Les Gilets Jaunes et le RIC : le spectre de Rousseau

© LHB pour LVSL

“Populiste”, “bolchévik”, “fasciste” : on ne compte plus les épithètes de cette nature accolées au mouvement des Gilets Jaunes par les éditorialistes. En quelques semaines, la jacquerie des origines a fait place à un vaste mouvement citoyen réclamant à cor et à cri une démocratisation radicale des institutions, notamment via la mise en place d’un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Cette revendication a pris plus d’un observateur à revers, même parmi les soutiens des Gilets Jaunes. C’est que le RIC remet en cause les fondements sur lesquels la République française s’est construite depuis la fin de la Révolution. Il est la manifestation d’une aspiration à la démocratie réelle, frustrée depuis deux siècles, mais qui n’a jamais cessé de hanter la modernité politique.


De quoi la peur des Gilets Jaunes et du RIC est-elle le nom ? Le correspondant européen pour Libération Jean Quatremer lâche le mot sur son compte Twitter – qu’il a l’habitude d’utiliser comme base de pilonnage des mouvements sociaux – : « ochlocratie », le pouvoir de la foule.

Quelques tweets plus tard, il ajoute : « fascisme ».

Si cette confusion des registres n’est d’aucune aide pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, elle en dit beaucoup sur la crainte qu’ils inspirent : l’institution d’une souveraineté populaire illimitée, qui ouvre la voie à toutes les violations de l’Etat de droit. Cette crainte, qui fait sourire lorsqu’elle s’exprime par la voix de Jean Quatremer, s’étend en réalité bien au-delà du petit cénacle des journalistes hostiles au mouvement et des éditorialistes qui hantent les chaînes de télévision. Lorsque Marlène Schiappa affiche son hostilité au RIC car il ouvrirait la voie au rétablissement de la peine de mort, elle se fait la caisse de résonance d’une partie non négligeable de l’opinion, y compris de celle qui est favorable aux revendications sociales des Gilets Jaunes.

On ne peut se contenter d’écarter les objections portées contre le RIC d’un revers de la main, tant il est vrai que le clivage entre partisans et opposants au RIC ne recoupe pas le clivage entre partisans et opposants au pouvoir actuel. C’est que le RIC révèle la fragilité, non seulement du dogme économique dominant et des privilèges, mais aussi des libertés chèrement acquises. Il ouvre la voie à la suppression, en un seul vote, de droits obtenus suite à des décennies de luttes. Ce débat contemporain n’est pas neuf ; il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire, sur laquelle il importe de faire un détour pour en saisir tous les enjeux.

Le spectre de Rousseau

La protestation qui s’exprime à travers le mouvement des Gilets Jaunes ne concerne pas simplement les bases constitutionnelles de la Vème République, que d’aucuns jugent “monarchique” ou “bonapartiste”. Elle touche aux fondements sur lesquels s’est construite la République française depuis la fin de la Révolution : la distinction entre élus et citoyens, entre représentants et représentés. On aurait tôt fait d’oublier que cette distinction, aujourd’hui acceptée par la classe politique dans son immense majorité, a été au coeur de tous les débats sous la Révolution Française. Au centre des controverses : le Contrat Social de Rousseau, l’un des textes les plus influents et les plus polémiques de ces derniers siècles. On y trouve théorisé de manière limpide et systématique ce que les Gilets Jaunes réclament aujourd’hui à grand renfort de slogans : la souveraineté populaire.

Les cendres de Rousseau au Panthéon. Elles se situent juste en face de la tombe de Voltaire.

Rousseau est associé, dans les programmes scolaires, aux “philosophes des Lumières” (Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert…), qui font figure de pères fondateurs de la modernité ; dans l’imaginaire collectif, son nom est inséparable de celui de Voltaire, en face de qui ses cendres reposent au Panthéon, et à qui Victor Hugo l’apparie sans cesse.

On en oublierait presque l’odeur de soufre qui accompagnait Rousseau, et la haine féroce qu’il suscitait de son vivant, parfois au sein même du courant des Lumières. C’est que Rousseau figure résolument à part dans le courant des Lumières françaises. Voltaire ou Montesquieu s’attaquaient à l’absolutisme et appelaient de leurs voeux un “despotisme éclairé”, dont le pouvoir serait équilibré, tempéré, contrebalancé par une série de contre-pouvoirs. Les critiques contemporains de la “monarchie républicaine” française, qui souhaitent un régime parlementaire plutôt que présidentiel, avec une plus stricte séparation des pouvoirs, sont les héritiers, conscients et inconscients, des réflexions de Montesquieu. Celles-ci ne sont cependant d’aucune utilité pour éclairer la lame de fond que représente le mouvement des Gilets Jaunes…

L’ambition de Rousseau est autrement plus radicale. À ses yeux, les savantes distinctions effectuées par Montesquieu entre monarchie absolue et despotisme éclairé, “pouvoir exécutif” et “pouvoir législatif”, sont superficielles. C’est entre “riches” et “pauvres” que se situe, pour Rousseau, l’antagonisme fondamental. Son oeuvre peut se lire comme une recherche des causes de la domination des premiers sur les seconds. Cette obsession a hanté Rousseau, et inspiré à Voltaire ce mot fameux sur ses écrits : “c’est là la philosophie d’un gueux, qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres !.” Un stigmate que Rousseau aimait à retourner, moquant la fausse humanité de “ces gens du monde, si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim.”

“Aux grands hommes, la patrie reconnaissance. Le génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire et de l’immortalité”. Tableau exposé au musée Rousseau de Montmorency.

Rousseau voit dans l’accaparement du pouvoir politique par une minorité l’une des causes de la toute-puissance des riches. “Le riche tient la loi dans sa bourse », écrit-il dans le Contrat Social ; en conséquence, “les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Or, Rousseau constate que “le riche tient la loi dans sa bourse” dans les régimes parlementaires, dans les monarchies constitutionnelles à l’anglaise, aussi bien que dans les monarchies absolues ; raison pour laquelle il en vient à relativiser considérablement les bienfaits du parlementarisme et du libéralisme politique. Alors que Montesquieu ne tarit pas d’éloges sur les mérites de la monarchie parlementaire anglaise, Rousseau écrit dans le Contrat Social : “le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection du Parlement. Sitôt qu’il est élu, il est esclave, il n’est plus rien ». Peu importe, pour Rousseau, que le peuple soit représenté par un roi ou par un parlement : tant que le processus législatif et la force exécutive échappent à son contrôle, sa souveraineté est usurpée.

Cette réflexion amène Rousseau à penser une forme de démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de directe, par laquelle le peuple exerce un contrôle constant sur ses représentants, et sur les lois qui sont votées – dont le “RIC” est un avatar lointain.
La mise en place d’une démocratie de cette nature est-elle seulement concevable dans le monde contemporain ? Cette problématique a refait surface avec la revendication du RIC, réclamé par les Gilets Jaunes, qui semble s’inscrire à rebours de l’écosystème politique et social du XXIème siècle, marqué par l’individualisme, la dépolitisation, la sur-consommation et le rétrécissement de l’espace public.

Détail du portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour (1753).

Rousseau ne croyait pas à la possibilité d’instaurer une société démocratique. D’une part en effet, le citoyen rêvé par Rousseau est aux antipodes de l’homo oeconomicus individualiste produit par la modernité libérale. Le citoyen du Contrat Social fait abstraction de ses intérêts particuliers ; il est animé d’un esprit patriotique, en vertu duquel il identifie ses intérêts à ceux du corps social tout entier – condition sine qua non à l’apparition d’une volonté générale qui transcende les volontés individuelles. Avec ses concitoyens, il forme bien autre chose que la “société civile” inorganique et marchande promue avec enthousiasme par une grande partie des Lumières ; il forme un “peuple », c’est-à-dire une communauté d’affections, de destin, de projets, de volonté. Rousseau estime que la formation d’un “peuple” de cette nature est impensable à l’ère du triomphe de l’individualisme, qui – écrira Engels quelques décennies plus tard – “désagrège l’humanité en monades, dont chacune possède un principe de vie particulier et une fin particulière » (dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844).

D’autre part (c’est sans doute un obstacle théorique plus important encore), Rousseau constate que les pauvres ont intériorisé l’idée de leur infériorité. Le texte majeur de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, s’attache à démontrer tout l’arbitraire et la contingence des inégalités qui fracturent la société. Une question lancinante traverse l’oeuvre de Rousseau : pourquoi ces inégalités, qui ne sont fondées sur rien, demeurent-elles pourtant en place ? Ce n’est pas par la force physique que les riches parviennent à asseoir leur domination sur les pauvres : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir », écrit-il dans le Contrat Social. Comment les puissants parviennent-ils à transformer “la force en droit » et “l’obéissance en devoir » ? Par la force de ce que Rousseau nomme, de manière assez vague, le “préjugé » (on emploierait aujourd’hui le terme d’« idéologie dominante ») : “de l’extrême inégalité des conditions et des fortunes sortit une foule de préjugés, également contraires à la raison et au bonheur », écrit-il dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ces “préjugés » ont entériné l’idée que l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, était inévitable. Situation paradoxale : les pauvres possèdent la puissance suffisante pour cesser d’être à la discrétion de leurs supérieurs et mettre fin à ces inégalités qui ne sont fondées sur rien ; mais, convaincus de leur infériorité, ils acceptent les “fers » qui pèsent sur eux.

Ces deux obstacles à l’apparition d’une véritable démocratie sont liés. Tant que les individus se sentiront impuissants, ils ne chercheront pas à se constituer en peuple souverain ; et tant qu’ils ne se constitueront pas en peuple souverain, ils ne sentiront pas leur puissance. Rousseau était donc sceptique quant à la possibilité de rompre ces “fers ». Pourtant, il avait l’intuition que son oeuvre allait lui survive, et que ses idées demeureraient une source de menace constante pour les puissants. « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours », écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques à propos de lui-même – avec la modestie qui le caractérise. C’est ainsi que, comme un spectre, Rousseau a plané sur la Révolution française et sur la modernité politique. Les Gilets Jaunes sont un nouvel avatar de ce spectre

Rompre les “chaînes de l’esclavage”, par la “révolution démocratique”

Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution. Tableau de D. Jeaurat, 1794.

Rompre les “fers” et les “chaînes de l’esclavage” (une expression que Marat emploie comme titre de l’un de ses ouvrages) en dévoilant toute la contingence et l’arbitraire des relations de pouvoir, donner aux pauvres le sentiment de leur puissance et le goût de la démocratie, les inciter à dépasser leur individualité pour se constituer en peuple : telle fut la tâche que se donnèrent les héritiers de Rousseau sous la Révolution française. Rousseau, qui vivait à une époque où le journalisme était encore embryonnaire, ne croyait pas que l’on puisse influer sur les mentalités, qui, pensait-il, resteraient figées ; ce n’est pas un hasard si le journalisme, dont on commence alors tout juste à découvrir le pouvoir d’influence sur les esprits, apparaît comme un moyen d’action privilégié aux partisans de la démocratie sous la Révolution française. “Les infortunés forment les dix-neuf vingtièmes de la nation; ils seront les maîtres dès lors qu’ils connaîtront leurs droits et sentiront leurs forces », écrit Marat en 1789 ; “pour que le peuple veuille jouir de ses droits, il faut qu’il les connaisse », ajoute-t-il : “c’est à ce point où les écrivains doivent s’efforcer d’amener la nation ».

C’est ainsi que la Révolution française devient le théâtre d’une succession de scènes au cours desquelles l’arbitraire et la contingence des inégalités de pouvoir et de richesse semblent apparaître au grand jour aux yeux des contemporains : l’invasion répétée de l’Assemblée nationale par des sans-culottes, l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue contre les planteurs esclavagistes, l’exécution du roi Louis XVI, que des sans-culottes conduisent à l’échafaud le 21 janvier 1793…

Bataille de la colline aux palmiers, de January Suchodolski (1845), représentant un épisode de la révolte d’esclaves de l’île de Saint-Domingue.

Les hiérarchies les plus évidentes sont renversées, les liens les mieux établis se voient questionnés, les institutions les plus solides menacent de s’ébranler. Un texte du planteur esclavagiste Moreau de Saint-Méry, publié sous couvert d’anonymat, témoigne de la terreur que ce processus a inspiré aux groupes dominants. Esclavagiste métis, Moreau de Saint-Méry s’inquiète pourtant, au commencement de la Révolution, de la remise en cause du “préjugé de couleur » – en vertu duquel les Noirs et les métis étaient considérés comme inférieurs aux Blancs. Il reproche aux députés anti-esclavagistes la virulence avec laquelle ils s’attaquent au “préjugé de couleur” : “tel est l’empire des préjugés lorsqu’ils tiennent à la Constitution d’un pays qu’on ne doit y toucher qu’avec la plus grande circonspection », écrit-il ; les “préjugés”, ajoute-t-il, “sont le ressort caché de toute la machine coloniale ». Les années suivantes, qui ont vu éclater une spectaculaire révolte d’esclaves à Saint-Domingue, ont donné raison aux craintes de Moreau de Saint-Méry. Les “ressorts cachés” des diverses formes de domination sont peu à peu apparus au grand jour sous la Révolution.

C’est la raison pour laquelle la Révolution française a laissé aux groupes sociaux dominants le souvenir d’une épouvantable Saturnale, au cours de laquelle les hiérarchies traditionnellement admises étaient renversées ; il suffit de lire la réaction du Pape à l’exécution de Louis XVI pour s’en convaincre : “comment se fait-il que les Chrétiens soient jugés par des hérétiques, les hommes sains par des malades, les juges par des coupables ? ».

L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Gravure de Georg Heinrich Sieveking réalisée la même année.

Tocqueville est un observateur lucide de ce processus, qu’il nomme “révolution démocratique” dans le premier tome de sa Démocratie en Amérique. Avant 1789, écrit Tocqueville, les individus considéraient leur infériorité comme “un effet de l’ordre idéal de la nature” ; la Révolution fait perdre à l’inégalité son caractère naturel : “la force apparaît à tous comme la seule raison” de l’état social, et “l’idée de droit », conçue comme gardienne immuable des institutions, disparaît. Le simple exercice de la souveraineté populaire dévoile la contingence des rapports de pouvoir, mais aussi, par là-même, des normes dominantes, qu’il est possible de questionner ou renverser à l’infini. De quoi cette “révolution démocratique” est-elle le nom ? On ne compte plus les mouvements politiques et les courants de pensée qui ont vu dans le processus initié en 1789 la matrice de l’émancipation des opprimés, de Karl Marx à Derrida – qui considère la Révolution française comme un moment clef de la “déconstruction” des normes qu’il théorise -, des révolutions socialistes aux mouvements féministes ou anti-racistes…

Cette “révolution démocratique” est cependant plus ambivalente qu’elle ne le semble au premier abord. Si le processus de déconstruction des pouvoirs et des normes enclenché en 1789 est infini, ne risque-t-il pas d’ouvrir la voie, un jour, à la contestation des Droits de l’Homme ou des libertés individuelles ? Une ambivalence que l’on retrouve aujourd’hui avec les débats relatifs au RIC.

Le gouffre sans fond de la souveraineté populaire et du pouvoir constituant

Le spectre de la souveraineté illimitée du peuple a été jusqu’à inquiéter certains fervents démocrates ; la souveraineté populaire peut-elle tout contester et tout détruire, y compris les Droits de l’Homme ? Les massacres perpétrés sous la Terreur – justifiée aux yeux des plus radicaux par la défense et l’exercice de la souveraineté du peuple – ont fini par poser la question.

Où allait donc cette Révolution qui, “comme Saturne », semblait “dévorer ses propres enfants », selon le mot de Vergniaud, en une surenchère nihiliste, dont le seul étalon de valeur était la souveraineté du peuple ? Victor Hugo rend compte dans Quatrevingt-treize de cette sensation de vertige : “Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête ».

Saturne dévorant son enfant. Talbeau de Goya, peint en 1819. La figure de Saturne (l’équivalent romain de Cronos), le Titan romain qui dévorait ses enfants, devenue une allégorie de l’hybris, de la destruction des normes les plus élémentaires, a été convoquée à de nombreuses reprises pour symboliser la Révolution et la Terreur. Les monarchistes faisaient référence aux années 1792-1794 comme à une “Saturnale” ininterrompue – cette fête romaine au cours de laquelle maîtres et serviteurs échangeaient leurs rôles. Les républicains hostiles à la Terreur ont quant à eux repris l’image monstrueuse du père dévorant ses enfants. La référence à Saturne est significative : elle renvoie à une ère qui précède celle des hommes et des Dieux, à un temps, donc, où la justice n’était pas encore de ce monde.

Que faire si le peuple décide de s’attaquer aux Droits de l’Homme ? Débat éminemment contemporain. Le Contrat Social de Rousseau ne souffre d’aucune ambiguïté sur cette question : “il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne peut enfreindre ». Là où Montesquieu pense l’équilibre des pouvoirs et la protection des libertés, Rousseau théorise au contraire l’unicité et l’indivisibilité de la volonté du peuple. Est-ce d’ailleurs un hasard si Rousseau reprend aux théoriciens de l’absolutisme monarchique le concept de “souveraineté » – qui signifie rien de moins qu’un pouvoir sans limites – pour en faire du peuple le détenteur légitime, en lieu et place du monarque ? Émile Boutmy a-t-il vraiment tort lorsqu’il écrit que “Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal » ? (Etudes politiques).

C’est ainsi que sous la Révolution française se développe un courant de pensée, issu de la tradition jusnaturaliste et libérale, destiné à défendre les Droits de l’Homme et les libertés individuelles contre les abus de la souveraineté du peuple. La rédaction d’une Constitution apparaît vite comme le moyen privilégié de donner un cadre et de fixer des limites à la souveraineté populaire. Siéyès, défenseur ardent de la Révolution libérale de 1789 et critique passionné de la Révolution démocratique de 1792, s’érige comme le principal théoricien de ce courant de pensée ; il propose de figer le “pouvoir constituant” du peuple, c’est-à-dire le pouvoir de défaire et d’instituer des normes – potentiellement illimité – en un “pouvoir constitué », afin de lui donner des cadres et des bornes. “Toute constitution politique », écrit-il, “ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen » ; raison qui justifie sa limitation de la souveraineté populaire.

Le XXème siècle donne du grain à moudre à ces tentatives de cristallisation juridique du pouvoir constituant. C’est certainement le juriste Hans Kelsen qui leur a donné leur forme la plus aboutie. Défenseur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, horrifié par la révolution bolchévique comme par l’expérience fasciste, Kelsen théorise une architecture juridique complexe destinée à protéger une série de normes en les inscrivant dans une Constitution. Elle se matérialise sous la forme d’une “pyramide des normes », qui soumet l’ensemble des lois au respect de la régularité constitutionnelle (la Constitution est nommée, de manière significative, la “norme des normes » par Kelsen) ; une série d’institutions est destinée, aux yeux de Kelsen, à permettre le contrôle du caractère constitutionnel des lois. La “pyramide des normes » apparaît comme une réponse directe aux blochéviks et aux fascistes ; elle constitue un moyen de soustraire un certain nombre de normes à l’arbitraire du souverain.

Formalisation de la “pyramide des normes” telle qu’elle est théorisée par Kelsen.

L’influence de Kelsen sur la pensée contemporaine est considérable ; les manuels de droit des universités françaises actuelles se réfèrent constamment à Kelsen ; les “cours constitutionnelles », apparues après la Seconde Guerre Mondiale, destinées à vérifier la légalité constitutionnelle de telle ou telle loi, sont inspirées par les réflexions de Kelsen. Récemment, un certain nombre de responsables politiques ou de journalistes ont déclaré leur soutien au RIC, mais à condition de l’inscrire dans un cadre constitutionnel qui l’encadrerait sévèrement, et qui l’empêcherait de statuer sur les questions de société, afin que les libertés individuelles ne soient pas menacées ; c’est encore un avatar de la pensée de Kelsen.

Réactualisation contemporaine d’une hantise vieille de deux siècles.

Il n’a pas été très difficile au juriste Carl Schmitt, le grand critique de Kelsen, de contester ce qu’il considère comme un “impérialisme du droit” dans la science politique. Il reproche à Kelsen d’hypostasier le droit, de l’étudier en voilant les dynamiques politiques desquelles il est issu : “on a affaire à la vieille négation libérale de l’Etat face au droit, et à l’ignorance du problème autonome de l’effectuation du droit » (Théologie politique). Le schéma de la “pyramide des normes » kelsenienne n’est valable qu’aussi longtemps que sommeille le pouvoir constituant, qui est la véritable “source sans fond de toutes les formes ». “Écrire une Constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant », écrit-il dans sa Théorie de la Constitution : “le pouvoir constituant continue à exister à côté de la Constitution et au-dessus d’elle ».

