Priscillia Ludosky : « Les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière »

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Dès les premières semaines, le mouvement des gilets jaunes s’est imposé comme un événement historique majeur. Parti d’une revendication sur la hausse des taxes sur le carburant, il a libéré la parole et mis des centaines de milliers de Français sur les ronds-points et dans la rue. À l’approche du cinquième mois du mouvement, nous avons souhaité nous entretenir avec Priscillia Ludosky. En mai 2018, elle publiait une pétition intitulée « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! ». Elle est depuis devenue l’un des principaux visages de la contestation. Avec elle, nous avons parlé services publics, patriotisme, répression, écologie et stratégie, mais aussi du rôle de l’État, d’Europe, de la singularité historique et de l’avenir d’un mouvement qui fera date. Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz. Retranscription réalisée par Agathe Contet. 


LVSL – Le mouvement des gilets jaunes dure maintenant depuis un peu plus de quatre mois. C’est une longévité qui surprend au vu du caractère profondément spontané du mouvement. Comment s’organisent concrètement les gilets jaunes au quotidien pour décider de la stratégie à mener face au gouvernement ? Quels outils sont utilisés ? Est-ce qu’il existe des formes d’organisations autres que les groupes Facebook que l’on connaît ?

Priscillia Ludosky – Il y a des collectifs qui se sont formés, des groupes de travail qui se réunissent régulièrement pour avancer sur certains sujets comme les dépôts de plaintes par exemple, avec la mise en commun de dossiers pour pouvoir mener des actions collectives auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Depuis le début du mouvement, on se rend compte qu’il y a des personnes qui se réunissent par affinité de compétences et qui décident de travailler ensemble pour faire avancer certaines choses au sein du mouvement. En l’occurrence ce sont surtout les blessés et les violences qui poussent vers des actions collectives pour qu’elles aient du poids. Il y a aussi des personnes qui s’occupent des sujets liés à la démocratie et qui mettent en place des groupes ou des commissions pour pouvoir pousser la mise en place du RIC – Référendum d’initiative citoyenne. À côté de ça, pour que les citoyens puissent avoir des modes de consultations plus réguliers, une association appelée « démocratie ouverte » a été lancée et elle a mené à la rédaction d’une lettre ouverte adressée au président via Le Parisien. Elle n’a pas donné satisfaction puisqu’il n’y a pas eu de réponse ; cela dit le groupe s’y attendait et leur but était surtout de proposer de mettre en place un observatoire pour pouvoir analyser les résultats du Grand débat et du Vrai débat. Ensuite, on propose de mettre en place une assemblée citoyenne chargée de traiter certains sujets avec des citoyens tirés au sort qui devraient faire des référendums à questions et à choix multiples. Enfin, la troisième proposition dans cette lettre était de mettre en place des outils qui permettraient au citoyen de prendre des initiatives individuelles, pas forcément dans le cadre d’une entreprise ou d’un mouvement.

Il y a donc des petites initiatives qui sont prises, comme cette lettre, mais qui ne sont pas forcément médiatisées ou mises en lumière. Les gens peuvent alors se demander ce qu’on fait dans ce mouvement à part marcher le samedi. Il y a aussi ce que j’appelle des « vocations renaissantes » où des gens créent des associations pour venir en aide aux SDF, font des actions pour aider des personnes en passe de se faire expulser, créent des choses en lien avec l’écologie, le bio, les épiceries solidaires. En fait il y a des gens qui veulent aider et apporter leur pierre à l’édifice différemment que par l’organisation de manifestations, des gens qui ne sont pas purement dans l’activisme mais qui font des actions de solidarité. Au début on n’était que sur des actions de forme pour être vraiment dans la contestation pure mais, peu à peu, des gens se sont organisés en groupes pour faire avancer les choses. Il y a une évolution plus qu’un essoufflement comme on l’entend parfois.

LVSL – En parallèle de ces formes d’organisation horizontales et spontanées, il y a pourtant des leaders identifiés. Certains comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont été désavoués dès le moment où ils semblaient prétendre prendre l’ascendant sur le mouvement. L’existence de figures telles que vous, Éric Drouet ou Maxime Nicolle ne témoigne-t-elle pas néanmoins d’un besoin d’incarnation et de représentation ?

PL – Je pense que ce rejet est dû à plusieurs choses. D’abord, au fait que c’est un mouvement purement citoyen et qu’il y a donc un refus d’utiliser le label gilet jaune pour aller en politique. Après, qu’on veuille aller en politique pour essayer de faire changer les choses soit en apportant du concret à des programmes déjà existants soit en créant un programme, pourquoi pas. Ce qui dérange c’est l’utilisation de ce label gilet jaune qui revient à créer un parti gilet jaune alors que c’est un mouvement qui dénonce plein de choses et dont on ne peut pas tirer un parti politique. Selon moi, c’est avant tout pour cette raison qu’il y a eu un rejet immédiat des personnes qui ont tenté d’aller dans cette direction. De plus, on a beaucoup mis en avant l’envie d’un nouveau système de représentativité. Dès lors, il est certain que lorsqu’un quelqu’un choisit tout de suite d’aller en politique et de créer une liste aux européennes, ce n’est pas en phase avec ce que les gens souhaitent.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Concernant la représentation, c’est étonnant parce qu’il y a des personnes qui ont ce besoin et d’autres non. Parmi les « figures » comme on dit, il n’y a pas ce besoin. C’est assez gênant en fait parce qu’il y a des gens qui ont des attentes par rapport aux « figures » alors que c’est déplacé d’en avoir. Je n’ai pas la responsabilité de parler au nom de quelqu’un spécifiquement. Il y a des personnes qui viennent me voir en me demandant de dire ou de faire certaines choses et pourquoi je n’ai pas fait ou dit d’autres choses. Ce que moi je dis c’est qu’on pourrait faire ça ensemble. Lancez l’initiative et on viendra. On ne peut pas tous être sur tous les fronts et c’est ce qui fait la force du mouvement : c’est un panel de la population, il y a de tout et donc beaucoup de compétences. Le mouvement des gilets jaunes est un réseau énorme de toutes les qualifications qu’on peut retrouver dans le pays parce qu’on a des gens issus de tous les domaines. Il y a des personnes que je rencontre qui me disent qu’elles sont exclusivement sur la fabrication de tracts, d’autres sur la communication. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une multinationale avec des branches partout. Si demain vous voulez lancer quelque chose, vous avez toutes les compétences nécessaires. Encore faut-il se connaître, être en lien et faire jouer un peu son réseau mais ça se trouve rapidement et je pense que c’est une force.

« Je pense qu’on a appris à se parler. »

Cependant, dans la mesure où certains ont besoin d’être très structurés, cette manière de fonctionner peut par moment devenir une faiblesse, notamment au niveau des actions. On aurait pu, par exemple, être aussi efficaces que les activistes du mouvement climat sur certains modes d’actions si on avait leur organisation. Seulement ce sont des associations très bien organisées et structurées depuis un certains temps. Ils ont des règles et des stratégies bien précises de par leur organisation alors que le mouvement des gilets jaunes, c’est une manifestation spontanée de personnes. On ne peut donc pas le traiter comme on traite des mouvements structurés. C’est à la fois une faiblesse et une force.

LVSL – La plupart des mouvements sociaux se focalisent sur une revendication particulière et ne prennent pas cette dimension globale capable de parler à tous. Comment est-ce que vous interprétez cette dimension du mouvement ?

PL – Je ne sais pas si c’était une question de timing, mais au moment où j’ai lancé la pétition j’ai été inondée de courriels et de messages sur Facebook de personnes qui me disaient qu’il y avait plein de choses qui n’allaient pas et qu’il fallait qu’on le dise maintenant. C’est comme s’il y avait une fenêtre qui s’était ouverte avec la pétition : il faut dire ceci, il faut dire cela, il faut tout dénoncer, sortir dans les rues. Certains décrivent cela comme une étincelle, une goutte d’eau, on m’a dit que les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière. Les gilets jaunes sont toujours décrits comme étant une sorte de déclic, il y a eu ce besoin de dire collectivement ce qui ne va pas alors qu’avant on ne le disait pas, ou bien on le disait mais en cercle restreint. Je ne sais pas si, en faisant ça un an avant ou un an après, le résultat aurait été le même. J’ai l’impression qu’il y a eu une fenêtre qui a fait que le mouvement est apparu ainsi.

« On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. »

Je pense qu’on a appris à se parler. Il y a eu l’arrivée spontanée sur les ronds-points qui sont tout de suite devenu un lieu d’échange. Habituellement on ne s’intéresse pas à son voisin, c’est métro, boulot, dodo : on rentre chez soi, on ne sait pas ce qui se passe dans notre bâtiment, on ne connaît pas les soucis de son voisin et même au sein d’une famille on apprend parfois les problèmes des autres seulement lorsqu’ils éclatent réellement. On est très cloisonnés, renfermés sur nous-mêmes, on a honte de notre situation alors qu’on est tous concernés par les mêmes choses. On pense amener les gens à s’exprimer, à les sortir de chez eux et de l’isolement et à découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation, qu’on fait partie du même monde, de la même société, du même pays et que si on a quelque-chose à dire et à dénoncer à propos du système, il faut qu’on le fasse ensemble. Je pense que le mouvement est né de la réouverture du dialogue et de la prise de conscience de qui on est en tant que citoyen, de ce qu’on représente.

LVSL – Le mouvement est marqué par une réappropriation des symboles nationaux. On entonne la Marseillaise comme on chante des versions revisitées des chants de supporters de juillet dernier et on brandit le drapeau français comme complément du gilet jaune. Est-ce que ça s’inscrit dans la suite de la coupe du monde, ou même des attentats qui ont contribué à créer ce sentiment d’unité ? Est-ce qu’il y a une envie d’être ensemble, de faire peuple à nouveau ? Quels en sont les principaux déterminants ?

PL – Je crois que oui. Les événements sportifs aident, ils aident toujours, mais c’est très éphémère. Il est possible que ça ait été dans la continuité parce que le mouvement a débuté peu de temps après. Les moments comme ça où on se bat tous à travers une équipe pour obtenir quelque chose, que ce soit une place quelque part où une victoire lors d’un tournoi, ça réveille un petit sentiment patriotique. Alors je ne saurais pas dire si c’est dans la continuité mais je pense que ça y participe. D’ailleurs j’entendais des gens dire « On sort pour la coupe du monde et on ne sort pas pour les gilets jaunes ».

LVSL – De la disparition des services publics de proximité au blocage des péages jusqu’à la contestation de la vente d’Aéroports de Paris, les gilets jaunes accusent Emmanuel Macron de brader les biens nationaux. Quel rôle joue la défense des services publics dans le succès que rencontre ce mouvement ? Est-ce que, en dépit des procès en anti-étatisme et en poujadisme intentés aux gilets jaunes, il n’y a pas au contraire une volonté de se réapproprier l’État ?

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

PL – Au départ on nous a beaucoup dit qu’on ne voulait pas payer de taxes. Moi je répondais que ce n’est pas que l’on ne veut pas payer de taxes, on en paye déjà et on sait ce que c’est censé financer, mais qu’on dénonce le fait qu’elles ne servent pas ce qu’elles devraient financer. C’est le manque de transparence et les grosses inégalités qui sont dénoncés. On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. D’autant plus quand on sait ce qu’il s’est passé avec les autoroutes, où ils font des bénéfices énormes sur le dos des citoyens en augmentant constamment les prix des péages. À un moment donné, c’était tellement exorbitant qu’en 2015 le président, qui était ministre de l’Économie à l’époque, et Ségolène Royal, ont signé un contrat en catimini à l’intérieur. Ils sont en ce moment en train de ressortir les clauses du contrat mais on sait déjà que l’une d’elles, qui consistait à geler les tarifs, disait que les propriétaires des péages récupéreraient ce qu’ils avaient gelé sur les quatre années suivantes. Donc il y a aussi ces magouilles internes qui mènent à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui est en train de se faire avec ADP.

 

« On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. »

En fait on vend, mais surtout on brade, et au final ce sont nous, les citoyens, qui payons les pots cassés. Je pense que c’est ça qui fait que ces sujets reviennent sur la table, après ce qu’ils ont fait avec les autoroutes, on se demande ce que ça va donner avec ADP.

LVSL – La réduction des dépenses publiques et même la privatisation de ces services publics est souvent justifiée par la contrainte européenne et les critères de convergence de Maastricht. La question européenne se pose-t-elle avec de plus en plus d’acuité à mesure que les mois passent ? Est-ce que c’est en train de devenir un objet d’attention central ?

PL – On le voit de plus en plus dans les débats des gilets jaunes où beaucoup de personnes se demandent s’il est utile de rester dans l’Union européenne ou s’il ne faut pas toucher à certains traités pour changer les choses. C’est encore lié au patriotisme et à ce qui l’entoure : on veut bien faire partie d’une communauté, mais dans la réalité on se rend compte qu’avec elle le chef de l’État n’a pas une grande marge de manœuvre. On sait que certaines grandes multinationales ne sont pas aussi taxées qu’elles le devraient par rapport aux TPE et PME, qui elles, incarnent l’économie du pays. On se rend bien compte qu’il y a ainsi de grosses inégalités et on se dit que ce sont encore les mêmes qui sont privilégiés parce que l’Europe le décide. On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. Le sujet revient donc régulièrement dans le débat en ce moment.

LVSL – Est-ce que ça n’a pas constitué un point aveugle du mouvement pendant longtemps ?

PL – C’est un mouvement qui est jeune. Moi j’en entends parler depuis janvier mais peut-être que ça avait été discuté avant. Je trouve au contraire que la réflexion a été très rapide, surtout quand on voit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, avec toutes les initiatives mises en place depuis janvier. Sachant qu’il y a eu les fêtes entre temps et le besoin de faire connaître le mouvement, pour moi c’est très rapide, peut-être même trop rapide.

LVSL – Les images des pillages, et particulièrement l’incendie du Fouquet’s le 16 mars dernier, ont fait le tour du monde. Quelle est la portée symbolique d’organiser des manifestations dans les quartiers et les arrondissements les plus bourgeois de la capitale ?

PL – Je pense qu’il s’agit d’un symbole des lieux de décisions et ce sont des vitrines à l’international. C’est différent de défiler dans un petit village, même si ça a un sens au niveau départemental. Je suis allée manifester dans d’autres villes et beaucoup de gens m’ont remercié de mettre la lumière sur leur ville parce qu’on n’en parle jamais alors qu’ils ont des problèmes comme des taux de chômage très élevés. Malheureusement, pour être vus à l’international, ce sont les lieux dont vous parlez qui attirent l’œil et c’est pour ça que ce sont les principaux lieux de destination des manifestations.

LVSL – Est-ce que vous pensez que c’est pour ça que le mouvement des gilets jaunes est plus efficace que n’importe quel autre mouvement social qui se contente de défiler dans les quartiers où il n’y pas d’enjeu symbolique ou matériel ?

PL – Je pense que ça vient en partie des lieux parce qu’il y a tout de suite un enjeu, on essaie systématiquement de nous détourner de certains quartiers lorsqu’un trajet est annoncé, ils réagissent sur certains points bien précis. Je pense par exemple à la fois où on avait voulu organiser un parcours qui passait par le quartier des ambassades, tout de suite il y avait eu des alertes. De toute façon, à Paris, on a l’impression qu’on ne peut rien faire : tous les lieux sont sensibles, Paris en elle-même est sensible. Donc effectivement, je pense que les lieux des manifestations participent au fait d’être plus écoutés, ainsi que le fait qu’on ne représente pas un corps de métier et que l’on n’a pas en face une personne avec qui négocier, à qui on peut promettre des choses qui ne vont jamais arriver plus tard. Il y a plusieurs profils qui représentent la population et qui sont dehors pour manifester pour tout ce qui ne va pas, donc c’est difficile à arrêter.

LVSL – Justement en termes de stratégie, Éric Drouet évoquait récemment l’idée de bloquer les dépôts pétroliers. Est-ce que vous pensez que ce genre d’actions consistant à s’attaquer aux secteurs stratégiques de l’économie, pourraient à terme être efficaces ?

PL – En réalité ce sont des choses qui se font tout le temps, il y a beaucoup de blocages et franchement si on devait les recenser, il y en aurait toutes les semaines depuis novembre. D’ailleurs il aurait été intéressant de faire ce travail, c’est peut-être trop tard maintenant mais si on l’avait fait on verrait qu’il y a beaucoup de blocages en province.

« Le Président nous a beaucoup vanté le Grand Débat, je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous. »

On n’en parle pas vraiment mais il y a aussi des groupes qui continuent à faire des actions un peu différentes, notamment les « gilets jaunes Opération spéciale », qui vont chez Starbucks, Facebook, qui demandent à prendre un rendez-vous, envoient des courriers recommandés pour être reçus et demander pourquoi ils ont des avantages fiscaux. Il y en a d’autres récemment qui sont allés chez Monsanto. Ils essaient en fait d’associer un message avec leurs actions pour qu’on comprenne pourquoi les gens investissent des lieux, dans quel but. De cette manière les personnes qui ne connaissent pas vraiment les raisons, qui pensent que ce sont des blocages uniquement pour bloquer, comprennent le message et voient aussi qu’en tant que citoyens, on n’a pas d’autres modes d’action possibles. Quand on fait un blocage devant Monsanto, ça figure dans les médias, parce que c’est Monsanto. Les gens ont peut-être du mal à comprendre ces actions de blocages donc je pense que c’est important de mettre le message qui va avec. Ce genre d’actions qu’Éric Drouet propose existent déjà et devraient plutôt être associées à un message qui puisse être diffusé après.

LVSL – Si le mouvement a eu autant d’impact, c’est aussi parce qu’il a investi les lieux de vie qu’étaient les ronds-points. Ces lieux de passages ont un impact sur chacun au quotidien, tandis que les manifestations le samedi sont beaucoup plus localisées. Si elles occupent l’agenda médiatique, elles ne touchent personne dans son quotidien. Est-ce que c’est pertinent de continuer à manifester tous les samedis ?

PL – C’est utile pour certaines choses. Il y a des gens qui vont trouver inutile d’investir les ronds-points alors qu’ils n’ont même pas idée de l’impact que ça a eu sur le mouvement, les personnes présentes pouvaient communiquer les unes avec les autres. Il y a aussi eu beaucoup de communication avec les automobilistes sur les péages et avec les passants sur les ronds-points qui s’arrêtaient pour discuter. Il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes sur les ronds-points et qui pouvaient ainsi partager leur quotidien et leurs conditions de vie en expliquant ce qu’ils font là aux passants. Le mouvement s’est tout de suite propagé comme une trainée de poudre, du moins en province, grâce à ces ronds-points. Les actions du samedi, ce sont des personnes qui ne sont pas forcément sur les ronds-points mais qui veulent aussi montrer leur mécontentement ou leur soutien. Au moins, il y a un peu plus de liberté le samedi parce que tout le monde ne travaille pas. D’autres personnes se consacrent exclusivement aux actions nocturnes comme les blocages. Je pense que tous ces types d’actions peuvent cohabiter parce que c’est nécessaire pour montrer que le mouvement est encore là, qu’il existe et qu’on attend des réponses.

LVSL – Est-ce qu’un nouveau type d’action d’envergure telle que l’occupation des ronds-points est prévue ces prochaines semaines ou ces prochains mois ? Est-ce que, finalement, le 16 mars n’était pas une sorte de baroud d’honneur et est-ce qu’il va être possible de redonner une vitalité au mouvement ?

PL – Je pense que c’est possible. Au départ les syndicats ne savaient peut-être pas vraiment comment se situer dans le mouvement parce qu’on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un mouvement citoyen, et c’est le cas, donc en tant que syndicat, faire valoir les intérêts des salariés dans un mouvement citoyen n’est pas évident. Aujourd’hui je pense qu’il est intéressant de converger en faisant des actions avec les syndicats, comme une grève générale qui pourrait impliquer tout le monde. Il faut vraiment travailler là-dessus pour que le mouvement soit plus étendu et que tout le monde s’y retrouve et n’ait pas l’impression d’être entre deux chaises. Je pense qu’on doit essayer d’arriver à faire des grèves générales mieux organisées, plus soutenues et qui durent plus longtemps. Il y a aussi les mesures qui doivent être annoncées par le président qui nous a beaucoup vanté le Grand Débat et je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous.

LVSL – La question de la grève générale s’est en effet posée. Les gens allaient sur les ronds-points le soir après le travail, la nuit, c’était épuisant mais le mouvement n’a pas investi les lieux de travail. Est-ce qu’il va être capable de le faire et est-ce que vous comptez sur les syndicats pour vous y aider ?

PL – Il y a des actions de convergence, je pense notamment à Castorama, où gilets jaunes et syndicats ont investi les lieux à cause de postes qui allaient être supprimés. En province aussi il y a des actions qui se font dans ce cadre-là. Cela dit, il n’y a pas de revendications purement syndicales attachées aux conditions de travail des employés, où on les voit beaucoup moins que les revendications liées au pouvoir d’achat. Dans le cadre de ces fameuses grèves, pourquoi ne pas justement faire valoir ces sujets-là, puisqu’ils sont maîtrisés par des groupes qui travaillent dessus depuis des années et qui pourraient véhiculer ces messages peut-être mieux que d’autres.

« On dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. »

Il y a aussi le sujet de l’écologie où on nous a dit qu’on était opposé aux écologistes alors que ce n’est pas le cas. Il y a ainsi eu des convergences d’actions avec des associations pour le climat et on a vu le 16 mars qu’il y avait un très grand nombre de personnes dans les rues avec ces associations et les gilets jaunes. Les gens allaient d’une manifestation à l’autre, il y a eu une convergence toute la journée. À côté de ça, il aurait fallu une grève générale qui aurait mis tout le monde dans la rue.

LVSL – Au départ le mouvement était analysé par les médias comme étant anti-taxe sur les carburants et donc forcément anti-écologiste. Quelles sont les actions ou les stratégies prévues pour faire converger les demandes issues des gilets jaunes et celles du mouvement écologiste ?

PL – En fait on dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. Ces sujets-là sont opposés volontairement selon moi, parce que si on se rend compte qu’il faut les traiter ensemble, il serait très facile d’obtenir des mesures cohérentes, ce qui n’est pas le but du pouvoir. Je considère le mouvement à la manière de phares : il met en lumière ce qui est dans l’ombre. Les gens qui travaillaient dans l’ombre, les travaux des associations, les injustices qui nous cloisonnent ou nous isolent, tout est mis en lumière. La couleur jaune n’est pas si mal finalement, elle met les phares sur ce qui ne va pas.

LVSL – Malgré quatre mois de contestation, les gains sociaux immédiats du mouvement sont relativement faibles, les annonces d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas été à la hauteur. Pourtant une rupture culturelle majeure semble s’être amorcée. Si le mouvement devait s’arrêter aujourd’hui, que resterait-il des gilets jaunes ?

PL – Je dirais qu’il resterait une grosse prise de conscience sur certains sujets qui a permis de se soucier beaucoup plus des autres et de donner un regain d’intérêt aux sujets liés au climat. On voit par exemple que les étudiants se mobilisent tous les vendredis et ça va s’intensifier. C’est bien parce que ça commence plus tôt, avec des générations beaucoup plus jeunes, ça donne de l’espoir pour le futur. On se dit que s’ils se rendent comptent des choses plut tôt, peut-être qu’il y a de l’espoir pour que ça se passe mieux à l’avenir et qu’il y ait des sujets qui soient vraiment pris en compte. Si on commence par des actions de désobéissance civile à cet âge-là, ça aura forcément un impact plus tard.

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’il n’y aura pas d’effets immédiats, mais qu’à long terme ce ne sera plus ignoré, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse l’être.

Concernant les autres sujets sur la fiscalité et le pouvoir d’achat, je ne vois pas d’autres manières que de faire des rapports de forces avec les manifestations, sauf si le RIC est mis en place. Les choses pourront alors se passer comme ailleurs où, quand on veut proposer des choses et pousser des mesures, on a le droit de lancer un référendum et de faire des débats dessus. Le RIC nous dispenserait peut-être de faire des manifestations.

LVSL – Un article du Monde publié le 22 décembre dernier et intitulé « Depuis la crise des « gilets jaunes », la vie à huis clos d’Emmanuel Macron » évoquait le voyage chaotique du Président de la République au Puy-en-Velay après l’incendie de la préfecture lors de l’Acte III. À ce moment-là, avez-vous senti que le pouvoir avait peur ?

PL – Oui, rien qu’à la posture du président lorsqu’il a annoncé les mesures, c’était une posture très fermée, très crispée, pas du tout sereine et quand on se tient comme ça pour faire un discours, on n’est pas très à l’aise. Même au niveau du gouvernement, la façon dont les choses se passaient, des personnes ont été limogées ou s’en sont allées d’elles-mêmes et on sentait qu’il y avait une certaine fragilité. Il y a aussi eu le cafouillage quand ils ont annoncé des mesures mais que certains sont revenus dessus à plusieurs reprises en décembre, ils faisaient machine arrière et n’étaient pas d’accord entre eux. Certaines choses étaient annoncées puis décommandées publiquement. On sentait que quelque chose n’allait pas.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

LVSL – Êtes-vous êtes confiante pour la suite du mouvement ?

PL – Je ne dirais pas confiante non, je dirais même que ça fait peur parce qu’on se dit qu’on vit dans un pays libre mais on se rend compte que dès lors que quelque chose ne va pas dans leur sens, il y a de très fortes répressions. Je pense que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce qu’il se passe dans la rue. Je ne parle pas d’une personne qui serait agressive et qui aurait en face une réponse qui correspond à son agressivité, mais je parle de gens qui marchent dans la rue et à qui on demande d’enlever leurs gilets. Ça paraît ridicule mais c’est extrêmement grave, c’est un peu comme si on me demandait d’enlever mon manteau sans quoi je ne pourrais pas traverser de l’autre côté de la rue.

« J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante. »

Tout de suite, en pensant gilet jaune on pense à un mouvement activiste, à un militantisme dont il faudrait peut-être se méfier, mais il s’agit à la base d’un vêtement. Une personne a reçu une amende pour avoir porté un pull marqué « RIC », c’est grave et les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. On ne parle pas de gens agressifs, il y a beaucoup de retraités, de couples, ce ne sont pas des délinquants qui sont dans la rue. Il faut se poser les bonnes questions et moi je ne suis pas confiante quand je vois ça, ça fait peur. Certaines personnes ont été éborgnées, elles ne lançaient pas de pavés, c’étaient des personnes qui filmaient, beaucoup d’entre elles étaient en train de faire des directs, c’est hallucinant. C’est triste, on se dit que ce n’est pas comme si on voulait instaurer une dictature et qu’on nous empêchait à tout prix de le faire ; on est sur des sujets basiques comme la fiscalité, l’écologie, la démocratie et je trouve inquiétant le fait que l’on soit attaqués de toutes parts. J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante.

Il y a beaucoup de gens qui travaillent pour que les choses se fassent comme il faut et que les mesures auxquelles on croit puissent passer. Cependant on ne nous facilite pas la tâche. Il faut garder espoir parce que c’est pour le bien commun. Tout le monde ne peut pas être d’accord avec toutes les mesures mais le but final n’est pas de nuire, donc il n’y a pas de raisons pour qu’on subisse autant d’attaques.

Le totalitarisme : de catégorie scientifique à outil de disqualification politique

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Staline / Wikimedia commons

On ne compte plus les fois où, lors d’un quelconque débat, un participant accuse son contradicteur d’adhérer à une idéologie totalitaire, afin de le disqualifier et ainsi empêcher ledit débat d’avoir lieu. Cependant, si l’usage politique de la notion est bien assuré, une étude un peu moins superficielle permet de soulever de nombreuses questions sur sa pertinence et sa capacité à rendre compte des phénomènes qu’elle prétend décrire.


Le concept a tellement pénétré le langage politique et médiatique qu’il est régulièrement asséné comme argument massue sur les plateaux des chaînes d’info en continu, ou dans les colonnes de la presse mainstream. Cet usage des plus assurés en matière politique n’est cependant pas sans soulever de nombreuses difficultés d’un point de vue scientifique. Ces difficultés ne sont pas nouvelles et le débat sur la consistance de la notion était déjà vieux de plusieurs décennies quand Hannah Arendt publia Les Origines du totalitarisme en 1951 1. Qui dit débats, dit définitions différentes de la notion 2, ainsi, on distingue des définitions du “totalitarisme de gauche” ou “de droite”. Ces définitions sont à rapprocher de l’orientation politique de leur auteur, ainsi, le terme a été employé par des auteurs d’obédience libérale 3 autant que marxiste 4 et même par des nazis 5. Dans une définition a minima, un “régime totalitaire” se caractérise par sa volonté de contrôler non seulement les activités, mais aussi les pensées des individus, en imposant l’adhésion à l’idéologie qu’il promeut.

