Pourquoi l’extrême-droite s’intéresse aux théories décoloniales

Alexandre Douguine, théoricien de l’ethno-nationalisme proche de Vladimir Poutine, invité en République islamique d’Iran.

L’extrême droite veut décoloniser. En France, les intellectuels d’extrême droite ont pris l’habitude de désigner l’Europe comme la victime autochtone d’une « colonisation par les immigrés » orchestrée par les élites « mondialistes ». Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », a même fait l’éloge des grands noms de la littérature anticoloniale – « tous les textes majeurs de la lutte contre la colonisation s’appliquent remarquablement à la France, en particulier ceux de Frantz Fanon » – en affirmant que l’Europe a besoin de son FLN (le Front de Libération Nationale a libéré l’Algérie de l’occupation française, ndlr). Le cas de Renaud Camus n’a rien d’isolé : d’Alain de Benoist à Alexandre Douguine, les figures de l’ethno-nationalisme lisent avec attention les théoriciens décoloniaux. Et ils incorporent leurs thèses, non pour contester le système dominant, mais pour opposer un capitalisme « mondialiste », sans racines et parasitaire, à un capitalisme national, « enraciné » et industriel.

Article originellement publié dans la New Left Review sous le titre « Sea and Earth », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

On retrouve un style de raisonnement similaire chez les suprémacistes hindous qui recourent aux idées des théoriciens décoloniaux latino-américains pour présenter l’ethnonationalisme comme une forme de critique indigène radicale; l’avocat et écrivain Sai Deepak l’a fait avec tant de succès qu’il a réussi à persuader le théoricien du décolonialisme Walter Mignolo de composer un texte de soutien. Pendant ce temps, en Russie, Poutine revendique le rôle leader de la Russie dans un « mouvement anticolonial contre l’hégémonie unipolaire », tandis que son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, promet d’être « solidaire des demandes africaines dans leur volonté d’achever le processus de décolonisation ».

Le phénomène va bien au-delà des retournements de position habituels du discours réactionnaire. Une perspective décoloniale est ainsi défendue par les deux figures intellectuelles les plus en vue de la « nouvelle droite » européenne : Alain de Benoist et Alexandre Douguine. Dans le cas de de Benoist, il s’agit d’un changement majeur par rapport à ses allégeances colonialistes antérieures. Sensibilisé à la politique pendant la guerre d’Algérie, il a trouvé sa voie au sein des organisations de jeunes nationalistes blancs qui cherchaient à empêcher l’effondrement de l’empire français.

Après avoir loué la bravoure de l’OAS (l’Organisation de l’Armée Secrète était un groupe terroriste d’extrême-droite fermement opposé à l’indépendance algérienne, ndlr), il a consacré deux de ses premiers livres à la mise en œuvre du nationalisme blanc en Afrique du Sud et en Rhodésie, décrivant l’Afrique du Sud sous l’apartheid comme « le dernier bastion de l’Occident d’où nous venons ». Cependant, dans les années 1980, de Benoist a changé de cap. Après avoir adopté un imaginaire païen et abandonné les références explicites au nationalisme blanc, il a choisi d’orienter sa pensée vers la défense de la diversité culturelle.

Comme l’écrit Fanon, la décolonisation ne peut ni renoncer « au présent ni à l’avenir au profit d’un passé mystique », ni se fonder sur « les litanies stériles et le mimétisme nauséabond » d’une Europe avilie qui, à l’époque où il écrit, « oscille entre la désintégration atomique et spirituelle ».

Face aux assauts du multiculturalisme libéral et du consumérisme de masse, de Benoist soutient désormais que la nouvelle droite doit lutter pour défendre le « droit à la différence ». De là à revendiquer une parenté tardive avec le malheureux sort des nations du tiers-monde, il n’y a qu’un pas. « Sous l’égide des missionnaires, des armées et des marchands, l’occidentalisation de la planète a incarné un mouvement impérialiste nourri par le désir d’effacer toute altérité », écrivait-il avec Charles Champetier dans leur Manifeste pour une renaissance européenne (2012).

Les auteurs insistent sur le fait que la nouvelle droite « défend tous les groupes ethniques, et toutes les langues et cultures régionales menacés d’extinction » et « soutient les peuples qui luttent contre l’impérialisme occidental ». Aujourd’hui, la préservation des différences anthropologiques et le sentiment de fragilité des autochtones sont des thèmes récurrents dans l’extrême droite européenne. « Nous refusons de devenir les Indiens d’Europe », proclame le manifeste de Génération identitaire, un groupe de jeunes néofascistes.

Douguine, proche collaborateur d’Alain de Benoist, a intégré encore plus radicalement cet esprit décolonial dans sa vision du monde. Son système de pensée – qu’il appelle néo-eurasisme ou « quatrième théorie politique » – s’appuie sur une critique de l’eurocentrisme inspirée d’anthropologues tels que Lévi-Strauss. Selon lui, la Russie a beaucoup en commun avec le monde postcolonial : elle aussi est victime de la volonté d’assimilation inhérente au libéralisme occidental qui transforme un monde d’une grande diversité ontologique en une masse plate, homogène et départicularisée (on peut se reporter à la « matière humaine indifférenciée » de Renaud Camus ou à ce que Marine Le Pen a appelé « la bouillie sans saveur » du mondialisme).

Contrairement à ce programme universaliste, affirme Douguine, nous vivons dans un « plurivers » de civilisations distinctes, chacune évoluant à son propre rythme. « Il n’y a pas de processus historique unifié. Chaque peuple a son propre modèle historique qui évolue à un rythme différent et parfois dans des directions différentes ». Les parallèles avec l’école décoloniale de Mignolo et Anibal Quijano sont évidents. Chaque civilisation s’épanouit dans un cadre épistémologique unique, mais cette efflorescence a été freinée par « l’épistémè unitaire de la modernité » (les mots sont de Douguine, mais ils pourraient être de Mignolo).

La modernisation, l’occidentalisation et la colonisation sont « une série de synonymes » : chacune implique l’imposition d’un modèle de développement exogène à des civilisations plurielles. Le fait que les identités ethnonationales défendues par Douguine soient des artefacts de la production coloniale de la différence – les régimes raciaux par lesquels elle différencie, catégorise et organise l’exploitation et l’extraction – n’est pas envisagé. Pas plus d’ailleurs que le caractère moderne de nombreux mouvements anti-impérialistes qui cherchaient non pas à revenir à une culture traditionnelle, mais plutôt à refonder le système mondial. Comme l’écrit Fanon, la décolonisation ne peut ni renoncer « au présent ni à l’avenir au profit d’un passé mystique », ni se fonder sur « les litanies stériles et le mimétisme nauséabond » d’une Europe avilie qui, à l’époque où il écrit, « oscille entre la désintégration atomique et spirituelle ».

Douguine et de Benoist ne se laissent pas impressionner par de telles contradictions. « La quatrième théorie politique est devenue un slogan pour la décolonisation de la conscience politique », affirme Douguine, dont la première expression pratique est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y perçoit une lutte longtemps attendue pour la réunification de l’Eurasie, ancien monde panslave dépecé par les visées occidentales, mais aussi la première étape de ce qu’il appelle le « grand réveil », une bataille millénaire pour renverser l’ordre mondial libéral et inaugurer un monde multipolaire.

Douguine entrevoit une coalition de mouvements à travers le monde pour participer à cette bataille : « Les manifestants américains seront une aile et les populistes européens seront l’autre aile. La Russie en général sera la troisième ; elle sera une entité angélique avec de nombreuses ailes – une aile chinoise, une aile islamique, une aile pakistanaise, une aile chiite, une aile africaine et une aile latino-américaine ». Mais la guerre en Ukraine n’est-elle pas une guerre impériale, ou une guerre d’ « impérialismes concurrents », comme l’a formulé Liz Fekete ? Douguine serait d’accord. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une étape clé de sa « renaissance impériale ».

Mais comment peut-on parler simultanément de renaissance impériale et de décolonisation ? Ici, Douguine et de Benoist puisent largement chez Carl Schmitt. Dans ses écrits sur la géopolitique, Schmitt identifie dans la « puissance navale » des empires maritimes anglo-américains un type particulier de domination impériale – dispersée, déterritorialisée, fluctuante et financière. La puissance navale fait naître un empire dispersé dépourvu de cohérence territoriale, et génère un cadre spatial et juridique qui considère la surface de la terre comme une simple série de voies de circulation.

