plus notable, du point de vue de la répression policière, c’est le fait que parce qu’un jeune étudiant meurt, le pouvoir en place perd son pouvoir. C’est-à-dire que Chirac qui était alors premier ministre (86) perd en 1988 les élections et il reconnaîtra plus tard que c’est en partie à cause de Malik Oussekine que la jeunesse n’a pas voté pour lui. Donc, de 1986 à il y a encore quelques années, les retenues policières sur la répression des mouvements sociaux sont beaucoup dues à une question politique plus qu’à une question historique.

Politique au sens où tuer un manifestant ça vous fait perdre le pouvoir. Pour autant, dans Dernière Sommation, il y a une allusion à Rémy Fraisse, qui pour moi indique un changement notable de perspective. Rémy Fraisse meurt et vous me direz, le PS est au pouvoir, Cazeneuve est ministre de l’Intérieur, donc Hollande a perdu en partie les élections à cause de cette mort… En réalité ça ne s’est pas joué du tout sur cette question-là. Macron n’est pas élu parce qu’on aurait voté contre la gauche qui aurait tué un manifestant.

Au moment où j’écris ce livre, plus ça va et plus l’histoire de Malik Oussekine revient. Dans un premier temps pour la rappeler, convoquer l’effroi, puis pour illustrer la relativisation médiatique dont nous avons tous été témoins de la part des éditorialistes, intellectuels, et représentants politiques. Ceux-là nous martelant qu’il faut oublier le « syndrôme Malik Oussekine » puis faisant du révisionnisme en disant qu’il n’est pas mort des coups policiers. Si, et d’ailleurs c’est suffisamment rare pour le noter, les policiers ont été condamnés pour coups involontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner, ils ont quand même été accusés d’avoir porté des coups et ils ont été condamnés pour ça…

LVSL – Cette espèce de dénégation de la mort de Malik Oussekine qu’on voit re-poindre médiatiquement et que vous dénoncez dans ce révisionnisme médiatique, est-ce que d’une certaine manière ce n’est pas la même énergie, la même défense, le même contre-investissement – pour employer le langage psychanalytique que vous employez vous-même – qui contribue à nier et refouler les mutilés, les blessés en réalité…

DD – Oui, bien sûr. De toute façon, encore maintenant Castaner est capable de reprendre une formule qui a probablement été inventée par un quelconque conseiller en communication. La phrase c’est « Un Gilet jaune ou un képi bleu c’est un blessé de trop. ». Alors il n’y a plus de képi dans la gendarmerie depuis très longtemps… C’est marrant parce que ça se veut goguenard, ça se veut débonnaire mais en fait déjà, ça nous parle d’un temps qui n’existe plus, et c’est une façon de dire « un partout, la balle au centre, tout ça n’a pas beaucoup d’importance ». Pendant un certain temps, Castaner a refusé de parler des mutilés puis quand il a commencé à en parler, il a parlé des gens qui avaient “des graves atteintes aux facultés oculaires”. Bon éborgnés ça va plus vite, ça va plus vite de dire éborgnés… Il ne voulait pas dire ça.

Quant à ceux qui ont perdu une main dans le roman, je reprends cette phrase d’un syndicaliste « c’est bien fait pour sa gueule » parlant d’un jeune adulte qui voulant repousser une grenade, ne sachant pas que c’est une grenade qui contient du TNT, ne sachant pas qu’une grenade est une arme de guerre, ne sachant pas que cette arme n’est pas utilisée dans les autres pays, repose cette grenade pour se défendre d’une manière ou d’une autre, et perd la main.

Je m’en inspire pour Vicky mais dans la réalité, les gens qui ont perdu leur main n’ont pas perdu que leur main, ils ont perdu leur vie sociale, ils ont perdu leur travail et ça, ça fait partie des choses qui sont insupportables. C’est-à-dire qu’à la violence physique on a ajouté la violence des mots d’où ma réponse par les mots. J’ai montré huit-cent-soixante fois les violences policières sur Twitter, maintenant je vais essayer de rétorquer, de répliquer sur le terrain des mots, par la littérature.

