Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

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Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

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©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.

Étudier Gramsci, suivre le guide, lire Tosel

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Portrait peint d’Antonio Gramsci ©Thierry Ehrmann

André Tosel nous a quitté il y a un an. Il a porté seul sur ses épaules pendant trois decennies la recherche sur Gramsci pendant les années d’apathie libérale. Il fut respecté comme un maître par beaucoup de jeunes chercheurs de tous les continents, estimé comme un pair éminent par les plus grands chercheurs gramsciologues réunis dans l’International Gramsci society (IGS) dans le bulletin duquel cet article fut initialement publié. Il a laissé son livre Étudier Gramsci comme un testament politico-philosophique pour les jeunes générations, en pleine renaissance gramscienne. Anthony Crézégut, doctorant à Sciences-po travaillant sur la réception de Gramsci en France au XX ème siècle, nous propose un article exigeant mais accessible, qui fournit des clés de lecture de ce dernier ouvrage fondamental, un retour sur le parcours courageux de Tosel dans la prison d’oubli qu’a subi le gramscisme français depuis les années 1980, enfin des éléments de son travail pionnier sur Gramsci et le gramscisme. Pour Étudier Gramsci, il faut suivre le guide, donc lire Tosel.


Sortir Gramsci de sa prison d’ignorance

Liberté vespérale et prisons imaginaires

Un doux morceau de « liberté vespérale », telle est la formule de Kundera qui nous vient[1] lorsqu’on referme le dernier livre d’André Tosel ainsi que nos yeux, pour retrouver les impressions d’un monde perdu et recoller ses morceaux pour y trouver les traces d’un monde qui peine à voir le jour. Il nous laisse une scène sur laquelle le rideau est tombé, où ne restent qu’un enchaînement de répliques d’un acteur de son temps, de masques à terre encore frémissants, et de didascalies en italiques. « Il faut sortir Gramsci de sa prison d’ignorance » (p. 14) : la mission que s’est fixée André Tosel est de le sortir des prisons imaginaires, le carceri d’invenzione, ces « architectures effondrées » où il agonise[2]. En ce quatre-vingtième anniversaire de la mort de Gramsci, son plus fidèle veilleur sur les marches italiennes, a voulu nous éclairer une dernière fois dans ce labyrinthe français de cachots souterrains, où le penseur révolutionnaire sarde subit les supplices d’une pièce mainte fois rejouée, articulée aux rouages de machines de tortures intellectuelles, d’appareillages infernaux, de cordes sans dénouement où se pendent et se suspendent ses cadavres exquis. Que ce soient la machinerie bien huilée des « Appareils idéologiques d’Etat », le « bloc historique » tout en pierre polie, jusqu’au son métallique de l’appel vivifiant à la « praxis », s’est consolidé dans des massifs granitiques le cours d’eau gramscien qui a laissé en France des traces dans quelques sillons sinueux, irriguant des vallées abandonnées. Tosel a connu l’âge d’abondance, ses oasis et ses mirages. La prudence accumulée lui fait troquer le fanal pour la veilleuse. Pour notre génération plongée dans le clair-obscur, l’accueil au seuil de cette « selva oscura » soulève la peur dans la pensée, la forêt gramscienne semble en effet « sauvage, épaisse et âpre »[3]. Après l’effroi devant les créatures les plus morbides qui se dressent sur notre chemin, notre guide nous met en garde contre certains fantômes du passé, ceux qu’il a connus. On s’était parés à une psychomachie dans ce monde que l’esprit a quitté, Tosel nous prépare à une sciomachie, en dévoilant les fantasmagories. Toute voie droite à Gramsci est perdue, alors André Tosel veut d’abord que nous apprenions à le connaître, ce célèbre inconnu, par les chemins de traverse. Le connaître pour nous apprenions à nous connaître, à reconnaître ceux qui nous sont si familiers, ceux qui commandent nos pensées, celle des nôtres, mais aussi ceux qui sont nos adversaires, nos ennemis et qui dirigent la grande « révolution passive capitaliste ». Mais aussi apprendre à ne plus méconnaître l’infinie peuplade de cette forêt hostile, ceux que nous pouvons appeler nos étrangers, ces autres que nous connaissons si mal, nos alliés réels et nos amis potentiels.

Primum studiare, deinde agire

Etudier Gramsci. A l’ère du fast thinking, des intellectuels pressés, de la rienologie expertisée, de la rumeur qui court sur les réseaux sociaux, la réflexion est intempestive. Sortir de cette collection de « maximes ou des versets à citer » à partir de Gramsci, alibi nouveau d’une « vieille paresse » (vecchia pigrizia) intellectuelle que dénonçait l’intellectuel libéral Norberto Bobbio en 1954 chez les intellectuels du Parti communiste italien qui réduisaient Gramsci à un argumentum ad potentiam[13]. Derrière son apparence scolastique, cette mise en garde est une boussole pour apprendre à se déprendre de l’autorité des tuteurs avec leurs savoirs de seconde main. André Tosel a mis sa vie au service d’un Gramsci sans légende, le titre qu’avait choisi son ami François Ricci pour préfacer le recueil de textes publié par les Editions sociales en 1975. Ricci était lui aussi un philosophe niçois, fin connaisseur de Gramsci, désormais oublié. Il avait entamé sa thèse sur Gramsci en 1964 sur recommandation d’Althusser[14] et André Tosel suit cet éclaireur. Ricci, dans son introduction à ce qui constitue encore l’anthologie la plus accessible et complète sur Gramsci en langue française comparait l’écriture de Gramsci à celle de Pascal, par son style fragmentaire, sa composition posthume et son caractère problématique.

André Tosel était sceptique envers les lectures clés en main, les introductions se substituant à l’étude, quand l’esprit de géométrie l’emporte sur l’esprit de finesse, la raison analytique dévitalise la pensée dialogique. Son style épousait son but. Ne jamais arrêter la pensée dans des catégories figées, suivre son rythme chemin écrivant. On ne peut s’empêcher, dans cette pensée en mouvement, de penser à celui dont il fut le plus proche parmi les intellectuels du PCI, et qu’il a contribué à faire connaître en France, l’ancien maire de Livourne, partigiano et intime de l’œuvre de Gramsci, Nicola Badaloni. On peut entrer dans ce travail de l’œuvre sans connaître le parcours scientifique d’André Tosel, ni l’homme, et pourtant dans ses tournures reconnaissables parmi toutes, qui a appris à le lire apprendra à le connaître. Dans ce Passagenwerk devenu par la force des choses testament théorique, sans que jamais cela ne se manifeste de façon ostentatoire ni que cela devienne un titre de gloire, fidèle à son humilité et sa générosité, ce sont les conquêtes de sa trajectoire d’introducteur, de passeur et créateur d’un marxisme transalpin qui se font jour. Page après page, chapitre après chapitre, se dessinent sur le fronton de son édifice intellectuel les ponts et arcades dressées par-delà les années et les frontières.

Le cheminement d’un croyant sans Église, d’un fidèle sans dogme

André Tosel fut avant tout un passeur du marxisme italien, dont le prestige symbolique éluda sa richesse théorique. Il assura pendant quatre décennies la traductibilité dans le langage historique, philosophique et politique propre aux intellectuels français. Son dernier livre est ainsi en filigrane un dialogue entamé avec les cimes de la gramsciologie contemporaine, italienne pour l’essentiel, qui reste dans une large mesure terra incognita pour le lecteur français. Cette médiation a commencé par la publication en 1974 du chapitre sur le développement du marxisme en Europe occidentale au XXème siècle, dans l’Histoire de la philosophie destinée à la Pléiade, dirigée par Yvon Belaval, qui avait confié toutefois initialement le chapitre à Etienne Balibar[15]. Les cent-quarante pages ouvrent un dialogue entre Gramsci et Althusser – à l’heure où la réponse à John Lewis marque un sommet de la ligne de démarcation qu’avait tracée en 1965 le philosophe d’Ulm entre l’historicisme et l’humanisme gramsciens et l’a-humanisme et l’antihistoricisme althussériens – de clarification sur la genèse et la postérité de la proposition de philosophie de la praxis ainsi que de présentation synthétique de diverses tentatives de concilier philosophie et sciences dans les rivages du marxisme italien, ce qu’il appelle l’historicisme radical de Della Volpe et Colletti, le matérialisme dialectique nourri de la confrontation avec le positivisme logique chez Geymonat, ou encore le dépassement du néo-positivisme comme du marxisme par Antonio Banfi.

En relisant ce texte de 1974, on se demande si ce dialogue n’est pas aussi un dialogue avec lui-même, un retour réflexif sur son propre cheminement. André Tosel venait de la jeunesse chrétienne de gauche, radicalisée dans les combats contre la guerre d’Algérie, pour le développement du Tiers-monde, l’option préférentielle pour les damnés de la terre. Il intègre à partir de 1962 le Comité de rédaction de l’Action catholique étudiante (ACE), publication de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Son premier article, rédigé à l’âge de vingt ans[16], se propose de penser quelle politique culturelle de la part de la JEC permettrait d’emporter le consentement des masses étudiantes – au-delà de la routine des meetings ou des fêtes étudiantes inconséquentes. Son but, son idéal est alors de permettre à « tous les étudiants de vivre l’amour et la justice dans leur vie de tous les jours », de transformer cette « masse en une communauté », communauté organique, précise-t-il, non seulement recevant mais vivant le message évangélique. Le moyen serait l’encouragement à la mise en action des « groupes intermédiaires, organiques » chargés d’animer conférences, tables rondes, groupes de réflexion, mais aussi d’aider les étudiants dans leurs TP, à organiser des sorties culturelles, ou encore à développer une autre conception du syndicalisme, en « rendant une corpo plus vivante » mais surtout en révolutionnant les pratiques dans l’université. L’utopie de cette JEC radicalisée ne survit guère mieux et plus longtemps que celle d’une Union des étudiants communistes (UEC) où cohabitèrent un temps les maoïstes de la rue d’Ulm influencés par Althusser, les trotskistes-guévaristes de la Sorbonne-Lettres, futur noyau de la LCR sous la direction pro-italienne, elle-même partagée entre modérés modernistes et radicaux spontanéistes. En 1965, la JEC comme l’UEC sont purgées par leurs Eglises respectives, et toute une génération se retrouve « chrétiens sans Eglise », projetée hors des sentiers battus, chargée de se frayer sa route qui passa par mai 1968, à l’université de Nice pour Tosel.

Il y eut alors la tentation maoïste après 1966 et la Révolution culturelle, qui attira tant d’autres esprits brillants. Ils venaient parfois du christianisme laïcisé, ou de l’existentialisme, cherchant et ne trouvant pas leur chemin théorique dans ce qu’avait initié Roger Garaudy dans le PCF, les voies d’un humanisme sans rivages, dans le prolongement du dialogue entre chrétiens et marxistes, entre le marxisme et la pensée moderne. L’effort théorique amorcé à partir de 1974 par André Tosel pose dans une certaine mesure les jalons d’une critique, qui est aussi autocritique, des limites de cet élan, avec tous les risques encourus, ceux du dogmatisme, du sectarisme, de l’activisme, du spontanéisme comme du théoricisme. Et pourtant, il reçut l’avertissement d’Althusser qui critiquait en fait dans l’équation « économisme + humanisme », au-delà de Garaudy une tentation au sein de la gauche révolutionnaire de rechercher l’adaptation à la modernité capitaliste, de facto capitulation devant un libéralisme archaïque, fut-ce teintée de vernis social, d’un opium de bonne conscience humaniste, d’une théodicée laïcisée. Il adhère au PCF en pleine Union de la gauche et se sent proche de ceux qui regardent le Parti communiste italien (PCI) comme un modèle politique pour la transformation du PCF, ce qu’on a appela un temps du nom d’eurocommunisme. On y trouve la revue Dialectiques, fondée en 1973, animée par une bande d’étudiants de l’ENS de Saint- Cloud, issu d’un milieu culturel proche de l’extrême-gauche, avec Danielle et David Kaisergruber, Marc Abelès, Yannick Blanc, Christian Lazzeri, épaulés par Christine Buci-Glucksmann. Une revue jeune, universitaire, ouverte sur les sciences sociales, althusséro-gramscienne disaient certains, et surtout de plus en plus manifestement en discordance avec la direction du PCF, plus en syntonie avec une ligne italienne. Dans le second, la Nouvelle Critique, revue toujours au premier poste de la bataille idéologique depuis sa fondation en pleine guerre froide en 1948, censée connecter les intellectuels communistes avec les avant-gardes culturelles, prise dans un jeu d’obéissance politique et d’autonomie culturelle[17].

On y retrouve des anciens, André Gisselbrecht, Francis Cohen, Claude Prévost, François Hincker, Jean Rony, Jacques Texier conscients de la nécessité d’élever le niveau culturel, avec Lukacs ou Gramsci, et une jeune génération où on retrouve notamment Buci-Glucksmann. Quant à André Tosel, il lui arrive d’écrire dans ces revues et pourtant trois de ses cinq articles sur Gramsci et le marxisme italien sont publiés dans la Pensée, que vient de reprendre Antoine Casanova, le responsable du PCF dans le dialogue avec les chrétiens, et dans laquelle écrivait dans les années 1960 Louis Althusser. La Pensée est une revue à l’histoire sensiblement différente. Sans exprimer de désaccords avec la direction du parti, elle a maintenu une ligne inspirée par le rationalisme ouvert sur les sciences et le savoir académique. Au milieu des années 1970, la ligne de l’humanisme scientifique, théorisée par Lucien Sève fait consensus relatif et Sève, partisan d’une orthodoxie ouverte, encourage Tosel à écrire dans la revue comme dans la maison d’édition qu’il dirige depuis 1970. Cette série d’articles permet aux intellectuels communistes de mesurer la richesse, la diversité du marxisme italien,  ce qui leur fait ressentir le retard accumulé depuis 1956 sur la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire, la négligence de la dimension culturelle de la lutte pour l’hégémonie à gauche, dans la société et dans la conquête de l’Etat. André Tosel, tout en partageant une bonne partie des critiques faites tant par les althussériens que les italiens en 1978-1979, ne quitte pas dans l’immédiat le PCF, comme le firent Etienne Balibar, Christine Buci-Glucksmann, Jacques Texier, Jean Rony. La dissolution ou l’abandon des revues Dialectiques, la Nouvelle Critique, de l’hebdomadaire France nouvelle et du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes) tournent une page qui annonce une défaite culturelle au moment où même semble se dessiner une victoire politique de la gauche en 1981. Tosel quitte finalement ce parti sur la pointe des pieds en 1984, suivant l’opposition interne, des refondateurs, menée par Pierre Juquin, année où il publie sa collection d’articles sous le titre gramscien Praxis, sous-titré précisément Pour une refondation de la philosophie marxiste.

Tosel avait depuis vingt ans toujours concilié recherche scientifique et activité militante, dans la formation politique au niveau fédéral dans le PCF des Alpes-Maritimes, l’activité syndicale dans le Syndicat national de l’Enseignement supérieur (SNESUP), traduit l’un dans et avec l’autre. Commence une autre vie marquée par le deuil impossible de la communauté militante, mais où dans la passion de l’enseignement, la coordination de la recherche collective, la défense et le développement de l’université publique, cette expérience vit dans cet interrègne suspendu au-dessus de l’abîme que furent les années d’apathie libérale, de 1984 à 2008. Ce recul, il ne voulait pas le vivre comme un repli, lui permit de produire ce qui reste un des meilleurs travaux au monde sur les origines de la philosophie de Gramsci, replacées avec minutie et finesse dans les débats italiens de la fin du XIXème siècle, entre Gentile, Croce et Labriola[18]. Marx en Italiques permet de comprendre la dette de Gramsci envers cette « philosophie de la praxis » dont il a hérité, mais aussi en quoi celle qu’il esquisse lui est propre et constitue un dépassement original, irréductible aux simplifications. Cette recherche invalide les essais de ceux qui, avec plus ou moins de profondeur, cherchent à assimiler la pensée de Gramsci à l’actualisme de Gentile[19], ou sa conception du marxisme à celle d’une religion laïque, d’un canon d’interprétation historique, soit une variante de la philosophie de Croce comme le présente Althusser dans Lire le Capital en 1965. En réalité, Gramsci redécouvrirait, sans s’y réduire, par des chemins détournés sur lequel il retourna tardivement, les pistes défrichées par Antonio Labriola, le plus célèbre inconnu dans le panorama du marxisme européen, tout du moins en France[20].

Contrairement à d’autres, André Tosel ne fut jamais un pentito du communisme, ni un renégat du marxisme, il dut s’accommoder d’un certain isolement loin des modes parisiennes, de publications dans les presses universitaires bisontines ou dans la maison d’édition toulousaine de Gérard Granel. Il n’y eut guère d’illusions dans son cas devant l’hypothèse d’une mondialisation heureuse et d’une humanité réconciliée, les allées lumineuses que certains imaginaient après la chute du mur. Symbole fort l’année de la dissolution de l’URSS, avec la fin de la division du monde en blocs, il prône l’Esprit de scission[21], une volonté affichée jusque dans le titre de garder ses distances avec l’idéologie dominante. Un pas de côté avec Gramsci, avec le dernier Lukacs, celui de l’Ontologie de l’être social – un quasi inconnu en France, sauf pour l’itinéraire singulier de Nicolas Tertulian, et qu’on commence à peine à publier[22] – pour penser les impensés du marxisme tel qu’il se développa au XXème siècle : la question du droit et des droits, de la démocratie, de l’Etat moderne d’une part, celle de la nature dans son rapport au travail humain d’autre part. A contre-courant, en 1991, il organise un colloque sur Gramsci, pas tout à fait le premier mais sans nul doute le plus riche, sous le titre Modernité de Gramsci réunissant quelques-uns des meilleurs spécialistes italiens et français de l’œuvre de Gramsci, comme Jacques Texier, Giorgio Baratta, Giuseppe Vacca, et certains qui purent être en polémique avec ses héritiers, comme Etienne Balibar ou Costanzo Preve. On y discute franchement du défi de la modernité américaine, des limites du stalinisme soviétique, de la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire.

Un système mis en mouvement

Dans Etudier Gramsci, en 2016, on retrouve le passeur du marxisme italien, avec les progrès de la recherche philologique autour de l’œuvre de Gramsci. Tosel entame, concept par concept, une reprise personnelle de plusieurs entrées du Dizionario gramsciano coordonné par Guido Liguori et Pasquale Voza, et dont il admirait la somme collective et regrettait qu’elle n’ait pas été traduite en français[23]. Il noue le dialogue (le terme italien « dialettica » convient ici parfaitement), au fil des pages, avec les travaux dont il se sentait le plus proche philosophiquement, ceux de Fabio Frosini, comme à quelques recherches pionnières de jeunes chercheurs italiens. Dans son style d’écriture, et par là même en quelque sorte dans son interprétation de la pensée de Gramsci, André Tosel semble dans cette somme tiraillée entre deux voies. Celle du « fragment », de la pensée dialogique, suivant le rythme de la pensée[24], privilégiant le contrepoint et la fugue, qu’on pourrait rapprocher de Walter Benjamin, où il retrouverait celle de son ami Giorgio Baratta[25]. Et celle du « système » en mouvement[26], un socratisme marxiste mis en cohérence, un « connais-toi toi-même » du mouvement révolutionnaire, laissant ouverts les questionnements, posant problème mais offrant une cohérence conceptuelle derrière l’apparente forme décousue de ses écrits, où on retrouve des thèmes majeurs et ses infinies variations. On pourrait oser parler d’un « stoicismo storicista », qui passe non par l’édification de la construction mentale la plus ingénieuse, ou élégante, mais par l’étude de la « realtà effettuale ».  Dans ce livre, se condense et se réécrit cet itinéraire, comme se révèle quelque chose de son être profond : on retrouve l’homme de dialogue avec toutes les croyances qui n’abdique ni la rigueur scientifique ni la conviction laïque, l’ami fidèle de la cause du peuple, comme du savoir, qui refuse de la confondre avec une foi aveugle. En un mot l’humaniste et le rationaliste, désireux de trouver la voie d’un réalisme qui n’abandonne pas les aspirations utopiques.

Amicus Gramsci, sed magis amica veritas

Gramsci a connu, en France, nombre d’amants volages, des entichements passagers, et bien peu de fidèles. André Tosel, comme Robert Paris ou Jacques Texier, fut de ceux qui dans la solitude des années néfastes, maintinrent la flamme de la pensée critique et de l’intelligence collective. Dans ce dernier ouvrage, Gramsci est aussi poussé jusque dans ses limites, il n’est pas caché au lecteur certaines dimensions problématiques de la philosophie de Gramsci, en particulier ce que Tosel nomme son « productivisme » (p. 144) ou encore de son « eurocentrisme » (p. 240). Et si finalement, André Tosel propose un continuel retour à Gramsci, c’est parce qu’il est non seulement utile mais indispensable, plus actuel que jamais pour penser le capitalisme avancé et dépasser la défaite des subalternes. Tosel est un amoureux de Gramsci, mais encore plus de la vérité, du savoir, de la sagesse, et parce qu’il les aime sans défaillir, il l’aime fidèlement. Avant de nous plonger dans ce dernier morceau, il nous faut bien dire qu’il y aurait des textes à redécouvrir, à exhumer. Nous pensons à son article publié en 1984 dans la Pensée[27] – non intégré au volume Praxis, à notre connaissance, ni ailleurs – mettant en évidence l’originalité de la conception de la dialectique chez Gramsci mais aussi éventuellement certaines de ses limites en la comparant avec celle, souvent décriée, d’Engels dont la Dialectique de la nature qui ne se réduit pas aux schématismes de l’ère stalinienne ni aux caricatures de certains adversaires, miroir de la même incompréhension, et dont l’urgence écologique tend à reconsidérer les thèses de manière moins unilatérale[28]. C’est un mérite rare que d’offrir à ceux qui le lisent, et l’écoutent, les références qui permettent d’élargir ses horizons, ne pas s’enfermer dans une chapelle idéologique, même dorée et ornée.

 

Une rigueur obstinée

Un combat pour la culture

Etudier Gramsci est d’abord un appel à mener le combat pour la défense de la culture. Non simplement un Kulturkampf laïc contre la religion ou les cléricalismes ni en aucune manière un Kampf der Kulturen (p. 36), mais un Kampf für Kultur dans une nouvelle Krisis de la conscience européenne. Une crise qui commence par une immense destruction de valeurs économiques comme culturelles. Toutes ne sont pas à jeter par-dessus bord, d’autres sont à refonder après le terrible vingtième siècle, il faut mettre en abime ce monde à construire au bord du gouffre[29]. La première partie de l’ouvrage propose ainsi l’itinéraire d’un « intellectuel militant pour le socialisme et la culture » (p. 17) qui culmine dans l’expérience d’intellectuel organique à la tête de l’Ordine Nuovo, revue hebdomadaire de culture socialiste dont la devise résume l’esprit de Gramsci comme celui de Tosel (p. 45) : « Instruisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence. Mobilisez-vous parce que nous aurons besoin de tout notre enthousiasme. Organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ». André Tosel retrace en quelques traits ce jeune Gramsci, si méconnu en France pour les années 1914-1918[30], attentif tant aux avant-gardes italiennes, méridionales comme Pirandello ou septentrionales avec les futuristes et Marinetti (p. 19-20) connectées aux pointes de la culture européenne qu’à l’Alltag und Lebenswelt des gens simples, dans leur pratique sensée, même dans l’apparente irrationnalité de leurs jeux de hasard codifiés, de leur folklore particulariste, de leurs pratiques religieuses syncrétiques, de leur sens commun fataliste. Gramsci les restitue sans condescendance ni jugement au-dessus de la mêlée, et sans épargner les grands noms, les replace dans la totalité, celle de la structure sociale actuelle et de sa genèse.

