Dans toute l’Europe, un cordon sanitaire se forme contre la gauche

Steve Bannon, propagandiste d’extrême-droite proche de Donald Trump a étendu son offensive à l’Europe. © Gage Skidmore

Aux quatre coins de l’Europe, les partis centristes dépeignent de plus en plus la social-démocratie, même modérée, comme une menace « d’extrême-gauche ». La rhétorique outrancière sur le danger gauchiste a un objectif clair : justifier les alliances avec des partis d’extrême-droite autrefois mal vus [1].

En janvier, l’homme le plus riche du monde a offert une tribune mondiale à la dirigeante de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême-droite. Ancienne membre de la Hayek Society, conseillère financière et toujours fervente adepte du néolibéralisme, elle ne s’est pas privée de proférer des obscénités telles que « Hitler était communiste, socialiste ».

Les propos tenus par la présidente de l’AfD, Alice Weidel, sur le site X avec Elon Musk peuvent sembler extrêmes. Pourtant, cela illustre ce qui est désormais une tendance de fond en Europe.

Cela fait déjà des années que nous regardons la classe politique traditionnelle faire tomber les derniers obstacles qui se dressent contre l’extrême-droite. Mercredi dernier, au Bundestag, les chrétiens-démocrates (CDU) et l’AfD de Weidel ont voté ensemble une motion appelant à une restriction de l’immigration. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche.

Par « gauche », je n’entends pas seulement les partis ayant une vocation sociale, comme nous l’avons vu récemment avec la diabolisation du Nouveau Front Populaire en France et l’exclusion des sociaux-démocrates des négociations gouvernementales en Autriche. Car ce bâillonnement s’étend également aux mouvements sociaux, aux militants pour le climat, aux ONG, aux syndicats et, plus généralement, à une société civile vitale capable de réagir contre l’alliance sans scrupules des néolibéraux et des populistes de droite.

Exclusion du pouvoir

Les effets de cette tendance sont particulièrement marqués en Autriche, où il n’y a jamais eu de véritable cordon sanitaire contre l’extrême-droite. Ici, le premier gouvernement dirigé par le Parti populaire conservateur (ÖVP), incluant le Parti de la liberté (FPÖ) post-nazi, remonte à 2000. Mais les positions relatives de ces forces ont changé. Au début de l’année, Herbert Kickl, le chef du FPÖ, est entré en négociation pour diriger un gouvernement dans lequel le parti d’extrême-droite serait le chef de file et le parti traditionnel de centre-droit, l’ÖVP, le partenaire minoritaire [ndlr : les négociations entre l’ÖVP et le FPÖ n’ont finalement pas abouti et ce gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, néanmoins la proximité croissante entre les deux partis demeure].

L’ÖVP avait précédemment rejeté ce scénario, entamant des discussions avec le Parti social-démocrate (SPÖ) avant de les interrompre brutalement au début de cette année. L’ancien dirigeant et chancelier de l’ÖVP, Karl Nehammer, a expliqué le point de rupture en ces termes : « À un moment donné, le dirigeant social-démocrate Andreas Babler est passé à une rhétorique de la lutte des classes et à une proposition de social-démocratie à l’ancienne. » Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs, et c’est ainsi que les propositions du SPÖ en matière de justice fiscale et sociale sont présentées de manière défavorable.

Alors que les négociations avec les sociaux-démocrates étaient encore en cours, Harald Mahrer, président de la chambre économique fédérale autrichienne et membre de l’équipe de négociation de l’ÖVP, a admis que « certaines personnes flirtent avec le programme économique du FPÖ parce qu’il a été en partie copié sur le nôtre et sur celui de la Fédération des industries autrichiennes », en référence au principal groupe patronal du pays. Le retrait de la Nouvelle Autriche et du Forum libéral (NEOS) de ces premières négociations – élément déclencheur, sinon cause absolue de leur échec – et la rupture définitive annoncée par l’ÖVP immédiatement après, furent tous deux motivés par les intérêts et les pressions du monde des affaires.

« Ce qui compte pour nous, c’est que le budget ne soit réformé que du côté des dépenses publiques », a déclaré Georg Knill, président de la Fédération des industries autrichiennes. En tandem avec l’extrême-droite, l’ÖVP se rallie rapidement à ce point de vue. « Avec les sociaux-démocrates, cela aurait été impossible », a conclu M. Knill. Au nom de la défense des plus riches, l’ÖVP assimile ce qu’il sait être un parti d’origine nazie, pro-Moscou, pro-AfD, pro-Viktor Orbán — en utilisant ce parti comme croquemitaine, tant que cela sert ses propres intérêts — et s’ouvre désormais à l’idée d’avoir Kickl comme chancelier.

En France, une tendance similaire est également évidente depuis un certain temps. Des forces néolibérales, comme le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, sont prêtes à s’entendre avec l’extrême-droite – ils dînent même ensemble, comme l’a révélé l’été dernier le quotidien Libération, qui a fait état de réunions secrètes entre des personnalités du camp du président et les dirigeants du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella – tout en essayant de diaboliser et d’exclure la gauche du pouvoir. Ici, la dynamique politique se combine à un changement inquiétant dans le discours public, ce qui rend la tendance encore plus alarmante.

Aux origines de la diabolisation

« Au final, personne n’a gagné. » Dans une lettre datée de juillet dernier, le président français a informé les électeurs qui venaient de faire du Nouveau Front populaire de gauche le plus grand bloc de l’Assemblée nationale que les élections législatives n’avaient en fait produit aucun résultat concluant.

Depuis, au cour de mois de crise politique interminables qu’il a lui-même amorcée, Emmanuel Macron n’a pas hésité à confier le gouvernement à des personnalités politiques issues de forces ultra-minoritaires, comme Michel Barnier des Républicains, et a même imaginé des gouvernements dépendants du soutien extérieur de Marine Le Pen. Bref, Macron a tout fait pour exclure la gauche de tout accès au pouvoir. Il est allé jusqu’à nier que le Nouveau Front Populaire était arrivé en tête des élections. Comment a-t-il pu faire cela ?

« Initialement, la République désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain. »

Comme l’a écrit le sémiologue français Roland Barthes, « les grandes mutations ne sont pas liées à des événements historiques solennels, mais à ce qu’on pourrait appeler une rupture discursive ». Déjà lors des précédentes élections législatives, en 2022, Macron avait pleinement mis en œuvre sa stratégie de diabolisation de la France Insoumise et de son fondateur Jean-Luc Mélenchon. C’était le même type de diabolisation qu’il avait utilisé avec succès contre Marine Le Pen en 2017. Le terme « extrême-gauche » s’est imposé dans le discours public, où il a la même connotation négative, voire pire, que l’extrême-droite qui, elle, s’est entre-temps de plus en plus banalisée. À l’été 2022, le Rassemblement national de Le Pen a réussi à faire élire deux membres à la vice-présidence de l’Assemblée nationale, grâce au soutien des députés macronistes.