Il serait en effet vain de chercher, pour le moment, à proposer une définition plus poussée, tant celles-ci sont nombreuses, quand bien même on retrouve un noyau dur de propositions. Cette indétermination, si elle pose problème au niveau scientifique, est précisément ce qui en fait un fabuleux outil politique en tant que signifiant vide 6. Pis, en créant de fausses oppositions, le concept permet d’un point de vue politique d’empêcher une réflexion sur la nature de celui qui l’emploie, de le soustraire au champ de la critique. Enfin, le contexte historique de développement du concept (la guerre froide) a mené un certain nombre de scientifiques et intellectuels libéraux, d’Hannah Arendt à Edgar Morin, en passant par Raymond Aron, à tenter de mettre en conformité la définition scientifique de la catégorie avec les intérêts politiques du bloc de l’Ouest 7.

Une notion politique évolutive, forgée au cœur de la guerre froide

Le concept de totalitarisme peut être abordé de deux façons : soit par une approche matérialiste, visant à mettre au jour les conditions objectives menant à la mise en place d’un “régime totalitaire” et une approche déductiviste, consistant à définir un certain nombre de critères comme révélateurs de l’existence d’un totalitarisme. La seconde approche, principalement mobilisée par les auteurs d’obédience libérale, s’est largement imposée dans le champ politique, malgré d’incessantes modifications des critères élaborés, au gré des nécessités de la guerre froide.

Ainsi, l’application du qualificatif totalitaire a suivi les évolutions du jeu des blocs : l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Italie post-mussolinienne ne relèvent pas de la catégorie selon Arendt 8, pas plus que la Yougoslavie titiste où les fidèles de l’URSS sont exterminés dans des camps de concentration. A l’inverse, la Chine et l’Inde présenteraient, a minima, un terrain favorable pour le développement d’un tel régime 9. Le fait que Tito ait alors rompu avec Staline, que le Portugal, l’Espagne et l’Italie fassent partie de l’OTAN et que l’Inde soit alliée à l’URSS ne sont bien évidemment que des coïncidences. On ne saurait soupçonner les “démocraties libérales” de transiger avec les droits humains pour accroître leur puissance ou conclure de juteux contrats (d’armement par exemple)… On le voit : l’emploi de la catégorie ne répond pas uniquement à des impératifs scientifiques et possède un véritable potentiel performatif politiquement. A partir de ce moment, le terme, s’il ne soulève guère de débats quant au régime nazi, va servir à y assimiler l’URSS puis, avec la disparition de cette dernière, tout ce qui se rapproche d’un mouvement de gauche. Il s’agit alors de lier ontologiquement marxisme et totalitarisme, afin de faire du premier le repoussoir idéal pour les régimes capitalistes, ou, pour reprendre les mots de Zizek : “dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite 10“.

C’est ce qu’entreprend Arendt dans la deuxième édition de son ouvrage, tout en considérant que le qualificatif “totalitaire” ne peut s’appliquer qu’à l’URSS de Staline 11, après que ce dernier avait fait liquider toutes les structures d’organisation collective mises en place par Lénine. Mais alors, si la mise en place d’un “régime totalitaire” en URSS répond à des circonstances précises (analyse matérialiste), comment l’idéologie marxiste pourrait-elle en être la cause directe et unique (approche déductiviste) ? Arendt avance piteusement que ceci s’expliquerait par le fait que “Lénine aurait été davantage guidé par son instinct de grand homme d’Etat que par le programme marxiste proprement dit 12“… Outre que cette explication méconnaît (volontairement) toute l’histoire des jeunes années de l’URSS, elle procède par une personnalisation et une naturalisation bien peu scientifique, qui est la marque de l’approche libérale du phénomène.

En effet, la conception déductiviste pose tous les problèmes inhérents à une approche typologique, recourant à des idéal-types et des critères plus ou moins arbitrairement choisis. D’une part, appliquer des critères identiques à des situations différentes (l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne) a peu de chances de permettre une analyse fine de chacun de ces cas. D’autre part, nombre des critères mobilisés par les tenants de cette approche peuvent s’appliquer indistinctement à des régimes qualifiés de “démocratiques” et de “totalitaires”. Ainsi quand Hannah Arendt considère que le totalitarisme “présuppose un rapport direct et immédiat entre chef charismatique d’un côté, et masse amorphe et atomisée de l’autre 13“, le lecteur de 2019 ne peut s’empêcher de sourire (jaune) en pensant à la méthode et au storytelling élyséen déployé par Macron. Le président qui dort peu parce qu’il se donne corps et âme à sa mission ? Staline l’avait déjà fait. Réduire la liberté de manifestation et procéder à des arrestations “préventives” ? Idem. Et ne parlons surtout pas de cette ultra-personnalisation du pouvoir et des rodomontades de cours de récré (“qu’ils viennent me chercher”… derrière mon parlement godillot et mes CRS…). Probablement que le stalinisme, comme l’enfer et le totalitarisme, “c’est les autres”…

Une qualification à géométrie variable pour mettre à bas le “péril idéologique”

Si la notion est historiquement variable, alors sur quoi se fonde cette approche déductiviste et quels sont les critères généralement mobilisés pour définir un “régime totalitaire” ? Ces indices sont : l’existence “[d’]une idéologie [d’État], […] un parti unique, généralement dirigé par un seul individu, […] une conduite terroriste, […] le monopole des moyens de communication, […] le monopole de la violence et […] une économie directement gouvernée par un pouvoir central 14“. Tous ces critères, sans exception, sont ou ont été remplis par des États régulièrement qualifiés de démocratiques. Des bombes atomiques larguées sur le Japon aux lois raciales aux États-Unis, de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958, à la présence de l’État français au capital de nombreuses entreprises, en passant par les noyades de manifestants algériens sur ordre du préfet Papon en 1961…

C’est le caractère arbitraire de ces critères qui permet justement de faire entrer dans la catégorie “totalitarisme(s)” à peu près tout régime politique et l’État qui le matérialise. En réalité, un critère reste cependant fondamental, c’est celui de l’idéologie. Il est fondamental parce que c’est sur ce point précis qu’a porté, depuis Arendt et la guerre froide, le fond de l’accusation en totalitarisme. Il s’agit de faire de la revendication d’une idéologie le germe du totalitarisme, pour disqualifier immédiatement toute contestation de l’ordre dominant qui, par un effet de miroir, ne peut qu’être “désidéologisé 15“, pragmatique…

L’avantage est double : toute contestation de l’ordre dominant se fondant sur un conflit idéologique (par exemple l’exigence d’une redistribution équitable des richesses contre l’accaparement de ces dernières par une minorité) est totalitaire, car il est animé par une motivation… idéologique. Si tout mouvement contestant l’ordre dominant est idéologique, alors tout mouvement de ce type est totalitaire et l’ordre dominant ne peut être que démocratique. Pour peu que l’on pousse un peu plus le raisonnement, on en conclura que si l’ordre dominant est attaqué par un adversaire idéologique/totalitaire, il peut alors, afin de défendre la démocratie qu’il représente et incarne, employer “tous les moyens nécessaires”.

L’idéologie est le seul critère véritablement opérant dans la conception libérale du totalitarisme. Car il permet de désigner comme tel tout ce qui ne relève pas de lui ou, a minima, n’est pas compatible (ou inoffensif) avec lui et donc de ne pas remettre en cause ses propres fondements et pratiques. Cette conception n’est rendue possible qu’à la condition d’une cécité volontaire sur soi-même et sur la nature de l’État, envisagé comme une entité neutre, contrôlée par les citoyens. Mais l’État ne saurait être neutre. L’État est, par définition, politique, il est la cristallisation du rapport de force entre les différentes classes sociales et représente donc les intérêts, les modes de pensée et d’explication du monde de la classe dominante, bref, de son idéologie. Selon François Furet, (qu’on soupçonnera de tout sauf de gauchisme), les idéologies sont “des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité 16“. Il faut se donner la peine de le lire plusieurs fois et lentement pour bien se figurer l’aveuglement volontaire des auteurs et politiques libéraux, qui jurent leurs grands dieux à longueur de plateaux télés qu’ils ne sont que pur pragmatisme dénué de toute vilaine idéologie.

Le fait est que tout régime politique, tout Etat qui l’incarne, ne peut être fondé que sur une idéologie, c’est à dire un cadre rationnel (vis-à-vis de lui-même) fournissant des explications à des phénomènes observés, sur la base duquel sont construites les réponses apportées à ces phénomènes par le pouvoir politique. En témoigne l’utilisation d’éléments de langage et de logiques (circulaires) identiques par les classes dominantes mondiales, qui manient une novlangue 17 masquant ses présupposés idéologiques sous le masque (bien peu convaincant) du pragmatisme. Ainsi, si la mondialisation est un fait irréfutable, peut-on dire qu’il n’est pas possible de la contrôler, de l’orienter, qu’aucune autre forme de mondialisation n’est possible ? C’est bien là, d’ailleurs, qu’apparaît de la manière la plus flagrante la contradiction des “ennemis de l’idéologie” : si le politique ne peut qu’accompagner les marchés, sans contrôle sur eux, alors à quoi pourrait bien servir le politique ? C’est donc que, malgré les apparences qu’il tente de donner, le politique agit sur la base d’un choix : celui de tout mettre en œuvre pour satisfaire et faire croître les marchés – et donc les bénéfices de la classe dominante – au nom de la théorie, qu’il sait fausse, du ruissellement. “Des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité”… A moins de considérer le marché comme un Dieu, on voit mal comment un tel raisonnement ne serait pas idéologique.

Distinguer entre “régimes totalitaires” et “non totalitaires” ne permet pas de saisir la nature propre d’un quelconque régime politique, car la notion ne recoupe aucune réalité propre à un système particulier. Si aucun régime particulier ne possède les caractéristiques distinctives du régime totalitaire, c’est donc que tous les partagent, à des degrés plus ou moins prononcés.

État total, poudre de perlimpinpin et tendance totalitaire

Un “État totalitaire” est, par définition, total. C’est à dire qu’il “englobe toutes les activités d’un individu du berceau à la tombe 19“, en imposant une Weltanschauung 20, découlant de son idéologie. Serait-ce à dire qu’il existe, a contrario, des régimes partiels, des régimes politiques ne s’étendant pas à l’ensemble de la société dans laquelle ils sont dominants ? La réponse est bien évidemment négative pour deux raisons évidentes : tout d’abord un tel système ne pourrait fonctionner une fois ses limites atteintes. Un peu à la manière d’un “super droit d’asile médiéval” (lointain ancêtre du jeu du chat perché, consistant à déclarer insaisissable par la Justice un individu s’étant réfugié dans une enceinte religieuse). En effet, comment un système politique, qui a donc vocation à gérer la vie sociale dans sa globalité, pourrait-il se perpétuer si ses sujets peuvent s’en extraire sans contraintes ni difficultés ? Ensuite – et ce point répond directement au premier – un régime politique a, par définition, vocation à emplir l’espace disponible, afin de réguler la vie de la société. Il le fait par la voie de la contrainte, qu’elle soit normative (les lois et règlements) ou purement répressive (l’emploi de la force publique).

Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Dans cette conception, nul besoin de mobiliser la catégorie du totalitarisme pour expliquer le phénomène : l’État impose sa volonté (ou plus précisément celle de ses acteurs), qui s’étend à la mesure du territoire sur lequel il exerce son autorité. Le fait qu’il emploie ou non la violence ne change rien au fait que l’État exerce son contrôle et étend perpétuellement sa capacité de contrôle. Autrement dit : “si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté des individus rend la terreur superflue. Le “vrai” totalitarisme, c’est la servitude volontaire 21“.

On arguera que le contrôle de l’État – disons français – et de ses émanations, n’est pas total, n’englobe pas toute la vie privée des individus relevant de sa compétence. Pourtant, qu’on veuille bien se rappeler qu’en France, il existe un état-civil, c’est à dire un registre créé et entretenu par l’État, par lequel il impose un recensement de tous les citoyens et qu’il est pénalement répréhensible de ne pas déclarer une naissance 22. On notera pourtant qu’il se garde bien d’intervenir dans certains secteurs, comme la finance, mais c’est là considérer que l’État est un outil neutre, qu’il représente “l’intérêt général”. C’est là oublier que l’État est le moyen de mise en œuvre d’un système politique, c’est à dire la cristallisation d’un rapport de forces entre les différentes classes sociales et qu’il est, avant tout, un outil de domination, pour assurer le maintien de l’ordre établi. Dit plus simplement, l’État n’a pas besoin d’une action positive pour s’étendre, si la classe dont il est l’outil de domination agit pour lui. L’État ne recule pas, mais se repositionne, en créant les conditions permettant à ses créanciers d’investir directement l’espace public. C’est là tout le sens du New Public Management et des thèses sur “l’État stratège 23“, qui ont trouvé un aboutissement dans la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée par Nicolas Sarkozy : étendre le contrôle de l’État en s’appuyant sur des “partenariats” avec la classe dominante.

L’opposition entre États ou régimes politiques “totalitaires” et “non totalitaires” a pour unique but de masquer que tout État vise à la totalité et que la seule distinction valable en la matière réside dans son caractère dictatorial ou démocratique. Preuve de l’incohérence de la notion, on peut considérer que le totalitarisme “pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social“. Autrement dit, la seule justification que peuvent avancer les tenants de la conception libérale du totalitarisme est que c’est parce que “les autres” ont une idéologie qu’ils sont mauvais et c’est parce qu’ils sont mauvais qu’ils ont une idéologie. Que ce genre de tautologie tienne lieu de pensée complexe pour éditorialistes ne devrait plus surprendre : perroquets du pouvoir, ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils répètent.

Si on souhaite absolument sauver le terme (plus que la notion), on peut considérer que tout État est tendanciellement totalitaire. C’est à dire que, confronté à des situations mettant directement en jeu ses intérêts ou sa survie, tout État va mettre en œuvre des moyens plus ou moins exceptionnels, plus ou moins répressifs et violents pour le conserver. Le degré de violence et de “totalitarisation” de l’État étant fonction de facteurs spécifiques, dont l’étude permet de comprendre le processus en marche, et non de critères arbitraires appliqués de manière indifférenciée. Cependant, pour cela, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la nature de la démocratie et donc remettre en cause l’ordre dominant. Car encore faut-il voir ce qu’on nomme démocratie et à quel point ce concept a, lui aussi, été vidé de son sens dans le discours politique grand public. La preuve par Macron et son opération de communication maquillée en “grand débat”, ou les innombrables “petites phrases” méprisantes et insultantes des membres du gouvernement envers les Gilets Jaunes.

Il y a fort à craindre que ce pouvoir aux abois 24, puisqu’il n’a toujours pas compris que ses catégories toutes faites, ses éléments de langage périmés et ses violences policières ne lui permettraient plus d’éviter de se remettre en question, s’obstine et radicalise le conflit. Il est impossible de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point, jusqu’où, la “tendance totalitaire” de l’État ira. A vrai dire, la question est de peu d’intérêt à l’heure actuelle. En revanche, il est urgent de se demander par quels moyens on pourra l’empêcher de se déployer et d’accroître la répression. En frappant un grand coup ? Avec une grève générale ? Ce point devra être abordé dans les Assemblées Générales et partout où on souhaitera en parler, car à la défiance dont de nombreux Gilets Jaunes font preuve face à tout ce qui relève du politique, par dégoût des magouilles partisanes, il faut répondre par l’honnêteté. C’est ainsi et seulement ainsi qu’il sera possible de rendre aux concepts de “politique” et “d’idéologie” leur noblesse et leur sens.

1 Domenico Losurdo, “Pour une critique de la catégorie de totalitarisme”, Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 115-147.
2 Pour une présentation approfondie de ces différentes conceptions, se reporter à Domenico Losurdo, ibid, §2 – 11.
3 Hanna Arendt, “Les origines du totalitarisme”, Harcourt Brace & co, 1951. Enzo Traverso, “Le totalitarisme : le XXe siècle en débat”, Seuil, 2001, 928 p.
4 Slavoj Žižek, “Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion”, Éditions Amsterdam, 2013, 312 p.
5 Voir en ce sens : Wolfgang Ruge et Wolfgang Schumann, “Dokumente zur Deutschen Geschichte 1917 – 1919”, Röderberg, 1977, 146 p.
6 Ernesto Laclau, “La Raison populiste”, Seuil, 2008, 304 p. Voir en particulier p. 120.
7 Hanna Arendt, op-cit. Edgar Morin, “De la nature de l’URSS. Complexe totalitaire et nouvel Empire”, Fayard, 1983, 275 p. Raymond Aron, “Démocratie et totalitarisme”, Gallimard, 1965, 374 p.
8 Hanna Ardent, “Les origines du totalitarisme”, 2e édition augmentée, 1958, pp. 308 – 309.
9 Idem, p. 311.
10 Slavoj Žižek, op-cit.
11 Idem, pp. 318 – 319.
12 Domenico Losurdo, op-cit.
13 Domenico Losurdo, op-cit.
14 Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski, “Totalitarian Dictatorship and Autocracy”, Harvard University Press, 1956, p. 9.
15 Ainsi, face aux mouvement des Gilets Jaunes qui, produit de décennies de dénigrement des notions mêmes d’idéologie et de politique, le pouvoir ne sachant comment s’adapter puisqu’il refuse d’écouter le peuple, multiplie les tentatives pour le replacer dans sa grille de lecture : en tentant de faire passer ses membres pour des abrutis d’extrême droite…
16 François Furet, “Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle”, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
17 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, “La Nouvelle vulgate planétaire”, Le Monde Diplomatique, mai 2000, pp. 6 – 7.
18 Slavoj Žižek, op-cit.
19 Friedrich Hayek, “The Road to Serfdom”, Ark Paperbacks, 1944, rééd. 1986, p 85.
20 Traduisible par “vision du monde”, c’est à dire, sommairement, la représentation que la société se fait d’elle même et du monde qui l’entoure, en un lieu et une époque donnée.
21 Nestor Capdevila, “Totalitarisme, idéologie et démocratie”, Actuel Marx, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 167-187.
22 Arts 433-18-1 à 433-21-1 Code pénal.
23 Philippe Bezes, “La genèse de l’ « État stratège » ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997)”, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), dir. Philippe Bezes, Presses Universitaires de France, 2009, pp. 341-420.Pour une exemplification de ces politiques : Jérôme Aust et Benoit Cret, “L’État entre retrait et réinvestissement des territoires. Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie face aux recompositions de l’action publique “, Revue française de sociologie, vol. 53, no. 1, 2012, pp. 3-33.
24 Frédéric Lordon, “Il est allé trop loin, il doit partir”, La Pompe à Phynance, 28.01.2019 : https://blog.mondediplo.net/il-est-alle-trop-loin-il-doit-partir

« J’veux du Soleil » : sur les routes d’une aventure politique

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Décembre 2018, sur un sprint d’une semaine, le réalisateur Gilles Perret et le député-reporter François Ruffin ont sillonné les routes de France pour tourner J’veux du Soleil. Ce roadtrip documentaire esquisse un portait des gilets jaunes, à travers une mosaïque de rencontres avec les occupants des ronds-points, le tout sur un ton mêlant l’espièglerie à l’émotion. Monté en à peine quelques semaines, J’veux du Soleil sort le 3 avril 2019, alors que le sujet des gilets jaunes continue à faire l’actualité, à moins de deux mois des élections européennes. Loin d’être fatigués de parcourir le pays en long et en large sur des milliers kilomètres, les deux amis et coréalisateurs se sont lancés dans un véritable marathon de projections-débats à travers tout l’hexagone. C’est pourquoi, au-delà du film qui retrace des rencontres avec des gilets jaunes, cette tournée-événement est en miroir d’une œuvre très engagée, une aventure politique en soi, que l’on a pu suivre à Nantes et à Dijon, fin mars. En voici le récit, au plus près de ses acteurs.


Donner à voir sur les ronds-points, les cœurs qui battent sous le gilet jaune

Le 22 mars 2019 est la veille de l’acte XIX des gilets jaunes, celui pour lequel le gouvernement a décidé de mobiliser les militaires de Sentinelle, franchissant ainsi un cap dans la dramatisation du conflit entre l’exécutif et la rue : nous sommes à Nantes et comme partout en France, la bataille de l’image continue à faire rage. Une longue file s’est réunie devant le Concorde, cinéma indépendant situé au centre-ouest de la ville, pour assister à l’avant-première de J’veux du Soleil. Comme un refrain, la même idée revient : voir autre chose que les images de BFMTV, avoir un autre regard que celui de CNEWS, et un son de cloche différent de celui de la majorité des éditorialistes.

On entend la voix chantante d’un vendeur à la criée : « Le Figaro ! Qui veut le Figaro, je le vends deux euros ! ». L’homme est de petite taille, le sourire malicieux et, un gilet jaune sur les épaules, c’est en réalité le journal Fakir, dirigé par François Ruffin, qu’il est en train d’écouler : la foule répond en riant, plus ardemment encore lorsqu’un homme s’exclame « et moi, je vends des slips Emmanuel Macron ! ». On comprend que pour ces gens-là, les gilets jaunes incarnent bien autre chose qu’une bande de casseurs, de voyous ou d’extrémistes mal intentionnés. Sans doute est-ce moins un film qui convaincra les « anti-fluo », qu’il ne rassemblera les pros.

Quelques militants patientant avant l’arrivée de François Ruffin au cinéma le Concorde à Nantes, le 22 mars 2019, ©Florence Gascoin

Avant de débuter la projection, le responsable du cinéma explique au public qu’il a dû passer de deux à quatre séances d’avant-premières, tant la demande a été forte : « Avant même d’avoir le temps de communiquer sur Facebook ou autre, presque toutes les places étaient prises ! Plus fort encore que pour Merci Patron ! ». Et il encourage les personnes présentes à propager le buzz et il y a déjà dans ce geste, un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

C’est un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

Le film commence et l’on comprend rapidement le sujet : cela fait quelques semaines que les gilets jaunes sont dans la rue, et l’on entend les commentateurs ainsi qu’Emmanuel Macron accuser cette foule d’incarner la haine xénophobe, homophobe et porteuse de toutes les intolérances. Ces gens sont-ils réellement les fachos que l’on prétend ? s’est demandé François Ruffin avant de rapidement découvrir que ces gens qui occupent les ronds-points sont « fâchés mais pas fachos ». Le road-trip que lance alors le député de la France insoumise (FI) aux côtés de son ami Gilles Perret, derrière la caméra, c’est le moyen d’aller à la rencontre des gilets jaunes et d’en donner une autre vision que celle, très négative, véhiculée par la classe dominante.

L’ambition est d’autant plus complexe qu’en six jours de tournage, les deux compagnons de route n’ont le temps que de rencontrer un échantillon de personnes très limité. Par ailleurs, le chemin de leur Citroën Berlingo est souvent orienté par des proches qui recommandent tel ou tel rond-point. Alors plutôt que de tenter de révéler la vérité politique statistique du phénomène gilets jaunes, les réalisateurs font le pari de réaliser des portraits de qualité : autour des ronds-points, ils prennent le temps de rencontrer les femmes et les hommes qui ont installé là une part de leur quotidien, semaine après semaine. Les lieux ont souvent été aménagés avec des pancartes et des drapeaux porteurs de slogans, mais aussi d’espaces pour s’abriter et passer du temps ensemble, signe d’une véritable appropriation des lieux.

Gagnant la confiance de leurs interlocutrices et interlocuteurs, Perret et Ruffin se font souvent inviter chez eux et échangent là autour d’une bière ou d’un café, de manière plus intime et approfondie, au sujet des histoires et parcours de vie. Le film porté par une seule caméra est minimaliste, à l’image du mode de vie des personnes rencontrées, renforçant la sensation de proximité. Dans la salle, le spectateur rit et souvent s’émeut, à l’écoute de récits très sincères, emplis de leur lot de drame mais aussi, bien souvent, d’autodérision : alors, qui sont ces cœurs qui battent sous le gilet jaune ?

Perret et Ruffin, simples artistes de la question sociale ?

Est-ce que ce sont donc des fachos qui revêtent le fluo ? D’après Khaled, un gilet jaune, ce n’est pas absolument le cas : l’homme, amputé des deux jambes, explique qu’il ne trouve sur le rond-point que de la fraternité et de la solidarité. Un de ses compagnons de route, plus caucasien d’apparence, le décrit « comme un frère » : pour lui, s’il y en a bien « deux ou trois » qui ont des idées racistes, il explique comme beaucoup d’autres que la question raciale reste extrêmement secondaire sur les ronds-points.

Affiche du film, J’Veux du Soleil, ©Fakir-JOUR2FÊTE

En revanche, ce qui ressort de manière très saillante dans les témoignages, c’est la question sociale. Il y a Carine par exemple, on comprend qu’elle survit en gagnant des cartes d’achats dans les bingos et lotos organisés dans sa commune. On comprend qu’il y a un esprit de débrouille qui ne suffit pas toujours et qui se mêle à des solutions de court-terme comme les prêts à la consommation dont on imagine facilement les funestes spirales qu’elles impliquent. Il y a la honte d’un mari qui ne supporte pas d’aller mendier son repas et celui de ses enfants aux Restos du Cœur. Il y a Loïc, pizzaïolo et jeune papa, qui n’a pas mangé depuis trois jours lorsqu’il rencontre les réalisateurs, et qui raconte comment les galères de vie ont fini par avoir raison de son couple. Du pathos ? Bien entendu qu’il y en a, mais pas seulement.

Car à travers les « Corinne, les Carine, les Khaled, les Rémi, les Denis, les Cindy, les Marie » il y a un élan qui transforme les détresses individuelles en un élan commun. On cesse de s’isoler derrière les écrans et dans les autres errements chez soi pour se retrouver sur le rond-point, on parle, on partage, on pleure, on cesse de sentir seul, on se lie de riches amitiés, on tombe parfois amoureux, et on remplace la honte par une quête de dignité. Ce récit des gilets jaunes porté par Perret et Ruffin est tout sauf anodin, car il offre autre regard sur cette communauté, dont l’image est communément traitée d’une manière qui rappelle bien cet adage de la bourgeoisie du XIXème siècle : « classes laborieuses, classes dangereuses. »

On remplace la honte par une quête de dignité.

Des chercheurs en psychologie sociale comme Herbert Kelman, Albert Bandura ou encore Nick Haslam ont avancé plusieurs théories qui montrent comment un groupe humain met en œuvre, consciemment ou non, un processus de déshumanisation d’un autre groupe, pour des motifs sociaux, raciaux mais aussi économiques et politiques. À cet égard, J’veux du Soleil contribue fortement à « ré-humaniser » l’image des « gilets jaunes » après que nombre de paroles et d’actes de violence aient contribué à les chosifier, de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, appelant à leur tirer dessus, aux différents actes de mutilation et d’éborgnement toujours justifiés et légitimés par les forces de l’ordre.

Pas étonnant donc, qu’après la projection à Nantes, un homme qui se présente comme un gilet jaune remercie Gilles Perret pour « ce film qui montre la beauté de ce qui se passe de notre côté », de même qu’une dame évoque, la voix tremblante d’émotion, une œuvre qui « réconcilie avec l’humanité ». Partout, les deux réalisateurs emmènent avec eux une grande fresque représentant Marcel soixante-dix-sept ans, ouvrier d’origine espagnole et gilet jaune : dans le film, les protagonistes le décrivent comme une personnification de leur mouvement, les traits marqués, tristes et en même temps, souriant, fier et relevant enfin la tête.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Et plus encore, il y a la réappropriation des mots et la force du passage à l’acte : c’est désormais Emmanuel Macron que l’on moque et à travers lui, l’absurdité des choses que l’on dénonce. Dans le film, on voit François Ruffin en dialogue avec deux gilets jaunes qui participent à une opération de péage gratuit. En plein contexte de suppression de l’ISF, le député insoumis leur explique qu’avec la privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007, l’État s’est privé de 4,5 milliards d’euros par an de ressources. Comme l’une des deux femmes explique que ce montant est si grand qu’il ne signifie rien pour elles, François Ruffin leur explique qu’avec cet argent, on pourrait rendre les transports en commun gratuits partout en France. La mécanique de la honte est bel et bien inversée, dans la vie de ces gens comme dans l’écho renvoyé par le film. À ce moment comme à d’autres, on comprend que le J’veux du Soleil va plus loin que la simple exposition de la question sociale.

Un film politique, sur des gens qui se politisent, pour faire de la politique

Il faut dire que Gilles Perret et François Ruffin n’en sont pas à leur coup d’essai. Le premier a réalisé pléthore de film engagés, faisant des récits-hommages du programme du Conseil national de la Résistance (Les Jours Heureux, 2013), de la Sécurité Sociale (La Sociale, 2016) mais aussi, de manière plus engagée, de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (L’insoumis, 2018). Quant au deuxième, il a éclos politiquement en 2016, passant d’un premier succès cinématographique Merci Patron ! à une visibilité grandissante à travers le mouvement social « Nuit debout », aboutissant à son élection comme député en 2017. Un film populaire pour un mouvement populaire, voilà qui nous rappelle quelque chose.