LVSL – Pensez-vous que la militarisation de la police (l’emploi de HKG 36 et de blindés pour encadrer les manifestations) aura des conséquences plus dangereuses pour les mouvements sociaux ?

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

DD – Concernant la violence policière, il y a effectivement la question de l’armement. Moi quand je vois les blindés le 8 ou le 15 décembre sur les Champs-Élysées – parce que je ne les avais pas vus à la ZAD – comment dirais-je… je suis sidéré. Des blindés? Sur les Champs-Élysées? Contre les citoyens? C’est sidérant… Et effectivement, que des gens qui portent des fusils mitrailleurs puissent se retrouver à un moment donné en position de faire du maintien de l’ordre c’est ahurissant… Donc ce fusil mitrailleur parcourt le livre comme un spectre de la menace à laquelle nous sommes tous aujourd’hui confrontés.

Il y en a vraiment un qui a été subtilisé dans la vraie vie, et on a vraiment retrouvé des balles sur un SDF mais par contre on n’a jamais retrouvé le fusil mitrailleur ! Donc ça évidemment d’un point de vue romanesque c’est intéressant. Et puis c’est une façon de pointer ce basculement-là: entre un armement incroyable, une judiciarisation, une criminalisation, des moyens de surveillance inédits… tout ça montre que toutes les conditions sont remplies pour basculer dans quelque chose où « le vent qui se lève » ne risque malheureusement pas de nous porter..

 

LVSL – Est-ce que d’une certaine manière il n’y a pas dans votre roman un côté un petit peu cyberpunk – d’où Dardel puise son inspiration – et qui vient des premiers temps du web et de celui des fanzines punk des années 80 où se croisaient critique de l’État policier et développement d’un type nouveau d’information entre art et journalisme de combat? Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui qu’on assiste à un affrontement entre la présentation médiatique traditionnelle des faits et de nouvelles stratégies de montage un peu libertaires, un peu révolutionnaires, de la part des utilisateurs des réseaux sociaux? Vous le montrez dans un passage où Dardel est invité sur un plateau télé et se dit à la fois que « c’est perdu d’avance » au vu du public et de la présentatrice, mais d’autre part, que les réseaux sociaux vont arriver comme une défense face à cette puissance de l’officialité bourgeoise, grâce à des petites boucles vidéos qui permettront de saisir et diffuser les moments où le discours aura été bon, là où on aura fait passer le message. Est-ce que vous pensez qu’il y a cette espèce de guerre médiatique où on peut arriver à trouer le décor officiel en quelque sorte grâce à un nouveau maquis médiatique du web ?

DD – Si vous voulez je pense que ces outils-là, les réseaux sociaux, ne sont absolument pas neutres, qu’ils sont avant tout des produits financiers faits pour générer du pognon mais que à leur corps défendant, ils sont, ils peuvent être parfois des leviers d’émancipation. Sans se faire aucune illusion sur la durée de cette chose-là on peut dire que, oui, Twitter peut être à la fois le porte-voix de Trump et le porte-voix de la contestation. Je crois que depuis l’avènement de la presse au XIXème siècle, il n’y a jamais eu autant de possibilités de contredire la presse au même moment qu’elle… Quand je dis la presse, je parle en fait de la fabrication de l’information, la fabrication de l’opinion et là-dedans on va mettre la presse, la télévision, les trucs de divertissement etc. et donc d’un point de vue journalistique ça a changé énormément la donne.

C’est un détail, mais l’autre jour je lisais une interview de je ne sais qui qui s’occupe de l’émission On n’est pas couché et qui expliquait que la critique sur les réseaux sociaux était vraiment très très virulente… C’est extraordinaire parce qu’une émission comme celle-ci il y a dix ans, elle ne demandait l’avis de personne. C’était le centre du monde et aujourd’hui même eux sont obligés de composer avec les réseaux sociaux. Alors après on a vu apparaître – je ne sais pas si ça vous a touché vous – des pages notamment de la gauche radicale qui ont été cachées ou en tout cas mises sous le tapis par Facebook. Sur Twitter le phénomène du Shadow-banning existe vraiment. Voilà il n’y a pas d’illusions à se faire.