Après les élections de 2024, la stratégie de diabolisation de Macron visait d’abord et avant tout à boycotter l’union des gauches en tentant d’exclure la France Insoumise de ce que le président français interprète comme le « front républicain ». La dynamique politique d’exclusion du pouvoir est étroitement liée à cette attaque sémantique. Selon le philosophe Michaël Foessel, « le mot république perd son sens originel. Initialement, la république désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain, et donc, par ce résonnement, les mouvements de protestation aussi ». La gauche s’est fait voler son langage : « Nous sommes passés de la république des principes, avec sa vocation sociale, à la république des valeurs, qui devient exclusive et disciplinaire ».

Une tendance européenne

Ainsi que l’effondrement de la barrière protectrice contre l’extrême-droite, la projection du cordon sanitaire contre la gauche correspond à une tendance européenne. Cela se voit également au niveau des institutions de l’UE. Sophie Wilmès, ancienne Première ministre belge et actuelle vice-présidente du Parlement européen, a récemment déclaré dans une interview : « Les libéraux vont également appliquer le cordon sanitaire contre l’extrême-gauche ». Cette tendance est loin d’être récente, et le premier à l’avoir mise en avant a été le principal groupe démocrate-chrétien, le Parti populaire européen (PPE).

En 2021, le président du PPE, Manfred Weber, a conclu une alliance tactique avec la leader post-fasciste Giorgia Meloni ; dans le même temps, il a entamé une bataille politique et sémantique contre la gauche. Bien que la première réaction virulente du groupe des socialistes et démocrates (centre-gauche) au Parlement européen ne soit survenue qu’il y a quelques mois, lorsque Manfred Weber avait déchaîné les forces du PPE contre la vice-présidente socialiste de la Commission européenne, Teresa Ribera, l’assaut avait commencé bien avant. La première élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen, en 2022, s’est déroulée avec le soutien de l’extrême-droite, tandis que les groupes de gauche et les verts ont été marginalisés dans les négociations. Il y a des années déjà, la conservatrice Metsola ne cachait pas qu’elle avait plus en commun avec ses amis du parti Fratelli d’Italia de Meloni qu’avec la gauche, qu’elle a même réprimandée récemment pour avoir chanté l’hymne antifasciste « Bella ciao » dans la salle du Parlement.

Si les socialistes de centre-gauche espéraient être épargnés par les assauts du PPE, ils peuvent désormais constater, à travers la stratégie agressive de Weber, que laisser les forces de droite diviser les forces progressistes finit par rendre tout le monde plus vulnérable, à Bruxelles comme à Paris.

L’alliance entre les forces néolibérales et l’extrême-droite s’accompagne également d’une tendance de plus en plus marquée à la répression de la dissidence. En ce sens, le cordon sanitaire se dresse non seulement contre les partis de gauche, mais aussi contre les syndicats, les ONG, les mouvements écologistes et la société civile en général lorsque ces forces tentent d’exprimer et d’organiser la dissidence.

Peu de gens ont remarqué que le PPE a tenté d’utiliser le Qatargate (un scandale de corruption qui a éclaté au Parlement européen en 2022) pour introduire une politique de criminalisation des ONG. Le chef du PPE Weber a fait preuve de plus de zèle en voulant imposer des restrictions aux ONG qu’en faisant pression pour des réformes radicales contre les intérêts des entreprises. Cela constitue un autre facteur d’harmonie avec l’extrême-droite.

Souvenons-nous que l’ancien ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a même tenté de criminaliser la Ligue des droits de l’homme, ainsi que les associations environnementales. Et il est impossible de ne pas mentionner la répression brutale des mouvements sociaux, environnementaux et des manifestations contre la réforme des retraites en France. La criminalisation des mouvements écologistes est une tendance qui concerne également l’ensemble de l’Europe. Ces dernières années, plusieurs gouvernements (Italie, Hongrie, Royaume-Uni, France) ont tenté à plusieurs reprises de limiter le droit de grève des travailleurs.

Les gouvernements qui tolèrent les dérives autoritaires, comme nous le voyons en Italie avec Giorgia Meloni et comme nous l’avons vu en Hongrie avec Orbán, ont également tendance à réprimer la dissidence. Combinées, la levée des barrières contre l’extrême-droite et l’imposition d’une logique d’exclusion contre la gauche s’amplifient mutuellement avec des résultats dévastateurs. L’Europe baigne dans une atmosphère suffocante.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


Comment Giorgia Meloni veut tuer l’unité italienne

Giorgia Meloni - Le Vent Se Lève
La Première ministre d’Italie Giorgia Meloni dans le hall du Parlement italien en mai 2024 © Massimo Di Vita

Renforcement du pouvoir de l’exécutif et autonomie accrue des régions italiennes : ces dernières semaines, la coalition italienne a poursuivi deux agendas a priori contradictoires. La Première ministre Giorgia Meloni a réussi à imposer un accroissement notable de ses prérogatives, dénoncé par l’opposition comme liberticide. En échange, elle a soutenu le projet de la Lega (« Ligue », anciennement « Ligue du Nord »), son partenaire de gouvernement dirigé par Matteo Salvini, qui souhaite l’autonomisation des riches régions du Nord. Des réformes que le centre-gauche italien dénonce, avec raison, comme autoritaires et inégalitaires – mais auxquelles il a lui-même pavé la voie. Par Gabriele di Donfrancesco, traduction par Albane le Cabec [1].

Les projets de réécriture de la Constitution entrepris par la Première Ministre Georgia Meloni mettent en danger les acquis démocratiques italiens – dans un contexte où les partis d’opposition semblent aujourd’hui incapables de l’en empêcher. En cause : la portée par la dirigeante, qui vise à accroître les pouvoirs du Premier ministre. Si elle est adoptée, le chef du gouvernement sera élu au suffrage universel, affaiblissant les pouvoirs du Parlement. Ses opposant dénoncent une « vendetta » dirigée contre la Constitution antifasciste de l’après-Seconde guerre mondiale, qui visait précisément à éviter une telle concentration des pouvoirs.

Cette bataille s’accompagne du projet de loi controversé DDL Autonomia adopté le 19 juin, qui accorde aux gouvernements régionaux une indépendance sans précédent au détriment de l’unité nationale et du principe d’égalité des services pour tous les citoyens. Derrière le principe vague « d’autonomie différenciée », la loi donne la possibilité aux régions d’avancer à leur propre vitesse, privilégiant dès lors les régions riches du Nord, comme la Lombardie et la Vénétie, par rapport aux régions pauvres du Sud.

Au Parti démocrate, les critiques de la réforme son unanimes – le leader du groupe sénatorial l’a même qualifiée de « trahison pour le Sud ». Même son de cloche au Mouvement cinq étoiles, dont le chef de file Giuseppe Conte dénonce un projet de loi « discuté dans l’ombre ».

La rupture avec l’unité italienne portée par l’extrême droite ne fait que pousser à son terme une logique initiée par le centre-gauche. Ironiquement, le ministre des Affaires régionales n’avait pas tort en déclarant : « que vous le vouliez ou non, nous appliquons la Constitution ».