Les deux réalisateurs, Gilles Perret et François Ruffin ©Fakir

Lorsqu’on interroge Gilles Perret au sujet des résistances rencontrées au sujet de la diffusion du film, ce dernier explique que si tout s’est bien passé dans la majorité des cas, il y a eu tout de même quelques réticences. En premier lieu, certains responsables de cinéma ont craint pour la qualité d’un film tourné et monté en moins de quatre mois. Mais surtout, il y a eu des résistances plus purement politiques : à Amiens un cinéma d’art et d’essai, financé en grande partie par des subventions publiques, a refusé de projeter le film, a priori pour éviter de froisser l’équipe municipale aux couleurs de l’UDI. Indéniablement social, J’veux du Soleil est bel et bien devenu un objet politique.

Le témoignage de Cindy, l’une des gilets jaunes interviewée, cristallise cette dynamique entre le populaire, le social et le politique : « La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. » Et il est intéressant de noter comment en retour, une situation personnelle devient l’objet d’un débat politique.

« La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. »

À la sortie de la projection-débat à l’Eldorado, cinéma indépendant d’un faubourg au sud de Dijon, on a pu surprendre cette discussion sur Cindy. Il y a plusieurs années, cette femme alors mère célibataire et salariée dans le Nord, a laissé son emploi par amour, pour rejoindre son nouveau compagnon dans le sud de la France. Sur le trottoir devant le cinéma, deux personnes discutent et la première s’exprime : « La pauvre, elle en a connu des galères. Après, elle avait déjà un enfant, puis elle en a eu deux ou trois autres alors qu’elle avait déjà des problèmes… C’est pas responsable et quelque part, elle cherche un peu. Et je suis sûr qu’il y en a plein d’autres dans son cas, alors après, c’est pas toujours la faute du système. » L’autre lui répond : « Ouais je sais pas… Tu te rends compte, il y a une femme qui galère avec son mec tombé malade parce qu’il bossait comme un fou, on en a les larmes aux yeux, et la première chose qu’on fait, c’est chercher sa responsabilité… On la juge, on regarde peut-être trop la télévision… C’est doute pour ça que ce film est utile. »

La discussion est interrompue par François Ruffin qui surgit devant le grand portrait fluo de Marcel pour prendre la parole devant le cinéma. Soudain, on comprend que ce n’est plus seulement le réalisateur qui s’adresse à la foule, c’est aussi l’homme politique, élu député en 2017 mais déjà reconnu pour ses talents d’orateur. Dans J’veux du Soleil, surgit cette citation de Victor Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Entre le grand poète français et François Ruffin, il y a des différences de style mais aussi nombre de parallèles : lui aussi a été parlementaire et en forte opposition au pouvoir, lui aussi a utilisé l’art et la plume pour mettre en lumière la question sociale et affronter ses adversaires politiques, lui aussi a su cultiver un certain art de la mise-en-scène, jouant sur l’ambivalence de l’artiste et du politique. Car si à l’écran, ce film politique sur des gens qui se politisent appartient à part égale aux deux réalisateurs, en dehors des salles, c’est bien François Ruffin qui utilise le plus directement son oeuvre pour faire de la politique.

Gilets jaunes et champion rouge : au cœur de la galaxie Ruffin, du soleil pour tous

On le voit bien à Nantes, c’est toute sa galaxie que le député de la Somme réunit autour de ce nouveau film-totem. Il y a bien entendu les équipes de Fakir qui font la promotion de J’veux du Soleil, de même que le film qui les a mises à contribution les valorise : à travers eux, il renforce son ancrage dans le tissu amiénois et le monde du journalisme. À la sortie du Concorde à Nantes, on est directement accueillis par un groupe de militants de la France insoumise : on se rappelle alors qu’au sein du mouvement, un certain Jean-Luc Mélenchon encourage son jeune camarade, étoile montante, à « ne pas fermer la porte de la présidentielle ».

Le soir même dans la salle des Égalités, à quelques rues du lieu de projection, François Ruffin apparaît devant une foule compacte de plusieurs centaines de personnes : sont présents des militants politique, des gilets jaunes, mais aussi beaucoup d’acteurs associatifs locaux ainsi que des curieux qui ont vu le film, ou pas encore. Hasard ou non, le timing est intelligent : le député-reporter est accompagné d’une candidate locale pour les Européennes, Édith James, qui accueillera quelques jours après à Nantes, Manon Aubry, tête de liste pour les mêmes élections.

La foule devant l’Eldorado et François Ruffin, le 29 mars 2019, à Dijon ©L’Eldorado

François Ruffin est-il le champion rouge qui réunira les gilets jaunes loin des teintes bleu marine et de l’abstention ? Ou cherche-t-il à trouver l’appui des gilets jaunes pour s’affirmer comme un héraut suffisamment légitime pour représenter son camp ? Il n’en dit mot mais lorsque l’on questionne les militants de la France insoumise présents, Mélenchon reste un repère primordial et, bien que populaire, Ruffin n’a pas encore remplacé le tribun renommé. Par ailleurs, le député affirme lui-même ne pas se sentir (encore) l’âme d’un homme d’État.

François Ruffin, Place Wilson à Dijon, le 29 mars 2019, ©Insoumis21

Pour lui, l’enjeu du soir semble être d’affirmer sa marque de fabrique. J’veux du Soleil a suscité l’émotion durant la journée et ouvert la brèche à des idées : c’est là que Ruffin sort sa deuxième arme, Ce pays que tu ne connais pas, ouvrage dans lequel il s’adresse à son alter-ego antagonique, son frère ennemi amiénois, qui n’est autre que le président de la République. Il lit des passages à voix haute. Issus du même lycée, François Ruffin raconte leur parcours à chacun, diamétralement opposés tant dans leur position sur le spectre politique, que dans leurs relations et leurs attitudes : incarnation de la « sécession des riches », Emmanuel Macron aurait choisi l’ENA, la capitale, les banquiers et le décorum des puissants du monde quand le député insoumis aurait choisi une carrière de terrain, au local dans sa province et auprès des gens.

À plusieurs reprises dans le film, le député insoumis se prête à un jeu avec ses interlocuteurs : « Si j’étais Emmanuel Macron, que me diriez-vous ? » Et l’air de rien, tout en accueillant l’émotion et le discours de ces gilets jaunes qu’il rencontre, il est un instant à la place du président de la République tout en le ramenant parmi le commun. Bien sûr, tout cela n’est pas forcément pensé ou calculé, mais François Ruffin aussi fait son passage à l’acte vis-à-vis du pouvoir en s’autorisant à le saisir, même de manière fictive et ludique : après tout, son oeuvre est aussi le produit du subconscient de l’artiste qu’il est.

Au surplomb d’un Jupiter qui discourt et impose lointainement comme un Roi-Soleil, François Ruffin se préfère ainsi comme celui qui écoute et propose du soleil à toutes et tous : c’est ainsi que se termine J’veux du soleil, sur une plage embrumée, poétiquement gagnée par le chant d’une jeune femme et l’astre lumineux qui perce à travers les nuages. Un moyen de se mettre à la hauteur d’un président de la République, pour pouvoir l’affronter comme champion de la France qu’il ne connait pas ? Ou bien même le remplacer ? C’est en tous cas ce qui se murmure autour des salles, à Nantes, à Dijon et sûrement ailleurs.

« Nos doléances sont sur vos murs » : quand les gilets jaunes se réapproprient l’espace public

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Graffiti en marge d’une manifestation des gilets jaunes. © Tumblr LA RUE OU RIEN

Les nombreuses manifestations qu’a initié le mouvement des gilets jaunes ont vu fleurir un certain nombre d’inscriptions murales. Tout mouvement social s’appuie sur l’usage d’un répertoire d’actions militantes qui vise à le rendre visible. Le graffiti en est un registre intéressant puisque tel une véritable forme de poésie urbaine, il permet la réappropriation de l’espace public. L’analyse du recours au graffiti éclaire sur ceux des gilets jaunes et met en lumière l’intérêt de cet outil de la lutte idéologique.


 

La dynamique des gilets jaunes s’appuie sur une forte symbolique dès ses prémices. Cela s’illustre d’abord par le nom du mouvement, puisque le gilet jaune devient l’emblème de la contestation. La couleur jaune atypique le rend visible, et choisir de porter la veste de signalisation fluorescente signifie alors le ralliement au mouvement. La dimension symbolique gagne progressivement les murs des villes dès les premières manifestations, où ceux-ci sont investis par des graffitis. Les manifestants rivalisent d’originalité pour inscrire la trace du mouvement.

À la source de l’inspiration

Les nombreuses références mobilisées apportent un éclairage sur les filiations des contestataires. La référence historique la plus récurrente est celle de la Révolution française. Date clef dans l’Histoire de France, elle est l’une des rares révoltes du peuple français vraiment connue. À la différence du mouvement contemporain, elle fut initiée par la bourgeoisie. Peu à peu, les classes populaires furent cependant intégrées politiquement dans la lutte. La Révolution française est un véritable marqueur dans l’Histoire de France. Les révolutionnaires de 1789, à l’image des gilets jaunes, luttaient pour une politique de l’égalité, mais aussi contre la personnalisation du pouvoir. Les graffitis « En marche sur la tête des rois », ou encore « Sortez les guillotines » témoignent de l’analogie faite entre Emmanuel Macron et Louis XVI. Au-delà des comparatismes historiques, c’est avant tout l’idée même de révolution, et l’idéal d’une rupture politique radicale qui explique le recours à cette référence.

Les graffitis des gilets jaunes sont également pour beaucoup des références à l’actualité du mouvement. Ainsi, de nombreuses inscriptions mettent en avant l’ignominie de la répression policière qui s’abat sur le mouvement. Cela s’illustre sur les murs des villes par des phrases percutantes : « Nous sommes borgnes vous êtes aveugles » ; par d’ingénieux jeux de mots : « condés sang dents » ; ou encore par une critique plus large de la doxa économique du pouvoir : « ton ruissellement c’est notre sang qui coule ». La thématique de la violence de la répression est omniprésente, et à raison : plus de 2 000 blessés, 210 blessures à la tête, et 22 éborgnés ont été recensés depuis le début du mouvement. Inscrire sur les murs de la ville l’ampleur de la répression, c’est la rendre visible aux yeux des passants. Le mouvement des gilets jaunes écrit aussi ses propres références. « On déclarera nos manifs quand ils déclareront leurs revenus », ou « Un peuple qui vit ne rond-point » sont des graffitis qui expriment les revendications du mouvement, et se réfèrent à l’organisation de celui-ci.

L’inscription murale peut être aussi mobilisée à des fins plus poétiques, en s’inspirant de la pop-culture et de la littérature. Ainsi cela s’illustre par exemple par les graffitis ; « Gilets jaunes is coming » en référence à la série télévisée Game of Thrones, , ou encore « Lisez la guerre des pauvres » en référence au livre d’Éric Vuillard. Ces citations interpellent et jouent avec l’imaginaire du passant. Les graffitis interrogent celui qui n’a d’autre choix que de lire ce qui accroche son regard. La poésie urbaine, à la portée de tous, peut donc renforcer la sympathie du mouvement par la proximité qu’elle instaure.

Le graffiti, un moyen politique

Longtemps mis au ban de la légitimité, l’inscription murale s’ancre cependant dans une longue tradition d’activisme politique. Le graffiti permet notamment la diffusion de slogans. Bien qu’éphémère, il accroche le regard du passant. Le graffiti comporte également une dimension d’illégalité qui lui confère un caractère légitime pour le militant qui souhaite s’exprimer contre le pouvoir en place.

L’utilisation du graffiti comme outil de lutte politique est initiée par le mouvement anarchiste. Cependant, de nombreuses formations politiques s’en sont progressivement saisi. Ainsi l’illustre Solidarnosc, le syndicat polonais qui a joué un rôle clef dans la chute de la République populaire de Pologne en 1989. Pour l’organisation, l’inscription murale faisait partie intégrante de la stratégie de diffusion des revendications sociales. Philippe Artières et Pawet Rodak¹ ont travaillé sur l’usage du graffiti par les militants de Solidarnosc, et l’analysent comme une « reconquête progressive de l’espace public » via une « lutte par l’écriture ». Dans une Pologne où la propagande était omniprésente, les murs apparaissaient comme un médium visible de diffusion pour mener la lutte idéologique.

L’utilisation de l’inscription murale pour mener le combat est également édifiante au Chili. Dès les années 1960 se mettent en place des « brigades murales » affiliées aux différents partis politiques chiliens, et dont le but est de rendre ceux-ci visibles sur les murs des villes. Interdites durant la dictature chilienne, les brigades refleurissent en 1989. Elles deviennent alors davantage apartisanes, mais les messages muraux restent éminemment politiques. Ces exemples internationaux mettent en évidence l’importance de l’arme de l’écriture dans l’espace public, et comme constitutive de l’histoire sociale.

Écrire la contestation

Le mur apparaît comme un support qui ne nécessite pas de relais entre l’auteur du message et son destinataire. L’auteur du message ne recourt donc pas aux lieux de diffusion d’idées politiques communément admis, à savoir par exemple les sommets de l’État ou les médias. Il diffuse dès lors son message en contournant les artères de diffusion qui l’excluent de fait. Suivant cette idée, Xavier Crettiez et Pierre Piazza² mettent en évidence que l’inscription murale exprime une politisation. Dans un ouvrage commun, les deux chercheurs écrivent :

« Le graffiti sert cette exigence de visibilité mais permet aussi de marquer les territoires contestés au pouvoir, de subvertir les marques de l’hégémonie du trait de la moquerie ou de l’humour et plus encore d’afficher aux yeux de tous son courage et sa résistance à l’oppression ».

Si le graffiti peut apparaître de prime abord comme un acte de vandalisme, il est en réalité un véritable outil de contestation politique. Le caractère éphémère de l’inscription entre en résonance avec l’exigence de temporalité du moment de révolte. Le recours de plus en plus fréquent à la photographie permet aujourd’hui d’en garder trace et de figer l’expression publique. Le compte Tumblr La rue ou rien recense ainsi les messages à caractère politique qu’on l’on peut voir dans l’espace public.

L’inscription murale est une réappropriation de la rue, essentielle dans un moment de révolte sociale. La pluralité des graffitis nés du mouvement des gilets jaunes reflète l’hétérogénéité de celui-ci. Le graffiti « Fin du moi, début du nous » observé à Paris lors de l’acte 9 met parfaitement en lumière l’intérêt fédérateur de cette pratique protestataire.

 

¹ Philippe Artières, Pawet Rodak, « ÉCRITURE ET SOULÈVEMENT. Résistances graphiques pendant l’état de guerre en Pologne », in Genèses, 2008/1 n° 70, Belin.

² Xavier Crettiez, Pierre Piazza, « Iconographies rebelles. Sociologie des formes graphiques de contestation », in Cultures & conflits, 2013/n°91-92, L’Harmattan.

La grande débâcle du grand débat

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le grand débat, qui se termine ce samedi 16 mars, a été largement perçu par les gilets jaunes comme une mystification, une ruse visant à étouffer la contestation plutôt que d’y répondre par un changement de cap politique. L’étude de la théorie managériale et des stratégies mises en place par les multinationales depuis les années 70-80, pour contrer les activistes qui s’opposent à elles, éclaire de manière particulièrement crue les stratégies adoptées par le gouvernement Macron, afin de noyer le mouvement social le plus important de l’histoire récente.


L’étude de la théorie managériale depuis l’essor du néolibéralisme est riche d’enseignement. Le néolibéralisme est l’aboutissement pervers du capitalisme prétendument « libéral », mais en réalité appuyé sur la puissance autoritaire des États chargés de verrouiller la vie démocratique pour permettre toutes les dérégulations économiques et financières. L’un des principes fondamentaux de ce système est de ne jamais s’énoncer en tant que tel, et même de nier sa propre existence tout en accentuant son emprise médullaire sur la société.

Vous n’entendrez jamais Macron ou un de ses clones dire : « Je suis capitaliste ». Ce mot, largement absent des discours, n’est convoqué que lors de vagues annonces visant à le dompter – on se souvient de Sarkozy, notamment, après la crise des subprimes : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir »[i].

Non, Macron dira : « Je suis pour la liberté ». « Je suis pour le dialogue, la co-création de notre disruption, pour bâtir un destin en responsabilité partagée, etc. » Le langage du néolibéralisme vise à perpétuer, tout en les masquant, les dominations qui asservissent la société.

Ainsi, par exemple, le mot pauvre a pris la place du mot exploité, ce qui permet de nier le processus de l’exploitation. La figure du pauvre amène la compassion, tandis que penser l’exploitation suscite l’indignation, la révolte, la lutte. On ne parle plus d’augmenter les salaires, mais « le pouvoir d’achat » en supprimant des cotisations sociales par exemple (c’est à dire : augmenter le net en attaquant le salaire brut). Le mot entreprise a remplacé patron : Le Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, c’est-à-dire le syndicat des grands patrons, s’appelait, jusqu’en 1998, le « Conseil national du patronat français ». Il fallait que le mot patron disparaisse pour que s’étouffe la critique des hiérarchies d’entreprise et de la « théorie policière de la firme », au moment précis où le management se faisait justement de plus en plus brutal. Il est plus difficile de se battre contre une entreprise, présentée comme une « co-construction collective », une « aventure en commun », que contre un patron.

Chaque loi antisociale votée par les pouvoirs successifs est toujours présentée sous un vernis réconfortant. On facilite les licenciements et instaure la précarité généralisée pour les travailleurs des classes populaires ? Non ! On sécurise les parcours professionnels ! On verrouille les portes de l’université en instaurant une sélection géographique et, fondamentalement, sociale ? C’est le contraire ! On organise l’orientation et la réussite des étudiants. Cela fonctionne aussi en-dehors du champ économique. Ainsi de la « vidéosurveillance », devenue, sous Nicolas Sarkozy, « vidéo-protection » : on peut s’indigner d’être espionné, mais pas d’être protégé ! Et ainsi de suite.

Derrière cette entreprise de destruction méthodique du langage, et à travers lui de la pensée, s’organisent des stratégies précises, parfois issues de la théorie militaire, afin de vaincre les poches qui résistent encore à cet ordre destructeur du monde que l’on impose sous l’enrobage du pragmatisme et de la rationalité. À ce titre, les stratégies employées par Emmanuel Macron et ses soutiens pour contrer le mouvement des gilets jaunes sont riches d’enseignements.

Macron au prisme du management guerrier

Quand on étudie l’histoire du néolibéralisme, dont le management actuel (qui inspire et fascine nos gouvernants) est à la fois l’expression pratique mais aussi théorique, on réalise que ces techniques ne sont pas du tout neuves. Au cours des années 70 et 80, de nombreuses multinationales furent mises en accusation par des réseaux d’activistes qui combattaient leurs pratiques : Nestlé fut accusée de vendre du lait en poudre toxique à des populations rongées par la pauvreté ; Shell de collaborer avec le régime Sud-Africain, etc.

Pour faire face à ces oppositions citoyennes qui menaçaient leur expansion et leur chiffre d’affaires, ces grandes entreprises eurent alors recours à des armées de conseillers occultes et de spin-doctors qui, sous couvert de redorer leur image, travaillaient en réalité à annihiler leurs opposants. Le mot armée n’est pas exagéré, puisque certains parmi les plus célèbres de ces drôles de docteurs venaient directement de l’institution militaire.

L’un d’eux, Ronald Duchin, qui fut assistant spécial au ministère de la Défense américain, a un jour détaillé au cours d’une conférence la méthode qu’il convenait d’employer pour faire face à des activistes. Ceux-ci se diviseraient en quatre catégories : les radicaux, qui s’attaquent à une entreprise en particulier mais veulent en réalité combattre le système dans son ensemble ; les opportunistes, qui cherchent de la visibilité, du pouvoir, parfois un emploi ; les idéalistes, qui sont à la fois sincères et crédibles – qui se battent réellement pour un monde meilleur–, mais aussi crédules, qui peuvent facilement se laisser manipuler ; et les réalistes, des pragmatiques prêts au compromis.

Pour Duchin, la stratégie est claire : il faut négocier avec les réalistes (sur des bases qui conviennent à l’entreprise attaquée) et « rééduquer » les idéalistes, c’est-à-dire les convertir en réalistes en leur faisant gober les maigres avancées qu’on aura concédées dans la négociation. Privés des réalistes et des idéalistes, les radicaux perdent en crédibilité et paraissent s’arc-bouter sur des positions extrémistes, dangereuses. Il est alors évident que les opportunistes sauront choisir le bon camp.

Grégoire Chamayou, dans son ouvrage La Société ingouvernable[ii], décrit ce processus et ajoute, en reprenant l’exemple de Nestlé, dont le « défenseur », R. Pagan, était un ancien des services de renseignement militaires américains : « Lors du boycott de Nestlé, l’objectif à moyen terme des activistes était d’imposer un ‘code de conduite’ aux firmes du secteur. Plutôt que de refuser cette perspective, Pagan la reprit à son compte et engagea d’interminables négociations sur les termes du code. Il s’agissait d’en embrasser officiellement le principe pour mieux en saboter le contenu. (…) C’était là une nouvelle tactique, fondée sur le dialogue. »

Quarante ans plus tard, ces doctrines semblent plus que jamais toujours en usage.

Retour sur le mouvement des Gilets Jaunes

Le 17 novembre 2018, une France restée trop longtemps silencieuse – celle des invisibles des villes et des campagnes, celle des déserts médicaux et du recul des services publics, celle des abstentionnistes, des humanistes et des écologistes orphelins de perspectives partisanes, celle des anarchistes et des communistes conséquents, celle des syndicalistes de terrain ulcérés par leurs bureaucraties fossilisées, celle des classes moyennes menacées par le déclassement et même de quelques bourgeois en sécession – surgit sous le tintamarre des klaxons enfiévrés en arborant un signe devenu, déjà, fédérateur et peut-être même universel : le gilet jaune.

“Plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.”

Dès le départ, le pouvoir s’enfonça dans son aveuglement et sa surdité, lui qui avait vaincu, quelques mois plus tôt, les étudiants et les cheminots, réputés si coriaces ! Il croyait encore pouvoir répondre à une colère ancienne et aux ressorts multiples par de la communication et de l’enfumage, reprenant tous les classiques du genre technocratique, annonçant des reports de hausse et autres miettes distillées à dose homéopathique mais vendues à grands renfort d’hyperboles pour donner l’impression d’avoir pris la mesure du problème. Un flottement au sommet : la taxe à l’origine de la révolte serait repoussée de six mois ; non, finalement, elle serait annulée. Cette déroute dans la communication, devenue le mode principal (voire unique) de la gouvernance actuelle, dévoilait la cassure nette qui s’était produite : plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.

Pourtant, les grands médias, relais serviles et obstinés de la glose gouvernementale, n’avaient pas ménagé leur peine : qu’il fut à la fois amusant et terrible de voir, semaine après semaine, d’acte en acte, les éditorialistes et leurs perroquets s’essouffler à prédire un essoufflement du mouvement qui perdurait pourtant, encore et encore, se propageait de ville en ville, et se poursuit toujours à l’heure où j’écris ces lignes. Comme il était drôle de voir enfin se révéler la faiblesse de ces procédés éculés : si cracher sur un mouvement de cheminots, uniquement soutenu, grosso-modo, par la galaxie traditionnelle de la gauche dont on connaît la déroute actuelle, était chose aisée, tenter d’abattre par les mêmes ressorts paresseux un mouvement populaire réellement intersectionnel, c’était se tirer une balle dans le pied tout en offrant un regain soudain de popularité à des médias situés hors de l’officialité : Le Monde Diplomatique, Le Média, Brut et Russia Today en tête.

Comme l’allocution larmoyante du président le 10 décembre et les clopinettes qu’il avait concédées au peuple soulevé n’avaient pas infléchi le cours de la mobilisation – qui a eu, au contraire, tendance à la fois à se démultiplier en élargissant le champ de ses revendications, et à se radicaliser devant l’afflux de blessés, de mutilés, d’emprisonnés et de morts directement imputables à la répression organisée par le pouvoir–, il fallait trouver d’autres astuces, changer de tactique.

On commença par réclamer aux gilets jaunes qu’ils se dotent de représentants ; certaines figures du mouvement, désignées comme modérées, furent investies, à la fois par le pouvoir et ses relais médiatiques, comme des interlocuteurs à-même de négocier avec le gouvernement. D’autres s’imposèrent par leur audience sur les réseaux sociaux et devinrent ce que l’on appelle des bons clients audiovisuels. Les premières – notamment Jacline Mouraud et Ingrid Levavasseur – furent rapidement et massivement rejetées par le reste des gilets jaunes, en raison de leurs liens ou de leurs sympathies passées ou actuelles avec le régime de Macron. Les autres, comme Eric Drouet ou Maxime Nicolle, sans jamais avoir été investis d’un quelconque rôle par le mouvement lui-même, devinrent les cibles de la hargne éditocratique, puis ministérielle et présidentielle, et, enfin, policière et judiciaire.

Comme la diversion par les représentants ne fonctionnait pas bien, le pouvoir chancelant eut alors recours à une nouvelle ruse bien vite reconnue comme telle : le grand débat. Outre les shows présidentiels – véritable campagne électorale aux frais de l’État complaisamment relayée par les chaines de désinformation en continu–, où le mépris du peuple et des élus et la novlangue technocratique le disputaient souvent au vide abyssal de perspectives ouvertes par ces « échanges », l’arnaque mise en œuvre par Emmanuel Macron et son équipe de communicants fut dénoncée, d’abord discrètement puis plus frontalement, par celle qui aurait dû être chargée de l’organisation de ces débats : Chantal Jouanno[iii].

Refusant de faire de ce moment, qu’elle voyait comme un processus de nécessaire refondation démocratique de notre vie collective, une simple opération de propagande, cette dernière avait fait part de ses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre concrète des débats, de leur impartialité et de leur transparence, à qui de droit. Sourd, aveugle, mais pas indolent, le pouvoir avait rapidement réagi : une campagne de presse s’organisa aussitôt contre l’impudente, qui fut conspuée en raison de la hauteur de sa rémunération – certes scandaleuse, mais qui n’était pas de son fait à elle. Sa démission fut ainsi masquée en un pataquès moral profondément douteux : elle quittait le grand débat mais conservait son poste, et donc sa rémunération, objet du scandale. Macron était alors libre d’organiser sa mise en scène comme il l’entendait, c’est-à-dire avec des sujets de discussion préétablis d’avance et une parole du président (ou de ses mercenaires ministériels) mise au-dessus de celle des sans-culottes et du reste du tiers-état invité à communier dans le grand bain tiède de l’autoritarisme libéral travesti en démocratie.

Des ressorts anciens

Noyer la contestation dans des débats interminables avec des militants cooptés par la multinationale contestée, telle était la stratégie centrale de R. Pagan pour contrer les activistes qui attaquaient Nestlé.

Cette tactique fut employée dès après le 17 novembre par le gouvernement, sans grand succès. On se souvient de la façon dont le système avait tenté de diviser le mouvement en promouvant les soi-disant « Gilets jaunes libres », à renforts de couvertures dans la presse papier et d’adoubements éditocratiques divers. Là encore, le management néolibéral nous fournit la clé de lecture de cette stratégie : elle vise à la fois, selon Chamayou, à « donner aux opposants un os à ronger pour mieux les détourner des tâches offensives », mais permet aussi « de coopter certains groupes de pression adverses. » Il s’agit, au fond, d’identifier les fameux « réalistes ». Invités à la table des négociations, on leur offre, « en échange de la résolution du problème, du pouvoir, de la gloire et de l’argent. Une fois que cette organisation [ou, ici, ces gilets jaunes désignés] accepte, elle convainc le public que le problème est résolu. »

“L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts.”