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Dans les années 90 quand le Web est arrivé, nous étions très influencés par un texte, Zone d’autonomie temporaire  de Hakim Bey qui était un livre sur les utopies pirates du XVIème et XVIIème siècle où les pirates allaient d’île en île former leur communauté en sachant que les méchants anglais ou espagnols ou français allaient les déloger… Mais ils disaient « Ce n’est pas grave avant qu’ils nous délogent, on a ces zones-là d’autonomie ». Et bien, je pense que Facebook et Twitter – le temps des Gilets jaunes – ont été des zones d’autonomie, en tout cas des zones parallèles et je trouve que ça, c’est un moment assez intéressant. On peut dire que c’est comme l’imprimerie clandestine, on peut dire que c’est comme les affiches de Camille Desmoulins etc. mais qu’importe.

Ce que je veux dire c’est que c’est devenu un outil. Et je parle notamment de ces vidéastes, de ces gens qui font des Facebook-Live etc., moi je considère que ça change beaucoup beaucoup la donne. Italie II, à quelque chose près il n’y avait quasiment pas de médias ou très peu. Par contre il va y avoir dix, quinze, vingt vidéastes qui diffusent en direct ou non et voilà donc ça se sait.

LVSL – À travers la figure de Vicky et de sa mère, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes, comme un temps où les liens politiques et familiaux rompus par l’ordre néo-libéral semblent se retisser (ici une anarchiste libertaire rejoint une déçue du hollandisme devenue frontiste) comment percevez-vous ces phénomènes ? Avez-vous été le témoin sur les ronds-points de scènes s’approchant de ça ?

DD – Il faut laisser le mystère au roman… mais ce que je trouve passionnant dans ce que nous vivons, c’est que les cartes sont un peu rebattues. Des questions reviennent ou surgissent. Celle de la violence par exemple et de la non-violence et je pense que le cas de la mère de Vicky qui est passée du Parti socialiste au Rassemblement national, oui ça existe. Et je ne me voyais pas écrire un roman contemporain sans qu’il y ait ce genre de profil parce que c’est en partie là que ça se joue. C’est-à-dire comment une partie des gens de gauche qui se sont sentis trahis, qui se sentent légitimement trahis par la gauche, va chercher ailleurs, dans des endroits dangereux.

Voilà, et le mouvement des Gilets jaunes, c’est un mouvement de retour à la parole, ce sont des gens qui parlent, des gens qui arrêtent les voitures pour parler aux automobilistes et leur dire ce qui se passe. Après chacun a son interprétation ; si on est de droite, on va être plus orienté sur la question des taxes etc. et si on est de gauche, on va être plus orienté sur la question de la justice sociale, fiscale etc. Mais globalement on est dans un mouvement populaire au sens noble du terme et il faut en fait le prendre pour ce que c’est. C’est une chance, c’est une chance de vivre ça, c’est une chance de se dire: « Tiens, il y a des gens qui ont décidé de consacrer une partie de leur vie, de leurs nuits, de leurs jours à réfléchir, à provoquer le débat ».

David Dufresne au restaurant Polidor à Paris. © Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Et là-dedans il n’y a pas que des camarades et moi, c’est ça qui m’intéresse. C’est essentiel que les militants et sympathisants de gauche soient là, mais ce sont les autres qui m’intriguent plus… je pense que tout le monde a vécu cette expérience notamment au moment de Noël où des familles entières se sont déchirées sur la question des Gilets jaunes, et c’est extrêmement sain, ça remet la réalité à sa place. C’est ce genre de “remise à zéro des compteurs”, des certitudes, que je tente de saisir avec l’écriture. Je pense que les Gilets jaunes ont remis de l’ordre dans nos priorités.

D’ailleurs on voit très bien l’astuce qui consiste aujourd’hui à mettre en avant une priorité qui n’en est pas une, à savoir l’immigration, question qui n’était pas posée par les Gilets jaunes. Aujourd’hui, on le voit très bien, Macron revient là-dessus comme un classique, comme depuis en gros les combats de coq Le Pen / Mitterrand dans les années 80. Justement les Gilets jaunes ils étaient ailleurs. Ils étaient sur quelque chose de beaucoup plus profond, c’est-à-dire la démocratie, la représentation, la justice fiscale, sociale, économique et c’est de ça dont à mon avis la littérature, la musique, le cinéma, le boulanger, le peintre doivent s’emparer.