Cette réforme est en réalité un cadeau du parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni à son allié gouvernemental, la Lega de Matteo Salvini. Celui-ci fait pression depuis les années 1980 pour une autonomisation des régions les plus riches du nord de l’Italie – qui constituent sa base sociale. En échange, la Lega s’est engagée à soutenir le projet de Meloni visant à renforcement les pouvoirs du Premier ministre. Pour imposer ce que Giorgia Meloni qualifie de « mère de toutes les réformes » les « patriotes » de son parti sont-ils prêts à sacrifier l’unité italienne ?

Victoire de la Lega

Tout cela n’est pas neuf. Meloni marche dans les pas de Silvio Berlusconi qui, en 1994, avait fait entrer une Lega ouvertement sécessionniste dans son premier gouvernement.

Pour ce parti, l’adoption de ce projet de loi revêt une grande importance. Son promoteur, le ministre des autonomies régionales Roberto Calderoli, a versé des larmes de joie au Sénat le jour du vote – qualifié « d’historique » par Matteo Salvini, chef de file de la Lega. Pour les deux leaders, il pourrait bien s’agir de l’apogée de leur carrière et d’une aubaine après leurs défaites aux récentes élections nationales et européennes. Mais cette mesure reste impopulaire : 45 % des Italiens s’opposent à la loi, tandis que seuls 35 % la soutiennent selon les sondages…

L’Union européenne elle-même émet des critiques à l’encontre de la réforme, au motif qu’elle risque de creuser les inégalités entre Nord et Sud. Sans surprises, toutes les régions du Sud s’y opposent, mêmes celles dirigées par Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi – dont le président pour la région de Calabre a même qualifié cette loi « d’erreur qui suscitera l’hostilité des habitants du Sud ».

C’est le président du Parti démocrate de Campanie (la région autour de Naples), Vincenzo De Luca, qui a pris la tête de la fronde contre une réforme qui rendra « les riches plus riches et les pauvres plus pauvres ». En février dernier, il avait fait venir les maires de sa région au Parlement pour protester, provoquant une dispute avec la police anti-émeutes.

On mesurera l’intensité des passions que suscite cette loi si l’on se souvient qu’un député de la Lega avait physiquement agressé un député du Mouvement cinq étoiles qui brandissait un drapeau italien en signe de protestation, quelques jours avant le vote. De leur côté, les membres de la Lega au Sénat avaient célébré leur victoire en brandissant de drapeau de la Padanie, région des plaines de la vallée du Pô que la Lega considère comme son fief. Sur ce territoire fantasmé, les partisans de la Lega avaient l’habitude de participer à d’étranges rituels d’inspiration nordiques où l’on pouvait les voir porter des casques à cornes et rendre hommage aux eaux du fleuve Pô…

Avec cette loi – inégalitaire par principe -, chaque région négociera le niveau d’autonomie qu’elle souhaite, contre une garantie préalable de pouvoir financer les secteurs de la santé ou de l’éducation. Mais on se méprendrait à penser qu’elle résulte du seul activisme de la Lega. C’est en effet le centre-gauche qui, dès 2001, adoptait un changement constitutionnel accordant la possibilité de créer davantage de régions indépendantes. D’ailleurs, si les régions de Lombardie et de Vénétie s’étaient exprimé en faveur d’une réforme de cette nature, il est plus rarement rappelé que des régions dirigées par des membres du Parti démocrate, comme la Campanie, avaient également demandé des privilèges pour leur région. La loi portée par l’extrême droite ne fait que pousser à son terme ce processus, donnant ironiquement raison au ministre des Affaires régionales et de l’autonomie italienne lorsqu’il déclare : « que vous le vouliez ou non, nous appliquons la Constitution ».

Renforcement du pouvoir de l’exécutif

Pour Meloni, le renforcement de ses prérogatives vaut bien toute cette agitation. En donnant à l’exécutif une telle liberté d’action, elle créera les conditions d’une situation que les élus de l’après-guerre, craignant une résurgence du fascisme, ont voulu éviter lorsqu’ils ont rédigé l’actuelle Constitution républicaine en 1946 et 1947.

Dans le régime actuel, les citoyens italiens n’élisent que des députés. Le premier ministre est ensuite proposé par les partis vainqueurs, puis formellement désigné par le président de la République qui ne dirige pas le gouvernement de la République mais veille au respect du processus démocratique. À cette fin, il peut dissoudre le parlement, convoquer de nouvelles élections ou choisir un nouveau premier ministre sur lequel le parlement se prononce ensuite. Il peut également refuser de signer des lois, obligeant le parlement à en débattre à nouveau.

Avec la réforme, le premier ministre sera élu directement et disposera d’une majorité parlementaire garantie. Une loi à venir mais qui n’a pas encore été rédigée, accorderait même un « bonus » de sièges supplémentaires à la plus grande coalition, selon un mode de calcul qu’il reste encore à déterminer…

Ce projet repose sur un précédent. En 1994, la Lega était devenue la première force de la chambre avec seulement 8 % des voix, grâce à la prime de majorité dont elle bénéficiait en tant qu’alliée de Berlusconi, et à d’autres mécanismes en vigueur à l’époque.

« Cette réforme rompt avec la démocratie, il affaiblit le Parlement et le Président », a déclaré M. Schlein à la presse. « Le problème n’est pas la méthode d’élection, mais l’atteinte portée à l’indépendance du Parlement », a-t-elle ajouté . Selon le modèle proposé, le premier ministre aurait également le pouvoir de dissoudre le Parlement – une prérogative qui revient aujourd’hui au président de la République -, de choisir un second Premier ministre issu de la même majorité en cas de crise au sein du cabinet, ou de convoquer de nouvelles élections. « 90 % des constitutionnalistes ont critiqué la réforme, même parmi les plus proches du gouvernement », nous déclare Roberta Calvano, professeur de droit constitutionnel à l’université Unitelma Sapienza de Rome.

En poursuivant la réforme, Meloni réalise le rêve de Berlusconi. En 2006, il avait tenté d’accroître les pouvoirs du Premier ministre, mais il avait perdu un référendum national sur cette question. De même, le Premier ministre de centre-gauche Matteo Renzi avait perdu un référendum similaire en 2016, qui portait sur la réduction du pouvoir du Sénat et l’accélération du processus législatif.

Ainsi, pas davantage ces réformes constitutionnelles que la rupture avec l’unité italienne ne sont des idées exclusivement portées par l’extrême droite. Dès les élections de 1994 – comme Meloni aime à le répéter – Achille Occhetto, leader de centre-gauche, avait envisagé une réforme de même nature.

Stabilité ?

La réforme est présentée comme une solution à l’instabilité si caractéristique de la politique italienne. Au cours des soixante-dix-huit années qui se sont écoulées depuis la fondation de la République, l’Italie a connu soixante-huit gouvernements, même si, nombre d’entre eux n’ont été que des remaniements ministériels de la même majorité parlementaire, voire des mêmes partis sans nouvelles élections.

Le schéma était devenu familier : après le fiasco d’un gouvernement de droite populiste et dispendieux, la création de coalitions « techniques » d’urgence – avec un agenda néolibéral fourni clef en main par les institutions européennes.