Voyant échouer leur manœuvre, Macron, ses soutiens et l’oligarchie médiatique, toujours inspirés par le management guerrier façonné dans les années 80 (baptisées, en France, « les années fric »), ont alors sorti le grand débat de leur chapeau. Chamayou nous explique pourquoi en décortiquant les techniques mises en œuvre dès cette époque par les multinationales contestées de toutes parts : « L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts. (…) Le nouveau maître-mot fut le dialogue. (…) À la persuasion à sens unique, détestable pratique du passé, on préfère à présent l’écoute réciproque, l’entente mutuelle, la communication relationnelle, empathique, fondée sur le consensus, la cocréation d’une compréhension partagée entre les parties prenantes, l’horizontalité, la reconnaissance, le rapport à l’autre, et ainsi de suite ad nauseam. »

Cette novlangue constamment mobilisée par le pouvoir vise à camoufler ses véritables intentions, à nier, en l’énonçant, la réalité de ce qui se joue réellement : « Dialoguer avec les opposants permet de repérer au plus tôt les périls qui affleurent, d’identifier des problèmes potentiellement controversés avant qu’ils n’atteignent l’arène publique. » Ici, l’objectif est clair : il convient avant tout de « relocaliser la confrontation dans un forum privé, la confiner loin de l’espace public. On prive ce faisant les activistes de leur principale ressource, la publicisation des problèmes (…). »

L’aboutissement de cette stratégie, lorsqu’elle est victorieuse, est double : d’un côté, elle permet de disqualifier les « radicaux », c’est-à-dire la véritable menace qui pèse (au choix) sur les entreprises, le pouvoir, ou le système tout entier ; surtout, « en mettant l’accent sur le consensus comme objet du dialogue, il s’agit de disqualifier toute politique dissensuelle ». Soit de faire, en somme, de ses opposants des extrémistes. Par ailleurs, négocier des miettes bien enrobées avec les opposants que l’on aura cooptés permet aux entreprises ou aux pouvoirs de « bénéficier de transferts d’image », c’est-à-dire de s’arroger le pouvoir symbolique et la sympathie attachés aux activistes pour se refaire sa réputation à bon compte, puisque ceux qui me combattaient hier acceptent aujourd’hui de travailler avec moi, voire pour moi.

On le voit bien : lorsqu’un pouvoir refuse de céder sur le fond de sa politique – ce qui se comprend, pour Macron, puisqu’il est en service commandé par l’aristocratie financière du pays et du monde, qui saura le récompenser ensuite – il ne lui reste que deux armes : la communication et la ruse. Communiquer pour donner l’impression d’agir, sans bouger d’un millimètre ; et la ruse : c’est-à-dire une série de diversions (dont la campagne récente autour de l’antisémitisme est une belle illustration) afin de minorer le mouvement et le laisser pourrir sur pied.

Pour contrer la propagande hypnotique du gouvernement qui voudrait enfermer la contestation dans un dialogue qu’il a verrouillé d’avance, Grégoire Chamayou nous fournit dans son remarquable ouvrage une explication fondamentale qu’il serait bon de toujours garder à l’esprit : « Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. »

Les gilets jaunes l’ont bien compris, eux qui reviennent chaque samedi agiter les centres-villes et empêcher la chape du grand débat de s’abattre comme un couvercle sur leur mobilisation ; qui reconstruisent opiniâtrement, semaine après semaine, leurs constructions de fortune sur les ronds-points que la police a pour ordre de détruire ; qui organisent des actions de blocage, des festivals, des débats publics, des assemblées générales, des commissions diverses, et bientôt une nouvelle “assemblée des assemblées” – une puissante expérience citoyenne et démocratique qui se tient à l’échelle du pays ; bref : qui luttent et saturent l’espace public de leurs revendications et contestations. Jusqu’à la victoire ?

[i] https://www.lemonde.fr/politique/article/2008/09/25/le-discours-de-nicolas-sarkozy-a-toulon_1099795_823448.html

[ii] La fabrique éditions, 2018.

[iii] https://reporterre.net/Les-vraies-raisons-du-depart-de-Chantal-Jouanno

 

Gilets jaunes : à défaut de justice sociale, une justice expéditive

© Patrice CALATAYU

Les méthodes orwelliennes du gouvernement dans la gestion du mouvement des gilets jaunes ne cessent de stupéfier. Repris en chœur par les médias, le mot d’ordre au sein de l’exécutif est à la criminalisation du mouvement. Loin de reprendre la main sur la situation du pays, cette stratégie de judiciarisation de la contestation traduit une ultime manœuvre d’un gouvernement en difficulté et sur la défensive. Dans un moment critique comme celui que traverse le pays, il est intéressant de constater une certaine porosité entre sphère judiciaire et exécutive, maintien de l’ordre et justice. Face aux gilets jaunes, les différentes instances semblent amenées à agir comme un seul homme et à s’exprimer d’une seule voix.


Crispation judiciaire et ingérence de l’exécutif

Plus de 8000 arrestations, 7500 gardes à vues, 1796 condamnations, plus de 350 personnes incarcérées, tels sont les chiffres éloquents de la répression judiciaire du mouvement des gilets jaunes à la mi-février. Une justice au caractère exceptionnel et sur laquelle la pesanteur de l’exécutif se fait sentir, le tout de façon quasiment assumé. Emmanuel Macron, l’élu, en un sens électoral, presque biblique, était censé être celui qui renverse l’ordre politique établi pour faire éclater une situation de blocage, de paralysie sociale. Un an et demi plus tard, les voilà devenus, lui et son gouvernement, les synonymes d’une répression aussi brutale que décomplexée.

La crainte de répercussions sur les élections européennes entraîne une volonté de casser le mouvement par un usage dégradant et abusif de l’appareil juridique. Les interprétations avancées pour légitimer cette justice sommaire sont au mieux accommodantes, voire idéologiques ou instrumentales. Les vagues d’arrestations préventives, pour rappel, 5 000 gardes à vues lors de la seule mobilisation du 8 décembre 2018, dont une infime partie (la plupart des gardes à vues étant établies sur des motifs insuffisants), ont été prises en charge en comparution immédiate dans les tribunaux correctionnels.

Mis en défaut par les gilets jaunes, son véritable adversaire politique, le gouvernement Macron a choisi de traiter le problème sur le terrain du judiciaire. Court-circuitant les racines socio-politiques du mouvement, l’exécutif entame une campagne de criminalisation en même temps que de judiciarisation de la contestation. Il est bien plus aisé de sensibiliser l’opinion publique sur une dialectique de la radicalisation, de l’extrémisme ou de la violence, une fois qu’on a extrait le contexte socio-politique explosif dans lequel tous ces phénomènes s’inscrivent. Derrière le paravent éhonté du « maintien de l’ordre » se tient tout un attirail répressif qui a pour but de neutraliser cet ennemi politique, dont il serait difficile de venir à bout par des moyens plus démocratiques et conventionnels.

Derrière le paravent éhonté du « maintien de l’ordre » se tient tout un attirail répressif qui a pour but de neutraliser cet ennemi politique, dont il serait difficile de venir à bout par des moyens plus démocratiques.

Cet octroi inavoué, quoique assumé, d’un arsenal juridique spectaculaire ne saurait durablement faire illusion. Il trahit une impuissance à faire émerger une solution politique à une sortie de crise des gilets jaunes. Les moyens mis à l’œuvre, dans le discours comme dans l’exercice du pouvoir, auraient été difficilement imaginables dans le pire des scénarios. Ils sont le symbole d’un exécutif mis en échec et acculé à une situation de repli, qui réagit, dans les mots comme dans les faits, de manière presque caricaturale.

Pour n’en citer qu’un, Emmanuel Macron, déjà coutumier du fait, multiplie les petites formules culpabilisantes. Le président français s’est désormais rendu spécialiste en la matière. C’est en effet une drôle de conception de la complicité qui est diffusée par le Président, qui assimile tous les manifestants à des « complices du pire » s’ils se rendent à des manifestations dans lesquelles il y aurait de la violence.

L’exécutif semble avoir à cœur de dégager l’image d’un gouvernement qui fait front, sorte de rempart qui « garde le cap ». Mais cette image doit aussi composer avec le paradoxe suivant : censé incarner le parti du progrès et des réformes, il en incarne aujourd’hui la rigidité face à ses nombreux détracteurs. Persuadés de leur supériorité intellectuelle, Macron et les représentants LREM persistent dans cette curieuse stratégie qui vise à croire que c’est en agissant brutalement et sans faire cas de l’hostilité d’une large partie de la population qu’on peut répondre à un mouvement social d’une telle ampleur.

Une dérive autoritaire à peine masquée

https://twitter.com/ScpnCommissaire
© Twitter

Le décalage entre l’attitude du Premier ministre, fier d’annoncer des chiffres qui ne présagent rien d’autre qu’une impasse politique dans laquelle se trouve son gouvernement, et l’inquiétude que devrait susciter de telles statistiques pour l’état de la démocratie en France, a de quoi interpeller. À défaut de pouvoir se vanter d’avoir trouvé une issue politique à une sortie de crise des gilets jaunes, Édouard Philippe se vante de chiffres annonciateurs d’une justice expéditive et instrumentalisée par son gouvernement. Des peines spectaculaires sont distribuées dans une volonté de faire exemple, comme dans le cas de ce manutentionnaire de 28 ans qui s’est vu condamné à purger une peine de six mois pour avoir partagé un statut Facebook.

Selon les informations rapportées par le Canard enchaîné, les magistrats ont reçu pour instruction d’inscrire les manifestants interpellés au sein du fichier des « traitements d’antécédents judiciaires » (TAJ), sur la seule base de détention de lunettes de piscine pour se protéger d’éventuels jets de gaz lacrymogène. Le parquet est entre autre encouragé à retarder le plus possible la remise en liberté des manifestants interpellés afin d’éviter qu’ils ne reviennent renforcer les rangs de la mobilisation. Ce genre de recommandations révèle bien une volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Les interpellations préventives se fondent sur l’intentionnalité présumée de manifestants (article 222-14-2 du Code pénal), c’est à dire qu’il est sous-entendu à partir du port d’un masque ou de lunettes protectrices, une intention de nuire à l’ordre public.

Il est d’autant plus étonnant que les arrestations préventives débutent avant même qu’aucun incident ne soit déclaré, comme c’est arrivé au matin du 8 décembre lors de la mobilisation parisienne. Sur ces même mobilisations ont été déployées des unités d’intervention de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI), dont la formation n’implique pas le maintien de l’ordre. Ces unités sont plutôt familières de l’anti-terrorisme, ce qui peut paraître aussi bien disproportionné, que cohérent, dans une logique de criminalisation du mouvement des gilets jaunes.

« Lorsqu’on interpelle des gens qui n’ont rien fait, simplement parce que l’on considère qu’ils ont des intentions dangereuses, on change de régime, on change de paradigme ».

La garde des sceaux a laissé pour instruction aux procureurs lors des mobilisations du 1er décembre 2018 d’effectuer des contrôles d’identité sur de larges périmètres, sans pour autant qu’il soit nécessaire de saisir un objet pouvant servir d’arme. Bien que Nicole Belloubet réfute que ces procédures d’exception soient taxées « d’arrestations préventives », ce n’est pas l’avis d’Arié Alimi, avocat du Bureau national de la ligue des droits de l’homme, qui déclare dans une interview rapportée par Franceinfo :

« Je ne peux pas dire que faire du préventif soit quelque chose de nécessaire. On ne justifie jamais les fins par les moyens […] Aujourd’hui, interpeller quelqu’un, c’est uniquement quand il a commis un acte délictuel ou criminel, et là, on a interpellé des gens qui voulaient simplement aller manifester. Lorsqu’on interpelle des gens qui n’ont rien fait, simplement parce que l’on considère qu’ils ont des intentions dangereuses, on change de régime, on change de paradigme […]. Dès le départ, aller perquisitionner des voitures qui se dirigent vers des villes où il y a une manifestation, pour moi, il y a déjà une problématique de régularité de la procédure. Un manche de pioche, ce n’est pas forcément une arme. Ça peut être une arme par destination si on l’utilise comme telle mais trouver un manche de pioche dans un véhicule, ça n’est pas une infraction ».

Malgré des atours d’agissements en faveur du maintien de l’ordre public, il paraît évident que des manifestants ont été arrêtés pour seul fondement qu’ils avaient l’intention de manifester, au nom de la liberté d’aller et venir garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si cette liberté individuelle ne doit subir d’entorse juridique qu’au motif d’un risque de trouble à l’ordre public, l’interprétation qui en est faite paraît largement démesurée. La liberté de la presse a également été entravée au nom de cette sauvegarde de l’ordre public pour laquelle il conviendrait, semble-il, de tout sacrifier.

Permettre la demande sécuritaire d’une main, intimider de l’autre

Cette stratégie du gouvernement de dissuasion par la peur est indissociable d’une stratégie d’apparaître dépositaire de l’ordre comme fin en soi, faisant le choix d’un recroquevillement sécuritaire. Mais lorsque Loïc Prudhomme, député LFI, se retrouve matraqué au sein d’une manifestation, loin de représenter un affront à l’ordre républicain, il s’agit pour le ministre de l’Intérieur d’une situation certes regrettable, mais qui s’explique par la présence injustifiée d’un député au sein d’une manifestation de gilets jaunes.

Il réside une volonté d’ôter la dimension populaire et potentiellement sympathique des manifestations, en même temps que de rendre acceptable une dimension exemplaire et punitive de la répression menée par Emmanuel Macron.

La mise en œuvre d’un discours articulé autour du risque de violence et de désordre public fait le lit de l’opinion publique pour tolérer d’éventuelles largesses de la part de l’exécutif, que ce soit sur le déroulement habituel des processus juridiques, ou sur l’usage de l’appareil policier. Qualifier la contestation de forme d’extrémisme, en montant en épingle un caractère supposément violent et intrinsèque des manifestants, permet de disqualifier les mobilisations. Il réside une volonté d’ôter la dimension populaire et potentiellement sympathique des manifestations, en même temps que de rendre acceptable une dimension exemplaire et punitive de la répression menée par Emmanuel Macron. En face de « l’ultra violence » que voit le ministre de l’Intérieur dans les mobilisations, quoi de mieux que d’opposer une « ultra fermeté » ?

Hors des mobilisations hebdomadaires, les gilets jaunes des ronds-points risquent entre 1300 euros et 1500 euros d’amende et jusqu’à deux ans d’emprisonnement, sur le motif d’entrave à la circulation. En même temps qu’une provocation humiliante, le choix du gouvernement d’aborder un mouvement de contestation pacifique et citoyen par le biais du prisme juridique vise à amoindrir la portée sociale de ces actions de blocage. “Le gouvernement a donné pour consigne de nous criminaliser et de nous judiciariser individuellement. C’est une manière de faire taire notre mouvement”, comme en témoigne Thierry Dechaume, dans Le Figaro.

Une continuité de mots et d’actions entre l’exécutif et le judiciaire qui interroge

Il réside une confusion entre les missions de maintien de l’ordre, incombant au pouvoir exécutif, et celle de justice, qui devrait être l’affaire exclusive du pouvoir judiciaire, constituant ainsi un autre dysfonctionnement institutionnel mis en lumière par le mouvement des gilets jaunes.

Le zèle avec lequel le parquet s’exécute en distribuant des peines délirantes à l’encontre de citoyens venus faire entendre leur opinion est inversement proportionnel à la considération des violences policières qui mutilent des citoyens chaque samedi.

Le zèle avec lequel le parquet s’exécute en distribuant des peines délirantes à l’encontre de citoyens venus faire entendre leur opinion est inversement proportionnel à la considération des violences policières qui mutilent des citoyens chaque samedi. L’usage prouvé du LBD ou des grenades de désencerclement, vidéos à l’appui, en violation des règles prévues à cet effet, crée un sentiment d’impunité, qui est vécu par les manifestants et les Français qui les soutiennent comme une incroyable injustice. L’exemple sûrement le plus emblématique demeure l’usage, filmé, de violences arbitraires contre des manifestants par le commandant divisionnaire Didier Andrieux, qui seront balayées d’un revers de main par le procureur de Toulon, estimant qu’il s’agissait d’un recours à la violence exercé « proportionnellement à la menace ».

L’arrestation largement politique et symbolique d’Eric Drouet, figure des gilets jaunes, a été vécue comme une provocation, un message de l’exécutif, pour certains gilets jaunes. La mise en garde à vue excessive et les faits qui lui sont reprochés (organisation non déclarée d’une manifestation), ont souvent été mis en parallèle avec la mansuétude judiciaire dont a bénéficié à l’opposé Alexandre Benalla.

Depuis les mobilisations de décembre, les parquets font dans la répression de masse. Les procédures d’urgence et d’exception devenues monnaie courante débouchent sur des condamnations à l’emporte pièce. Cette mise au pas du parquet par l’exécutif est d’autant plus étonnante qu’elle semble se faire sans résistance particulière et en donnant un sens plus que controversé à une application audacieuse du droit pénal. Cette confusion des registres fait resurgir le risque d’une justice quantitative obéissant à un impératif politique de rétablissement de l’ordre plutôt que d’application d’une justice indépendante.

Jean-Numa Ducange : “Il y a un dialogue constant entre la France et Marx”

Spécialiste des gauches dans les pays germanophones et en France, des marxismes et de la Révolution française, Jean-Numa Ducange est maître de conférences à l’Université de Rouen. Auteur de Jules Guesde, l’anti Jaurès ?, il présente la biographie d’un homme passé aujourd’hui au second plan. Nous sommes revenus avec lui sur des figures marquantes de gauche, l’héritage du marxisme ainsi que sa perception des gilets jaunes en tant qu’historien.


LVSL – Vos travaux mettent en avant la figure de Jules Guesde. Pouvez-vous revenir sur son itinéraire, les controverses autour de sa personne notamment sa position pendant l’affaire Dreyfus ? 

Jean-Numa Ducange – Jules Guesde est un des principaux représentants du socialisme français à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. C’est l’autre figure qui, après Jean Jaurès, a beaucoup compté dans la création du Parti socialiste en 1905. Le fait qu’il ait introduit le marxisme par le biais de contacts tant personnels que directs en France le distingue des autres membres du parti.

Ce n’est pas un théoricien, ce n’est pas quelqu’un qui a une pensée stratégique et politique très élaborée. Par contre, il a pris son bâton de pèlerin et a parcouru les quatre coins de la France pour expliquer ce qu’est la lutte des classes, la plus-value, le tout en quelques mots simples et accessibles à un large public de travailleurs. Il a introduit le socialisme dans un certain nombre de lieux, notamment dans le Nord où il demeurera longtemps très influent et deviendra député.

Pour comprendre la longue tradition du socialisme et même du communisme dans le Nord (une des régions parmi les plus denses en termes de militants de gauche), il faut avoir en tête cette figure de Jules Guesde. Parmi les points qui sont importants, soulignons que dans les années 1860, Jules Guesde est un républicain. Au moment de la Commune de Paris en 1871, il n’est pas encore socialiste ; il est alors journaliste à Montpellier et prend parti pour la Commune. C’est important car il passera plusieurs séjours en prison du fait de ce soutien (et pour toute une série de prises de position ensuite). En ce sens, il est différent d’autres dirigeants socialistes comme Jean Jaurès qui ont une carrière plus « lisse » dans le cadre de la République.

“Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance.”

Il est essentiel de rappeler cela car Guesde est quelqu’un qui entretient un rapport conflictuel avec l’État. Cela explique pour partie le fait qu’il se retrouve davantage dans l’idéologie marxiste. Il est également passé par l’anarchisme. Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance. Cela n’est pas connoté négativement : c’est quelqu’un qui représente l’aile gauche du mouvement socialiste, influencée par le marxisme.

Il joue aussi un rôle important au moment de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas resté positivement dans l’histoire de la gauche : contrairement à Jean Jaurès il n’a finalement pas pris part à la défense du capitaine Dreyfus. Pour rappel, le capitaine Dreyfus est condamné pour des raisons liées au fait qu’il soit juif, ce qui est lié à l’antisémitisme très fort dans la France du XIXème siècle.

Initialement, les socialistes ne se mobilisent pas plus que les autres. Seulement, certains socialistes vont finir par prendre position pour défendre Dreyfus en tant qu’homme, en tant qu’individu, au-delà des classes sociales. Jules Guesde et quelques autres voient cela d’un œil négatif. Cependant, Jules Guesde n’est pas antisémite, même s’il est incontestable que dans les milieux socialistes et plus largement de gauche de l’époque, il y a des réflexes et des propos antisémites. Cela se décèle notamment quand on regarde la presse locale.

Mais si Guesde prend parti contre la défense de Dreyfus, c’est parce qu’il pense que le socialisme doit rester un socialisme de classes, un socialisme indépendant du monde bourgeois et de l’État. Pour pouvoir conserver cette indépendance, il ne faut pas se mêler à la défense d’un militaire. Ce sont ces militaires qui fusillent les ouvriers, ceux sont eux qui tirent dans les manifestations ; pour eux, il est inconcevable de le défendre. Cela ne justifie pas tout mais cela permet de comprendre. Je le disais auparavant, Guesde avait été marqué par la Commune de Paris et par une certaine hostilité vis-à-vis de l’État. C’est essentiel parce qu’au moins à cette période, d’autres sont davantage intégrés à la République tandis que lui pense qu’il faut s’y opposer frontalement.

Il ne faut pas oublier que Guesde a aussi fait le choix de ne pas défendre Dreyfus pour des raisons d’opportunité politique. La CGT a été créée en 1895. Il y a une sorte de créneau qui consiste à être sur la position suivante : défendre la singularité du mouvement ouvrier qui ne soit pas uniquement républicain (et pas uniquement « de gauche », car être « de gauche » cela revient à se situer sur l’arc républicain, ce que refuse justement une partie du mouvement ouvrier).

“On ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde.”

Cela ne lui permettra pas de remporter la victoire au sein du mouvement socialiste, mais lui y donnera néanmoins une place assez importante. Ensuite, alors que l’affaire Dreyfus sera sur le point de se terminer, il deviendra après Jean Jaurès le deuxième personnage du socialisme. Il faut savoir que dans un premier temps, lorsque le Parti socialiste est crée en 1905, les formules employées par le parti sont plutôt marxistes et marquées par la lutte des classes, plus que d’autres partis sociaux-démocrates européens. Cela montre l’empreinte de Guesde. Mais en même temps, Jaurès essaye d’effectuer une synthèse entre socialisme, républicanisme et marxisme et va prendre à terme plus d’importance par rapport à Guesde.

Dans tous les cas, on ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde : c’est quelqu’un de connu et populaire, même s’il est très critiqué par d’autres. Il se trouve qu’il ne va pas être assassiné le 31 juillet 1914 et qu’il va en plus être ministre de l’Union sacrée en août 1914. Cela ne va pas favoriser sa bonne réputation auprès de certains, notamment auprès de ceux qui deviendront communistes. Au congrès de Tours en 1920, vieillissant et malade, il va faire le choix de rester, comme le dit Léon Blum, « à la vieille maison », au Parti socialiste et ne pas rejoindre ceux qui sont au Parti communiste.

Parmi les partisans de Guesde, certains iront du côté socialiste, d’autres du côté communiste. Il va être de ce fait une des sources du communisme et du socialisme. On peut dire que grâce à lui, le marxisme a eu une première influence politique en France. Il ne s’agit pas d’une influence intellectuelle, car je le rappelle, il n’est pas théoricien. Il a cependant contribué à greffer ce qui constituait une idéologie étrangère, en provenance d’Allemagne, sur le terreau du socialisme français.

LVSL – Cela fait cette année un siècle que Rosa Luxemburg a été assassinée avec son camarade Karl Liebknecht. Pourriez-vous revenir sur la doctrine, la conception qu’avait Luxemburg de la révolution et l’héritage qu’elle a laissé derrière elle ?

Jean-Numa Ducange – Il est au préalable important de préciser que Rosa Luxemburg est une femme, juive polonaise, qui a fait le choix d’être naturalisée allemande à la toute fin du XIXème siècle. Elle pensait que l’avenir du socialisme se jouait à l’époque en Allemagne. C’est là qu’il y avait le parti socialiste le plus puissant d’Europe. L’Allemagne était devenue depuis Bismarck le premier pays industrialisé du continent, entraînant un grand nombre d’ouvriers, de grandes concentrations industrielles.

Rosa Luxemburg

Le parti politique qu’était la social-démocratie allemande était fondamentalement, tant idéologiquement qu’en terme d’implantation, le plus puissant. C’est pour cela que Rosa Luxemburg fait le choix de se battre en son sein. Une des premières grandes controverses qu’elle mène concerne la question de la révolution. Elle va rapidement incarner l’aile gauche de la social-démocratie allemande. C’est une incarnation paradoxale. Ce n’est pas quelqu’un qui vient d’Allemagne, mais elle va trouver sur son chemin d’autres représentants de l’aile gauche comme Clara Zetkin ou Karl Liebknecht.

Ces personnes-là vont travailler avec elle. Elle va contribuer à maintenir l’idée que même s’il y a des changements dans le système capitaliste, même si le niveau de vie des ouvriers augmente, la rupture révolutionnaire reste nécessaire. Où ? Quand ? Comment ? Cela se discute mais il ne s’agit pas pour elle d’adopter une réforme graduelle. Là est l’enjeu de sa controverse avec Bernstein.

On peut noter deux autres grands moments dans sa vie. Tout d’abord, 1905 : la date de la première révolution russe. C’est l’époque à laquelle, à la suite des mouvements, elle écrit une brochure intitulée Grève de masse, parti et syndicat. Dedans, elle avance notamment l’idée que tout en restant dans le parti social-démocrate et dans les syndicats qui lui sont liés, pour en quelque sorte « régénérer » le parti qui a tendance à s’enfermer dans une routine bureaucratique, à s’intégrer aux institutions, il est nécessaire de faire intervenir ce qu’elle appelle la « grève de masse ». La « grève de masse », ce n’est pas la « grève générale ». Elle n’emploie pas le terme de grève générale parce que ce sont les syndicalistes révolutionnaires français qui l’emploient et Luxemburg est pour maintenir le lien entre le syndicat et le parti, ce que refuse la CGT en France.

La grève de masse, c’est l’idée selon laquelle, en lien avec les syndicats ou dans les syndicats, à l’extérieur des partis ou dans les partis, les masses doivent être en mouvement, se mobiliser régulièrement pour régénérer les organisations. C’est quelque chose de primordial qui la distingue d’autres sociaux-démocrates de son époque. L’autre question qui est importante pour elle et qui marque beaucoup sa conception de la rupture révolutionnaire, c’est la conception de la nation.

Elle défend un internationalisme intransigeant, qui ne veut absolument pas jouer la carte de l’intégration à la nation du socialisme (comme le fait Jean Jaurès en France). Il y a des polémiques très fortes avec Jean Jaurès sur cette question. Ce rejet du patriotisme la distingue des autres. Le troisième moment qui pourrait être retenu dans sa vie (et qui est le dernier étant donné qu’elle s’est faite assassiner en janvier 1919), c’est sa controverse, ses positions par rapport aux bolcheviks et à la révolution russe.

Il est admis que Rosa Luxemburg a été une révolutionnaire de premier plan et qu’elle a beaucoup compté sur l’action de masses pour faire la révolution. Elle a compté sur les conseils ouvriers, une forme de démocratie par en bas apparue une première fois pendant la révolution de 1905 et qui a resurgi en Allemagne, en Russie, et dans quelques autres pays en 1918. En même temps, ce n’était pas une activiste dans le mauvais sens du terme puisqu’elle s’est ralliée à l’insurrection qui lui a coûté sa vie parce que la majorité de ses camarades en avait décidé ainsi. Elle la trouvait pourtant prématurée, et jugeait dangereux de s’y engager. Elle avait bien mesuré la situation.

Peu avant son décès, un débat important fût sa controverse avec les bolcheviks, qui pourrait être résumée en trois points (à noter que le texte qu’elle a écrit sur la révolution russe a été publié après sa mort, elle n’a pas rendu ses critiques publiques). La première chose avec laquelle elle est en désaccord, c’est l’idée qu’il faut donner la terre aux paysans. Cela peut sembler paradoxal mais elle pensait que tout ce qui consistait à distribuer la propriété à telle ou telle personne, à des petits artisans, à des petits paysans, retarderait l’émergence d’une grande propriété collective.

Le socialisme devait se fonder sur l’extension de la propriété. Elle était donc en désaccord avec Lénine. Elle était en désaccord également pour les raisons déjà évoquées sur la question de la nation et s’oppose au mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Non pas qu’elle soit contre le fait que les gens disposent d’eux-mêmes, mais s’oppose à l’idée qu’il soit nécessaire de constituer des petits États en Europe centrale et orientale. Pour elle, c’est créer des petits États avec de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui empêcheront les ouvriers de s’unir. Lénine joue quant à lui stratégiquement sur ce droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour créer de nouvelles nations et désintégrer les empires de l’époque.

Le dernier point, c’est la question de la liberté, de la démocratie dans le processus révolutionnaire. Dans son texte sur la révolution russe, elle a été extrêmement critique à l’égard des bolcheviks qui ont pris des mesures répressives assez tôt, dès 1917 et 1918, lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Elle pense que quelles que soient les difficultés historiques, les circonstances, il doit quoi qu’il arrive y avoir une démocratie à l’intérieur du parti, un droit de s’exprimer librement et puis également un droit – même s’il ne doit pas être unique et complet – à la représentation politique.