Cet impérialisme génère également sa propre épistémologie : « Le mode de pensée juridique qui se rapporte à un empire mondial géographiquement incohérent et dispersé sur la terre tend par nature vers une argumentation universaliste », écrit Schmitt. Sous le couvert d’universaux abstraits tels que les droits de l’homme, cet imperium « se mêle de tout ». Il s’agit d’une « idéologie pan-interventionniste », écrit-il, « et tout ceci sous couvert d’humanitarisme ».

À l’imperium déterritorialisé, Schmitt oppose un impérialisme territorial – et légitime. Il s’appuie sur ses concepts de Grossraum et de Reich : un Grossraum peut être compris comme un bloc civilisationnel, tandis que le Reich en est le centre spirituel, logistique et moral. Comme l’écrit Schmitt, « chaque Reich a un Grossraum où son idée politique rayonne et qui ne doit pas être confronté à des interventions étrangères ». Si l’imperium correspond à une « conception scientifique vide, neutre, mathématique et naturelle de l’espace », le Grossraum implique une conception « concrète » inséparable du peuple particulier qui l’occupe.

Cette notion territoriale de l’espace, écrit Schmitt, « est incompréhensible pour l’esprit du Juif ». Comme le proclame de Benoist : « La distinction fondamentale entre la terre et la mer, les puissances terrestres et maritimes, qui définissent la distinction entre la politique et le commerce, le solide et le liquide, l’espace et le réseau, la frontière et le fleuve, va reprendre de l’importance. L’Europe doit cesser de dépendre de la puissance navale des États-Unis et être solidaire de la logique continentale de la terre ». La terre est colonisée par l’eau, les régions centrales par les villes portuaires, l’autorité souveraine par les flux de capitaux transnationaux.

Dans les écrits récents de Douguine et de Benoist, la « colonisation » est une pratique déterritorialisée méprisable, tandis que l’ « impérialisme » est réservé à une forme d’expansion territoriale plus noble. 

Avec cette opposition entre l’imperium et le Grossraum, la pensée de Schmitt offre une perspective de réalignement significative : la construction d’un empire territorial devient compatible avec un certain sentiment anticolonial. Dans les écrits récents de Douguine et de Benoist, la « colonisation » est une pratique déterritorialisée méprisable, tandis que l’ « impérialisme » est réservé à une forme d’expansion territoriale plus noble. Le colonialisme en vient ainsi à signifier moins un phénomène de domination politique ou militaire qu’un « état d’asservissement intellectuel », pour reprendre les termes de Douguine, moins une question d’annexion territoriale qu’une forme d’assujettissement à des « modes de pensée coloniaux ».

C’est la « souveraineté » des esprits, des mots et des catégories qui est violée. Le colonialisme domine le monde en supprimant les identités : plus de femmes, seulement le « genre X » (pour reprendre la terminologie de Giorgia Meloni). Il est « ethnocidaire » par essence ; l’effacement culturel et le remplacement démographique sont ses principaux outils. Les colonisations militaires, administratives, politiques et impérialistes sont certes douloureuses pour les colonisés, nous dit Renaud Camus, mais elles ne sont rien à côté des colonisations démographiques qui touchent à l’être même des territoires conquis, transformant leurs âmes et leurs corps.

Avec cette nouvelle définition de la colonisation renvoyant à des schémas migratoires changeants (engendrés ni plus ni moins par la structure coloniale de l’économie mondiale), à des normes de genre en mutation et à une culture libérale homogénéisante, l’extrême droite se présente désormais comme la championne de la souveraineté populaire et de l’autodétermination des peuples. Elle peut également mettre en scène une lutte imaginaire contre les ravages du capital transnational. Pour ces théoriciens, décoloniser, c’est séparer un type de capitalisme d’un autre, une procédure bien établie au sein de la pensée d’extrême-droite.

Un capitalisme financier mondialiste, sans racines, parasitaire (pensé comme colonial) est distingué d’un capitalisme racial, national, industriel (pensé comme souverain, voire décolonial). Il va sans dire qu’une telle séparation est illusoire : les systèmes globaux d’accumulation du capital, avec leurs processus enchevêtrés de spéculation immatérielle et d’extraction de ressources, ne peuvent pas être découplés de cette manière. Mais séparer l’inséparable ne semble pas poser de problème à la pensée réactionnaire. En réalité, cette séparation apparaît même cruciale pour elle. En effet, une fois qu’une antinomie imaginaire a été construite, on peut en désavouer le côté détesté et, de cette manière, sembler maîtriser ses propres déchirures intérieures.

IA génératives : mort de l’art ou renouveau de la culture ?

© Jason Allen. Peinture conçue avec l’aide de l’application Midjourney et primée lors du concours d’art de la Colorado State Fair.

L’émergence d’IA génératives capables de créer un texte, une image ou un son à partir d’une simple requête a bousculé le monde de la culture. Elle a suscité beaucoup de réactions, dont la majorité est empreinte de fantasmes, de colère ou de confusion, certains déclarant même imminente la mort de l’art. À rebours de ce récit alarmiste, il est possible de défendre l’idée que les IA génératives participeraient à un véritable renouveau de la culture populaire, à condition de lutter contre leur appropriation par les industries culturelles ou l’industrie de la tech.

L’inquiétude des artistes face à l’IA 

Vent de panique international dans le monde de la culture : de nombreux artistes et organisations prennent publiquement position contre les intelligences artificielles dites « génératives » (abrégé GenIA), des nouvelles technologies qui permettent de composer textes, images ou audio grâce à une simple requête formulée en langage naturel [1].

Certains craignent d’être mis de côté par les industries culturelles et de perdre leur emploi, remplacés par des machines. C’est notamment l’un des objets d’une grève exceptionnelle qui a bloqué pendant plusieurs mois l’industrie du cinéma américain. Deux importants syndicats, la SAG-AFTRA (guilde des acteurs) et la WGA (guilde des scénaristes) se sont battus pour obtenir des studios une plus grande sécurité de l’emploi face à la menace grandissante de l’IA qui pourrait, dans un futur très proche, écrire ou mettre en scène des acteurs fictifs pour un prix dérisoire. Les grévistes ont reçu le soutien de nombreuses superstars hollywoodiennes, dont Meryl Streep et Leonardo DiCaprio [2].

D’autres s’indignent de ce que l’activiste et écrivaine Naomi Klein qualifie du « vol le plus important de l’histoire de l’humanité » [3] : l’utilisation par les entreprises d’IA de milliards d’œuvres, sans rétribution ni consentement de leurs auteurs. Les bots de ces entreprises arpentent Internet pour amasser images et textes, les utilisent comme matière brute afin d’entraîner leurs applications de GenIA [4], qui requièrent d’immenses quantités d’exemples pour apprendre à créer à leur tour. Les artistes Kelly McKernan, Sarah Andersen et Kayla Ortiz ont par ailleurs lancé une action légale contre Stability IA, Midjourney et DeviantArt pour violation du droit d’auteur.

Enfin, pour les plus pessimistes, la fin de l’art est proche, provoquée par le « grand remplacement » des artistes par les robots [5], la confiscation de la création par les machines. « Art is dead, dude. It’s over. A.I. won. Humans lost. » [L’art est mort, mec. C’est fini. L’IA a gagné. Les humains ont perdu 6], déclarait en 2022 au New York Times l’artiste Jason Allen, l’un des premiers à avoir remporté un prix d’art avec une image générée par IA.

Il est clair que les GenIA sont de nouvelles forces productives et que leur émergence pourrait transformer radicalement la production d’œuvres d’art.

Il est clair que les GenIA sont de nouvelles forces productives et que leur émergence pourrait transformer radicalement la production d’œuvres d’art, conduisant ainsi à modifier durablement les industries culturelles, le rôle social de l’artiste et les rapports de force dans la chaîne de production artistique. Toutefois, le monde de la culture et ses industries ne sont pas étrangers aux bouleversements liés à l’introduction de nouvelles technologies. Un cas présentant des similitudes avec l’émergence des GenIA est l’introduction d’outils numériques dans la production musicale à partir des années 1980. Ce qu’il s’est alors joué entre les artistes, le public, l’industrie musicale et l’industrie de la tech nous offre un cas d’étude pour analyser les transformations du présent.