En Italie, le mandat d’une législature et d’un exécutif est nominalement de cinq ans, mais dans la pratique aucun gouvernement n’a duré aussi longtemps. Le deuxième gouvernement de Berlusconi a été le plus long, survivant pendant près de quatre ans entre 2001 et 2005, avant de sombrer finalement dans une crise ministérielle. Les partis élus remanient souvent leurs alliances et la majorité est difficile à conserver.

En ce sens, le projet de loi visant à renforcer le pouvoir de l’exécutif touche une corde sensible en Italie. C’est probablement pourquoi 48 et 55 % des Italiens se disent favorables à la réforme, alors qu’ils sont résolument hostiles à l’autonomisation des régions.

Un autre facteur est cependant incontournable : la couverture médiatique résolument favorable aux réformes portées par Giorgia Meloni et ses partenaires de la Lega. Depuis les élections de 2022, le gouvernement Meloni a fait pression sur la chaîne de télévision publique Rai pour qu’elle couvre favorablement les partis de la coalition. Les journalistes de la chaîne s’étaient même mis en grève en mai après des épisodes de censure et de propagande flagrantes, ainsi que des purges de journalistes d’opposition. La chaîne avait même accusé ses propres journalistes de « diffuser de fausses informations », justifiant son sobriquet de Tele-Meloni.

À la réalité de l’instabilité parlementaire, le projet de Meloni répond par un surcroît d’autoritarisme. « C’est l’énième tentative de faire de la Constitution le coupable des problèmes du système politique », déplore Roberta Calvano.

Les partis de droite sont depuis longtemps en lutte contre la figure du Président. Et ils s’appuient sur un rejet populaire réel de cette figure institutionnelle. Les Italiens gardent en mémoire la manière dont le Président Giorgio Napolitano avait exigé la formation d’un gouvernement « technique » dirigé par Mario Monti – soutenu par l’Union européenne -, après la quasi-mise en faillite de l’État par Silvio Berlusconi en 2011. Au prix d’un renversement bien peu démocratique de celui-ci. Le gouvernement Monti avait alors atteint des sommets d’impopularité pour ses politiques d’austérité, adoptées à marche forcé, sous la pression des institutions européennes. Les Italiens gardent aussi en mémoire une intervention similaire du Président datant de 2021 : Sergio Mattarella avait alors fait appel à l’ancien président de la BCE et cadre de Goldman Sachs Mario Draghi, pour former un nouveau gouvernement « technique » dans le contexte de la crise sanitaire.

Le schéma était devenu familier : après le fiasco d’un gouvernement de droite populiste et dispendieux, la création de coalitions centristes d’urgence – avec un agenda néolibéral fourni clef en main par les institutions européennes. La popularité originelle de Giorgia Meloni résidait dans son opposition à tous les gouvernements de cette nature durant la dernière décennie.

Ces expériences, traumatiques pour la droite, expliquent pourquoi la limitation des pouvoirs du Président est devenue sa priorité. Un agenda qui s’inscrit dans un réflexe plus général des partis de droite, consistant à changer la loi lorsqu’elle affaiblit leur progression politique. Ainsi, après avoir perdu d’importantes villes au second tour des dernières élections municipales, la coalition dirigée par Giorgia Meloni avait souhaité se débarrasser du scrutin de second tour…

Concentration du pouvoir

Cette réforme, par et pour un parti historiquement fasciste, dirigée contre une Constitution rédigée par des anti-fasciste, constituera-t-elle la revanche des perdants de l’histoire ? C’est une lecture que Giorgia Meloni a elle-même suggéré lors d’une conférence de présentation de la réforme en mai dernier. En martelant que « la Constitution appartient à tout le monde », elle effectuait une référence tacite à la marginalisation politique du mouvement néo-fasciste Movimento sociale italiano (Mouvement social italien, groupuscule le plus à droite du spectre politique) dans les décennies d’après-guerre.

« Il ne suffira pas de répéter aux Italiens que cette réforme est autoritaire pour qu’ils s’y opposent », soupire Roberta Calvano. L’espoir semble plutôt résider dans l’hostilité populaire au choc que constituera « l’autonomie différenciée ». Le Parti démocrate, le Mouvement 5 étoiles et d’autres partis d’opposition ont manifesté ensemble à Rome en juin, s’engageant à surmonter leurs différences au nom d’une opposition commune à cet agenda.

« La réforme des attributions du Premier ministre et l’autonomie différenciée constituent une vendetta contre la Constitution antifasciste. Les temps difficiles arrivent, nous sommes au milieu de la nuit », avait déclaré le président de l’Association nationale des partisans italiens (ANPI) lors de la manifestation.

Un front de centre-gauche à tout le moins peu enthousiasmant, constitué de partis largement discrédités. En dernière instance, les réformes conduites par Meloni résultent toutes de l’effondrement de tous les grands partis italiens suite aux gigantesques scandales de corruption des années 90 – le Tangentopoli, dans lequel tous les partis, à commencer par les socialistes, étaient empêtrés. De ces ruines, Silvio Berlusconi est apparu, pour beaucoup, comme la seule alternative valable, tandis que les partis qui avaient façonné et gouverné la République italienne étaient disqualifiés pour longtemps. Une brèche dans laquelle l’ensemble de l’extrême droite devait s’engouffrer, avec un succès croissant.

La radicalité des réformes poussées par Meloni, qui conduiraient à la disparition de la République italienne telle qu’elle subsiste encore, pourrait cependant susciter d’importantes mobilisations. Natalia Aspesi, journaliste de gauche et figure de la Résistance antifasciste, craint le retour de la concentration des pouvoirs dans les mains d’un leader fort. Elle a déclaré à La Repubblica, le jour de son quatre-vingt-quinzième anniversaire : « Je suis née et je mourrai sous le fascisme ». Si l’affirmation est sans doute quelque peu exagérée, Aspesi a raison sur un point : si les réformes devaient être appliquées, la Constitution telle qu’elle avait été pensée par la Résistance antifasciste ne sera plus.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre « Italy’s Far-Right Government Is Rewriting the Constitution ».

Pourquoi Silvio Berlusconi est la figure politique emblématique de notre époque

Silvio Berlusconi en 2018. © Niccolò Caranti

Silvio Berlusconi, décédé à l’âge de 86 ans, a structuré la politique italienne autour de son empire télévisuel et a porté l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il reste le symbole ultime de la marginalisation de la démocratie par le pouvoir des médias. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

« La fin d’une époque ». C’est en ces termes que le quotidien italien La Repubblica a parlé de la mort de Silvio Berlusconi, en soulignant sa centralité dans la vie publique italienne durant plusieurs décennies. Cette mise en avant de sa stature « historique » est finalement plus indulgente que l’évoquation de ses liens avec la pègre, ses abus de pouvoir ou son utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque revient à mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons en effet toujours dans le monde de Berlusconi.

En 1994, la première campagne électorale du magnat des médias a inauguré de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, il s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’une start-up baptisée Forza Italia. Ses listes électorales étaient composées de ses alliés du monde des affaires, sa campagne s’est déroulée sur ses propres chaînes de télévision privées et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste a été associé à l’utilisation du pouvoir de l’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation sournoise de la démocratie italienne.