Elle ne s’oppose pas à tout parlementarisme, elle a en effet milité avant 1914 à toutes les élections pour le Reichstag en Allemagne, pour que le SPD ait des représentants. Elle pensait aussi que la représentation devait certes passer par les conseils ouvriers, par une démocratie directe sans pour autant être hostile à l’idée qu’il faille combiner différents types de représentation. Cela me paraît important car elle se distingue des sociaux-démocrates modérés réformistes de l’époque et des plus radicaux comme les bolcheviks.

Plusieurs éléments expliquent sa postérité. Quand on est historien, il faut être un minimum honnête sur la façon dont cela se passe après la mort des personnalités de premier plan. Comme Jean Jaurès, elle est morte en martyre, ni l’un ni l’autre n’ont pris le pouvoir : ce sont des personnalités plus facile à s’approprier que ceux qui accèdent au pouvoir. Aussi parce qu’elle était une femme défendant des conceptions politiques qui n’étaient ni trop modérées pour une toute partie de la gauche ni non plus trop directement rattachées au bolchevisme.

Ainsi, lorsqu’il y a eu des critiques du stalinisme et de la social-démocratie, elle est apparue comme une voix alternative tout en ayant été officiellement condamnée par Staline en 1931. Cela explique qu’elle soit apparue comme une figure assez populaire dans les années 1970. C’était quelqu’un de charismatique, avec un grand pouvoir d’attraction. De même que pour Guesde, ces gens étaient d’immenses orateurs. Même si on ne conserve peu ou pas d’enregistrements (surtout pour ceux du XIXème siècle), ils laissent aussi une trace dans les mémoires collectives : les gens qui ont pu les entendre ont transmis de génération en génération la mémoire de leurs combats.

LVSL – Nous venons d’évoquer plusieurs piliers du socialisme allemand et français. Qu’est-ce qui distingue ces deux socialismes et en quoi ont-ils influé sur les trajectoires politiques de leurs pays respectifs ?

Jean-Numa Ducange – Tout dépend d’où on part. Si on part d’aujourd’hui, il apparaît que la tradition allemande de la social-démocratie est une tradition beaucoup plus consensuelle, gestionnaire que la tradition française, dans laquelle il y a eu davantage l’influence pendant longtemps d’un parti socialiste et d’un parti communiste plus radical que la social-démocratie allemande. C’est un paradoxe car le marxisme est initialement né dans la social-démocratie allemande. Pour résumer, comment en est-on arrivé à cette tradition de la cogestion entre syndicat et patronat en Allemagne ?

Avant la Première Guerre mondiale, il y avait une tradition marxiste extrêmement forte dans la social-démocratie allemande. Elle s’est progressivement estompée. Il y a un siècle, lors de la révolution allemande, des choses extrêmement importantes se sont jouées pour la suite de l’Allemagne. Je ne pense pas uniquement à la tragédie qui est celle de 1933 mais plus largement à l’histoire des relations sociales dans ce pays. Juste après la proclamation de la République en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord dans lequel ils s’accordent sur un certain nombre de points. Pour le dire rapidement, c’est l’origine de la cogestion entre patronat et syndicat. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé.

Il s’est défini de façon plus radicale et a longtemps voulu garder une certaine distance à l’égard des partis politiques. Quand la CGT a été créée en 1895, elle a été fondée sur une base qu’on va ensuite qualifier de syndicalisme révolutionnaire. D’où vient cette base syndicaliste révolutionnaire ? De façon générale, il y a une tradition révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1871), un long cycle des révolutions, une tradition à la fois plus glorieuse et victorieuse qui fait qu’il y a, au moins dans les mots, une plus grande radicalité dans le socialisme français. Il ne faut pas oublier que les révolutions allemandes ont échoué : 1848 a été un échec qui a pesé durablement.

Cela compte également en France mais demeure dans les mémoires de manière plus tragique en Allemagne encore car cette révolution n’a pas permis d’unifier le pays. En 1919, c’est une révolution qui s’est aussi mal terminée avec l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si on pense sur le long terme, ces assassinats ont créé une fracture au sein de la gauche qui a contribué à la victoire du nazisme en 1933.

La tradition de consensus, qui vient donc de loin, s’est d’autant plus solidifiée après la Seconde Guerre mondiale pour ce qui est de l’Allemagne, qu’il y a eu l’expérience nazie. L’idée selon laquelle il fallait une grève générale est par exemple devenue impopulaire (et illégale) car cela risquait de déstabiliser le pays. A cela s’ajoute l’Allemagne de l’Est, qui a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest. A contrario du côté français, la force de la tradition révolutionnaire se maintient.

Mais il y a autre chose. Le républicanisme tel qu’il est conçu en France, la République consolidée depuis les années 1870 (si on met à part le cas de Vichy), aussi légaliste et étatiste soit-elle au bout d’un moment, tout cet héritage provient d’une révolution. Cela induit que les socialistes ont un double héritage : républicain et révolutionnaire. Ils n’ont aucun mal à assumer le lien entre les deux. Cela induit que même lorsqu’ils sont très républicains, très légalistes, dans leur « logiciel » ils conservent longtemps un grand respect pour la Révolution française : elle demeure présente car c’est une perspective positive, glorieuse et victorieuse.

En Allemagne, la tradition révolutionnaire c’est 1848, 1918. Ce sont des échecs donc il est plus dur de les intégrer. Il y a aussi des raisons sociales et politiques profondes aux différences entre l’Allemagne et la France ; mais le rôle de la tradition révolutionnaire a selon moi joué un grand rôle même s’il ne faut pas caricaturer : ce n’est pas la glorieuse France révolutionnaire face à l’Allemagne bismarckienne et étatiste.

La tradition allemande est également intéressante en termes d’élaboration théorique et d’expériences concrètes (notamment les conseils ouvriers en 1918-1919). Ce sont des chemins différents pour les raisons que j’ai évoquées et qui ne se sont malheureusement pas croisés suffisamment pour empêcher le pire : ni pour empêcher 1914, ni pour empêcher le fascisme. Malgré tout, dans l’imaginaire subsistent des couples franco-allemands comme Jaurès et Bebel. Il y a aussi la social-démocratie à la Willy Brandt, certes modérée, mais beaucoup de militants de gauche trouveraient cela tout à fait acceptable !

LVSL – Dans Marx, une passion française, vous défendez l’idée selon laquelle malgré l’effondrement de l’URSS, du PCF et l’avènement des démocraties libérales, la figure de Marx continue à hanter l’imaginaire français. Comment expliquer cela aujourd’hui ?

Jean-Numa Ducange – La spécificité de la France c’est qu’il y a une longue tradition d’influence du marxisme. Marx a initialement beaucoup été influencé par la France, les socialistes utopiques et la tradition socialiste française avec Fourrier, Proudhon, Saint Simon, etc.

D’une certaine manière, le socialisme français n’avait pas besoin d’aller chercher une référence extérieure pour continuer à se développer. Pourtant l’introduction du marxisme a eu lieu pour plusieurs raisons. D’abord parce que Marx est apparu à certaines grandes figures du socialisme français comme quelqu’un de tout à fait complémentaire au dispositif français (révolution, république, ce qui a été au préalable expliqué).

Prenons l’exemple de Jean Jaurès qui, certes, n’est pas marxiste à la manière de Jules Guesde. C’est un normalien, agrégé, universitaire, qui a un parcours républicain au départ assez classique, et qui se rapproche progressivement du socialisme. Ce qui est intéressant quand il se rapproche du socialisme c’est qu’il trouve des éléments décisifs dans Marx : l’idée de la lutte des classes (à l’échelle historique, il trouve que la lutte des classes est très pertinente pour comprendre la Révolution française par exemple), l’idée qu’il y a un affrontement entre la bourgeoisie, le prolétariat, etc.

Cela explique le fait qu’assez tôt dans le socialisme français, introduire Marx a tout de même été nécessaire pour pouvoir changer l’ordre politique et social. Dès le début, à la fin du XIXe siècle puis quand le parti socialiste se crée en 1905, il y a une influence du marxisme. Cette influence dans le parti socialiste s’installe dans la durée au moins jusqu’aux années 1970, voire 1980. Le parti socialiste est alors marqué par un discours empreint de marxisme, de lutte de classes.

Ensuite, l’autre spécificité de la France qui sera le seul pays dans ce cas-là en Europe de l’Ouest (avec l’Italie) c’est qu’il y aura un Parti communiste extrêmement puissant qui fera une quinzaine de pourcents à partir des années 1930 et qui va ensuite devenir le premier parti de gauche jusque dans les années 1970. Ce Parti communiste français est très marqué par le marxisme. Il s’agit certes d’un marxisme assez fossilisé voire stalinien pendant tout une période. Mais c’est un marxisme qui se voulait également propagandiste, éducateur, avec l’idée que le marxisme était quelque chose que la classe ouvrière et les classes populaires devaient s’approprier pour changer le monde avec toute une série d’écoles de formation, de brochures simples, etc.

Tout cela a été travaillé profondément pendant des dizaines d’années, poursuivant de ce point de vue la tâche que s’était fixée Jules Guesde. Une des raisons qui explique la forte référence à Marx, c’est ce travail politique qui a pendant longtemps été fait par le Parti communiste. Vous allez me dire que le Parti communiste a décliné. Je l’ai remarqué… Il faut voir aussi qu’il existait également toute une extrême gauche assez forte, notamment trotskyste, avec des bataillons militants non négligeables et des intellectuels de premier plan. Il faut souligner que tous ces courants avaient amené le marxisme à un niveau très élevé dans l’espace public dans les années 1970.

Ensuite, le marxisme a presque disparu, spectaculairement dans les années 1980 et 1990, proportionnellement en quelque sorte à l’influence qu’il avait eu auparavant. Puis cela est revenu dans les années 2000. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord un substrat qui vient de loin et que je viens d’expliquer : de génération en génération les choses se sont transmises. Il y a eu de nombreuses éditions de Marx, on en trouve, retrouve continuellement. Cela n’a jamais disparu.

Le fait que le modèle soviétique ait maintenant disparu depuis un certain temps joue également. Si beaucoup de gens ne voulaient plus se référer au marxisme c’était à cause du modèle soviétique, qui leur paraissait négatif ; or on peut maintenant lire Marx indépendamment du stalinisme. A cela s’ajoute (ce n’est pas propre à la France) la crise récente du système : après la crise des subprimes de 2008, la possibilité d’une crise profonde du capitalisme a de nouveau été envisagée. Ce regain d’intérêt pour Marx s’est fait presque indépendamment des partis politiques : on a vu des émissions, des journaux de nouveau s’intéresser à Marx. Tout simplement, les gens se sont demandés pourquoi ne pas relire Marx au regard du contexte et l’état du capitalisme.

Même Jacques Attali qui est peu suspect de critique du capitalisme a fait en 2005 une biographie de Marx en disant que Marx était très bien pour analyser le capitalisme mais… surtout pas pour la partie politique. On a là une ambiance, des références qui font qu’il est un peu redevenu « à la mode ». Et dans les courants politiques de gauche, il demeure lu et cité. Ce qui est difficile à estimer (difficulté méthodologique majeure pour les historiens !) c’est que les gens ne lisent pas forcément les textes. La forte présence à la référence sur le long terme est en rapport avec une culture politique marxisante qui a beaucoup essaimé, du travailleur à l’intellectuel, dans différents domaines. La France est un des pays où incontestablement, la référence à Marx a eu et a encore du sens.

Je parlais de crise économique, j’ajouterai la crise de la représentation et des institutions, même si cela est moins facile à connecter directement au marxisme : Marx est quelqu’un qui a vécu cela de son vivant. Il a connu des révolutions, des changements de régime, des aspirations nouvelles via des révolutions. Il trouvait initialement que la Commune de Paris était folklorique, il ne pensait pas que cela pouvait avoir lieu. Puis il a changé d’avis.

“La plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France.”

C’est quelqu’un qui, quand on le relit dans son contexte, réagit en fonction des bouleversements politiques. Sur la politique précisément, notamment sur le poids de la tradition bonapartiste, Marx a écrit des choses qui peuvent continuer à nourrir notre réflexion sur la Vème République et la tradition révolutionnaire française (à propos de laquelle il est parfois très sévère).

Nul hasard à tout cela: la plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France. Il y a un dialogue constant entre la France et Marx. Il s’est beaucoup inspiré de la France pour concevoir sa doctrine et, quand il observe la vie politique européenne, la France a eu à plusieurs reprises un intérêt particulier pour lui. C’est une sorte d’amour-haine qui s’est prolongée durant presque toute sa vie.

LVSL – Certains commentateurs ou personnalités politiques voient dans les gilets jaunes l’émergence d’un processus révolutionnaire. En tant que spécialiste de la révolution française et auteur de nombre de textes sur les révolutions, comment envisagez-vous ce mouvement social ? 

Jean-Numa Ducange – Comme le suggère la question, je l’envisage comme un mouvement social en premier lieu. Certes un certain nombre de revendications qui ont émergé peuvent faire penser à d’autres périodes révolutionnaires. On a parfois rapproché les gilets jaunes des sans-culottes ou d’autres catégories populaires qui contestent l’ordre existant à travers un certain nombre de revendications. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête.

“Une révolution quand on en parle avec un minimum de distance, c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.”

On peut aussi dire, pour prolonger ce que nous avons déjà souligné que, comme la France est un pays où structurellement il existe une tradition contestataire nourrie de l’expérience révolutionnaire, de différentes idéologies dont le marxisme, il existe un niveau de conflictualité assez fort, structurellement plus fort que dans d’autres pays. Ce mouvement des gilets jaunes en est une expression. Quand il y a des périodes d’accalmie on demande si la France est un pays normalisé, si on va finir par avoir un syndicalisme à l’allemande avec moins de grèves, etc. On voit bien que ce n’est pas le cas.

Cela étant dit, en termes strictes de définition je serai plus prudent. Si on compare le mouvement à la Révolution française ou à d’autres mouvements comme les révolutions russes (ou même à des échecs comme 1848 et je pourrais prendre d’autres révolutions à l’échelle internationale comme la Chine en 1949), je pense qu’il faut faire très attention. Une révolution – quand on en parle avec un minimum de distance – c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.

Si on parle de Révolution française, ce n’est pas uniquement du fait des sans-culottes et des fortes contestations, c’est aussi parce qu’ont eu lieu d’importants transferts de propriété, des changements constitutionnels considérables. Je ne dis pas que cela ne va pas arriver mais au stade où nous en sommes, si le mouvement devait décliner sans traduction politique immédiate, il serait difficile de le classer comme une « révolution ». Il peut même arriver que des mouvements de la sorte renforcent le pouvoir existant. Le « parti de l’ordre » peut se renforcer quand il a des mouvements contestataires en face de lui même s’il a été initialement déstabilisé.

C’est ma réserve sur la définition de révolution : la Révolution française a mis à bas la monarchie absolue, proclamé une République, mis en place une nouvelle constitution. Les processus révolutionnaires russes ou chinois (on pourrait en prendre d’autres) ont mis à bas un régime et entraîné un changement de personnel politique et des changements économiques décisifs. Nous n’en sommes absolument pas là et il est important de le dire, sinon, on ne comprend plus les comparaisons. Il faut faire attention aux parallèles avec 1789 et 1792.

Cela est à prendre avec précaution : le mouvement des gilets jaunes est fortement hétérogène selon les endroits et sa traduction politique n’ira pas nécessairement dans le sens que certains espèrent. Tout cela est d’autant plus à analyser subtilement que le mouvement peut certes traduire concrètement l’idée selon laquelle le référent gauche / droite ne fait plus vraiment sens pour une partie de la population ; mais d’autres franges y restent attachées, même s’il s’agit de catégories particulières. Comment tout cela va se combiner à terme ? Il n’y a aucune réponse évidente.

En définitive, on ne peut pas considérer de manière mécanique que tout le processus peut être pensé comme « révolutionnaire » même s’il traduit quelque chose de profond dans la société actuelle.

 

Chantal Mouffe : “S’il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit”

The Belgian political theorist Chantal Mouffe, post-Marxist philosopher and currently teaching at University of Westminster, was in Paris. She talked about yellow vests’ movement and about the French political life including populism. 19th January 2019, Paris.
La politologue belge Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste et professeure a l’Universite de Westminster, etait a Paris. Elle s’exprima sur le mouvement des gilets jaunes et a propos de la vie politique francaise et notamment sur le populisme. 19 janvier 2019, Paris.

Il y a quelques mois était publié Pour un populisme de gauche, le dernier ouvrage de Chantal Mouffe paru chez Albin Michel. Désormais, c’est Hégémonie et stratégie socialiste, un des ouvrages majeurs de la philosophe belge et d’Ernesto Laclau, qui est republié chez Fayard en version poche, signe de l’intérêt grandissant pour les travaux des deux auteurs post-marxistes. L’Europe vit en effet un « moment populiste » qui se manifeste par des bouleversements politiques rapides dans de nombreux pays. À l’heure des gilets jaunes, nous avons pu nous entretenir longuement avec la philosophe sur l’ensemble de son œuvre théorique, et sur son utilité pour analyser et pour agir dans la période politique actuelle.


LVSL – Ce mois de janvier vient de paraître la version de poche de l’ouvrage que vous avez coécrit avec Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste, initialement publié en 1985. Dans cet essai vous portez l’ambition de renouveler les schémas de pensée d’une gauche sclérosée tant du côté de la famille communiste que du côté de la famille social-démocrate. Quels étaient les fondements du projet initial ?

Chantal Mouffe – Notre projet était à la fois théorique et politique. Il s’agissait d’une réflexion théorique à partir d’un problème politique. J’utilise cette démarche dans tous mes livres. Je m’intéresse à la théorie dans la mesure où elle permet d’éclairer l’action, de la comprendre et de conduire à une intervention. Dans le cas d’Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie nous partions d’un questionnement politique. Le constat qui nous préoccupait était le suivant : tant la gauche marxiste – qui était encore forte à cette époque-là – que la gauche sociale-démocrate étaient dans l’incapacité de penser la nature des demandes qui émanaient des nouveaux mouvements sociaux, à savoir le féminisme, l’antiracisme ou encore les luttes pour l’écologie, et de saisir l’importance d’articuler ces demandes avec celles de la classe ouvrière. Cette gauche demeurait très ancrée dans l’idée que le socialisme concernait avant tout les demandes de la classe ouvrière.

Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, d’où provenait ce blocage, cet obstacle épistémologique – pour reprendre une expression de Louis Althusser – dans cette théorie qui ne nous permettait pas d’appréhender l’importance de ces luttes. Il nous fallait en fait poser la question de l’hégémonie, entendue comme la nécessité pour la classe ouvrière de s’ouvrir à d’autres demandes. Notre réflexion était bien sûr très influencée par Gramsci. D’ailleurs, le premier livre que j’ai publié est intitulé Gramsci and Marxist Theory (1979).

Pourtant, bien que Gramsci fut celui qui soit allé le plus loin dans la pensée marxiste, nous ne trouvions pas chez lui les éléments théoriques qui nous permettaient de poser la question de l’hégémonie au-delà d’une union de groupes sociaux autour de la classe ouvrière. Pour le penseur sarde, il s’agissait d’articuler la lutte de la classe ouvrière du Nord avec la lutte de la paysannerie du Sud de l’Italie. Nous pensions que la perspective de l’hégémonie chez Gramsci constituait un point de départ, mais qu’il fallait pousser plus loin encore.

Le livre comporte trois parties. Il est intéressant de souligner que dans sa publication allemande, il avait pour titre Hégémonie et stratégie socialiste : pour une déconstruction du marxisme. La première partie est effectivement une déconstruction de la pensée marxiste à partir du concept d’hégémonie. Nous avons cherché à établir une généalogie pour déterminer les points d’achoppement et nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui empêchait le marxisme de comprendre les nouveaux mouvements sociaux, c’était l’essentialisme de classe, comme nous l’avons formulé. Le marxisme concevait la subjectivité politique comme la stricte expression des positions de classe. Le féminisme, l’écologie, l’antiracisme n’étant pas des antagonismes directement exprimables en termes de classe, leur importance était négligée.

À partir de ce diagnostic, nous avons développé une approche théorique à même de dépasser cet obstacle épistémologique, par une approche anti-essentialiste qui permette d’articuler une perspective non rationaliste. Dans la partie théorique du livre, la seconde, nous avons associé la pensée de Gramsci à plusieurs éléments du courant post-structuraliste de Derrida, Lacan et Foucault. Cette articulation nous a amenés à développer une théorie du politique structurée autour de deux concepts principaux : le concept d’hégémonie et le concept d’antagonisme. Cette partie théorique visait donc à développer notre pensée anti-essentialiste.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous avons tiré les conséquences de cette analyse anti-essentialiste dans le champ de la politique. Nous avons proposé de redéfinir le socialisme en termes de radicalisation de la démocratie. Cette redéfinition est primordiale pour nous, parce que l’articulation des intérêts de la classe ouvrière et des demandes qui correspondent à d’autres antagonismes conduit à poser la question de l’hégémonie dans un sens bien plus large. Le socialisme entendu comme la défense des intérêts de la classe ouvrière devient dès lors une partie d’un projet plus vaste qui englobe d’autres demandes. Voilà ce qui est à l’origine de notre questionnement, et qui nous a amenés, depuis une question politique, à élaborer toute une réflexion théorique.

LVSL – Cet essai s’inscrit dans le courant que vous avez mentionné et qu’on peut qualifier de post-marxisme. Quelle est votre conception de ce courant ?

CM – En réalité, nous ne sommes pas les initiateurs de cette expression. Avant d’écrire Hégémonie et stratégie socialiste, nous avions publié une série d’articles qui posaient déjà certaines de ces questions. L’un d’eux, publié dans Marxism Today, avait bénéficié d’un certain écho par les débats qu’il avait suscité au sein de la gauche britannique. Les opposants l’avaient qualifié de « post-marxiste » afin de le critiquer. Cette catégorisation ne nous a pas dérangés, et nous avons repris cette formule dans la préface du livre en insistant à la fois sur post et sur marxisme. Il ne s’agit pas d’un post-marxisme qui rejette le marxisme mais plutôt d’une pensée qui part du marxisme et s’en nourrit, mais pour aller plus loin.

Le terme post-marxisme ne dit pas grand-chose. Il ne définit pas clairement ce que sont nos thèses. C’est plutôt un terme descriptif. D’autres courants sont considérés comme post-marxistes, comme par exemple les études postcoloniales, certaines parties des études dites « décoloniales » ou encore les subaltern studies pour ne citer qu’elles. Il peut être intéressant de différencier le courant post-marxiste du courant néo-marxiste. Car il y a toute une série d’auteurs influents qui reconnaissent l’importance d’adapter les catégories marxistes à la situation actuelle tout en maintenant une certaine orthodoxie. Ce sont des néo-marxistes.

Cette question de l’orthodoxie ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun attachement sentimental à me dire marxiste. Le marxisme a été important dans ma formation, surtout avec Gramsci, mais d’autres auteurs sont tout aussi importants, comme Freud, Weber ou encore Wittgenstein. Je défends une certaine dose d’éclectisme et je me méfie de toute forme d’orthodoxie.

Notre approche est souvent présentée comme une théorie du discours ou comme École d’Essex car Ernesto Laclau, lorsqu’il était professeur à l’université d’Essex, a développé un programme de doctorat intitulé « Idéologie et analyse du discours ». De nombreux étudiants et doctorants du monde entier sont venus travailler avec lui et ont utilisé par la suite cette approche pour étudier une grande diversité de phénomènes. De ce programme est née une école, mais ce n’est pas une école post-marxiste. Cette période a été très importante dans la diffusion internationale de nos idées et de notre approche discursive. Cette dernière est au cœur de notre réflexion dans Hégémonie et stratégie socialiste.

“S’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit”

Pour compléter, je voudrais rapidement indiquer quels sont les points principaux de cette approche de la théorie du discours. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une conception dissociative du politique. C’est une conception qui s’oppose au postulat dominant dans la théorie politique libérale – entendue ici au sens du libéralisme philosophique et non du libéralisme politique ou économique – qui est en général porteuse d’une conception associative du politique. Pour celle-ci, le politique est le domaine de l’agir en commun, de la liberté et de la recherche du consensus.

À côté de cela, existe une théorie dissociative du politique. On la trouve dans les écrits de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes et plus tard chez Max Weber, Carl Schmitt ou Claude Lefort. Nous nous inscrivons dans cette conception dissociative du politique où politique et conflit sont inséparables : s’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit. D’un point de vue plus philosophique, et c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup, il y a une négativité radicale que nous différencions de la négativité dialectique. Cette dernière, qui peut être dépassée dialectiquement, est présente chez Marx ou chez Hegel. À l’inverse, la négativité radicale ne peut pas être dépassée : la société est irrémédiablement divisée.

Le second point important réside dans la conception anti-essentialiste selon laquelle toute objectivité est construite de manière discursive. L’espace social est de nature discursive et il est le produit de pratiques signifiantes. Ici, nous contestons l’idée de l’immédiateté, l’idée que le monde social nous est donné, ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence. Le monde social est toujours construit par des pratiques signifiantes. En ce qui concerne les identités, comme Freud nous l’a appris, elles sont toujours le résultat de processus d’identification. Dans le domaine politique, les identités sont toujours des identités collectives et le résultat d’un processus d’identification qui comporte des éléments affectifs.

On appelle aussi cette conception post-fondationnaliste dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas de fondement ultime. Ce n’est pas une position anti-fondationnaliste selon laquelle tout se vaut et tout est possible. Pour nous, il y a des fondements, mais ceux-ci sont toujours contingents. Toute politique vise à établir un ordre qui est de nature hégémonique car il n’est jamais assis sur un fondement définitif. C’est un ordre précaire, contingent et en cela il est post-fondationnaliste.

On accuse cette conception discursive d’être une conception idéaliste. Depuis Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons écrit bon nombre d’articles pour expliquer que ce n’était absolument pas le cas. Ce qu’on appelle « pratiques discursives » sont des pratiques signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs, ne peuvent pas être séparés. Lorsqu’on parle de discours c’est au fond la même chose que ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage, à condition bien sûr de comprendre que par jeux de langage Wittgenstein ne se réfère pas simplement à des jeux linguistiques. Pour Wittgenstein, les jeux de langage sont aussi des pratiques matérielles. C’est donc une position matérialiste et non idéaliste. J’insiste sur ce fait important car bon nombre de personnes ne semblent pas être capables de le comprendre.

LVSL – Justement, à propos de cette conception anti-essentialiste, vous critiquez l’essentialisme de classe qui conduit à remettre en question l’existence prédéterminée d’intérêts objectifs et d’identités de classes. Intérêts objectifs et identités de classes qui découleraient mécaniquement de la place qu’occupent les individus dans le processus de production. Entendez-vous ici que la lutte des classes, qui a été longtemps au centre de la vision du monde et de l’action politique à gauche au XXème siècle, est une formulation qui est dépassée ?

CM – Il y a eu beaucoup de malentendus par rapport à ce que nous disions de la lutte des classes. Il est évident que la perspective théorique que je viens de développer rompt avec l’ontologie marxiste d’une loi de l’Histoire, avec la représentation de la société comme une structure intelligible qui pourrait être maîtrisée à partir de certaines positions de classe et reconstituée en un ordre rationnel par un acte fondateur. Cette perspective met en question toute l’ontologie marxiste. Elle implique la nécessité d’abandonner le rationalisme marxiste qui présente l’histoire et la société comme des totalités intelligibles qui sont établies par des lois conceptuellement explicables et une nécessité historique dont le moteur est la lutte des classes.

L’une des erreurs, à notre avis, de la perspective marxiste, est de tout réduire à la seule contradiction capital-travail et de postuler l’existence d’une classe ouvrière dotée d’intérêts objectifs adossés à la position qu’elle occupe dans les rapports de production, qui devraient la conduire à établir le socialisme. Dans cette optique, si les ouvriers empiriques ne partagent pas ces intérêts-là, ils seront taxés d’être sous l’emprise d’une fausse conscience. C’est ce que nous remettons en question.

“L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.”

Dans notre perspective, et c’est ici que l’anti-essentialisme joue un rôle important, il n’y a pas d’intérêts objectifs mais seulement des intérêts construits discursivement. La classe ouvrière n’a pas de rôle ontologique privilégié, ce qui ne veut pas dire que dans certains cas la classe ouvrière ne puisse pas jouer le rôle principal. Cependant, cette primauté est toujours le résultat de circonstances et de la façon dont les luttes sont construites. Ce n’est donc pas un privilège ontologique. Les intérêts sont toujours des produits historiques, précaires et susceptibles d’être transformés. L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.

Ce que nous contestons c’est donc l’idée que la lutte des classes serait une nécessité objective. Par contre nous ne contestons pas l’existence de luttes de classe à condition d’entendre ce terme de classe au sens wébérien ou bourdieusien. Certaines luttes peuvent être appelées luttes de classe dans la mesure où elles sont menées par des agents sociaux à partir de leur position dans les rapports de production.