Le vertige de la réinvention démocratique

On peut retirer quelques enseignements de cette mise en perspective.

Il semble tout d’abord surprenant que le RIC soit systématiquement envisagé sous l’angle de la menace pour les libertés acquises, plutôt que comme une arme pour celles qui restent à conquérir. Il semble paradoxal de voir certaines personnalités “progressistes” s’en prendre au RIC, sous prétexte qu’il ouvrirait la voie à la déconstruction des normes établies – à l’instar de ce député LREM qui craint que “le RIC ne permette la révocation de n’importe quelle loi progressiste », et n’ouvre la voie à de “graves atteinte aux droits des femmes » – alors que les mouvements identifiés comme “progressistes” se sont précisément bâtis sur l’idée que la déconstruction des normes instituées avait un potentiel libérateur. Le RIC est porteur de l’ambivalence qui était celle de la “révolution démocratique” théorisée par Tocqueville, ce processus où les rapports sociaux, l’ordre institué et les normes dominantes sont radicalement mis en question et apparaissent dans toute leur contingence. Le RIC, comme l’exercice de la souveraineté populaire sous la Révolution française, porte en lui la potentielle déconstruction des droits les plus incontestés… mais aussi le questionnement des formes de violence et de domination les plus dissimulées – et donc la promesse de la conquête de nouveaux droits. La situation des femmes en France, pour reprendre l’exemple ci-dessus, est-elle satisfaisante au point que la menace de la perte de droits soit plus forte que la promesse de la conquête de nouveaux droits ? La question mérite d’être posée.

On peut très bien juger que le statu quo, avec toutes ses imperfections, mérite d’être défendu, car il est préférable à une série d’attaques contre les libertés individuelles qui pourraient être portées si le RIC était mis en place. Mais dans cette configuration, qu’est-ce qui garantit en dernière instance la pérennité des libertés individuelles ? Si l’on craint que les droits acquis soient menacés par l’existence potentielle du RIC, on doit craindre à plus forte raison qu’ils soient menacés par l’existence, bien réelle, d’une Assemblée nationale souveraine – l’Assemblée nationale n’étant pas une institution intrinsèquement garante des droits individuels ! Il est d’ailleurs curieux que les opposants au RIC, inquiets de la menace qu’il ferait peser sur les droits individuels, ne s’inquiètent jamais des dangers que le système de démocratie représentative fait peser sur ces mêmes droits individuels – non pas dans un futur hypothétique, mais bien actuellement. Dans une démocratie semi-directe où le RIC serait institutionnalisé, du moins la possibilité de débattre d’une loi ou d’un sujet de société ne serait-elle jamais écartée – et un vote conservateur pourrait être contredit quelques années plus tard par un vote progressiste portant sur le même sujet. Dans le système actuel de démocratie représentative, où la temporalité politique est exclusivement fixée par les pouvoirs institués, qu’est-ce qui garantira la défense des libertés individuelles, des droits des femmes ou des minorités, le jour où un parti ultra-conservateur prendrait le pouvoir à l’Elysée et à l’Assemblée nationale ?

Il semble que le danger pointé du doigt par les opposants au RIC – la mise en cause de droits fondamentaux par le pouvoir souverain – soit déjà présent dans le système actuel. Ce danger ne concerne pas seulement le RIC, ou la démocratie participative : il concerne tout simplement la souveraineté. Il a partie liée à ce que Carl Schmitt nomme à la suite de Siéyès le “pouvoir constituant », c’est-à-dire le pouvoir infini de déconstruire et d’édicter des normes et des lois. Le problème semble donc mal posé. Le débat n’oppose pas défenseurs des droits et défenseurs de la souveraineté populaire. Il oppose plutôt une posture que l’on pourrait qualifier d’essentialiste et une autre, que l’on pourrait qualifier de constructiviste.

La posture essentialiste est celle qui consiste à se référer à un certain nombre de droits acquis, et à vouloir les garantir par une série d’institutions, de normes constitutionnelles ou juridiques – une démarche dont Kelsen a fourni la formalisation la plus aboutie.

La posture constructiviste implique d’admettre le caractère contingent, aléatoire et réversible des normes dominantes, de la législation existante et des droits acquis ; et de considérer cette contingence et cette réversibilité non comme une menace, mais comme une arme pour la conquête de nouveaux droits. Cette démarche implique donc de penser l’institutionnalisation des cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire, plutôt que de chercher à sanctuariser les droits acquis en une forteresse juridique – qui peut de toute manière s’effondrer.

Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement antinomiques (on peut très bien considérer certains droits comme essentiels, se réjouir de leur constitutionnalisation, tout en admettant leur caractère contingent) ; mais il semblerait que l’on ait tendance à surestimer les bienfaits de la première, et à sous-estimer la pertinence de la seconde. Est-il vraiment besoin de s’étendre longuement sur le bien-fondé des objections que Schmitt adresse aux disciples de Kelsen ? Il est tout à fait possible de souhaiter – au nom de la défense des Droits de l’Homme – la restriction de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, le rétrécissement de la souveraineté parlementaire par le cadre constitutionnel, l’encadrement du cadre constitutionnel lui-même par une série de traités internationaux contraignants, destinés à sanctuariser un certain nombre de droits essentiels. Cette logique de poupées russes prend fin lorsque le pouvoir souverain décide tout simplement de récuser le cadre constitutionnel ou les engagements internationaux – la vague conservatrice qui frappe l’Europe de l’Est depuis une décennie montre qu’aucun droit n’est acquis de manière irréversible, et que le pouvoir normatif des traités internationaux pèse bien peu, par rapport au pouvoir bien réel du souverain. Une défense conséquente des droits individuels ne peut donc se limiter à une tentative d’encadrement ou de limitation du pouvoir souverain ; elle doit également en penser les modalités d’exercice.

L’acceptation du caractère contingent de toutes les institutions, normes et lois, procure au premier abord une sensation de vertige. Rousseau écrit, dans ses Fragments politiques : “chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de la durée du corps politique est absolu, indépendant de ce qui précède, et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut ». La souveraineté populaire de Rousseau apparaît donc douée de la même indétermination que la liberté de Sartre : sans attaches avec le passé, elle se conçoit comme réinvention perpétuelle et démiurgique.

Il importe de relativiser cette sensation de vertige ; car si le pouvoir souverain de déconstruction des normes est théoriquement infini, il ne l’est pas en pratique. Si le pouvoir souverain est – par la nature des choses – illimité, il n’en devient pas nécessairement arbitraire pour autant. Dans sa Théorie de la Constitution, Carl Schmitt note ce paradoxe étonnant : les périodes de révolution, lors desquelles les normes les plus élémentaires sont questionnées et dissoutes, n’ouvrent jamais sur des périodes d’anarchie ou de chaos ; un ordre alternatif se remet en place, à la même vitesse que l’ancien a été aboli. Le pari de Rousseau était précisément la mise en place d’un nouvel ordre – politique, juridique, moral -, qui profiterait à tous, et non à une minorité. C’est que le “peuple” de Rousseau n’est pas une entité abstraite, ou un amas d’individus isolés. C’est, pour reprendre l’expression de Saint-Just, une “communauté d’affections », dans laquelle tous les individus sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance commune et un devoir de solidarité mutuel. Sans une telle “communauté d’affections” – produite par une éducation commune, une série d’institutions qui favorisent le développement de ce sentiment de responsabilité mutuelle -, sans ce sentiment d’appartenance à un même corps, le “peuple », tel que l’entend Rousseau, ne peut exister, et la souveraineté populaire ne peut qu’être une chimère. C’est pourquoi Rousseau estimait que la logique en vertu de laquelle un peuple prend conscience de lui-même comme peuple, pousserait le citoyen à protéger son semblable comme s’il s’agissait de lui-même : la souveraineté populaire est indissociable pour lui de la responsabilité des individus les uns envers les autres.

La Constitution de juin 1793

C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de juin 1793 ne distinguaient jamais l’institutionnalisation de la souveraineté populaire et la défense des Droits de l’Homme. La souveraineté du peuple était, pour eux, le moyen de favoriser l’émergence d’une éthique de la responsabilité collective. Ils estimaient que si les cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire étaient instaurés (éducation, institutionnalisation d’Assemblées populaires, construction d’un véritable espace public de libre débat, mécanismes de participation démocratique, etc.), les citoyens ne pourraient que tendre vers un ordre des choses où les droits de chacun seraient protégés par tous les autres. La reconnaissance de l’égalité radicale entre les hommes, que présuppose la mise en place d’institutions démocratiques, ne pourrait qu’encourager la prise en compte de l’égalité de leurs droits. Cet idéal de solidarité organique a été synthétisé dans l’article 34 de cette Constitution : “il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ».

Optimisme démesuré ? Assurément. Il n’empêche : penser les conditions d’apparition d’un devoir d’assistance mutuelle dans le cadre de la souveraineté populaire semble être un moyen plus pertinent de conserver les droits acquis, que de les sanctuariser dans une Constitution et une série de traités internationaux – dont on espère religieusement que jamais le souverain ne décidera de les récuser.

C’est d’ailleurs dans cette mesure que l’on pourrait critiquer le RIC qui, en tant que tel, apparaît comme une modalité atrophiée de réforme démocratique. Certains de ses partisans tendent à le considérer comme une simple mesure technique, sur le mode d’une baguette magique qui réaliserait miraculeusement la souveraineté du peuple. Si la mise en place d’un RIC n’est pas accompagnée d’une série de réformes visant à faire émerger un véritable espace démocratique qui permette la délibération, la participation populaire et qui favorise l’apparition d’un esprit civique, la souveraineté populaire ne deviendra pas autre chose que ce qu’elle est actuellement : une simple formule.

RIC : risques et vertus de l’expression citoyenne

© Capture d’écran : YouTube

Qui aurait bien pu parier qu’une insurrection contre la hausse des prix de l’essence mènerait à la remise en cause des institutions de la Vème République ? Le mouvement des gilets jaunes renouvelle le champ de la contestation sociale, prenant de court bon nombre d’éditorialistes et de politiciens. L’appel à un Référendum d’initiative citoyenne est ainsi devenu l’un des leitmotivs du mouvement et un sujet très apprécié du débat public. Tantôt présenté comme dangereux, tantôt vu comme la mesure salvatrice d’une sortie de crise, il déchaîne les déclarations et les imaginations. Pourtant, l’essentiel du débat sur le RIC pourrait se jouer non pas sur son principe mais sur ses modalités.


Pour quiconque arpente les rues et les ronds points à l’écoute des slogans et des discussions des gilets jaunes, il est presque impossible d’échapper à l’enthousiasme que soulève le Référendum d’initiative citoyenne. La capacité d’une telle idée à pénétrer les couches les plus hétéroclites de la société impressionne [1]. L’ampleur de sa diffusion ne saurait toutefois la laisser longtemps sans contradicteurs. Car comme toutes les procédures institutionnelles, le RIC présente des risques qui sont pour l’instant difficiles à évaluer du fait du caractère inédit du dispositif. On s’inquiète ici ou là du retour de la peine de mort, d’une révision du mariage pour tous, d’une multiplication des niches fiscales etc. Sans tomber dans un scepticisme qui céderait à la paranoïa, et en gardant en tête que la plupart de ces risques existent de la même façon lors des élections que nous pratiquons de longue date, il n’est pas inutile de les détailler, ne serait-ce que pour réfléchir à leurs éventuelles solutions.

Bien sûr, rien ne permet de présumer l’irresponsabilité ou l’égarement idéologique du peuple français. Mais un pouvoir constituant qui souhaiterait inscrire le RIC dans les textes constitutionnels, ne pouvant connaître de l’avenir, doit tout envisager, le pire comme le meilleurs, et serait de toute façon bien obligé d’y fixer des conditions. Car il n’existe pas à ce jour de démocratie « à l’état pur »[2]. Même le référendum en est une approximation. D’un point de vue démocratique, le RIC, au même titre que n’importe quelle institution, n’en serait qu’une voie de médiation, un outil de réalisation nécessairement imparfait mais également perfectible.

Le RIC en quelques mots

Qu’est-ce que le RIC ? C’est une procédure institutionnelle qui permettrait à une fraction du corps électoral de déclencher la tenue d’un référendum sur une question donnée. Dans sa version la plus extensive soutenue par certains gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession qui se résume en quatre prérogatives fondamentales : un pouvoir constituant, à savoir le droit de réviser ou réécrire la constitution ; un pouvoir abrogatoire, permettant d’abroger une loi ; un pouvoir législatif, pour créer une loi ; et enfin un pouvoir révocatoire, afin de révoquer un élu.

Dans sa version la plus extensive, soutenue par de nombreux gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession.

La possibilité d’organiser un référendum sur initiative citoyenne existe déjà dans plusieurs pays, notamment la Suisse, que l’on cite abondamment. Toutefois, aucun pays ne combine la possibilité de ces quatre pouvoirs[3].  Souvent assimilé à l’idée d’une démocratie directe et à une conception populaire de la souveraineté démocratique, le RIC a quelques antécédents dans la tradition politique française, notamment la révocation des élus sous la Révolution.

En l’état, la constitution française prévoit la possibilité d’organiser un référendum à l’initiative du Parlement, soutenu par un corps de citoyens. Cependant, les conditions relativement inaccessibles du Référendum d’initiative partagée (RIP) et son périmètre encore équivoque l’ont pour l’instant maintenu hors de portée de la vie politique française[4]. La voie la plus logique d’adoption du RIC serait donc une révision constitutionnelle de l’article 11 qui transformerait le RIP en RIC.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:RIC_CARL.jpg
Pouvoirs extensifs du RIC @Mielchor

Le RIC en question

Tant au sein de ses détracteurs que de ses défenseurs[5], l’éventualité du RIC génère une myriade de défis procéduriers plus ou moins complexes mais pose également des questions sur la survie même de notre ordre institutionnel et juridique. Ainsi, la mise en place du RIC dans sa version la plus extensive comprenant les quatre pouvoirs s’avère délicate sur trois points : les libertés fondamentales, la gestion du budget de l’état et la stabilité du pouvoir.

En matière de libertés fondamentales

La démocratie française s’est constituée autour de l’avènement historique de l’individualisme. Il existe ainsi une association tacite entre le droit du citoyen à décider de la vie de la cité et sa protection contre l’arbitraire d’un pouvoir ou d’une foule, au point qu’on amalgame fréquemment libéralisme politique – droits de l’Homme, État de droit – et démocratie. En pratique, le régime des libertés fondamentales contribue à atténuer les faiblesses du principe majoritaire qui fonde la démocratie moderne : comment éviter l’oppression d’une minorité par la majorité ? La protection des droits et libertés de chaque individu rend le jeu démocratique d’autant plus acceptable qu’il nuance la tendance contemporaine à confondre la majorité avec la totalité du peuple. Il apparaît évidemment impensable que les garanties de nos libertés fondamentales restent éternellement hors de portée du suffrage universel, ne serait-ce que pour créer de nouveaux droits, par exemple. Celles-ci ont d’ailleurs déjà été soumises au vote des Français par le passé, quoi que de manière incomplète. On peut craindre cependant que le simple principe de majorité absolue, qui réunit 50% des suffrages, ne puisse suffire à légitimer une révision de nos libertés. Et c’est assez logiquement qu’on refusera à une majorité la décision des limites de la puissance majoritaire. La capacité d’intervention du RIC dans le domaine des droits fondamentaux suppose dès lors de réunir une masse de suffrage qui puisse représenter une volonté qualifiée de « supra majoritaire ». Une majorité « qualifiée » donc, dont la représentativité minimum requise s’appréciera en fonction des suffrages exprimés mais aussi de la participation électorale. Le juste agencement entre ces deux exigences, d’un côté un quorum en nombre de votes (c’est-à-dire la proportion des suffrages exprimés) et d’un quorum en nombre de votant (partition électorale), reste largement sujet à débat. L’enjeu pour cette majorité spéciale est de se distinguer clairement des majorités ordinairement requises pour un référendum de l’article 11 (plus de 50% de suffrages, aucun seuil minimum de participation). Dans la mesure où les actuels droit fondamentaux régissent en théorie notre ordre juridique (en particulier la procédure pénale), un tel dispositif garantirait également l’impossibilité de voter une loi qui leur soit contraire par un référendum à majorité simple.

En matière fiscale et budgétaire

La thématique fiscale est un point particulièrement sensible, qui pose des questions complexes et paradoxales. L’existence même d’un système fiscal suppose en effet un consentement obtenu généralement de manière plus ou moins coercitive et l’on imagine assez mal le corps électoral, même le plus attaché à la chose publique, se contraindre spontanément aux charges et aux impôts qui financent pourtant jusqu’à la possibilité même de l’action politique. Que se passerait-il si chacun avait la possibilité de demander la réduction de ses impôts ? En même temps, la place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public qui prendrait a minima la forme d’un droit de regard, et de façon plus extensive la possibilité d’intervenir dans le processus budgétaire. Cette contradiction peut toutefois être nuancée par la dimension majoritaire du référendum. Les contribuables qui souhaiteraient par exemple modifier le taux d’imposition de leur tranche ou le commerçant qui voudrait réduire la TVA à laquelle est soumise ses produits, auraient beaucoup de mal à être suivis par une majorité de Français aux intérêt économiques divergents et aux situations fiscales différentes. Le risque se concentrerait donc plutôt sur le scénario d’une décision collective de baisser simultanément les impôts de tout le monde, ce qui ne manquerait pas de poser quelques problèmes de finances publiques.

La place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public.

Requérir une majorité absolue ou qualifiée pour valider une mesure de ce type n’y changerait pas grand chose. La solution réside peut-être dans un encadrement du RIC dans le domaine fiscal par des principes qui permettraient de le rendre constructif. On pourrait imaginer par exemple un principe d’équilibre ou de réciprocité qui oblige toute intervention dans le budget national à proposer une symétrie entre les recettes et les dépenses amendées. Par exemple, un impôt ne pourrait être supprimé qu’à condition d’en détailler le financement, puis en envisageant son remplacement ou en lui substituant un autre impôt équivalent, soit par l’emprunt public, soit en indiquant explicitement quelle dépense publique sera amputée du manque à gagner. Parallèlement, on pourrait limiter le RIC à une capacité d’intervention fiscale ponctuelle ce qui favoriserait sans doute la hiérarchisation des revendications et donnerait la priorité au traitement des dispositifs fiscaux les plus unanimement perçus comme injustes. Le budget étant discuté tous les ans au Parlement, les Français auraient ainsi la possibilité d’intervenir chaque année sur une ou deux mesures fiscales emblématiques, complétant et contrôlant ainsi le travail parlementaire qui garderait toute son importance.

© Olivier Ortelpa

En matière de stabilité et de continuité du pouvoir

Il s’agit du reproche le plus répandu à l’encontre du RIC : si l’on pouvait révoquer un élu tous les deux jours, il deviendrait impossible de gouverner le pays et l’on retomberait dans ce climat d’agitation et de paralysie qui caractérisait notamment la IVème République. Néanmoins, il s’agit d’une mesure qui peut facilement être encadrée, en empêchant le renouvellement trop hâtif des élus, grâce à l’accord d’une période probatoire par exemple. Durant la première partie de son mandat, l’élu disposerait ainsi d’un temps pour déployer les grandes orientations de sa politique, que le citoyen pourrait ensuite juger en connaissance de cause. Toutefois, au terme de cette période d’essai, comment faire face à l’éventualité d’un désaveu ? La révocation d’un élu implique en effet l’organisation d’une nouvelle élection et avec celle-ci, une nécessaire période de campagne. Faut-il alors considérer que la campagne du référendum de révocation constitue en fait le début d’une campagne de potentielle élection ? Ou faut-il prévoir au contraire un délai important entre une révocation et une nouvelle élection ? D’autre part, il faut déterminer les conséquences qu’aurait le scrutin pour l’élu concerné : après une révocation, peut-il se présenter tout de même à la nouvelle élection ? S’il est maintenu au pouvoir par les urnes, bénéficie-t-il d’une nouvelle période probatoire ? On pourrait craindre que la multiplication des campagnes offre d’autant plus d’occasions aux candidats d’exercer une démagogie de circonstance. C’est oublier un peu vite que les postures et les contorsions de la communication politique sont loin de se limiter aux périodes d’élections. L’exercice du pouvoir est devenu aujourd’hui une sorte de campagne permanente de conquête de l’opinion. Dans ces conditions, qu’une telle situation débouche sur des scrutins plutôt que sur une compilation de sondages politiquement stériles pour le plus grand nombre paraît finalement assez positif. Mais la question de la stabilité du pouvoir ne se pose pas seulement pour la révocation d’élus. Elle interroge également les sujets diplomatiques. La possibilité de ratifier ou de dénoncer un traité international engage la capacité d’action diplomatique de l’État, puisqu’il peut rendre incertain la pérennité de ses engagements internationaux. Même en considérant que tous les traités internationaux qui ont un impact significatif sur l’État et le fonctionnement de la société française (accords de libres échanges, traités fondateurs de l’UE, alliances militaires, conventions pénales internationales etc.) devraient être ratifiés préalablement par référendum, reste la question de la durée de la validité des accords signés. La nécessité d’un débat sur l’équilibre à trouver entre stabilité diplomatique et contrôle démocratique des traités s’impose.