Il élève les humbles dont la pratique quotidienne est considérée avec autant de sérieux que celle des intellectuels de profession. Et il abaisse les puissants, dans sa critique du sens commun des intellectuels de profession. C’est ce qu’il appelle le lorianisme du nom de l’économiste Achille Loria, et dans lequel il perçoit la base sociale de l’adhésion, ou de la non-résistance, ou encore de l’impuissance à organiser une culture élevée et populaire, qui permit la victoire du fascisme en Italie, plus tard de l’hitlérisme en Allemagne. Pour un penseur que l’on présente souvent comme un apologue des intellectuels, et une façon pour les intellectuels d’affirmer leur droit à l’existence, voire à la prééminence, dans le mouvement ouvrier, le paradoxe est saisissant. Une partie importante de ses Quaderni est consacrée à la dénonciation de ses sophismes érigés en savoir d’autorité, de cette absence d’analyse paré derrière les facilités d’un langage commun à une caste intellectuelle, de cette marchandise nationale frauduleuse qui ne circule en Italie que par absence de libre-échange avec les sommets de la pensée européenne et de marché commun avec les classes subalternes de son propre pays. Le lorianisme fait couple avec le brescianisme (p. 124), cette littérature de clercs jésuites qui se nourrit des préjugés paternalistes sur le bon peuple conservateur, d’une profonde méconnaissance de la vie quotidienne des subalternes et s’épuisant à dépeindre la folie des foules révolutionnaires, colportant rumeurs infondées issues de la projection des auteurs.

Cette double tare, selon Gramsci marque l’intellettualità italienne, elle s’enracine dans deux tendances culturelles, au sens d’une organisation ou d’un refus d’organisation de la culture des simples, celle du maçonnisme et du jésuitisme (p. 31-33), qu’il analyse dans ses écrits de jeunesse. La maçonnerie est de facto dans l’Italie de la fin du XIXème siècle le mode d’organisation de la culture des élites laïques, libérales et « progressistes ». Par son culte du secret, son refus d’organiser un mouvement d’éducation populaire, sa réalité de milieu de sociabilité des élites politiques, économiques et intellectuelles, elle représente l’échec des libéraux italiennes à diriger un mouvement national-populaire, à l’image du jacobinisme français jusque dans son descendant modéré, le mouvement républicain radical qui va emporter la bataille de l’éducation et de la laïcisation des institutions. Elle laisse l’organisation de la culture populaire aux cléricaux, conservateurs, voire « réactionnaires », dont le jésuitisme constitue une des formes – entre celle des modernes et des intégristes – la plus subtile dans son entreprise contre-révolutionnaire car partisane d’un aggiornamento permanent, d’une liaison organique avec les masses non pour les élever à la culture supérieure mais pour les maintenir à un niveau de semi-ignorance, guère supérieur au folklore et au sens commun, avec ses superstitions et ses préjugés fondues dans l’obéissance aux puissants et la peur de la vengeance divine. C’est de cette double caractérisation de l’encadrement de la culture italienne –  qui recouvre en fait dans le vide de l’un moderne rempli par le plein arriéré de l’autre, une multiplicité de sous-cultures locales, corporatives, traditionnelles – que se constitue le terreau favorable au mouvement fasciste.

Comment ne pas voir, dans ces doublets lorianisme/brescianisme, maçonnisme/jésuitisme, un possible avertissement pour le mouvement socialiste ou communiste face aux risques de pédantisme intellectuel et de doctrinarisme sûr du triomphe de sa raison, ou au contraire de compromissions sociales et surtout culturelles avec l’idéologie dominante. L’écueil du mépris pour le sens commun des simples, ou au contraire de populisme qui conduit à un maintien dans la subalternité, aux désillusions politiques et au renversement dans la rancœur envers les masses réactionnaires. Comment ne pas voir une leçon des expériences vécues, dans les Eglises, le Parti, les associations laïques qu’a connues de l’intérieur André Tosel. Ces dangers circonscrits, l’alternative pour le mouvement révolutionnaire tient sur un fil ténu : organiser une renaissance culturelle, un Rinascimento (p 24-25) que Gramsci appelle de ses vœux en septembre 1917 « une nouvelle Renaissance pour l’Italie, la renaissance de sa Plèbe ». Organiser la culture, en repoussant l’étroitesse de vues de Bordiga comme l’alignement d’un Tasca sur la culture libérale (p. 39 et 46), et fournir un travail d’éducation militant qui fut celui de l’Ordine Nuovo, de ses cours pour l’école du nouveau Parti communiste après 1923 (p. 63), de ses discussions avec des intellectuels de profession, ouvriers syndiqués, cadres politiques.

Dire la vérité face à la tentation de la double vérité

Le « fil rouge de l’hégémonie » tel qu’André Tosel caractérisait dans les années 1980 la problématique longtemps mûrie de Gramsci est tissée dans l’étoffe de la pédagogie. « Tout rapport d’hégémonie est un rapport pédagogique », la force dirigeante politique, l’hegemon, est comme un bon enseignant (p. 305-306), il façonne une forma mentis capable de saisir la complexité de la réalité, de se construire une conception du monde cohérente et expansive pour agir, le tout à partir du noyau de bon sens de chacun de ses élèves. Il leur apprend non pas à être autonome, mais libre, sans maître absolu ni autorité suprême. Le conseil, le parti, l’Etat sont trois formes différentes d’organisation politique nécessaires mais transitoires, centralisées sous des modalités les plus démocratiques possibles, trois instruments d’émancipation qui peuvent devenir d’oppression, devant dépérir non dans une utopie mais dans la « società civile », ou plus exactement la « società regolata » (p. 171 puis p. 209, selon André Tosel, il s’agit d’une transfiguration du terme même de « communisme »). Ces concepts sont rarement compris dans la reformulation qu’opère Gramsci, dans un retour à Hegel traduit dans la prose réaliste de Machiavel. La « société civile » de Gramsci n’est pas l’infrastructure économique des libéraux ni celle de certains marxistes, elle se compose d’un réseau d’associations – Eglises, médias, partis, syndicats, associations civiles ou ONG dirions-nous aujourd’hui, écoles – autonomes mais de plus en plus intriquées avec l’Etat élargi et où la lutte entre conceptions du monde rivales portent sur la construction de l’hégémonie sociale solidifiant la conquête du pouvoir politique, stricto sensu, l’Appareil d’Etat dans sa dimension administrative. Le terme « civile » en italien se rapporte directement à celui de civiltà (culture/civilisation), ancré lui-même dans l’histoire de longue durée des città, de la civitas romaine aux communes médiévales puis à la Florence de la Renaissance, fondement du cittadino, le citoyen-bourgeois, donc de la formation de l’idéal républicain et démocratique moderne.

La fin de ce processus d’incivilmento, de civilisation des mœurs[31], est la disparition de l’Etat absorbée non par l’utopie anarchiste, toujours prégnante chez Marx et Lénine même, mais dans une « société réglée » qui se sera non seulement donnée ses propres lois mais dont les citoyens auront intériorisé dans leurs pratiques, leurs rapports aux êtres humains et au monde, comme habitus acquis, éthique réfléchie et lois civiles. Cet incivilmento rendu possible par un long travail pédagogique ne sera pas atteint par l’utopie de la communication transparente, de l’argumentation rationnelle, ce sera une éducation militante, un combat culturel, une lutte contre la conception du monde des classes dominantes qui font tout pour entraver la mobilisation des classes subalternes. Nous faisions allusions à Hussserl pour la Krisis, c’est l’année 1935, celle aussi du Kehre d’Heidegger, celle enfin de la mort de celui qui avait inspiré Gramsci pour penser l’intellectuel organique de type nouveau, Henri Barbusse. En cette année 1935, Gramsci interrompt la publication de ses Quaderni, au bout de ses forces, devenu icône planétaire après l’appel humaniste et militant du Prix Nobel de littérature, combattant pacifiste, Romain Rolland pour sa libération[32]. Cette même année est marquée par l’organisation du Congrès pour la Défense de la Culture à Paris, réunissant un panel sans égal pour réfléchir sur le pourquoi de la défaite face aux fascismes et le comment de la contre-offensive humaniste : Bertolt Brecht et Thomas Mann, André Gide et Louis Aragon, André Malraux et Boris Pasternak, Ernst Bloch et Robert Musil, John dos Passos et Ilya Ehrenbourg[33].

Certes la revue Clarté de Barbusse qui avait tant inspiré Gramsci après la guerre n’existe plus, mais Europe de Romain Rolland continue à porter la flamme, tandis que nait la Pensée animée par les physiciens Jacques Solomon et Paul Langevin, les biologistes Jacques Monod et Marcel Prenant, les philosophes Georges Politzer et Henri Wallon. On ne pourrait manquer la vitalité de ce mouvement intellectuel, parallèle aux fronts populaires, des universités populaires et nouvelles animées par Politzer, les pamphlets mordants de Nizan, les brochures A la Lumière du marxisme avec Georges Friedmann, Jean Baby, René Maublanc, Marcel Cohen ou Auguste Cornu. Le communiste français, et l’intelligence française de gauche, courra longtemps après cette effervescence culturelle, dont elle ne trouva une suite souvent que dans le communisme italien à la lumière du gramscisme, dans les revues Società, Rinascita ou les colloques de l’Institut Gramsci. Il eût fallu que la bataille culturelle ne soit pas que lutte idéologique, sur le front politique, tactique de pouvoir, ruse de la raison bureaucratique, non pas un instrument dans le machiavélisme de « la fin justifie les moyens » mais un mouvement froid de compréhension de la « realtà effettuale »[34]. Il eût été possible de poser la question morale, non de façon jésuitique, mais pour répondre au défi de la crise des valeurs. Il était imaginable de trouver une issue au nihilisme et la réduction de toute valeur à la force brute, à la victoire militaire ou au pragmatisme, à l’action efficace, à la technique et la raison instrumentale triomphante. « Dire la vérité est révolutionnaire », la formule aux accents jauressiens, empruntée directement à Barbusse sonne cruellement quand on repense à 1935. Le défi de Heidegger, Scheler et Husserl était aussi celui de Brecht, Bloch et Aragon sur de toutes autres bases. Il eût pu être relevé en 1935, il fut bien vite abaissé dans la pratique institutionnalisée de la « doppia verità ».

« Fare i conti con Althusser » : sur un demi-siècle de malentendus

Restituer la complexité de l’opération théorique gramscienne face au jugement althussérien sur la nature idéologique de la philosophie de Gramsci. Car le fil rouge dans le labyrinthe dans lequel nous conduit André Tosel, est la réouverture du spartiacque, la ligne de partage des eaux, tracée par Althusser en 1965, dans son fameux chapitre « Le marxisme n’est pas un historicisme », qu’Etienne Balibar disait récemment relire avec effroi, comme cas d’école de la pensée stalinienne[35]. André Tosel revient sur le cas Althusser en faisant, à l’instar du disciple de Geymonat, Silvano Tagliagambe, un défi majeur posé à la conception gramscienne du marxisme, autour de leur conception de la science[36]. Il y revient à deux reprises, sur le même point de rupture, la contestation de la scientificité de la théorie gramscienne, sa réduction à une idéologie de la praxis, dans un monde unidimensionnel saisi par la conscience d’un acteur transformant un monde dont la totalité serait appropriée comme « totalité expressive », articulation de la théorie du reflet, d’une spiritualisation du monde et de son centrement, dont la transformation serait le produit d’une idéologie qui serait religion séculière, mythe efficace. André Tosel a décidé de fare i conti con Althusser non sur le terrain de la polémologie mais sur celui de la philologie. Les assertions péremptoires, déjà contestées par les scrupules qu’Althusser instillaient dans son texte même, entamées par ces jugements paradoxaux voire ambivalents, sont méthodiquement démontées. Face au gramscisme unidimensionnel sur le tableau noir d’Althusser, Tosel rétablit un Gramsci en couleurs et en trois dimensions. Althusser dénonçait l’historicisme absolu de Gramsci, Tosel le rétablit dans la complexité d’une théorie de l’histoire, une « théorie de la relativité générale » pour conjurer le spectre honni du relativisme par un philosophe à la recherche de l’absolu. Il repense l’espace présent non plus sous la modalité appauvrissante d’une « totalité expressive » mais une, nous citons Tosel ici, « théorie structurelle du tout social finalisée par la perspective politique de l’hégémonie ». Il se replace dans le temps dans une « théorie généalogique de l’histoire moderne » qui n’est pas justification ou acceptation de l’étant mais « périodisation ouverte sur le présent des luttes » et ouverture sur des « récits partiels » (p. 88).

On retrouve dans l’exposition de Tosel sa largeur de vues, aux horizons sans cesse élargis, tournés vers l’infiniment petit des micro-relations humaines, de la singularité des situations, de leur mise en relation concrète dans des rapports de force et des rapports de séduction à échelle humaine, et des « transformations moléculaires » (p.295-296) et vers l’infiniment grand des relations settentrione/mezzogiorno en Italie, Orient/Occident et Europe/Amérique, puis Nord/Sud dans le monde (pp. 226 à 236), des macro-relations entre classes sociales, nations, blocs historiques. On retrouve sa hauteur d’analyse, attentive aux sommets de la pensée européenne voire mondiale, la philosophie de Croce, Bergson et James, l’économie politique et le tournant planiste autour d’Henri de Man, Keynes, la science politique italienne de Michels, Mosca, Pareto, la sociologie de Weber, Durkheim, l’histoire avec Mathiez, la littérature bien entendu au contact de Balzac, Zola, Pirandello, Svevo, Tolstoï, Chesterton. Une hauteur qui ne délaisse ni la critique historique des pics locaux, provincialisés par le regard gramscien mais aussi déracinés de leur faible enracinement national, dans sa déconstruction du romantisme italien manzonien, de la philosophie gentilienne, de la poésie de D ’Annunzio, tous en partie responsables de la catastrophe italienne. Des hauteurs enracinées qui lui permettent d’arpenter les sentiers traversiers, les dénivelés pour redescendre dans les vallées où vivent les italiens, les producteurs, les humbles. Loin d’être réductible à une « idéologie » uniforme, unidimensionnelle, Gramsci tel que Tosel nous le reconstitue analyse progressivement les divers niveaux de l’idéologie, ciment du bloc historique et source tant de conscience partielle que facteur d’unification du vécu historique.

On peut partir du haut en bas, comme dans la théorie des Appareils idéologiques d’Etat, pour voir comment l’Idéologie se diffuse comme une force immatérielle matérialisée de domestication sociale, par un ensemble d’appareils dont le centre est partout et la circonférence nulle part. On peut aussi partir de bas en haut, pour s’éduquer à résister à une idéologie dominante, qui a su se développer de façon moléculaire. Une construction, elle aussi moléculaire d’une nouvelle hégémonie des subalternes, à partir du vécu, du sentir, du particulier singulier, pour s’élever à une rationalité réelle, au comprendre, à une universalité concrète. C’est le chemin de Gramsci : partir du folklore, force matérielle de résistance, quasi intemporelle, religion fossilisée, porteuse d’irrationnel mais aussi d’une raison d’être dans la compréhension du monde. Puis la religion, les religions, elles-mêmes progressivement déplacées de la transcendance vers l’immanence, du polythéisme vers le monothéisme, qu’il ne s’agit pas de mépriser car elle a sa fonction d’unification d’une conception du monde et de mise en adéquation avec une morale permettant l’action. Elle est une phase durable, nécessaire de l’humanité, son défaut mortel par rapport à la philosophie est son absence de réflexivité, ses horizons néanmoins limités face à la percée de la rationalité moderne, sa force par rapport à elle est sa foi qui pousse à l’action, à l’espérance, à l’utopie (pp. 274 à 276). Vient alors la dialectique du sens commun et du bon sens (pp. 269 à 272), que Gramsci tend à confondre dans un premier temps, avant de les dissocier tout en identifiant dans cet amalgame d’idées reçues, de pratiques inconscientes, de conformisme de masse, le noyau du vrai contenu dans le sens commun des subalternes. Au sommet de la construction, la philosophie comme ordre rationnel et réfléchi de l’existence, dont la philosophie de la praxis représente le projet le plus abouti de ne pas s’enfermer dans les constructions arbitraires d’un philosophe génial mais de penser la pratique humaine, l’histoire passée, présente et future. Nous entrons ici dans la troisième dimension avec la profondeur de la conception qui esquive les attaques de Croce sur le réductionnisme du matérialisme historique au facteur économique, sans tomber dans le subjectivisme de l’acteur porteur d’une conception du monde par son projet ou l’actualisation d’une utopie, comme dans le messianisme du jeune Lukacs ou de Bloch (p. 283), d’une gnose moderne ou la liberté absolue de Sartre.

Gramsci réintroduit les « distincts » de Croce, ce que Bourdieu appellerait les « champs autonomes », dans une totalité historique, complexe et articulée, en mouvement perpétuel mais dans une généalogie déterminée, animée par un ensemble de relations tantôt de distinction, tantôt d’opposition, et dans certains cas d’antagonismes, à préciser dans l’analyse concrète de la situation concrète : ce que Gramsci appelle le bloc historique. La conception de la totalité esquissée, sans cesse retravaillée au fusain, se rapproche moins de la totalité expressive leibnizienne que d’un univers qui contient une infinité de multivers (p. 80), plus proche de Giordano Bruno ou Pascal, un « complesso » selon le terme judicieusement choisi par Labriola pour caractériser cet ensemble de faits historiques restitué dans la multiplicité de leurs relations et combinaisons. Ce qui tombe, grâce à la restitution patiente d’André Tosel, c’est l’accusation, sous-jacente chez Althusser explicite chez d’autres[38], de totalitarisme de la pensée gramscienne (p. 172), indifférent à la pluralité des formes de la représentation de la volonté populaire comme à la spécificité des champs de l’action humaine, une sorte de gentilianisme inversé. Althusser avait affirmé de façon tranchante son anti-humanisme et un anti-historicisme, quitte à revenir sur les malentendus que cela ouvrait, Tosel lui oppose un humanisme et un historicisme absolus qu’il reconstruit dans sa complexité, loin de tout schématisme, en évoquant à juste titre ce que ces concepts d’humanisme et d’historicisme charrient d’équivoques (p. 83). Des ambiguïtés qui permettent à Althusser de condenser dans une même attaque une multiplicité de charges symboliques, qui ne touchent pas Gramsci au cœur et qui, pour partie d’entre elles, ratent leurs cibles.

André Tosel défend la méthode historiciste de Gramsci, et la philosophie de l’immanentisme absolu qui la sous-tend, comme elle supporte son humanisme absolu qui devient aussi un projet culturel alternatif à la modernité déshumanisante, fasciste italienne ou allemande, libérale américaine ou stalinienne russe. L’ostinato harmonique de Tosel offre, avec une obstinée rigueur, un prélude au symbole de cette utopie concrète humaniste est l’alternative au gorille apprivoisé, l’ouvrier à la chaîne de Taylor, auquel Gramsci – comme le Marx de l’Idéologie allemande, mais avec une image plus historiquement concrète, mais aussi plus intellectuelle – oppose l’idéal de l’Homme universel à la Leonardo de Vinci (p. 121), ingénieur, philosophe, artiste, artisan, l’homme idéal de Gramsci est celui qui réalise progressivement dans l’histoire son essence d’être humain. Celui qui s’extrait de sa condition d’homme du commun soumis à un conformisme subi, d’individu, banal ou exceptionnel, pour s’élever dans la formation de sa personnalité, singulière et universelle, dans l’élaboration active d’un nouveau conformisme émancipateur par « en bas », par le Parti/Prince Moderne qui laisse à chacun la possibilité de développer toutes ces potentialités (p. 179).

L’exposition d’une « philosophie de la libération »

La darstellung de Tosel nous dévoile progressivement ce qui pourrait constituer le noyau de la philosophie de Gramsci, qu’Alberto Burgio et Fabio Frosini ont récemment éclairé de leurs reconstructions philologiques[39]. Le nœud de cette nouvelle conception de la philosophie pourrait, c’est une hypothèse que Tosel développait déjà au début des années 1980[40], se trouver dans le concept de traductibilité (pp. 249-250). Il a souvent été reproché les ambigüités, les équivoques, les antinomies des équations gramsciennes : « philosophie = politique = histoire », ou encore « hégémonie = consentement + coercition », tour à tour biffées, inversées, déplacées. Ces équations ont été falsifiées par la logique formelle althussérienne, peut-être est-ce que cette métaphore mathématique est peu à même de symboliser la profondeur de l’opération linguistique gramscienne, d’une linguistique qui a peu à voir avec le rêve structuraliste d’une mathesis universalis dans et par le langage, et beaucoup avec l’influence tant de la philologie que de la pragmatique, deux sources dont Gramsci s’est nourri dans sa courte formation académique. Cette philologie pragmatique lui permet de réaliser son opération théorique : un dialogue entre l’idéalisme critique allemand de Kant et Hegel construit dans la traduction philosophique de l’expérience des Lumières françaises, du pragmatisme anglais et du romantisme allemand, et d’autre part précisément l’expérience concrète des Révolutions françaises depuis 1789, rencontre entre une pensée rationaliste forgée par des intellectuels, l’action d’un peuple et une force hégémonique jacobine (p. 284). L’opérateur pratique se trouve potentiellement dans l’empirio-pragmatisme anglo-saxon (p. 248), avec l’attention renouvelée au sens commun, à l’expérience, aux faits, dont on trouve un autre versant tant dans les thèses sur Feuerbach que dans le dernier Lénine. Le génie de Gramsci, renouvelant les trois sources du matérialisme historique non en trois piliers mais en théorie allemande/pratique française médiatisée par l’opérateur anglo-saxon, est de trouver malgré tout un filon de pensée authentiquement italien, et pourtant universel, de Dante à Croce, passant par Campanella, Bruno, Galilée, Machiavel, Vico, Labriola. Cela nous ramène à quelques-unes des pages les plus passionnantes du volume, celle sur la dialectique entre nation et internationalisme, soit du particulier et de l’universel, où Tosel nous livre un aperçu éclairant de ce combat sur deux fronts que mène Gramsci, et de la voie étroite qu’il ouvre au mouvement révolutionnaire.

Le rejet du nationalisme (p. 218), négation des réalités locales ou corporatives vivantes par une entité abstraite, exaltée dans sa spécificité, fétichisée. Pourtant, la naissance d’une communauté humaine porteuse des utopies de justice et de fraternité ne peut passer que, suivant l’exemple de la révolution française et par-delà aussi de la réforme protestante, par le cadre national. Elle est impossible, utopique dans le mauvais sens du terme, sans la construction volontaire d’un Etat éthique et d’une société civile, enracinée dans ce que la tradition nationale porte de démocratique, d’émancipateur, et dans un contrat social avec le peuple et les subalternes dans un bloc social qui s’inscrit, pour un temps indéterminé, encore au niveau national. Ce qui conduit Gramsci à une critique impitoyable de ce qu’il appelle le cosmopolitisme[41] (pp. 220-221), dont l’envers est le nationalisme dans l’ère moderne des impérialismes, et qu’il perçoit comme le mal italien depuis l’époque médiévale, entre guelfes et gibelins, entre Eglise et Empire, les deux formes historiques du cosmopolitisme en Occident entre lesquels les intellectuels italiens n’ont pas su « farsi stato » et « farsi nazione ». Ce cosmopolitisme aux atours séduisants est vivement pris à parti par le jeune Gramsci dans sa polémique contre l’espéranto (p. 21) qui, derrière les bons sentiments affichés, n’incarne qu’une utopie trompeuse, une abstraction intellectuelle là où une langue universelle ne peut être que traduction de multiplicités de formes de vie et d’histoires, un manifeste pour le multilinguisme (p. 219). Le véritable espéranto risque d’être un langage technique appauvri, celui de l’américanisation à sens unique face auquel doit émerger un parler universel, celui d’un multivers à sens pluriel. L’acharnement de Gramsci contre le cosmopolitisme s’enracine dans son manifeste pour qu’enfin les intellectuels italiens remplissent leur fonction de médiateurs, d’organisateurs, de traducteurs de la volonté populaire, leur fonction national-populaire. L’horizon reste pourtant celui du cosmopolitisme, la communauté universelle. Tosel parle de sa catholicité (pp. 210-211), ce qui peut sembler paradoxal, tant Gramsci semble protestant, et a été interprété comme tel[42]. Il est le réconciliateur de ces deux traditions religieuses, ne tente-t-il pas d’introduire un peu d’esprit protestant, soit national, critique, moderne, dans l’Eglise laïque qu’est le Parti communiste ?