Deux choses sont importantes pour comprendre notre position sur ce sujet. Tout d’abord, ces luttes menées par des agents sociaux à partir de leurs positions dans des rapports de production ne sont pas nécessairement anticapitalistes. La plupart des luttes menées par les ouvriers sont des luttes réformistes. D’autre part, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des luttes anticapitalistes qui ne sont pas menées par des agents sociaux qu’on va appeler « classes ». Aujourd’hui, dans la mesure où le néolibéralisme pénètre de plus en plus et crée des formes de domination dans une pluralité de rapports sociaux, des agents sociaux vont se rebeller contre le capitalisme et mener des luttes anticapitalistes. Sauf qu’ils n’agissent pas en tant que classe. Des luttes féministes peuvent être des luttes anticapitalistes mais elles ne sont pas menées en tant qu’acteur de classe. De même, beaucoup de luttes écologiques peuvent mettre en question le capitalisme, mais pas au nom de positions de classe.

Nous n’avons jamais soutenu l’idée, comme certains nous en ont accusé, que les luttes de classe ne sont plus importantes et que ce sont les luttes sociétales, ou post-matérialistes, qui sont les seules à compter. Nous disons qu’il y a d’autres antagonismes que l’antagonisme économique et que les luttes qui leur sont liées sont importantes pour un projet de radicalisation de la démocratie.

LVSL – Dans Hégémonie et stratégie socialiste vous faites un plaidoyer en faveur d’une forme de réorganisation du projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Pouvez-vous revenir sur ce concept central dans vos réflexions, encore très présent aujourd’hui ?

CM – La thèse que nous défendons dans Hégémonie et stratégie socialiste est qu’un projet vraiment émancipateur doit être envisagé comme un projet de radicalisation de la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont lu Hégémonie et qui n’ont pas compris ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de créer une démocratie radicale et plurielle. Cela ne signifie pas que nous voulons rompre complètement avec la démocratie pluraliste pour établir un régime totalement nouveau. L’idée de radicalisation de la démocratie suppose une lutte immanente à l’intérieur de la démocratie libérale pluraliste. Je préfère utiliser le terme pluraliste que libéral car pour beaucoup de gens démocratie libérale renvoie nécessairement à l’articulation entre un régime politique et le capitalisme. En français et en anglais, on ne peut pas distinguer les différents sens du libéralisme. Les Italiens font eux la distinction entre liberismo et liberalismo.

Par démocratie libérale j’entends une forme de régime au sens d’une politeia, non au sens qu’on lui attribue dans les sciences politiques. C’est-à-dire une forme de vie et d’organisation de la société à partir de certaines valeurs éthico-politiques. En Occident, nous pensons la démocratie comme l’articulation entre deux traditions, la tradition libérale et la tradition démocratique. La tradition libérale est celle de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la liberté individuelle. La tradition démocratique a à voir avec l’égalité et la souveraineté populaire. L’idée de pluralisme vient de la tradition libérale et non de la tradition démocratique. C’est pourquoi je crois que cette articulation entre les valeurs de liberté et d’égalité est très importante. J’insiste toujours sur ce que j’appelle les valeurs « éthico-politiques de la démocratie pluraliste », soit la liberté et l’égalité pour tous.

Ainsi, quand nous parlons de radicalisation de la démocratie, nous affirmons qu’il est nécessaire d’étendre ces valeurs à davantage de rapports sociaux. L’application de ces valeurs a commencé dans la société civile avec la citoyenneté. Puis, grâce aux luttes socialistes, ces principes de liberté et d’égalité se sont étendus dans les rapports économiques. Actuellement, les nouvelles luttes visent à étendre ces principes de liberté et d’égalité encore plus loin, comme dans les rapports de genre par exemple.

Mais pour radicaliser la démocratie il est impératif d’être d’ores et déjà dans un régime démocratique. En ce sens, il est impossible de radicaliser la démocratie dans une dictature. C’est pour cette raison que je parle de lutte immanente. Il faut partir de notre société telle qu’elle existe et défendre ces valeurs éthico-politiques à l’intérieur de son cadre. Des critiques, marxistes en général, dénoncent ces valeurs comme étant un leurre. Il est vrai que ces valeurs sont très peu mises en pratique. À partir de là, il y a deux attitudes possibles : rompre avec la démocratie pluraliste et créer quelque chose de nouveau, une véritable démocratie, ou forcer nos sociétés à mettre en pratique les valeurs qu’elles profèrent car ce sont des valeurs qui méritent qu’on les défende.

Je pense qu’il ne faut pas chercher à rompre avec la démocratie pluraliste pour créer une société complètement nouvelle. Toute lutte est toujours une lutte de désarticulation et de ré-articulation de ce qui existe. Il ne s’agit pas d’opérer une rupture radicale. C’est pourquoi la radicalisation de la démocratie consiste à partir des valeurs qui constituent l’imaginaire social de la société. C’est là l’idée que nous développions déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste et que je définis comme réformisme radical dans Pour un populisme de gauche (2018). J’y distingue trois positions dans ce qu’on appelle la gauche : la conception léniniste de rupture selon laquelle on va rompre avec l’ordre existant pour créer quelque chose de complètement nouveau ; l’option réformiste, pour laquelle il suffit d’effectuer quelques transformations mais sans mettre en cause l’ordre hégémonique existant ; et la proposition de radicalisation de la démocratie, qui renvoie au réformisme radical et qui consiste à créer une nouvelle hégémonie dans le cadre de la démocratie pluraliste. Dans cette dernière proposition, on cherche à radicaliser des valeurs déjà inscrites à l’intérieur d’une société donnée.

LVSL – Vos travaux engagés à la suite d’Hégémonie et stratégie socialiste approfondissent d’un point de vue théorique le projet de « démocratie radicale et plurielle » esquissé avec Ernesto Laclau. Votre théorie de la démocratie est fondée sur une critique de la démocratie libérale, dont vous ne rejetez pas le cadre pour autant, et s’oppose également au modèle de démocratie dit délibératif. Quelles critiques adressez-vous à ces deux modèles dominants ?

CM – Après avoir écrit Hégémonie et stratégie socialiste, je me suis posé la question suivante : comment devons-nous concevoir la démocratie pour qu’on puisse la radicaliser ? Ce questionnement doit aussi être resitué dans son contexte politique : après la chute du modèle soviétique, beaucoup de marxistes et un grand nombre d’intellectuels de gauche en France se sont convertis au libéralisme. Ce vent libéral me semblait paradoxal, car si je considère qu’il n’y a pas de théorie du politique dans le marxisme, je souhaitais montrer que le libéralisme n’en contient pas lui non plus.

Cela m’a conduit à m’intéresser à la philosophie politique libérale. J’ai commencé à lire John Rawls et Jürgen Habermas pour guider ma réflexion. Le modèle de démocratie qu’ils développent peut-il nous servir à penser les conditions d’une démocratie à même d’être radicalisée ? Je suis arrivée à la conclusion que les modèles issus de la philosophie politique libérale n’étaient pas satisfaisants car ils n’accordaient aucune place à l’antagonisme et à l’hégémonie. J’ai écrit deux livres sur cette question-là, dont The Return of the Political (ce livre a été partiellement traduit en français sous le titre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994) par La Découverte et la revue du MAUSS) et ensuite The Democratic Paradox (2000), traduit en français en 2016 aux éditions des Beaux-Arts de Paris.

LVSL Carl Schmitt vous a fourni un appui supplémentaire pour réintroduire la dimension irréductiblement conflictuelle du politique. Néanmoins, pour le philosophe allemand, l’antagonisme ami/ennemi conduit inévitablement les démocraties libérales fondées sur le pluralisme à une forme d’autodestruction. En quoi le modèle agonistique que vous développez dans vos travaux permet-il de résoudre cette contradiction ?

CM – Cette dimension conflictuelle du politique est déjà présente dans Hégémonie et stratégie socialiste. Nous avons souvent été accusés de suivre la pensée de Schmitt, alors même que nous ne le connaissions pas au moment de l’écriture du livre ! Un ami me l’a fait découvrir au moment de la publication de notre ouvrage.

Je travaillais à l’élaboration d’une critique du libéralisme lorsque j’ai découvert celle proposée par Schmitt. Il écrivait dans les années 1920 que le libéralisme nie le politique, car le libéralisme prétend penser le politique uniquement à partir d’un modèle économique ou d’un modèle moral ou éthique. Cette idée correspondait exactement à ce que je percevais dans la théorie libérale de la démocratie avec d’un côté le modèle agrégatif, qui correspond à une façon de penser le politique à partir de l’économie ; et d’un autre côté la démocratie délibérative qui se pensait quant à elle sur le mode de l’éthique ou de la moralité. Ce que Schmitt expliquait à l’époque était tout à fait pertinent pour appréhender la pensée libérale actuelle. Je dois dire que Schmitt a représenté pour moi un véritable défi… J’étais d’accord avec son idée que le politique repose sur le rapport ami/ennemi – ce que de notre côté nous appelons l’antagonisme, mais Schmitt en conclut que la démocratie pluraliste ne peut être un régime viable parce que le libéralisme nie la démocratie, et la démocratie nie le libéralisme.

Mon projet consistait au contraire à repenser la démocratie pluraliste. Je ne voulais en aucun cas rejeter la démocratie libérale. D’ailleurs, d’une façon paradoxale, je suis devenue beaucoup plus libérale en lisant Schmitt que je ne l’étais auparavant. Je me suis rendu compte que le problème de Schmitt, et c’est la raison pour laquelle il ne s’est pas opposé au nazisme, était son antilibéralisme résolu. J’ai découvert les dangers de l’antilibéralisme, et l’importance de la dimension libérale pluraliste. Quand je parle du libéralisme, je parle du pluralisme.

Mon objectif était de penser la démocratie libérale d’une façon véritablement politique, c’est-à-dire qui fasse place à l’antagonisme, ce que Schmitt pensait impossible. Le développement du modèle agonistique a été ma réponse au défi de Schmitt. J’ai compris qu’il pensait l’antagonisme sur le seul modèle de l’opposition ami/ennemi. Dans ce cas il avait raison de dire qu’une démocratie pluraliste était non viable car penser l’antagonisme de cette manière empêche toute légitimation dans le cadre d’une association politique et conduit donc nécessairement à la guerre civile.

Cependant, il existe une autre façon de mettre en scène l’antagonisme, non pas dans sa forme ami/ennemi, où l’ennemi est perçu comme celui qu’il convient d’éliminer, mais à la manière agonistique, en termes d’adversaires qui savent pertinemment qu’ils ne peuvent s’accorder parce que leurs positions sont antagoniques, mais qui se reconnaissent le droit de défendre leur point de vue et vont faire en sorte de s’affronter à l’intérieur du cadre d’institutions communes. L’enjeu d’une démocratie pluraliste, c’est alors d’établir les institutions qui permettent que le conflit se déroule sans déboucher sur la guerre civile. Dès lors, il est tout à fait possible de penser ensemble antagonisme et pluralisme, ce que Carl Schmitt tout comme Jürgen Habermas d’ailleurs considèrent comme impossible. Schmitt rejette le pluralisme pour défendre l’antagonisme. Habermas, au contraire, nie l’antagonisme pour sauver la démocratie. J’ai essayé de faire tenir ensemble antagonisme et pluralisme et je crois que le modèle agonistique permet cette compatibilité. C’est pour construire cette réflexion que Schmitt a été important pour moi. Un des premiers articles que j’ai publié en français dans la Revue française de science politique s’intitulait « Penser la démocratie moderne avec et contre Carl Schmitt ». La pensée de Carl Schmitt m’a beaucoup stimulée dans mon questionnement et j’ai élaboré le modèle agonistique avec lui et contre lui.

LVSL – Comme vous le reconnaissez vous-même dans votre dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, votre perspective théorique ne peut être dissociée de la conjoncture spécifique dans laquelle elle prend forme. L’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste s’inscrivait dans un contexte politique bien identifié : les prémices d’un long déclin de l’hégémonie social-démocrate d’après-guerre, et l’hermétisme des gauches marxistes aux demandes émergentes des nouveaux mouvements sociaux. Quelles sont les conjonctures qui ont présidé à l’élaboration de vos ouvrages plus récents, tels que L’Illusion du consensus, Agonistique ou Pour un populisme de gauche ?

CM – Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai consacré ma réflexion à l’élaboration de ce modèle agonistique avant de revenir à l’étude de conjonctures particulières. Dans L’Illusion du consensus (On the Political publié en 2005 et traduit en 2016), je traite de la conjoncture blairiste qui a vu naître la troisième voie, sous la forme d’une discussion des théories de Anthony Giddens. Je dois rappeler ici que nous avions écrit Hégémonie et stratégie socialiste dans un moment de transition entre l’hégémonie social-démocrate et l’hégémonie néolibérale. C’est avec Thatcher que s’établit l’hégémonie néolibérale, puis elle se consolide avec Tony Blair lorsqu’il arrive au pouvoir en 1997. Au lieu de remettre en question l’hégémonie thatchérienne, Blair accepte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que la seule marge de manœuvre consiste à gérer la globalisation néolibérale de manière un peu plus humaine. C’est dans cette période qu’est théorisée la troisième voie, qui va devenir par la suite un modèle pour le reste de la social-démocratie européenne.

La plupart des analyses développées dans L’Illusion du consensus construisent une critique de cette troisième voie qui considère que l’antagonisme a disparu, que le modèle adversarial de la politique est dépassé et que nous sommes entrés, selon Beck et Giddens, dans une nouvelle forme de modernité réflexive. J’ai théorisé cette idée sous le nom de post-politique : ce moment où l’on en vient à penser qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre la droite et la gauche et que les frontières politiques ne font plus sens. Tony Blair disait alors : « On appartient tous à la classe moyenne, on peut tous se mettre d’accord », et cette idée était présentée comme un grand progrès pour la démocratie devenue soi-disant plus mûre.

Pour moi, cette négation de l’antagonisme n’était en rien un progrès pour la démocratie, bien au contraire, elle représentait en fait un danger en ce qu’elle posait les bases propices au développement d’un populisme de droite. Je me suis très tôt intéressée au populisme de droite, surtout dans le cas que je connaissais le mieux, sur lequel j’avais écrit, celui de l’Autriche. À cette époque, Jörg Haider avait pris le contrôle du FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) et puis en 2000 il arrivait au pouvoir en coalition avec les conservateurs. Sa grande force a consisté à se présenter comme celui qui allait redonner une voix aux Autrichiens, alors que l’Autriche vivait depuis longtemps dans un système de grande coalition qui diluait les différences fondamentales entre centre-gauche et centre-droit. La troisième voie qui nous était présentée comme le futur de la social-démocratie ouvrait en réalité la voie à de nouvelles forces réactionnaires. Le développement de cette logique post-politique un peu partout en Europe a favorisé l’essor du populisme de droite. C’est l’idée que je défends déjà dans L’Illusion du consensus.

La publication d’Agonistique en 2013 intervient dans une autre conjoncture, qui correspond principalement à la séquence des mouvements des places. À cette période ont surgi les Indignés, Occupy Wall Street, etc. Dans Agonistique, je développe deux types de réflexions. La première porte sur le modèle multipolaire et esquisse une critique du cosmopolitisme. Dans le cadre de mon activité d’enseignement dans un département de politique et de relations internationales, j’ai rencontré des doctorants intéressés par ce sujet, ce qui m’a amenée à me poser la question de la pertinence de mon modèle agonistique appliqué aux relations internationales.

L’autre partie du livre porte sur le mouvement des places et en dresse une perspective critique. Ces mouvements étaient purement horizontaux et rejetaient toute forme d’articulation politique, ce qui me semblait problématique. Au moment où j’écris le livre, Podemos n’est pas encore né – Podemos est fondé en 2014, le livre publié en 2013. Le terme populisme de gauche apparaît cependant pour la première fois dans la conclusion d’Agonistique, mais c’est un populisme de gauche qui, d’une certaine façon, n’existait pas encore.

Enfin, une partie importante du livre analyse la position défendue par Antonio Negri et les opéraïstes comme Paolo Virno. J’y critique ce que j’appelle la politique de la désertion, selon leur propre terme. Pour eux, il est vain de s’engager dans les institutions ; seule fonctionne la création d’un monde à part, différent et en dehors des institutions existantes. C’est le moment zapatiste de l’insurrection au Chiapas, où une grande partie de la gauche s’enthousiasme pour ce type de mouvement. Je considère pour ma part que le modèle horizontal ne permet pas de véritables transformations politiques. Dans Agonistique, je me posais la question des limites de la stratégie horizontaliste et de la nécessité de penser une autre politique qui permette d’articuler l’horizontal avec le vertical. C’est à ce moment que je commence à jeter les bases d’une conception que je développerai par la suite dans Pour un populisme de gauche.

LVSL – Dans l’introduction de ce dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, il est spécifié qu’il ne vise pas à alimenter les débats académiques autour de la définition du populisme, mais à intervenir explicitement dans le débat politique en faveur d’une stratégie populiste de gauche. À qui s’adresse le propos développé dans cet ouvrage ? Faut-il y voir un programme fourni clé en main aux gauches européennes ?

CM – La différence entre la conjoncture analysée dans Agonistique, et celle qui préside à l’écriture de Pour un populisme de gauche, c’est le fait que nous sommes aujourd’hui réellement dans un moment populiste. Aujourd’hui, les résistances à la post-politique se manifestent à travers des populismes de droite et des populismes de gauche, et nous assistons à une véritable crise de l’hégémonie néolibérale. Cette crise offre une grande possibilité d’intervention pour établir une autre hégémonie.

Ce livre est une intervention politique provoquée par l’urgence de saisir la crise actuelle et le moment populiste, dans le but de donner une issue progressiste à cette crise de l’hégémonie néolibérale. Je crois que la droite a compris que nous sommes dans un moment à saisir. Du côté de la gauche, il n’est pas permis de perdre cette occasion. Je me rends compte que nous sommes entrés dans un moment charnière, assez semblable à celui où, en Grande-Bretagne, face à la crise de l’hégémonie social-démocrate, Thatcher est intervenue en établissant une frontière qui a ouvert la voie à l’hégémonie néolibérale. Aujourd’hui, la configuration est de nouveau ouverte.

« Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. »

On peut faire une analogie historique et comparer la situation actuelle avec la situation que Karl Polanyi analyse dans son livre La Grande Transformation. Il étudie la conjoncture des années 1930 et développe l’idée du double mouvement. Polanyi montre en quoi les bouleversements politiques des années 30 ont été une réaction contre la première globalisation, la première grande vague de marchandisation de la société. Il affirme que la société a voulu se protéger contre cette avancée et que les résistances ont pu prendre des formes régressives ou progressistes, ce qui résonne tout à fait dans la situation actuelle. Polanyi démontre comment le fascisme et le nazisme constituent des formes de résistances à la première globalisation, des résistances qu’il qualifie de régressives dans un sens autoritaire.

Mais ces résistances ont aussi pris une forme progressiste comme dans le cas du New Deal aux États-Unis. Le New Deal a été une réponse à la crise : Roosevelt s’est appuyé sur la situation de crise pour établir plus de redistribution et approfondir les droits. Nous sommes aujourd’hui dans une situation semblable, marquée par les résistances à la globalisation néolibérale. Il est urgent pour la gauche de bien comprendre la conjoncture afin de ne pas laisser libre cours à une ré-articulation par le populisme de droite qui souhaite construire une société nationaliste autoritaire. C’est pourquoi, et j’insiste là-dessus, mon livre est une intervention politique. Mon analyse est fondée sur le constat que nous traversons un moment populiste, caractérisé par un ensemble de résistances à la post-démocratie ; conséquence du néolibéralisme.

Je distingue deux aspects dans la post-démocratie. Le premier, l’aspect politique, réside dans la post-politique décrite précédemment. À cette post-politique répondent des résistances qui consistent en tout premier lieu à réclamer une voix : les Indignés espagnols disaient « On a un vote, mais on n’a pas de voix ». Le second aspect de la post-démocratie est économique, il concerne l’oligarchisation de la société et la croissance des inégalités, qui se voient aussi opposer des résistances. Toutes ces résistances se légitiment au nom des valeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité qui sont au cœur des revendications du moment populiste. L’issue de ce moment populiste dépendra de la manière dont ces revendications sont articulées. La défense du statu quo ne permet pas de sortir de la crise et ma thèse principale consiste à défendre l’urgence de tracer une frontière politique de manière populiste, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. La droite le fait déjà et il est nécessaire que la gauche intervienne sur ce terrain. Il n’est plus possible de penser qu’on va créer une volonté collective uniquement sur la base d’une frontière d’inspiration marxiste entre le capital et le travail. Les demandes démocratiques importantes doivent être articulées dans la construction d’une volonté collective qu’on peut appeler un peuple, un nous. Et la construction de cette volonté collective ne peut s’opérer qu’à travers la distinction entre le nous, le peuple, et le eux, l’establishment ou l’oligarchie. C’est ce que j’appelle, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau dans La Raison populiste, une stratégie populiste.

Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. Avec le populisme il ne s’agit pas d’un régime ou d’une idéologie, il ne possède pas de contenu programmatique spécifique. L’objectif n’est pas d’établir un régime populiste, mais d’opérer une rupture pour créer les conditions de récupération et de radicalisation de la démocratie. La forme de cette rupture va être très différente selon les pays et selon les forces en présence. Imaginons par exemple que Jeremy Corbyn arrive au pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France et Podemos en Espagne, il est évident qu’ils ne vont pas créer la même chose.

LVSL – Il y a souvent des interrogations autour de ce que vous entendez par peuple. Pour certains observateurs, le peuple du populisme renvoie à un déjà-là sociologiquement cohérent et à une réalité empirique. À quoi renvoie pour vous le peuple du populisme de gauche ?

CM – Il y a ici aussi un malentendu dont je me demande s’il relève de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Quand je parle de peuple, je ne fais pas référence à une catégorie sociologique ou à un référent empirique. Le peuple au sens politique, c’est toujours une construction qui résulte de pratiques discursives, qui comportent des éléments linguistiques, mais aussi des éléments matériels et des éléments affectifs. Le peuple se construit dans la lutte. Le peuple du populisme de gauche est le produit de l’établissement d’une chaîne d’équivalences, – un concept que nous développons dans Hégémonie et stratégie socialiste – entre une série de demandes démocratiques. Le moment populiste actuel comporte toute une série de résistances qui peuvent d’une certaine façon toutes être déclarées démocratiques, parce que ce sont des résistances contre la post-démocratie. Elles expriment des demandes qui sont très hétérogènes car ce sont des résistances contre différentes formes de subordination. On peut bien sûr effectuer une série de distinctions : certains parleront de formes d’exploitation, d’autres d’oppression, d’autres de discrimination, selon les types de rapports sociaux.

C’est ici que j’ai un désaccord avec la théorie de la multitude de Hardt et Negri : à leurs yeux, la multitude est d’une certaine façon donnée, elle n’a pas à être construite. Contrairement à ce qu’ils affirment, toutes ces luttes ne convergent pas, et très souvent elles vont à l’encontre les unes des autres : c’est pourquoi il faut les articuler dans une chaîne d’équivalences.

Dans la chaîne d’équivalences, l’articulation est capitale. C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive.

C’est un point qui me semble capital pour comprendre le mouvement des gilets jaunes : si on articule, par exemple, leurs demandes avec celles des ouvriers, des immigrés, des féministes, alors on donne à leur lutte un caractère progressiste. Mais si on les articule d’une autre manière, on leur donne un caractère nationaliste et xénophobe. La lutte entre populisme de gauche et populisme de droite se situe justement au niveau du type de chaîne d’équivalences que l’on construit, parce que celle-ci est déterminante dans la construction d’un peuple. L’objet de la lutte hégémonique est de donner des formes d’expression pour articuler les différentes demandes démocratiques.

Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens luttent. Ce n’est pas une chose évidente. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans une situation de subordination que l’on va automatiquement lutter. Ce qui permet la lutte, c’est cet imaginaire démocratique, ce que Tocqueville nomme « la passion de l’égalité ». Cet imaginaire fait partie du sens commun de nos sociétés démocratiques. Et pour moi, l’élément commun dans toutes ces luttes, c’est justement ce désir, cette demande de démocratie. Ces demandes de démocratie peuvent être articulées de façon régressive, autoritaire ; c’est ce que fait le mouvement de Marine Le Pen, qui articule les demandes démocratiques d’une partie de la population à une rhétorique anti-immigrés. Marine Le Pen construit un peuple, mais de manière xénophobe, nationaliste.

LVSL – On reproche souvent au populisme de gauche de vouloir tendre vers une forme d’homogénéisation du peuple, de nier la pluralité en son sein, voire de gommer la spécificité des différentes demandes qui émanent de celui-ci, au profit d’un seul et unique langage. Que répondez-vous à ces critiques ?

CM – C’est une critique que l’on me fait très souvent. Elle vient du fait que l’on ne comprend pas ce que signifie la chaîne d’équivalences. Ce qui est en jeu c’est l’articulation de différentes demandes : il ne s’agit pas du tout de créer un peuple homogène. Nous avons bien précisé, dans Hégémonie et stratégie socialiste, qu’un rapport d’équivalence n’était pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est pas pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres… C’est pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert la désignation d’un adversaire.

Mais il ne s’agit pas d’imposer un discours homogène. Récemment, Étienne Balibar a affirmé que la chaîne d’équivalences visait à imposer un langage unique. Il fait preuve de mauvaise foi car il sait très bien que ce n’est pas le cas vu qu’il a écrit le prologue à la première publication en français d’Hégémonie et stratégie socialiste.

LVSL – Si on admet cette irréductible hétérogénéité des demandes qui sont articulées dans une relation d’équivalence, comment et par quel mécanisme s’opère dès lors l’unification de la volonté collective ? Le rôle du leader est-il fondamental ?

CM – On prétend que nous avons affirmé que le leader était absolument nécessaire à la création d’une stratégie populiste. Nous n’avons jamais dit cela. En revanche, il est nécessaire qu’il y ait un principe articulateur. Une chaîne d’équivalences doit, à un moment donné, pouvoir se représenter, symboliser son unité. Comme l’unité de la chaîne n’est pas donnée, elle ne peut qu’être symbolisée. Ce symbole est souvent représenté par un leader, mais pas nécessairement. Il peut aussi être matérialisé par une lutte qui, à un moment donné, devient le symbole des autres luttes. Ernesto Laclau donnait souvent comme exemple le cas de Solidarność : la lutte des chantiers navals de Gdansk était devenue le symbole de toutes les luttes antitotalitaires en Pologne.

D’un autre côté, il faut reconnaître que la présence d’un leader constitue un grand avantage. On entre ici dans le terrain de l’importance des affects : ce qui est en question, c’est la création d’un nous, et cela implique une dimension affective. Un nous, c’est la cristallisation d’affects communs. Le leader peut devenir le symbole de ces affects communs. Dans tous les cas, il faut un symbole d’unité de la chaîne d’équivalences.

On associe souvent le leader à l’autoritarisme. C’est une erreur. Prenons le cas de Jeremy Corbyn. Tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît que le rôle de Jeremy Corbyn a été fondamental, en tant que symbole de la re-signification du Labour comme création d’un vaste mouvement populaire à partir d’une stratégie populiste de gauche. De la même manière qu’à Barcelone la figure d’Ada Colau a été très importante pour cristalliser Barcelona En Comu comme mouvement politique. Ada Colau et Jeremy Corbyn n’ont rien de leaders autoritaires ! À Barcelone, c’est un mouvement qui dans une première phase s’est organisé à partir de luttes horizontales – ce qui est contradictoire avec l’idée d’une structuration verticale du mouvement par un leader autoritaire.

LVSL – Vous parlez d’affects, notamment pour évoquer le leader et l’investissement affectif dont il fait l’objet. Ces derniers sont au centre de votre théorie, au point que l’on vous reproche parfois de verser dans l’antirationalisme et dans des positions anti-Lumières. Que dit le populisme de gauche sur la raison en politique ?

CM – Il n’y a pas de nous sans une cristallisation d’affects communs. Il est d’abord nécessaire de reconnaître l’importance de la dimension affective de ce processus. Je suis absolument persuadée qu’un des grands problèmes de la pensée de gauche vient précisément de son incapacité à reconnaître l’importance des affects en politique. Cela est lié à son rationalisme, la pensée de gauche étant extraordinairement rationaliste.

Gilles Deleuze écrivait : « Il y a des images de la pensée qui nous empêchent de penser ». Je voudrais paraphraser en disant : « Il y a des images de la politique qui nous empêchent de penser politiquement ». Une des grandes images de la politique qui nous empêche de penser politiquement, c’est justement l’idée qui domine à gauche : la politique doit uniquement avoir affaire avec des arguments. L’appel aux affects serait le monopole de la droite, alors que la gauche donnerait des arguments, des faits, des statistiques.