En effet, avant les années 1980, produire un disque était cher et nécessitait des investissements conséquents. L’introduction, entre les années 1980 et 2010, d’outils numériques de conception musicale, ont entraîné une baisse drastique du prix de réalisation des albums. Cette tendance connut son point d’orgue avec l’arrivée de logiciels appelés « Digital Audio Workstations »(DAW) qui incluent le studio d’enregistrement dans son entièreté, instruments de musique compris. Un grand nombre de musiciens, amateurs et professionnels, ont alors pu produire des enregistrements de qualité depuis chez eux. Cette démocratisation de l’accès aux outils de production a entraîné une véritable révolution Do it yourself (DIY) dans le monde de la musique [7]. Elle a déstabilisé l’industrie musicale pendant des décennies : les studios d’enregistrement ont perdu leur place privilégiée dans le processus de production des disques, entraînant une crise dans le secteur suivie d’une dégradation des conditions de travail pour les ingénieurs du son, moins payés et contraints de faire plus d’heures pour des studios fragilisés [8]. Si l’industrie s’est restructurée autour du marketing et de la publicité, la création musicale s’est en revanche durablement décentralisée.

Le fantasme de la fin de l’art

Pour en revenir aux GenIA, penser qu’elles provoqueraient la fin de l’art est un fantasme. L’art est une forme d’expression entre des êtres doués de conscience. Les systèmes de GenIA n’ont pas de libre arbitre, contrairement à ce que le mot « intelligence » dans leur nom suggère. Ils ne sont qu’une série de nouveaux outils, à disposition de l’artiste pour exprimer ses intentions.

Le photographe Boris Eldagsen, qui a fait scandale en remportant cette année le prestigieux prix Sony World Photography Awards avec une image générée par IA, décrit ainsi son travail : «[c’est] une interaction complexe […] qui puise dans la richesse de [mes] connaissances en photographie […] [Travailler avec l’IA] ça n’est pas juste appuyer sur un bouton – et c’est fini. Il s’agit d’explorer la complexité du processus, en commençant par affiner des prompts, puis en développant un workflow complexe, et mélangeant des plateformes et des techniques variées. Plus vous créez un tel workflow et définissez des paramètres, plus votre apport créatif devient déterminant » [9]. Un journaliste du magazine WIRED, quant à lui, explique qu’il n’est « pas rare pour une image marquante de nécessiter 50 étapes » [10].

La photographie primée de Boris Eldagsen, conçue avec l’aide d’une IA.

Pas la fin de l’art donc, mais peut-être une nouvelle révolution Do it yourself (DIY) qui affecterait cette fois-ci tous les champs de la création culturelle. Le fondateur de l’entreprise qui distribue le DAW FruityLoops explique le succès de ce logiciel par le fait qu’un utilisateur peut être « opérationnel en quelques secondes » et qu’il est « presque impossible de créer quelque chose qui ne sonne pas » [11]. Les GenIA sont également des outils d’une incroyable accessibilité. Elles permettent à n’importe qui de créer des œuvres d’art, sans avoir à posséder toute une infrastructure de production, sans avoir les compétences techniques pour l’opérer, sans même avoir de compétences artistiques. De plus, il suffit pour les utiliser de posséder un simple téléphone ou ordinateur [12].

C’est précisément dans les champs artistiques qui requièrent des infrastructures de production très lourdes et des budgets conséquents, comme le cinéma et le jeu vidéo, que le changement pourrait être le plus profond. Des startups imaginent déjà comment les GenIA pourraient radicalement démocratiser la production de films en automatisant certaines opérations très coûteuses, et en permettant de tester rapidement différents choix artistiques [13]. En réduisant drastiquement le coût d’entrée dans l’industrie du cinéma, les GenIA pourraient permettre l’émergence de nombreux studios indépendants. À terme, elles pourraient même permettre à des amateurs de produire des films entiers, avec acteurs, décors, mouvements de caméras et effets spéciaux, seuls et depuis leur chambre.

Le potentiel radical des GenIA

Les GenIA, tout comme les DAW, permettent en réalité la numérisation d’une partie des compétences du monde de la culture, sous la forme de machines immatérielles qui peuvent produire plus rapidement, en quantité infinie et pour un coût bien moindre [14]. C’est une nouvelle occurrence de l’automatisation de la production industrielle, un phénomène ancien et intrinsèque au capitalisme qui a déjà touché de nombreux autres secteurs de l’économie. Marx, dans son Fragment sur les machines, décrivait en 1857 comment la quête incessante de productivité menait logiquement à la conception de machines qui intègrent le savoir-faire des travailleurs afin de déplacer ces derniers en périphérie du processus de production, remplaçant ainsi le travail par le capital.

À l’aune de la révolution du numérique, cette théorie a connu un regain d’intérêt grâce à des intellectuels comme Mark Fisher, Jeremy Rifkin, ou encore Paul Mason. Ces derniers postulent généralement que le chômage systémique et la surabondance des biens pourraient créer les conditions d’une émancipation du capitalisme, à condition de découpler le salaire du travail et de transformer les rapports de propriété [15]. En appliquant cette théorie au domaine de la culture, on peut envisager que les GenIA soient en réalité porteuses d’un potentiel radical : celui d’extraire la production culturelle des relations d’échange capitalistes. La posture à adopter face à ces nouvelles technologies serait alors de prendre une part active dans leur développement, afin de s’assurer qu’elles deviennent un bien commun, et profitent ainsi à l’ensemble de la société et non aux seules industries.

On peut envisager que les GenIA soient en réalité porteuses d’un potentiel radical : celui d’extraire la production culturelle des relations d’échange capitalistes.

C’est d’ailleurs le projet de fondations telles qu’EleutherAI ou Mozilla.ai qui développent des GenIA libres, c’est-à-dire qui puissent être inspectées, utilisées, modifiées et redistribuées gratuitement et par n’importe qui. Mozilla, la fondation derrière Firefox, a ainsi annoncé sur son blog la création de Mozilla.ai en début 2023 en déclarant : « Nous croyons que [les gens qui désirent faire les choses autrement], s’ils travaillent collectivement, peuvent créer un écosystème d’IA indépendant,décentralisé et fiable – véritable contrepoids au statu quo [des géants de la tech] » [16].

Cependant, ce potentiel révolutionnaire doit être considéré avec prudence : toutes les GenIA disponibles, y compris certaines présentées comme « libres », restent sous le contrôle d’entreprises telles que Facebook, Microsoft ou Google [17]. Le danger d’un récit qui présente les GenIA comme « outils révolutionnaires capables de démocratiser la création » est qu’il renforce l’image de « disrupteurs bienveillants » dont se parent les géants de la tech. Ces derniers ont une longue histoire d’appropriation des utopies imaginées par les pionniers de la contre-culture du numérique. Paul Mason, cité plus haut, était par exemple invité aux bureaux de Google à Londres en 2015 pour une présentation publique de son livre PostCapitalism, ensuite diffusée sur la chaîne YouTube « Talks at Google ».

Les déclarations de mission de ces entreprises sont, en outre, révélatrices d’une stratégie de communication consistant à faire croire au grand public qu’elles sont une force émancipatrice pour l’humanité. Ainsi, Meta (maison mère de Facebook) déclare sur son site web que sa mission est de « donner à chacun et chacune la possibilité de construire une communauté et de rapprocher le monde ». De son côté, au cours des années 2000, Google clamait son slogan « Don’t be evil », tout en développant une gigantesque entreprise d’extraction de données privées. Une analyse poussée des GenIA ne peut faire l’économie d’une distinction entre ce qui relève d’un véritable projet révolutionnaire et d’une stratégie publicitaire.

Une lutte de pouvoir, qui s’empare des GenIA ?

S‘il est vrai que les technologies ont le pouvoir de transformer la société, la société imprime réciproquement ses relations de domination et ses valeurs sur les technologies. Le débat sur l’impact des GenIA fait souvent l’impasse sur cette réciproque, en n’étudiant ni les acteurs qui dominent le présent ni les rapports de force économiques, sociaux et politiques qui le traversent. Pour saisir dans leur entièreté les enjeux liés aux GenIA, il faut donc interroger les positions des industries culturelles, de l’industrie de la tech et des artistes vis-à-vis de ces nouvelles technologies.