Avec le cosmopolitisme comme horizon, Gramsci apparaît, comme Tosel le remarque à plusieurs reprises, remarquablement stoïcien. Cela peut relever de la trivialité pour son combat contre la souffrance physique et psychologique en prison, pour ne pas sombrer dans le naufrage de sa personnalité, ce que Tosel nous expose sobrement avec une bouleversante touche personnelle (pp.  291-293). Cette hypothèse, que l’auteur qualifie de « stoïcisme de la rationalisation industrielle » (p. 179) nous est parue lumineuse : cette tension entre liberté et nécessité, actif et passif, raison et passion, lois et nature humaines comment ne pas y voir le dépassement des tensions que les maîtres du stoïcisme nous ont légués ? La place centrale qu’occupe l’hégémonie dans la théorie de Gramsci, quels philosophes, si ce ne sont les stoïciens, lui ont accordé une place analogue, poussant Tosel à parler d’une « version moderne de l’éthique stoïcienne » (p. 319) ? André Tosel pointe avec clairvoyance que la philosophie de la praxis comme immanentisme absolu, refusant toute transcendance, permet de dessiner une tradition philosophique originale depuis la pensée antique d’Aristote, Socrate, des stoïciens, à l’humanisme rationaliste et réaliste, de Machiavel, Bruno, Spinoza aux Lumières plurielles et marginales, avec Vico, Rousseau, Goethe jusqu’au néo-idéalisme de Kant et Hegel, dont Marx est le dernier élève turbulent, et enfin au pragmatisme de James, Dewey. Tosel l’évoque à un moment donné, sans approfondir l’allusion, il s’agit d’une autre tradition, bien que voisine de celle qu’Althusser amorce dans ses écrits tardifs sur le matérialisme aléatoire (p. 88), de Démocrite et Epicure jusqu’à Heidegger, en passant par Machiavel, Spinoza, Nietzsche.

On pourrait dire que Gramsci et Althusser sont deux faces de la modernité, cherchant l’espoir jusque dans l’abîme. L’une lumineuse, l’autre ténébreuse, l’une essayant dans les ténèbres de trouver la lumière d’une nouvelle civilisation qui serait un progrès pour l’humanité, l’autre choisissant d’enfoncer l’homme dans sa nuit pour qu’il ne puisse plus s’illusionner sur sa civilisation de mort. Dans sa réélaboration en prison, Gramsci mûrit son projet culturel, qui va au-delà de la Renaissance, qui fait vivre l’Humanisme, dans ce qu’il appelle la « réforme intellectuelle et morale ». Cette dualité Réforme et Renaissance est encore une façon de critiquer dans cette dernière les intellectuels traditionnels, et leur dédain pour les subalternes et l’histoire de leur pays, et le savoir érudit déconnecté de la vie. Son appel à la Réforme intellectuelle et morale dépasse, en la réalisant, l’appel à la Révolution culturelle (pp. 201 à 204) qui, comprise partiellement, pourrait signifier une tabula rasa douteuse, celle qu’avait lancé certains intellectuels soviétiques au début des années 1920, tel le Proletkult pour lequel Gramsci avait des sympathies, ou celle que plus tard expérimenta la Chine maoïste, conduisant par ces excès d’idéologisme ou de politisme, son déficit national-populaire compensé parfois par le populisme, à un nécessaire retour de bâton, comme lors de la Révolution française, qui prend la forme d’une Révolution passive, ou révolution conservatrice, révolution-restauration. Le but que se fixe Gramsci dans les années 1930, dans la plus grande crise que le capitalisme ait connue, alors que le fascisme, le colonialisme prennent possession du globe, qu’américanisme libéral et le césarisme progressif stalinien incarnent les alternatives, c’est de réaliser une anti-révolution passive.

Il s’agit de remettre les subalternes en mouvement, non pour quelques révoltes inorganiques, pour être instrumentalisées dans tel ou tel bloc historique, dans un pays, une région ou une période donnés. Il s’agit bien de devenir force hégémonique, maître de leur destin et pouvant décider de celui du monde, porteur d’une conception du monde intégrale et complexe, cohérente et en expansion, dialogique et antagoniste à celle des forces hégémoniques du vieux monde. Pour les forces qui incarnent cette alternative inexistante actuellement, mais potentielle dans le mouvement ouvrier de l’après-guerre, il incombe de réaliser un exercice d’humilité, d’abord en apprenant de la défaite, en reprenant la pensée pas à pas grâce à la dimension opératoire – operare, le mot est sans doute celui qui convient le mieux à la méthode de Gramsci, terme longtemps gommé derrière agir dans les traductions françaises et que Tosel nous permet d’exhumer (p. 260) – de ses textes. Lorsqu’il s’agit de trouver une formule pour marquer cette philosophie, nous serions tentés, interprétant l’intention de Tosel de dire une « philosophie de la libération », non pas une théologie mais, là nous reprenons l’expression que Tosel tire de Gramsci, non pas une religion de la liberté mais une « hérésie de la religion de la liberté » (p. 280).

L’artisan et son ouvrage

Déchiffrer la légende de notre guide

Le premier obstacle sur les sentiers gramsciens, c’est que notre guide nous laisse avec une carte minutieuse mais dont la légende est elle-même à déchiffrer. Il était nécessaire de se détourner d’un esprit exagérément analytique, découpant mécaniquement la pensée de Gramsci en morceaux conceptuels, thématiques, ou en bornes chronologiques figées, mais l’écriture dialogique à la Diderot, sous la forme somme toute classique d’un livre de nature universitaire, est le style le plus difficile qui soit. Il comporte sa part de détours salutaires et de voies sans issue, d’abandon dans des sentiers touffus et d’escapades dans des vallons fertiles, de retour sur les sentiers battus et d’explorations sur des sentes inconnues. Il n’y a pas lieu à le regretter, il est possible de prendre le livre d’André Tosel par différents bouts, comme Althusser nous proposait d’éviter le chapitre 1 du Capital – ce que nous déconseillons pour étudier le Capital autant que pour Etudier Gramsci ! – comme Cortazar nous fournit deux feuilles de route pour lire sa Marelle. On peut choisir la lecture traversière ou décider de commencer par le commencement, et se plonger dans le travail de l’œuvre, le tout est d’éprouver de la joie de lire et de vouloir faire l’effort de l’éprouver jusqu’au bout. Car l’effort intense provoqué par une écriture dense peut parfois décourager. Sa lecture intégrale est nécessaire, elle est aussi laborieuse, au sens qu’elle nous contraint à un travail intense, elle nous oblige à suivre un travailleur, rompu au dur labeur, qui prit le parti du labor, des travailleurs jusque dans sa méthode d’artisan, travaillant et retravaillant l’ouvrage sur le métier. Il faut des efforts pour parvenir aux premières étincelles, mais le premier obstacle épistémologique passé, cet ouvrage est de ceux qui nous aident à nous orienter dans la pensée et dans l’action.

Un débat inachevé avec le gramscisme diffus post-moderne

On peut également noter une certaine frustration quant à une tendance à un style allusif, non pas pour l’étude de Gramsci même, référencée avec méticulosité, ni pour la discussion avec la gramsciologie contemporaine, mais plus avec les courants modernes et post-modernes se revendiquant de Gramsci, ou avec certains penseurs que l’on rapproche fréquemment de Gramsci. Tosel tourne le dos au style tranchant d’Althusser, fermant une longue parenthèse où les affirmations lapidaires, stimulantes mais simplificatrices, ont beaucoup obscurci la connaissance de Gramsci en France. Il est à craindre un œcuménisme excessif, pourtant contredit par la rigueur de la démonstration d’André Tosel. Le fil rouge d’une philosophie de la libération est bien éloigné de ce qu’Althusser fustigeait dans un gramscisme de seconde main, l’embrouillamini personnaliste de Garaudy, qui proposait un ersatz de Paul Ricoeur, du Gabriel Marcel de contrebande, adapté aux milieux marxistes. Il en est aussi de conflits non résolus, ni même posés clairement, si ce n’est dans quelques lignes perdues laissées en chemin. A plusieurs reprises, la formule « on a souvent reproché à Gramsci… » (p. 179 par exemple) revient, elle laisser supposer au lecteur qu’il lui sera possible de retracer ce qui vient de Lefort, Lefebvre, Althusser mais aussi d’Anderson, Bobbio, Del Noce, Jocteau, Mondolfo, Pellicani, Perlini, Salvadori. On eût apprécié que l’appareil de notes de bas de page, très complet pour la première partie, le soit tout autant pour les chapitres suivants, laissant le lecteur novice dans les études gramsciennes, et plus largement dans les débats du marxisme français et européen, désarmé face à ces allusions d’initiés.

Plus fondamentalement, on aurait aimé que soient développés les passages sur les liens explicites ou implicites avec les œuvres de Deleuze (pp. 297-301), Foucault (p. 179) ou Bourdieu, que le fil rouge avec l’œuvre althussérien ne se limite pas ouvertement à 4 ou 5 pages mais se poursuivre quelque peu, y compris dans ses reformulations entre 1965 et 1978[43]. Existe-t-il une incompatibilité fondamentale entre les conceptions philosophiques de Gramsci et celles d’Althusser ou des possibilités de syncrétisme tels qu’elles se sont manifestées chez Christine Buci-Glucksmann puis dans les milieux académiques engagés anglo-américains des Cultural studies ou dans le néo-populisme de Mouffe et Laclau ? Est-il possible de croiser, sans risquer des incompatibilités logiques, les œuvres de Foucault, Deleuze avec celle de Gramsci, ou est-ce, comme certains le suggèrent pour Marx[44], s’exposer à formuler sans le savoir des théories contradictoires in se ? Si on prend le cas des subaltern studies, la lecture partielle qui est faite des manuscrits tardifs de Gramsci est-elle une reprise créative d’intuitions gramsciennes (p. 101)[45], ou est-il possible d’y voir un renversement de la « finalité hégémonique » qui reste le but de Gramsci, comme Tosel nous l’expose ? Tosel a visiblement choisi, sans doute pour ne pas alourdir son propos ou considérant que ce n’était pas son objet, d’esquiver ces questions ou de ne pas les traiter de manière frontale. Il laisse son lecteur de charger de se former sa propre pensée, en confrontant le gramscisme de Gramsci avec ce qu’en firent ces exégètes. Il met à notre disposition tous les outils pour construire notre propre édifice théorique, à partir du bricolage rigoureux qu’il ne cessa d’entreprendre et de reprendre.

Une œuvre inclassable

Car le principal écueil de ce volume, tel que nous le voyons se dessiner des remarques précédentes, c’est la difficulté à le classer, à trouver à quel public il s’adresse spécifiquement : est-ce un manuel d’introduction ou une somme pour érudits ? Est-ce un ouvrage scientifique d’étude ou un essai aux effets idéologiques pesés ? André Tosel refuserait de se définir dans ce kierkegaardien « ou bien, ou bien » mais il faut bien dire qu’il prit le risque de rester au milieu du gué. Un nouveau venu dans l’étude de l’œuvre de Gramsci, rebuté par le monument philologique que constitue l’édition Gallimard, risque d’éprouver un autre vertige face à cet ouvrage, et se tournera vers les utiles introductions disponibles à la Découverte ou la Fabrique. L’érudit tire un grand profit de l’ouvrage, décode les allusions, et retrouve une réélaboration théorique de la matière première existant en langue italienne. Dans une période de mode, d’engouement pour Gramsci qui ouvre des créneaux éditoriaux sans précédent depuis les années 1970 à l’œuvre de ce « célèbre inconnu », le premier public est de très loin le plus nombreux, il risque, hélas de ne pas y trouver son compte. Le livre reste difficile d’accès, nous ne parlons pas à un travailleur d’exécution ou un étudiant en difficulté, mais même à un public aguerri à la lecture, connaisseur des théories critiques, engagé dans l’action militante : que ce soit un ouvrier syndiqué, un professeur qui introduit ses élèves à la science politique ou un étudiant qui s’engage dans le monde associatif, un élu local curieux de penser les institutions, pour ce public-ci, ce livre constitue difficilement une première introduction à l’œuvre de Gramsci. Il sera par contre la lecture la plus conseillée, et la plus précieuse, après une première introduction à Gramsci qui devrait passer, si possible, par une lecture de Gramsci dans le texte. Les éditions anthologiques publiées par les Editions sociales, maison d’édition communiste aujourd’hui disparue bien que dernièrement refondée, sont alors le meilleur tremplin. Le novice peut retrouver l’édition de poche de 1983 dirigée par André Tosel, ou celle republiée par les Temps de cerises dont Tosel fut à nouveau le coordinateur[46]. Etudier Gramsci sera est le meilleur des livres de chevet tant sa pensée nous aide à penser, sans se substituer à notre raison critique, elle représente un exercice d’assouplissement de notre entendement, une gymnastique intellectuelle, une hygiène de vie intellectuelle et morale.

Enfin, le dernier défaut concernerait la forme de cette édition, à laquelle semble avoir manqué le nécessaire travail de relecture. C’est un défaut fâcheux, agaçant par moments, hélas de plus en plus banal dans le monde de l’édition, y compris chez ceux qu’on a coutume d’appeler les grands éditeurs. On note d’ores et déjà l’absence d’un index, a minima des noms, sans parler des concepts principaux, fort utile pour se repérer dans un tel dédale intellectuel. Sans effort particulier sur la question de l’orthographe ou de la grammaire, il a été possible de noter une trentaine de coquilles, d’erreurs, la plupart du temps heureusement sans incidence, mais aussi des datations erronées pour ce qui est des références à des publications françaises notamment. L’éditeur réalise un travail remarquable de diffusion de la pensée critique dans le champ national, et il ne peut qu’être félicité d’avoir accepté un livre que les grands éditeurs auraient publié il y a trente ans et tendent aujourd’hui à dédaigner. Cela ne dispense pas du travail de relecture, certes coûteux, fastidieux, mais qui permet de rendre hommage à un ouvrage d’une telle qualité artisanale de fond et que le caractère artisanal de la forme dessert.

Conclusions : Un éclaireur en des temps obscurs

André Tosel, un Aufklärer dans les Holzwege gramsciens ? Par holzwege, entendons-nous bien, non pas ces « chemins qui ne mènent nulle part » selon la traduction française qui a obsédé Althusser jusqu’à sa mort, ni même ce cheminement « off the beaten track » quand bien même Tosel nous porte souvent hors des sentiers battus mais ces « sentieri interrotti », en fait au sens littéral ses « sentiers forestiers », ou ces « sentiers escarpés »[47] si on choisit de bousculer l’étymologie. Les cahiers gramsciens ne sont pas le Livre de sable qui n’a « ni commencement, ni fin »[48] ni un labyrinthe, avec ces « droites galeries qui se courbent en cercles secrets au fil des ans »[49], soumis aux lois du cercle, avec un centre introuvable et à l’issue perdue, soumis à l’infinité des possibilités et au vide du sens. Dans les sentiers forestiers gramsciens, il n’y a pas de galeries de droites, ni cercles secrets, mais on peut y trouver une issue, si on dispose du « fil rouge » déployé par André Tosel. La force de putréfaction, qui transforme la libération du dédale en course contre-la-montre, est celui qui ronge nos sociétés post-modernes, qui hantait Althusser, le nihilisme, ces « chemins qui ne mènent nulle part » et qui ne proviennent de nul lieu. Reconquérir son passé est la première étape à la conquête du sens dans le présent, et à l’édification d’un projet d’avenir. André Tosel avait une conscience aigüe des dangers du nouveau monde né à la fin des années 1970 avec les débuts de l’offensive néo-libérale et de la mondialisation, l’épuisement des formules de la gauche historique, du mouvement ouvrier et sa traduction dans le champ philosophique, le passage d’une génération du marxisme à la pensée post-moderne. Le lent avènement du « pensiero debole »[50], acceptant ou se réjouissant du triomphe de la « raison cynique »[51] qui se nourrissait d’Heidegger, Nietzsche, Schmitt, ne l’a pas emporté. Le bilan après trois décennies d’hégémonie intellectuelle, n’a finalement produit qu’impuissance politique, désertification du terrain de l’éducation populaire, avec un apport douteux par rapport aux sommets de la pensée marxiste, tels Gramsci, Lukacs, l’Ecole de Francfort, quant à l’enrichissement de la réflexion sur l’esthétique, la politique ou la langue. L’abandon du marxisme comme horizon indépassable de la pensée alternative, au lieu de son enrichissement, de sa mise en débat, de sa confrontation avec d’autres traditions de pensée et d’action, a conduit à accompagner le « There is no alternative » des années 1980-1990, sur le terrain philosophique. Ce que Tosel n’accepta jamais, cherchant avec Gramsci à emprunter de nouveau les « sentiers interrompus ». Dans ces sentiers, Tosel fut un Aufklärer, un éclaireur qui avança seul parmi la végétation luxuriante des concepts gramsciens pour mûrir une réflexion buissonnière, un homo viator qui se fit gardien de ce jardin secret, quand le temple fut détruit.

Il fallait être amoureux de Gramsci, et aimer encore plus la sagesse, pour arpenter jusqu’au bout ces traverses sans certitude d’éclairer les promeneurs égarés, à mille lieux de ce chemin solitaire. Robert Musil parlait, à propos de la première passion amoureuse, comme d’une « fuite où être deux ne signifie qu’une solitude redoublée »[52]. Solitude de Gramsci, qui en prison s’étonnait qu’enfin quelqu’un puisse l’aimer et qu’il puisse aimer quelqu’un comme sa femme, effrayé qu’il était d’embrasser toute l’humanité, de sentir son cœur battre pour la cause des damnés de la terre sans jamais éprouver d’affection unique pour un être de chair[53]. Solitude de Tosel où comme dans la phrase de Musil, « le sentiment de n’être pas compris du mondeloin d’accompagner la première passion, en est l’unique et nécessaire cause ». André Tosel est un éclaireur, Aufklärer et non un Erklärer, un docte porteur de la sagesse universelle, mais il nous illumine, donne quelque lumière et puis s’en va, une lueur révélatrice, extralucide quoiqu’intermittente, et il nous laisse trouver le cheminement qui nous conduit à faire lumière sur une œuvre toute en clair-obscur. Tosel était définitivement un Auflkärer, un homme des Lumières convaincu avec Merleau-Ponty que le « marxisme avait besoin d’une théorie de la conscience »[54] et que Gramsci permettait de lui apporter, dans le sillage d’un Jaurès dans le socialisme français. Ces derniers temps, André Tosel aimait à rappeler le souvenir de l’un de ses premiers maîtres, Eric Weil, monument d’érudition, toujours une référence pour l’étude de Kant et Hegel, qui lorsque Tosel avait commencé à Nice à élaborer sa propre philosophie du marxisme lui avait soufflé qu’il ne tarderait pas à rencontrer Gramsci sur son chemin[55]. Pour le théoricien de l’Etat de droit, le philosophe est avant tout un éducateur dont la « tâche est de discerner dans le monde, c’est-à-dire de déceler les structures du monde en vue de la réalisation de la liberté raisonnable »[56]. C’est sur une note analogue que Tosel conclut le dernier chapitre de son grand livre, il nous laisse en héritage un bel ouvrage comme jalon vers la « réalisation de la liberté raisonnable ».

[1]                  Milan Kundera, Le rideau : essai en sept parties (Paris, France : Gallimard, impr. 2005, 2005) qui caractérise ainsi le dernier Picasso.

[2]                  C’est en ces termes que Théophile Gautier commentait les gravures de Piranesi, Théophile Gautier, Émaux et camées (Paris, France: E. Didier, 1852).

[3]                  Dante Alighieri, La Divine comédie, 2 vol. (Paris, France : C. Marpon : E. Flammarion, 1883).

[4]                  Empruntant à Guy Debord dans la Société du spectacle, cette matérialisation dans le spectacle d’une conception du monde (Weltanschauung) devenue effective, in Guy Debord, Alice Debord, et Vincent Kaufmann, Oeuvres, éd. par Jean-Louis Rançon (Paris, France : Gallimard, impr. 2006, 2006), 767.Guy Debord, Alice Debord, and Vincent Kaufmann, Oeuvres, ed. Jean-Louis Rançon (Paris, France : Gallimard, impr. 2006, 2006), 767.

[5]                  Nicolas Sarkozy, ‘Le Vrai Sujet Ce Sont Les Valeurs’, Le Figaro, 17 April 2007.

[6]                  LE PEN Jean-Marie, « Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur l’actualité de Jeanne D’Arc, la fête du travail, le revers subi lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, la consigne d’abstention pour le deuxième tour ainsi que sur la préparation des élections législatives, Paris le 1er mai 2007. », text, http://frontnational.com, le 2 mai 2007, (1 mai 2007), http://discours.vie-publique.fr/notices/073001631.html.LE PEN Jean-Marie, ‘Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur l’actualité de Jeanne D’Arc, la fête du travail, le revers subi lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, la consigne d’abstention pour le deuxième tour ainsi que sur la préparation des élections législatives, Paris le 1er mai 2007.’, text, http://frontnational.com, le 2 mai 2007, (1 May 2007), http://discours.vie-publique.fr/notices/073001631.html.

[7]                  Jacques Attali, « Marx malgré tout », Le Nouvel observateur, 30 janvier 1978.Jacques Attali, ‘Marx Malgré Tout’, Le Nouvel Observateur, 30 January 1978.

[8]                  Propos de Philippe Doucet rapportés par le Monde du 7 octobre 2016

[9]                  Etienne Gernelle Mahrane Saïd, « Emmanuel Macron : “La Révolution française est née d’un ferment libéral” », Le Point, 22 novembre 2016, http://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-la-revolution-francaise-est-nee-d-un-ferment-liberal-22-11-2016-2084962_20.php.Etienne Gernelle Mahrane Saïd, ‘Emmanuel Macron : “La Révolution Française Est Née d’un Ferment Libéral”’, Le Point, 22 November 2016

[10]                Madeleine Bazin de Jessey, ‘Quand Les Veilleurs Faisaient Des Nuits Debout’, Le Figaro, 11 April 2016 ; Paul-Marie Couteaux, ‘François Fillon Doit Lire Gramsci’, Le Figaro, 6 February 2017.

[11]                François Ruffin et Antonio Gramsci, « Remporter la bataille des idées » : entretiens avec Antonio Gramsci (Amiens, France : Fakir éd., 2015). François Ruffin and Antonio Gramsci, ‘Remporter la bataille des idées’ : entretiens avec Antonio Gramsci (Amiens, France : Fakir éd., 2015).

[12]                Gaël Brustier et Eugénie Bastié, « Macron est l’intellectuel organique du nouveau capitalisme », Le Figaro, avril 2017.Gaël Brustier and Eugénie Bastié, ‘Macron Est l’intellectuel Organique Du Nouveau Capitalisme’, Le Figaro, avril 2017.Gaël Brustier and Eugénie Bastié, ‘Macron Est l’intellectuel Organique Du Nouveau Capitalisme’, Le Figaro, 24 April 2017.

[13]                Norberto Bobbio, « Intellettuali e vita politica », Nuovi Argomenti, no 7 (mars 1954): 103‑19.

[14]                Lettre de Louis Althusser à François Ricci, 19 janvier 1964, Fonds Althusser, correspondance privée, IMEC (Caen)

[15]                Entretien avec André Tosel, 10 décembre 2016, Paris

[16]                André Tosel, « Communauté et masse. L’action de masse en milieu étudiant », Action catholique étudiante, no 5 (mars 1962) : 16‑17. André Tosel, ‘Communauté et Masse. L’action de Masse En Milieu Étudiant’, Action Catholique Étudiante, no. 5 (March 1962) : 16–17.

[17] Frédérique Matonti, Intellectuels communistes : essai sur l’obéissance politique (Paris, France : Éd. la Découverte, 2005).

[18]                André Tosel, Marx en italiques (Mauvezin, France : Trans-Europ-Repress, 1991). André Tosel, Marx en italiques (Mauvezin, France : Trans-Europ-Repress, 1991).