Les conditions d’application du RIC

De manière plus générale, il apparaît de ces différents cas pratiques qu’un certains
nombre de paramètres se dégagent avec lesquels le futur constituant devra sans doute
composer pour l’intégration du RIC à notre ordre constitutionnel.

D’abord, la qualité du débat public. Comme l’affirment certains constitutionnalistes le
premier facteur de qualité des décisions, c’est la qualité des campagnes et du
débat public qui les animent [8]. Ce qui dépend de la durée des campagnes (pour lesquelles l’article 11 ne pose aucune condition) mais aussi de leur organisation médiatique (temps de parole, débats entre représentants) et institutionnelle (création  d’assemblées citoyennes locales, organisation de débats au niveau communal …) A ce titre, sans doute peut tirer quelques enseignements de la campagne du référendum de 2005 qui avait généré une participation électorale assez élevée (69% du corps électoral).

Ensuite, la fréquence des scrutins. Qu’il faudra déterminer pour chaque disposition : durée des périodes probatoires pour les élus, pour les lois, annualité du travail budgétaire, la période de validité des traités, la fréquence des révisions constitutionnelles …

La question de la masse citoyenne doit déterminer combien de citoyens participeront à chaque étape du processus. Quel est le seuil de déclenchement du RIC, combien faut-il de pétitionnaires ? On parle parfois de 1% du corps électoral (soit environ 450 000 citoyen), ou de 700 000, voire d’un million ou deux millions de personnes… Doit-on d’autre part exiger un taux de participation minimum pour attester de la validité du référendum ? C’est par exemple le cas en Italie pour la dimension abrogatoire, où 50% de participation est requise.

À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale […]. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs.

De plus, la réflexion sur les modes de scrutins alternatifs se développe de manière significative ces dernières années. En plus du scrutin binaire existent ainsi plusieurs configurations alternatives : scrutin préférentiel (classement par ordre de priorité des propositions), scrutin par notation (chaque proposition est notée pour elle même), etc. À noter toutefois que la familiarisation des citoyens avec ces nouveaux types de votation nécessiterait sans doute plusieurs occasions de pratique, d’où peut-être l’intérêt de les expérimenter d’abord localement. La proposition référendaire pourrait aussi être soumise à certains principes régulateurs, comme l’intelligibilité de la question et du projet de loi, le principe de financement en matière budgétaire ou l’obligation d’un plan détaillé de mise en œuvre de la mesure proposée.

L’articulation avec les autres pouvoirs est aussi un point central du débat. À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale, que ce soit celle du président ou des parlementaires, qui seront contraints de partager ces prérogatives avec l’expression populaire. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs. Sauf à se passer complètement de la représentation politique, ce qui dans un pays de 67 millions d’habitants ne semble pas à l’ordre du jour, il apparaît inévitable de préciser le rôle et le périmètre de ces deux types de pouvoir et, dans la mesure du possible, de les optimiser. L’idée d’une implication du Parlement, qui aurait la possibilité, voire l’obligation, d’examiner le futur sujet du RIC en séance, semble à ce titre une piste intéressante [9]. Que faire toutefois, lorsque le texte amendé est jugé dénaturé et est rejeté par le suffrage universel, faut-il recommencer tout le processus ? Par ailleurs, si la démocratie locale ou participative ne peut à elle seule résoudre la crise de nos institutions (la plupart des revendications des Gilets Jaunes – hausse SMIC, baisse des taxes, ISF, CICE, retraites, indemnités des élus – relèvent du pouvoir national, et plus précisément de Bercy), elle peut indéniablement jouer un rôle fondamental dans l’organisation du débat public et l’élaboration des textes proposés au RIC.

Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est décisif.

D’autre part, il parait indispensable de vérifier la compatibilité de la mesure proposée avec l’ensemble des dispositions constitutionnelles, avant d’enclencher le processus d’une campagne nationale sur le sujet. Ce qui suscite un problème particulier d’articulation avec l’organisme chargé de garantir la validité de la procédure. On imagine que l’on n’échappera pas à une réforme profonde du Conseil Constitutionnel, dont la partialité politique est de plus en plus problématique [10] si l’on fait le choix logique de lui confier cette tâche. Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est en effet décisif.

Enfin, bien que le dispositif institutionnel comporte une part irréductible de technicité, son utilisation devra être la plus simple possible pour les pétitionnaires comme pour les votants. Cela suppose un nombre raisonnable de formalités, mais également une certaine continuité institutionnelle et un symbolisme dans les chiffres, comme un seuil de déclenchement à 1% du corps électoral ou 1 millions de citoyens par exemple, une participation électorale de 50%, une majorité qualifiée aux 3/5, comme c’est le cas pour le Parlement au sujet de la révision constitutionnelle actuelle [11].

Le RIC sauvera-t-il la Vème République ?

Ironie de l’histoire politique, ce référendum qui fait aujourd’hui trembler tant de partisans du régime présidentiel a justement été popularisé par la Vème République ! Avant 1958, le référendum était vu comme une institution césariste par les républicains, relativement méfiants à son égard. La tendance à personnaliser fortement les enjeux du scrutin autour de la figure présidentielle s’explique d’ailleurs par ce passif plébiscitaire de l’outil référendaire. Rien ne permet toutefois d’affirmer qu’il en sera de même avec le RIC : la personnalisation du scrutin est fortement liée au monopole de l’initiative du référendum. On peut ainsi supposer que plus l’initiative est répandue, plus le risque de personnalisation est dilué. En revanche, la pratique du référendum, instituée par la Vème République, gardera sans doute certaines de ses caractéristiques, celle d’une dimension solennelle et relativement ponctuelle, associée à une très forte autorité politique.

Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée Nationale de la IVe République.

Plus intéressant encore : le RIC offre la possibilité inédite de franchir un degré de plus dans le processus de rationalisation de notre régime républicain, et d’encadrer un exécutif qui s’émancipe toujours plus du principe d’équilibre des pouvoirs. Car l’intérêt du RIC ne réside pas seulement dans sa part de démocratie directe, mais également dans sa faculté de contrôle de la représentation. De la même manière que la prérogative présidentielle de dissolution de l’Assemblée Nationale fait planer sur celle-ci la menace d’un retour aux urnes anticipé, le RIC aurait le même effet sur tous les élus et en particulier sur le président de la République. Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable [12] au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée nationale de la IVème République, c’est à dire encadrée par des outils visant à discipliner l’exercice de sa fonction.

Le RIC se révèle donc être une option institutionnelle prometteuse dans la mesure où ses modalités le rendraient à la fois relativement exceptionnel tout en restant raisonnablement praticable. L’enjeu est ici – comme bien souvent dans notre histoire constitutionnelle – de trouver un compromis satisfaisant entre une stabilité minimum du pouvoir, pour que les décisions aient le temps et l’espace de déployer leurs effets, et un usage maximum du principe démocratique, afin que la souveraineté du peuple se matérialise le plus souvent possible. Pour cela il s’agit de trouver le point d’équilibre entre l’accessibilité du dispositif, qui lui donnera sa légitimité, et ses formalités, qui garantiront la pérennité des mesures prises. Cette ligne de crête se trouve quelque part dans l’agencement subtil de ces différents paramètres, que nous avons ici tenté de lister et dont la combinaison définitive nous apparaîtra vraisemblablement qu’après quelques années de pratiques.

L’hypothèse du RIC exige donc un débat riche et vigoureux sur ses modalités qui durera vraisemblablement encore un certain temps. Mais la force et la consistance que prend l’idée dans le corps social nous laisse tout de même quelques chances de voir un jour les Français retrouver le chemin des urnes pour un référendum… sur le RIC.

 


[1] Entre 60% et 80% des Français, selon un sondage Harris Interactive : https://www.huffingtonpost.fr/2019/01/02/le-ric-seduit-la-grande-majorite-des-francais_a_23631681/

[2] La démocratie chimiquement pure n’existe pas dans l’Histoire. Elle est toujours médiatisée par des institutions partiellement confiscatoires. Tout se joue dans leur légitimité. Un texte intéressant sur la question : https://usbeketrica.com/article/la-democratie-en-tant-que-systeme-n-existe-pas-c-est-un-principe-vers-lequel-on-tend

[3] Ainsi le système suisse ne permet pas la révocation, les systèmes italien ou californien excluent les traités internationaux et les mesures budgétaires. https://www.franceculture.fr/politique/referendum-dinitiative-citoyenne-quels-modeles-etrangers-inspirent-les-gilets-jaunes

[4] Pour le déclenchement du Référendum d’initiative partagée, il faut selon l’article 11 alinéa 3 de notre constitution, réunir un cinquième des membres du Parlement soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Soit environ 92 députés et sénateurs et 4 millions et demi d’électeurs. Le dispositif concerne par ailleurs les projets de lois sur des « réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent » mais mentionne également l’organisation des pouvoirs publics qui relèverait a priori plutôt de la révision constitutionnelle (article 89). D’autre part s’il n’est pas possible d’intervenir sur les traités internationaux eux-mêmes, il est possible de mettre en cause une disposition légale qui tendrait « à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

[5] Comme par exemple sur la plate forme en ligne Parlement et Citoyens : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48

[8] Entre autres Julien Talpin : https://www.liberation.fr/debats/2018/12/20/un-ric-sous-conditions_1698963, ou encore Laurence Maurel : https://theconversation.com/referendums-assemblees-citoyennes-des-propositions-a-ne-pas-sous-estimer-108927

[9] Une idée relativement répandue https://www.lemonde.fr/politique/video/2018/12/20/le-referendum-d-initiative-citoyenne-est-il-une-bonne-idee_5400515_823448.html

[10] L’intégralité de ses membres est nommée par des élus (président de la République, président de l’Assemblée, président du Sénat), ce qui ne manque pas de poser des questions sur son indépendance politique : http://cred.u-paris2.fr/sites/default/files/cours_et_publications/Cahiers%20Justice%20-%20CC%20.pdf

[11] Mentionné à l’article 89-3 de la constitution.

[12] Techniquement, on parle « d’irresponsabilité politique » du président : http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/fonctionnement/president-republique/role/pourquoi-parle-t-on-irresponsabilite-politique-du-president-republique.html

Acte IX : le grand débat national n’apaise ni la colère ni la répression policière

En colère, toujours mobilisés et déterminés, 8000 gilets jaunes ont marché dans Paris samedi 12 janvier à l’occasion de l’acte IX, témoignant de la force inépuisable du mouvement. Alors que va s’ouvrir cette semaine le grand débat national voulu par Emmanuel Macron, de nombreux manifestants ne souhaitent maintenant plus qu’une chose, la démission du président et la dissolution de l’Assemblée nationale. Calme, festive, la manifestation n’a donné lieu à aucun incident majeur, ni pillage, ni policier battu. Du côté des manifestants en revanche, plusieurs blessés ont été signalés, la plupart touchés par des tirs de flashballs, dont un au visage. Récit de l’acte IX, de la Bastille à l’Arc de Triomphe.


Midi, la Place de la Bastille est jaune de monde. Florence, conditionneuse dans une usine de parfums exulte. « C’est la première fois que je vois ça, autant de monde qui se réunit pour les mêmes causes », lance-t-elle à propos du mouvement. Déléguée syndicale, Florence est une habituée des mobilisations. Mais cette fois, sans leader, sans ligne politique ni parti, un mouvement comme celui-ci se distingue profondément, se dont elle se réjouit.

Déterminée, Florence n’attend plus qu’une chose : la démission d’Emmanuel Macron. « C’est nous qui décidons, c’est nous qui devrions gérer la France, pas Macron », assène-t-elle. Elle évoque un ras-le-bol général ressenti par les Français : « trop de taxes, trop d’impôts. Il en faut, des impôts, rectifie Florence, c’est ça qui nous apporte le social, mais en même temps t’en a plein au-dessus de nous qui en profitent trop, on devient des esclaves, c’est plus possible ». La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Rejoints par l’imposant cortège parti de Bercy, 8000 gilets jaunes débutent la marche, en direction de la place de l’Étoile. Sur le chemin, les slogans fusent en direction d’Emmanuel Macron et de Christophe Castaner. Le slogan Macron démission sera répété en boucle toute la journée.

À Paris, l’acte IX a rassemblé bien plus de monde que l’acte XVIII du samedi précédent, où 3500 personnes avaient manifesté. © Simon Mauvieux

La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Dans la foule, un slogan écrit sur un gilet jaune détonne. « Écologie oui, vivre aussi ! », peut-on lire sur le dos d’une manifestante. Cette infirmière de Corbeil-Essonnes, la trentaine, revendique fièrement son engagement écologiste. Dans un mouvement accusé un temps d’être insensible à l’environnement à cause de son mécontentement face à la hausse des prix de l’essence, cette plaidoirie est significative.

« Ça fait partie des revendications générales, un mode de vie qui respecte le monde dans sa globalité. Si on veut arrêter d’appartenir à ce système hyper capitaliste, il faut changer notre système de consommation et l’écologie va dans ce sens », explique-t-elle. « Beaucoup de gens sont pour l’écologie, ils seraient ravis de changer de voiture et d’avoir accès aux transports en commun. Mais quand on est smicard ou qu’on ne gagne qu’un peu plus que le SMIC, on ne peut pas avoir de véhicule propre. On habite à la campagne parce qu’on ne peut pas se payer un logement en ville. C’est un déclencheur, mais ça fait longtemps que ceux qui travaillent en ont marre de plus pouvoir payer leurs courses à la fin du mois ».

Nicolas, enseignant à Paris, nous livre son analyse des gilets jaunes : « C’est un mouvement très déterminé, mais quand on regarde la télé, on met en avant les violences pendant les manifs, elles existent oui, mais c’est une réponse à la violence institutionnelle. Il y a des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et de gardes à vue, la répression est très violente. L’appel de Luc Ferry au meurtre cette semaine, les gens sont énervés », s’indigne-t-il. « Les gens qui sont là, c’est des gens ordinaires, ce ne se sont pas des gens qui veulent tout casser », poursuit Nicolas.

Cette infirmière de Corbeil-Essonnes pointe du doigt le manque de moyen de nombreux français à qui on demande de réduire leur empreinte écologique. © Simon Mauvieux.

Un peu plus loin, Béatrice, assistante maternelle à Montreuil, abonde. « J’aimerais bien que ce soit calme, que plus de gens puissent manifester. C’est difficile pour les familles de venir, je connais plein de gens qui n’osent pas venir parce qu’ils ont peur. À force de montrer des images de poubelles qui brûlent, ça fait peur aux gens », détaille-t-elle.

8000 gilets jaunes nassés place de l’Étoile

Quelques heures après le début de la marche, le cortège arrive place de l’Étoile. Il est 14 heures quand les premières grenades lacrymogènes sont tirées, alors que la police tente de couper la manifestation en deux, sans grand succès. Les lignes de CRS finissent par reculer pour laisser entrer tout le monde sur le gigantesque rond-point qui encercle l’Arc de Triomphe. Au centre, le monument est protégé par des barrières, une ligne de CRS et quelques blindés de la police. La place se remplit et l’ambiance est festive pendant près d’une demi-heure. La tension finit par monter sans que personne ne sache qui a lancé la première pierre ou la première grenade lacrymogène.

Des dizaines de grenades lacrymogènes ont été lâchées sur la Place de l’Étoile. © Simon Mauvieux

Il est 15 heures place de l’Étoile et l’air est irrespirable. Pendant que des manifestants affrontent la police d’un côté de la place, de l’autre, certains s’occupent. Un petit groupe chante en chœur le Chant des partisans, un autre a créé un semblant de piste de danse, aidé par une énorme sono qui crache de la techno. Ces scènes de liesse sont régulièrement ponctuées par des explosions ou des nuages de gaz. Les chanteurs reculent, et reprennent en chœur.

Pascal, chômeur depuis peu, observe l’agitation de la place avec un ami. Sa mobilisation a commencé sur un rond point, à Chartres, avant de venir tous les samedis à Paris. Et il reviendra. Comme tout le monde ici, Pascal est déterminé. « Au point où on en est, dit-il, il faut une dissolution de l’Assemblée Nationale et du gouvernement, à moins que notre cher président ne voie la lumière en se levant un matin et qu’il change sa politique de A à Z, avec plus de distribution des richesses, mais je n’y crois pas du tout », concède-t-il.

« Il y a de tout dans le mouvement, c’est représentatif de la population française », lance l’homme qui l’accompagne. Militaire, « le devoir de réserve » l’empêche de s’exprimer. Les militaires, lâche-t-il, sont nombreux parmi les gilets jaunes. « On a de la chance d’être du bon côté de la barrière », ironise l’homme, en pointant les CRS qui gardent l’Arc de Triomphe derrière des barrières en métal.

Le bruit des tirs de lanceurs de balles de défense se fait soudainement entendre, sonnant comme une bouteille qu’on débouche. Un homme tombe, laissant sur le trottoir une flaque de sang. Un autre est touché à la jambe.

Un manifestant a été blessé à la tête par un tir de flashball, laissant sur le pavé une flaque de sang. © Simon Mauvieux

« Médics ! » crient des manifestants avant qu’une équipe de médecins n’arrive pour prendre en charge le blessé. La tension retombe, le temps que le blessé soit évacué, puis les manifestants, excédés par l’usage des LBD, se rapprochent des CRS pour les insulter. Un petit groupe s’assoit devant eux, les mains sur la tête, criant aux policiers de baisser leurs armes. De marbre, deux CRS, à quelques mètres d’eux, LBD en joug, ne bronchent pas, et continuent de les viser.

Les gaz lacrymogènes continueront de brûler les yeux et les poumons des gilets jaunes jusqu’à la tombée de la nuit.

Excédés par l’usage des LBD, de nombreux gilets jaunes exhortent les CRS à baisser leurs armes, sans succès. © Simon Mauvieux

Chaque manifestant touché par des flashballs, chaque blessé, chaque coup de matraque participe à faire monter la tension parmi les gilets jaunes. « Ils font exprès de nous gazer », laisse tomber un manifestant qui s’interroge sur l’usage excessif des gaz lacrymogènes.

La banalité de la répression

Un camion à eau s’avance avenue de Wagram. Il est là pour repousser ceux qui tentent de s’approcher du cordon de CRS. Un homme se fait asperger et tombe violemment à terre. Le canon s’arrête. Un groupe de gilets jaunes lui vient en aide pour le faire sortir de là. Ils l’attrapent et sont immédiatement pris pour cible, puis aspergés à leur tour. Les gilets jaunes qui observent la scène réagissent, insultent la police, les traitent de lâches.

À plusieurs reprises, les CRS et la BAC ont chargé sur les manifestants Place de l’Étoile, frappant et arrêtant des manifestants. © Simon Mauvieux

Sarah, assise contre un muret, fume une cigarette, à l‘abri des lacrymogènes et des canons à eau. « On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ». Animatrice à la ville de Paris, cette libanaise d’origine touche 900 euros par mois. Elle manifeste pour plus d’égalité entre les salaires et pour une baisse des taxes. De là où elle est assise, elle assiste, presque blasée, aux ballets incessants des CRS et des manifestants, qui avancent, reçoivent des gaz, reculent, puis reviennent. « Les gaz, la violence, ça ne me décourage pas, au contraire, ça me donne encore plus envie de revenir manifester », assure-t-elle.

« On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ».

Un petit groupe de CRS accompagné de policiers en civil, matraque et, LBD à la main, s’avance sur la place, sans que personne ne comprenne le but de la manœuvre. Ils chargent en hurlant et en frappant sur leur bouclier, puis reculent, et finissent par se réfugier avec les policiers restés sous l’Arc de Triomphe.