Le business model des géants de la tech consiste à capter l’attention du public afin de la vendre sous forme d’emplacements publicitaires ultra-ciblés [18]. Dans ces conditions, même si les GenIA provoquaient une explosion de productions indépendantes, sous le régime des géants de la tech ces productions seraient oblitérées par celles d’industries culturelles qui bénéficient d’importants budgets leur permettant d’acheter l’attention du public. C’est ce que le précédent de l’industrie musicale semble indiquer.

S‘il est vrai que les technologies ont le pouvoir de transformer la société, la société imprime réciproquement ses relations de domination et ses valeurs sur les technologies.

En démocratisant la production d’œuvres, les GenIA nous feront probablement entrer dans une nouvelle ère de créativité. Si dans le même temps, la société pouvait se libérer des réseaux sociaux publicitaires et de leur logique de compétition pour la visibilité [19], un nouveau rôle pourrait émerger pour les artistes. Puisque le nombre d’œuvres de qualité équivalente créées grâce aux GenIA serait infini, aucun créateur ne pourrait se démarquer. Il ne s’agirait donc plus de créer, pour être célèbre, vu, lu ou entendu par le plus grand nombre. Il s’agirait avant tout de créer pour sa communauté ou pour son plaisir personnel. Ce pourrait être le début d’une réappropriation de la culture comme instrument de structuration du collectif au lieu d’être, comme elle l’est souvent aujourd’hui, le résultat d’une compétition féroce dans un marché mondial de l’attention qui vante le génie et le mérite individuel.

Comme le remarque David Holz, le créateur de l’application de génération d’images Midjourney, cette vision est déjà partiellement en train de se réaliser. D’après lui, « une immense portion de l’usage [de Midjourney] consiste essentiellement en de l’art-thérapie » [20]. De nombreux utilisateurs se servent de la plateforme à des fins de divertissement comme on peindrait en amateur pendant son temps libre. D’autres s’en servent pour créer des images à usage personnel permettant de matérialiser une pensée profonde, un rêve ou un questionnement, et fonctionnant ainsi comme une forme de soin. Un journaliste rapporte, par exemple, avoir vu des images générées pour représenter le « paradis des animaux », en réponse à la mort d’un animal domestique [21].

Les industries culturelles, quant à elles, s’accrochent à leurs parts de marché, souvent soutenus par les artistes eux-mêmes. L’arrivée des GenIA a ainsi démarré un nouveau mouvement pour la défense des « droits d’auteurs » [22], un outil légal dont le nom suggère qu’il a été inventé dans un esprit de protection des créateurs, attirant donc une sympathie immédiate pour ce qui apparaît comme un instrument au service de la culture. La réalité est en fait à nuancer, les droits d’auteur ont permis, dès le XVIIIe siècle, à de riches éditeurs de l’industrie du livre de criminaliser l’impression de copies moins chères par des maisons d’édition plus petites [23]. Ils sont aussi régulièrement utilisés pour attaquer des organisations qui œuvrent pour la préservation et la dissémination de la culture, comme aux États-Unis, où l’industrie du livre attaque des bibliothèques en justice pour tenter de les empêcher de prêter des copies de livres numériques [24] ; ou encore par l’industrie du disque, pour stopper l’effort de l’ONG The Internet Archive d’archiver des disques 78 tours du début du XXe siècle qui sont autrement voués à disparaître [25].

Produire de l’art est aujourd’hui encore un privilège. Les artistes professionnels sont en écrasante majorité issus des classes supérieures qui seules possèdent un capital culturel, social et économique suffisant pour soutenir la précarité choisie de la vie d’artiste [26]. Les GenIA ont la capacité de décentraliser les outils de production artistique, permettant à chacun de raconter son histoire et de construire une grammaire artistique originale, moins dépendante des usages et des cahiers des charges des industries. Elles portent en elles la possibilité de faire passer notre société d’un modèle de culture commodifiée et verticale, dans lequel artistes et industries culturelles produisent des récits que le public consomme passivement, à un modèle horizontal, plus égalitaire, et dans lequel la frontière entre artiste et public serait devenue plus poreuse.

Le penseur et activiste Noam Chomsky affirmait dans un entretien en 2003 : « un marteau peut être utilisé [pour torturer quelqu’un] mais le [même] marteau peut être aussi utilisé pour construire des maisons » [27]. À contre-courant des oracles catastrophistes sur l’émergence des GenIA – « explosion de fake news », « chômage des artistes », « piratage des œuvres »– il n’est pas inutile de défendre une position moins tranchée, à condition de mener de nouveaux combats et d’en réinvestir d’anciens, pour l’implémentation de GenIA libres et gérées comme des communs, pour la liberté de la culture et pour la liberté des moyens de communication qui permettent de la partager.

Références

[1] Exemples de ces outils : Midjourney ou ChatGPT.

[2] Gbadamassi, Falila. “Meryl Streep, George Clooney et Leonardo DiCaprio : Les superstars ne sont pas sur les piquets de grève à Holliwood” Franceinfo, 4 août 2023, www.francetvinfo.fr/culture/cinema/meryl-streep-george-clooney-et-leonardo-dicaprio-les-superstars-ne-sont-pas-sur-les-piquets-de-greve-a-hollywood-mais-mettent-la-main-a-la-poche_5982314.html.

Avec Agences, Franceinfo Culture. “Hollywood : manifestation de stars qui soutiennent la grève des acteurs sur Times Square à New York.” Franceinfo, 26 juillet 2023, www.francetvinfo.fr/culture/cinema/hollywood-manifestation-de-stars-qui-soutiennent-la-greve-des-acteurs-sur-times-square-a-new-york_5972342.html.

[3] Klein, Naomi. “AI Machines Aren’t ‘Hallucinating’. But Their Makers Are.” The Guardian, 21 Aug. 2023, www.theguardian.com/commentisfree/2023/may/08/ai-machines-hallucinating-naomi-klein.

[4] Ces applications sont constituées de plusieurs parties qui jouent des rôles différents : le code informatique, les données, les modèles … Tout au long de cet article nous utiliserons néanmoins le terme « GenIA » pour qualifier l‘ensemble de ces parties.

[5] Guerrin, Michel. “« Avec l’intelligence artificielle, la peur du grand remplacement agite la musique et les arts visuels ».” Le Monde, 21 avril 2023, www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/21/avec-l-intelligence-artificielle-la-peur-du-grand-remplacement-agite-la-musique-et-les-arts-visuels_6170394_3232.html.

[6] Roose, Kevin. “AI-Generated Art Won a Prize. Artists Aren’t Happy.” The New York Times, 2 Sept. 2022, www.nytimes.com/2022/09/02/technology/ai-artificial-intelligence-artists.html.

[7] Prior, Nick. “New Amateurs Revisited.” Routledge Handbook of Cultural Sociology, 2018, https://doi.org/10.4324/9781315267784-37.

[8] Leyshon, Andrew. “The Software Slump?: Digital Music, the Democratisation of Technology, and the Decline of the Recording Studio Sector Within the Musical Economy.” Environment and Planning A, vol. 41, no. 6, SAGE Publishing, June 2009, pp. 1309–31. https://doi.org/10.1068/a40352.

[9] Boris, and Boris. “Sony World Photography Awards 2023 | Boris Eldagsen.” Boris Eldagsen, Apr. 2023, www.eldagsen.com/sony-world-photography-awards-2023.

[10] Kelly, Kevin. “What AI-Generated Art Really Means for Human Creativity.” WIRED, 17 Nov. 2022, www.wired.com/story/picture-limitless-creativity-ai-image-generators.

[11] Weiss, Dan. “The Unlikely Rise of FL Studio, the Internet’s Favorite Production Software.” VICE, 12 Oct. 2016, www.vice.com/en/article/3de5a9/fl-studio-soulja-boy-porter-robinson-madeon-feature.

[12] Pour l’instant, pour générer des œuvres entièrement localement (sans utiliser de serveur) il faut aussi un GPU.

[13] Beckett, Lois. “‘Those Who Hate AI Are Insecure’: Inside Hollywood’s Battle Over Artificial Intelligence.” The Guardian, 26 May 2023, www.theguardian.com/us-news/2023/may/26/hollywood-writers-strike-artificial-intelligence.