[19]                Le premier, en langue française, à faire ce lien explicitement est le théoricien dominicain suisse, de sensibilité plutôt progressiste Georges Cottier, qui devient ultérieurement cardinal : Georges Cottier, Du romantisme au marxisme (Paris, France: Alsatia, 1961); Robert Paris, « La première expérience de Gramsci (1914-1915) », Le Mouvement social, no 42 (janvier 1963): 31‑58; Augusto Del Noce, Il suicidio della Rivoluzione (Milano, Italie: Rusconi libri, 1978); Augusto Del Noce et Hugues Portelli, Gramsci ou Le « suicide de la révolution », trad. par Philippe Baillet (Paris, France: les éds. du Cerf, 2010, 2010); Diego Fusaro, Antonio Gramsci: la passione di essere nel mondo (Milano, Italie: Feltrinelli, 2015).Georges Cottier, Du romantisme au marxisme (Paris, France: Alsatia, 1961); Paradoxalement, cette critique lui fut adressé aussi à partir d’une extrême-gauche aux sensibilités bordiguistes, voir l’article de Robert Paris, insistant sur les affinités théoriques entre la pensée du jeune Gramsci et celle de Mussolini ‘La Première Expérience de Gramsci (1914-1915)’, Le Mouvement Social, no. 42 (January 1963): 31–58; Cette ligne d’attaque fut adoptée par le philosophe chrétien Augusto Del Noce qui voit dans cet immanentisme absolu une impossibilité à dépasser le nihilisme, tant dans le fascisme que dans le communisme le plus subtil: Il suicidio della Rivoluzione (Milano, Italie: Rusconi libri, 1978); Le livre vient d’être traduit en français avec une préface d’Hugues Portelli qui fut un des meilleurs connaisseurs de Gramsci dans les années 1970, alors militant socialiste, devenu par la suite centriste puis parlementaire de droite: Augusto Del Noce and Hugues Portelli, Gramsci ou Le ‘suicide de la révolution’, trans. Philippe Baillet (Paris, France : les éds. du Cerf, 2010, 2010) ; Ces dernières années, un jeune intellectuel, élève de Costanzo Preve semble redécouvrir ce couple, avec une signification curieusement positive, Diego Fusaro, Antonio Gramsci: la passione di essere nel mondo (Milano, Italie : Feltrinelli, 2015).

[20]                Je me permets de renvoyer à l’étude que je viens de transmettre à la Revue Itinerari di ricerca storica: « Doppia incognita di un’equazione ellittica : la non ricezione di Labriola in Francia », 2017

[21]                André Tosel, L’esprit de scission : études sur Marx, Gramsci, Lukács (Besançon, France : Université de Besançon, 1991).

[22]                György Lukács, Nicolas Tertulian, et Didier Renault, Ontologie de l’être social. Le travail, la reproduction, trad. par Jean-Pierre Morbois (Paris, France : Éditions Delga, 2011) ; György Lukács et Nicolas Tertulian, Ontologie de l’être social. I’idéologie, l’aliénation, trad. par Jean-Pierre Morbois et Didier Renault (Paris, France : Éditions Delga, 2012).

[23]                Guido Liguori et Pasquale Voza, éd., Dizionario gramsciano: 1926-1937 (Roma, Italie: Carocci, 2009, 2009)..

[24] Giuseppe Cospito, Il ritmo del pensiero in isviluppo: per una lettura diacronica dei Quaderni del carcere di Gramsci, Ed. provvisoria (Pavia: Cooperativa libraria universitaria, 2004).

[25] Giorgio Baratta, Le rose e i quaderni: il pensiero dialogico di Antonio Gramsci (Roma: Carocci, 2003); Giorgio Baratta, Antonio Gramsci in contrappunto: dialoghi col presente (Roma, Italie: Carocci, 2007).

[26] Alberto Burgio, Gramsci: il sistema in movimento (Roma, Italie: DeriveApprodi, 2014, 2014).

[27]                André Tosel, « Philosophie de la praxis et dialectique », La Pensée, no 237 (1984) : 100‑120.

[28]                John Bellamy Foster, « The Return of Engels », Monthly Review 68, no 10 (mars 2017).

[29]                André Tosel, Un monde en abîme ? essai sur la mondialisation capitaliste (Paris, France : Kimé, 2008).

[30]                Nous nous permettons ici de renvoyer au mémoire de maîtrise de Pia Bou Acar dirigé par Jean Salem, L’action journalistique d’Antonio Gramsci au cœur du combat révolutionnaire italien du début du XXe siècle (Paris, France: Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, 2014).

[31]                Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation: Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol. (Frankfurt, Allemagne: Suhrkamp, 1976).

[32]                Romain Rolland, « Ceux qui meurent dans les prisons de Mussolini », L’Humanité, 27 octobre 1934.

[33]                Sandra Teroni, Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture : les textes du Congrès international des écrivains, Paris, juin 1935 (Dijon, France : Éditions universitaires de Dijon, 2005).

[34]                André Tosel retrouve ici la mise au point de l’éminent linguiste, et un des premiers à connaître l’œuvre de Gramsci en France, Georges Mounin, Machiavel (Paris, France: Ed. du Seuil, 1958).

[35]                Étienne Balibar et al., « Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie I) », Cahiers du GRM. publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association, no 7 (1 juin 2015).

[36]                Le chapitre sur Louis Althusser, rédigé par Silvano Tagliagambe in Ludovico Geymonat, Storia del pensiero filosofico e scientifico. Vol. 7, Il Novecento (2) (Milano, Italie: Garzanti, 1976), 78‑126.

Nous renvoyons à l’étude fondatrice d’Alberto Maria Cirese, « Concezione del mondo, filosofia spontanea, folclore » dont Louis Althusser a connaissance, et a étudié avant de rédiger son fameux article sur les Appareils idéologiques d’Etat Fondazione Istituto Antonio Gramsci, Studi gramsciani (Roma, Italie: Editori riuniti, 1969), 299‑328.

[38]                En France, voir Claude Lefort, Le travail de l’œuvre, Machiavel (Paris, France : Gallimard, impr. 1972, 1972) ; Henri Lefebvre, De l’État. 2, De Hegel à Mao par Staline (la théorie « marxiste » de l’État) (Paris, France : Union générale d’éditions, impr. 1976, 1976) ; En Italie, voir Gian Carlo Jocteau, Leggere Gramsci: una guida alle interpretazioni (Milano, Italie : Feltrinelli, 1975) ; Norberto Bobbio, « Che cosè il pluralismo », La Stampa, 21 septembre 1976 ; Massimo Salvadori, « Gramsci e il PCI. Due concezioni dell’egemonia », Mondoperaio, no 11 (novembre 1976); Luciano Pellicani, Gramsci e la questione comunista (Firenze, Italie: Vallecchi, 1976).

[39]                Burgio, Gramsci; Fabio Frosini, Gramsci e la filosofia: saggio sui Quaderni del carcere (Roma: Carocci, 2003)..

[40]                André Tosel, « Philosophie marxiste et traductibilité des languages et des pratiques », La Pensée, no 223 (octobre 1981) : 110‑26 ; Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique », Laboratoire italien. Politique et société, no 18 (25 novembre 2016).

[41] Nous renvoyons le lecteur ici aux travaux les plus aboutis sur la question, ceux de Francesca Izzo, Democrazia e cosmopolitismo in Antonio Gramsci (Roma, Italie: Carocci, 2009, 2009).

[42]                C’est ainsi que le perçoivent après la guerre l’écrivain italien Elio Vittorini et l’intellectuel français Dionys Mascolo Elio Vittorini, Gli anni del « Politecnico » : lettere 1945-1951, éd. par Carlo Minoia (Torino, Italie : Einaudi, 1977) ; Dionys Mascolo et Robert Antelme, Autour d’un effort de mémoire : sur une lettre de Robert Antelme (Paris, France : M. Nadeau, 1987).

[43]                Vittorio Morfino, « Althusser lecteur de Gramsci, Althusser as a Reader of Gramsci », Actuel Marx n° 57, no 1 (4 mai 2015) : 62‑81 ; Anthony Crezegut, « Althusser, étrange lecteur de Gramsci. Lire « Le marxisme n’est pas un historicisme » : 1965-2015 », Décalages 2, no 1 (2016) : 2.

[44]                Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx : la politique dans la philosophie (Paris, France : Demopolis, impr. 2011, 2011).

[45] Cette question est d’autant plus vitale qu’elle correspond aujourd’hui à un sens commun académique aux dimensions planétaires. Je me permets de renvoyer au travail en phase de finalisation sur cette question réalisé par l’étudiante italienne Claudia Pede à l’EHESS, à Paris, sur Un héritage actif : Folklore et subalternité chez Gramsci, septembre 2017

[46]                Antonio Gramsci, Textes, éd. par André Tosel, trad. par Jean Bramont, Gilbert Moget, et Armand Monjo (Paris, France : Éditions sociales, 1983) ; Antonio Gramsci, Textes choisis, éd. par André Tosel, trad. par Jean Bramant, Gilbert Moget, et François Ricci (Paris, France :, impr. 2014, 2014). Antonio Gramsci, Textes, ed. André Tosel, trans. Jean Bramont, Gilbert Moget, and Armand Monjo (Paris, France : Éditions sociales, 1983) ; Antonio Gramsci, Textes choisis, ed. André Tosel, trans. Jean Bramant, Gilbert Moget, and François Ricci (Paris, France :, impr. 2014, 2014).

[47]                Karl Marx, Henri Joseph Chambre, et Paul-Dominique Dognin, Les Sentiers escarpés de Karl Marx : le chapitre I du Capital traduit et commenté dans trois rédactions successives, 2 vol. (Paris, France : les ed. du Cerf, 1977).

[48]                Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trad. par Françoise Rosset (Paris, France : Gallimard, 1978), 140.Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trans. Françoise Rosset (Paris, France : Gallimard, 1978), 140.

[49]                Nous avons choisi une traduction plutôt littérale de Jorge Luis Borges, Elogio de la sombra (Buenos Aires, Argentine : Emecé Editores, 1969). Ibarra a changé radicalement la forme du poème in Jorge Luis Borges, L’Or des tigres; LAutre, le même II; Éloge de l’ombre; Ferveur de Buenos Aires, éd. par Nestor Ibarra (Paris, France : Gallimard, 1976). Ibarra a changé radicalement la forme du poème in Jorge Luis Borges, L’Or des tigres; LAutre, le même II; Éloge de lombre; Ferveur de Buenos Aires, ed. Nestor Ibarra (Paris, France : Gallimard, 1976) ; « Aveugles carrefours, couloirs que mon regard déformant interprète, comme une lente circonférence secrète ».

[50]                André Tosel commence ainsi son étude sur les origines italiennes de la philosophie de la praxis par son refus d’adhérer à la mode de la pensée faible de Gianni Vattimo, qui commence à installer son hégémonie sur la gauche désillusionnée Tosel, Marx en italiques.

[51]                Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme (Paris, France : les Éd. de Minuit, impr. 1985, 1985) ; Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, trad. par Hans Hildenbrand (Paris, France : C. Bourgois éd., impr. 1987, 1987).

[52]                Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless : roman, trad. par Philippe Jaccottet (Paris, France : Ed. du Seuil, 1960), 47.

[53]                Voir le beau récit qu’en fait Angelo d’Orsi, Gramsci : Una nuova biografia (Feltrinelli Editore, 2017).

[54]                Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique (Paris, France : Gallimard, impr. 1955, 1955), 55.

[55]                Entretien avec André Tosel, op.cit. Voir aussi l’entretien avec Gianfranco Rebucini, dans la revue Période publiée le 30 mai 2016

[56]                Éric Weil, Philosophie politique (Paris, France : J. Vrin, 1956), 57.

Io eliminerei questa frase…

Sei proprio sicuro ? A me sembra invece che Tosel stia nel mezzo fra i due « estremi » rappresentati da Cospito e Burgio… e comunque non direi che Burgio è un fautore di una lettura filologica dei testi gramsciani (anzi, nel suo ultimo libro si scaglia contro la filologia, e più segnatamente – seppure in maniera indiretta – proprio contro Cospito…)

In italiano la D’ davanti ai nomi si scrive maiuscola

Le manque d’humilité des intellectuels face au mouvement des gilets jaunes

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©Mauro Rico

Crier à l’extrême droite ou au moins mettre en garde à son égard, voilà la réaction presque instinctive de beaucoup d’intellectuels face au mouvement des gilets jaunes. Au lieu de traiter les résultats électoraux comme des concepts sociologiques valables, il est temps que la classe intellectuelle accepte l’humiliation que ce mouvement inédit lui inflige pour pouvoir en tirer les bonnes conclusions. Participer au combat est le seul choix acceptable si l’on veut comprendre et refuser d’être récupéré par le parti de l’Ordre.


Le 20 janvier 2019, le journaliste Daniel Schneidermann, animateur du site « Arrêt sur images », publiait une tribune intitulée « Sas de délepénisation » dans Libération. Il y fait l’effort honorable d’accorder le libre arbitre à deux hommes issus des classes populaires, Eric Drouet et Maxime Nicolle, figures éminentes du mouvement des gilets jaunes. L’argument extraordinaire (littéralement, puisqu’il sort du lot de ce qui s’écrit généralement à leur sujet) réside en ce que ces hommes auraient la capacité de se tromper, et plus extraordinairement encore, de s’en rendre compte et de s’en repentir. On peut regretter que Schneidermann ne mentionne pas, comme presque tous les médias mainstream qui ont repris la fameuse « étude » de la Fondation Jean Jaurès sur les profils Facebook des « leaders » des gilets jaunes, Priscilla Ludosky et ses likes et commentaires, mais on peut admettre qu’il part d’une bonne intention. Une bonne intention, néanmoins, qui en dit long sur l’état délétère de la classe intellectuelle face à un mouvement politique qui, dans une large mesure, a pour effet de la rendre caduque.

Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose.

Tout d’abord, il faut souligner que cet article n’est qu’une autre expression d’un symptôme généralement accepté : dès qu’on parle de classes populaires le doute s’installe, il plane, et souvent il s’emballe carrément. Les cas Drouet et Nicolle démontrent que des clics et des likes ont la même conséquence que quelques quenelles dans une manifestation, à savoir l’infection du corps entier – individuel comme collectif – qui fait que toute la personne de Nicolle risque de devenir frontiste et tous les gilets jaunes des sympathisants du RN ou de la fachosphère. Il faut donc souligner la gravité non pas du contenu de l’article de Schneidermann, mais le simple fait qu’il ait paru nécessaire de l’écrire. Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose. Par le biais de quelques cliques et commentaires, et peu importe ce qu’affirment les concernés, le délit – d’intention –  est condamné dès qu’il semble être commis.

Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour.

En réponse à cela, il ne reste que dire une fois pour toutes la pauvreté ahurissante propre à ce concept pseudo-sociologique de l’électorat qui sert principalement à exclure les pauvres du débat public, si débat il y en a. Toute l’intelligentsia mainstream, de droite à gauche, a la possibilité de publier un article ou une tribune bien-intentionnée, tant qu’elle plaque, tels une carte, les résultats des élections sur la société dans son état actuel. L’abstention, on la mentionne sans la penser. Et puis on met en garde en clamant l’injustice du système tout en évoquant la candeur stupide des classes populaires. Or, la société a au moins quatre dimensions. Aux deux dimensions de la carte il faut ajouter la durée et la profondeur. Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour. Avec elle surgit un savoir inscrit dans les corps, un savoir qui n’a pas besoin d’être expliqué pour passer à l’action, un savoir qui balaye cette carte partielle et stupide qui réduit l’affrontement entre ceux qui travaillent et ceux qui profitent de ce travail à l’opposition d’une soi-disant raison modérée et l’extrême droite bestiale.

Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Au lieu d’utiliser donc des concepts biaisés par leur simple origine, à savoir le cadre institutionnel contingent de la Ve République, dont les gilets jaunes, mouvement apolitique, c’est-à-dire viscéralement anti-politicard, par ailleurs, ne veulent en grande partie plus, refusant désormais d’y être réduits, il faut admettre que ce mouvement inédit est dans sa pratique plus avancé que tout discours orthodoxe prononcé à gauche ces 30 dernières années. Dans le combat sans nomenclature figée et sans classe intellectuelle sachante ou gérante qui dicterait la stratégie – cette classe dont le dernier grand exploit a été par ailleurs de faire échouer une grève de la SNCF à laquelle avaient participé 96 % des cheminots –, les gilets jaunes bricolent avec ce qu’ils connaissent et avec ce qu’ils ont sous la main, ils avancent, apprennent et avancent encore. Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés.

Pour le dire tout court, les gilets jaunes humilient la gauche intellectuelle. Ils démontrent son auto-complaisance et profonde impuissance. Car c’est dans le combat, qu’ils révèlent les faiblesses du système néolibéral dont les flux de marchandises ne supportent pas la moindre digue sans que la libre circulation des personnes – malgré les lois ouvertement liberticides annoncées – puisse être supprimée pour autant. Et donc ils reviennent et bloquent à nouveau avec une plus grande intelligence pratique que n’importe quel parti ou syndicat. Dans le combat, ils dévoilent au grand public une dérive autoritaire dénoncée depuis les années 70 par des penseurs comme Nicos Poulantzas (une voix inaudible pour les formations de gauche d’aujourd’hui), un autoritarisme propre à un régime né d’une guerre civile[i], une dérive bien fondée donc qui se transforme, au moins depuis les années Sarkozy, depuis la sape des principes de base du code pénal par l’introduction du délit d’intention et du fichage de masse, de plus en plus en une assise autoritaire qui se nomme elle-même « Ordre Républicain ». Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés. Les principes de l’ordre, soupçon et répression, l’exemple de Nicolle et Drouet le montre à nouveau, ont bien été intégrés dans la culture médiatique dominante.

« on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »

Évoquer la carte électorale pour parler de ce qui se passe, avec le jugement moral qu’elle implique immédiatement, ajoute par conséquent uniquement à l’humiliation de ceux qui prétendent savoir. L’enjeu des gilets jaunes ne sont pas les élections européennes, pas les municipales, pas la présidentielle de 2022. Il s’agit d’une quête collective d’une existence plus juste et surtout plus égalitaire. Face à une classe politique et intellectuelle qui, à quelques exceptions, prend presque instinctivement position du côté de l’ordre, il faut se demander où on se positionne et quelles conséquences on tire de son positionnement. « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, sans être passionné […], c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple », écrit Antonio Gramsci, et il ajoute « on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »[ii] L’intellectuel, s’il ne prend pas cet engagement passionnel du côté du peuple, il sera engagé par sa simple inertie du côté de l’ordre, qu’il le veuille ou non.

Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

Éprouver cette passion, vouloir savoir, humblement, en gros, est la tâche de ceux qui ne veulent pas être du côté des simples pédants qui, la larme à l’œil, condamnent la violence de l’ordre tout en réduisant les gilets jaunes sinon à des simples sbires inconscients du clan Le Pen, du moins à des gens émus par des passions tristes et détournées qui seraient en train d’accélérer la montée magique, inexplicable et inexorable, de l’extrême droite. Des pédants qui se croient être de la gauche raisonnable mais qui appartiennent en réalité à la droite « bien-sentante », qui passe son temps à dire que les choses vont mal mais qu’elles ne peuvent pas être autrement parce que sinon le mal serait pire encore. Que ceux qui ne veulent pas être de ceux-là rejoignent avec humilité les gilets jaunes, qu’ils les accompagnent en éprouvant la justesse de leur combat, car même si l’on ne veut pas partager leur lutte on partagera sans le moindre doute leur défaite, si celle-ci devait advenir. Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

[i] Cf. l’excellent livre de Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962, La Fabrique, Paris, 2018

[ii] Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (éd.), La Fabrique, Paris, 2012, p. 130 sq.

Gramsci : les relations internationales au prisme de l’hégémonie

En réduisant l’hégémonie à un simple synonyme de “domination”, nombre d’auteurs et autres spécialistes des relations internationales oublient qu’un important mouvement théorique inspiré des idées d’Antonio Gramsci a donné à ce concept une approche bien plus subversive, qui permet notamment une analyse critique poussée des mécanismes qui régissent l’ordre mondial. Nous publions ici la traduction d’un extrait de l’essai “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method”, avec lequel Robert Cox posa en 1983 la première pierre du courant néo-gramscien. Une grille de lecture qui reste plus que jamais utile pour tenter de mieux comprendre les structures qui sous-tendent le système international actuel.


Il y a quelque temps j’ai commencé la lecture des Cahiers de prison de Gramsci. Dans ces fragments, écrits dans une prison fasciste entre 1929 et 1935, l’ancien chef du Parti communiste italien se préoccupait du problème de la compréhension des sociétés capitalistes dans les années 1920 et 1930, et en particulier de la signification du fascisme et des possibilités de construire une forme alternative d’État et de société qui se fonderait sur la classe ouvrière. Ses analyses se focalisaient sur l’État, sur la relation existant entre la société civile et l’État, et sur les relations entre la politique, l’éthique et l’idéologie par rapport à la production. Comme on pouvait s’y attendre, Gramsci n’avait pas grand-chose à dire au sujet des relations internationales. Néanmoins, j’ai trouvé que la pensée de Gramsci pouvait être utile pour comprendre le sens de l’organisation internationale, sujet dont je m’occupais alors principalement. Son concept d’hégémonie était particulièrement important, mais plusieurs notions connexes – élaborées par lui-même ou développées par d’autres mais enrichies par lui – étaient tout aussi utiles. Cet essai présente mon interprétation de ce que Gramsci entendait par hégémonie et de ces concepts connexes, et suggère comment je pense qu’ils peuvent être adaptés, en conservant leur sens essentiel, à la compréhension des problèmes de l’ordre mondial. Il ne prétend pas être une étude critique de la théorie politique de Gramsci, mais simplement une dérivation à partir de celle-ci de quelques idées utiles pour une révision de la théorie actuelle des relations internationales. [1]

https://www.economist.com/prospero/2017/11/07/the-strange-afterlife-of-antonio-gramscis-prison-notebooks
Antonio Gramsci (1891 -1937)

(…)

Hégémonie et relations internationales

Nous pouvons maintenant faire la transition à partir de ce que Gramsci disait au sujet de l’hégémonie et de ses concepts connexes pour analyser les implications de ces concepts dans le champ des relations internationales. Tout d’abord, il est cependant utile de passer en revue ce que le jeune Gramsci a dit au sujet des relations internationales. Commençons par ce passage :

« Les relations internationales précèdent-elles ou suivent-elles (logiquement) les relations sociales fondamentales ? Elles les suivent sans aucun doute. Toute innovation organique dans la structure sociale, à travers ses expressions technico-militaires, modifie aussi organiquement les relations absolues et relatives sur la scène internationale. » [17]

Par “innovation organique”, Gramsci voulait dire structurelle, à long terme ou relativement permanent, par opposition à court terme ou “conjoncturel”. Il avançait que les changements fondamentaux dans les relations de pouvoir internationales ou dans l’ordre mondial, qui sont observés comme des changements dans l’équilibre stratégico-militaire et géopolitique, peuvent être identifiés comme des changements fondamentaux dans les relations sociales.

Gramsci n’a aucunement l’intention d’éluder l’État ou de minimiser son importance. L’État reste pour lui l’entité de base des relations internationales et le lieu où se déroulent les conflits sociaux – le lieu aussi, par conséquent, où se construisent les hégémonies des classes sociales. Dans ces hégémonies de classes sociales, les caractéristiques particulières des nations s’assemblent d’une manière unique et originale. La classe ouvrière, qui peut être considérée comme internationale dans un sens abstrait, se nationalise dans le processus de construction de son hégémonie. L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait, en suivant ce raisonnement, précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales. Cependant, l’État, qui demeure le point central de la lutte sociale et l’entité fondamentale des relations internationales, est l’État au sens large qui comprend ses propres bases sociales. Ce point de vue laisse de côté une vision limitée ou superficielle de l’État qui le réduit, par exemple, à la bureaucratie de la politique étrangère ou à ses capacités militaires.