5000 membres des forces de l’ordre ont été déployés à Paris pour l’acte 9. Des blindés et des camions à eau étaient aussi présents dans la capitale. © Simon Mauvieux

Médias témoins, « médias complices »

« La couverture médiatique, reprend Sarah, ça dépend quelle chaîne, mais en général bof bof. Ils ne disent pas toujours la vérité, ils ne filment pas toujours la réalité. Là, ce qu’il se passe, on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça », lance-t-elle. Au même moment pourtant, de nombreux photographes et vidéastes se font gazer avec les manifestants.

La nuit tombe, une poubelle commence à brûler. Immédiatement, plusieurs journalistes, caméra sur l’épaule, s’approchent et capturent l’image, l’Arc de Triomphe en arrière-plan. Plusieurs gilets jaunes observent la scène, certains insultent les journalistes, d’autres viennent carrément se placer entre les caméras et le feu. À elles seules, ces images illustrent le fossé qui sépare les médias des gilets jaunes, les premiers accusés par les seconds de n’être là que pour montrer la violence. À Rouen, une équipe de LCI a été agressée par plusieurs gilets jaunes, les images ont fait le tour des journaux le lendemain.

« on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça »

Devant l’Arc de Triomphe, des gilets jaunes tentent de fraterniser avec les CRS, barricadés derrière des barrières en métal. L’un d’entre eux essaye d’engager la discussion, un autre prend un selfie. « Toi je t’aime bien », lance un manifestant à un CRS, réussissant à lui décrocher un sourire. «  Tu vois, c’est ça que la presse devrait montrer », lâche un gilet jaune témoin de la scène.

La place se vide petit à petit, ponctuée par quelques tirs de flashballs et plusieurs grenades lacrymogènes. Les gilets jaunes s’en vont en traversant un couloir de CRS. En passant, manifestants et policiers s’observent, se jaugent, presque tentés de se dire « à la semaine prochaine ». L’acte X est déjà dans tous les esprits.

À la nuit tombée, les quelques gilets jaunes restants ont tourné autour de l’Arc de Triomphe, avant de quitter la place. © Simon Mauvieux

Le « grand débat national », une porte de sortie ?

Deux jours après l’Acte IX, le président a joué ses cartes en dévoilant sa Lettre aux Français afin d’amorcer le grand débat national, vu par l’Élysée comme une sortie de crise. Les modalités d’organisation et de participation du débat restent floues. « Ni élection, ni référendum », comme l’a écrit Emmanuel Macron, ni cahier de doléance non plus, personne ne connait la forme qu’il prendra.

Samedi pourtant, une chose était claire, rien ne fera retomber la colère des manifestants, si ce n’est un changement drastique de politique, en faveur des plus pauvres, une baisse des taxes et l’abrogation des privilèges, pour les élus et les grandes entreprises notamment. Ce sont bien les questions d’impôts et d’inégalités qui mobilisent les gilets jaunes.

Emmanuel Macron l’a annoncé d’emblée, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ne sera pas discuté. Pourtant pierre angulaire de la colère des gilets jaunes, la suppression de cet impôt a été perçu comme un signe d’acharnement contre les classes populaires, comme le signe du deux poids deux mesures, le symbole des privilèges accordés aux riches. Débattre, proposer des idées, les gilets jaunes le font dans la rue depuis près de deux mois. Et dans la rue, Emmanuel Macron n’est plus écouté, il a perdu tout son crédit. Difficile dans ce contexte d’imaginer que ce grand débat national pourrait faire consensus et devenir une plateforme pour les revendications des gilets jaunes.

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) est l’une des principales revendications des gilets jaunes. © Simon Mauvieux

Nicolas, enseignant et gilet jaune, croisé samedi place de la Bastille, résumait en ces mots l’état d’esprit des manifestants : « Il y a plein de gens qui pensent que la société ne peut plus continuer comme avant, qu’on a besoin de changement. Si ce mouvement a cette force aujourd’hui, cette détermination, c’est parce que les gens ne vont pas se satisfaire de quelques revendications. Il y a le pouvoir d’achat, le SMIC, l’évasion fiscale, reprendre l’argent donné au travers du CICE, de l’ISF aux plus riches et rétablir l’argent pour les services publics. Ces revendications sont fortes et vont très loin et tout le monde comprend que dans le système politique actuel, ce n’est plus possible. C’est pour ça qu’il y a les revendications sur le RIC et d’autres revendications sur l’organisation démocratique à la base de la société. »

Les institutions et la démocratie sont largement critiquées dans les manifestations. Or en sortant de son chapeau ce grand débat, sorte de consultation à l’échelle de la France, Emmanuel Macron ne vient pas répondre à l’aspiration citoyenne des gilets jaunes. Mesure d’exception, ce débat n’apportera pas ce changement profond exigé par la rue depuis le 17 novembre.

Sur France Inter lundi matin, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer y est allé de sa petite phrase provocatrice. « Aujourd’hui, a-t-il dit, on n’a plus besoin de ces manifestants, mais de débattre de manière démocratique et républicaine ». Le ton est donné, et annonce d’ores et déjà que le grand débat national ne fera que creuser les antagonismes sociaux réveillés par ces mois de mobilisation intense.

Crédits photo : ©Simon Mauvieux

Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs

Il n’a pas fallu attendre l’exportation des gilets jaunes en Belgique ou en Israël pour que le mouvement dépasse les frontières continentales de l’Hexagone. À la Réunion, les ronds-points ont été significativement investis par les gilets jaunes dès le 17 novembre, prélude à des soulèvements massif sur l’île. Cependant, les mobilisations sont faibles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, tandis que Mayotte semble littéralement rester en retrait du soulèvement national – alors même que les particularités socio-économiques des DROM tendraient à les propulser en première ligne. Le PIB par habitant y est inférieur à celui de l’Hexagone dans une proportion allant de 31 % à 79 %, tandis que le chômage oscille entre 21 % à 29 % ! Pour expliquer ce paradoxe ultramarin, il faut prendre en compte l’exaspération d’une France demeurée longtemps invisible, oscillant entre confiance et désespérance en l’efficacité de l’action collective.


Le 17 novembre, les Réunionnais n’ont pas manqué de faire entendre leur indignation : dès le matin, ils sont dans les rues et sur les ronds-points, ce qui fait d’eux les premiers Français ce jour-là à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. Comme dans l’Hexagone, la jacquerie anti-fiscale a débouché sur un vaste mouvement citoyen réclamant la démocratisation des institutions.

Du 17 novembre à la création du Conseil consultatif citoyen : l’exception réunionnaise

Ils ont répondu à l’appel du Collectif 974 qui dénonce « la hausse des prix sur les carburants, le matraquage fiscal, la vie chère et les monopoles ». L’insularité et la petite superficie du territoire décuplent la capacité paralysante de l’action collective : les blocages des grands axes routiers et, en marge du mouvement des gilets jaunes, les pillages et les incendies se sont multipliés au point de provoquer en seulement quelques jours la fermeture de tous les établissements scolaires et des administrations locales. Les manifestations vont jusqu’à conduire à l’instauration d’un couvre-feu temporaire dans la moitié des communes de l’île lors de la semaine du 19 novembre et la perturbation des approvisionnements en provenance du grand port maritime de l’île a fait émerger le risque d’une pénurie générale des produits de première nécessité, pressant alors la venue de la ministre des Outre-mer Annick Girardin. Entre temps, les revendications ont dépassé de loin la simple question du pouvoir d’achat et la seule critique des institutions locales. Samuel Mouen, personnalité politique de l’île, martèle sur les réseaux sociaux : « Le prix des carburants est une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ici, on a une armée de gens dans le besoin, abandonnés, qui ne travaillent pas, qui sont miséreux et qu’on ne regarde pas. C’est un ras-le-bol généralisé. »

À son arrivée le 28 novembre, la ministre rencontre des gilets jaunes, mais le dialogue social s’est davantage organisé avec les syndicats – la défiance à l’égard des syndicats est bien moins présente dans les Outre-mer que dans l’Hexagone, où ils jouent encore un rôle clé dans les mobilisations sociales – et les maires, car la légitimité des gilets jaunes a été mise à mal par l’inédite dégénérescence de la situation économique et sécuritaire de l’île. Cela n’empêchera pas les Réunionnais de déclarer par la suite, dans un sondage réalisé le seconde semaine de décembre, être 76 % à soutenir le mouvement national des gilets jaunes. Pourtant, la ministre des Outre-mer n’y trouve pas prétexte à discréditer le mouvement. D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France. Il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique (le coefficient de Gini est un indice de mesure des inégalités de revenu entre les 10 % des habitants les plus riches et les 10 % des plus pauvres sur un territoire donné ; une valeur de 0 équivaut à une égalité de revenu parfaite, une valeur de 1 à l’inégalité la plus absolue). C’est pourquoi même la ministre des Outre-mer a pu voir dans la colère des gilets jaunes la juste expression d’une volonté de renversement de plusieurs décennies de fortes inégalités sociales – d’une part vis-à-vis des 10% plus riches de l’île, dont la frontière se situe à 2900€ mensuels, et d’autre part vis-à-vis du reste de la France, dont le niveau de vie est partout ailleurs plus élevé – et de grande pauvreté.

« D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles, et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France ; il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique. »

Parmi les solutions proposées à la population, en premier lieu, la ministre réaffirme la mise en place prochaine de réformes nationales, comme la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages ou encore la revalorisation de la prime d’activité et du minimum vieillesse. Elle annonce ensuite la création de mesures locales, comme l’ouverture de quinze centres sociaux. À ces vagues promesses de réformes structurelles s’ajoute l’annonce plus concrète du président du Conseil régional, Didier Robert, avec l’aval de l’État, du gel pour trois ans de la taxe spéciale sur les carburants. Si ces déclarations ont permis aux tensions sociales de s’apaiser et à l’activité de l’île de reprendre son cours, elles n’ont pas pour autant mis fin aux manifestations, bien qu’elles soient à présent moins rassembleuses. Dans la commune de Saint-Joseph, des gilets jaunes poursuivaient l’occupation des ronds-points ; en particulier, ils réclamaient au moyen d’une pétition, recueillant pour l’heure plus de 3000 signatures, l’instauration du fameux RIC, devenu au cours du mois de décembre le point névralgique de l’expression de la souveraineté populaire. Plus encore, le cas réunionnais offre le premier exemple d’initiative de renforcement démocratique des institutions : la création d’un Conseil consultatif citoyen (CCC) est décidée le 19 décembre par l’assemblée régionale. Il s’agit d’une « instance de représentation de la société civile qui sera concertée par le Conseil Régional en toute transparence sur des sujets d’intérêt général ». Si l’instauration d’un tel Conseil est encore à l’état embryonnaire et que celui-ci ne se limite qu’à une consultation des citoyens, elle est un premier pas vers le décloisonnement de la prise de décision politique par une minorité dirigeante réclamée par les gilets jaunes.

Antilles-Guyane : le soulèvement avorté

Au cours du mois de novembre, l’état quasi-éruptif du territoire réunionnais contrastait fortement avec l’apparente atonie des autres territoires ultramarins, où les gilets jaunes ont été absents ou se sont faits rares, malgré des tentatives de mobilisations en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.

En Martinique, le 4 décembre, quelques gilets jaunes se réunissent à Fort-de-France autour d’une forme de cahier de doléances, dont le préambule appelle à l’insurrection citoyenne : « Depuis des décennies, les politiques et gouvernements successifs ont mis toute la population à genoux. Nous privant toujours plus de services publics, nous privant toujours plus des fruits de notre travail et de nos sacrifices. Aujourd’hui, souverain, le peuple français et ici les Martiniquais, ont décidé de se réveiller et de réclamer cette société plus juste que tous nous ont promis et que tous nous ont volé ! ». Justice sociale, salaire digne, défense du service public, crise de confiance en les représentants politiques : a priori, les revendications martiniquaises et hexagonales convergent. Toutefois, le RIC, dont on voyait les premières occurrences lors des manifestations dans l’Hexagone, est le grand absent des discours insurgés.

Les gilets jaunes guadeloupéens choisissent de s’en remettre à un autre moyen d’expression citoyen – dont l’usage est, certes, strictement conjoncturel, mais dont l’ambition ne se limite pas, tout comme le RIC, à une visée consultative : une pétition lancée la première semaine de décembre interpelle le président Macron sur « l’augmentation du coût de la vie » et sur les « problématiques territoriales » propres à l’île. Le document commence par dresser une liste des motifs précis de sa rédaction, avant de formuler des demandes explicites – car l’exécutif aime à justifier sa surdité par l’inintelligibilité des revendications populaires. Motifs : baisse du pouvoir d’achat à cause de la hausse de la pression fiscale sur les ménages, par exemple via la hausse de la taxe sur les carburants, la hausse de la CSG, ou spécifiquement aux Outre-mer, l’annonce de la réduction des abattements fiscaux (initialement fixés à 30%, afin de compenser la cherté de la vie qui touche particulièrement le territoire). Demandes : augmentation du SMIC et « arrêt de toute suppression fiscale et sociale représentant des avantages dans les DROM ». En réalité, les particularismes fiscaux y sont moins un avantage qu’une nécessité : en 2015, selon l’Insee, les seuls prix des produits alimentaires sont en moyenne 42 % plus élevés en Guadeloupe que ceux des mêmes produits dans l’Hexagone.

Ces documents rédigés par quelques uns échouent à recevoir l’appui d’une action collective et massive. En Guadeloupe et en Martinique, les opérations escargots au cours des mois de novembre et de décembre sont trop minoritaires pour être en capacité de ralentir l’économie de ces territoires. En Guyane, la réussite de la perturbation des flux à Saint-Laurent le 17 novembre n’a pas été le point de départ d’une mobilisation régulière, comme le montre l’échec des tentatives d’occupation des ronds-points les deux semaines suivantes. Il faut dire que ces départements n’ont pas été sujets, contrairement à la Réunion et à l’Hexagone, à l’annonce d’une augmentation des taxes. En effet, la taxe en vigueur dans la France ultramarine n’est pas la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), que le gouvernement prévoyait d’augmenter de 6,5 centimes sur le gasoil et de 2,9 centimes sur l’essence dans l’Hexagone. Dans les Outre-mer, c’est une taxe spéciale sur la consommation des carburants (TSCC) qui est en vigueur, dont la fixation est une prérogative du Conseil régional. La France ultramarine n’a donc pas été sujette à la même hausse des taxes qu’a connue l’Hexagone, à l’exception de la Réunion, où le Conseil régional a régulièrement voté la hausse de la taxe au cours de l’année 2018. On pourrait penser que l’absence d’un élément déclencheur, synchronisant l’éveil des citoyens, expliquerait les difficultés de formation d’un mouvement social d’ampleur dans les Antilles et en Guyane. Il est tout de même difficilement compréhensible au premier abord que ces territoires lointains de la France d’Outre-mer, vers lesquels le gouvernement tend rarement l’oreille lorsqu’ils expriment leur profonde colère, n’aient pas répondu présent à l’appel des gilets jaunes.

Les retards de développement dans la France des Outre-mer

L’article 73 de la Constitution rédigé lors de la révision constitutionnelle de mars 2003 régissait ainsi le statut des départements et régions des Outre-mer : dans les 5 DROM – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, Réunion « les lois et les règlements y sont applicables de plein droit » mais des adaptations sont possibles en raison des « caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires ». Pour cause, la situation géographique (espace caribéen pour la Guadeloupe et la Martinique, côte sud-américaine pour la Guyane, canal du Mozambique pour Mayotte, océan indien pour la Réunion), l’insularité, la créolité, les atouts et contraintes environnementales et l’histoire coloniale et post-coloniale sont autant de faisceaux de déterminisme à l’intersection desquels se situent les territoires ultramarins, développant alors un système économique et une organisation sociale qui leur sont propres. Par conséquent, dans la France des Outre-mer, l’idéal de l’assimilation législative républicaine se heurte au nécessaire particularisme des politiques à mener dans ces territoires, de façon à répondre à leur problématiques, qui sont en réalité, de taille.

En effet, si les DROM sont relativement épargnés sur la question épineuse de l’accès à la mobilité, il n’en reste pas moins que le constat général de la cherté de la vie est certainement une des principales sources d’un conflit latent entre ces territoires et le pouvoir central. En 2015, l’Insee estimait que le niveau général des prix à la consommation est supérieur dans les Outre-mer de 6,9 % à Mayotte (ce dernier sur un champ d’étude plus restreint de la consommation des ménages) à 12,5 % en Guadeloupe. Ces écarts de prix entre les DROM et l’Hexagone sont en grande partie imputables aux produits alimentaires, premier poste de consommation des ménages. En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. D’autres secteurs de la vie courante, comme ceux de la santé et des télécommunications, sont également fortement coûteux : 16 % en moyenne dans l’ensemble des DROM pour le premier, hors remboursement par la sécurité sociale et les complémentaires santé, et 50 % en moyenne pour le second.

« En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. »

Certes, la responsabilité de la fixation des prix ne saurait revenir à l’État. Selon le directeur de l’unité des prix à la consommation et des enquêtes ménages de l’Insee, Pascal Chevalier, leur excessive supériorité est le résultat conjoint de l’éloignement géographique, caractérisé par un coût d’acheminement important, et de l’insularité, dont l’étroitesse des marchés locaux gonfle les prix et les rend moins concurrentiels par rapport à ceux de l’Hexagone. Mais qu’en est-il des revenus des ménages, sur lesquels à l’inverse, l’État a la main via les prestations sociales et la fiscalité ? Malgré une insuffisance des enquêtes réalisées par les instituts statistiques nationaux et locaux sur les revenus des ménages ultramarins, pointée du doigt par le rapport sénatorial de 2014 « Les niveaux de vie dans les Outre-mer : un rattrapage en panne ? », tant dans leur fréquence que dans leur rigueur, il est possible de se référer à un rapport de l’Insee publié en 2006 sur les niveaux de vie de ces populations, du fait de la relative stagnation de la situation socio-économique des DROM depuis les années 2000. Cependant, ce rapport de l’Insee précède la départementalisation effective de Mayotte en 2011 et la dynamique de rattrapage spécifique dans laquelle le territoire s’est inscrit, et ne peut être complété par aucune enquête récente qui comparerait la situation mahoraise à celle hexagonale.

Les enquêtes de l’Insee témoignent de l’ampleur des inégalités entre la France hexagonale et la France ultramarine quant à leur niveau de vie au sens de l’accessibilité aux biens et services. En 2006, le revenu disponible médian par unité de consommation des ménages ultramarins était inférieur de 38 % à celui des ménages hexagonaux, malgré les dispositifs spécifiques de sur-rémunération des fonctionnaires et les importantes prestations sociales. La sur-rémunération (sous la forme de prime de vie chère, d’indemnité logement, de congés bonifiés, etc.), en vigueur depuis les années 1950 pour à l’origine attirer les hexagonaux vers la fonction publique ultramarine, rend le salaire net annuel des fonctionnaires ultramarins supérieur à celui des fonctionnaires hexagonaux dans une proportion moyenne de 19 %. Souvent critiquée car étant perçue comme trop coûteuse à l’État et peu profitable à l’économie de ces territoires, sa remise en cause régulière est source de conflit social, car ce dispositif compense quelque peu la cherté de la vie pour cette part prédominante de la population. Cette sur-rémunération dépasse parfois le secteur public pour s’étendre à l’ensemble des contribuables, sous la forme d’abattements fiscaux sur le revenu, qui peuvent atteindre 30 à 40 % selon le territoire. Concernant les prestations sociales comme les allocations familiales, indemnités chômage, aides au logement, minimas sociaux, elles représentent en moyenne 20,8 % des ressources des ménages ultramarins contre 10,4 % des ressources des ménages hexagonaux, soit un rapport du simple au double. Seule la part des ressources issues des pensions de retraite est inférieure dans les Outre-mer, s’élevant à 14,6 % dans les DROM contre 24,4 % dans l’Hexagone.

Ces taux globalement élevés ne sont que le reflet d’une pauvreté endémique. Hors prestations sociales, 38 % des ménages sont en-dessous du seuil de pauvreté national en Guadeloupe, 50 % le sont en Guyane. Ces chiffres s’accompagnent de taux de chômage record, caractérisant une forte précarité. D’après cette fois une enquête de l’Insee datant de 2013, le taux de chômage, alors qu’il plafonne à 9,7 % dans l’Hexagone, est minoré dans les Outre-mer par la Guyane à 21,3 % et majoré par la Réunion à 29 %. Ce chômage touche particulièrement les jeunes de 15 à 24 ans, catégorie pour laquelle le taux atteint 50 % en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Grande pauvreté et précarité, dont le constat est d’autant plus source de conflit que la question des inégalités de revenus est particulièrement prégnante dans les Outre-mer, où en moyenne, les ménages appartenant aux 20 % les plus riches disposent d’un revenu plancher par unité de consommation 3,2 fois supérieur au revenu plafond des ménages appartenant aux 20 % les plus modestes, tandis que dans l’Hexagone ce rapport s’élève à 2,2.