Cela a été possible grâce à la décomposition de l’ancien ordre politique, ébranlé par un scandale de corruption connu sous le nom de « Tangentopoli », lequel a fait sombrer les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance des citoyens dans leurs institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement de « libéralisation » et dénigré les « politiciens » élitistes. Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti néofasciste allié à Berlusconi, s’est lui réinventé en parti de « la gente » – des gens ordinaires – et non du « tangente » – du pot-de-vin.

Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un choix plutôt surprenant pour représenter ce changement d’époque. En réalité, son règne a au contraire renforcé les liens entre le pouvoir de l’État et les intérêts troubles du monde des affaires. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, remportant régulièrement les élections alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont bien fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui un espace public durablement affaibli et une droite radicalisée.

La fin de l’histoire

La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : la chute du mur de Berlin permettrait engin de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. Les communistes repentis se sont transformés en sociaux-démocrates ou en libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des affaires de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui marquèrent le début des années 1990 rendirent encore plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux.

La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux. Alors que dans les décennies d’après-guerre, le Parlement et même la radio-télévision publique avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation commençait à changer. L’empire commercial de Berlusconi, d’abord constitué dans l’immobilier, notamment dans le Milan très yuppie des années 1980, ont fait de lui le symbole d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

L’effondrement des anciens partis a également alimenté une « peopolisation » de la vie publique, associée à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie de ses errements de la politique politicienne et des combats idéologiques. Cette personnalisation de la vie publique a sans doute atteint son paroxysme pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, entre 1994 et 2011. Ses propos sexistes et racistes récurrents, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » à son encontre ont mis en rage ses adversaires et attisé sa propre base.

Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – en tentant sans cesse d’atteindre les franges soi-disant « modérées » de la base de Berlusconi dont on pensait qu’ils finiraient par se lasser de ses frasques. A l’inverse, la priorité absolue accordée aux milieux d’affaires et à la « libéralisation » économique en tant que modèle pour l’avenir de l’Italie ont été beaucoup moins contestés, alors qu’elles affectaient bien plus la vie quotidienne de l’électorat populaire.

Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a été son talon d’Achille politique. En 2013, il finit par être interdit d’exercice de toute fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint le gouvernement avec lui, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise de 2008 nécessitait des « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

La radicalisation de la droite italienne

Aujourd’hui, Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est désormais un partenaire minoritaire de la coalition dirigée par les postfascistes de Giorgia Meloni. Des alliés historiques de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du parti en Sicile, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive sans son fondateur historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

L’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis.

En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis. En 2019, Berlusconi lui-même a apporté des éclaircissements à ce point, au cours d’un discours dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les autres partis les refusaient alors en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste », laissant entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à de hautes fonctions. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, avec la Lega nord régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, les politiques identitaires nationalistes de cette coalition se sont radicalisées sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et ceux qui se ont vécu sous le régime fasciste. Il ne s’agissait pas seulement du passé, mais aussi de faire passer l’Italie et les Italiens pour des victimes du politiquement correct imposé par la gauche et de son hégémonie culturelle qui viendrait plus de son poids au sein des élites culturelles que d’une légitimité obtenue dans les urnes. Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la Constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur un chef. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une mise à mort définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

Vendredi dernier, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de saturer le radiodiffuseur public RAI d’alliés politiques visaient à créer un « ordre au sommet avec son propre Istituto Luce », en reference à l’appareii de propagande du régime fasciste. L’actuel gouvernement a également été maintes fois comparé à celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, marquée par la chute de la participation démocratique, la montée d’un nationalisme basé sur le ressentiment et un « anticommunisme » qui a largement survécu à l’existence réelle des communistes.

Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance ni donné un coup de pouce à l’extrême droite à lui tout seul. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre qui navigue entre blagues racistes et législation réprimant les migrants, entre références « indulgentes » à Mussolini et répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre d’Irak avec le concours de troupes italiennes, Berlusconi fera plus tard presque figure de personnalité positive par rapport à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour pour les caniches bénéficiant d’un espace médiatique extraordinaire sur la RAI.

Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le règne de Berlusconi a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même qu’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et combien les critères de la « démocratie libérale » se sont effondrés. Berlusconi n’est plus mais nous vivons toujours dans son monde.

« Meloni veut en finir avec le mouvement ouvrier » – Entretien avec David Broder

© LHB pour LVSL

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Pour David Broder, historien et responsable de l’édition européenne du magazine Jacobin (partenaire de LVSL), la victoire électorale de l’an dernier n’est pourtant pas surprenante. Au cours des dernières décennies, et particulièrement depuis les années 1990, la mouvance « post-fasciste » (distincte par bien des aspects du fascisme historique) a réussi à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale, apparaître comme une opposante à l’establishment et devenir un mouvement légitime au sein des élites, grâce à une alliance des droites. Dans son livre Mussolini’s grandchildren (Pluto Books, non traduit en français), il revient sur l’histoire tourmentée de cette famille politique et la façon dont elle s’est progressivement installée au coeur du système politique. Entretien.

Le Vent Se Lève : Lorsque Giorgia Meloni est devenue Première Ministre de l’Italie il y a six mois, de nombreux journalistes ont évoqué un « retour du fascisme » tout juste 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini. Si son parti, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), réunit les représentants actuels des héritiers du fascisme, Meloni a cependant rejeté ces comparaisons en affirmant que « tout ça appartient au passé » et qu’il ne s’agit que d’une campagne de peur de la part de ses opposants. Vous consacrez justement tout votre livre à revenir sur la longue histoire de cette famille politique et ses nombreuses mutations depuis 1945. Selon vous, peut-on donc qualifier les Fratelli de « fasciste » ou ce terme n’est-il pas approprié ?

David Broder : Il y a une mutation importante entre le fascisme au début du XXème siècle et les mouvements d’aujourd’hui. Cela est largement dû à un renouvellement générationnel. C’est pour ça que le titre de mon livre est « Les petits enfants de Mussolini » et non « les clones de Mussolini ». Bien sûr, il y a des liens, parfois personnels, comme dans le cas du Président du Sénat Ignazio La Russa, dont le père était un leader fasciste en Sicile. Il y a aussi une filiation politique, avec des idées et une culture politique qui se sont transmises. Mais si l’on parle de post-fascisme ou de néo-fascisme, c’est bien car il y a une distinction importante entre l’histoire du régime fasciste et le mouvement qui lui a succédé. Giorgio Almirante, leader du Mouvement Social Italien [le MSI était le parti néo-fasciste de l’après-guerre, ndlr] faisait d’ailleurs cette distinction.

La démarche discursive de Giorgia Meloni est de séparer les deux choses. Dans ses discours, elle présente le MSI comme le parti de droite démocratique d’après-guerre, en rappelant que le MSI a condamné l’antisémitisme de Mussolini il y a déjà plusieurs décennies et a accepté la compétition électorale. Mais évidemment, réduire le fascisme à l’antisémitisme et à la dictature est incomplet et d’autres aspects n’ont pas véritablement été abandonnés. L’évolution s’est faite progressivement, en fonction du contexte politique. Durant les décennies d’après-guerre, par exemple durant les années de plomb [années 1970, marquées par de nombreux attentats en Italie, ndlr], le MSI était déjà un parti important (quatrième ou cinquième suivant les élections) mais minoritaire.