On vit un moment qui est trouble, qui est confus mais qui est en mouvement, qui n’est pas figé, qui a une forme de vitalité et moi, ça m’amuse assez de voir qu’il y a plus de vitalité dans la rue et les ronds-points que dans les milieux intellectuels. C’est aussi une façon de secouer un peu ce monde qui est tout le temps en surplomb et qui quand même par certains côtés est bien rouillé.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Les gilets jaunes responsables du « trou de la Sécu » : analyse d’une manipulation médiatique

À l’occasion du nouveau Projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS), passé en première lecture à l’Assemblée nationale malgré une fronde ralliant l’opposition à une partie de la majorité, ressurgit un refrain qui avait déjà entonné cet été : “Les gilets jaunes ont coûté cher au pays”, auquel s’ajoute la rengaine tant attendue sur le “trou de la Sécu”. Non content de faire porter aux gilets jaunes le chapeau des échecs de sa politique de baisse de cotisations sociales, le gouvernement, bien aidé par certains éditorialistes, essaie de masquer aux Français le véritable objectif de la non-compensation par l’État des comptes sociaux. Explications par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Depuis cet été, une petite musique s’est installée dans la sphère médiatique à l’instigation du gouvernement : les mesures « sociales » censées répondre à la crise des gilets jaunes seraient à l’origine des difficultés budgétaires du gouvernement, alors que d’autres analyses tendraient à démontrer l’impact relativement positif de ces mesures. Reprise en cœur, entonnée en cadence, cette ritournelle revient ces derniers jours avec la question de la réduction du déficit public, dont le montant actuel s’élève à 3,1 % de PIB pour 2019 au lieu des 2,2 % initialement prévus dans le Projet de loi de Finances pour 2019.

RTL gilets jaunes sécu
Capture d’écran, site RTL.fr

La sanction ne se fait pas attendre : la Commission européenne rappelle le gouvernement français à l’ordre, et le ministre de l’économie et des finances de plaider le contexte social ainsi que le ralentissement économique structurel en Europe. Pourtant un doute surgit : les 10 milliards « offerts aux gilets jaunes » ne seraient-ils pas un écran de fumée destiné à cacher une réalité plus crue, à savoir le coût économique et social des politiques néolibérales du gouvernement Philippe, notamment les baisses de cotisations sociales liées à la conversion du CICE en baisse de « charges » ? Un petit retour historique s’impose pour saisir la profondeur des débats autour de ce nouveau PLFSS, qui constitue une menace majeure contre le modèle social français, en passe d’être sacrifié sur l’autel du néolibéralisme et de la flexisécurité. 

Le modèle social français, enfant chéri de la Révolution et du mouvement ouvrier

L’histoire du modèle social français, dont la Sécurité sociale a pu apparaître comme l’aboutissement, s’inscrit en effet dans le vaste cycle des révolutions qui découlent à la fois des principes de la Révolution française, et de l’émergence du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Les principaux acteurs de la mise en place du programme du Conseil national de la Résistance et en particulier de la Sécurité sociale étaient ainsi convaincus de vivre une période révolutionnaire.

En juin 1793 déjà, la République montagnarde proclamait une nouvelle Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaissait pour la première fois des droits sociaux au peuple, en instituant que : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » À travers ce droit et cette « dette sacrée » de la Nation envers l’individu, se profile déjà le principe de la Sécurité sociale, en lui associant un droit au travail garanti par l’État, et en reconnaissant des droits sociaux à ceux qui ne peuvent travailler, à savoir les invalides, les personnes âgées, ou encore les femmes enceintes.

Ces mesures prévues de façon très précoce, à l’aube de la Révolution industrielle, visent essentiellement les plus pauvres, et ne sont pas, contrairement à la Sécurité sociale, une émanation du travail à vocation universelle. Elles consacrent plutôt la « reconnaissance constitutionnelle d’un droit à la protection sociale » à travers une « dette nationale », selon l’historien Guy Perrin, qui insiste par ailleurs sur « l’influence personnelle de Robespierre dans l’extension des droits de l’homme à la protection sociale ». Toutefois, ce droit est longtemps resté théorique, puisque les Montagnards n’ont eu ni les moyens ni le temps de les appliquer, avant leur chute et l’avènement de la République thermidorienne, d’essence nettement plus libérale.