[14] D’après cette étude, il semblerait même que les émissions de CO2 d’une GenIA soient de 130 à 1500 fois plus faibles que celles d’un humain pour l’écriture d’un texte, et de 310 à 2900 fois plus faible pour la création d’une image. Tomlinson, Bill. “The Carbon Emissions of Writing and Illustrating Are Lower for AI than for Humans.” arXiv.org, March 8, 2023. https://arxiv.org/abs/2303.06219.

[15] Cette ligne de pensée avait d’ailleurs inspiré la campagne présidentielle de Benoît Hamon (PS) en 2017, qui avait proposé de répondre aux enjeux de l’automatisation avec des mesures comme la « taxe sur les robots ».

[16] Surman, Mark. “Introducing Mozilla.Ai: Investing in Trustworthy AI.” The Mozilla Blog, August 1, 2023. https://blog.mozilla.org/en/mozilla/introducing-mozilla-ai-investing-in-trustworthy-ai/.

[17] Widder, David Gray, Sarah Myers West, and Meredith Whittaker. “Open (For Business): Big Tech, Concentrated Power, and the Political Economy of Open AI.” Social Science Research Network, January 1, 2023. https://doi.org/10.2139/ssrn.4543807.

[18] En réalité, le business model des géants de la tech dépasse bien largement la seule publicité, comme expliqué par Shoshana Zuboff dans son incontournable livre sur le capitalisme de surveillance. Zuboff, Shoshana. “The Age of Surveillance Capitalism.” Routledge eBooks, 2023, pp. 203–13. https://doi.org/10.4324/9781003320609-27.

[19] Suite à de nombreux scandales, notamment des cas d’ingérence lors d’élections démocratiques (comme dans l’affaire Cambridge Analytica), les États commencent enfin à réguler à grande échelle ces acteurs [19]. En tant qu’utilisateurs, il est possible de recourir à des alternatives solides, qui existent déjà, pour déserter les réseaux sociaux publicitaires. On pourrait citer par exemple Mastodon (https://joinmastodon.org/fr), un réseau social non publicitaire, ouvert et décentralisé. Quant à tous ces outils gratuits de Google et Microsoft qui extraient nos données, il existe de nombreuses alternatives libres (https://degooglisons-internet.org/fr/).

[20] Kelly, Kevin. “What AI-Generated Art Really Means for Human Creativity.” WIRED, 17 Nov. 2022, www.wired.com/story/picture-limitless-creativity-ai-image-generators.

[21] Ibid.

[22] Frenkel, Sheera, and Stuart A. Thompson. “Data Revolts Break Out Against A.I.” The New York Times, 15 July 2023, www.nytimes.com/2023/07/15/technology/artificial-intelligence-models-chat-data.html.

Belanger, Ashley. “Sarah Silverman Sues OpenAI, Meta for Being ‘Industrial-strength Plagiarists.’” Ars Technica, 10 July 2023, arstechnica.com/information-technology/2023/07/book-authors-sue-openai-and-meta-over-text-used-to-train-ai

[23] Rose, Mark. “The Author as Proprietor: Donaldson V. Becket and the Genealogy of Modern Authorship.” Representations, vol. 23, University of California Press, Jan. 1988, pp. 51–85. https://doi.org/10.2307/2928566.

Waldron, Jeremy. “From authors to copiers: individual rights and social values in intellectual property.” Chi.-Kent L. Rev. 68 (1992): 841.

[24] Masnick, Mike. “Book Publishers Won’t Stop Until Libraries Are Dead.” Techdirt, 22 Mar. 2023, www.techdirt.com/2023/03/22/book-publishers-wont-stop-until-libraries-are-dead.

[25] Masnick, Mike. “RIAA Piles on in the Effort to Kill the World’s Greatest Library: Sues Internet Archive for Making It Possible to Hear Old 78s.” Techdirt, 14 Aug. 2023, www.techdirt.com/2023/08/14/riaa-piles-on-in-the-effort-to-kill-the-worlds-greatest-library-sues-internet-archive-for-making-it-possible-to-hear-old-78s.

[26] Piquemal, Sébastien. “L’art nous empêche de construire un monde meilleur.” Mediapart, 7 Dec. 2022, https://blogs.mediapart.fr/sebastien-piquemal/blog/051222/l-art-nous-empeche-de-construire-un-monde-meilleur.

[27] The Dominion and the Intellectuals, Noam Chomsky Interviewed by Antosofia. https://chomsky.info/2003____.

Aux origines du mythe du « grand remplacement » – Entretien avec Hervé Le Bras

© Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

L’expression grand remplacement s’est imposée de façon inédite dans les débats politiques et médiatiques tout au long de la dernière campagne présidentielle. Pourtant, l’invasion de la France par les étrangers est une peur ancienne, contre tout fondement historique et scientifique. Dans son dernier livre Il n’y a pas de grand remplacement, le démographe Hervé Le Bras revient sur la genèse de cette expression et met en lumière sa faiblesse théorique, au service d’une idéologie xénophobe et anti-républicaine. Faits et données à l’appui, l’auteur démontre les incohérences de cette prophétie et sa vocation à falsifier le réel. Une invitation à se méfier des « slogans » et à se prévaloir de la « contagion de l’évidence ».

LVSL – Dans votre ouvrage, vous faites référence à l’écrivain Renaud Camus qui a introduit la notion de « grand remplacement » dans un livre publié en 2010. Cette notion a été diffusée et imposée dans le débat public par des personnalités d’extrême-droite comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella. Mais en février dernier, Valérie Pécresse, la candidate du parti Les Républicains, la prend également à son compte lors de son grand rassemblement au Zénith de Paris – avant de se rétracter. Peut-on parler d’une banalisation de la notion de « grand remplacement » ?

H. L.-B. – Ce phénomène n’est pas vraiment inédit car lors du premier débat de la primaire de la droite, les cinq candidats s’étaient prononcés sur cette question. Valérie Pécresse avait d’ailleurs été la plus prudente, en disant que le « grand remplacement » constituait un risque contre lequel il fallait lutter. Puis, effectivement, dans sa marche vers le rassemblement de la droite, elle a dépassé l’extrême-droite représentée par Marine Le Pen. D’ailleurs, vous citez Jordan Bardella à juste titre, mais notez que Marine Le Pen, elle, s’est toujours opposée à l’emploi de la notion de « grand remplacement ». Désormais, dans son discours sur le sujet, Valérie Pécresse est plus à droite que Marine Le Pen.

« Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. »

Cela fait partie de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen pour conquérir l’électorat de droite. Pour Éric Zemmour, et semble-t-il pour Valérie Pécresse, la question de la préférence nationale touche tous les immigrés. Or, vous savez que sur l’ensemble des 6,8 millions de référencés immigrés actuels en France, 38% sont français. Marine Le Pen ne souhaite pas appliquer la préférence nationale à ces derniers, tandis qu’Éric Zemmour ne fait pas de différence entre les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants et que la candidate des Républicains porte un discours peu clair. Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. 

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Quelle différence historique observez-vous entre le traitement de la question migratoire par la droite et l’extrême-droite ? Elles n’ont pas toujours eu le même niveau de radicalité…

H. L.-B. – Tout à fait, c’est une très longue histoire. Les droites libérale et ultra-libérale sont en faveur de l’immigration et de l’ouverture des frontières, sous prétexte que cela favorise l’économie. L’école de Chicago – qui est considérée comme la partie la plus ultra-libérale de la droite – la défendait, tout en refusant de reconnaître le droit aux prestations sociales pour les immigrés.

L’extrême-droite, quant à elle, est historiquement opposée à l’immigration, même s’il y a eu des allers-retours depuis le début du XXe siècle. Parfois même, la gauche s’est opposée à l’immigration. On se souvient de la célèbre affaire de Vitry-sur-Seine en 1980 – un maire communiste y avait endommagé un foyer de travailleurs maliens – et les réactions qu’elle avait suscitées dans le champ politique et médiatique.

Au fond, c’est très difficile de sectoriser la question des immigrés et de ne l’associer qu’à l’extrême-droite. Prenez le cas de Manuel Valls, l’ancien ministre socialiste qui a souvent eu des propos anti-immigration. Souvenez-vous de sa phrase lors d’une visite dans le marché d’Évry : « Il n’y a pas beaucoup de blancs ici ».

« Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. »

LVSL – Vous évoquez le traitement de l’immigration par la gauche. Mises à part ces quelques saillies, comment la gauche s’occupe-t-elle et s’est-elle historiquement occupée de la question de l’immigration ?