« Meloni est un produit de la fin de l’histoire. »

Quand Meloni a adhéré au MSI à l’âge de 15 ans, dans les années 1990, l’époque avait déjà bien changé. C’était la fin de la Guerre froide, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne, les deux grands partis de l’après-guerre, étaient en train de disparaître, l’Italie accélérait son intégration européenne avec le traité de Maastricht et Berlusconi invitait le MSI à rejoindre sa coalition de gouvernement (en 1994, ndlr). Meloni est un produit de la fin de l’histoire. En 1995, au congrès du MSI à Fiuggi, où le parti est devenu Alleanza Nationale, on parlait déjà de la fin des idéologies, des violences etc., comme le fait Meloni aujourd’hui. A l’époque, l’historien Robert Griffin parlait d’une hybridation d’une culture idéologique fasciste, avec d’un côté une vision exclusiviste et homogénéisante de la nation et d’autre part l’acceptation du cadre de compétition électorale de la démocratie libérale. C’est pourquoi je parle de post-fascisme.

Les comparaisons médiatiques de 2022 avec 1922 sont donc beaucoup trop réductrices : le monde a tellement changé. A l’époque, non seulement les seuils de violence étaient beaucoup plus hauts et la démocratie électorale était moins implantée, mais c’était aussi une époque de massification de la vie politique, avec des partis qui comptaient des centaines de milliers d’adhérents. Aujourd’hui, on constate plutôt l’inverse : l’abstention augmente et la politique n’intéresse plus les masses. Finalement, l’histoire du mouvement post-fasciste est celle d’un parti minoritaire de la Première République (période de 1945 au début des années 1990 avec un système politique dominé par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, qui a ensuite volé en éclats en quelques années, ndlr) qui a su devenir un parti important d’une démocratie en crise.

LVSL : Votre démarche à travers le livre est celle d’un historien. Ainsi, vous accordez une place importante aux questions mémorielles et à la façon dont le MSI et les partis qui lui ont succédé ont réussi à réécrire certaines pages de l’histoire italienne à son avantage. Vous donnez notamment l’exemple des foibe, ces fosses communes où ont été enterrés des partisans fascistes, mais aussi des Italiens innocents, tués notamment par les communistes yougoslaves. Comment le mouvement post-fasciste est-il parvenu à renverser l’antifascisme hégémonique dans l’après-guerre, notamment en s’appuyant sur l’anti-communisme ?

D.B. : Fratelli d’Italia est un parti obsédé par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à tout prix à détruire la culture mémorielle antifasciste de l’Italie d’après-guerre, qui était alors hégémonique. Comme je le disais, Meloni arrive en politique dans les années 1990, à une époque où la vie politique est marquée par la fin des grands récits, mais aussi des violences. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’héroïser les fascistes, mais plutôt de les présenter comme des victimes. Elle s’inspire en cela de ce qui se fait ailleurs en Europe, comme en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie. Pour elle, 1945 n’était pas une libération, mais le moment où les communistes profitent de la défaite de l’Italie pour tenter d’imposer une dictature pire que le fascisme.

Cette histoire de foibe est un bon moyen d’introduire cette culture mémorielle est-européenne en Italie. Selon ce discours, les communistes yougoslaves ne sont pas des paysans qui ont libéré l’Italie aux côtés des Alliés, mais des meurtriers qui ont tenté de commettre un nettoyage ethnique envers les Italiens. Certes, ce récit s’appuie sur une certaine réalité : il y a des exactions commises par les communistes qui ne sont pas excusables. On prend souvent l’exemple de Norma Cossetto, une jeune fasciste violée puis tuée et jetée dans un foibe. Bien sûr, elle ne le méritait pas. Mais les post-fascistes ont réussi à faire passer ces exactions (qui ont tué plusieurs milliers de personnes, ndlr) commises dans un contexte trouble pour un second Holocauste. Il y a d’ailleurs deux jours de commémoration en Italie : un pour les victimes de l’Holocauste, le jour de la libération d’Auschwitz, et l’autre pour les victimes des foibe. Cela témoigne du succès de ce discours révisionniste.

« Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est victime des nazis et des communistes yougoslaves. »

C’est une vision de l’histoire ultra-auto-indulgente, qui met sur le même plan les victimes du fascisme et les victimes fascistes. A travers ce discours, ils excluent complètement les responsabilités du fascisme. Par exemple, ils reconnaissent que la Shoah et l’antisémitisme sont inexcusables, mais ils imputent ces faits à l’alliance à l’Allemagne nazie, qui aurait été une erreur de Mussolini. Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est donc victime des nazis et des communistes yougoslaves. En revanche, l’invasion de l’Ethiopie [où les troupes du dictateur ont notamment employé du gaz moutarde contre les civils et attaqué les équipes humanitaires de la Croix Rouge, ndlr] et de la Yougoslavie ou la colonisation de la Libye ne sont presque jamais mentionnées dans le débat public.

L’antifascisme se retrouve donc dépolitisé : les fascistes sont présentés comme des Italiens victimes de violence en raison de leur nationalité. Cette construction d’un nouveau récit historique avec les foibe a été répliquée avec les victimes des violences des années de plomb. L’exemple emblématique est celui de Sergio Ramelli, un jeune militant fasciste de 18 ans agressé dans la rue, alors qu’il n’était pas un véritable soldat politique qui aurait agressé des adversaires politiques. Meloni et ses lieutenants se servent de cet exemple pour se présenter comme innocents et affirmer que le MSI a été opprimé par la culture antifasciste d’après-guerre, dont il faudrait à tout prix se débarrasser. Selon elle, l’ennemi absolu est le communisme, qu’elle résume au goulag et au stalinisme, alors que le Parti communiste Italien a par exemple largement écrit la Constitution italienne.

LVSL : Outre cette question mémorielle, le MSI faisait face à de nombreux obstacles lors de son apparition après la guerre. Jusqu’aux années 1990, les deux partis ultra-dominants sont la Démocratie chrétienne, continuellement au gouvernement, et le Parti communiste Italien, continuellement exclu du pouvoir. Durant cette période appelée « Première République » par les Italiens, le MSI a tenté plusieurs tactiques : la stratégie de l’insertion, puis celle de la tension et enfin celle de la pacification. Pouvez-vous revenir sur ces différentes phases ?

D.B. : Dans le système politique italien d’après-guerre, il y avait des ex-fascistes dans tous les partis. Mais la spécificité du MSI, c’est qu’il défendait la République de Salò [nouvelle version du régime mussolinien entre 1943 et 1945, ndlr] et que les fascistes qui avaient abandonné Mussolini en 1943 n’avaient pas le droit d’en faire partie. La ligne du parti vis-à-vis des 23 années au pouvoir de Mussolini est assez clairement définie dès le congrès fondateur du MSI en 1948 : ni restaurer le régime de Mussolini, ni renoncer à cet héritage. C’est une façon de réconcilier les deux âmes du parti, l’une plutôt sociale et anti-bourgeois, l’autre plus conservatrice. Ce positionnement a permis des prises de positions qui tranchent parfois avec l’histoire du fascisme sous Mussolini. Je trouve ça assez drôle quand certains s’étonnent de l’atlantisme de Meloni : le MSI soutient l’OTAN depuis 1951 !