Les transformations sociales du XIXe siècle, marquées par l’apparition du prolétariat et la constitution du mouvement ouvrier, vont rappeler l’urgence d’une telle législation. Cette reconnaissance d’un droit à la protection sociale des travailleurs est ainsi au cœur de l’idéologie socialiste, qui s’est développée en réponse à la question sociale et aux préoccupations liées aux conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière marquées par l’insécurité, la misère et l’insalubrité, et aux inégalités de classes de manière plus générale.

Les premières mutuelles ouvrières de secours apparaissent dans ce contexte de lente organisation de la classe ouvrière, dès le début du XIXe siècle. En 1848, les ouvriers parisiens réclament un droit au travail garanti par l’État, ainsi que le droit à la protection en cas de maladie ou d’incapacité, qui aboutissent à l’établissement des Ateliers nationaux.

L’Internationale ouvrière réaffirme elle aussi, en 1904, le droit aux soins, aux retraites et à l’indemnisation du chômage : « Les travailleurs de tous les pays ont donc à réclamer des institutions par lesquelles la maladie, les accidents, l’invalidité soient le mieux possible prévenus. »

Ces revendications sont au cœur de la pensée républicaine et sociale de Jean Jaurès, qui affirmait par exemple à Albi en 1906 que : « La République, stimulée par le socialisme, pressée par la classe des travailleurs, commence à instituer cette assurance sociale qui doit s’appliquer à tous les risques, à la maladie, comme à la vieillesse, au chômage et au décès comme à l’accident. »

« Telle est la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, et dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, par les représentants des travailleurs eux-mêmes. »

Faisant écho aux oppositions qui émanaient déjà de certaines organisations contre la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910, la CGTU se prononçait contre le projet d’Assurances sociales présenté en 1920, en raison de son opposition au versement ouvrier, affirmant que « c’est la classe ouvrière qui finira par solder les assurances sociales ».

La Sécurité sociale telle qu’elle est envisagée à la Libération reprend donc les revendications principales de cette longue tradition. Couverture des risques, volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau », gestion par les travailleurs eux-mêmes : tous ces principes trouvent déjà bel et bien leur expression dans les luttes antérieures des partisans d’une République sociale et du mouvement ouvrier. En ce sens, 1945, en plus de tourner la page de la guerre, doit aussi renouer avec l’esprit de 1936 et des conquêtes du Front populaire.

Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération vise à justifier la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

Dix ans plus tard, Pierre Laroque mettait en perspective la dimension révolutionnaire du projet de Sécurité sociale avec l’histoire des révolutions : « Peut-être y a-t-il aussi à cet échec partiel des volontés révolutionnaires de la Sécurité sociale une autre raison que nous retrouvons dans toute l’histoire politique française depuis un siècle et demi, c’est que les transformations profondes en France […] se sont toujours faites par des révolutions violentes et brutales. » Ce commentaire démontre en tout cas l’inachèvement de cette « révolution », terme auquel on préférera d’ailleurs rapidement l’expression moins ambitieuse et moins clivante de « réforme de structure », qui se généralise dès l’automne 1945, alors que les communistes entrent au gouvernement fin novembre, et avec eux Ambroise Croizat, au ministère du Travail et de la Sécurité sociale.

Réformer la “Sécu”, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

« Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. »

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif tandis qu’en 1995, l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

La portée polémique était manifestement assumée et recherchée de la part du candidat d’En Marche!, dans sa stratégie d’établissement d’une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour ce tenant du nouveau monde, que le modèle social français appartient désormais au passé.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause. Le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public en hausse cette année de 0,1 %.