H. L.-B. – C’est également une très longue histoire. Dans mon ouvrage, je m’occupe assez peu des questions d’idéologie, et reste factuel. J’étudie ce qu’en mécanique quantique on appelle « l’observable ». Je travaille donc avec des données d’observation, comme par exemple les résultats des partis politiques aux élections ou la proportion d’immigrés commune par commune. Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques, et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. Les régularisations ont beaucoup augmenté sous Jacques Chirac, elles sont restées au même niveau sous Nicolas Sarkozy – environ 30 000 – et sous François Hollande.

On observe donc deux phénomènes paradoxalement détachés. Il y a la réalité de l’immigration, qui est évidemment liée aux événements extérieurs, et il y a l’état de l’économie, qui est peut-être le paramètre le plus fortement corrélé aux évolutions de l’immigration, sur le long terme. L’immigration représente un avantage, non seulement car on manque d’ouvriers, d’employés, d’ingénieurs, de médecins, mais aussi car ce sont des personnes plus faibles qui arrivent sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1960 et 1970, on est allés recruter, non pas à Alger ou à Casablanca mais au sud de l’Algérie et du Maroc. Cela permettait d’éviter que les travailleurs se syndiquent trop vite et qu’ils aient trop de revendications. Il faut bien voir l’attitude très particulière du patronat vis-à-vis de l’immigration.

Couverture du livre « Il n’y a pas de grand remplacement » paru aux éditions Grasset

LVSL – Pour en revenir au « grand remplacement », tel que décrit par la droite et l’extrême-droite, vous expliquez que nous n’avons pas toujours utilisé cette expression…

H. L.-B. – Je pars de l’idée, défendue par Renaud Camus, selon laquelle on ne peut pas définir « le grand remplacement » car c’est une évidence. Mais vous avez raison de souligner que cette « évidence » est tout à fait récente. Pour moi, elle s’est fabriquée comme un slogan. Je me suis donc demandé comment un slogan apparaît. Pour y répondre, je m’appuie sur le livre du philosophe et linguiste Jean-Pierre Faye, intitulé Langages totalitaires. L’auteur essaie de comprendre comment le terme national-socialisme est apparu dans l’Allemagne des années 1930. Il montre que ce terme n’existe pas dès le départ, mais qu’il apparaît après une longue gestation. Il est le fait, à la fois d’oppositions et de rapprochements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Le collage de ces deux termes – nationalisme et socialisme –, ce qui est tout à fait paradoxal, devient terriblement efficace, au détriment, d’ailleurs, de la gauche et de l’extrême-gauche.

Ma démarche a été la même avec la notion de « grand remplacement », qui a certes été introduite par Renaud Camus en 2010, mais qui s’est imposée dans le discours politique seulement vers 2015, à la suite d’une série d’événements. Ce que j’ai essayé de comprendre, en m’inspirant de Jean-Pierre Faye, c’est ce qui avait conduit à cette peur de l’invasion, qui est une vieille tradition française. Je suis donc remonté à la défaite de 1870. Jusque-là, la France était le pays le plus fort de l’Europe. Puis elle a été battue en quelques semaines par la Prusse de Bismarck, ce qui a été un choc très profond.

Couverture du livre « Le Grand Remplacement » de Renaud Camus

À ce moment-là, on a commencé à expliquer la défaite française par le fait que la fécondité en France était beaucoup plus faible que la moyenne européenne. Pour donner quelques chiffres, en 1800, il y avait trente millions de Français et dix millions d’Anglais. Un siècle plus tard, il y avait quarante millions de Français (une petite hausse, donc) et quarante millions d’Anglais. À l’époque s’impose l’idée que la guerre est avant tout l’affrontement de masses d’hommes. Cette idée, très ancienne en France – elle remonte à Valmy – reste très présente dans l’esprit français.

« Après la défaite de 1870, la notion d’invasion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. »

À la fin du XIXe siècle, cela devient encore plus criant. Non seulement on explique la défaite de 1870 par le déséquilibre des effectifs, mais on commence également à parler d’invasion. Cette notion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. 

Ce thème de l’invasion est transporté exactement dans les mêmes termes, après l’indépendance de l’Algérie. À partir de 1965, la fécondité commence à baisser en France – elle ne reprendra que dans les années 1990 – et il y a donc un fort contraste, cette fois-ci, entre la France et le Maghreb. Mais l’invasion professée par Jean-Marie Le Pen n’a pas lieu. On voit d’ailleurs, au début des années 2000, quand Marine Le Pen gagne en visibilité, qu’elle remplace le terme invasion par le terme submersion. Ce dernier ne rencontrant pas un immense succès, le « grand remplacement » va arriver pour combler le vide.

Une des personnes importantes dans la genèse de l’expression grand remplacement est Jean Raspail qui parle de « grandes migrations » dans son roman de 1973. C’est également lui qui organise le numéro de 1985 du Figaro magazine intitulé « Serons-nous français dans trente ans ? ». Enfin, dans son roman, Renaud Camus le cite élogieusement comme l’un des trois prophètes de son temps.

Le mot remplacement, quant à lui, est utilisé en 1988, dans une étude des Nations unies réalisée pour le compte de la commission des Affaires sociales du Parlement européen intitulée « Migration de remplacement ». Mais ce remplacement n’a rien à voir avec celui de Renaud Camus. C’est un terme scientifique utilisé depuis longtemps par les démographes. En démographie, la fécondité de remplacement est la fécondité qui permet à la population de se maintenir à son niveau. Plus généralement, on entend par là toutes les techniques qui permettent à la population de ne pas décroître. Dans cette étude-là, comme la fécondité baissait dans à peu près tous les pays développés, l’auteur se pose la question suivante : combien faudrait-il de migrations pour empêcher la population de diminuer ? Pour la France, qui garde tout de même un niveau de fécondité assez élevé, les chiffres n’ont rien d’affolant.

L’auteur se pose une autre question très intéressante et qui, au fond, va contre l’idée de migration : combien faudrait-il de migrations pour qu’il n’y ait pas de vieillissement de la population ? Ce que montre le rapport, c’est qu’il faudrait des volumes gigantesques de migration si l’on souhaite empêcher le vieillissement. Pour la France par exemple, il faudrait environ un million de migrants en plus par an. Il montre ainsi que la migration n’est pas une recette contre le vieillissement de la population.

Brutalement, en 2015, le Front national découvre le rapport et Marine Le Pen s’en sert dans plusieurs déclarations, en faisant fi de toutes les études techniques, pour démontrer que les Nations unies ont imposé la notion de grand remplacement. Puis cet argument se solidifie et tout le monde lui emboîte le pas à droite et à l’extrême-droite. Dans ce contexte de grande crise migratoire, le moment est idéal pour retirer Renaud Camus de son placard : c’est la fortune du slogan « grand remplacement ».

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Une fois implantée dans le discours politique à droite, peut-on dire que la notion « grand remplacement » a véritablement prospéré dans le débat public du fait – entre autres – d’un positionnement d’une certaine gauche à rebours des opinions réticentes à l’égard de l’immigration qui dominent ?

H. L.-B. – Je pense que cela joue peu car, au fond, ce qui s’est joué, c’est un positionnement de l’extrême-droite non pas vis-à-vis de la gauche mais de la droite. C’est sa ligne de mire, car c’est là qu’il y a potentiellement des troupes à venir. La gauche ne constitue pas un repoussoir, déjà parce qu’elle est très faible, et ensuite parce qu’elle est elle-même très divisée sur cette question : une partie de la gauche sociale-démocrate souhaite un renforcement des contrôles aux frontières et une autre, à l’extrême-gauche, porte un discours universaliste, en faveur de l’ouverture des frontières.

Au fond, le « grand remplacement » a permis à l’extrême-droite de changer la manière de présenter le problème de la migration. Dans mon livre, je montre que la manière ancienne de dénoncer l’immigration, celle de Raspail et du numéro du Figaro magazine, c’est le discours anti-allemand, la peur de l’étranger, l’attention portée à la fécondité… L’astuce du « grand remplacement » – incarnée par Éric Zemmour pendant cette campagne – c’est d’inverser ce processus. C’est de dire : « Il va y avoir un grand remplacement ».