Les inégalités criantes, relatives à l’Hexagone ou internes aux DROM, s’insèrent dans un contexte global de retard de développement des territoires ultramarins. Les chiffres du rapport sénatorial de 2014 consacré à la question sont alarmants : le PIB par habitant de ces régions est inférieur à n’importe quel PIB des régions de l’Hexagone et l’est aussi nettement à celui moyen de l’ensemble des régions de l’Hexagone, dans une proportion allant de 31 % pour la Martinique, à 79 % pour Mayotte. Sous l’angle de l’IDH, l’indice est cette fois inférieur à celui de l’Hexagone dans des proportions comprises entre 7 % pour la Guadeloupe et 28 % pour Mayotte. Dans ces écarts, la Réunion et la Guyane sont légèrement plus proche de la borne supérieure martiniquaise que de la borne inférieure mahoraise, autant concernant le PIB (39 % pour la Réunion, 51 % pour la Guyane) que l’IDH (12 % pour la Réunion, 16 % pour la Guyane). Ces retards de développement transparaissent dans le manque de performances dans les domaines de la santé, de l’éducation, ainsi que dans les déficits à la fois quantitatifs et qualitatifs en matière d’infrastructures et de logements. Si les écarts entre les DROM et l’Hexagone tendent à se réduire, ce rattrapage subit depuis les années 2000 un ralentissement, et plus encore depuis la crise économique et financière de 2008-2009.

Par conséquent, bien qu’au vu des indicateurs, la Guadeloupe et la Martinique sont considérés comme des territoires à développement élevé, les Outre-mer forment globalement un espace socialement et économiquement fragile, dont le sentiment d’invisibilité et d’abandon est au moins similaire à celui de la France d’en bas hexagonale, sans compter l’hétérogénéité des problématiques régionales ampliatives à propos desquelles le pouvoir central balbutie : la forte insécurité en Guyane, le scandale sanitaire du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, les sinistres records de pauvreté à la Réunion, le sous-développement généralisé à Mayotte etc. La faible mobilisation des gilets jaunes a donc de quoi surprendre.

Les mouvements sociaux ressentis comme contre-productifs aux Antilles

Alors compte tenu, au vu de l’expérience réunionnaise, d’une notable efficacité de l’action collective dans les DROM, intrinsèque à leur caractère insulaire, pourquoi les territoires autres que la Réunion n’ont-ils pas emprunté le train en marche de la révolte citoyenne nationale ? On prête à la Réunion une plus grande proximité avec l’Hexagone du fait notamment d’une importante densité des flux de personnes, qui opérerait alors un certain syncrétisme culturel propre à l’île. Un média ultramarin a donc émis l’hypothèse que le développement du mouvement des gilets jaunes à la Réunion est due à un plus fort sentiment d’appartenance au territoire national que les autres DROM. Or, supposer cela, c’est se risquer à suggérer une forme de mimétisme de l’action collective par les territoires ultramarins, qui manifesteraient davantage par solidarité que par indignation. Et c’est par extension réserver à l’Hexagone une culture insurrectionnelle, dont ces mêmes territoires recevraient de façon différenciée le rayonnement selon leur degré d’assimilation au territoire national, déterminant alors inégalement leur conscience politique.

Pourtant, le mouvement des gilets jaunes de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. Pendant 44 jours, tous les secteurs, privés et publics, ont été mis à l’arrêt. Initiée en Guadeloupe le 19 janvier 2009 par le Collectif contre l’exploitation mené par la figure controversée d’Elie Domota et recevant le soutien de l’ensemble des syndicats de l’île, avant de s’étendre à la Martinique le 5 février, la grève rassemble jusqu’à des dizaines de milliers de manifestants les jours où la mobilisation a été portée à son paroxysme. Ils réclament principalement la baisse des prix sur les carburants (en réaction à l’annonce d’une hausse de la TSCC en fin de l’année 2008) et sur les produits alimentaires, ainsi qu’une augmentation des bas salaires. Les revendications portées par une part des manifestants, excédés par l’indifférence de l’État, se mêlent à des propos indépendantistes. S’y adjoint enfin une dénonciation virulente de la puissance économique des békés, blancs créoles descendants des colons aristocrates, dont la situation constitue dans les deux îles, mais surtout à la Martinique, une exception historique. Bien qu’extrêmement minoritaires, ils exercent un monopole dans les principaux secteurs économiques, en particulier dans le secteur agricole, où 52 % des terres leur appartiennent, alors même que les propriétaires fonciers békés ne représentent que 1 % de la population.

« Le mouvement des “gilets jaunes” de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. »

Malgré la tenue de plusieurs réunions de crise entre le secrétaire d’État aux Outre-mer de l’époque, Yves Jégo, et les représentants du mouvement, aboutissant à la levée de la grève générale et à la signature d’un protocole de sortie de crise promettant des mesures contre la vie chère notamment grâce à une revalorisation immédiate des bas salaires, l’avant et l’après grève de 2009 ne se sont pratiquement ressentis que dans les préjudices causés par la grève elle-même, dans les secteurs du tourisme ou encore de la construction. Elie Domota confie même en 2017, dans une interview accordée au Huffington post, au moment d’établir un bilan : « Les textes adoptés pour lutter soit-disant contre la vie chère ont justement fait la part belle aux multinationales et aux importateurs distributeurs, pas aux Guadeloupéens. » Ainsi, comme l’avance avec justesse le journal américain, cet engagement en 2009 dans l’action collective a été vécu comme profondément contre-productif, laissant dans ces îles un souvenir amer et donnant surtout l’impression que toute action, de quelque envergure qu’elle puisse être, ne saurait donner une portée suffisante aux revendications ultramarines.

La Guyane et Mayotte, récemment considérées, déjà oubliées ?

Le contexte est autre en Guyane et à Mayotte, où des manifestations d’ampleur ont éclaté bien plus récemment, respectivement en mars-avril 2017 et en février-avril 2018. En Guyane, les manifestations débutent le 20 mars, initiées à la fois par le collectif des 500 frères, créé suite au meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, et par d’autres collectifs et des syndicats, qui conjuguent bientôt leurs forces sous la bannière du Collectif pour que la Guyane décolle. Celui-ci entend dénoncer avant tout les fortes criminalité et délinquance qui règnent sur le territoire et en font le plus insécuritaire de France, ainsi que les significatifs retards de développement qu’il existe entre la Guyane et l’Hexagone. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur datant de 2015, le nombre de vols avec armes est 13,5 fois plus élevé en Guyane que celui en France métropolitaine et le nombre de vols sans armes est 4,2 fois plus élevé. De même, on compte 38 homicides pour seulement 260 000 habitants en 2015, ce qui fait de la Guyane un lieu près de 2 fois plus meurtrier que Marseille, ville tristement réputée pour ses records de violence sur le territoire hexagonal.

Dans les revendications formulées, on peut soit discerner la demande d’un plus fort interventionnisme de l’État français dans ce territoire via la création d’un plan de développement économique à la hauteur du rattrapage structurel à conduire, soit au contraire entendre celle d’une plus large autonomie – et donc de la création d’un statut législatif proche ou similaire à celui des COM (anciennement TOM) témoignant également, sous un autre angle, d’une oscillation de la part de la population entre confiance et désespérance en la capacité de traitement des problématiques de l’île par le pouvoir central. La crise aboutit à la signature de l’Accord de Guyane le 21 avril 2017, prévoyant de renforcer la présence des forces de l’ordre au quotidien dans la région, mais aussi proposant de nombreuses réformes et d’importants financements dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’énergie, du foncier… d’un montant cumulé de 3 milliards d’euros, plan ambitieux à propos duquel il est probablement trop tôt pour en observer les éventuels bénéfices. Néanmoins, en Guyane, c’est le sentiment d’urgence qui prédomine ; l’absence de changement visible de la situation de la région entretient pour l’ancien meneur du collectif des 500 frères, Mickael Mancée, l’ « impression de ne pas être considérés comme les citoyens de l’Hexagone ».

À Mayotte, le mouvement social qui a eu cours au début de l’année 2018 prend la forme d’opérations île morte, se traduisant par des barrages qui paralyseront le plus grand territoire de Mayotte, Grande-Terre. Ses causes sont peu ou prou les mêmes qu’en Guyane, à un degré supérieur tant les chiffres de retards de développement sont alarmants, et la question de la pression migratoire comorienne s’ajoutant. Étant le plus récent des départements français, il est aussi celui où les principaux indicateurs de développement économique et humain sont les plus bas, et de loin, derrière la Guyane : le PIB par habitant s’élève à 6 725 € à Mayotte, contre 15 416 € en Guyane, et 31 420 € dans l’Hexagone. L’IDH est à 0,637 à Mayotte, contre 0,740 en Guyane et 0,883 dans l’Hexagone. Hormis les retards globaux de développement, c’est en particulier la dénonciation des situations sécuritaire et migratoire qui est à Mayotte le plus petit dénominateur commun des revendications des habitants.

Sur la question de l’insécurité, le rapport du ministère de l’Intérieur de 2015 révèle une forte présence des infractions violentes et un record du nombre de cambriolages, chiffré à 23,5 pour 1000 logements, tandis que sur le territoire hexagonal, les cambriolages touchent 7 logements sur 1000. Les habitants vont jusqu’à s’organiser en patrouilles pour faire eux-même la loi, tant les effectifs des forces de l’ordre sont insuffisants, et ce, vêtus… d’un gilet jaune, dont l’observation du port au mois de novembre serait à tort amalgamé avec celui du mouvement des gilets jaunes proprement dit, ces derniers entendant exercer un pouvoir citoyen et non régalien. Concernant l’immigration, Mayotte apparaît comme l’ensemble territorial le plus attractif de l’aire géographique à laquelle il appartient, l’archipel des Comores : son PIB par habitant est près de 12 fois supérieur à celui moyen des autres îles qui forment cet archipel du canal du Mozambique. En résulte une forte immigration, majoritairement depuis ces îles et secondairement depuis le centre et la côte est de l’Afrique. L’Insee estime en 2015 que plus d’un adulte sur deux vivant à Mayotte n’y est pas né et que la moitié des résidents de nationalité étrangère sont en situation administrative irrégulière. Ce phénomène migratoire participe d’une croissance démographique exponentielle, malgré un notable mouvement d’émigration de la population d’origine mahoraise (26 % des natifs de Mayotte résident dans d’autres départements français), nuisant au développement économique et social de l’île. Le taux de natalité en 2013 y est de 30,5 pour mille, contre 12,3 pour mille la même année dans l’Hexagone, faisant de Mayotte le plus jeune département de France, et où la moitié des habitants a moins de 18 ans ; un défi de taille pour l’école républicaine : selon une enquête réalisée par le ministère de l’Éducation nationale en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. La dénonciation récurrente de la pression migratoire, parfois ambigument conjointe avec celle de l’insécurité, soit témoigne d’une vive hostilité envers les immigrés clandestins, comme le montre la crise des décasés de juin 2016, soit fait part d’une solidarité envers leurs difficultés de régularisation qui les plongent fatalement dans une situation de vulnérabilité et de grande pauvreté, qu’il est de plus difficile à quantifier, tout comme la pauvreté globale dont souffre la population.

« Selon une enquête réalisée par le ministère de l’éducation en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. »

Du fait de la certaine constance de l’expression des doléances de la population, il est en réalité arbitraire d’attribuer des dates de début et de fin au mouvement social de Mayotte. Celui-ci a émergé progressivement, s’est traduit par des grandes manifestations en 2011 et en 2016, prend résolument sa forme la plus aboutie en février 2018 sans raison conjoncturelle apparente, puis se poursuit sporadiquement jusqu’en fin d’année 2018, voire jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la grève des postiers qui donne lieu à des négociations en ce début du mois janvier de 2019. Se réduisant parfois à la réclamation de salaires dignes à l’attention du patronat local, le mouvement se mue régulièrement en critique générale de l’apathie du gouvernement, semblant se satisfaire des progrès structurels déjà réalisés. Critique, mais pas rejet ; car toutefois, les habitants de Mayotte, qui avaient voté Oui à 95 % au référendum sur la départementalisation en 2009, ont tiré grand espoir des progrès accomplis depuis que le territoire obtint en 2001 le statut transitoire de collectivité départementale. Ils voyaient le taux de croissance frôler jusqu’en 2008 les 10 % par an et des importants transferts financiers permettre notamment de bâtir de nombreuses infrastructures dans les domaines sanitaires et éducatifs, mais que le facteur démographique a vite rendu insuffisantes. Ce ne sont donc pas des slogans indépendantistes que l’on entend les manifestants scander. Réunis sur la place principale du territoire renommée en 2011 « Place de la République » et brandissant parfois des drapeaux tricolores, ce sont au contraire, on l’aura compris, des propos assimilationnistes qu’ils tiennent : « Mayotte, la France qui souffre », demandant aux Français de cesser de percevoir Mayotte comme un territoire ultra-périphérique, et appelant le gouvernement à être ambitieux autrement que dans son discours.

L’équation mahoraise est complexe à résoudre, car combattre la misère relève d’une impérieuse nécessité et requiert des solutions de très court terme, alors que les structures mahoraises ne peuvent évoluer qu’à moyen et long terme. Déjà, lors de manifestations en 2016, la ministre des Outre-mer de l’époque, George Pau-Langevin, soulignait le besoin d’ « inventer des règles » différant des raisonnements économiques habituels, afin que des retraites satisfaisantes soient perçues alors que de nombreuses personnes n’ont pas cotisé, et que les salaires puissent être augmentés dans l’administration et les collectivités territoriales alors que les collectivités sont qualifiées d’« exsangues ». Propositions qui provoquent des réticences au sein du gouvernement. En réponse au mouvement social de 2018, l’actuelle ministre des Outre-mer Annick Girardin puis la ministre du Travail Muriel Pénicaud se sont rendues à Mayotte. Leur venue a abouti à la présentation de la mise en place de mesures immédiates, comme celles de l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre et du durcissement de la surveillance de l’immigration clandestine – mais qui pour l’heure ne se chiffre pas à plus de quelques dizaines de policiers et gendarmes supplémentaires, et de plans de développement, d’un coût total estimé à 1,3 milliard, étonnamment moindre par rapport celui de l’ Accord de Guyane l’année précédente. Les secteurs de la santé et de l’éducation y sont mis en priorité, ainsi que la convergence des prestations sociales et des minimas sociaux – dont nombre d’entre elles étaient encore en 2014 inexistantes ou minorées – vers ceux de l’Hexagone. Sur la question spécifique du marché du travail dont est en charge la ministre Muriel Pénicaud, c’est selon elle dans la formation des jeunes et dans la lutte contre le travail illégal et le dumping social qu’il génère, liée à l’impératif de la mise en place d’un droit commun, qu’il faudra concentrer les efforts.

Mais, à l’issue de l’ensemble de ces promesses, tout comme en Guyane, aucune amélioration concrète de la situation du territoire n’est encore ressentie par la population, dont une partie a continué à manifester et à punir elle-même la criminalité et la délinquance. Cela fait donc 11 mois, 2 ans, 7 ans, que des Mahorais sont dans la rue ; et ils sont las, déplore le député mahorais Massour Kamardine, tentant d’expliquer l’absence de mobilisation au moment de la crise politique des gilets jaunes.

La représentation de l’État dans les Outre-mer : une légitimité à construire

D’une certaine façon, parce que le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme une ultime opportunité pour l’État de se renouveler, de repenser son modèle économique et social, mais également ses structures démocratiques, il présuppose alors, malgré une crise de confiance en celui-ci, la persistance d’une légitimité qui lui serait accordé. Ainsi, bien qu’il ne faille pas amplifier les velléités indépendantistes de territoires d’Outre-mer comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, qui ne s’exacerbent que conjoncturellement, il n’est pas improbable que le faible degré de sentiment d’assimilation au territoire national, et donc de légitimité donnée au pouvoir public central, puisse être un facteur explicatif de la moindre mobilisation dans ces territoires. Elle ne lui est pas pour autant réductible. Outre l’absence d’élément déclencheur des mobilisations dans la plupart des DROM, chaque fois dans ces territoires, la paralysie de leur activité est un sacrifice démesuré pour l’économie locale, mais est un moindre mal pour celle nationale. Elle est ainsi matériellement sur-efficace, mais souvent, politiquement stérile. Les Outre-mer seront intégrés dans le Grand débat national prévu par le Président Macron en réponse à la crise politique des gilets jaunes. Prendra-t-il la mesure de la colère ultramarine ? Au vu de son incapacité à comprendre le mouvement hexagonal, on ne peut qu’en douter.

Crédits :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2018-11-17_11-41-27_manif-gilets-jaunes-CarrefourEsperance-belfort.jpg

Le procès en radicalisation pour discréditer les mouvements sociaux

Ces deux dernières années, le terme de « radicalisation » s’est imposé pour décrire toute frange violente d’un quelconque mouvement. Certains parlent alors d’une radicalisation des Gilets Jaunes, des écolos, des vegans, etc. Pourtant, l’expression tire principalement son origine du terrorisme. Pourquoi alors employer ce terme de « radicalisation » à propos de mouvements civiques et écologiques ? Toute violence devient-elle terroriste ? Peut-on mettre sur le même plan un Bataclan et une vitrine de boucher ? Qu’entend-on, finalement, par « radicalisation » ?


Définition : du terrorisme à la contestation civique

Avant d’aller plus loin, intéressons-nous à la définition de “radicalisation” donnée sur le site gouvernemental « Stop Djihadisme ». Elle « désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence. »

La définition étant presque tautologique (définir “radicalisation” par l’adverbe “radicalement”), précisons que « changer radicalement » doit vouloir dire ici changer à l’inverse de ce que la société est aujourd’hui. Le djihadisme propose indéniablement un renversement au profit d’un ordre uniquement inégalitaire et violent. L’écologie met quant à elle en avant un renversement au profit d’une économie respectueuse et sociale. Deux renversements incomparables. La fin de la définition précise que la radicalisation n’est pas nécessairement violente. Dès lors, la Désobéissance Civile telle qu’elle a été pensée par Thoreau – prônant un renversement systémique – constitue-elle en soi une radicalisation ? Édifiant.

 

Fascisme, terrorisme et civisme

La suite du site précise que « se radicaliser, ce n’est pas seulement contester ou refuser un ordre établi. La radicalisation djihadiste est portée par la volonté de remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la loi islamique (la charia) en utilisant la violence et les armes. »

Pour illustrer la radicalisation, le djihadisme est le premier et seul exemple – après tout, le site s’appelle Stop-Djihadisme, ne faisons pas de faux-procès. Le terme est donc intimement lié, dans sa racine, au terrorisme. Son application à d’autres réalités porte nécessairement la marque de ce terrorisme. C’est d’ailleurs, selon nous, pour cette connotation qu’il accompagne le qualificatif « extrême » lorsque les Gilets Jaunes sont analysés. Là où “extrême” renvoie au fascisme des années 30, “radicalisation” nous rapproche du djihadisme.

Les groupes désignés sont renvoyés à une lutte idéologique entre des systèmes de valeurs jugés irréconciliables. Ils sont ainsi discrédités et considérés comme les agents d’une guerre civile. Ce n’est alors pas un hasard si plusieurs médias et politiques évoquaient, à propos des Gilets Jaunes, des « scènes de guerre », élément de langage qui renvoie évidemment aux guerres mondiales mais qui a également été employé lors du 13 Novembre 2015.

 

En outre, comment repérer un citoyen qui se radicalise ? Une autre page du site nous fait comprendre qu’est radicale toute personne qui 1) remet en question les informations général(ist)es, notamment au profit de thèses complotistes 2) se satisfait de la dichotomie « bien/mal, eux/nous » 3) prône la violence pour des raisons purement « émotionnelles » avec des « motivations triviales : désirs matériels, déceptions, besoin de reconnaissance ou d’aventure ». En d’autres termes, la radicalisation désigne ce qui remet en question un ordre établi et interroge un discours politique et médiatique dominant. Enfin, elle emploie la violence en obéissant à des binarités simplistes.