LVSL : Oui c’est un tournant intéressant. Les Américains et leurs alliés ont contribué à la chute de Mussolini et pourtant, le MSI rejoint très vite le camp atlantiste car il le voit comme un rempart au communisme. Et cette position n’a pas changé depuis…

DB : En effet, cette transformation est assez remarquable. A l’origine, le récit du MSI autour de la République de Salò en fait une sorte de révolution manquée du fascisme, qui aurait tenté de se débarrasser de la monarchie et de l’Eglise pour créer une République sociale, ainsi que l’expression d’un patriotisme désintéressé, d’une défense coûte que coûte de l’Italie malgré une défaite certaine contre les Alliés. Mais seulement six ans plus tard, ils ont abandonné ce positionnement pour devenir un partenaire de l’Alliance atlantique. Bien sûr, certains courants et certains militants, comme Giorgio Almirante, n’ont pas adhéré à cette idée et ont plutôt repris l’idée gaulliste d’une équidistance entre Washington et Moscou. Mais la position hégémonique a bien été de chercher à construire la légitimité du parti en adhérant à cette alliance occidentale et anti-communiste.

Par ailleurs, pour se légitimer, les post-fascistes tentent de devenir un partenaire de coalition acceptable pour les Chrétiens démocrates, au nom d’une lutte commune contre le communisme. Cette volonté d’alliance a failli se concrétiser en 1960, quand Tambroni, le Premier ministre de l’époque, a eu besoin de leurs voix pour être majoritaires au Parlement. Mais cette période a été marquée par une contestation sociale très forte, qui a montré aux Chrétiens-démocrates que les Italiens ne toléraient pas cette alliance [le gouvernement est alors tombé, ndlr].

Le journaliste et historien David Broder. © Pluto Books

Suite à cet échec de la « stratégie de l’insertion », il y a au sein du MSI une analyse presque conspirationniste selon laquelle les Etats-Unis finiront par avoir besoin des fascistes pour combattre le communisme. L’objectif, notamment durant les années de plomb (années 1970, ndlr) est donc de faire un coup d’Etat afin d’instaurer un régime autoritaire, comme au Chili. Une telle option a bien été préparée à l’époque, notamment au travers de la loge P2 et de l’opération Gladio. Mais finalement, face à cette menace d’un coup d’Etat, des compromis réformistes ont été trouvés pour calmer la contestation sociale et cette option n’a jamais été déclenchée. En outre, le MSI a un peu surestimé sa propre utilité pour les soutiens d’un potentiel coup d’Etat, qui n’avaient pas nécessairement besoin de leur poids électoral pour mener cette opération.

« L’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. »

En revanche, l’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. Cela s’est vu par exemple avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan en 1969, commis par le groupe paramilitaire Ordine Nuovo, fondé par Pino Rauti, qui était aussi un cadre important du MSI pendant des décennies et a même brièvement dirigé le parti en 1990. Les deux phénomènes vont de pair : pendant que le MSI cherchait à bâtir une alliance des droites, des mouvements terroristes d’extrême-droite qui partageaient à peu près la même idéologie commettaient des violences « préventives » pour éviter une victoire communiste en Italie.

LVSL : Néanmoins, qu’il s’agisse de la stratégie de l’insertion, c’est-à-dire d’une alliance des droites, ou de celle de la tension, par un coup d’Etat, ces deux tactiques échouent et le MSI reste un parti minoritaire. Mais tout change au début des années 1990 : le Parti communiste est délégitimé après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, tandis que les socialistes et la Démocratie chrétienne s’effondrent suite au scandales de corruption Tangentopoli. De nouveaux acteurs politiques émergent, notamment Berlusconi, qui va tendre la main au MSI pour former un gouvernement. Pouvez-vous revenir sur les nombreux changements qui ont lieu avec l’émergence de la Seconde République ?

D.B. : La chute du mur de Berlin a certes achevé la chute du Parti communiste Italien, mais en réalité, elle a surtout fait exploser les contradictions préexistantes et aidé ceux au sein du parti qui voulaient le transformer en parti européiste et libéral. Cet événement, ainsi que l’effet de Tangentopoli sur la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ont rendu plus probable une victoire électorale du nouveau centre-gauche, qui a émergé sur les décombres du Parti communiste. C’est ce qu’on a observé par exemple lors des élections locales en 1993, où se sont affirmés ces anciens communistes devenus libéraux, mais aussi la Lega – alors un parti régionaliste – et un peu le MSI. Lors des municipales cette année-là, le second tour à Rome a par exemple opposé un candidat écologiste à Gianfranco Fini, du MSI.

Comme il n’avait pas participé aux différents gouvernements, le MSI a été épargné par les scandales de corruption et s’est présenté comme le parti des honnêtes gens. En outre, le MSI a aussi été légitimé par le Président de la République de l’époque, Francesco Cossiga (ancien démocrate-chrétien, ndlr). Celui a repris les slogans du MSI, en évoquant la nécessité d’en finir avec la « particratie », c’est-à-dire la mainmise de certains partis sur la vie politique, pour passer à un régime plus plébiscitaire etc. Berlusconi a aussi profité du moment pour entrer en politique début 1994.

Déjà, l’année précédente, il avait soutenu Fini comme potentiel maire de Rome au nom de la lutte contre « l’extrême-gauche ». Son discours a été largement construit sur la peur d’une victoire des anciens communistes, qui, selon lui, auraient seulement changé leurs discours mais pas leurs idées. Ainsi, de manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, à un niveau inégalé depuis les années 1960. C’est d’autant plus absurde que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite !

« De manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, alors que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite ! »

Ainsi, Berlusconi et son « alliance des modérés » avec la Lega et le MSI, remporte l’élection de 1994. Giuseppe Tatarella, du MSI, devient alors vice-Premier ministre. A l’époque, sa présence choque : par exemple Elio di Rupo, futur Premier Ministre belge, refuse de lui serrer la main. On imagine mal cela aujourd’hui avec Meloni. Certes, ce moment coïncide avec une sorte de dédiabolisation du MSI conduite par son chef de l’époque, Gianfranco Fini. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un abandon des racines du MSI, mais plutôt l’achèvement du processus lancé dès les années 1950 par Almirante : construire une grande alliance des droites anti-communistes dans laquelle la tradition néo-fasciste aurait droit de cité. Bien sûr, il y a eu des mobilisations antifascistes importantes – un million de manifestants à Milan en 1994 par exemple – mais clairement les barrières à une éventuelle alliance avec les néo-fascistes au sein de la droite avaient disparu.