Le « grand remplacement » est posé comme une évidence, que l’on peut expliquer en remontant en arrière (les grandes migrations passées) et en pointant du doigt la complaisance des élites. Commencer par l’évidence du « grand remplacement » permet de modifier complètement la rhéthorique. Très clairement, que ce soit Éric Zemmour ou Renaud Camus, ils se moquent des chiffres de population. Il y a une contagion de l’évidence. À ce jeu, il ne nous reste plus qu’à « ouvrir les yeux », à « garder les yeux ouverts ». Dès lors, la science n’a plus aucune importance…

LVSL – Finalement, diriez-vous que la théorie du « grand remplacement » s’appuie sur une démarche anti-scientifique ?

H. L.-B. – À ce sujet, je peux vous parler de l’expérience que j’ai menée dans le cadre de mon livre. Renaud Camus avait raconté avoir vu à la télévision un certain Monsieur Millet, lequel avait déclaré s’être retrouvé un soir, à dix-huit heures, station Châtelet à Paris et avoir constaté qu’il était le seul homme blanc sur le quai. Vous conviendrez que l’usage de cette simple observation pour nourrir la thèse du « grand remplacement » est assez peu scientifique. De plus, on apprend dans un autre de ses livres que ce Monsieur Millet est un ami de Renaud Camus…

Je suis donc allé, moi aussi, à dix-huit heures à la station Châtelet. C’est ce que l’on fait quand on est scientifique : on répète les expériences. J’ai compté qu’en moyenne, sur les vingt quais visités, 25% des personnes étaient non blanches. Ma conclusion n’est pas que Monsieur Millet a tort – car mon calcul n’était pas plus représentatif et fiable que le sien – mais que voir ne suffit pas pour connaître, puisque chacun peut voir des choses différentes.

« Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. »

C’est pour cela qu’on répète les expériences. La science avance lorsqu’il y a un accord général sur la partie de vérité à laquelle on accède. Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il dit beaucoup de la nature de l’extrême-droite. Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite, c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. Si vous donnez un cas général, on vous oppose un cas individuel. Or, la science moderne – qui nait de la révolution scientifique au XVIIe siècle – repose sur l’idée que l’on peut déduire la même chose d’une observation, qu’un consensus scientifique est possible par la confrontation des points de vue et l’examen critique de faits observés et répétés.

Mais je crois que cette caractéristique de l’extrême-droite va plus loin encore. Elle montre la conception que cette droite a du peuple. Le peuple est homogène, donc si vous prenez au hasard un membre du peuple, il suffit à représenter le peuple entier. C’est la raison pour laquelle, dès qu’il y a le moindre risque d’hétérogénéité, il faut l’exclure. Jan-Werner Muller parle à ce titre d’anti-pluralisme.

LVSL – Vous semblez dire que ces figures d’extrême-droite, à commencer par Renaud Camus se fichent des statistiques. Pourtant, Éric Zemmour n’a de cesse de s’appuyer sur le chiffre de 400 000 personnes arrivant chaque année sur le territoire national. Que pouvez-vous dire de ce chiffre ?

H. L.-B. – L’argument utilisé par Éric Zemmour, mais aussi par Didier Leschi – pour vous montrer que le « grand remplacement » n’est pas uniquement une obsession de l’extrême-droite – est qu’en 2019, 270 000 titres de séjour ont été accordés et 130 000 demandes d’asile formulées, soient un total d’environ 400 000 entrées. Or, le plus important n’est pas le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, mais l’évolution de la population immigrée, c’est-à-dire la population qui arrive pour séjourner en France. Là aussi, il faut être attentif aux différentes durées de séjour. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, un tiers des entrées sont le fait d’étudiants dont 40% rentrent chez eux moins d’un an après avoir obtenu leur titre de séjour. Voilà un exemple très clair d’entrée-sortie.

Pour cela, l’INSEE mène des enquêtes de recensement. Neuf millions de personnes sont interrogées de façon aléatoire chaque année. Cela permet de connaître, au premier janvier, la composition exacte de la population et de décompter. On s’aperçoit ainsi qu’en moyenne, 50 000 immigrés meurent chaque année. Entre les entrées, les sorties et les décès, la moyenne annuelle est de 120 000 migrants entre 2006 et 2020. Nous sommes bien loin des 400 000 annoncés…

Créolisation : d’Édouard Glissant à Jean-Luc Mélenchon

« Créolisation » : le mot est entré dans le débat public. Emprunté par Jean-Luc Mélenchon au poète martiniquais Édouard Glissant et mobilisé notamment lors de son face à face avec Éric Zemmour, il paraît néanmoins difficilement audible. La faute, certes à la progression médiatique des grilles de lecture de l’extrême droite, mais aussi à la nature de l’héritage glissantien. La créolisation n’a en effet pas vocation à être une politique, elle désigne à l’inverse une utopie réalisable et un processus inarrêtable. « Et que la Caraïbe créole parle au monde qui se créolise » suggère Édouard Glissant, avant d’ajouter que « cela n’est pas un Appel, ni un manifeste ni un programme politique ». Tout au plus, s’agit-il pour l’écrivain de révolutionner les imaginaires et de se protéger contre les réflexes identitaires. Une tâche nécessaire mais qui ne peut constituer la seule contre-offensive dans le climat actuel de guerre civilisationnelle – au risque sinon de transformer la poésie en idéologie et la politique en morale.

Le « miracle créole » de l’archipel antillais

La « créolisation » pour Édouard Glissant, écrivain français né en Martinique en 1928 et mort en 2011, débute en terres antillaises. C’est l’expérience de la Caraïbe créole, vaste archipel au large de l’Amérique centrale, qui donne au poète la preuve vivante de la mise en contact des cultures et des imprévisibles qui peuvent surgir depuis cette dernière. Ce processus n’a cependant rien d’irénique : l’histoire de la Caraïbe est d’abord celle d’un traumatisme. La pratique esclavagiste est en effet à l’origine du rapprochement géographique des cultures africaines, amérindiennes et européennes, dont la rencontre est fonction de la réalité brutale de l’exploitation. Esclaves et colonisés sont ainsi arrachés à leurs terres, à leurs histoires et à leurs langues et expérimentent la violence des identités trouées, menacées et dérobées. À la faveur pourtant des siècles, les Caraïbes permettent l’émergence d’une « communauté créole », qui a trouvé la force de se construire sans « identité-racine » à revendiquer.

Le miracle créole désigne alors le processus par lequel s’est réinventée une modalité du vivre-ensemble ancrée dans ce qu’Édouard Glissant appelle, à la suite des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, une « identité rhizome », en référence aux racines multiples des plantes. Une identité, dont l’élaboration dépend des cultures en présence, et dont le contenu ne peut être fixé à l’avance ; une identité qui rassemble, plus qu’elle n’oppose. Si la formule peut paraître naïvement creuse, elle est à la lumière de l’expérience antillaise significative, tant l’archipel semblait prédestiné à une guerre des ressentiments plutôt qu’à une renaissance culturelle. « Ce que nous avons toujours cru être l’impossible, de nos pays » relève Édouard Glissant s’est ainsi transformé en expérimentation inédite, ayant permis l’avènement d’un humanisme nouveau – les lieux d’Haïti, de Cuba, de Guyane, de Martinique ou encore de Guadeloupe portant en eux la trace d’une promesse, selon laquelle le pire n’est jamais certain.

Profondément marqué par cette puissance créatrice, Édouard Glissant n’aura cesse de l’amplifier à travers son œuvre : « Ce que la Relation nous donne à imaginer, la créolisation nous l’a donné à vivre » précise-t-il dans son Traité du Tout-Monde (1997). Auteur d’une Poétique de la Relation devenue, à l’aube de ses derniers jours, Philosophie de la Relation (2009), le poète entend fabriquer depuis la singularité de son archipel natal une nouvelle manière d’habiter et de penser le monde, échappant aux logiques unitaires et oppressives. La grammaire qu’il déploie (archipélisation, créolisation, Tout-Monde, tremblement, trace…) est caractérisée par sa capacité à envisager la rencontre des altérités et cherche à révéler les chances qui s’y logent, dès lors qu’est abandonné l’absolutisme des certitudes. « La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera territoire. La trace, c’est manière opaque d’apprendre la branche et le vent : être soi, dérivé à l’autre »1 ajoute Édouard Glissant, comme pour annoncer le vœu qu’il formule pour notre contemporanéité, promouvant une conception plurielle et ouverte des flux qui conduisent les hommes par-delà les rives de leur pays.