L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait (…) précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales

Depuis son point de vue italien, Gramsci avait un jugement tranchant sur ce qu’aujourd’hui nous appellerions la dépendance. Il savait à quel point l’Italie avait été influencée par des puissances extérieures. Sur le plan exclusif de la politique étrangère, les grandes puissances jouissent d’une relative liberté pour déterminer leur politique étrangère en fonction de leurs intérêts nationaux ; les petites puissances ont quant à elles moins d’autonomie. [18] La vie économique des nations subordonnées est pénétrée par et imbriquée avec celle des nations puissantes. Cette situation est davantage compliquée par l’existence, au sein des pays, de régions structurellement diverses qui ont des modèles distincts de relations avec les forces extérieures. [19]

A un niveau encore plus poussé, nous pouvons dire que les États puissants sont précisément ceux qui ont subi une profonde révolution économique et sociale et qui ont pleinement résolu les conséquences de cette révolution sous la forme d’État et de relations sociales. Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. D’autres pays ont été touchés par ces événements d’une manière bien plus passive, ce que Gramsci décrit au niveau national comme une révolution passive. Cela se produit lorsque l’impulsion du changement ne provient pas d’un « important développement économique local… mais qu’elle reflète plutôt l’évolution des événements internationaux qui transmettent leurs courants idéologiques à la périphérie. » [20]

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6948033t
« Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. » La Chute en masse [estampe – gravure] gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le groupe porteur d’idées nouvelles, dans ces circonstances, n’est pas un groupe social autochtone qui serait activement engagé dans la construction d’une nouvelle base économique avec une nouvelle structure des relations sociales. Il s’agit d’une strate intellectuelle qui reprend des idées issues d’une précédente révolution sociale et économique étrangère. Ainsi, la pensée de ce groupe prend une forme idéaliste qui n’est pas fondée sur le développement économique local ; et sa conception de l’État prend la forme d’un « absolu rationnel ». [21] Gramsci a critiqué la pensée de Benedetto Croce, la figure dominante de l’establishment intellectuel italien de l’époque, pour avoir exprimé ce genre de distorsion.

Hégémonie et ordre mondial

Le concept gramscien d’hégémonie est-il applicable au niveau international ou mondial ? Avant d’essayer de suggérer des moyens d’y parvenir, il est bon d’écarter certaines utilisations de ce terme courantes dans l’étude des relations internationales. Très souvent, hégémonie renvoie à la domination d’un pays sur d’autres, de sorte que son utilisation est limitée à une relation strictement interétatique. Parfois, hégémonie est utilisé comme un euphémisme d’impérialisme. Lorsque les dirigeants politiques chinois accusent l’Union soviétique d’hégémonisme, ils semblent avoir une combinaison de ces deux éléments en tête. Ces significations diffèrent tellement du sens que Gramsci donne à ce terme qu’il est préférable, pour des raisons de clarté dans cet écrit, d’utiliser le terme domination pour les remplacer.

Afin d’appliquer le concept d’hégémonie à l’ordre mondial, il est important de déterminer à quel moment une période d’hégémonie commence et se termine. Une période au cours de laquelle une hégémonie a été établie au niveau mondial peut être qualifiée d’hégémonique, et une période au cours de laquelle prévaut une domination de type non-hégémonique, sera qualifiée de non-hégémonique. À titre d’exemple, examinons le siècle et demi écoulé en distinguant quatre périodes distinctes, soit environ 1845-1875, 1875-1945, 1945-1965 et de 1965 à nos jours. [22]

La première période (1845-1875) peut être qualifiée d’hégémonique : il y avait en effet une économie mondiale au centre de laquelle se trouvait la Grande-Bretagne. Les doctrines économiques conformes avec la suprématie britannique, mais universelles dans leur forme (avantage comparatif, libre-échange et étalon-or), se sont progressivement répandues à l’extérieur de la Grande-Bretagne. La force coercitive a soutenu cet ordre. La Grande-Bretagne a maintenu l’équilibre des pouvoirs en Europe, empêchant ainsi toute contestation de l’hégémonie par une puissance terrestre. La Grande-Bretagne avait également le contrôle absolu des mers et la capacité d’imposer l’obéissance des pays périphériques aux règles du marché.

Dans la deuxième période (1875-1945), toutes ces caractéristiques ont été inversées. D’autres pays ont défié la suprématie britannique. L’équilibre des pouvoirs en a été déstabilisé en Europe, entraînant deux guerres mondiales. Le libre-échange a été supplanté par le protectionnisme ; l’étalon-or a finalement été abandonné et l’économie mondiale s’est fragmentée en blocs économiques. C’était une période non-hégémonique.

Durant la troisième période, après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), les États-Unis ont fondé un nouvel ordre mondial hégémonique dont la structure de base était semblable à celle de la Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, mais avec des institutions et des doctrines adaptées à une économie mondiale plus complexe et des sociétés nationales plus sensibles aux répercussions politiques des crises économiques.

À un certain moment entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, il était devenu clair que cet ordre mondial basé sur les États-Unis ne fonctionnait plus correctement. Durant les années incertaines qui ont suivi, trois possibilités de transformation structurelle de l’ordre mondial sont apparues : une reconstruction de l’hégémonie avec un élargissement des politiques de gestion suivant les orientations envisagées par la Commission trilatérale ; une plus grande fragmentation de l’économie mondiale autour de sphères économiques centrées sur les grandes puissances ; et l’affirmation possible d’une contre-hégémonie portée par le Tiers monde et ayant pour précurseur la revendication commune d’un Nouvel Ordre Economique International. [a]

Partant de ces annotations provisoires, il pourrait sembler que, historiquement, pour devenir hégémonique, un État devrait mettre en place et maintenir un ordre mondial qui serait universel dans sa conception, c’est-à-dire non pas un ordre dans lequel un État hégémonique exploiterait directement les autres mais plutôt un ordre que la plupart des autres États (ou du moins ceux qui se retrouveraient dans la sphère de ce pouvoir hégémonique) pourraient considérer comme compatible avec leurs propres intérêts. Un tel ordre ne serait guère conçu uniquement en termes interétatiques car cela mettrait probablement en évidence les divergences en matière d’intérêts des États. Il donnerait très probablement la priorité aux possibilités pour les forces de la société civile d’agir à l’échelle mondiale (ou à l’échelle de la sphère dans laquelle l’hégémonie prévaut). Le concept hégémonique d’ordre mondial se base non seulement sur la régulation des conflits interétatiques mais aussi sur une société civile globalisée, c’est-à-dire un modèle de production globalisé qui instaure des liens entre les différentes classes sociales des pays concernés.

Une hégémonie mondiale est donc une expansion de l’hégémonie interne – nationale – établie par la classe sociale dominante.

Historiquement, les hégémonies de ce genre sont mises en place par des États puissants qui ont connu de véritables révolutions sociales et économiques. La révolution modifie non seulement les structures économiques et politiques internes de l’État en question, mais elle libère aussi des énergies qui s’étendent au-delà des frontières de cet État. Une hégémonie mondiale est donc, à ses débuts, une expansion vers l’extérieur de l’hégémonie interne (nationale) établie par la classe sociale dominante. Les institutions économiques et sociales, la culture, la technologie associées à cette hégémonie nationale deviennent des modèles qu’il convient d’émuler à l’étranger. Une hégémonie s’étendant de la sorte empiète sur les pays les plus périphériques à la manière d’une révolution passive. Ces pays n’ont pas subi la même révolution sociale profonde, leurs économies ne sont pas développées de la même manière, mais ils essaient d’intégrer des éléments du modèle hégémonique sans perturber les anciennes structures du pouvoir. Alors qu’ils peuvent adopter certains aspects économiques et culturels du noyau hégémonique, la capacité des pays périphériques à adopter ses modèles politiques est moindre. Tout comme en Italie la révolution passive a pris la forme du fascisme dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses formes de régimes militaro-bureaucratiques dirigent la révolution passive dans les périphéries d’aujourd’hui. Dans le modèle hégémonique mondial, l’hégémonie est plus intense et cohérente au centre et plus chargée de contradictions à la périphérie.

L’hégémonie au niveau international n’est donc pas simplement un ordre entre États. C’est un ordre au sein d’une économie mondiale avec un modèle de production dominant qui pénètre tous les États et les relie à d’autres modèles de production subordonnés. C’est aussi un ensemble de relations sociales internationales qui connecte les classes sociales de différents pays. L’hégémonie mondiale peut être modélisée comme une structure sociale, une structure économique, et une structure politique ; elle ne peut toutefois pas être réduite à un seul de ces éléments puisqu’elle est composée des trois à la fois. Par ailleurs, l’hégémonie mondiale s’exprime à travers des normes internationales, des institutions et des mécanismes qui fixent des règles générales de comportement pour les États et pour les forces de la société civile qui agissent au-delà des frontières nationales – des règles qui soutiennent le modèle de production dominant.

https://www.erudit.org/fr/revues/espace/2013-n103-104-espace0545/69088ac.pdf
World Finance Corporation and Associates, 7e édition – Mark Lombardi (1999)

Les mécanismes de l’hégémonie : les organisations internationales

L’organisation internationale représente un des mécanismes à travers lequel s’expriment les normes universelles d’une hégémonie mondiale. En effet, l’organisation internationale fonctionne comme le processus par lequel les institutions de l’hégémonie et son idéologie se développent. Parmi les caractéristiques qui montrent le rôle hégémonique des organisations internationales, nous pouvons citer les suivantes : (1) elles comportent les règles qui facilitent l’expansion de l’ordre hégémonique mondial; (2) elles sont en elles-mêmes le produit de l’ordre hégémonique mondial ; (3) elles légitiment idéologiquement les normes de l’ordre hégémonique mondial ; (4) elles assimilent les élites des pays périphériques et (5) elles absorbent les idées contre-hégémoniques.

Les institutions internationales comportent des règles qui facilitent l’expansion des forces économiques et sociales dominantes mais tout en permettant aux intérêts subordonnés de réaliser des ajustements avec un préjudice minimal. Les règles régissant la politique monétaire mondiale et les relations commerciales sont particulièrement significatives. Elles sont élaborées avant tout pour promouvoir le développement économique. En même temps, elles permettent des exceptions et des dérogations pour faire face à des situations problématiques ; elles peuvent être revues dans certaines circonstances. Comparées au système de l’étalon-or, les institutions de Bretton Woods offraient plus de garanties pour les préoccupations sociales nationales telles que le chômage, à condition que les politiques nationales soient compatibles avec l’objectif d’une économie mondiale libérale. Le régime actuel de taux de change flottant permet aussi d’agir au niveau national tout en respectant le principe préalable suivant : l’engagement à harmoniser les politiques nationales avec les intérêts d’une économie mondiale libérale.

https://www.transparency.org/news/feature/new_imf_anti_corruption_framework_3_things_well_be_looking_for
Une réunion du FMI à Washington (2018). Image: Creat Commons / Flickr / IMF

Les institutions et les règles internationales sont généralement établies par l’État qui instaure l’hégémonie. Elles doivent au moins avoir le soutien de cet État. L’État dominant s’occupe d’assurer l’assentiment des autres États selon la hiérarchie des pouvoirs au sein de la structure interétatique de l’hégémonie. Certains pays de deuxième rang sont consultés en premier lieu et leur soutien est assuré ; le consentement d’au moins quelques-uns des pays les plus périphériques est sollicité. La participation formelle peut être pondérée en faveur des puissances dominantes comme au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, ou elle peut se faire sur la base d’un État/une voix comme dans la plupart des autres principales institutions internationales. Il existe une structure d’influence informelle qui reflète les différents niveaux de pouvoir réel du point de vue politique et économique, qui sous-tend les procédures formelles de prise de décision.

Les institutions internationales jouent également un rôle idéologique. Elles contribuent à définir les lignes directrices des politiques des États et à légitimer certaines institutions et pratiques au niveau national. Elles reflètent des orientations favorables aux forces sociales et économiques dominantes. En recommandant le monétarisme, l’OCDE [Organisation pour la Coopération et le Développement Economique, NDT] a cautionné un consensus dominant en matière de réflexion politique dans les pays du centre et a renforcé ceux qui étaient déterminés à combattre l’inflation de cette manière, alors que d’autres étaient plus préoccupés par le chômage. En prônant le tripartisme, l’OIT [Organisation Internationale du Travail, NDT] a légitimé la manière dont les relations sociales se sont développées dans les pays du centre et l’a présenté comme le modèle à suivre.

L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus.

Les plus grands talents des pays périphériques sont captés par les institutions internationales, rappelant la pratique politique du transformisme [b]. Les individus des pays périphériques, même s’ils pourraient envisager d’intégrer les institutions internationales avec l’idée de changer le système de l’intérieur, sont condamnés à travailler dans le cadre des structures d’une révolution passive. Dans le meilleur des cas, ils contribueront à transférer des éléments de modernisation à la périphérie, mais seulement s’ils sont compatibles avec les intérêts des pouvoirs locaux établis. L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus. Ce n’est que lorsque la participation au sein des institutions internationales est résolument fondée sur un clair défi social et politique à l’encontre de l’hégémonie – en s’appuyant sur un bloc historique et contre-hégémonique émergent – qu’elle pourra constituer une menace réelle. Mais la captation des talents de la périphérie rend ce scénario trop peu probable.

Le transformisme absorbe aussi potentiellement les idées contre-hégémoniques et les rend conformes à la doctrine hégémonique. La notion d’autosuffisance, par exemple, représentait initialement un défi pour l’économie mondiale en prônant un développement autonome déterminé de façon endogène. A posteriori, le sens de ce terme s’est transformé pour signifier « soutien des organismes de l’économie mondiale pour des programmes sociaux dans les pays périphériques ». Ces programmes ont pour but de permettre aux populations rurales d’atteindre l’autosuffisance et d’endiguer l’exode rural vers les villes, afin d’obtenir un meilleur niveau de stabilité sociale et politique au sein de populations que l’économie mondiale est incapable d’intégrer convenablement. Ainsi, le nouveau sens de l’autosuffisance devient complémentaire et propice aux visées hégémoniques de l’économie mondiale.

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La mission de l’OCDE est de « promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde » ; elle encourage notamment la libéralisation économique au travers du libre-échange et de la concurrence. http://www.oecd.org/fr/apropos/

Par conséquent, une tactique visant à provoquer un changement dans la structure de l’ordre mondial peut être rejetée comme une illusion totale. Les probabilités de succès d’une guerre de mouvement au niveau international à travers laquelle les radicaux prendraient le pouvoir de la superstructure des institutions internationales sont très faibles. Quoi qu’en dise Daniel Patrick Moynihan, les radicaux du Tiers monde ne contrôlent pas les institutions internationales. Et même s’ils le faisaient, ils n’en tireraient rien. Ces superstructures ne sont que trop mal connectées aux bases politiques populaires. Elles sont connectées aux classes hégémoniques nationales dans les pays du centre et, par l’intermédiaire de ces classes, ont une base plus large dans ces pays. Dans les périphéries, elles ne se connectent qu’à la révolution passive.

Les perspectives de contre-hégémonie

Les ordres mondiaux – pour revenir à la formulation de Gramsci citée plus haut dans cet essai – sont basés sur les relations sociales. Un changement structurel significatif dans l’ordre mondial pourrait ainsi probablement être lié à un changement fondamental des relations sociales et dans les ordres politiques nationaux, ce qui correspond aux structures nationales des relations sociales. Dans l’esprit de Gramsci, cela se produirait avec l’émergence d’un nouveau bloc historique.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales. L’analyse que fait Gramsci de l’Italie est d’autant plus pertinente lorsqu’elle est appliquée à l’ordre mondial : seule une guerre de position peut, à long terme, entraîner des changements structurels, et une guerre de position implique la construction de la base sociopolitique du changement grâce à la création de nouveaux blocs historiques. Le contexte national reste le seul endroit dans lequel un bloc historique peut être fondé, même si l’économie et les conditions politiques mondiales influencent matériellement les perspectives d’une telle entreprise.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales.

La crise prolongée de l’économie mondiale (dont le début peut être situé à la fin des années 1960 et au début des années 1970) est propice à certaines évolutions qui pourraient mener à une contestation contre-hégémonique. Dans les pays du centre, ces politiques qui réduisent les dépenses envers les groupes sociaux démunis et génèrent un chômage élevé ouvrent la perspective d’une grande alliance des défavorisés contre les secteurs du capital et du travail qui trouvent un terrain d’entente dans le cadre du système de production internationale et de l’ordre mondial libéral-monopoliste. La base politique d’une telle alliance serait plutôt post-keynésienne et néo-mercantiliste.

Dans les pays périphériques, certains États sont exposés à l’action révolutionnaire, comme le suggèrent les événements en Iran et en Amérique centrale. Une préparation politique de la population suffisamment approfondie peut toutefois ne pas être en mesure de suivre le rythme des opportunités révolutionnaires, ce qui diminue la perspective d’un nouveau bloc historique. Une organisation politique efficace (le Prince moderne de Gramsci) serait nécessaire pour rassembler les nouvelles classes ouvrières générées par le système de production internationale et pour construire un pont vers les paysans et les marginaux urbains. Sans cela, nous ne pouvons que concevoir un processus dans lequel les élites politiques locales, même si certaines sont le produit de bouleversements révolutionnaires infructueux, ancreraient leur pouvoir dans un ordre mondial libéral-monopoliste. Une hégémonie libéral-monopoliste reconstituée serait tout à fait capable de mettre en pratique le transformisme en s’adaptant à diverses formes d’institutions et de pratiques nationales, y compris la nationalisation d’industries. La rhétorique du nationalisme et du socialisme pourrait alors être mise en cohérence avec la restauration de la révolution passive sous une nouvelle forme à la périphérie.

Pour résumer, la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales.

Robert Cox, Département de Science Politique à l’Université de York, Toronto, Canada

Traduit par Luis Alberto Reygada (@la_reygada).

Source : Cox, Robert W. “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method.” Millennium: Journal of International Studies, vol. 12, no. 2, June 1983, pp. 162–175.

Nota bene : cette traduction s’est limitée aux sections de l’article précité abordant le concept d’hégémonie dans le cadre des relations internationales (pp.169-175). Les sections suivantes ont donc été omises ici : Gramsci et l’hégémonie [P.162] ; Origines du concept d’hégémonie [P.163] ; Guerre de mouvement et guerre de position [P.164] ; La révolution passive [P.165] ; Bloque historique [P.167]. L’article original est consultable dans son intégralité ici.

NOTES DE L’AUTEUR :

[1] Je fais référence dans mes citations à l’ouvrage Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, édité et traduit par Quinton Hoare et Geoffrey Nowell Smith (New York : International Publishers, 1971), mentionné par la suite dans le texte comme Selections. L’édition critique complète, Quaderni del carcere (Torino : Einaudi editore, 1975) est mentionné comme Quaderni.

[17] Gramsci, Selections, p. 176.

[18] Ibid., p. 264.

[19] Ibid., p. 182.

[20] Ibid., p. 116.

[21] Ibid., p. 117.

[22] La datation est une tentative et devrait être plus précisément définie en enquêtant sur les caractéristiques structurelles propres à chaque période ainsi que sur les facteurs dont on considère qu’ils constituent les points de rupture entre chaque période. Ces périodes sont présentées ici en tant que simples annotations dans le but de soulever quelques questions sur l’hégémonie ainsi que sur les structures et les mécanismes qui l’accompagnent.

L’impérialisme, qui a pris différentes formes au cours de ces périodes, est une question qui reste centrale. Dans un premier temps, durant la Pax Britannica, bien que certains territoires aient été directement administrés, le contrôle des colonies semble avoir été accessoire plutôt que nécessaire à l’expansion économique. L’Argentine, un pays formellement indépendant, entretenait en substance les mêmes relations avec l’économie britannique que le Canada, une ancienne colonie. C’est ce qu’on peut appeler, comme l’a fait remarquer George Lichtheim, la phase de l’impérialisme libéral. Au cours de la deuxième période, le soi-disant “nouvel impérialisme” a mis davantage l’accent sur les contrôles politiques directs. Elle a également connu l’accroissement des exportations de capitaux et du capital financier identifiés par Lénine comme l’essence même de l’impérialisme. Durant la troisième période, que l’on pourrait appeler celle de l‘impérialisme néolibéral ou libéral-monopoliste, l’internationalisation de la production est apparue comme la forme prééminente, soutenue également par de nouvelles formes de capitalisme financier (banques et consortiums multinationaux). Il ne semble guère utile d’essayer de définir une essence immuable de l’impérialisme, mais il serait plus utile de décrire les caractéristiques structurelles des impérialismes qui correspondent à des ordres mondiaux hégémoniques et non-hégémoniques successifs. Pour un examen plus approfondi de cette question en ce qui concerne les pax britannica et pax americana, voir Robert W. Cox « Social Forces, States and World Orders : Beyond International Relations Theory », Millennium : Journal of International Studies (Vol. 10, No. 2, Summer 1981), pp. 126-155.

NOTES DU TRADUCTEUR :

[a] Le Nouvel ordre économique international (ou New International Economic Order – NIEO) est une notion impulsée dans les années 1970 par un groupe de pays en voie de développement pour exprimer leurs revendications dans le domaine des relations commerciales internationales : ceux-ci réclament alors une révision du système économique international afin de remplacer le système de Bretton Woods – qui avait surtout profité aux principaux États qui l’avaient créé et en particulier les États-Unis – de sorte que les pays les plus fragiles puissent bénéficier d’avantages spécifiques par rapport à ceux déjà développés. Lors de la Conférence d’Alger de 1973, le Mouvement des pays non-alignés remet en cause le principe d’aide au développement et dénonce l’existence d’un système économique mondial perpétuant la position de pauvreté des pays sous-développés. Il esquisse alors les grandes lignes d’un programme d’action en faveur d’un “Nouvel ordre économique international”, notion qui est portée l’année suivante aux Nations Unies où ont lieu des discussions entre pays industrialisés et pays en développement, plus connues sous le nom de “dialogue Nord-Sud”. Bien que l’Assemblée générale adopte une Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (résolution 3201 S-VI) ainsi qu’un  Programme d’action en ce sens (résolution 3202 S-VI) qui sera même suivi d’une Charte des droits et devoirs économiques des États (résolution 3281 -XXIX), l’initiative sera mise en échec par le contexte de crise qui sévit alors et l’opposition de plusieurs pays développés.

[b] Gramsci a utilisé le terme de transformisme pour désigner le processus selon lequel des « personnalités politiques individuelles, formées par les partis démocratiques d’opposition, intègrent en tant qu’individus la classe politique conservatrice modérée ». Ainsi, des coalitions regroupant des composantes de droite et de gauche appartenant à l’aile centriste de leur parti se sont succédé au Parlement italien dans les décennies suivant le Risorgimento, phénomène qui a contribué à l’effacement du rapport dialectique opposant traditionnellement droite et gauche. Lire Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut », publié par LVSL (4 novembre 2018).

POSTFACE DU TRADUCTEUR :

Le concept d’hégémonie est employé depuis de nombreuses années dans le champ des relations internationales d’une manière qui néglige considérablement son potentiel critique, étant presque exclusivement associé à l’idée de domination. Il est par exemple très souvent utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance en position de force et en mesure d’imposer sa volonté aux autres États sur la scène internationale.

Or, c’est faire abstraction d’un important courant qui, à partir des années 1980, a transposé à l’ordre international l’approche du concept d’hégémonie développée par le théoricien politique italien Antonio Gramsci (1891-1937), pour qui ce terme impliquait aussi – au-delà de la simple domination – la dimension idéologique du processus d’instauration et de maintien de la subordination consentie d’un groupe au profit d’un autre.

Le canadien Robert Cox (1926-2018) fut le premier à introduire le concept d’hégémonie au sens gramscien dans le cadre de l’étude des relations internationales. Avec son essai Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method – publié en 1983 – il ouvrait la voie au développement d’une nouvelle approche théorique critique, un courant qui prendra le nom de néo-gramscien.

http://www.theory-talks.org/2010/03/theory-talk-37.html
Robert W. Cox (1926 – 2018) / DR

Après une carrière de haut fonctionnaire des Nations Unies, c’est en tant que fin connaisseur des organisations internationales que Cox a enseigné et développé ses idées, d’abord à l’Université de Columbia aux États-Unis, puis à celle de York au Canada, où ses positions se sont radicalisées alors qu’il s’attachait à comprendre les « structures qui sous-tendent le monde. » Ainsi, il a utilisé le cadre conceptuel gramscien pour développer une pensée s’écartant de la classique théorie de la stabilité hégémonique en situant le concept d’hégémonie « dans une reformulation du matérialisme historique à partir d’une double triangulation : trois catégories de forces – les capacités matérielles, les idées, les institutions – interagissent sur trois niveaux – celui des forces sociales, des formes d’État et (…) de l’ordre mondial. »[1] De cette façon, il a par exemple avancé qu’un État s’avère être hégémonique non seulement lorsque celui-ci domine par la force mais aussi s’il réussit à instaurer un ordre mondial dans lequel les autres acteurs étatiques conservent à leur tour certains intérêts, consentant de la sorte à une dynamique qui limite la contestation.