Si vous souhaitez la fin d’une logique productiviste et consumériste et dénoncez une démocratie en berne ainsi qu’une homogénéité du langage médiatique, vous êtes un radicalisé. Si vous prétendez lutter contre l’injustice fiscale et environnementale, en réalité, vous faites sédition et défendez un “système de valeurs” inadéquat. Vous obéissez aux mêmes instincts qu’un terroriste. Or, nous sommes en état d’urgence : vous êtes un ennemi de nos valeurs. Ainsi, bien que le site s’intéresse principalement au djihadisme, nous pouvons voir que sa rhétorique parcourt celle employée à propos des Gilets Jaunes, écolos, vegans, etc.

Rhétorique : les ressorts passionnels

Enfin, revenons à l’aspect « émotionnel » évoqué sur le site. Ce dernier répertorie dans les « motivations triviales » le « besoin de reconnaissance » – qui est mis sur le même plan que le besoin d’aventure. Or, les Gilets Jaunes luttent pour une reconnaissance politique et sociale ; l’écologie se fonde sur la reconnaissance des intérêts naturels et humains ; le veganisme défend la reconnaissance de la vie animale. Donc, au cœur de la crise démocratique et économique actuelle : la reconnaissance. Une trivialité – selon un site gouvernemental.

 

Avec cette motivation émotionnelle triviale, nombre de commentateurs comme Boris Cyrulnik ou Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) parlent de « contagion émotionnelle » ou de « blues » des Gilets Jaunes. Par ces termes qui ramènent les revendications à des émotions, nous serions uniquement dans le régime du pathos et du non-rationnel, et donc dans l’infantilisation des manifestants.

Certes, il ne faut jamais se précipiter et acclamer les mouvements de masse et les violences qui en résultent. Cependant, les réduire simplement à du passionnel d’une part et les ancrer dans un discours anti-terroriste d’autre part, revient à un aveuglement volontaire. Au contraire, les quarante propositions diffusées il y a un mois ne font que témoigner d’une conscience politique forte et d’une rationalité dans l’organisation et la nature des revendications. Elles témoignent non pas d’une radicalisation mais d’une re-politisation.

 

Radicalisation ou re-politisation ?

Revenons alors au début de la définition de « Stop-Djihadisme ». Elle précise : « Le mot “radicalisation” vient du latin radix, qui signifie “aller à la racine” ». La radicalisation n’est donc pas nécessairement à entendre comme un renversement violent des valeurs. Elle peut désigner un retour au cœur des institutions et des valeurs. Ni plus, ni moins.

Or, précisément, ce mouvement consiste principalement en un retour aux valeurs démocratiques et humanistes. Il témoigne d’un besoin de reconnaissance exprimé par le citoyen se sentant dépossédé, ignoré. Un tel besoin ne peut passer que par une repolitisation des citoyens après des décennies de dépolitisation et de violence symbolique. Toujours est-il que ce retour aux institutions démocratiques et aux valeurs humaines semble manifestement s’inscrire dans la catégorie « radicalisation djihadiste ».

 

« 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches » – Entretien avec Cécile Duflot

Cécile Duflot, crédit photo : Matis Brasca pour Le Vent se Lève

Cécile Duflot a été députée pour Europe Écologie les Verts (EELV), Ministre du Logement et de l’égalité des territoires de 2012 à 2014 et dirige désormais la branche française de l’ONG Oxfam, spécialisée notamment dans la lutte contre les inégalités sociales. Elle est également à l’origine de la pétition aux presque deux millions de signatures L’affaire du siècle, qui promet d’attaquer l’État français en justice pour « inaction climatique ».  Au vu de son expérience transversale, nous avons souhaité l’interroger sur les derniers faits d’actualité en lien avec l’écologie, entre la démission de Nicolas Hulot et les revendications du mouvement des gilets jaunes. La question de l’exercice du pouvoir est le fil directeur de cet entretien, réalisé dans les locaux d’Oxfam France, à Paris. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Dans le domaine de l’écologie, s’il est facile quand on est une ONG comme OXFAM de proposer, c’est sans doute un peu plus compliqué quand on est au sein d’un gouvernement, d’autres données entrant en jeu. Vous avez une longue expérience politique. Vous avez été députée puis ministre au Logement et à l’égalité des territoires entre 2012 et 2014. Cette expérience de la realpolitik a-t-elle modifié votre rapport à l’action publique ? Quel bilan tirez-vous de l’action du gouvernement Macron dans le domaine de l’écologie ? Que pensez-vous de la démission de Nicolas Hulot ?

Cécile Duflot – Mon expérience de ministre m’a plutôt donné confiance dans la possibilité de l’action publique. On peut prétexter ne rien pouvoir changer, que c’est trop compliqué et trop laborieux. Mais, en définitive, il ne s’agit que d’une volonté politique. Ce fut le cas par exemple dans cette bagarre homérique au sujet de l’encadrement des loyers.  Alors que tout le monde disait qu’il était impossible de le faire, nous l’avons fait.

En matière d’écologie, la situation d’aujourd’hui est différente de celle d’il y a dix ans. On sait désormais que c’est techniquement possible et financièrement moins coûteux d’engager la transition. Ce n’est donc pas un manque de possibilités, mais un manque de décisions, de volonté politique. J’en tire un bilan, partagé par toutes les ONG environnementales : on est loin de ce qu’il faudrait faire. Emmanuel Macron a pris un certain nombre d’engagements, de postures ou de positionnements médiatiques autour des questions d’écologie, mais sur la réalité des politiques menées – Nicolas Hulot l’a dit et c’est le sens de sa démission – on est très loin du compte. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, les petits pas ne sont pas suffisants. Je raconte souvent cette histoire : c’est comme si vous vouliez faire décoller une fusée sur la lune avec un moteur de 2CV. L’ingénieur vous dit que ça ne va pas marcher et vous répondez « ça va on t’a déjà filé un moteur arrête d’être mécontent ! ».

Aujourd’hui l’ampleur du risque climatique est telle qu’il faut un changement de modèle. Ce changement de modèle est à portée de main, sur la base d’économies d’énergie, d’énergies renouvelables, de limitation et de rapprochement des lieux de production et des lieux de  consommation. C’est un modèle qu’on peut imaginer de façon cognitive, qu’on peut réaliser techniquement et qu’on a les moyens de financer.

LVSL – Maintenant que vous êtes à Oxfam, vous faites le choix de privilégier, au niveau de la société civile, les actions plutôt citoyennes, individuelles ou collectives – par rapport à l’action étatique ? Pour vous quel devrait être le rôle de l’État ? Quelle est l’échelle la plus pertinente pour la transition écologique ?

Cécile Duflot – Toutes les actions concourent au même but. Il n’y a pas d’opposition entre l’action des ONG et l’action politique. Mon engagement signe une dimension personnelle. Il faut avoir, je crois, une certaine fraîcheur et pas de cynisme quand on est responsable politique. J’avais pratiqué ces responsabilités politiques longtemps et j’avais envie d’un autre mode d’action.

Je pense qu’il faut contribuer à faire mûrir la société face à la réalité de l’urgence climatique et de la question des inégalités. C’est la grande force d’Oxfam : lier ces deux questions, travailler à la fois sur la question climatique et sur la question des inégalités. On voit bien aujourd’hui en France à quel point ces sujets sont d’actualité avec les gilets jaunes. On aurait pu prévoir cette situation.

D’autre part, et vous avez raison de parler d’échelle, cette question de la dimension internationale est essentielle. C’est notre premier défi dans l’histoire de l’humanité, un défi terrien, un défi des habitants de cette planète qu’est la Terre. Ces sujets doivent être portés à l’échelle internationale, ce qui veut dire que les solutions doivent être mises en œuvre pour certaines à l’échelle internationale, pour d’autres à l’échelle européenne et d’autres au niveau national.

Pour moi il y a trois modes d’action dans l’action publique. Le premier est la fiscalité. Le débat est très actuel, mais la fiscalité est ce qui vous permet de choisir de faire telle ou telle chose : typiquement, quand vous donnez de l’argent à des ONG, une partie de cette somme est déduite de vos impôts. C’est un des moteurs et un intérêt général que des ONG ou des associations, en particulier les plus vulnérables, disposent de moyens pour agir. Deuxième outil : la réglementation soit ce qui est permis et ce qui est autorisé. Il faut faire telle ou telle chose, il faut arrêter la pollution, il faut fermer les centrales à charbon etc. Troisième outil : la commande publique ou les investissements publics : quand on décide d’investir dans des lignes de chemin de fer secondaires plutôt que dans des autoroutes, on mène une politique en faveur – ou en défaveur si on choisit le contraire – de la transition écologique. Vous pouvez aussi décider de renationaliser et faire évoluer EDF vers un rang de société majoritairement dédiée aux énergies renouvelables par exemple.

LVSL – Qu’est-ce qui, selon vous, freine aujourd’hui l’action publique?

Cécile Duflot  Les choix et les arbitrages qui sont faits aujourd’hui par les dirigeants relèvent plus de l’obsession idéologique. Quand on voit ce qui risque de se passer d’ici quinze ans, beaucoup de sujets qui apparaissent comme des sujets centraux deviendront  complètement secondaires alors que c’est la vie même de l’humanité qui est en jeu.

LVSL – Donc c’est une question d’idéologie, une question de dogmatisme ?

Cécile Duflot – C’est une question de choix à court terme plutôt qu’à long terme. C’est une question de choix des intérêts privés mais peut-être également une absence de prise de conscience chez certains dirigeants.

LVSL – Vous pensez qu’en l’occurrence c’est une affaire de conscience chez nos dirigeants ? Vous pensez que ces gens-là n’ont pas de conseillers qui leur expliquent les tenants et les aboutissants du changement climatique ?

Cécile Duflot – Je pense que certains admettent que, comme l’a dit Emmanuel Macron, après avoir reçu pourtant un prix, quand on fait de l’écologie on est impopulaire. Ceci n’est pas vrai. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais conseillère régionale, on a décidé qu’il n’y aurait plus de zones sur le Pass Navigo. C’est une mesure qui va dans le sens de la transition écologique puisque les gens sont incités à prendre les transports en commun. Quelques années après on voit que cela a réussi. Quand vous faites une loi sur l’alimentation qui ne fait aucun pas vers l’alimentation de proximité et le bio, que vous ne changez pas le système agricole actuel qui, par ailleurs ruine les paysans, vous faites des choix politiques.

LVSL – Quand vous parlez des limites de l’action publique, quel rôle tient pour vous l’Europe ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

Cécile Duflot – Dans les années 1980, et au début des années 1990, l’Europe a été à l’avant-garde sur les réglementations environnementales. Elle a beaucoup contribué à faire bouger les États sur ces questions, mais depuis quelques années, on constate qu’elle est devenue un outil de régulation financière, notamment après la crise des banques. Elle est obsédée par cette question des comptes publics, des déficits publics, bien plus que par l’enjeu de la transition, même si, sur certains sujets, c’est la France qui freine les décisions européennes. Je suis convaincue que certaines questions, notamment la question de la transition énergétique au sens des moyens de production d’énergie, ne se règlent pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle européenne. On a fait Airbus par exemple : il faudrait l’équivalent de grandes structures capables de porter au niveau européen la transition écologique.

LVSL – Les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles sont-elles une limite, comme le disent certains économistes, dans le domaine de l’écologie ?

Cécile Duflot – Les investissements en matière de transition écologique pourraient être sortis du calcul du déficit, de ce cadre des 3 %. Par exemple : les conséquences de catastrophes climatiques impactent de façon importante les comptes publics, alors qu’elles pourraient être évitées par des investissements – je  pense au risque inondation. Il serait donc logique de défalquer ces investissements du calcul du déficit public puisqu’à terme ils ont vocation à produire des économies significatives et sans doute supérieures à leur coût.

LVSL – Suivant cette logique on pourrait défalquer les investissements en matière de santé d’hôpitaux,  de social etc. ?

Cécile Duflot – Oui bien sûr ! Les maladies du mode de vie, les maladies chroniques, aujourd’hui, représentent 80 % des dépenses de santé. Ce sont aussi des maladies liées à la pollution aérienne, à la pollution de notre alimentation, à la pollution des matériaux qui sont autour de nous. De façon rationnelle, on peut évaluer, par exemple, le coût sur la santé de la précarité énergétique, en particulier chez les personnes âgées. Les gens qui se chauffent mal sont plus vulnérables, plus malades, plus désocialisés parce qu’ils n’osent pas inviter de gens chez eux. Des études montrent que 1€ investi dans la lutte contre la précarité énergétique économise 80 centimes de dépenses de santé. C’est cette réflexion-là qu’il faudrait avoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas ce logiciel-là qui est aux commandes malheureusement.

LVSL – On voit s’enchaîner tous les rapports un peu catastrophiques assez alarmistes sur l’évolution du climat. Pensez-vous qu’il y a une solution au changement climatique ? Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

Cécile Duflot – Je suis bizarrement optimiste dans la mesure où les solutions existent. Les moyens financiers existent et ils sont inférieurs aux coûts financiers des catastrophes. Un moment viendra où l’espèce humaine dans son ensemble réagira face à sa propre mise en péril. C’est cela qui me rend optimiste. C’est une forme de rationalité de la catastrophe annoncée, mais aussi la connaissance très précise que les solutions technologiques, techniques et financières sont à notre disposition. Aujourd’hui les catastrophes climatiques que l’on vit sont des périodes d’adaptation. Elles sont très violentes parce que le changement climatique est beaucoup plus violent que ce que la planète a connu au cours de son histoire. Pour la planète ce n’est pas très grave. C’est grave pour les humains par contre. Je pense qu’il peut y avoir cette conscience collective de l’humanité de la nécessité de l’arrêt de ce système destructeur.

LVSL – Vous dirigez la branche française de l’ONG Oxfam depuis avril 2018, ONG spécialisée dans la lutte contre les inégalités sociales y compris les inégalités liées aux changements climatiques. Vos rapports sur les inégalités sont assez flagrants. Comment liez-vous environnemental et social ? Que pensez-vous du mouvement des Gilets jaunes ?

Cécile Duflot – Un chiffre donné par Oxfam est extrêmement parlant : 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches. Les 50% les plus pauvres en émettent 10 %. Ce sont pourtant eux, aujourd’hui, qui sont les plus vulnérables et qui en subissent les conséquences. Les inégalités et la crise écologique sont bien consubstantielles.

Quel est l’élément déclencheur du mouvement des gilets jaunes ? C’est la taxe supplémentaire sur le gazole, ce qui est logique : pendant des années, pour vendre des voitures françaises, on a sous-taxé le diesel incitant par là les gens à acheter ces véhicules qui sont polluants. Maintenant, on connaît les conséquences des émissions des gaz à effet de serre et des particules fines sur le dérèglement climatique et sur la santé. On n’a pas anticipé la réalité de ces répercussions sur les populations et notamment sur ceux qui sont aujourd’hui dépendants de leur voiture. Cet état de fait arrive sur le terreau d’une aggravation des inégalités en France. Depuis vingt ans on compte 1 200 000 pauvres supplémentaires, mais surtout un envol du nombre des ultra-riches. En matière d’action publique, ce terreau d’une fiscalité injuste génère ce qui se passe actuellement – en anglais on ne dit pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais la paille qui casse le dos du chameau.

Les gens ne supportent plus qu’on leur demande de payer alors qu’ils n’ont pas de solution et que, parallèlement, on trouve de l’argent pour les plus riches. C’est là le terreau des gilets jaunes. L’an dernier, Oxfam a publié un rapport intitulé « Réforme fiscale : les pauvres en payent l’impôt cassé » expliquant que la réforme fiscale qui va être mise en œuvre va prendre aux plus pauvres et bénéficier aux ultra-riches. Un an après, une étude publiée dans le journal Les Échos révèle que ce sont bien les 1 %, et même les 1 ‰ qui gagnent beaucoup d’argent. Dans cette situation-là, le terreau est mûr pour que les gens trouvent cela insupportable.

LVSL – Les revendications des gilets jaunes sont sociales, mais aussi écologiques. Dans leur liste de doléances, ils revendiquent de développer les transports en commun, favoriser le transport de marchandises par voie ferrée, instaurer une taxe sur le fioul maritime et le kérosène, soutenir les petits commerces de villages et de centres-villes ou encore cesser la construction des zones commerciales autour des grandes villes qui tuent les petits commerces.

Cécile Duflot – Dans un premier temps on a voulu présenter ce mouvement des gilets jaunes comme anti-écologique, ce qui n’est pas du tout le cas. Même si ce collectif n’est pas très identifié, son message général n’est pas un message contre l’écologie ou un message qui nie l’existence du dérèglement climatique. C’est un message qui dénonce l’injustice fiscale.

Le président de la République n’a rien fait pour l’écologie. Beaucoup de gens expliquent qu’ils se sont remis à prendre la voiture parce que la ligne de train qu’ils utilisaient a fermé, soit complètement, soit du fait de la dégradation importante de la desserte qui ne leur donne plus l’assurance d’arriver à l’heure sur leur lieu de travail. D’autres pays ont su recréer de la desserte par transport en commun y compris en zone rurale. C’est encore une fois une question de choix politique.

LVSL – Quand on écoute les porte-paroles des gilets jaunes il y a aussi la revendication contre une  écologie dite « punitive » –  le terme a été  souvent employé. Qu’en pensez-vous ?

Cécile Duflot – Le nombre de gens atteints de cancers et le nombre de ceux qui meurent de maladies respiratoires chaque année est une situation très punitive. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive et tout le monde va être puni. Par exemple, parmi les vingt plus gros incendies que la Californie a connu de toute son histoire, sept se sont produits ces trois dernières années. Là, le feu ne fait pas le détail entre les maisons des ultra-riches et celles des pauvres. C’est une erreur de croire qu’il y a une écologie punitive et ce mot-là fait énormément de mal parce que ceux qui souffrent le plus de l’alimentation de mauvaise qualité et de ses conséquences sur la santé ce ne sont pas les plus riches. Ceux qui vivent à proximité des zones les plus polluées, ceux qui sont exposés à des polluants lors de leur travail ne sont pas les cadres supérieurs.

 

Crédits photo ©Matis Brasca pour LVSL

Les gilets jaunes : le retour du corps des pauvres

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Au mois de mai dernier, Édouard Louis publiait Qui a tué mon père. Dans cet ouvrage ramassé et poignant, l’écrivain rappelle que la politique est toujours in fine une question de vie ou de mort, qu’elle s’exerce sur les corps. Si le corps usé du père d’Édouard Louis « accuse l’histoire politique », c’est que les classes dominées subissent dans leur chair la violence sociale qui leur est faite, c’est que le corps cassé, épuisé de l’ouvrier incarne et résume l’injustice de l’ordre capitaliste. Six mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes redouble sur la scène politique ce qui a eu lieu sur la scène littéraire.


Le gilet jaune… et le corps qui le revêt

Édouard Louis commente ainsi l’irruption des corps populaires à la faveur du mouvement des gilets jaunes : « J’ai du mal à décrire le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu apparaître les premières images des gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l’humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l’exclusion sociale et géographique. Je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » L’irruption des corps dominés passe d’abord par l’emblème que les manifestants se sont choisi : le gilet jaune est un signal. Signal d’un corps vulnérable qu’il s’agit de faire apparaître, de mettre en évidence. Signal d’un corps en danger qu’il faut rendre visible, signaler à l’attention et à la vigilance d’autrui. Les gilets jaunes sont le signal du retour du corps des pauvres en politique.

Les très nombreux blocages de ronds-points et de péages, ou simplement la présence en ces lieux, manifestent l’importance du corps dans le mouvement. Les gilets jaunes font physiquement obstacle – souvent avec bienveillance – à la circulation des personnes et des marchandises, ils sont autant de grains de sable dans la fluidité rêvée de l’économie néo-libérale. Leurs corps sont ce qui coince, ce qui grippe, ce qui achoppe. Le gilet jaune, porté par un automobiliste en panne ou un travailleur sur un chantier d’autoroute, est aussi le signal d’un corps immobile au milieu du mouvement général et incessant. Voilà pourquoi tout commence avec le prix de l’essence : les gilets jaunes, grands perdants d’une société qui exalte et exige la mobilité de tous, sont le symbole de la France immobile, non pas en ce qu’elle serait rétive au progrès ou repliée sur elle-même et fermée au monde, mais parce qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de la mobilité qu’on lui impose, ou parce qu’elle refuse la mobilisation des corps dans le grand déménagement du monde néo-libéral. Le gilet jaune est la formidable métonymie de ces corps en détresse, de ces corps immobilisés dans et par leur condition sociale.