Cela constitue un obstacle très fort en politique – et qui a partie liée avec le rejet de la psychanalyse par une partie de la gauche. Ma réflexion sur les affects est profondément influencée par Freud, qui insiste sur le fait que le lien social est un lien libidinal. Nous insistons beaucoup sur l’idée selon laquelle les identités politiques se font toujours sous la forme d’identifications, cela implique nécessairement une dimension affective.

Cela ne veut pas dire qu’il faut privilégier les affects au détriment de la raison. Les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects. Il s’agit de ne pas opposer raison et affects. Les pratiques signifiantes de l’articulation passent bien sûr par la raison, mais aussi par les affects – les idées, si elles ne rencontrent pas les affects, n’ont aucun effet.

On ne peut pas comprendre l’opération hégémonique sans comprendre qu’elle comporte toujours une dimension affective. Pour que l’hégémonie advienne, il faut que les agents sociaux soient inscrits dans des pratiques signifiantes, qui sont toujours à la fois discursives et affectives. Si l’on vise à transformer la subjectivité, à créer de nouvelles formes de subjectivité, il est évident qu’on ne peut pas le faire uniquement à travers des arguments rationnels.

“Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être.”

Il faut toujours parler aux gens à partir d’où ils sont, pas leur dire ce qu’ils devraient faire ou penser. Il faut leur parler à partir de leurs problèmes quotidiens, de ce qu’ils ressentent, etc. J’ai connu il y a quelques années un théoricien marxiste américain, emblématique de la conception rationaliste du politique. Il était convaincu que le problème de la classe ouvrière aux États-Unis, c’était que les ouvriers ne connaissaient pas la théorie marxiste de la valeur. S’ils la connaissaient, pensait-il, ils comprendraient qu’ils sont exploités et ils deviendraient socialistes. C’est la raison pour laquelle il organisait un peu partout des groupes d’étude pour lire Marx et enseigner la théorie marxiste de la valeur.

Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être. La gauche en général tombe dans le même travers rationaliste, et c’est lié à son manque de compréhension de l’importance des affects dans la construction des identités politiques.

Spinoza écrivait qu’un affect ne peut être déplacé que par un affect plus fort. Si on veut changer les formes de subjectivité et le type d’affect des gens, il faut les inscrire dans les pratiques discursives/affectives qui vont permettre la construction d’affects plus forts. Cela implique de ne pas en rester au seul stade du raisonnement.

LVSL – En parlant d’affects et d’investissement affectif, on assiste à l’émergence d’affects très forts qui remettent en cause la représentation. Cette remise en cause de la représentation est l’un des moteurs des mouvements populistes. Nous voudrions revenir sur votre analyse de la représentation en politique, que l’on oppose souvent à l’incarnation. Êtes-vous en faveur d’une forme de démocratie directe ?

CM – Je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Je vois cela dans une perspective anti-essentialiste, en vertu de laquelle les identités ne sont jamais données, mais toujours construites. Ce procès de construction discursive est un processus de représentation. Je m’appuie sur les réflexions de Derrida, et sa critique de la métaphysique de la présence, qui estime qu’il n’y a pas de présentation originelle. Tout est représentation parce que tout est construction discursive. C’est un point philosophique général qui implique que parler de démocratie sans représentation, c’est absolument impossible.

Dans la perspective anti-essentialiste, le représentant et le représenté sont co-constitutifs, c’est-à-dire que la construction discursive construit à la fois le représentant et le représenté. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Même la démocratie directe est une démocratie qui possède des formes de représentation.

Un autre point me semble important à souligner : il ne peut y avoir de démocratie que représentative, parce qu’une démocratie pluraliste a besoin de mettre en scène la division de la société. Ma conception de la représentation en politique se fonde à la fois sur la perspective anti-essentialiste, mais aussi sur la perspective à laquelle je faisais référence au début : une conception dissociative du politique. La société est divisée, il est donc nécessaire de mettre en scène cette division, et cette mise en scène de la division s’effectue à travers la représentation.

C’est pour cela que je crois que les partis sont importants dans une démocratie. Il est nécessaire de mettre en scène cette division de la société, à plus forte raison si l’on prône une démocratie agonistique. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative est réelle. Mais elle vient du fait que les formes de démocratie représentative qui existent ne sont pas suffisamment agonistiques.

Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe, mais penser qu’on puisse remplacer la démocratie représentative par une démocratie directe est quelque chose de dangereux pour le pluralisme. La démocratie directe suppose en général l’existence d’un peuple uni, homogène, qui puisse s’exprimer d’une seule voix. Cela est incompatible avec l’idée que la société est divisée et que la politique est toujours nécessairement partisane. La démocratie directe présuppose que tout le monde pourrait tomber d’accord. C’est ce qu’on a parfois entendu, avec le mouvement des Indignados ou Occupy Wall Street : ils refusaient souvent de passer par le vote, au nom de l’idée selon laquelle « Si on vote, cela va nous diviser. »

LVSL – Quelle est votre position sur la démocratie directe et l’usage du référendum ou du tirage au sort ? Est-ce un moyen de radicaliser la démocratie ?

CM – Quand je parle de radicalisation de la démocratie, cela passe nécessairement par la représentation mais il peut y avoir diverses formes représentatives. L’idéal serait de combiner différentes sortes de représentation, au gré des rapports sociaux, des différentes conjonctures. Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe et je suis même favorable au fait d’utiliser le tirage au sort dans certains cas.

Je défends l’idée d’une multiplicité des modes d’exercice de la démocratie : la démocratie participative est indiquée dans certaines circonstances, la démocratie directe dans d’autres, le référendum dans d’autres encore… J’insiste sur ce point : ce sont toutes des formes représentatives ; ce n’est pas la démocratie représentative telle qu’on l’entend actuellement, mais ce sont des formes de représentation qui sont différentes de ce qu’est le système parlementaire. En général, quand on parle de démocratie représentative, on pense au système parlementaire. On croit que les autres formes ne sont pas représentatives ; mon argument, c’est qu’elles sont toutes représentatives, mais de manière différente et qu’en réalité, il y a tout à gagner à combiner différentes formes de représentativité. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un pluralisme des formes de représentation.

LVSL – À propos des débats qui traversent le populisme, il y a certains tenants d’une stratégie populiste qui estiment que celle-ci, en vertu de sa vocation transversale, doit s’émanciper du clivage gauche/droite, et donc laisser de côté l’identification à la gauche, vue comme symboliquement discréditée. Vous plaidez, au contraire, pour une re-signification positive du terme gauche, et présentez votre stratégie comme un populisme explicitement de gauche. Les métaphores gauche et droite font-elles toujours sens dans les sociétés européennes, aujourd’hui ?

CM – Pour moi, évidemment, gauche et droite sont des métaphores. L’avantage que je leur trouve, c’est qu’elles permettent de mettre en scène la division de la société. C’est la façon que nous avons de présenter cette division en Europe – je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne faut pas essentialiser les catégories de droite et de gauche, et que cette métaphore n’est pas forcément pertinente dans un contexte extra-européen, par exemple.

Il ne faut ni essentialiser ces catégories, ni penser que droite et gauche font références à des groupes sociologiques qui auraient leurs intérêts objectifs propres.

Ce sont des catégories qu’il faut envisager d’un point de vue axiologique. Si l’on pense que les valeurs de la gauche sont des valeurs de justice sociale, de souveraineté populaire et d’égalité, à mon avis, ce sont encore des valeurs qui valent la peine qu’on les défende.

Norberto Bobbio défend un argument intéressant dans son petit livre Droite et Gauche : selon lui, ce clivage est structuré par un positionnement sur les inégalités. La gauche défend l’égalité, et la droite justifie, défend les inégalités. Cela permet d’établir une frontière entre populisme de gauche et populisme de droite.

LVSL – Quel clivage faut-il défendre ? Droite contre gauche, peuple contre oligarchie ? Peuple de gauche contre droite oligarchique ?

CM – Il faut d’abord définir une frontière populiste : « ceux d’en-bas » contre « ceux d’en-haut », « le peuple » contre « l’oligarchie ». Mais on peut construire cette frontière de manière très différente : « ceux d’en bas », les immigrés en font-ils partie ou pas ? Ceux d’en haut, qui sont-ils ? Sont-ce les oligarques, l’establishment, une série de bureaucrates ? Tout cela peut être construit différemment ; c’est la raison pour laquelle il y a diverses formes de populismes : des populismes progressistes, des populismes autoritaires… Si on parle d’oligarchie c’est déjà du populisme de gauche quant à l’adversaire que l’on désigne.

Pour moi ce qui est en jeu c’est la manière dont s’effectue la construction du peuple et la construction de son adversaire. Selon la manière dont elle se déroule, on aboutit à une solution autoritaire qui restreint la démocratie ou à une forme égalitaire qui vise la radicalisation de la démocratie : populisme de droite ou populisme de gauche. Je considère qu’il est important de pouvoir distinguer les différentes formes de populisme, quelle que soit l’appellation que l’on donne au clivage (« gauche-droite », « démocratique-autoritaire », « progressiste-conservateur » etc.).

Je souhaite insister sur un point : lorsque je parle de populisme de gauche, ce n’est absolument pas parce que cela me tranquilliserait moralement. Je ne dirais même pas qu’il y a un bon et un mauvais populisme : je suis opposée à l’utilisation des catégories morales en politique… ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de valeurs éthico-politiques, c’est-à-dire propres au politique. Mon attachement à l’idée du populisme de gauche vient du fait que cela permet de défendre une conception partisane du politique.

LVSL – On assiste aujourd’hui à la multiplication de phénomènes qui se caractérisent par leur transversalité, en particulier en France avec le mouvement des gilets jaunes qui, depuis de nombreuses semaines, secoue le système institutionnel français. D’abord qualifié de « jacquerie » voire de « mouvement poujadiste », la transversalité du mouvement a dérouté l’ensemble des observateurs qui ont dû reconnaître qu’on était face à quelque chose de neuf, qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Quel est votre point de vue sur le mouvement ?

CM – Avec les gilets jaunes, on se trouve face à ce que j’appelle une « situation populiste ». Je veux expliquer la différence que je fais entre situation populiste et moment populiste. Lorsque je parle de moment populiste, je me réfère à la situation actuelle en Europe occidentale. Mais ce moment populiste est composé de situations populistes, plus localisées et conjoncturelles.

Les demandes des gilets jaunes sont définitivement des demandes qui ont à voir avec des résistances contre ce que j’appelle la post-démocratie, dans ses deux volets : la post-politique et l’oligarchie. Ils veulent avoir une voix, ils veulent qu’on les entende, et mettent en cause, pour cette raison, la post-politique ; d’autre part un certain nombre de leurs revendications renvoient à une critique des inégalités et à des demandes d’égalité.

Je ne dirais pas cependant que les gilets jaunes constituent un mouvement populiste. Dans un mouvement populiste, il y a deux dimensions, horizontale et verticale. Ce que l’on voit avec les gilets jaunes, c’est cet aspect horizontal d’extension de la logique de l’équivalence. Cela correspond tout à fait à ce que nous avons étudié avec Ernesto Laclau : la manière dont un mouvement se constitue à partir d’une série de demandes qui, tout à coup, se reconnaissent les unes et les autres comme ayant un adversaire commun. Mais il n’y a pas chaîne d’équivalences pour autant. Pour qu’il y ait une chaîne d’équivalences, il faut qu’il y ait un principe articulateur, une dimension verticale. Or elle n’existe pas chez les gilets jaunes.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mouvement « proto-populiste ». Un mouvement populiste nécessite un principe d’articulation, qui est symbolisé ou bien par un leader, ou bien par une lutte, mais on ne trouve pas cela dans le mouvement des gilets jaunes.

Il y a une extension de la logique d’équivalence, mais il n’y a pas de chaîne d’équivalences qui donnerait un caractère politique, soit une forme de populisme de droite, soit une forme de populisme de gauche. Pour l’instant, on ne sait pas du tout dans quel sens ça peut aller.

LVSL – Peut-on comparer ce mouvement au M5S italien ?

CM – Beppe Grillo constituait un principe articulateur. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le gilet jaune joue le rôle de Beppe Grillo, dans la mesure où il ne donne pas au mouvement une dimension de verticalité. C’est ce qui manque, à mon avis.

LVSL – N’est-il pas semblable, en cela, aux Indignés ?

CM – C’est là où je voulais en venir, ça me fait penser aux Indignés. Justement, on trouve dans le mouvement des gilets jaunes les mêmes problèmes que dans le mouvement des Indignés et cela peut déboucher sur la même chose : un essoufflement progressif et ensuite une solution électorale qui porte à nouveau le parti dominant au pouvoir.

Je crois que si les gilets jaunes ne parviennent pas à établir un ancrage institutionnel, ils vont finir comme Occupy Wall Street et les Indignés. Il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que tout le monde soit convaincu que le Front national, enfin, pardon, le Rassemblement national sera le grand bénéficiaire des gilets jaunes, alors que leurs revendications ne sont en général pas des revendications du parti de Marine Le Pen. En fait, une grande partie de leurs revendications se trouve dans le programme de l’Avenir en commun. Mais ils ne se reconnaissent pas dans la France insoumise. C’est certainement un mouvement politique, mais qui prend une forme antipolitique de rejet de toutes les organisations politiques.

Il ne faut pourtant pas écarter la possibilité que ce mouvement évolue dans une direction populiste de droite, ou populiste de gauche. Cela va dépendre de la façon dont les différentes demandes vont être articulées. Pour que cela évolue dans une direction populiste de gauche il serait nécessaire qu’il y ait une articulation entre les gilets jaunes et d’autres luttes démocratiques dans un projet de radicalisation de la démocratie. Comme le dit François Ruffin, il faudrait l’articulation entre le peuple des gilets jaunes et celui de Nuit debout. Ce qui est en jeu dans la construction d’un mouvement populiste de gauche c’est une extension de la chaîne d’équivalences à d’autres demandes démocratiques. On a vu des signaux qui vont dans ce sens avec la participation du Comité Adama, ainsi que de certains groupes écologistes aux actions des gilets jaunes. Mais les obstacles sont nombreux et la situation actuelle ne permet pas de faire des prédictions quant à l’issue de ce mouvement…

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscription : Hélène Pinet, Marie-France Arnal, Vincent Dain et Vincent Ortiz.

Appelez les pompiers, pas le colibri

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© Creative Commons CC0

La lenteur avec laquelle les gouvernements opèrent la transition écologique – quand ils ne prennent pas le chemin inverse – encourage les citoyens à d’autres types d’actions. Certains essayent de faire pression sur le politique par divers moyens de mobilisation collective, d’autres choisissent l’action individuelle, parfois au sein d’un collectif. Pourtant, toutes ces formes d’engagement n’ont pas la même efficacité, précisément parce que la responsabilité du changement climatique n’est pas celle de l’individu.


Le terme de catastrophe écologique recouvre plusieurs phénomènes, qui sont liés les uns aux autres : réchauffement climatique, accroissement des catastrophes naturelles et montée des eaux, chute de la biodiversité et des populations, pollutions des écosystèmes et atteintes à la santé humaine, notamment.

Pour l’écologie, deux méthodes

Les méthodes des activistes écologistes sont multiples et se partagent principalement entre deux paradigmes. Certains militants veulent changer le monde en se changeant eux-mêmes. Ils deviennent végétariens, se déplacent à vélo et tentent de convaincre un maximum de personnes autour d’eux de faire de même. L’idée est qu’une fois tout le monde converti au végétarisme, l’industrie de la viande s’écroulera.

L’autre type de militants souhaite prendre le pouvoir. En effet, le pouvoir législatif permet d’écrire des lois imposant directement des limitations aux industries polluantes et nocives. Une loi peut également soutenir les industries ou méthodes alternatives, comme l’agriculture biologique ou l’agroécologie. Bien sûr, ces deux moyens de la lutte peuvent aller de pair et nombre de militants les reprennent tous les deux. Mais leur efficacité comparée est l’objet d’un juste débat. Leur priorisation trahit l’idéologie de celui ou celle qui les porte.

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Nicolas Hulot annonce sa démission sur France Inter

Le gouvernement actuel a choisi sa méthode. Il croit aux incitations, comme le marché des droits à polluer – instauré en Europe en 2005 et connu pour son échec. L’un de ses anciens membres, Nicolas Hulot, a vertement critiqué son action en le quittant. Pour lui, d’une part, le pouvoir de changer les choses passe par la prise du pouvoir. D’autre part, le gouvernement actuel ne fera rien de suffisant dans cette lutte car il est arrimé idéologiquement au libéralisme économique qui n’est pas compatible avec la lutte écologique.

La faute n’est pas du côté des ménages

Ayant clarifié ces positions, analysons les méthodes citoyennes des prosélytes de l’écologie. Les limites de leur démarche sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, cette écologie des petits gestes possède une dimension culpabilisante inutile, voire nocive. Julien Vidal le montre avec son initiative et son livre Ça commence par moi[1], bien qu’il présente ses exemples (faire pipi sous la douche, trier ses déchets etc.) avec l’idée que « c’en est terminé de l’écologie dépressive, culpabilisante, punitive ». L’idée est toujours celle d’une responsabilité de tous les humains. Or s’il y a partage de responsabilité, il s’agit d’un partage bien peu équitable.

En effet, si c’est bien un certain mode de vie qui cause la catastrophe écologique, il ne résulte pas d’un choix conscient des individus ni d’un choix démocratique du peuple. Par exemple, le documentaire de Cash investigation de septembre 2018[2] a montré comment l’industrie alimentaire s’y est prise pour imposer les bouteilles en plastique plutôt qu’en verre. Contrairement au verre, le plastique pollue les milieux naturels en diffusant notamment des microparticules, dont des perturbateurs endocriniens.

La Coca-Cola Company a abandonné ce modèle il y a quelques décennies, en finançant des lobbys pour infléchir la législation et des campagnes massives de publicité pour infléchir l’opinion publique[3]. L’ancien système de la bouteille en verre consignée était plus coûteux pour les distributeurs de boissons, qui devaient organiser la collecte et la réutilisation (plutôt que le recyclage) des bouteilles. Dans ce cas précis, la culpabilisation a été poussée jusqu’à la diffusion par Coca-Cola d’un spot publicitaire montrant un indien d’Amérique qui pleure face à une personne qui jette ses déchets dans la nature, accompagné du slogan « Keep America beautiful ». La Coca-Cola Company a même créé une association de ce même nom, pour diffuser l’idée de la responsabilité citoyenne dans la lutte contre la pollution[4].

De même, le cas de l’obsolescence programmée est symptomatique. Que les industriels soient amenés à saboter leurs propres produits montre que le système économique actuel est absurde et, en l’occurrence, antiécologique. Pour prendre un dernier exemple, les paquebots de croisière émettent autant de particules fines en un jour qu’un million de voitures particulières[5]. Pour réduire la pollution atmosphérique dans les ports fréquentés par ces bateaux, il serait donc bien plus efficace d’interdire les croisières plutôt que d’espérer que les habitants utilisent un peu moins leur voiture parce que le carburant serait un peu plus cher. Et dans les campagnes, les habitants n’ont a priori pas d’autre alternative que leur voiture pour se déplacer. Inutile dès lors d’augmenter les taxes sur le carburant en pensant réduire ainsi les émissions de GES et de particules fines.

À l’opposé, rétablir le service public des petites lignes de train est à la fois vertueux du point de vue écologique et social. En fin de compte, la dimension culpabilisante de l’écologie du quotidien réside dans le fait que le mode de vie des individus est fortement contraint par leur position sociale[6]. Cela a bien été perçu et mis en avant par le mouvement des gilets jaunes, fin 2018, qui s’est soulevé au départ contre une taxe sur le gazole. Dès 2015, les cars Macron représentaient l’exemple typique de ce qu’il ne faut pas faire : opposer justice sociale et lutte contre le changement climatique[7]. Il est en effet indécent de demander des efforts au prétexte écologique à ceux qui peinent à joindre les deux bouts lorsqu’à l’opposé, les plus fortunés bénéficient de mesures favorables comme la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune.

Au-delà de l’insensée culpabilisation, essayons maintenant d’imaginer « le poids réel des petits gestes du quotidien […] : au niveau mondial, 90% de l’eau douce consommée est utilisée par le secteur agricole (65%) et par l’industrie (25%). » En jouant sur la consommation des ménages, seulement 10% du problème pourrait donc être réglé. Quant aux déchets, en France, « les 38,6 millions de tonnes de déchets ménagers restent bien loin des 310 millions de tonnes produits par les entreprises en 2010 »[8]. Enfin concernant l’énergie, il est à noter que l’amélioration de l’efficacité énergétique des installations existantes (en particulier le chauffage) est allée de pair avec une apparition de nouveaux usages (appareils électroniques notamment), en résultant une hausse constante de la consommation d’énergie.

En somme, il peut être réconfortant de faire ces actions individuelles, mais éteindre la lumière n’économise qu’une quantité très faible de GES et de toute façon des entreprises laissent régulièrement des bureaux entiers allumés la nuit. Grâce aux tribunaux d’arbitrage, notamment issus des derniers traités de libre-échange comme le CETA[9], les multinationales peuvent même attaquer en justice les États qui contreviendraient à leurs possibilités de profit. Il va donc falloir engager un rapport de force contre ces multinationales et leurs responsables. On ne peut attendre des pollueurs qu’ils réduisent d’eux-mêmes leurs émissions dans un système qui ne les contraint pas à le faire. Les industriels ne font aucun effort (au sens d’engagement volontaire et désintéressé), et souvent ne respectent même pas leurs engagements[10]. Les individus peuvent le faire, mais au prix d’un stress généré par les injonctions paradoxales qu’ils reçoivent : consommer, mais de manière responsable – car c’est vous le responsable[11].

La question des institutions

La catastrophe écologique est donc liée à un système de domination sociale, elle-même enchâssée dans une oppression institutionnelle. Il faut remarquer que dans l’état actuel des institutions, la transition écologique n’est pas finançable. Les traités européens empêchent les États d’agir librement en matière économique (déficit public conjoncturel autorisé à 3%, et structurel à 0,5%, monnaie unique européenne, etc.) et également en matière industrielle (interdiction pour un État d’aider des entreprises nationales, au nom du droit à la concurrence).

Or, la transition écologique a besoin d’une politique industrielle ambitieuse pour transformer radicalement (c’est-à-dire complètement) le système de production et d’une marge budgétaire pour réorienter la consommation. D’autre part, les traités de libre-échange empêchent de refuser des marchandises produites dans des conditions polluantes ou socialement injustes, ce qui limite la coordination solidaire que l’on pourrait instaurer avec les États qui le souhaitent. Il faut donc changer ces institutions. Un surplus de démocratie, comme le référendum d’initiative citoyenne, pourrait permettre d’y parvenir.

Les colibris et la collapsologie

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Colibri © Brocken Inaglory

Parmi les figures de l’écocitoyenneté se trouve Pierre Rabhi, le paysan ardéchois superstar des journaux, et Cyril Dion, cofondateur avec lui du mouvement des colibris[12], réalisateur du long-métrage Demain et du documentaire Après-demain. Ils ont nommé ainsi leur association en hommage à une fable amérindienne que Pierre Rabhi aime à rappeler. Lors d’un feu de forêt, un colibri s’emploie à faire des allers-retours pour jeter des gouttes d’eau sur le feu. Lorsque les autres animaux lui font remarquer qu’il est trop petit pour éteindre l’incendie, il rétorque qu’il le sait, mais qu’il fait sa part. Cependant, comme l’a remarqué le journaliste Jean-Baptiste Malet dans une enquête publiée dans Le Monde diplomatique, Pierre Rabhi omet qu’à la fin de la fable amérindienne, le colibri meurt d’épuisement et la forêt est partie en fumée. Le danger n’est-il pas dans cette « écologie inoffensive»[13], qui rassure les citoyens de bonne volonté tout en s’assurant qu’ils ne dérangent personne[14] ?

Les colibris gravitent dans une nébuleuse que l’on observe de plus en plus sensible aux thèses portées par les collapsologues. Parmi eux, Pablo Servigne rappelle régulièrement combien « l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle » sera dur et déprimant, d’un point de vue personnel. Mais qui est-ce qui sera triste et pour qui ? C’est bien « notre civilisation thermo-industrielle » qui rend la vie dure, dès aujourd’hui et pas dans un avenir plus ou moins lointain, pour des millions d’êtres humains et d’animaux. Ce n’est pas le réchauffement qui viendra mettre à mal notre société, c’est notre société qui a réchauffé la planète, qui ravage le seul écosystème dans lequel nous pouvons pourtant vivre.

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Pablo Servigne sur © Thinkerview

Que ce système inique de pillage institutionnalisé vienne à s’effondrer pourrait tout aussi bien nous réjouir. Cette précision est systématiquement éludée par les collapsologues. Et à la question subséquente de savoir s’il faut ralentir ou accélérer l’avènement de l’effondrement, Pablo Servigne évite très soigneusement de répondre[15]. Il se limite à agréger des faits – dans la première partie de son premier ouvrage[16] – et à émettre des idées philosophiques piochées çà et là dans la seconde partie, ainsi que dans son nouveau livre[17]. Son travail d’agronome et de biologiste lui permet de circonscrire utilement le concept d’effondrement, qu’il définit avec Yves Cochet[18] comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Outil qui montre sa pertinence pour mettre en relation des évolutions passées des sociétés humaines, l’effondrement n’est pas un moyen politique permettant de lutter contre les évolutions anticipées de ces mêmes phénomènes.

En agglomérant en même temps des idées à droite et à gauche, Pablo Servigne risque d’être repris par sa droite. Comme un certain journalisme se borne à donner des faits sans essayer de les expliquer, de les relier, de les sous-tendre par des contextes historiques et doctrinaires, la collapsologie se contente de constater la pluralité des facettes de la catastrophe en cours comme la pluralité des positions existantes face à elle. Refusant de choisir parmi les idéologies mises en confrontation, ne voulant pas cliver, pour mieux rassembler, la collapsologie s’effondre sous son propre poids. En cela, Pablo Servigne et Cyril Dion adoptent d’ailleurs la même démarche, et la même faiblesse opérationnelle[19]. Voilà pourquoi leur discours tend très rapidement vers la psychologie, qui dissout les rapports de force et les structures sociales réellement existants dans les eaux glacées de la médicalisation des comportements.

Les limites du collectif citoyen

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Cyril Dion © Bright Bright Bright

Dans une tentative légitime de faire un pont entre individualisme et collectif, Cyril Dion suppose que le système tient sur des récits[20] qu’il faudrait changer par une conscientisation progressive des masses. Si les idéologies, qui portent de fait des récits, ont évidemment leur rôle dans la catastrophe en cours, il ne faut pas le surestimer par rapport à celui joué par les institutions. Ces dernières ont une influence sur les corps, ce qui permet au système de tenir concrètement – la dernière à ce titre étant en définitive la police. Peut-être Cyril Dion omet-il ce fait car il n’y est pas lui-même exposé, comme il le reconnaît d’ailleurs – dans une conférence récente, il s’adressait à « ceux qui ont une marge de manœuvre financière »[21]. Cela permet également de trancher l’interrogation précédente : s’adressant à un public ayant un certain confort dans la société actuelle, il est admis implicitement que la difficulté dans l’effondrement sera donc de devoir abandonner ce confort de vie. Et pour ces personnes en effet, il peut être réconfortant de faire les petits gestes, ceux-ci pouvant combler une juste aspiration à l’action. Ainsi cette écologie « s’efforce de promouvoir des formes d’engagement domestiquées, susceptibles de satisfaire le désir d’agir qui se fait jour tout en le réorientant dans une direction non antagonique, compatible avec les intérêts [des industriels] plutôt qu’en conflit avec eux » [22].

La démarche des collapsologues et de l’écologie dite citoyenne se ramène donc à l’intériorité, fût-elle connectée – aux autres, à la terre, au vivant, voire à soi-même etc. Ainsi, elle s’inscrit finalement dans l’atomisation sociale et l’apolitisation créée par le néolibéralisme depuis plus de trois décennies[23].

Plutôt que de se couper des réseaux, appuyons-nous dessus. Le mouvement des gilets jaunes le montre aujourd’hui : la reconstruction d’un collectif local, d’une fraternité incarnée sur les ronds-points, est allée de pair avec une politisation générale et accélérée, et avec une liste de revendications qui cherchent à reconstruire la solidarité nationale, notamment par la défense des services publics. In fine, les réponses appropriées aux questions posées par la collapsologie sont impossibles à atteindre à partir de leurs postulats.