Il a également pointé du doigt le rôle des institutions internationales qui légitiment les normes de l’organisation hégémonique, et avancé que l’hégémonie n’est établie que lorsque les autres acteurs du système adhérent à l’ordre dominant qu’ils considèrent comme légitime. Enfin, si pour Cox l’hegemon était bien un État, c’est en premier lieu l’hégémonie de sa classe sociale dominante qui utilise celui-ci pour promouvoir ses idées et défendre ses intérêts au niveau international et réussit à déployer son mode de production en dehors de ses frontières, en soumettant les modes de productions alternatifs. L’hégémonie dépend donc de la configuration des forces sociales au sein de l’État hégémonique, ce qui a amené l’universitaire canadien à conclure que « la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales ».

Partant de ces idées, nombre d’auteurs se réclamant de la grille de lecture de Cox et d’une analyse néo-gramscienne n’ont pas tardé à voir en la figure des États-Unis l’État qui porterait les valeurs dominantes – celles du néolibéralisme – et qui chercherait à les propager. D’autres ont refusé de voir l’hégémonie matérialisée en un seul État, préférant pointer du doigt l’apparition d’un « État impérial global » dirigé par une « classe capitaliste transnationale » s’appuyant notamment sur des organisations (OMC, FMI, Banque mondiale…) et le droit commercial international pour imposer les règles du jeu économique international.

Quoi qu’il en soit, avec des positions qui l’ont souvent placé à proximité d’auteurs comme Susan Strange ou encore Immanuel Wallerstein, il est indéniable que les apports théoriques de Cox ont considérablement enrichi l’étude des Relations internationales. Considérant qu’il est important de participer à la diffusion de ses idées, LVSL propose ici la première traduction en français de l’extrait de son article Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method (publié originairement dans la revue Millenium : Journal of International Studies de la London School of Economics) consacré à la relation hégémonie/ordre international. À quelques mois de sa disparition, c’est aussi en quelque sorte un hommage que nous rendons ici celui qui, à travers ses écrits, a contribué à alimenter la réflexion critique internationale, bien précieuse pour celles et ceux qui aspirent à comprendre le monde pour ensuite le transformer.

Luis Alberto Reygada (@la_reygada)

Nous vous invitons vivement à consulter le hors-série L’hégémonie dans la société internationale: un regard néo-gramscien publié en 2014 par la Revue québécoise de droit international, dont l’introduction, de Marie-Neige Laperrière et Rémi Bachand, a largement inspiré cette brève présentation du travail de Robert Cox.

[1] Jean-Christophe Graz “In memoriam Robert Cox (1926-2018)”, sur le site de l’Association Française de Science Politique, https://www.afsp.info/in-memoriam-robert-cox-1926-2018/.

 

 

« Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » – Entretien avec Razmig Keucheyan

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Spécialiste d’Antonio Gramsci et penseur de la question environnementale, il est notamment l’auteur de Hémisphère Gauche (2010), Guerre de mouvement et guerre de position (2012) et de La nature est un champ de bataille (2014). Dans cet entretien, nous l’avons interrogé sur l’état actuel de nos démocraties, la manière dont la question écologique doit se poser, l’actualité de la pensée d’Antonio Gramsci, la reconfiguration de l’échiquier politique et l’actualité récente marquée par le mouvement des Gilets Jaunes. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Marie-France Arnal. 


Le Vent se Lève : Dans un appel à propos de la répression des mouvements sociaux en Grèce, vous avez dénoncé le phénomène d’escalade répressive que l’on peut constater aujourd’hui dans plusieurs pays. Qu’en est-il aujourd’hui de l’état de nos démocraties ?

Razmig Keucheyan : Le moment est venu de réfléchir à ce qu’est une démocratie représentative, et à la manière dont s’y organise le pouvoir. La Grèce est en effet aux avant-postes d’une mutation générale que subissent les démocraties à l’heure actuelle.

Selon Gramsci, l’hégémonie dans les sociétés modernes repose sur deux piliers : la force et le consentement. C’est ce qu’il appelle le « centaure de Machiavel ». L’objectif d’une classe dominante doit être, à chaque époque, de trouver la bonne alchimie entre les deux. Lorsque la croissance économique est au rendez-vous, l’adhésion des classes subalternes à l’ordre politique est acquise. Les dominants s’enrichissent, et les conditions d’une (relative) redistribution des ressources matérielles et symboliques sont réunies. Dans l’alchimie entre la force et le consentement, le second prédomine. La force – judiciaire, policière, militaire… – ne disparaît pas, bien sûr, mais elle est présente à l’état virtuel.

Lorsqu’arrive la crise, l’alchimie se dérègle. Le consentement des populations est de plus en plus difficile à obtenir. La « force » du centaure machiavélien monte en puissance, à mesure que la légitimité de l’ordre politique décline aux yeux des subalternes. Les « crises organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci, sont le fruit de contradictions non résolues du capitalisme, elles trouvent leur origine dans l’économie. Mais elles contaminent progressivement le champ politique. Ce sont des crises totales.

“L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu.”

Les démocraties représentatives traversent une période de ce genre à l’heure actuelle. Nicos Poulantzas, le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, parle « d’étatisme autoritaire » pour désigner la dérive des démocraties vers des formes de gouvernement autoritaires. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un mécanisme endogène aux démocraties. L’étatisme autoritaire, c’est  autre chose qu’une dictature militaire, où l’armée vient suspendre d’un coup les procédures démocratiques. L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu. C’est ce qui se passe notamment en Grèce, en Italie, aux États-Unis, et en France depuis plusieurs années.

Deux possibilités se présentent alors : soit l’autoritarisme continue à se renforcer, et la composante démocratique de nos institutions à s’affaiblir, jusqu’à disparaître, ou alors les mouvements sociaux parviennent à conjurer cette menace par leurs luttes et leur créativité. Il s’agit non de revenir à la situation antérieure, mais de transcender l’étatisme autoritaire en exigeant une démocratisation radicale du système. Comme toujours, les crises sont porteuses de risques mais également d’espoirs nouveaux. Le mouvement des gilets jaunes incarne bien me semble-t-il cette ambivalence…

LVSL : À votre avis, quelle est la signification profonde du mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

RK : Les gilets jaunes sont un objet politique encore non identifié. Il faut par conséquent résister à la tentation de le faire entrer de force dans telle ou telle catégorie. Vouloir comprendre ce qui se passe est bien sûr naturel, et même nécessaire si on veut élaborer une stratégie politique commune. Mais il faut aussi se rendre sensible à la nouveauté, et ne pas vouloir conclure trop vite.

Beaucoup de choses ont été dites à propos des gilets jaunes. J’insiste sur l’un des éléments le plus impressionnants de la séquence à mes yeux : la confusion qui règne au sommet de l’Etat et au sein des élites. Dans les situations de crise, nous disent Gramsci et Poulantzas, les rapports entre dominants et dominés deviennent de plus en plus conflictuels. Mais les rapports entre les différents secteurs des classes dominantes elles-mêmes le deviennent également. Les classes dominantes ne sont pas un « bloc monolithique », des intérêts et des visions du monde social différents s’y expriment. La bourgeoisie industrielle, par exemple, n’a pas toujours les mêmes intérêts que la haute finance, ou la haute fonction publique. En période de croissance économique, ces intérêts coexistent harmonieusement, tout le monde est à peu près satisfait. Mais quand la crise survient, cette coexistence pacifique devient plus compliquée.

“les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet.”

C’est ce qui explique que la réaction des dominants au mouvement des gilets jaunes a été hésitante et discordante. Certains secteurs, ayant beaucoup à perdre économiquement ou politiquement, se sont montrés favorables à des concessions immédiates. D’autres ont privilégié une approche répressive. Ces hésitations se sont manifestées au sein même de l’exécutif.

Le point important est celui-ci : les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet. L’un des objectifs doit être de détacher les classes moyennes (ou certains secteurs de ces dernières) de l’emprise de la bourgeoisie, pour les embarquer dans une alliance progressiste ou révolutionnaire. Toutes les grandes révolutions modernes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au Printemps arabe, ont donné lieu à des basculements de ce genre. C’est un enjeu stratégique majeur pour les années qui viennent. Mais pour cela, il faut un programme politique à même de convaincre.

“Le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement.”

LVSL : Revenons au fondement du mouvement des gilets jaunes. De nombreux commentateurs ont accusé ce mouvement qualifié de « populiste » né de la contestation de la taxe sur l’essence, de ne tenir aucun compte de la question environnementale. Comment peut-on articuler cette question du populisme avec la question environnementale ?

RK : Le mot d’ordre de « justice environnementale » est l’un des plus prometteurs pour les décennies à venir. Il permet d’articuler les questions de justice sociale, au fondement du mouvement ouvrier et de la gauche depuis le XIXe siècle, avec les enjeux écologiques. À sa manière, ce sont les modalités concrètes de cette articulation qu’a soulevé le mouvement des gilets jaunes. Et l’impact sur les médias mainstream a été immédiat, puisque l’expression de justice environnementale y est désormais fréquente.

La justice environnementale comporte au moins deux dimensions. D’abord, c’est l’idée que le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement – ce qu’a voulu faire Macron avec sa taxe. « Justice environnementale » signifie que doivent payer les coûts de la transition ceux qui en ont les moyens, et qui se trouvent par ailleurs être ceux qui polluent le plus : les riches. La crise environnementale ne suspend pas les logiques de classe, contrairement à ce que pense l’écologie molle défendue par les Verts, elle les aggrave. L’écologie et la lutte des classes, c’est la même chose.

“Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement.”

Ensuite, la justice environnementale, c’est la reconnaissance de l’existence d’inégalités environnementales : les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’impact du changement climatique. Les principales victimes des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, des catastrophes naturelles ou de l’épuisement des ressources naturelles, ce sont les classes populaires, dans les pays du Sud comme du Nord. Par conséquent, l’effort en matière de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à celui-ci doit prioritairement se porter sur ces populations.

Une transition  écologique juste supposera notamment des investissements financiers massifs dans les secteurs non polluants, par exemple dans celui des énergies dites renouvelables. Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement[1]. Les investissements en question seront pour une part significative à la charge de l’État, même si une place pour le privé peut être envisagée.

Or l’État néolibéral, on le sait, est un État en crise, un État endetté, un État qui a organisé sa propre impuissance. Il faut donc en reprendre le contrôle, le re-démocratiser, afin de lui rendre un pouvoir d’intervention financière permettant de planifier la transition écologique dans la longue durée. « Justice environnementale » et « planification écologique » vont de pair : la transition ne sera juste que si elle est maîtrisée, et elle ne sera maîtrisée que si elle est placée sous contrôle démocratique. Selon quelles modalités ? C’est toute la question. Des formes de démocratie à la base, une démocratie des conseils approfondissant la démocratie représentative, me paraît de mise.

LVSL : Vous avez développé le concept de « racisme environnemental », pouvez-vous revenir sur cette question ? Estimez-vous que la politique écologique d’Emmanuel Macron procède de ce racisme environnemental que vous évoquez ?

RK : Le racisme environnemental est une forme d’inégalité environnementale. Ce concept naît aux États-Unis dans les années 1980. C’est à ce moment que des militants des droits civiques s’aperçoivent qu’en plus d’autres formes de racisme qu’ont à subir les Noirs, ils subissent un racisme environnemental : ils ont statistiquement plus de chances que les Blancs de vivre à proximité de décharges de déchets toxiques ou de rivières polluées par exemple.

Le concept de racisme environnemental a ceci d’intéressant qu’il permet de rapprocher deux types de luttes en apparence éloignées : les luttes antiracistes et les luttes écologistes. Si les minorités ethno-raciales souffrent davantage de la crise environnementale, alors des convergences entre ces deux luttes sont susceptibles de voir le jour. C’est précisément ce que les théoriciens du racisme environnemental – notamment le sociologue Robert Bullard – ont voulu favoriser.

Le racisme environnemental existe aussi en France. Une étude statistique datant de 2012 révèle par exemple que si la population étrangère d’une ville augmente de 1%, il y a 29% de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions cancérigènes comme les dioxines, soit installé[2]. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou « blanches » de ces nuisances.

Autre exemple, en matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population.

À ma connaissance, aucun parti politique n’évoque ce sujet en France. Il est vrai que la prise en charge de la question du racisme – dans toutes ses dimensions – par les organisations de gauche dans ce pays est très lacunaire. Le racisme environnemental est une thématique émergente, dont le potentiel politique est très important.

LVSL : Dans plusieurs entretiens, vous évoquez André Gorz qui affirme que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Comment analysez-vous cette prise de position particulière, à la lumière de l’ensemble de vos travaux ?

RK : Un débat fondamental a cours dans l’écologie politique, et en particulier dans ce qu’on appelle le « marxisme écologique ». Certains pensent que la crise environnementale est la crise terminale du capitalisme : le système ne s’en relèvera pas. La raison en est qu’il n’a pu exister jusqu’ici qu’en tirant profit de ressources naturelles qu’il n’a pas eu à produire, un don de Dieu au capital, en somme. Or celles-ci s’épuisent ou sont de plus en plus difficiles à extraire et exploiter. Conclusion : l’accumulation va s’épuiser.

Un autre groupe de marxistes écologiques, auquel appartient André Gorz, soutient que le capitalisme sera en mesure de produire et reproduire la nature artificiellement, comme il le fait depuis qu’il existe. Les ressources naturelles n’ont jamais été vraiment naturelles. Elles ont toujours été liées à des dispositifs technologiques d’extraction et de valorisation. De ce point de vue, la crise environnementale affecte les conditions de l’accumulation du capital, elle peut conduire par exemple à une diminution de la productivité. Mais elle n’est en aucun cas une crise terminale, un « effondrement », pour parler comme les « collapsologues ».

Personnellement je suis d’accord avec ce second point de vue. Le capitalisme est un système incroyablement résilient et créatif. Il a connu de nombreuses crises par le passé et il a toujours été capable de se réinventer, de s’adapter, y compris au besoin en se re-régulant. Le dépassement du capitalisme est possible mais il ne peut être que politique, il n’aura rien d’automatique. Comme disait Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.

LVSL : Parlons de Gramsci et de la question du populisme. Le populisme a notamment été revendiqué pendant la campagne 2017 par Jean-Luc Mélenchon et s’affirme aujourd’hui avec les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Comment placez-vous cette tendance dans la cartographie que vous avez élaborée dans vos travaux sur la question de la pensée théorique de gauche ?

RK : Pour y voir plus clair, on peut distinguer le populisme du néo-populisme. Le populisme naît au XIXe siècle, on le trouve par exemple en Russie avec les Narodniki ou aux États-Unis avec le People’s party. Il repose sur trois éléments principaux : d’abord, une opposition entre le peuple et les élites, « eux » et « nous », les 1% contre les 99% ; en deuxième lieu, une conception essentiellement morale de la politique, avec la dénonciation de la « corruption » des élites comme leitmotiv ; et enfin une utilisation du passé pour critiquer le présent, le populisme se représentant l’histoire comme un « déclin » par rapport à une situation antérieure jugée préférable.

Le néo-populisme d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est très différent. Il résulte du croisement de deux contextes. Laclau est argentin, et quand il théorise le populisme, c’est toujours avec le péronisme en tête. Sa conception du populisme est profondément ancrée dans l’histoire de son pays. Les politiques mises en œuvre par Juan Domingo Perón comportaient des aspects progressistes (journée de huit heures, droit de vote des femmes), mais Perón était aussi un typique caudillo latino-américain. Si bien que le transposer à d’autres contextes nationaux, et particulièrement au contexte européen actuel, est assez problématique.

Le second contexte, c’est le poststructuralisme anglo-américain des années 1970 et 1980. Laclau s’installe en Grande-Bretagne à la fin des années 1960, et participe aux débats académiques qui y font rage. Le poststructuralisme – ce qu’on appelle parfois aussi la french theory – développe l’idée que le langage et le discours ont une importance centrale en politique. Il s’agit d’une rupture nette avec le marxisme, pour qui la lutte des classes et les éléments matériels qui l’entourent sont prépondérants. Pour Laclau, le combat politique a pour principal enjeu les « signifiants vides », des symboles dans lesquels des secteurs hétérogènes de la société investissent chacun leurs revendications. Dans le mouvement des gilets jaunes, les drapeaux français prolifèrent, mais renvoient à des revendications diverses, parfois contradictoires, certaines sociales, d’autres nationalistes.

Les populismes européens de gauche actuels, celui de Podemos ou de la France insoumise par exemple, empruntent à la fois au populisme historique et au néo-populisme. Ils remplacent par exemple la perspective de classe marxiste par l’opposition entre le peuple et les élites. Ils accordent aussi une importance très grande à la dimension médiatique (symbolique) de la bataille politique. C’est un secteur intéressant des pensées critiques actuelles, incontestablement l’un de ceux qui ont la plus grande influence sur le champ politique.

LVSL : Quelles critiques formulez-vous à l’égard du populisme ?

RK : La critique porte sur deux points. D’abord, l’opposition entre le peuple et les élites est simpliste. Une représentation du monde social moderne plus sophistiquée, en termes de classes sociales, est requise. Dans les « 99% » évoqués par Occupy Wall Street et par les populistes de gauche européens, on trouve les secteurs les plus divers. Mettre en avant l’opposition entre les « 1% » et les « 99% » permet peut-être de déclencher un mouvement social, mais en aucun cas de l’inscrire dans la durée, précisément parce que les situations que recouvrent la seconde de ces catégories sont extraordinairement hétérogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le péri-urbain appartiennent tous deux au « 99% », or leurs intérêts s’opposent en tous points. Par conséquent, il convient d’examiner de plus près la composition de ces « 99% », et le type d’alliances politiques qu’elle rend possible.

La seconde critique porte sur la surestimation par Laclau et Mouffe de l’importance du langage et du discours en politique. Les mots sont importants, aucun doute, mais ils s’ancrent – de manière complexe – dans des dynamiques de classes. Les gilets jaunes ne sont pas apparus parce qu’une quelconque « bataille culturelle » a été remportée par des éditocrates classés à gauche. Ils ont émergé parce que la situation matérielle de vastes secteurs de la population de ce pays est devenue tout simplement insupportable. Qu’à partir de là le gilet jaune soit devenu un « signifiant vide », comme dirait Laclau, auquel divers secteurs sociaux attribuent un sens différent mais convergeant, d’accord. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de la causalité.

LVSL : La bataille culturelle théorisée par Gramsci est souvent réduite à une dimension strictement intellectuelle. Pouvez-vous revenir sur ce concept d’une part et d’autre part sur l’utilisation qui en est faite par ceux qui s’y réfèrent ?

RK : La notion de « bataille culturelle » n’existe pas chez Gramsci. On trouve toutefois dans les Cahiers de prison celle de « front culturel ». Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le cœur de la lutte des classes. Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la “valorisation” du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique  ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est sa grande idée.

“Les dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs.”

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ». Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Comme Lénine avant lui, Gramsci pense que le « front politique » surdétermine les deux autres, la politique est toujours aux commandes. Pour que l’intervention sur le terrain syndical et sur celui des idées soit efficace, il faut disposer d’un programme politique consistant et cohérent à même de convaincre des secteurs majoritaires de la société.

Aujourd’hui, du fait de l’importance des médias et des réseaux sociaux, la tentation de se représenter le « front culturel » comme séparé des deux autres, comme un lieu d’intervention en soi, est plus grande qu’à l’époque de Gramsci. Comme si la lutte des classes se menait désormais sur Facebook et Twitter. Loin de moi l’idée de négliger ces aspects-là, ils ont leur importance. Il n’est pas même exclu que la modification de l’algorithme de Facebook ait pu exercer une influence sur l’apparition des gilets jaunes[3]. Mais il serait sociologiquement erroné et politiquement désastreux de surestimer ce genre de facteurs. Ne serait-ce que parce que ces dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs : ils favorisent l’expression du sens commun, un sens commun qui aujourd’hui penche sérieusement à droite.

LVSL : Percevez-vous, à gauche de l’échiquier, l’émergence d’un Prince moderne au sens où Gramsci l’entendait ?

RK : Pas encore, mais on progresse. A l’époque de Machiavel, dit Gramsci, le « Prince » peut être une personne. Mais avec la complexification des sociétés, il ne peut être que collectif, le « Prince » devient une organisation. Gramsci a lui-même œuvré à l’émergence d’un « Prince » collectif révolutionnaire : le Parti Communiste Italien, dont il fut en 1921 l’un des fondateurs avec Palmiro Togliatti. La question pour nous aujourd’hui est de déterminer quelle forme un « Prince » adapté aux conditions du 21e siècle pourrait revêtir. La forme-parti est-elle toujours actuelle ? Faut-il la remplacer par d’autres formes : la forme-mouvement, la forme-multitude, la forme-occupation, pour évoquer quelques idées apparues au cours des deux dernières décennies ?

“La gauche est très en retard du point de vue programmatique.”

Les gauches sont sorties très mal en point du 20e siècle, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la défaite. Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que la refondation prenne du temps. Le capitalisme lui-même évolue rapidement à l’échelle globale, posant de redoutables problèmes analytiques et de construction d’une nouvelle vision stratégique.

Depuis les années 1990, une série d’expériences politiques aux quatre coins du monde sont venues alimenter la réflexion sur un « autre monde possible ». Mais la gauche est très en retard du point de vue programmatique. Par exemple, tout au long du 20e siècle a prédominé en son sein l’idée que la planification économique sous des formes diverses pouvait constituer une alternative au marché. La plupart des expériences de planification passées – en URSS, en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, à Cuba – se sont soldées par des échecs. Mais il y a certainement des enseignements à tirer de ces expériences. Des enjeux politiques nouveaux, comme la préservation des ressources naturelles ou les nouvelles technologies de l’information, nous invitent à penser la planification à nouveaux frais.

Il faut se mettre au travail et être patients. Daniel Bensaïd disait que le révolutionnaire doit faire preuve d’une « lente impatience » : il doit être impatient parce que les injustices du capitalisme sont insupportables, mais cette impatience doit être réfléchie, réflexive, parce que trouver des alternatives viables à ce système ne va nullement de soi.

 

[1] Voir Robert Pollin, « De-growth versus Green new deal », in New Left Review, 112, juillet-août 2018, disponible à l’adresse : https://newleftreview.org/II/112/robert-pollin-de-growth-vs-a-green-new-deal

[2] Voir Lucie Laurian et Richard Funderberg, « Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of Incinerator Location », in Journal of Environmental Planning and Management, vol. 57 (3), 2014.

[3] Voir Michel Szadkowski, « Facebook, réservoir et carburant de la révolte des gilets jaunes », in Le Monde, 7 décembre 2018.

« Rester connecté au sens commun » – LVSL

Nous republions ici un entretien que nous avions donné à la Revue Ballast à propos de notre projet le 27 novembre 2017. Il nous semble riche et permet d’éclairer la voie que nous suivons.
Dans la galaxie des magazines en ligne, Le Vent se lève a vu le jour à la fin de l’année 2016 — un « média d’opinion combatif », selon l’un de ses fondateurs, désireux de s’engager dans la fameuse « bataille culturelle ». Plus de 300 papiers, à ce jour, s’en sont chargés ; près de 100 bénévoles aux manettes, et tous de revendiquer les formats courts aisément diffusables sur les réseaux sociaux. Ils jurent n’être pas une revue, entendent subvertir « les codes de l’adversaire », conçoivent la politique comme la prise du pouvoir central, louent le populisme comme stratégie et tiennent à « avoir un impact sur le débat » : forme et fond ne sont pas les nôtres, bavards à distance de l’actu que nous sommes, et c’est bien pour cela que nous souhaitions en discuter avec eux. Que peut aujourd’hui « le journalisme intégral » dont Le Vent se lève, élève de Gramsci, se réclame ?