En fait, quand on parle de la montée en puissance électorale de l’extrême-droite, on pense souvent à une arrivée au pouvoir de barbares violents, mais la réalité est celle d’un processus de long terme. Si on en revient à Meloni, elle ne doit pas tant sa victoire à son génie, mais plutôt à cette longue progression. Dès les années 1990, Alleanza Nationale (nouveau nom du MSI après 1995, ndlr) réunissait six millions de voix; l’an dernier, Fratelli d’Italia en a réuni sept millions. En réalité, le fait le plus marquant est la victoire intellectuelle des idées d’extrême-droite au sein de l’alliance des droites. On voit un peu la même chose en France avec le Rassemblement National, en Espagne avec Vox ou en Suède : ce n’est pas tant l’extrême-droite qui se modère, mais plutôt la droite historique qui se recompose sur des bases nouvelles, nationalistes et tournées autour de l’idée d’un déclin national. Le même récit postmoderne se retrouve un peu partout. En Italie, Meloni a par exemple tout un discours autour des financiers – toujours plus ou moins sionistes ou juifs – qui s’allient avec les marxistes et les ONG pour organiser un grand remplacement. Ce qui est par ailleurs assez drôle, c’est le contraste entre la grande vision du défi civilisationnel et de l’extinction programmée du peuple italien et les moyens qu’ils proposent pour y faire face, qui sont assez faibles.

LVSL : Oui, on peut citer à ce sujet un discours où Meloni évoquait les « valeurs nationales et religieuses » qui seraient attaquées, pour transformer les individus en simples « citoyens x, parent 1 ou parent 2 » qui deviendraient alors « de parfaits esclaves à la merci des spéculateurs de la finance ». Tous ses discours sont très offensifs et permettent à Meloni de se présenter en outsider défendant les intérêts du peuple italien. Pourtant, son parti ne remet aucunement en cause l’appartenance à l’Union européenne et l’austérité qu’elle impose, à l’euro, à l’OTAN, les livraisons d’armes à l’Ukraine… Finalement, les Fratelli d’Italia semblent donc très bien s’accommoder du statu quo en matière économique et focalisent leurs actions sur des enjeux comme le droit à l’avortement, l’immigration ou les questions de genre.

D.B. : En effet, les Fratelli n’entendent pas remettre en cause la position de l’Italie sur la scène internationale et son appartenance à l’OTAN ou à l’UE. De toute façon, un Italexit n’a jamais été sérieusement envisagé : même il y a une dizaine d’années, lorsque Meloni avait un discours plus eurosceptique qu’aujourd’hui, elle proposait une vague sortie commune de tous les pays, avec une déconstruction organisée. Donc cela n’a jamais été une option. Meloni emprunte plutôt un discours de politique identitaire à l’américaine, qui dépeint les Italiens en victimes de l’histoire, trahis par leurs élites etc. Pour vous donner un exemple, la Lega de Salvini avait par exemple produit une affiche où l’on voyait un amérindien avec le slogan « il n’a pas su défendre son pays »

Bien sûr, il faut reconnaître que le racisme des Fratelli peut déjà s’exprimer dans le cadre des politiques migratoires actuelles de l’UE par exemple. Mais en accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes, d’autant que les libéraux ne défendent pas les fameuses « valeurs » et les droits de l’homme dont ils parlent en permanence. Même en France, sans arriver au pouvoir, le Rassemblement National réussit déjà à changer la vie politique française en profondeur. Ce qui est particulièrement dangereux en Italie, c’est qu’il n’y a pas d’opposition face aux propositions de l’extrême-droite. Je vous donne un exemple récent : après la publication d’un rapport de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la torture dans les prisons italiennes, les Fratelli ont proposé de supprimer la torture du code pénal. En gros, les idées que défendent les Fratelli rejoignent beaucoup celles d’Orbán, par exemple en faisant une loi pour criminaliser ceux qui feraient une soi-disant apologie du communisme ou de l’islamisme. Donc plus qu’une prise de pouvoir par des milices fascistes dans la rue, c’est plutôt un scénario similaire à celui de la Pologne ou de la Hongrie qui se dessine. En ramenant toujours les ONG et les oppositions, pourtant dominées par les libéraux, au totalitarisme stalinien qui voudrait détruire l’Italie, Meloni veut achever la culture antifasciste et le mouvement ouvrier.

« En accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes. »

Donc même si je pense que Meloni n’aura pas trop de difficultés à conclure des accords avec des gens comme Biden par exemple, je pense qu’il ne faut rien laisser passer. Bien sûr, crier à la menace fasciste n’est souvent pas la bonne manière de les combattre politiquement et il est nécessaire d’aborder des questions centrales comme l’économie ou l’abstention. Mais tout de même, on ne peut pas renoncer à la lutte sur ces questions d’identité et d’histoire. 

LVSL : A la fin du livre, vous abordez les liens des Fratelli avec d’autres partis d’extrême-droite à l’étranger, comme le Fidesz de Viktor Orbán, le parti Droit et Justice en Pologne ou les Républicains américains. Tous ces partis ont en commun de promouvoir des théories du complot, notamment l’idée d’un grand remplacement, et de remettre en cause des avancées progressistes, comme le droit à l’avortement. Lorsque Meloni a été élue, beaucoup de médias français ont fait des parallèles avec Marine Le Pen et le Rassemblement National. Selon vous, qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ?

D.B. : Sur le plan des différences, j’en vois plusieurs. D’abord, si, un courant un peu plus social, en faveur de l’Etat-Providence, a existé au sein du MSI historiquement, il a disparu depuis longtemps, comme on l’a vu depuis les gouvernements dominés par Berlusconi. Certes, le parti se dit toujours « social » et se présente comme une droite défendant les petites gens, mais quand on regarde la réalité, Meloni a repris toutes les idées de Reagan. Elle parle tout le temps de « l’assistanat », on croirait presque entendre la droite du XIXème siècle. Tout récemment, un ministre a par exemple déclaré que les bénéficiaires des aides sociales devraient être envoyés dans les champs pour s’occuper des cultures, car ce serait de leur faute si l’Italie est obligée de recourir à des travailleurs migrants pour ces tâches. Donc, même si l’on peut fortement douter des promesses sociales de Marine Le Pen, pour moi, Meloni se rapproche plus de la ligne idéologique défendue par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980.

« L’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. »

Plus largement, l’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. Marine Le Pen ne parle guère de la Seconde guerre mondiale ou de débats historiques par exemple, c’est plutôt Zemmour qui tente de réhabiliter Vichy et de polariser les débats sur des questions aussi clivantes. De même, Zemmour est le grand théoricien du grand remplacement, avec cette idée des ex-colonisés qui envahissent la métropole, que Meloni utilise très souvent. Enfin, c’est encore Zemmour et Marion Maréchal qui reprennent la stratégie des Fratelli, à savoir l’union des droites. Néanmoins, Marine Le Pen et Meloni ont tout de même des points communs. Toutes les deux cherchent à renouveler l’identité d’un vieux parti minoritaire, pour les rendre moins sectaires et marginaux. Le fait d’être des femmes y contribue en partie. Mais ces transformations concernent plus l’image que le fond idéologique de leurs partis.

Mussolini’s Grandchildren (non traduit en français), David Broder, Pluto Books, 2023.