Corps à corps

La spectaculaire irruption des corps populaires se joue ensuite sur les plateaux de télévision : le contraste éloquent entre gilets jaunes, députés et ministres ne réside pas seulement dans les discours mais aussi dans les attitudes, les postures, les vêtements, les manières de se tenir, d’intervenir. Si bien qu’en une telle arène, les corps des gilets jaunes apparaissent toujours déplacés, dans le sens le plus littéral du terme. Ces corps ne sont plus à leur place, c’est-à-dire à la place – souffrante, soumise, réifiée – que leur a assignée le capitalisme néo-libéral. Ils ne sont plus à leur place d’objets : objets de reportages, de commentaires ou de statistiques savamment décryptées. Le scandale vient de ce que les corps des pauvres sont désormais « invités » à la table des experts et des éditorialistes. Et les pauvres, hélas, se tiennent souvent mal, obligeant parfois les journalistes à leur donner quelques leçons de maintien. L’entre-soi feutré et le jeu bien réglé des discussions entre belles personnes s’en voient singulièrement perturbés. La confrontation des habitus fut, avant même celle des idées, la démonstration la plus flagrante de ce corps à corps entre classes sociales que les gilets jaunes ont imposé.

Le corps à corps recherché dès les premières expressions du mouvement lui confère un caractère indéniablement insurrectionnel. Le corps à corps occupe le vide inquiétant laissé par des « corps intermédiaires » méprisés et disqualifiés, parfois par le pouvoir lui-même[1]. C’est que les gilets jaunes, lassés des formes galvaudées d’une démocratie représentative qui ne tient plus ses promesses, ont d’emblée souhaité s’approcher directement du corps et du cœur du pouvoir, tout particulièrement de son incarnation présidentielle. Dès le 17 novembre, les chaînes d’information en continu diffusent à l’envi les images des manifestants attroupés devant l’Élysée. Ce désir de confrontation physique, qui s’assouvit parfois en simulacres d’exécution d’Emmanuel Macron, a quelque chose de troublant. Il explique l’obstination des gilets jaunes à manifester sur les Champs-Élysées, place de la Madeleine ou de la Concorde, jamais très loin du Palais. Corps contre corps : la violence qui se déchaîne certains samedis rappelle à tous, comme l’explique Juan Branco[2], que la politique n’est pas un simple jeu, une lutte des places ou une partie d’échecs entre gens de bonne compagnie. Les tenants de l’ordre sociopolitique qui défait les corps, les marque et parfois les détruit, comprennent alors que la violence qu’ils imposent, lorsqu’elle devient trop insupportable, risque de se retourner contre eux.

Le corps dérobé d’Emmanuel Macron

Mais dans ce corps à corps, l’un se dérobe. Les gilets jaunes exhibent des corps maltraités ou épuisés, traversés d’affects et de soubresauts. Aux convulsions du corps social, ils attendent que le pouvoir réponde de manière incarnée. Non pas seulement par les mots et les concepts, mais par l’action et le geste, quelque chose qui montrerait que le pouvoir lui-même est touché, dans son corps, par ce qui se déploie sous ses yeux. Or, le pouvoir continue de lui présenter un corps sur papier glacé. La théorie des deux corps du roi élaborée par Kantorowicz est bien connue : le roi est doté d’un corps physique, terrestre, mortel et d’un corps mystique et immortel symbolisant la communauté politique. Emmanuel Macron a surinvesti le corps mystique dès le soir de son élection et son apparition dans l’obscurité de la cour du Louvre, au risque de se couper de la réalité du corps social. Lorsque le président va « au contact », comme aiment le dire les conseillers en communication, les gestes et les mots sont souvent maladroits, perçus comme hautains et méprisants.

La réception de l’allocution du 10 décembre est de ce point de vue très intéressante. Les signes physiques de fatigue ou de nervosité, les indices d’un trouble qui pouvaient manifester l’émotion du corps touché, ont été scrutés avec autant d’attention que les annonces politiques. Les mains du président, ostensiblement posées à plat sur la table, ont suscité l’interrogation et la raillerie. Le geste, quelle que soit son intention, rate son objectif, semble faux et affecté. L’été dernier, Emmanuel Macron a pourtant lui-même mis en scène un corps à corps avec le peuple (« qu’ils viennent me chercher ») exposant, du moins verbalement, son corps physique mais en le dérobant dans le même temps puisqu’un tel défi, opportunément filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, était lancé depuis la cour de la maison de l’Amérique latine devant un aréopage de ministres. Paradoxalement, le corps du président s’exposait faussement pour protéger son propre garde du corps… C’est sans doute dans ce double retranchement du corps présidentiel, dans cette inaccessibilité jupitérienne et bravache qu’une partie du mouvement des gilets jaunes prend ses racines.

Un épisode apparemment anodin et superficiel de cette crise politique majeure révèle la mesure de ce qui se joue au niveau du corps présidentiel et de sa difficulté à s’incarner. Un article du Monde daté du 22 décembre rapporte les paroles d’un député de la majorité affirmant qu’Emmanuel Macron « ne sort plus sans se maquiller tellement il est marqué » et ajoutant : « il se maquille même les mains ». Si l’information fut reprise par la presse people comme par la presse la plus sérieuse, c’est que l’on sent bien qu’elle est grosse d’une vérité plus profonde qu’il n’y paraît et qu’elle dépasse de loin l’anecdote de communicant. Ce maquillage permanent et intégral qui recouvre « même les mains », soit l’outil de travail des classes les plus modestes, est l’ultime signe d’un corps présidentiel faux et lisse incapable d’être touché ou de toucher. Isabelle Adjani, dans un article qui là encore a largement débordé les pages de la presse légère, parle d’une « impossibilité tactile […] avec le corps du pauvre »[3]. Alors que les gilets jaunes exposent sans fard des corps que l’on a longtemps voulu enfermer dans la honte, « se met[tent] à nu »[4] selon les mots de l’une des figures du mouvement, le pouvoir continue d’exhiber le corps artificiel et distant qui a pourtant miné sa légitimité et qui « accuse », pour reprendre le terme d’Édouard Louis, la distance glacée de sa politique au service des dominants. Il y a peu, le président a prononcé ses vœux debout face aux Français, optant pour une verticalité frontale qui met en scène un corps inébranlable, qui ne fléchit pas. Alors que les gilets jaunes, physiquement et métaphoriquement, exhibent marques et empreintes, blessures et fêlures, le pouvoir s’en tient à l’apparente impassibilité, aux illusions de la surface. La révolte des gilets jaunes est fondamentalement une protestation contre cette négation toute néo-libérale de ce qui est fragile et précaire et qui s’inscrit à même la peau, celle qu’on essaie de sauver quand tout semble perdu, celle qu’on laisse parfois quand on n’en peut plus.

[1] Sur ce point, voir la tribune de Guillaume Le Blanc (« Les deux corps de la manifestation ») parue dans Libération le 6 décembre 2018.

[2] “Là-bas si j’y suis”, 21 décembre 2018, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/Juan-Branco-desosse-Macron.

[3] Interview donnée dans Elle, paru le 28 décembre 2018.

[4] Ingrid Levavasseur, aide-soignante, intervenait dans La Grande explication le 29 novembre 2018.

Le traitement médiatique des Gilets Jaunes : un mois de propagande pro-Macron

Les gilets jaunes : des “beaufs” pour Jean Quatremer, vêtus d’une “chemise brune” selon BHL, qui adhèrent à des théories “conspirationnistes lunaires” à en croire Jean-Michel Aphatie (le même Jean-Michel Aphatie qui, un peu plus tard, estimait qu’une “organisation souterraine, cachée”, “tirait les ficelles” derrière les Gilets Jaunes – mais personne n’est à une contradiction près). Les éditorialistes et chroniqueurs ne sont pas tendres. On ne s’attendait certes pas à ce que les médias prennent la défense des Gilets Jaunes, ou qu’ils se muent en critiques acerbes du pouvoir macronien. On ne peut pourtant qu’être interloqué par la violence des Unes, des éditos, des reportages ou des tweets qu’ils ont déclenchés contre le mouvement. Avec les Gilets Jaunes, la grande presse révèle désormais ce qu’elle est : une courroie de transmission des intérêts dominants.


Incompréhension, refus de se remettre en cause et mépris de classe : aucun mouvement social n’avait jusqu’alors provoqué des réactions aussi vives de la part des grands titres de presse. Mise en scène du “chaos” provoqué par les Gilets Jaunes, négation permanente de leur légitimité, défense de l’autorité “républicaine”, annonce de la mort programmée du mouvement : c’est à travers une narration savamment structurée qu’éditorialistes, chroniqueurs et “intellectuels” médiatiques ont tenté de tuer le mouvement.

Acte I : mettre en scène le chaos

http://m.leparisien.fr/
Une du Parisien du 2 décembre 2018 © Le Parisien
http://m.leparisien.fr/
Une du Parisien Dimanche du 25 novembre 2018 © Le Parisien

La presse nationale et régionale est unanime : en Une des scènes de chaos, pleines de flammes et de gaz lacrymogène. Les compte-rendus qu’on trouve à l’intérieur sont du même ordre : la description d’une escalade de violence semaine après semaine, destinée à provoquer une inquiétude irrationnelle des lecteurs. Cette présentation des événements justifie par là-même les incessants appels au calme de la part des journalistes et des éditorialistes qui se sont mués en spécialistes des mouvements sociaux en quelques jours – ceux-là même qui s’accordaient tous à dire avant le 17 novembre que le mouvement des Gilets Jaunes allait mourir dans l’œuf.

Quitte à évoquer les violences des manifestants, on aurait pu s’attendre à un traitement égal concernant les violences policières. Qu’à cela ne tienne ! Lundi 17 décembre, Amnesty International publiait un rapport déplorant un “recours excessif à la force par des policiers”. Ce rapport n’a que très peu été repris dans les médias. Acrimed a dénombré trois brèves à son propos le jour même et trois le lendemain : “C’est peu dire que l’enquête d’Amnesty International sur les violences policières a eu mauvaise presse. Publiée lundi 17 décembre, elle a fait l’objet de trois brèves le jour même (sur les sites de Libération, de RT France et de Reporterre) et trois le lendemain (sur les sites de LCIFranceinfo et de Linfo.re). Et c’est tout, à l’heure où nous écrivons cet article”. LCI a ainsi réussi le coup de maître qui est celui de monter une séquence de violence policière avec un bandeau où l’on pouvait lire “comment la police a gagné en efficacité”. Les images et les témoignages faisant état d’un déchaînement de violences policières ne manquent pourtant pas – elle a causé, rappelons-le, un mort, un coma et de nombreuses mutilations. Mais la remise en cause des forces de l’ordre battrait en brèche la stratégie médiatique déployée.

Acte II : décrédibiliser les Gilets Jaunes

Cette opération de décrédibilisation est aussi bien consciente qu’inconsciente. Elle est le produit d’une déconnexion assez frappante avec la réalité, aussi bien que d’un mépris de classe à peine dissimulé. Souvent emplis de paternalisme, nos éditorialistes assènent que le gouvernement a besoin de “temps” et qu’il faut faire de la “pédagogie” pour que les gens comprennent ce qui se joue. Il ne faudrait pas oublier la confession de Gilles le Gendre : “notre erreur est d’avoir été probablement trop intelligents, trop subtils“. C’est donc un peu de temps qu’il faut laisser aux Gilets Jaunes, car en ce bas-monde, l’intelligence n’est pas également répartie.

Les Gilets Jaunes sont décrits par les commentateurs comme des personnages de roman de Michel Houellebecq

A la 59ème minute de l’émission C dans l’air, Christophe Barbier offre sa solution à la crise : la suppression de la redevance télévision ramènera les Gilets Jaunes chez eux parce qu’ils regardent beaucoup la télé, n’ayant “pas beaucoup d’autres distractions dans la vie”.

Acte III: défendre et réhabiliter l’autorité (la République des copains)

Une fois l’opinion effrayée par les Unes et séquences vidéos savamment choisies et triées, il s’agit de faire appel aux figures d’autorité. Une fois les repères brouillés, la restauration de l’ordre. Les annonces et allocutions du président deviennent des moments particulièrement attendus et scrutés par les médias pour faire face au chaos qui s’installe.

http://www.lefigaro.fr/
© Le Figaro

Une fois ces réponses politiques tant attendues formulées, la mobilisation devient illégitime : pourquoi ces Gilets Jaunes continuent-ils à se rassembler, alors qu’une hausse du SMIC a été annoncée ? Peu importe le contenu de la réponse, les commentateurs la perçoivent comme suffisante.

Sans surprises, c’est à Bernard-Henri Lévy que revient la palme, en matière d’anathèmes pompeux à l’encontre des manifestants et de qualificatifs laudatifs à l’égard des pouvoirs institués. Lui, dont on ne sait toujours pas s’il est philosophe, écrivain, journaliste ou cinéaste, avait déjà l’habitude de brouiller les pistes ; il renouvelle l’interrogation quant à son statut avec ses hashtags vindicatifs, dont on n’arrive pas à comprendre s’ils sont ceux d’un militant En Marche ou d’un chroniqueur pour RMC.

Acte IV : Garder la face coûte que coûte, peu importent les faits

Malgré tous les efforts du gouvernement, les annonces n’ont pas suffi et le mouvement a perduré. Certaines ficelles deviennent particulièrement visibles et les médias s’enlisent. France 3 a ainsi fait polémique en diffusant une image retouchée : “Macron dégage” figurait sur la pancarte d’un manifestant. Les téléspectateurs n’ont pas eu la chance de pouvoir apercevoir le “dégage” sur leur écran. La chaîne s’est excusée, prenant le prétexte d’une “erreur humaine” et en promettant que cela ne se reproduirait pas.

Des éditorialistes quelque peu remontés se sont également illustrés durant cette séquence… Il semble que Jean Quatremer, spécialiste des questions européennes pour Libération, ait confondu ces dernières semaines son compte Twitter avec sa messagerie privée. Ses tweets oscillent en effet d’une manière curieuse entre l’insulte pure et simple, et la philosophie politique en 280 signes.

Dans une série de tweets assez remarqués, Pamela Anderson, tout en déplorant la violence de certains manifestants, estimait que celle-ci était insignifiante par rapport à la violence structurelle que les politiques néolibérales infligent aux classes populaires. Pas question d’aller si loin dans la réflexion pour Jean Quatremer, à qui il faut bien reconnaître un mérite : l’art de ne pas complexifier des choses simples.

Jean Quatremer, en réponse à un internaute qui l’accuse de négliger le “peuple qui souffre”

Des attaques de cette nature ne surprennent personne. Durant plusieurs semaines, en effet, les commentateurs ont passé leur temps à dépeindre les Gilets Jaunes comme des avatars de personnages de roman de Michel Houellebecq – des personnes un peu périphériques, donc forcément un peu racistes et très attachées à leur voiture. L’insulte devient dès lors tolérable et tolérée, peu importe la violence et l’absence de réflexion qu’elle recouvre. Tout est permis avec les Gilets Jaunes : la violence physique des forces de l’ordre est un épiphénomène, tandis que la violence symbolique de caste est omniprésente…

Acte V : déclarer le mouvement mort et enterré

L’une des questions qui a émergé au fil des semaines et qui passionne les chroniqueurs est la suivante : qui va “payer l’addition” ? Les éditorialistes, qui ont manifestement le droit de décider du début et de la fin d’un mouvement social, ont récemment décrété que la phase Gilets Jaunes était terminée (la véracité de ce postulat demeure à prouver, mais soit !). Arrive l’heure des comptes : combien de personnes en chômage technique, combien de radars à réparer, combien de frais de réparation, combien de perte pour la croissance ? Rien ne saurait échapper aux éditorialistes.

Capture d’écran de BFMTV

Mardi 18 décembre, C dans l’air titrait “Gilets Jaunes : et maintenant … l’addition”, ce à quoi l’émission de Ruth Elkrief sur BFMTV faisait écho avec un très définitif “après les mobilisations, c’est l’heure de l’addition”. Caroline Roux parle de ” facture ” qui ” s’alourdit ” après l’octroi d’une prime aux forces de l’ordre, ce à quoi Bruno Jeudy répond solennellement qu’elles ont “tenu le pays pendant cinq semaines”. Attention cependant ! Si les forces de l’ordre méritent d’être choyées pour avoir ” tenu le pays ” à coup de gaz lacrymogène et grenades de désencerclement, pas question pour autant que d’autres professions aient l’idée de demander des primes…

Capture d’écran © Le Figaro

Quant au “virage social” entrepris, selon lui-même, par le gouvernement, Soazig Quéméner (rédactrice en chef politique de Marianne) indique qu’ “on est plus du côté Bayrou”. Le quinquennat est donc sauvé et prend un indéniable tournant social, la référence faite à François Bayrou étant, on s’en doute, un gage solide pour les politiques marxistes à venir.

Aussi, Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction des Echos, craint qu’un “certain nombre de professions” se “réveillent”, car “on connaît la capacité des syndicats à faire de la surenchère”. A cela, Françoise Fressoz ajoute que “les gagnants du mouvement sont quand même tous ceux qui demandaient un rééquilibrage de la politique et qui l’ont obtenu par une épreuve de force”, mais que le gouvernement a su rallier à lui les entreprises.

La question des péages préoccupe énormément nos éditorialistes. Bruno Jeudy, journaliste pour BFM TV, rappelle que “la privatisation des autoroutes, en 2005, ça n’est jamais passé. Il y a un vrai symbole à prendre en otage les barrières de péage”. Outre la très indélicate métaphore de la prise d’otage, il semble aujourd’hui plus problématique de s’en prendre à des barrières de péage qu’à des cheminots.

Quant au chiffrage du manque à gagner, c’est en points de croissance que les éditorialistes répondent en rendant par là-même leur discours inaudible et inquiétant : ”l’INSEE divise par deux sa prévision de croissance pour le quatrième trimestre”.

Le 14 décembre, Jean-Michel Apathie dénonçait sur Europe 1 l’attitude complotiste de certains Gilets Jaunes. Les réactions de quelques uns suite à l’attentat de Strasbourg avaient justifié le fait de jeter l’opprobre sur l’ensemble du mouvement. L’existence de porte-paroles autoproclamés suffit pour nos chroniqueurs et éditorialistes à jeter le discrédit sur l’ensemble du mouvement : les Gilets Jaunes sont sans cesses appelés à se désolidariser, prendre des distances avec des personnes plus médiatiques. Si ce genre d’appel est envisageable lorsqu’il s’agit d’une organisation structurée, que sont censées faire des personnes qui n’ont ni structure, ni chef ?

Et qu’à cela ne tienne, lorsqu’il s’agit de complotisme Jean-Michel Apathie n’est pas à un paradoxe près… C’est lui qui donne logiquement le mot de la fin : les “Gilets Jaunes sont une véritable arme de destruction massive”. Il explique également dans C à vous que “dans ce mouvement [des Gilets jaunes], je pense depuis le début qu’il y a une organisation souterraine, cachée. Il y a des tireurs de ficelles”. Heureusement que l’intéressé déclarait que les mobilisations contre la loi fake news n’étaient que de l’ “agitation stupide” !

Si une lecture dominante se dessine, des sites et médias indépendants tels Acrimed ou Le Monde Diplomatique participent de l’analyse et de la compréhension du mouvement en consacrant régulièrement des articles et des dossiers thématiques aux Gilets Jaunes.

“Moins de taxes”, “plus d’État” : deux revendications complémentaires

Une émeute à Londres en 1990 contre la “poll tax” de Margaret Thatcher. © James Bourne

Né spontanément et toujours largement soutenu, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour un sentiment d’exaspération fiscale d’une large partie du pays qui couvait depuis longtemps. Les radars, les péages autoroutiers, les banques … Tous ces symboles d’un racket institutionnalisé ont été attaqués par les gilets jaunes. La sociologie de ce mouvement confirme que les gilets jaunes sont avant tout des précaires, chez qui la contestation de l’impôt est la plus forte et non seulement des petits patrons ou routiers comme c’était le cas des bonnets rouges. Cette révolte fiscale légitime, qui s’apparente à celles du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, doit nous interroger sur la structure de plus en plus inégalitaire de notre fiscalité. Faute de quoi, le civisme fiscal pourrait bien être sérieusement remis en question.


Dans un ouvrage prémonitoire – Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français publié en septembre 2018, le sociologue Alexis Spire explique le « ras-le-bol fiscal » des classes populaires par trois types de raisons : la difficulté accrue à frauder le fisc, la montée en puissance des impôts proportionnels comme la TVA et la taxe sur les carburants et l’incapacité à bénéficier de la grande majorité des crédits d’impôts. Selon lui, « Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et, dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires ».