Ballast – Macron est l’une de vos cibles de prédilection : pourquoi le pays a-t-il visé de travers ?

LVSL – Il est évidemment tentant d’affirmer que les Français ont voté à côté, qu’ils ont été, une fois de plus, trompés par un as du marketing électoral et de la manipulation des masses. C’est trop facile. Nous pensons qu’il faut avant tout décrypter la stratégie de l’adversaire, déceler chez lui les ressorts de sa capacité à susciter l’adhésion — afin de mieux la déconstruire. Force est de constater que, dans un contexte de brouillage des frontières idéologiques, lié notamment à la relative indifférenciation des politiques économiques menées par les deux précédents présidents de la République, le clivage gauche/droite a perdu de sa centralité dans les mentalités des Français. D’ailleurs, trois des quatre candidats arrivés en tête à l’élection présidentielle se sont évertués à s’affranchir de cet axe structurant de la vie politique : Marine Le Pen, en opposant les « patriotes » aux « mondialistes » ; Jean-Luc Mélenchon, en instaurant une ligne de fracture entre le « peuple » et l’« oligarchie » ; Emmanuel Macron, en prétendant incarner le rassemblement des « progressistes » contre les « conservateurs » de tous bords.

« Nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. »

La frontière dressée par Emmanuel Macron est habile : elle renvoie dos à dos une droite hostile au changement et une gauche arc-boutée sur la défense d’acquis sociaux jugés d’un autre âge. Pour résumer, tandis que gauche et droite, par leurs querelles artificielles et leur manque d’audace, ont enfoncé la France dans l’immobilisme, Emmanuel Macron se présentait comme le candidat à même de libérer le pays de ses carcans, de lui redonner un « esprit de conquête ». Cette image est fondamentale : celle d’une France qui avance, qui relève de nouveaux défis. Là où les néolibéraux « traditionnels » font de l’austérité un horizon indépassable, fidèles à la formule « There is no alternative » de Margaret Thatcher (que l’on songe un instant à la morosité d’un François Fillon ou d’un Alain Juppé), Emmanuel Macron propose un nouveau récit politique mobilisateur axé sur l’ambition et la modernité. Cette nouvelle frontière, il l’a construite pour maintenir le système et non pour le changer réellement — c’est pourquoi le terme de « transformisme » est plus adéquat pour qualifier son projet. Emmanuel Macron est également parvenu à capter une profonde demande de renouvellement politique en capitalisant sur la désaffection de nombreux citoyens à l’égard des partis traditionnels. En lançant son propre mouvement bâti comme une start-up, en appelant au retour de la société civile et de l’expérience professionnelle en politique, au nom de l’efficacité et par opposition à une élite politique carriériste et sclérosée, il a incontestablement marqué des points. Bref, Emmanuel Macron s’est façonné le costume de la figure iconoclaste, inclassable, brisant les tabous et transgressant les codes pour faire progresser le pays et balayer le « vieux monde ». Un carnet d’adresses bien fourni, une large couverture médiatique, un spectaculaire alignement des planètes (affaire Fillon, victoire de Benoît Hamon à la primaire socialiste) et un épouvantail bien commode (Marine Le Pen) ont fait le reste.

Quant à nous, à LVSL, nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. C’est peut-être une cible de prédilection, mais il faut reconnaître qu’il facilite aujourd’hui la tâche de ses adversaires. Au bout d’un certain temps, les actes finissent immanquablement par prendre le pas sur la puissance du récit politique. Notre rôle consiste donc tout à la fois à défaire le discours et à poser un regard critique sur les actes. Emmanuel Macron ne peut pas scander à la face du monde « Make our planet great again » et en même temps accepter l’application provisoire du CETA ou céder sur les perturbateurs endocriniens. Il ne peut prétendre propulser la France dans la modernité tout en adoptant une réforme du marché du travail qui signe une profonde régression dans le quotidien de millions de salariés. Ajoutez à cela « les gens qui ne sont rien », les « fainéants », les « cyniques » ou ceux qui « foutent le bordel », et le travail de déconstruction de l’entreprise macroniste est déjà bien entamé.

Ballast – Votre ligne défend le « populisme de gauche », porté notamment par Podemos. Dans une tribune publiée cette année par Attac, Pierre Khalfa, syndicaliste et coprésident de la Fondation Copernic, estimait qu’il est un « non-dit » délétère derrière ce populisme : son autoritarisme, son culte de la représentation, sa mythification du leader comme incarnation populaire. Qu’objecter à cela ?

LVSL – Pierre Khalfa fait une mauvaise lecture du populisme. Dans son texte, il oppose la construction du peuple à son autoconstruction. Il perçoit la première comme étant le processus actif et exclusif de construction du sujet politique par le leader, ce qui implique un risque d’autoritarisme, et la seconde comme étant une forme spontanée d’autoconstruction horizontale du peuple. Il y a ici à la fois une incompréhension de ce que les intellectuels populistes nomment « construction du peuple » et une pure incantation sur l’autoconstruction spontanée : on attend toujours l’autoconstruction d’un sujet politique… Bref, l’erreur de Khalfa consiste dans le fait qu’il n’a pas lu, ou mal lu, le fait que le processus de construction du peuple était un processus dialectique, à la fois top-down et bottom-up, et non un processus qui descendait magiquement du leader. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de leader sans sujet à incarner, sans groupe qui fasse un travail discursif et symbolique sur lui-même, et qu’à l’inverse, ce groupe — nécessairement hétérogène — ne peut se maintenir sans des formes d’unification dont l’incarnation par une figure tribunitienne est l’un des principaux vecteurs. À ce jour, personne ne défend l’idée qu’un leader immaculé viendrait créer ex nihilo un sujet politique.

« Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. »

Passées ces caricatures, il convient tout de même de prendre à bras le corps la question de l’autoritarisme et du culte de la représentation. Ce risque est à l’évidence réel, mais il ne faut pas l’exagérer. Pierre Khalfa part du postulat que la nature du lien entre le leader et le mouvement ou le peuple est nécessairement autoritaire et verticale. La question qui se pose est l’existence de contre-pouvoirs qui viennent contrecarrer les tendances à l’autoritarisme qui peuvent émerger. Mais tout d’abord, il est nécessaire de clarifier ce qu’on entend par autorité et autoritarisme. Il ne faudrait pas, par rejet légitime de l’autoritarisme, refuser tout principe d’autorité entendue comme forme légitime et reconnue d’exercice d’une fonction. L’autorité et l’autoritarisme sont deux choses antagoniques : on verse dans l’autoritarisme lorsqu’il n’y a plus d’autorité légitime. Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. Ou encore le traitement infligé par l’Union européenne à la Grèce en 2015 : l’autoritarisme des institutions et leur manque de légitimité étaient bien évidemment liées. Dès lors, si l’approche populiste ne fait pas l’économie de formes d’autorité en politique, elle ne défend aucunement l’autoritarisme, au contraire. C’est l’existence d’un sujet politique conscient qui permet de contrecarrer les phénomènes de capture du politique, de mise à distance de la souveraineté, et de contournement démocratique. Il est plus difficile de prendre des petites décisions scandaleuses dans le secret des conciliabules face à un peuple conscient de lui-même que face à une multitude éparpillée. À moins que l’on considère que c’est le peuple comme sujet qui est autoritaire, mais dans ce cas, on en revient à la logique néolibérale qui consiste à se méfier un peu trop des peuples lorsqu’ils surgissent dans l’Histoire…

Venons-en au culte de la personnalité : c’est une question difficile. Le mouvement ouvrier a toujours oscillé sur ce sujet. Chacun a en tête les paroles de L’Internationale : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Néanmoins, on connaît aussi la suite : on refuse l’incarnation dans les mots et on la pratique dans les faits, parfois sur un mode incontrôlé et délirant. L’histoire du mouvement ouvrier est parsemée de leaders et de tribuns : Jean Jaurès, Léon Blum, Lénine, Rosa Luxemburg, Léon Trostky, Joseph Staline, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Marchais, François Mitterrand, etc. L’hétérogénéité de cette liste, lorsque l’on prend par exemple des figures aussi opposées que Staline et Rosa Luxemburg, ou encore Jaurès, laisse percevoir qu’il y a des modalités différentes d’incarnation. Par ailleurs, il faut aussi voir que des appareils politiques désincarnés ne sont pas pour autant plus démocratiques et moins sujets à des formes de déviation autoritaires. On ne peut maintenir une horizontalité pure qu’en coupant toutes les têtes qui dépassent… La question qui se pose est dès lors : quelle incarnation voulons-nous ? C’est à cela qu’il faut répondre, et non repartir dans des oppositions binaires entre horizontalisme et incarnation. Une piste peut par exemple consister à chercher à articuler des formes d’incarnation verticale avec des contre-pouvoirs populaires importants : référendum d’initiative populaire, autogestion ou cogestion de certaines entreprises, possibilité de révoquer certains élus en établissant des modalités pertinentes, etc. Ce n’est pas contradictoire avec la méthode populiste. L’enjeu est de concilier les exigences d’une compétition politico-électorale qui valorise les individualités fortes — d’autant plus en France sous la Ve République où les institutions concentrent l’essentiel des pouvoirs entre les mains d’un seul homme — et l’indispensable mise à contribution des membres d’un mouvement dans la définition des orientations, du programme, dans le choix des représentants, etc. Prenez Madrid, par exemple : nous avons rencontré Rita Maestre, qui nous a expliqué comment la mairie avait mis en place un système de vote qui permettait aux habitants des différents quartiers de la ville d’arbitrer entre différents investissements publics : une école, un parc, etc. Les gens votent et reprennent la main sur leur vie. Cela se fait aussi par des modalités décisionnelles. Beaucoup de choses restent à inventer.

Ballast – Votre réflexion et le lexique qui la structure sont ouvertement gramscien (« hégémonie », « guerre de position », « journalisme intégral », etc.) : que peut le communiste italien embastillé sous Mussolini en 2017 ?

LVSL – Il peut beaucoup. Gramsci est un théoricien du politique fondamental si l’on veut sortir des impuissances structurelles du mouvement ouvrier, à condition qu’on en fasse une lecture correcte et que l’on n’en retienne pas uniquement la vulgate habituelle sur la « bataille des idées » et sur « l’importance du culturel à côté de l’économique ». Ces interprétations commodes, reprises tant à gauche qu’à droite (souvenez-vous du discours de Nicolas Sarkozy où celui-ci cite Gramsci, ou encore, plus récemment, Marine Le Pen lors de sa rentrée politique) prennent le risque de l’idéalisme et le risque d’affaiblir le potentiel révolutionnaire de cet auteur. La pensée d’Antonio Gramsci est beaucoup plus dialectique que cela. C’est un néomachiavélien, qui perçoit l’autonomie du politique et qui, en ce sens, rejette le déterminisme et l’eschatologie « marxiste » selon lesquels la révolution est inéluctable avec le développement du capitalisme, et selon lesquels la structure idéologique de la société est un pur reflet de la vie matérielle des individus. Pour Gramsci, il y a une interpénétration profonde entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de l’économie. Bien évidemment, la vie matérielle des individus vient modeler leurs perceptions idéologiques, mais la culture joue à son tour le rôle de médiation et de condition des relations économiques. Croit-on réellement qu’il pourrait y avoir des relations économiques sans relations contractuelles implicites ou explicites ? sans le droit ? sans des préférences collectives et individuelles de consommation ? bref, sans production idéologique ? Il est évident que ce n’est pas le cas. Gramsci permet ainsi d’opérer une analyse fine de la façon dont les relations économiques et culturelles s’articulent. Il permet de sortir de cette dichotomie stérile qui consiste à les opposer. Aux « marxistes », il rappelle que les mouvements du politique ne résultent pas de la variation du taux de profit et de l’augmentation du taux de plus-value. Aux idéalistes, il rappelle que les idées sont travaillées par la vie matérielle des individus, par leur insertion sociale et leur quotidien (dont le travail est une composante non-négligeable !).

« Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti. »

Au-delà, Gramsci permet au mouvement ouvrier de sortir de sa négation du rôle de l’intellectuel et de son refus de l’élitisme. Chez le communiste italien, l’intellectuel organique joue un rôle de médiation, de traduction, entre les catégories populaires et la société politique. Les intellectuels doivent à la fois s’extirper du sens commun, des représentations majoritaires et immédiatement accessibles qui structurent le rapport des individus à la réalité, et y replonger en permanence. Leur fonction est profondément dialectique et exigeante, car ils doivent faire des allers-retours continus, et parce qu’ils meurent comme intellectuels organiques dès lors qu’ils se coupent de ce sens commun. C’est à cette condition que le « Prince moderne » (terminologie empruntée à Machiavel pour désigner ce que doit être le Parti) peut être réellement efficace et jouer son rôle révolutionnaire. Il y a une vraie pensée stratégique et politique chez l’auteur des Quaderni del carcere (Cahiers de prison). De même, on entend beaucoup parler de « conquête de l’hégémonie culturelle » comme enjeu fondamental de la politique lorsqu’on évoque Gramsci. Beaucoup de militants et de journalistes pensent qu’il s’agit uniquement de diffuser ses idées dans la société civile. Mais cette conquête est beaucoup plus exigeante. Il s’agit, pour le militant, l’intellectuel et le journaliste, de travailler le sens commun, de l’orienter vers son propre projet politique. Cela implique de ne pas être trop éloigné de ce sens commun. Il faut se situer en permanence à mi-chemin entre les représentations majoritaires et le projet de société que l’on souhaite, et pas uniquement contre le sens commun. Il faut donc admettre qu’il y a une part de vérité chez l’adversaire, parce que celui-ci est souvent bien meilleur que nous pour se faire entendre de la majorité de la population — et l’on doit saisir cette part de vérité pour la retourner et mieux combattre cet adversaire. Lire Gramsci ainsi invite à se remettre en cause en continu : « Suis-je déconnecté du sens commun de l’époque ? Est-ce que je vis et évolue dans un système en vase clos qui me fait diverger des subjectivités des gens ordinaires ? » La pensée gramscienne est alors une invitation au décloisonnement culturel, au fait de partir des demandes politiques et des subjectivités, et non de ses propres idées. Sans cela, on prend le risque de se contenter d’aller évangéliser le reste de la population en lui dévoilant la réalité des mécanismes décrits dans Le Capital et Le Manifeste du Parti communiste.

Venons-en au journalisme intégral. En ce qui nous concerne, et sans que celle-ci soit précisément définie, il s’agit de construire et d’imprimer une vision du monde — Gramsci utilise le terme allemand Weltanschauung, qui renvoie à un ensemble de représentations qui forment une conception, une totalité. Celle-ci doit nécessairement s’articuler avec le sens commun de l’époque. C’est pourquoi nous avons repris l’ensemble des codes des réseaux sociaux pour mieux les détourner. C’est aussi pourquoi nous avons évacué toute la vieille esthétique gauchisante qui était une barrière mentale et symbolique à la réception de nos articles. Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti, et adopter un style percutant. Son rôle est de se construire comme intellectuel organique, de faire le pont entre ses lecteurs et la société politique. Le lecteur ne doit pas être perçu comme un simple réceptacle passif qui reçoit la production idéologique, il doit être actif dans cette relation. D’une certaine façon, le journaliste a une mission d’éducation — et non de pédagogie, terme si cher aux néolibéraux. Il doit aider le lecteur à s’élever et à devenir lui-même journaliste. À Le Vent se lève, cela se traduit par le fait qu’un nombre non-négligeable de nos lecteurs sont devenus des rédacteurs.

Ballast – Vous ne cachez pas votre proximité idéologique avec la France insoumise. Votre média est-il compagnon de route, soutien critique, ou rien de tout ceci ?

LVSL – Il y a méprise, mais nous comprenons qu’elle existe. Cela est probablement lié au fait que quelques articles remarqués assumaient une proximité idéologique avec la France insoumise, et que nous avons réalisé un certain nombre d’entretiens avec des cadres de ce mouvement. En même temps, il aurait été absurde de ne pas le faire, dans la mesure où la FI est à l’évidence devenue la force politique hégémonique dans ce qu’on a coutume d’appeler « la gauche ». Nous ne pouvions passer à côté de ce phénomène. Et, bien entendu, certains membres de LVSL se retrouvent à titre personnel dans la stratégie populiste mise en œuvre par la FI. Pour autant, nous sommes radicalement indépendants, et nous devons le rester, sinon notre projet serait tué dans l’œuf. Notre rôle n’est pas de soutenir tel ou tel mouvement. Le faire serait contre-productif, et vous noterez que nous n’avons jamais donné une seule consigne de vote. Nous prenons nos lecteurs au sérieux, ils sont suffisamment grands pour faire leurs choix politiques en conscience. Par ailleurs, nous sommes plus de 80 dans la rédaction de Le Vent se lève, et celle-ci est hétérogène. Il y a des anciens du PS, des communistes, des Insoumis, quelques chevènementistes, et un nombre important de personnes qui ne se sont jamais encartées nulle part. Nous n’avons pas à parler d’une seule voix. En fait, et c’est peut-être là le plus difficile à comprendre, nous n’avons pas de ligne politique ou idéologique unique. Nous partageons certes un ensemble de principes — par exemple : la justice sociale, l’écologie politique, l’internationalisme, etc. —, mais ce qui fait surtout l’unité et l’originalité de Le Vent se lève, c’est la méthode. On peut la qualifier de populiste, ou de gramscienne, mais cette méthode ne présuppose aucune adhésion partidaire ou programmatique.

Ballast – Vous vous revendiquez du « sens commun ». Olivier Besancenot nous confia un jour être circonspect quant à cette notion, en ce qu’elle peut conduire à épouser, par cynisme ou stratégie, le discours de l’adversaire. Comment tenir le cap du « progrès » que vous revendiquez ?

« Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction. »

LVSL Bien évidemment, le risque d’épouser le sens commun existe, mais cela n’est absolument pas la méthode que nous revendiquons. Il faut être à mi-chemin, c’est-à-dire ni contre, ni avec le sens commun. Cette exigence est une ligne de crête, car il existe tantôt le risque de tomber dans une simple opposition, tantôt le risque d’épouser complètement le sens commun néolibéral. Pour tenir ce cap, il faut que les rédacteurs exercent un travail exigeant de réflexivité et de remise en cause critique des idées qu’ils développent et des formes que celles-ci prennent. Sans ce travail d’articulation de notre vision du monde avec les représentations majoritaires, sans cette éducation à tenir la ligne de crête, notre travail est vain. C’est un effort quotidien si l’on veut tenir le cap du progrès.

Ballast – L’un de vos textes s’est élevé contre les « récupérations douteuses » d’Orwell par des « intellectuels plus ou moins réactionnaires ». Deux écueils guettent tout média critique : la grosse tambouille (on sait l’intérêt grandissant que suscite, dans une frange du camp anticapitaliste, une Natacha Polony) et le sectarisme (on sait la chasse à la virgule prisée par une frange de l’extrême gauche). Comment manœuvrez-vous ?

LVSL – Vous le savez probablement aussi bien que nous, c’est compliqué. Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction et nous devons la protéger si nous désirons maintenir une liberté de ton féconde. C’est pourquoi nous avons publié un article qui critiquait le traitement dont Natacha Polony a fait l’objet. Pour autant, comme vous l’avez noté, cela ne nous a pas empêchés de publier un texte contre les récupérations douteuses d’Orwell. Notre ligne consiste donc à défendre le pluralisme tout en organisant le débat d’idées. Récemment, nous avons réalisé un nombre important d’entretiens dans lesquels des acteurs de la France insoumise comme de Podemos défendaient le populisme de Laclau et Chantal Mouffe. Il nous a paru nécessaire de réaliser un entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie, du PCF, qui critique la stratégie populiste, parce que le débat contradictoire, lorsqu’il est bien organisé, c’est-à-dire lorsqu’il ne ressemble pas aux caricatures qu’on en fait dans les médias dominants, permet de faire avancer les choses. Ainsi, si l’on veut défendre le pluralisme, cela implique de bien préparer les entretiens que nous faisons, et de montrer une certaine distance critique. Cette exigence est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’intellectuels et de personnalités controversés. Si nous devions réaliser un entretien avec Natacha Polony, par exemple, vous pouvez être sûrs que nous préparerions bien nos questions. Il n’y a donc pas de choix à faire entre le sectarisme et la tambouille. Le tout est de prendre ses lecteurs au sérieux, de les traiter comme des adultes, et non comme des enfants qui épouseront nécessairement les positions développées dans tel ou tel article ou tel ou tel entretien. Cela exige évidemment de mener l’entretien de façon adéquate, et d’exercer en permanence cette distance critique si nécessaire à un débat d’idées bien organisé.

Ballast – Iñigo Errejón, cadre de Podemos, vous disait cet été qu’il aspirait à la victoire du pôle « de droite » du FN, dans la bataille qui fait rage dans ses rangs, afin de mettre à mal, une fois pour toutes, l’idée que le FN serait la voix du peuple. C’est ce qu’il s’est produit, à la rentrée : l’aile « sociale » (Philippot) a été limogée, Marine Le Pen s’est lancée dans une diatribe hallucinée que n’aurait pas reniée son père et Ménard, libéral en chef, se frotte les mains. Le FN « défenseur des sans-grades, des petits, des invisibles » est-il en train de mourir ?

LVSL – Lorsque l’on voit la dernière performance de Marine Le Pen à l’émission politique, ce qui est sûr, c’est que le FN est très affaibli, et qu’il y a donc un espoir de pouvoir désaffilier certaines catégories populaires du vote frontiste. Le FN est plongé dans de profondes contradictions. S’il adopte une ligne d’union des droites, ce qui n’est pas encore fait mais qui est en bonne voie, il doit nécessairement abandonner la sortie de l’euro, qui est un casus belli pour la droite version Wauquiez. Mais en abandonnant ce discours critique, les frontistes devront normaliser certaines positions économiques hétérodoxes qu’ils tenaient jusqu’à ce jour. Cela implique le risque de perdre les catégories populaires conquises ces dernières années. En fait, la crise du FN révèle la crise de la droite post-sarkozyste. L’équation qui a permis à la droite d’arriver au pouvoir et de se maintenir était l’union de la bourgeoisie conservatrice retraitée et des catégories populaires de la France périphérique. Mais en réalité, ces deux électorats ont profondément divergé sous l’effet de l’approfondissement de la crise en zone euro et sous l’effet de la polarisation économique provoquée par la mondialisation. Dès lors, comment reconstituer un bloc historique majoritaire ? Les Républicains rassemblent essentiellement des retraités qui défendent leur épargne aujourd’hui, et ils sont concurrencés par Macron sur ce créneau. Le FN, lui, a fédéré un temps la France des « petits » et des « sans-grades » que vous évoquiez. Pour pratiquer l’union, le parti peut maintenir son discours identitaire, mais doit abandonner son discours économique et social, qui lui a permis de prospérer. En fait, l’extrême droite a aujourd’hui le choix entre le fait de retomber à 15-18 % et d’arriver au pouvoir, ou de faire 25 à 28 % mais de rester confiné dans un ghetto électoral.