Le cas emblématique est celui d’Aurélien Barrau, astrophysicien qui s’échine à dire que tout gouvernement qui ne mettrait pas la sauvegarde de l’environnement au centre de sa politique ne serait pas crédible, tout en évitant de préciser que le gouvernement actuel ne le fait pas. Ainsi peut perdurer l’illusion macroniste du hashtag Make our planet great again.

Au-delà de la distance entre paroles et actes, les idées, aussi bien exprimées, et les faits, aussi bien relatés, ne suffisent pas. Spinoza, parfois mal interprété, signifiait cela en disant qu’une idée vraie n’a pas de force en tant qu’elle est vraie[24]. Elle en a une en tant qu’elle est utilisée dans un rapport de force, empuissantée[25]. Ainsi l’idéologie dominante, qui n’est autre que celle de la classe dominante, l’est grâce aux pouvoirs que les dominants ont pour la naturaliser, notamment via la possession de journaux. Pour modifier l’opinion publique, le bouche-à-oreille citoyen risque de ne pas suffire. À ne vouloir s’aliéner personne, on risque de ne pas modifier les rapports de force existant, c’est-à-dire l’ordre établi, c’est-à-dire encore ce qui cause la catastrophe écologique.

Reprenons pour terminer le dernier ouvrage de Pablo Servigne et de ses collègues : la fin de la préface y indique « arrêtons de dévaler la pente de cette modernité délétère. Opposons-lui notre intériorité ». Certes, mais une intériorité n’a jamais pu grand-chose face à une tractopelle, un loyer trop cher ou un flash-ball. Quelques lignes plus loin, il nous est proposé « d’élever nos spiritualités », avant que ne commence le premier chapitre, « Apprendre à vivre avec ». Ne faudrait-il pas plutôt élever notre indignation face à ce système, et loin de vivre avec, lutter contre ?


[1] « Julien Vidal nous parle de son combat quotidien pour la planète », Konbini News, Youtube, 4 septembre 2018 ; Ça commence par moi, Julien Vidal, éditions du seuil, septembre 2018. Il se réfère abondamment à Pierre Rabhi et au mouvement des colibris, à Cyril Dion, et à Pablo Servigne.

[2] « Cash investigation. Plastique, la grande intox », présenté par Elise Lucet, France Télévisions, 11 septembre 2018

[3] Ces techniques ont été étudiées par Edward Herman et Noam Chomsky dans La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (1988). Un documentaire a été réalisé par Arte France et l’INA autour de ce thème en 2017, Propaganda la fabrique du consentement.

[4] « Eh bien, recyclez maintenant ! », Grégoire Chamayou, Le Monde Diplomatique, février 2019

[5] « Un paquebot de croisière émet autant de particules fines qu’un million de voitures », Actu Nautique, novembre 2018

[6] Autre exemple : environ 40% des Français ne prennent jamais l’avion, d’après Statista, ce qui est pourtant cité comme l’un des gestes les plus pollueurs. Voir également « Enquête : les nouveaux comportements des Français pour prendre l’avion », Air Journal, 2014. « Cette étude a été menée auprès de 1011 Français représentatifs de la population française de 15 ans et plus. La méthode des quotas croisés a été appliquée : CSP + âge + région + habitat + sexe. »

[7] « La justice sociale, clé de la transition écologique », Philippe Descamps, Le Monde Diplomatique, janvier 2019. « Chaque américain, luxembourgeois ou Saoudien appartenant aux 1% les plus riches de son pays émet 200 tonnes [de GES] par an, soit plus de 2000 fois plus qu’un pauvre du Honduras ou du Rwanda »

[8] « Ce ne sont pas les petits gestes du quotidien qui sauveront la planète », Frustration n°15 Les riches nous tuent, septembre 2018

[9] Canada Europe Trade Agreement, accord de libre-échange Canada-Europe. Il est appliqué « provisoirement » depuis le 21 septembre 2017, en attendant sa ratification par les parlements nationaux des Etats-membres de l’Union Européenne.

[10] « Total est le premier émetteur de GES de France et le 19ème au monde. Il a déclaré un bénéfice net de 8,6 milliards de dollars en 2017. Pourtant, il continue d’être en infraction avec les dispositions issues de la COP21 » (Gilles Gauché-Cazalis, élu municipal du groupe majoritaire (PCF) à Nanterre, Nanterre info, décembre 2018)

[11] Grégoire Chamayou, op. cit.

[12] Voir ici leur page Wikipédia.

[13] « Le système Pierre Rabhi », Jean-Baptiste Malet, Le Monde diplomatique, août 2018 ; « L’autre Interview : Jean Baptiste Malet », Le Média, Youtube, 19 septembre 2018

Voir également « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme », Jean-Baptiste Malet, Le monde Diplomatique, juillet 2018. On y découvre les liens entre le mouvement des colibris et l’antroposophie, via notamment la personne de Françoise Nyssen, adepte des deux écoles, ministre de la culture sous le premier gouvernement Philippe, avant d’être démise pour une affaire l’impliquant dans sa maison d’éditions Acte Sud, par laquelle elle a publié les livres de Cyril Dion.

[14] On peut mener le même raisonnement en le limitant à la question des inégalités sociales : faut-il redistribuer les revenus tout en laissant tourner l’implacable compétition de marché, ou bien s’attaquer précisément aux mécanismes qui permettent cette répartition injuste de la richesse ? Cf « Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes », Daniel Zamora, Le Monde Diplomatique, janvier 2019.

[15] Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Écouter à partir de 1h06min pour la question de savoir s’il vaut mieux ralentir ou accélérer l’effondrement. Il a posé cette question sur Facebook à propos des solutions vues dans Demain. Récoltant des réponses partagées, il ne prend pas position lui-même.

[16] Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éditions du seuil, 2015

[17] Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, éditions du seuil, 2018

[18] Yves Cochet rapporté par Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Question posée de la définition de l’effondrement à partir de 25min.

[19] « La ZAD et le Colibri : deux écologies irréconciliables ? », Maxime Chédin, Terrestres.org, novembre 2018

[20] Cyril Dion, comme Pablo Servigne, citent directement la thèse de Yuval Noah Harari, par ailleurs très critiquable. Lire « Tout est fiction, reste le marché », Evelyne Pieiller, Le Monde Diplomatique, janvier 2019

[21] « Carte blanche à Cyril Dion », 24 janvier 2019, au Ground Control à Paris

[22] Grégoire Chamayou, op. cit.

[23] « Que faire ? – 2/4 », groupe Jean-Pierre Vernant, 2 janvier 2018.

[24] « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun affect ; elle ne le peut qu’en tant qu’elle est considérée comme un affect ». L’Ethique, IV (de la servitude humaine), proposition XIV

[25] Les affects de la politique, Frédéric Lordon, éditions du seuil, 2016

« Gilets jaunes bashing » : la réaction de classe des médias

La crise des gilets jaunes a eu pour effet de rendre saillants les dysfonctionnements d’une partie non-négligeable de la presse écrite et des chaînes d’informations en continu, ce qui a mis en lumière des liens de collusion entre médias et pouvoir exécutif. À tel point que ces médias ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir :  ils deviennent au contraire les vecteurs du pouvoir exécutif, lui assurant un relais de taille pour sa communication.


« La violence, qu’elle tue ou qu’elle casse, pèse sur notre pays ». Ainsi s’ouvre l’émission du Face à Face1 sur la chaîne d’information France 24 au lendemain de l’attentat du marché de Strasbourg. L’assimilation de la violence du terrorisme à celle présumée des casseurs, et pourquoi pas, des gilets jaunes, est alors un fil conducteur de la communication du gouvernement, reprise ensuite par une partie du paysage médiatique. Une étonnante complicité règne autour d’un plateau sans contradicteurs, au cours d’une émission où tout s’enchaîne pêle-mêle. De l’association des gilets jaunes au complotisme, s’ajoute la prise d’otage morale exhortant à ne pas aller manifester sur Paris après l’attentat qui vient alors d’éclater, et les annonces du président, dont l’intervention sera analysée comme étant celle d’un généreux bienfaiteur. Enfin, sont évoqués en anticipant ces mesures les risques d’infraction à la règle des 3 % du déficit du PIB imposée par Bruxelles. L’addition est lourde.

En treize minutes se succède un condensé de procédés qui vise à culpabiliser le mouvement contestataire. Les intervenants évoquent les événements de Strasbourg : « Est-ce qu’on peut rajouter de la crise à la crise ? », « Est-ce que c’est raisonnable d’aller manifester à Paris dans les conditions qu’on a vues…dans les dernières semaines…sous menace terroriste..? ». Viennent ensuite les théories du complot qui ont circulé chez certains gilets jaunes, toujours suite aux attentats de Strasbourg. « La connerie insiste, n’ayons pas peur des mots » s’exclame une présentatrice remarquablement neutre. « On est en train de déraper dans la cinquième dimension » s’alarme un des invités. « Oui, dans l’irrationnel »2 lui répond la présentatrice. Les trois personnes réunies autour du plateau semblent saisir cette occasion pour instiller l’idée plus globale qu’il règne dans ce mouvement un « grand n’importe quoi » qui ne mérite pas qu’on puisse le prendre au sérieux, si ce n’est en craignant son lot d’irrationalités. Pour toutes ces raisons nous dit la présentatrice : « Petit à petit, ce mouvement va se déliter ». On constate aujourd’hui la finesse de ce genre d’analyse.

Médias et pouvoir exécutif : deux avatars d’une même défiance publique

Bon nombre de procédés rhétoriques émanant, avec une continuité qui interpelle, aussi bien de l’exécutif que de médias influents, participent à faire l’amalgame de tous les gilets jaunes en un mouvement tantôt criminel, antisémite, ou encore réactionnaire. Un plan de communication qui réserve un traitement du mouvement très orienté, qui cherche à le discréditer dans son ensemble et faisant taire sa dimension sociale, citoyenne, démocratique, qui pose un véritable défi pour le pouvoir en place.

 « En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions. »

Depuis Paris, les journalistes de nombreuses rédactions n’ont pas tout de suite anticipé l’ampleur du mouvement des gilets jaunes, d’abord qualifié de « beauferie » poujadiste, sans faire l’économie d’un mépris de classe consternant. La critique a ensuite été portée sur le terrain de l’écologie, suivant la stratégie du gouvernement qui consistait à faire passer une taxe injuste pour un moyen de financer la fameuse transition écologique.

Le but de ce genre de stratagème fut d’opposer à l’opinion publique le récit d’une frange de la population qui représenterait un soubresaut de l’ancien monde résistant vainement à l’inéluctable marche de la modernité portée par le président-même dans ce pays. Ce récit tronqué a pu masquer brièvement l’enjeu réel, celui de la justice sociale et fiscale, plutôt que d’une opposition entre rebuts climato-sceptiques et bienfaiteurs de l’humanité.

Mais ce discours s’est rapidement heurté à une réalité sociologique du mouvement contestataire d’une part, mais aussi du capital sympathie dont ont rapidement bénéficié les gilets jaunes, dont le discours se structurait de plus en plus autour du dysfonctionnement institutionnel du pays. En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions.

Médias : Contre-pouvoirs ou « chiens de gardes » ?

La corrélation entre le peu de sympathie qu’inspirent aujourd’hui les médias dans l’opinion publique4 et la cote de popularité désastreuse du gouvernement n’est pas anodine. À force de se faire le relais d’un discours institutionnel, de nombreux médias ont été perçus non plus comme des contre-pouvoirs mais comme des garde-fou du système. Ces médias sont désormais perçus comme des organes moralisateurs et émetteurs du discours d’un gouvernement impopulaire.

Face au soutien populaire qu’ont reçu les gilets jaunes dans leur bras de fer avec le gouvernement, les médias jouent un rôle stratégique dans la guerre pour renverser l’opinion publique. Les mots et les images ont un impact fort et mobilisent tout un imaginaire collectif dans un moment de tension sociale. L’enjeu pour le gouvernement est de maîtriser la narration des événements. En témoignent les manœuvres du président dans la gestion de cette crise, qui n’a pas l’intention de céder grand-chose sur le fond, comme il l’a lui-même reconnu.

Pour l’heure, Emmanuel Macron ne s’est illustré que par des tentatives de retourner l’opinion, entre mesures fantoches, effets d’annonces et mascarade de grand débat national, dans l’espoir de fracturer l’opposition, de reconquérir l’espace médiatique et d’avoir, finalement, l’initiative de parole et d’action.

L’enjeu pour le gouvernement et Macron est aussi d’imposer leur répartition des forces politiques faisant appel à des schémas datés, que le président se targuait lui-même d’avoir pulvérisé aux dernières élections. Une situation devenue illisible pour les représentants de La République en Marche. Brandissant le chiffon rouge d’un côté, le chiffon brun de l’autre, le camp de l’exécutif poursuit une supposée main invisible des partis d’opposition derrière un mouvement dont le caractère apolitique a été reconnu par les renseignements généraux5. Emmanuel Macron cherche une porte de sortie à une situation de vulnérabilité qu’il a lui-même initié en affaiblissant les corps intermédiaires du système politique.

Rappel à l’ordre

Le bricolage économique proposé par le président lors de son discours du 10 décembre 2018, véritable os à ronger lancé aux Français, a fait réagir Bruxelles, craignant un dépassement du budget annoncé, de même que Berlin, sur le recul symbolique que représente cette concession eu égard aux promesses de réformes du président.

Plus précisément, le quotidien Le Soir, totalement acquis à la cause maastrichienne, a fait part de ses inquiétudes quant au risque de « manipulation6 » qui planerait autour de cette crise des gilets jaunes. Cette posture, à l’allure bienveillante et raisonnable, vise à nier toute possibilité d’un mouvement autonome qui puisse formuler une critique systémique cohérente. Le propre du système, pour ses geôliers, c’est justement qu’il ne peut pas être mis en cause.

Puisque après tout, dans le système, tout fonctionne de la meilleure des façons qu’il soit, c’est donc qu’il y a forcément une ingérence étrangère7 ou une récupération politique pour expliquer toutes ces gesticulations, un intérêt externe qui désinforme ces braves gens. En même temps qu’une tentative de discrédit, l’argument de la foule malléable est aussi un moyen de ne pas porter le débat social à un niveau trop structurel. En réduisant l’impopularité du système à un simple problème de pédagogie ou d’information, se cache une tentative d’infantilisation assez indigeste d’une contestation citoyenne.

« Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu. »

Plutôt qu’un travail critique de décorticage d’annonces pourtant ambiguës, beaucoup de médias ont préféré mettre en avant l’idée que les concessions de Macron étaient formidables, un véritable « virage social » 8 selon Challenges. On entendra par ailleurs parler de « révolution » sur le plateau de Quotidien. Ce qui se joue en filigrane dans cette étonnante convergence médiatique, c’est le remplacement du sentiment de révolte par un discours de culpabilisation.

L’occasion était trop bonne pour ne pas la saisir chez de nombreux éditorialistes, qui ne se sont pas fait priés pour se précipiter au lendemain des annonces. Sur Europe 1, Jean Michel Apathie se demande s’il « est légitime, responsable, démocratique, euh… un peu sensé, un peu de plomb dans la cervelle, de continuer à appeler aux manifestations samedi ? Parce que samedi on sait tous, personne ne peut se cacher derrière son petit doigt, qu’il y aura de la casse, du vandalisme et de la violence ».

Même constat sur RMC, pour Eric Brunet : « Moi qui ai été un gilet jaune de la première heure » assure-il avec conviction, « Macron a vraiment répondu aux gilets jaunes, il n’y a plus aucune raison de bloquer les ronds-points ou d’appeler à de nouvelles manifestations […] Samedi, à mon avis, on ne bloque pas les ronds-points, samedi à mon avis, on appelle pas à l’acte V, on ne va pas manifester, bloquer dans les grandes villes et les grandes métropoles, et la capitale […] il faut enlever les gilets jaunes et les remettre dans la boîte à gants ». Finie la rigolade, on rentre gentiment chez soi. Au registre de la culpabilisation permanente s’ajoute aussi les répercussions des mobilisations des gilets jaunes, sur le tourisme international, sur les petits commerçants pour lesquels les éditorialistes de Le Point9 ce sont pris d’un émoi soudain, et sur les dégradations matérielles des nécessiteux commerces des Champs-Élysées.

Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu.

Une focalisation sur les conséquences visibles d’une crise complexe

Les plateaux de télévision, de LCI à BFMTV, de CNews à France info, hypnotisés par le prisme sécuritaire, livrent un traitement essentiellement émotionnel de la violence, le tout abreuvé d’images chocs, où les jugements moraux et réactions à chaud des personnes présentes priment sur l’analyse socio-politique des événements. Toute tentative de compréhension ou d’interprétation des images qui sont projetées en boucle sera taxé de légitimation de la violence.

Nulle mention n’est faite de l’histoire de la violence dans les contestations sociales, surtout en France, de la violence de la répression ni de la violence institutionnelle que subissent de nombreux gilets jaunes notamment. Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. Une des caractéristiques récurrentes de l’analyse de ces médias paraît être de s’attarder sur les conséquences, sans en élucider les causes. La manifestation de la violence semble tombée du ciel. La dimension sociale est éludée au profit du sensationnalisme, et aucune réponse politique n’est jugée nécessaire pour traiter le problème de la violence, seulement une réponse sécuritaire, véritable obsession de ces chaînes d’informations en continu.

« Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. »

Dans une séquence surréaliste datant du 9 janvier 2019 sur BFMTV10, Juan Branco fait face à Bruno Fuchs, député de la majorité LREM et subit un véritable réquisitoire, truffé d’intimations à la condamnation morale des gilets jaunes qui s’étaient introduits par effraction dans le ministère de Benjamin Griveaux, porte parole du gouvernement.

Le présentateur Olivier Truchot n’aura de cesse que d’acculer son invité au cours d’un interrogatoire hallucinant, toujours à travers cette pauvreté d’analyse réductrice, et presque exclusivement axée sur la violence. Lorsque Juan Branco s’efforce de proposer une analyse causale de l’événement, lui est opposé manu militari une levée de boucliers : « Vous soutenez les gilets jaunes lorsqu’ils défoncent la porte d’un ministère ? ». « Vous ne répondez pas à ma question » s’agace le présentateur. « Vous la craignez ? (au sujet d’une possible enquête du parquet pour des propos qui inciteraient à la violence) […] Vous avez la conscience tranquille ? […] Vous craignez la prison ? ». Lorsque l’invité concède un geste « délirant » de la part de ces « gilets jaunes », le présentateur, non-satisfait de cette réponse, surenchérit : « Et condamnable ? Et condamnable ? Délirant ce n’est pas condamnable ». Lorsque Branco fait plus tard référence à une volonté des gilets jaunes de « changer » la société, le présentateur rebondit de ce pas : « Par la révolution ? Par la violence ? » ne rêvant que d’accoler l’étiquette de violent criminel à son invité qui lui rétorque : « j’espère que Monsieur Macron aura […] la décence de penser un référendum, une dissolution… », le présentateur n’en démord pas : « Et la violence est légitime contre le système ? ». « Vous ne répondez jamais aux questions » finit-il par lâcher, visiblement déçu d’être en prise avec un interlocuteur qui puisse produire une pensée et ne pas se contenter de répondre à une série de remontrances.

Plus récemment c’est David Dusfresne, journaliste recensant les dérives policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes qui a refusé de participer à une émission proposée par BFMTV :

« Bonjour @ruthelkrief et @BFMTV. Merci de votre invitation mais, comme expliqué ce matin à votre consœur pour une autre émission, c’est (toujours) non. Débattre à cinq de sujets graves entre deux pubs, et dix contre-vérités, merci bien ».

Le 3 janvier 2019, c’est même au tour de Sarah Legrain, secrétaire nationale du parti de gauche, de quitter le plateau de LCI excédée par un climat ambiant qui lui est unanimement hostile11. Si le médiateur de l’émission assure que « le débat démocratique est d’entendre tous les points de vue », c’est pourtant un point de vue étonnamment univoque qui règne sur le plateau selon Sarah Legrain : « L’unanimité choquante des interlocuteurs dans ce débat très déséquilibré où seul un angle était toléré : bashing de Drouet. »

Passée l’interminable anathématisation des hostilités envers la corporation journalistique, du caractère inédit de la violence des manifestations, du niveau de détestation du pouvoir en place, on attendrait une tentative de compréhension de ces phénomènes. En vain. La seule question qui mérite une réponse est celle de savoir comment, à l’aide de débats tactiques, contenir cette rage infondée. Preuve de l’état de crispation dans lequel se trouve la caste médiatico-politique, le débat est réduit à un grossier dilemme manichéen : journalistes et gouvernement garants des institutions et de l’ordre d’un côté, « gilets jaunes séditieux12 » de l’autre.

Cette stratégie de surenchère et de dramatisation vise à un retournement des rôles, faisant feindre que ce gouvernement et cette caste médiatique soit le facteur raisonnable de la situation, et non celui déstabilisateur et provocateur. Dans ce climat hystérique, réclamer la démission du président équivaut à vouloir la peau des institutions, critiquer certains médias, revient à attaquer la démocratie, bref, tout est fait pour amalgamer des institutions au concept même d’institution, un pouvoir en place au concept même de démocratie.

La guerre des réalités

Dans cette course folle à l’opinion publique, les grands médias et le gouvernement ne ménagent aucun effort. Toutes les cases du sophisme sont remplies, de la tentative d’infantilisation, de manipulation, de culpabilisation, à l’enfermement dans une dialectique binaire. Faisant hésiter entre démagogie cynique et véritable aveuglement idéologique, la communication des représentants de La République en Marche est sidérante.

Ainsi Monsieur Castaner déclare-t-il sur France 2 le 20 novembre 2018 : « On voit bien aujourd’hui qu’on a une dérive totale d’une manifestation qui pour l’essentiel était bon enfant samedi. On voit qu’on a une radicalisation de revendications qui ne sont plus cohérentes, qui vont dans tous les sens ». Passons outre le terme employé de « radicalisation » fortement connoté et le ton largement infantilisant du ministre de l’Intérieur, le mouvement des gilets jaunes y est présenté comme un foutoir de revendications irresponsables.

Des déclarations qui tendent à confiner le discours des gilets jaunes dans un état embryonnaire, taxant de récupération politique tout ce qui excède le simple cadre de la jacquerie. Tout va bien tant que le mouvement reste bon enfant et s’attarde sur la taxe carbone, mais lorsque tentative est faite d’élever le débat à des problèmes plus structurels, le ministre de l’Intérieur dégaine l’artillerie lourde, employant la terminologie du terrorisme pour frapper l’opinion publique. Plus largement, le pouvoir exécutif, dans cette crise, relayé par de nombreux médias, a opté pour la voie périlleuse de la communication guerrière et provocatrice, choisissant de dramatiser le récit des événements pour apparaître comme le parti de l’ordre.

Un autre stratagème de la communication gouvernementale a été de circonscrire le débat autour d’une dialectique simpliste, réduisant l’enjeu actuel à une lutte entre force progressistes et réactionnaires. Le président Macron se pose en rempart contre un ancien monde qui refuserait d’évoluer, de mourir en somme, et comme propagateur d’un nouveau monde qu’il incarnerait.

De telle façon que s’opposer à sa politique de réforme équivaudrait à une condamnation à ne pas disposer du droit à l’empathie médiatique, ni que l’on consacre du crédit à sa réalité quotidienne. D’ailleurs nombre de revendications des gilets jaunes pourraient être taxées de « réactionnaires » par ce gouvernement puisqu’elles concernent le sauvetage de ce qu’il reste d’État providence dans le pays, et que cela va à rebours de l’idée de « progrès » servi par Emmanuel Macron, à savoir le démantèlement des services publiques.

« Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’état qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable. »

Ainsi Gilles Le Gendre, chef des députés LREM explique le 3 décembre 2018 après mûre réflexion que l’erreur des membres du gouvernement Macron est d’avoir été « trop intelligents, trop subtils… » pour que les gilets jaunes puissent comprendre en quoi la politique qu’ils subissent leur est bénéfique, contrairement à ce qu’ils s’entêtent à croire. Or il paraît évident que le paradigme des communicants LREM semble devoir être ici renversé.

Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’État qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable.

« Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les standards de l’intégrité en parole politique. »

François Ruffin, député de la première circonscription de la Somme, dénonce à ce sujet après une session de débat parlementaire, « Une langue qui a complètement décollé du réel13 » à propos de la parole gouvernementale : « Le ministre de l’Éducation, quand il ferme des classes il t’explique qu’il en ouvre. La ministre de la Justice, quand il y a une perquisition à Mediapart, en fin de compte, on consulte les sources pour les protéger », au sujet de la fermeture de la maternité de Creil : « Il ne s’agit pas d’une fermeture mais d’un regroupement ». Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les limites de l’intégrité en parole politique.

De l’usage politique du label complotiste

Les outils de détection des infox mis en place par des journaux comme Libération ou par Le Monde qui vont jusqu’à proposer une liste de sites à éviter pour cause de démarches journalistiques douteuses ou de propagation de thèses conspirationnistes, interroge. Car ce qui se joue dans ce genre d’initiative venant de journaux influents, c’est la possibilité de confondre au sein d’un même étau, deux formes de médias se réclamant de courants alternatifs, et qui pourtant ont peu à voir l’un avec l’autre. Le risque d’un usage politique du fact-checking pour renvoyer dos à dos les divagations complotistes et le journalisme critique d’opposition n’est pas à exclure. Ces outils sont aussi un moyen pour un journal comme Le Monde de se poser, a contrario, dans le camp du journalisme vertueux.

Le contraste avec le journalisme que ces rubriques de fact-checking prétendent ici marquer au fer rouge détourne discrètement l’attention des lecteurs sur la possibilité d’un genre d’infox plus subtil, qui n’implique pas forcément d’extra-terrestre ni de reptiliens, mais plutôt des Russes ou des partis d’opposition.

À propos des gilets jaunes, l’espace médiatique laissé béant par les médias traditionnels a permis à RTnews, pourtant régulièrement taxé d’organe de propagande au service du Kremlin par le président-même, de se saisir du sujet dans toute sa profondeur. Il est d’ailleurs amusant de noter que la mise en place d’outils sophistiqués de détection d’infox parmi les « gilets jaunes » ou médias d’opposition n’ont pas encore permis de relever les accès de conspirationnisme quand ils émanent du camp présidentiel-même. En témoigne les propos du chef de l’État rapportés par Le Point14, qui ne suscitent chez ces derniers aucun catalogage sous le registre du conspirationnisme, préférant les rapporter comme simple « décorti[age] » de « l’influence des activistes et des Russes sur la frange radicale des gilets jaunes » :

« Le président de la République considère l’embrasement du mouvement des gilets jaunes comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère ». « Dans l’affaire Benalla comme des gilets jaunes, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne ». « Selon lui, il est évident que les gilets jaunes radicalisés ont été conseillés par l’étranger ».

Les occurrences de partisanerie constatées entre certains journalistes, éditorialistes et représentants de l’exécutif, aujourd’hui définitivement mises à nu par la crise des gilets jaunes, sont le signe de secousses systémiques provocant la formation d’un réflexe corporatiste, sur un mode défensif. À l’image d’un Yves Calvi15, présentateur Canal +, qui ne se gêne pas pour exprimer son mépris pour un mouvement dont il trouve le soutien populaire insupportable : « en gros un Français sur deux quand on les interroge continue d’apporter son soutien au bordel qu’on vit tous les samedis », la réaction épidermique de médias traditionnels, comme du gouvernement, trahit une réaction de classe.

1Emission du 12/12/18 avec comme invités David Revault d’Allonnes du JDD et Frédéric Says de France Culture.

2« Irrationnel » qualificatif que Léa Salamé tentait déjà d’accoler au mouvement des gilets jaunes faisant suite aux propos de Emmanuel Todd sur son plateau concernant la faculté historique des Français à organiser des mouvements à la fois spontanés et organisés.

3Référence à l’essai de Serge Halimi : « Les nouveaux chiens de garde », 1997.

423 % de Français feraient confiance aux médias selon sondage Opinionway, même pourcentage pour la côte de popularité du président Macron auprès des mêmes Français selon une enquête Cevipof.

7Une enquête a été ouverte au sujet de faux comptes russes sur Internet, qui seraient à l’œuvre de la mobilisation des gilets jaunes.

8https://www.challenges.fr/monde/le-virage-social-d-emmanuel-macron-inquiete-bruxelles_631951

9https://www.lepoint.fr/debats/et-si-on-arretait-avec-les-gilets-jaunes-08-01-2019-2283948_2.php

10https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/gilets-jaunes-les-insoumis-incitent-a-la-violence-1130772.html

11https://www.ozap.com/actu/excedee-une-insoumise-quitte-brutalement-le-plateau-de-lci/572946

12https://www.lexpress.fr/actualite/politique/gilets-jaunes-et-peste-brune-darmanin-critique_2050412.html

15https://twitter.com/arretsurimages/status/1090885510258663424