Certes, les plus défavorisés échappent à certains impôts – dont celui sur le revenu qui  touche moins d’un Français sur deux – mais ils subissent de plein fouet les hausses de ces taxes. Dans le même temps, ils constatent la fraude en col blanc rendue célèbre par les affaires Cahuzac, Luxleaks, Panama Papers, etc., et réalisent le deux-poids-deux-mesures de l’administration fiscale. Le système fiscal et social français est également peu redistributif, comparé à d’autres pays européens, en particulier pour les ménages au niveau de vie situé entre 1200 et 1600 euros par mois et par personne  – c’est-à-dire globalement entre le SMIC et le salaire médian, selon une étude du CREDOC de 2013. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que les employés, ouvriers et autres populations plutôt précaires se soient mobilisées en premier parmi les gilets jaunes.

©CREDOC

En ce qui concerne les classes moyennes, elles subissent certes les hausses de taxes, mais les nombreuses niches fiscales – rénovation thermique, emplois à domicile, dons etc. – leur permettent de réduire leur imposition, ce qui rend la critique de la fiscalité beaucoup moins importante auprès de cette population. Selon Spire, « les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts ».

Pourtant, la critique de l’impôt est également présente dans la classe moyenne, notamment pour décrier que tous les foyers en dessous de 9807 euros par part ne paient pas l’impôt sur le revenu. Contre cette sempiternelle critique, il faut pourtant rappeler que pour les plus démunis, chaque euro compte et que la machinerie bureaucratique à mettre en place pour récupérer quelques euros de plus chez ces millions de Français exemptés de l’impôt sur le revenu rapporterait bien moins qu’elle ne risque de coûter.

En réalité, l’impôt sur le revenu, qui ne compte que quatre tranches d’imposition, ne représente qu’environ un quart des recettes de l’État, soit 72 milliards d’euros. La TVA, impôt indirect car acquittée tout au long de la revente de biens et de services, fournit à elle seule la moitié du budget de l’État ! Cet impôt dégressif, établi à différents taux fixes proportionnels au prix de vente, a connu plusieurs hausses majeures depuis sa création en 1954 et son taux normal évolue autour des 20% depuis déjà une vingtaine d’années.

Pour des dirigeants politiques néolibéraux à la recherche de nouvelles recettes fiscales, il risque d’être tentant d’augmenter la TVA tant la consommation est immobile dans nombre de domaines et ce d’autant que le taux normal de 20% demeure en dessous de la plupart de ceux de nos « partenaires européens ». L’Autriche et l’Italie envisagent par exemple des hausses de taux de TVA. Et en Hongrie, où il n’existe qu’une seule tranche d’impôt sur le revenu, à 15%, et où l’impôt sur les sociétés est un des plus bas de l’Union européenne, le taux de TVA atteint le record de 27% !

©CREDOC

Sur le long terme et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte – c’est-à-dire perçue par l’État au travers d’un tiers – et forfaitaire – c’est-à-dire des sommes fixes pour tous les individus, comme les timbres fiscaux, le coût du permis de conduire ou de certaines vignettes obligatoires – et à la baisse de l’imposition directe. L’explication est simple : la suppression ou la baisse d’impôts directs, comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu est une mesure aisément perceptible par les électeurs désireux de davantage de pouvoir d’achat. L’autre objectif souvent mis en avant est celui de la compétitivité via l’abaissement du coût du travail et l’encouragement à l’investissement, à travers la baisse de l’impôt sur les sociétés et la suppression de l’ISF.

Sur le long terme, et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte et forfaitaire et à la baisse de l’imposition directe.

La suppression d’impôts progressifs et l’instauration d’impôts proportionnels se retrouvent, sans surprise, dans la politique d’Emmanuel Macron. C’est le cas avec la suppression de la taxe d’habitation qui n’était d’ores-et-déjà pas appliquée à bon nombre de ménages et bénéficiera donc excessivement aux ménages les plus aisés. Selon l’enquête d’Alexis Spire, c’est avant tout la taxe foncière qui est décriée pour son caractère injuste puisqu’elle s’applique à tous de la même manière, peu importe les revenus et l’endettement, souvent nécessaire pour devenir propriétaire.

En outre, le barème sur lequel se fondent la taxe d’habitation et la taxe foncière n’a pas été mis à jour depuis 1970, donnant lieu à des inégalités aberrantes : certains immeubles décrépis des centres-villes – depuis rénovés en appartements cossus – sont couramment assujettis à une taxe foncière plus faible que des immeubles type « grands ensembles » qui bénéficiaient à l’époque de tout le confort moderne. Guère étonnant que les enquêtés interrogés par Spire jugent cette dernière bien plus durement que la taxe d’habitation.

De même, Macron a choisi d’introduire une flat tax au taux unique de 30% sur les revenus du capital dès sa première année au pouvoir. Une mesure qui risque de coûter jusqu’à dix fois ce qui était initialement annoncé et qui taxe moins les revenus du capital que ceux issus du travail. Un comble pour un gouvernement qui dit se battre « pour que le travail paie », une vraie inégalité pour les Français les plus pauvres qui n’ont aucune épargne et placements. Ce nouvel impôt proportionnel, sous couvert d’égalité de traitement, impose jusqu’à moitié moins les plus gros patrimoines, alors que ceux qui ont souscrit à des plans d’épargne-logement (PEL) et ou à de l’assurance-vie sont davantage imposés.

Ces fortes inégalités entre petits et gros se retrouvent aussi entre entreprises : il est de notoriété commune que les grandes entreprises, grâce à des montages fiscaux très élaborés, échappent à presque tout impôt sur les sociétés. D’ailleurs, lorsque des grands groupes grossissent via des fusions ou des rachats de concurrents, ils prennent souvent soin de déménager le siège social de l’entreprise là où l’imposition est la plus faible, tel le cimentier Lafarge, qui, lors de sa fusion avec Holcim en 2015, a déplacé son siège en Suisse. Sans volonté politique réelle de combattre l’évasion fiscale, l’État a tenté différentes approches toutes aussi vaines les unes que les autres : pointer du doigt les fraudeurs dans le discours public, négocier des accords creux au niveau international, ou cette année la création d’une police fiscale de… 50 agents, alors même que le nombre de contrôles fiscaux est en chute libre depuis des années.

Par ailleurs, les retards de paiement constituent, loin devant le coût du travail ou la baisse des ventes, la première cause des problèmes de trésorerie des PME, venant remettre en cause le discours anti-fiscalité. Désormais, le gouvernement ne souhaite plus s’embarrasser avec des contrôles rigoureux des montages financiers des multinationales, mais préfèrent négocier à l’amiable avec les fraudeurs, qui n’ont même plus à faire face à un procès public et à reconnaître leur culpabilité. Dans la pratique, tous les enquêtes instruites ne donnent même pas lieu à des perquisitions et l’amende négociée est systématiquement plus faible que l’impayé dû à l’État.

Cette fiscalité à deux vitesses entre TPE-PME et grandes entreprises se retrouve aussi au niveau de la capacité à bénéficier des avantages fiscaux, de manière similaire au phénomène d’injustice fiscale décrit par Alexis Spire pour les ménages. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, dont le coût a explosé depuis sa réforme par Nicolas Sarkozy, bénéficie outrageusement plus aux grandes entreprises qu’aux plus petites et finance des innovations dont l’usage réel a lieu à l’étranger. Cette niche fiscale unique au monde par son laxisme encourage également la fraude, qui représenterait environ 15% des montants reversés par l’État et ne parvient même pas à stopper des destructions d’emplois dans la recherche comme chez Intel ou chez Sanofi. Pourtant, alors que ce soutien financier massif et inégalitaire aux entreprises n’est pas du tout efficace, aucune réforme n’aboutit depuis des années.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme.

Pour la France en déclassement ou proche de l’être, la pression fiscale est donc devenue une préoccupation clef. Du point de vue de la droite, cette réticence à l’impôt des classes populaire est une aubaine, car elle permet de mettre en avant son agenda de baisses d’impôts et donc de la supposée hausse du pouvoir d’achat qui en découle. Comme le note le sociologue Alexis Spire « En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers ». Une stratégie électorale payante, imitée par Emmanuel Macron en 2017 par la promesse de la suppression de la taxe d’habitation, puis dans ses réponses aux gilets jaunes, via la défiscalisation des primes exceptionnelles versées par les rares entreprises prêtes à consentir ce geste.

Des gilets jaunes bloquant un McDonalds pour protester contre l’évasion fiscale à Grenoble le 15 décembre 2018.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme. En effet, le mouvement des gilets jaunes, s’il émerge autour d’une revendication fiscale, fait souvent le lien entre fiscalité élevée et évasion fiscale ou suppression de l’ISF ou de l’exit tax. Pas sûr que la stratégie sarkozyste soit encore efficace après les innombrables scandales d’évasion et de fraude : Panama Papers, Luxleaks, Paradise Papers, Football Leaks…

L’une des mesures fiscales marquantes de Nicolas Sarkozy, le bouclier fiscal – qui plafonne le taux d’imposition des contribuables – aura certes aidé quelques contribuables modestes mais propriétaires soumis à une forte taxe foncière et d’habitation, mais ceux-ci n’auront récupéré que 1% du montant de ce bouclier conçu pour les super-riches.

Les opérations de péage autoroutier gratuit, les blocages de certaines banques ou de lieux appartenant à des entreprises ne payant pas ou très peu d’impôts un peu partout en France témoignent de la prise de conscience du racket des contribuables par une partie du secteur privé qui se soustrait à l’impôt. De même, la méfiance, puis le sentiment d’être « pris pour des imbéciles » de nombreux gilets jaunes suite aux annonces du Président, semble indiquer que l’anti-fiscalisme le plus primaire ne suffira pas à éteindre l’incendie. Au-delà du dégagisme et des rumeurs de listes électorales de gilets jaunes pour s’opposer au bloc bourgeois réuni autour d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, première grande révolte fiscale du XXIème siècle, est donc surtout l’expression d’une exigence de justice fiscale et sociale.

Le Référendum d’Initiative Citoyenne : héritier de la Révolution française

D’une contestation fiscale sur le prix du carburant, le mouvement des gilets jaunes a muté au fil des semaines et incarne désormais une volonté de refondation démocratique de nos institutions. La création d’un référendum d’initiative citoyenne, qui permettait au peuple de se saisir directement des décisions publiques est au cœur de ses revendications politiques. Le “RIC”, comme il convient maintenant de l’appeler, bouleverserait profondément notre ordre constitutionnel pour court-circuiter le principe de représentation qui prévaut en France depuis la fin de la Révolution.


Révocation des élus, mandats impératifs, proposition directe et abrogation de la loi ou encore modification de la Constitution, sont autant de prérogatives que les gilets jaunes souhaitent voir directement entre les mains des citoyens. Cette revendication ravive la tension intrinsèque qui existe entre démocratie directe et représentative. À l’issue de la Révolution française, la démocratie représentative s’est imposée, ne laissant aucune place à des formes de démocratie directe.

Nombre de commentateurs présentent le RIC comme la porte ouverte à l’expression des plus bas instincts déraisonnés du peuple. Faut-il ainsi craindre la perspective de la démocratie directe, ou au contraire la louer comme le renouveau tant attendu de notre système politique ?

Démocratie directe contre démocratie représentative  

Si l’idée d’un référendum d’initiative citoyenne laisse dubitatifs nombre d’observateurs de la vie politique, c’est que le concept de représentation est fondateur de la République Française. La constitution des députés du Tiers-Etat aux États généraux en Assemblée nationale constituante le 17 juin 1789 est l’acte révolutionnaire qui fait émerger la démocratie parlementaire moderne.

Pourtant, dès la Révolution, il existe déjà une tension entre le principe de démocratie représentative et l’idéal rousseauiste de nombreux révolutionnaires. Pour Jean-Jacques Rousseau, le principe de représentation aboutit nécessairement à une confiscation du pouvoir. Dans Le contrat social (1762) il explique que la volonté générale ne peut s’exprimer que par la démocratie directe avec un peuple éduqué aux enjeux civiques :

“La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point”

Du Contrat social, Livre III, Chapitre XV

Cet idéal de démocratie directe à l’état pur est évidement inapplicable à l’échelle de la France du XVIIIe siècle où le peuple est majoritairement illettré et la communication entre les départements difficile. Pourtant, nombreux sont les courants révolutionnaires, inspirés par les écrits de Rousseau, qui prônent la mise en place de mécanismes permettant au peuple, sinon de légiférer directement, du moins d’exercer un contrôle sur leurs élus. Ils sont définitivement défaits le 9 Thermidor, date de la chute de Robespierre. Pour les générations de républicains qui lui succèdent c’est le parlementarisme qui incarnera le degré réel le plus abouti de la démocratie ; conviction renforcée face aux nombreux périls (restauration monarchiste, césarisme, fascisme…) qu’ils devront affronter au cours des années. 

Le principe de représentation n’a que rarement été contesté par les républicains et les démocrates en France. Ceux-ci d’ailleurs se méfient historiquement des référendums assimilés aux “plébiscites” du Second Empire, comme d’un outil au service du césarisme et du pouvoir personnel de l’Empereur puis du Président de la République. Mais avec le RIC, l’initiative référendaire serait inversée puisque les citoyens et non plus seulement les gouvernants pourraient en initier la procédure.

À l’exception notable de la Commune de Paris de 1871, qui institue des dispositifs de démocratie directe comme le mandat impératif et la révocabilité permanente des élus, l’expérience de la démocratie directe est donc relativement inédite en France depuis la Révolution française. 

Le principe de représentation est ainsi sanctuarisé par la Constitution de la Ve République qui proclame notamment en son article 27 “Tout mandat impératif est nul”. Cela signifie que les élus sont libres de leur choix politiques après leur élection et ne peuvent pas être contraints dans leurs décisions, même lorsque cela concerne des points du programme sur lequel ils ont été élus.

Discrédit de la représentation politique 

L’aspiration à une prise de décision directe par les citoyens procède logiquement de la dévalorisation et du discrédit jeté sur les institutions représentatives.

Cette situation était annoncée par l’augmentation tendancielle du taux d’abstention, multiplié par deux en 50 ans aux élections législatives par exemple. Cette abstention, que les élites ont trop souvent voulu voir comme un désintérêt croissant des citoyens pour la chose publique, relève certainement pour une grande part d’entre eux d’un acte politique, revendiqué ou non, de rejet du système. 

En ce sens l’écho que trouve le RIC est l’émanation d’une volonté populaire de réinvestir la politique, dont nombre de citoyens se sentent dépossédés.

C’est précisément cette demande de réappropriation de la politique qui effraye tant les élites. Celles-ci se sont accaparé de plus en plus la décision et l’activité politiques, devenues au fil du temps des pratiques quasiment ségréguées, uniquement exercées par les classes supérieures : 4,6 % des députés seulement sont employés et aucun n’est ouvrier. 

Cette peur des élites de voir le peuple surgir dans le débat politique, dont elle se sentent les propriétaires légitimes et dont elles édictent les règles, est aujourd’hui palpable dans les grands médias et chez les intellectuels institués.

Pour continuer à filer la métaphore révolutionnaire, ce clivage imite le débat qui avait déjà lieu entre les tenants d’une République bourgeoise et censitaire contre les sans-culottes, partisans de la démocratie directe. De ce point de vue, le clivage sociologique et les arguments des deux camps semblent n’avoir que peu évolué. D’un coté on trouvait déjà ceux qui voulaient pousser plus loin la Révolution pour y investir le peuple. Parmi eux, on trouvait Robespierre qui affirmait :

“Partout où le peuple n’exerce pas son autorité, et ne manifeste pas la volonté par lui-même, mais par des représentants, si le corps représentatif n’est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie”

Robespierre, discours du 18 mai 1791

En face, on trouvait déjà les tenants d’une révolution des bonne gens, toujours prompts à s’émouvoir des excès de la foule et de la démocratie :

“Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants”

Sieyès, discours du 7 septembre 1789

Le RIC pourrait donc s’inscrire dans la lignée de l’esprit des révolutionnaires de l’an I, désireux de pousser plus loin les principes démocratiques de la Révolution. La constitution de 1793 prévoyait d’ailleurs un contrôle des lois par le peuple. Mais avec la chute de Robespierre et la réaction thermidorienne, celle-ci ne fut jamais appliquée au profit d’un retour au système représentatif stricte. 

L’émergence de l’expression citoyenne sans intermédiaires 

Le mouvement des gilets jaunes procède d’un autre phénomène politique majeur des dernières années : la désintermédiation de la politique.

Le peuple s’adresse directement au chef — Emmanuel Macron — et ce sans passer par des partis, des organisations syndicales ou des institutions politiques. 

Il conviendrait de s’interroger sur les facteurs qui ont permis ce phénomène nouveau. Bien sûr, il y a un facteur technologique, les réseaux sociaux. Il y a aussi l’atomisation des cercles de sociabilité consécutive aux évolutions de notre société qui ont affaibli les corps intermédiaires comme les syndicats. 

Mais il convient de ne pas oublier un facteur sous-estimé : la dévalorisation du politique consenti par les élites elles-même. Ce transfert de souveraineté politique opéré par les tenants de la rationalisation néolibérale vers l’échelon bureaucratique européen ou vers les puissances économiques participe aussi à délégitimer une représentation parlementaire perçue comme impotente. Pas étonnant dans ces conditions que la colère s’adresse directement à la seule figure apparemment décisionnaire, le Président de la République. 

Le mouvement actuel n’est pas, comme on le lit trop souvent, un moment anti-parlementariste comme ont pu l’être la crise du 6 février 1934 ou le moment poujadiste ; tout simplement parce que le Parlement n’est plus le réel détenteur du pouvoir. Les modalités d’expression de la colère montrent qu’elle se cristallise autour du Président de la République plutôt que sur la représentation nationale. Cette dernière est simplement accusée d’être inutile, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre les demandes de suppression du Sénat ou de diminution des frais de fonctionnement de l’Assemblée. Au fond, c’est la logique d’ultra-présidentialisation de la Ve République, qui a été digérée par le mouvement des gilets jaunes.

En affaiblissant la représentation parlementaire, la Ve République a pavé la voie à l’émergence de la demande de démocratie désintermédiée. 

Le RIC peut réconcilier le peuple avec la politique 

La mise en place d’un RIC s’imposant au législateur pourrait permettre de parachever la souveraineté politique du peuple français.  

Mais la démocratie directe n’est pas prête de remplacer le principe de représentation au sens large sur lequel repose le parlementarisme et la politique en général. D’ailleurs le mouvement des gilets jaunes, malgré son rejet de toute délégation de la représentation à été confronté à cette contradiction, et de fait des représentants officieux du mouvement ont émergé pour en porter publiquement les revendications. 

Les exemples de pays ayant recours à des dispositifs de démocratie semi-directe démontrent que des régimes politiques très divers peuvent l’utiliser. Peu de points communs en effet entre le modèle Suisse, Italien et Vénézuélien, si ce n’est que dans aucun de ces pays la question de la représentation n’a été totalement dépassée et la démocratie directe totalement instituée.

Il sera impossible de ne pas prendre en compte ce phénomène de désintermédiation de la politique qui traverse les sociétés occidentales. Pour le moment, le mouvement de désintermédiation de la politique dans d’autres pays (Italie, Etats-unis, Brésil…) c’est principalement traduit par la construction d’un rapport vertical entre un leader et le peuple. 

Il y a fort à parier que la réponse du gouvernement à cette demande des gilets jaunes consistera à concéder de nouveaux dispositifs de démocratie participative, ou à alléger les conditions de mises en œuvre de ceux existants sans toucher à l’esprit des institutions. Ce serait pourtant passer à coté de l’enjeu de fond. 

La révision constitutionnelle de 2008 a mis en place le référendum d’initiative partagée. Il est pourtant dans les faits inapplicable : son objet est limité et surtout l’initiative en est réservée à un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Il n’a ainsi jamais été mis en œuvre à ce jour. 

On soulignera aussi l’existence de l’initiative citoyenne européenne (ICE) qui permet de soumettre des propositions législatives à la Commission européenne en rassemblant un million de citoyens. Si les conditions de recevabilité sont exigeantes et l’objet là aussi limité, certaines ont déjà abouti, et le Parlement européen a demandé à ce que les conditions soient assouplies, sans succès. 

Dans tous les cas, ni l’ICE ni le référendum d’initiative partagée en France n’ont de caractère contraignant. Hors, c’est précisément ce caractère contraignant qui constituerait une véritable révolution politique, en plaçant dans les faits la volonté directe des citoyens au-dessus de celle des représentants.

En permettant aux citoyens d’intervenir directement, le référendum d’initiative citoyenne pourrait être une des solutions pour résoudre cette crise de la représentation et donc de la démocratie. 

Crédit photo : ©Olivier Ortelpa