« La France insoumise a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. »

Les cadres du FN, notamment les plus récents, veulent exercer des responsabilités et obtenir des postes. Ils ont donc logiquement fait pression pour marginaliser Philippot, qui incarnait d’une certaine façon l’option d’un score élevé, mais sans perspective d’arrivée au pouvoir. Celui-ci a en retour organisé son expulsion pour partir avec les honneurs et renvoyer le FN dans la poubelle de la diabolisation. Marine Le Pen, qui est de notoriété publique idéologiquement philippotiste, doit maintenant appliquer une ligne qui diverge de plus en plus de sa ligne idéologique. Elle est complètement affaiblie et symboliquement déclassée depuis le débat de l’entre-deux tours. Néanmoins, le FN va essayer de limiter la casse auprès des catégories populaires. C’est pourquoi le parti essaie de développer un discours plus « civilisationnel », de défense des « communautés » contre « l’individualisme libéral », de retour des « frontières » contre la société « liquide ». Dans ses discours les plus récents, Marine Le Pen n’a eu de cesse d’opposer à la « France nomade » d’Emmanuel Macron une « France durable » soucieuse de préserver son identité et de protéger ses citoyens des multiples méfaits de la mondialisation. C’est un mélange de la ligne Buisson et de la pensée d’un auteur comme Alain de Benoist. Il s’agit de continuer de prendre en charge le sentiment que « tout fout le camp » dans la France périphérique et de faire passer la pilule de l’abandon progressif de la sortie de l’euro et du verni social du programme. En fait, il n’était tout simplement pas possible de tenir un discours de sortie de l’ordre européen tout en fracturant les classes populaires par un discours identitaire qui oppose les « petits Blancs », les « Français de souche », et les Français dits des « quartiers populaires », terme commode pour parler de la banlieue et de l’immigration post-coloniale. Un tel programme de sortie de l’ordre européen implique de coaliser ces catégories qui souffrent toutes deux de l’ordre économique actuel. Bref, le FN est pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau de Wauquiez, Dupont-Aignant et Philippot à droite, et l’enclume de la France insoumise qui a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. Le risque est pour le parti de se faire avaler tout cru des deux côtés, et c’est une très bonne nouvelle.

Ballast – Les questions post-coloniales, décoloniales ou raciales paraissent absentes de votre spectre de réflexion : n’est-ce pas problématique lorsque l’on aspire à « construire un peuple », pour reprendre une formule qui doit vous être chère, et que ce peuple est également modelé par ces questions ?

LVSL – Ce n’est pas tout à fait juste. Nous avons par exemple publié un article de Cyprien Caddeo sur le racisme latent dans le cinéma français, et cet article avait donné lieu à une émission sur France culture. De même, nous avions publié un article lors de l’affaire Théo qui mettait en cause le racisme dont les descendants d’immigrés post-coloniaux font régulièrement l’objet. Ou encore, plus récemment, nous avons publié un article sur Thomas Sankara et l’absence scandaleuse de commission d’enquête parlementaire sur son assassinat, ainsi qu’un entretien avec le biographe de Sankara. Nous traitons donc ces sujets à notre façon. Mais nous n’esquiverons pas votre question. Il y a dans notre rédaction une pluralité d’approches sur la façon dont on doit lutter contre le racisme, et nous sommes de ce point de vue aussi hétérogènes que la gauche. Nous avons donc à cœur de ne pas importer les conflits qui ont miné notre camp à l’intérieur de LVSL. Nous avons tiré les leçons des polémiques qui ont eu lieu après les attentats de Charlie Hebdo et nous refusons aujourd’hui de participer au jeu médiatique qui consiste à racialiser les débats. Nous refusons l’agenda que veulent imposer tant les Indigènes de la République que Manuel Valls, qui n’existent que par ces polémiques. Bien sûr, on peut nous rétorquer que cela invisibilise ces enjeux, mais nous croyons que les dégâts produits par des discours performatifs qui racialisent la société et nos représentations sont aussi très élevés. Nous essayons de traiter ces questions sans fracturer la gauche, de façon pacifiée, sans jamais rien concéder aux discriminations.

Par ailleurs, nous doutons que les questions de racisme structurel puissent être traitées par le simple discours médiatique. Nous avons la conviction que c’est par l’action politique, par la mise en mouvement de ce peuple qu’il faut construire, que nous pourrons faire reculer le fait que les individus se regardent en fonction de leurs identités et non en fonction de ce qu’ils ont de commun : le fait d’être des citoyens français qui doivent récupérer la souveraineté sur leur vie et sur le destin de leur pays. Moins il y a de souveraineté, plus il y a un repli identitaire. Ce qui fait la France, ce n’est pas une couleur de peau, ni une ascendance historique, mais un ensemble de principes citoyens, un horizon politique en commun. C’est une communauté solidaire qui doit se protéger de l’offensive néolibérale en développant ses services publics, en opposant au mépris de ceux d’en haut la dignité de ceux « qui ne sont rien ». Nous adhérons en ce sens à l’idée d’un patriotisme démocratique, progressiste et inclusif défendue par Íñigo Errejón. Et en même temps, il faut avoir une vision sociale à la hauteur des difficultés. La ghettoïsation de notre société ne peut pas continuer. Il faut mettre fin aux ghettos de riches comme aux ghettos de pauvres. Il faut en finir avec cette logique néolibérale qui dresse des murs partout, qui développe des normes explicites comme implicites qui font diverger la société française et qui la fracturent.

Ballast – Vous évoquez les « bastions enclavés » que sont les grands médias alternatifs (Le Monde diplomatique, Fakir, Là-bas si j’y suis, etc.) et le « public restreint » qui reste malgré tout le leur. Vous espérez, comme beaucoup, toucher un public plus large que celui des fameux « déjà convertis » : le support écrit est, nous sommes les premiers à le savoir, un frein ! De quelle façon espérez-vous briser ce cercle « vicieux » ? Les médias indépendants ne manquaient pas. Quel axe inédit Le Vent se lève comptait-il, dans l’esprit de ses créateurs, porter ; quel angle à ses yeux mort souhaitait-il combler ?

« Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique. »

LVSL – Si nous devions nous définir, et quitte à être un peu pompeux, nous pensons le média comme une entreprise culturelle globale. Nous considérons que LVSL est un lieu de formation, de construction de nouveaux journalistes qui assument le fait de faire du média d’opinion. Le fait de prendre la plume n’est pas un acte neutre et, de ce point de vue, nous avons essayé d’insuffler l’esprit suivant à nos rédacteurs : il faut, lorsque l’on écrit un article, penser en permanence à sa réception, au niveau des termes que l’on utilise comme des idées que l’on développe. Cette discipline permet de rester connectés au sens commun. Ensuite, nous avons pour but de faire le lien entre les intellectuels, les militants et les lecteurs par les entretiens que nous faisons, mais aussi par les cercles de réflexion que nous venons de créer et par les événements que nous allons organiser. Nous voyons Le Vent se lève comme un échafaudage, et non comme l’édifice. Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique, même s’ils sont restés engagés ; ils ont arrêté de penser à la traduction de leurs idées dans des termes politiquement pertinents, donc dans des termes connectés au sens commun. De même, les partis, quels qu’ils soient, se sont vidés de leurs ressources intellectuelles depuis 30 ans, et ont de ce fait perdu en qualité d’élaboration stratégique. Nous voulons mettre un terme à ce cloisonnement, et donc être un lieu relativement neutre où les gens peuvent discuter, échanger et éventuellement travailler ensemble. Une discussion entre un lecteur peu politisé et un militant chevronné peut parfois rappeler à ce dernier qu’il constitue une minorité dans la société, et qu’il doit donc penser à la façon de traduire ses idées. C’est important : sans changement culturel des militants, aucune possibilité de prise du pouvoir dans la société civile comme dans la société politique n’est envisageable.

Nous voulons aussi utiliser tous les formats médiatiques, qui sont autant d’outils pour mener notre combat culturel : l’écriture en ligne, les colloques, les photos, les vidéos, les infographies, une éventuelle université d’été, voire une version papier, à terme. De même, nous cherchons à influencer le débat politique, c’est pourquoi nous avons produit des notes stratégiques. D’une certaine façon, nous voulons insuffler une conception machiavélienne de la politique, dans le bon sens du terme. C’est un peu l’identité de ce média. D’ici peu, nous annoncerons de nombreux développements de notre projet. Enfin, ce qui fait la particularité de Le Vent se lève, c’est sa volonté de ne pas laisser le monopole de la modernité et du progrès à ses adversaires, c’est le fait de toujours essayer de subvertir les codes et de réfléchir en permanence au fait de ne pas finir cornerisé. Nous voulons être transversaux, parler à tout le monde, et pas uniquement à notre petite clientèle. Ce qui implique des actes très concrets, beaucoup d’ambition et une remise en question permanente. Nous existons depuis décembre 2016, soit depuis moins d’un an, et nous allons continuer à essayer de nous dépasser.

Triomphe ou barbarie, de la colère des gilets jaunes à la révolte d’une nation

©Olivier Ortelpa

Depuis le 17 novembre, l’histoire s’écrit sous nos yeux. Il s’agit d’une de ces dates qui font l’histoire, tant les événements qu’elles ont vu advenir affectent les contemporains qui les ont vécus, et déterminent de manière décisive leurs actions futures.


Depuis plusieurs semaines, les routes de France et les rues de Paris sont le théâtre d’une mobilisation remarquable à la fois par sa spontanéité et par son ampleur. Nombreux étaient les acteurs politisés de gauche en France à faire preuve de circonspection à l’annonce de ces mobilisations, parfois jusqu’à l’excès, tant les acteurs politisés de droite semblaient déjà en avoir fait leurs choux gras. Beaucoup de choses ont été écrites sur la nature de ces mobilisations, et nous savons déjà que nous ne savons pas grand chose concernant ce mouvement, ou plutôt que nous ne sommes sûrs de rien. Nous savons qu’il a mobilisé spontanément, et en dehors de toute médiation politique, des centaines de milliers de personnes. Nous savons que le prix de l’essence n’est pas, n’est plus, la raison d’être de ce mouvement qui a déjà étendu son champ de revendications de façon impressionnante, jusqu’à n’en laisser audible que l’unique revendication  commune « Macron démission ». Nous savons que ce mouvement est dès lors sans contour, sans limite, flou, qu’il émane du corps social de la façon la plus brute qui soit et pour des motifs les plus concrets et ordinaires. Ces trois derniers samedis nous ont donné à voir la colère de cette « France d’en bas »1, cette France moyenne, diverse, périphérique, spontanément réunie… Mais pour être plus exact, et saisir le moment historique que nous vivons, peut-être ne devrait-on pas vraiment parler d’une multitude spontanée : les gilets jaunes ne sont pas tant un mouvement issu d’une France spontanée, que d’une France affectée.

L’ILLUSION DE LA RAISON

Sans prétendre expliciter tous les tenants et les aboutissants d’un tel mouvement populaire, il est nécessaire de tenter d’en proposer une lecture qui permette d’en tirer des conclusions politiques et, en définitive, d’agir. L’une des réalités qu’il nous faut accepter, malgré son caractère si brutalement opposé aux certitudes morales de notre époque, est que les individus agissent d’abord sous le coup des affects et non sous celui de la raison. Les citoyens présents dans les rues depuis le samedi 17 novembre n’agissent pas sous le coup d’une impérieuse rationalité d’homo economicus qui les enjoindrait à s’insurger contre la baisse mathématique de leur pouvoir d’achat. Ils agissent davantage par colère, par tristesse ou par peur.

L’ère moderne est philosophiquement inaugurée par ce vaste et long courant philosophique dit des « Lumières ». Un courant tout à fait hétérogène regroupant des philosophes qui s’opposent parfois très nettement. Mais tous ces philosophes ont en commun de construire une pensée qui rompt avec l’ordre ancien et qui entend constituer un paradigme nouveau, humaniste, révolutionnant des concepts tels que l’individu, les droits naturels, la souveraineté, etc. Et l’on peut ainsi distinguer deux grandes tendances parmi les Lumières : les Lumières « libérales » d’une part, qui construisent leur paradigme philosophique autour de l’individu, d’une conception naturelle de la liberté, et qui conçoivent une concurrence entre les libertés individuelles et l’ordre collectif ; et les Lumières que l’on pourrait qualifier de « républicaines » d’autre part, dont le paradigme philosophique repose sur le social, qui conçoivent l’individu d’abord comme citoyen faisant partie intégrante d’un tout, et la liberté comme un bien à construire. Spinoza, notamment, se retrouve dans la deuxième catégorie, le caractère original de sa pensée s’oppose, à l’époque, au libéralisme classique naissant.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps.

La philosophie de Spinoza constitue une approche inédite de la condition humaine en postulant tout d’abord l’unité entre le corps et l’esprit. « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Étendue existant en acte et n’est rien d’autre. »2

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Baruch Spinoza, philosophe du XVIIe siècle

Selon Spinoza l’esprit n’est pas distinct du corps et ne commande pas le corps, il n’est rien d’autre que la conscience plus ou moins claire que le corps a de lui même.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps. Pour comprendre le mécanisme que décrit Spinoza il faut bien faire la distinction entre « affection » et « affect ». Une affection désigne uniquement une affection du corps, soit une modification de ce dernier par un autre corps qui exerce sur lui une action et qui, par là, augmentera ou diminuera sa puissance, sa capacité d’agir. Par exemple, si je consomme un aliment au goût agréable et qui apaise ma faim, mon corps s’en retrouvera positivement affecté, par diminution de la faim et augmentation de sa force. L’affection positive qu’a produit cet aliment sur mon corps va amener mon esprit à concevoir une idée positive de cet aliment,  sous la forme d’un affect que l’on peut qualifier d’amour pour cet aliment.

C’est à partir de ce mécanisme fondamental que Spinoza développe ses conceptions de la liberté et de la condition humaine, soit du point de vue du corps, déterminé par des causes extérieures.

DU DOUTE A LA REVOLTE

Ce détour théorique paraît complexe et peut bousculer certains de nos présupposés, mais il s’avère très utile pour éclairer les événements actuels. L’Histoire, en effet, n’est pas constituée d’événements qui surgiraient comme autant de coups de théâtre, et viendraient ponctuer la grande pièce que joue l’Humanité depuis des milliers d’années. Marx aimait dire « ce sont les hommes qui font l’Histoire mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font ». L’Humanité joue sans en connaître le texte la grande pièce de l’Histoire, dont elle est pourtant l’auteure.

L’autorité et l’ordre que cette première entretient ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent.

Il existe des événements, peut-être en apparence anodins dans la grande fresque du temps humain, qui surgissent et font basculer l’Histoire dans un nouveau chapitre. Cette conséquence est due à un phénomène de cristallisation qui s’opère autour d’un tel événement, par le prisme duquel une série de repères, de mémoires, de passions et d’affects se rencontrent en un même point. Un point de convergence, donc, qui donne sens à des doutes, des intuitions et des incertitudes. Un point de basculement, mais un basculement avant tout dans l’esprit des hommes et, donc, un basculement en conséquence dans le cours de l’histoire. C’est ce que nous permet de comprendre Spinoza et c’est ce que nous appelle à comprendre le philosophe spinoziste Frédéric Lordon, figure de la gauche radicale depuis quelques années3.

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Frédéric Lordon, chercheur au CNRS et philosophe spinoziste

L’autorité, et l’ordre social que cette dernière met en place, ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent. Ce consentement ne s’obtient que par l’entretien d’affects positifs à l’égard de l’ordre dominant. Notre esprit est tel une balance affective déterminant nos actions : la multitude ne remettra pas en cause l’ordre dominant tant que la balance affective de la plupart des individus la composant ne se trouvera pas inversée, et ne les amènera pas à considérer comme davantage désirable d’abolir l’ordre dominant que de le conserver. Cette conversion de la multitude se déroule par un lent processus d’affection mutuelle entre les individus qui la composent. Les plus directement affectés par la domination en place seront les premiers à connaître le basculement de leurs désirs, et les autres individus, capables de compassion, se verront progressivement affectés à leur tour jusqu’au lent basculement de leurs désirs. D’abord naîtra la pitié, puis le doute, puis l’indignation et la révolte. Dans une société sur le chemin du basculement, le moindre événement peut amener du doute à la révolte.

LE POINT POTEMKINE

Frédéric Lordon aime nommer ce moment « le point Potemkine »4, en référence à la révolte des marins du cuirassé Potemkine, en 1905, mise en scène dans le célèbre film du cinéaste russe Sergueï Eisenstein.

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Affiche du “Cuirassé Potemkine”, Einsenstein 1925 © Goskino Films

Dans ce film de 1925, une scène retient l’attention du philosophe. Les marins du cuirassés s’indignent des conditions dans lesquelles ils vivent et les plus vaillants d’entre eux se confrontent au capitaine, lui mettant sous les yeux la viande avariée, infestée de vers, qu’ils ont pour seul repas. Le capitaine, incarnation de l’ordre et de la hiérarchie en place, se refuse à reconnaître la réalité de leur condition et tente de les convaincre que cette viande impropre à la consommation est excellente et bonne pour eux. La dissonance se créée alors entre leur constat du réel (la viande est avariée) et le discours de l’incarnation de l’ordre (la viande est bonne). C’est ce moment de dissonance que nous pouvons appeler le « Point Potemkine », avec une dissonance qui pousse les individus à la remise en question de leurs affects. Ici, c’est la confiance envers la hiérarchie qui est mise en cause, appelant le doute. Si le doute naît chez l’un des individus du collectif et se transmet d’individu à individu par affection mutuelle, il peut ainsi faire naître le sentiment de révolte contre l’ordre régnant devenu illégitime.

Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus à gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation.

Ce genre d’événements de basculement, ce genre de « Point Potemkine », est relativement courant dans l’histoire. Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 une berline lourdement chargée quittait la cité parisienne encore fébrile de plusieurs mois révolutionnaires. A bord de ce convoi inhabituel se trouvait Louis Capet, Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine et leurs deux enfants, tentant de fuir vers la frontière pour retrouver des forces armées qui reprendraient ensuite Paris et mettraient à bas les premiers pas révolutionnaires accomplis depuis 1789. L’histoire, nous la connaissons. La fuite fut un échec, Louis Capet et sa famille firent leur retour à Paris dans un silence de mort. Le 10 août 1792, les Tuileries furent prises d’assaut par les révolutionnaires, le 21 septembre, la République fut proclamée et, le 21 janvier 1793, Louis vit sa tête tomber.

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The arrest of Louis XVI and his family at the house of the registrar of passports, at Varennes in June, 1791, Thomas Falcon Marshall ,1854

Cet événement, connu sous le nom de la fuite de Varennes, fut pour le peuple de France un « point Potemkine ». Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus a gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation. En voyant ce monarque traître revenir dans la capitale, le peuple comprit qu’il n’avait plus à faire à son protecteur mais à un bourreau. Le peuple saisit la portée de siècles de dominations, de privilèges, d’oppression, de mensonges et réalisa, dans un mélange probable de colère froide et de désespoir brûlant, que ce bon roi n’était pas le garant de droit divin du seul ordre possible et souhaitable, mais bien la figure d’un ordre dominant à destituer.

L’une des réactions du peuple de Paris, le mois de juillet suivant la fuite de Varennes, fut de se réunir sur le Champs de Mars afin de rédiger une pétition demandant la déchéance du Roi. Nous connaissons là aussi la suite tragique de l’histoire : l’Assemblée législative nationale, alors largement composée de défenseurs de la monarchie, ordonna la dispersion de la foule par la force. Sans sommation des coups de feu furent tirés et de nombreuses victimes de la répression tombèrent sur le Champs de Mars.

LE POIDS DES AFFECTS COMMUNS

Certes, il peut sembler facile et emphatique d’établir un lien de parenté historique entre les gilets jaunes de 2018 et les sans-culottes de 1791. Mais ce lien n’est pas si fantaisiste, dans la mesure où les uns comme les autres se sont constitués autour d’affects communs. Ce qui différencie la foule d’un peuple, c’est justement cette construction par des affects communs, qui confère à la masse un caractère plus spécifique que la simple addition d’individus, et au mouvement une dimension plus profonde que le caractère éphémère de la spontanéité apparente.

En observant les mobilisations des gilets jaunes, nous observons également l’importance d’affects communs qui signent la construction d’un peuple. Le gilet en lui même, cet objet autrefois symbole du pouvoir gouvernemental à opérer un contrôle sur l’usage de l’automobile et la régulation de la sécurité routière, est aujourd’hui le symbole à la fois de cette révolte et de ce basculement des affects d’un peuple, qui se retourne contre l’autorité de l’Etat et dont il se réapproprie les symboles. Le gilet jaune est le dénominateur commun, avec l’essence, de tous les automobilistes, de toutes celles et ceux contraints par des déplacements quotidiens à parcourir les routes de nos campagnes et des périphéries de nos villes.

En apparence plus cocasses, des signifiants populaires festifs se retrouvent également lors des rassemblements des gilets jaunes. Ainsi, on a vu la chorégraphie des pouces en avant ou encore la chenille qui redémarre, animer les blocages de ronds-points. Il n’est pas anodin que ces danses, typique des fêtes et célébrations populaires en France depuis de nombreuses années, se retrouvent au milieu d’un mouvement de révolte d’un peuple, à l’instar du bal-musette qui investissait les usines lors des grandes grèves de 1936.

Le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée : il est le fruit d’une histoire.

Il est indéniable que de vastes mouvements sociaux, tels que les grèves de 1936 ou les événements de 1968, structurent l’imaginaire des gilets jaunes. De nombreux signifiants historiques et nationaux sont d’ailleurs mobilisés. Les drapeaux tricolores et la Marseillaise, symboles s’il en est de la Révolution française, se donnaient à voir et à entendre lors des dernières manifestation. Il s’agit incontestablement d’un mouvement national, ancré dans une histoire et un héritage. Et le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée, il est le fruit d’une histoire et d’une pratique collective du patrimoine, du territoire, d’infrastructures. Il est le fruit d’une domination commune par une caste et par son Etat. Vécu commun qui s’incarne en autant d’affects, structurant le peuple. Des affects communs négatifs à l’égard de cette caste qui nous domine, et des affects positifs à l’égard de notre patrie, de notre histoire révolutionnaire et de nos concitoyennes et concitoyens en souffrance.

©Virginie Cresci

Le mouvement des gilets jaunes est celui d’un peuple qui se construit, dans la colère contre l’injustice, dans la haine des dominants, dans l’empathie envers les dominé.es et dans l’amour du commun. Le théoricien post-marxiste Antonio Gramsci envisage la société comme un bloc historique5 : les Hommes sont soumis à l’influence des circonstances sociales mais eux-mêmes, en retour, sont capables de modifier ces circonstances. « Du passé faisons table rase » n’est donc pas un mot d’ordre gramscien, selon le penseur il est au contraire nécessaire d’absorber de manière critique les apports du passé. Ce passé nourrit les Hommes du présent d’affects communs permettant de structurer les corps sociaux, de construire les identités collectives et ainsi d’agir politiquement, par l’avènement d’un clivage nous/eux.

En définitive, le mouvement des gilets jaunes est ce peuple qui se construit après le basculement. Après ce « point Potemkine », ce point de prise de conscience des illusions qui camouflent les dominations, nous sommes seuls face à la dureté d’un système aliénant et oppressant. La caste aussi se trouve dès lors démunie : les tenants de l’ordre n’ont désormais plus que la force des matraques pour imposer leur réalité. Comme l’a écrit à plusieurs reprises François Ruffin, député de la France insoumise, le président Emmanuel Macron est haï, lui et son monde. Les affects que mobilisait la caste pour soumettre sont aujourd’hui les même par lesquels le peuple se construit et se soulève.

Aujourd’hui, il devient certain que le gouvernement aura beau mentir, négocier, s’incliner ou riposter, cela n’aura plus guère d’importance. L’ordre semble déjà rompu, le basculement s’est produit, et plus jamais les centaines de milliers de gilets jaunes, avec celles et ceux qu’ils représentent, n’accorderont leur consentement à l’autorité d’une caste désavouée. Le gouvernement sera autoritaire ou ne sera plus. De ce constat, nous réalisons que la caste doit chuter pour que le peuple puisse vivre, mais l’unique question qui doit désormais animer nos esprits est la suivante : Quel peuple doit vivre ? Quel peuple pouvons nous construire ? S’ouvre une époque nouvelle et s’ouvre, dans cette vaste clairière, brumeuse et effrayante, la possibilité d’un chemin vers un ordre humaniste, social et écologiste, porté par un peuple (re)naissant.

1Article de Marion Beauvalet : https://lvsl.fr/gilets-jaunes-le-soulevement-de-la-france-den-bas
2SPINOZA, Ethique, seconde partie, Proposition XIII
3LORDON Frederic, Les affects de la politique, 2016
4Conférence de Frédéric Lordon à Nantes, « Les affects de la politique », le 4 avril 2017 au Lieu Unique avec l’IAE, Les mardis de l’IAEoLU
5HOARE George et SPERBER Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, 2013

Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.