À travers cette stratégie inconsciente, les chroniqueurs étant sincèrement (idéologiquement) convaincus de leurs arguments, se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs du PAF impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie »

Ainsi la stratégie globale déployée par le pouvoir politique libéral est entérinée par l’acquiescement quotidien des chroniqueurs médiatiques court-termistes, et laisse le citoyen sans perspective d’explication de la cohérence d’ensemble de ces politiques, dont l’objectif est de grever d’année en année le budget de fonctionnement des services publics (4,2 milliards d’économies réalisées dans le budget de la santé cette année encore).

Toute cette rhétorique du Français fainéant et naïf face aux impératifs budgétaires est alimentée et diffusée dans la société par deux facteurs. D’une part, l’homologie d’intérêts entre sphère médiatique et sphère politique décrite par Pierre Bourdieu (cf. Langage et pouvoir symbolique, partie II, ch.2), qui fait que les chroniqueurs n’ont pas besoin de réagir à autre chose qu’au stimulus apparemment décousu de l’actualité quotidienne – dont le rythme est donné par le gouvernement – pour rendre service à la fois à leur propre carrière de commentateur audiovisuel ou écrit, mais dans le même temps au discours dominant. En passant du coq à l’âne en permanence, la chronologie thématique de l’écosystème médiatique donne le spectacle d’un monde complexe, incompréhensible pour le Français moyen, surtout en matière économique, ce qui tend à légitimer l’idéologie dominante de l’ensemble de la classe sociale bourgeoise à laquelle appartiennent les acteurs des mondes politiques et médiatiques : le néolibéralisme. 

Deuxième facteur, donc: la cohérence interne de l’idéologie néolibérale qui donne leurs directions aux politiques publiques, et dont la formule pourrait être résumée par Christian Morrison, dans son rapport de 1996 pour l’OCDE intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement » : rendre dysfonctionnels les services publics, afin de légitimer davantage leur privatisation auprès de l’opinion, puisque le marché est meilleur gestionnaire de l’accès aux services que l’administration étatique. De la même façon que l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire s’appuie ainsi sur le traditionnel usager mécontent face à la grève des cheminots, ici, la ritournelle de la nécessité de réformer le système de retraites et de santé est soutenue par les séquences médiatiques autour du déficit des comptes de la Sécurité sociale.

Mais la volonté du gouvernement de ne plus compenser les pertes des comptes sociaux, révèle ici une faille dans le dispositif classique « usager mécontent = nécessité de réformer », qui repose lui-même sur le mythe que « la concurrence fera baisser les prix et améliorera les services ». En effet, en créant une levée de boucliers jusque dans sa propre majorité, le gouvernement donne ici une image trop criante de sa cohérence néolibérale, et rend difficile la tâche d’explication-justification (cf. « pédagogie ») dévolue aux médias, ces derniers doivent composer avec l’argument donné par le gouvernement : hausse des déficits à cause des mesures gilets jaunes inopinées, rappel à la rigueur de la Commission européenne …

« Le gouvernement révèle au grand jour son intention véritable. D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux, tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé. »

En réalité la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux? 

L’argument fallacieux de « la faute aux gilets jaunes » cache en effet une couleuvre que même une partie de la majorité présidentielle ne parvient pas à avaler. En revenant sur la disposition de la loi Veil de 1994, qui impliquait la compensation par l’État de toute baisse de cotisations sur le déficit de la Sécurité Sociale, le gouvernement tente à nouveau de surfer sur la vague médiatique de l’été : la faute aux gilets jaunes, à hauteur de 2,7 milliards selon eux. Mais il révèle surtout au grand jour son intention véritable. 

D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux (ne pas rembourser les baisses de cotisations, c’est agir sur le budget de la Sécurité sociale), tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.

Enfin, la non-compensation des baisses de cotisations entérinée par le nouveau PLFSS renforce à long terme la projet de société néolibéral prôné par les plus grands fonds d’investissement du monde, comme Black Rock, qui organise un puissant lobbying auprès de la Commission européenne en vue de l’ouverture des systèmes de retraites européens au modèle par capitalisation. Rappelons au passage que Black Rock détient 5% du capital d’Atos, entreprise dont Thierry Bretton était le patron avant d’être désigné par Emmanuel Macron comme candidat au poste de commissaire aux questions industrielles et numériques.