Les récents travaux de sciences sociales nuancent la thèse de l’exceptionnalité créole et ne manquent pas de souligner les conflits qui continuent d’abîmer l’archipel antillais.

L’optimisme de l’écrivain ne doit néanmoins pas être adopté sans prudence. Le « miracle créole » apparaît pour certains comme une fiction des origines, transmuant le négatif en positif afin de mieux panser les blessures du passé, plutôt que comme une expérience historique indélébile. Les récents travaux de sciences sociales, consacrés à la question, nuancent la thèse de l’exceptionnalité créole et ne manquent pas de souligner les conflits qui continuent d’abîmer l’archipel antillais2. On en trouve d’ailleurs déjà des indices auprès des détracteurs d’Édouard Glissant, à l’instar de Toni Morrison, qui refuse les stratégies d’embellissement3 et pointe le risque d’une réappropriation par le discours colonial des « chances » de la créolisation – c’est entendre déjà à bas bruit le refrain de l’heureuse mondialisation. Avant « d’ouvrir au monde le champ de [son] identité »4, encore faut-il en effet reconstruire les biographies sinistrées et reconquérir son humanité. La négritude césairienne, le noirisime haïtien, ou l’universalisme de Frantz Fanon, sont autant de critiques adressées au « Tout-Monde » glissantien dont les conditions de possibilité ne semblent pas encore réunies.

Créolisation(s) : pays réel, pays rêvé

La créolisation pose également le problème de sa pertinence en dehors de l’archipel caribéen. Dans L’intraitable beauté du monde (2009), Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau soutiennent qu’un processus de créolisation est à l’œuvre dans nos sociétés globalisées : il met en relation des aires géographiques et culturelles, des peuples et des populations, des identités figées et des identités en quête d’elles-mêmes. La créolisation est dès lors présentée comme un fait anthropologique, dont le devenir est incertain. L’Archipel-Monde, s’il devait advenir, pourrait se matérialiser sous forme fragmentaire ou unitaire, comme le laisse penser l’ambivalence de la métaphore archipélique. Mais la créolisation comme fait cède progressivement sa place à la créolisation comme projet. Dans le même texte, les deux écrivains relèvent un événement : l’élection de Barack Obama, un « blanc-noir » hissé à la plus haute fonction d’État, auquel est adressé L’intraitable beauté du monde. La victoire de ce dernier, impensable quelques décennies auparavant, témoignerait d’une ouverture croissante à l’altérité et d’une « défense et illustration de la pensée de la diversité »5.

Si l’espérance d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau est compréhensible à la lumière contrastée de l’histoire raciale et ségrégationniste américaine, la « preuve » Obama n’en demeure pas moins insatisfaisante. Le président cool des États-Unis incarne bien davantage les trois « mondes » qui entrent en contradiction dans la philosophie glissantienne : le créolisme, le mondialisme et l’identitarisme. Le premier est synonyme de reconnaissance et d’accueil de la différence ; le deuxième d’homogénéisation des civilisations et d’extinction des singularités ; le troisième d’exacerbation des particularités et de fermetures communautaires. L’accès d’Obama à la Maison Blanche est à ce titre imputable à des électorats aussi incompatibles que prêts à tout pour « s’identifier » à un candidat. Classes supérieures abreuvées à l’idéologie de la diversité, classes moyennes biberonnées à l’American Way Of Life et convaincues des vertus du libéralisme généralisé, classes populaires issues des minorités récemment politisées et adversaires déclarées de l’Amérique « blanche », tous concourent à l’obamania des années 2010. Le président « blanc-noir » serait par conséquent moins le produit de la créolisation que de la réunion contingente des blancs et des noirs autour d’une audacieuse campagne politique.

La créolisation, en voulant désigner à la fois un processus et une utopie, prend le risque de s’ériger comme prophétie auto-réalisatrice – le monde se créolise, alors créolisons-nous.

Le nuance mérite d’être rappelée, non pour discréditer l’hypothèse créole, mais pour mettre en évidence le paradoxe au sein duquel elle est prise. La créolisation, en voulant désigner à la fois un processus et une utopie, prend le risque de s’ériger comme prophétie auto-réalisatrice – le monde se créolise, alors créolisons-nous. Polarisée entre Pays rêvé, pays réel, à l’instar du titre d’un recueil du poète paru en 1985, elle est une « offrande »6 aussi féconde que funeste pour ceux qui voudraient s’en saisir. En tant que croyance en un monde meilleur, elle peut constituer un horizon partageable ; en tant que réalité empirique indiscutable, elle est un piège redoutable et – surtout – un pain béni pour l’opposition. « Le monde se créolise ? Alors, refusons d’être créolisés ! » C’est en substance ce qui s’est joué au cours du débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour, plaçant le premier dans une position justifiée par l’évidence, et le second dans une position fondée sur le volontarisme. Zemmour en sort gagnant : lui-seul, dans ce cas précis, donne l’impression de défendre l’insoumission de la France à des processus globaux et de pouvoir inverser le cours des choses. C’est qu’en effet, la créolisation n’est pas une politique mais une vision du monde. « Je crois qu’Obama est un visionnaire, mais qu’il ne veut pas le laisser voir » concède finalement Édouard Glissant7, confirmant implicitement que la politique créole – s’il y en a – ne peut être qu’affaire de voyants.

Poétique ou politique créole ?

Les hésitations inscrites au cœur de la créolisation invitent à comprendre la nature de l’héritage glissantien, qui relève d’une poétique et non d’une politique. La figure du « voyant » est elle-même empruntée à la tradition littéraire, qui érige les poètes en artisans d’avenir, capables de chanter l’harmonie secrète du monde et d’en élargir les rêves. « Qu’est-ce ainsi, une philosophie de la Relation ? Un impossible, en tant qu’elle ne serait pas une poétique » reconnaît Édouard Glissant8. La question de « la traduction » politique de la créolisation est par conséquent inopérante ; c’est bien davantage celle de la fonction politique de la poésie que nous invite à reposer l’écrivain martiniquais. Il en assume pour sa part le puissant pouvoir : « Les poétiques ne cessent de combattre. Les poétiques particulières survenues au monde sont des politiques réalisables partout. » Poétiser la politique, ainsi du projet glissantien qui cherche à faire résonner l’extraordinaire du poème dans l’ordinaire du quotidien, en révélant les liens qui unissent les présences peuplant l’étendue terrestre – de l’humus des forêts vierges aux humbles qui partout s’éveillent.

Lorsqu’Éric Zemmour qualifie la créolisation de « chimère pseudo-poétique », on ne saurait alors que trop le prendre en mot – l’ignorance et le mépris en moins. Car, contrairement à ce que le polémiste suggère, la dimension utopique de l’œuvre d’Édouard Glissant n’est un problème que si, précisément, elle est dévoyée en idéologie. Une stratégie conservatrice classique pour décrédibiliser les propositions alternatives et écraser l’avenir sous le poids des représentations présentes. L’utopie créole n’a pourtant ni vocation à être un modèle normatif auquel se conformer, ni un programme applicable ici et maintenant. Elle est avant tout « un cri, tout simplement un cri »10, comme l’écrit le poète, avertissant face aux dangers des conceptions étroites du monde. En choisissant d’invoquer « la créolisation », Jean-Luc Mélenchon oppose en ce sens un autre imaginaire aux discours de ses adversaires, fabriqués à partir d’une grammaire – l’identité, le territoire, les racines, l’origine – à laquelle Édouard Glissant s’est toujours opposé. « La grande question qui se pose pour nous est celle de la révolution de nos imaginaires » affirmait ce dernier en 2005. Si changer les imaginaires ne suffit guère pour changer la vie, force est néanmoins de reconnaître qu’ils participent de la lutte politique : ils nourrissent des propositions contre-hégémoniques et reconfigurent nos interprétations du réel.

La créolisation est une arme dans la bataille des imaginaires, elle ne peut rien contre la guerre civilisationnelle que s’attelle à préparer l’extrême-droite.

Comment mesurer toutefois l’efficacité stratégique de cette réappropriation ? Si la créolisation s’est imposée comme une variable nouvelle dans l’équation politique actuelle – en témoigne la succession d’articles de presse à son sujet et les débats qu’elle a suscités –, elle paraît aussi avoir produit davantage de perplexité que d’adhésion. Les raisons qui expliquent cette confusion, outre la complexité de la notion glissantienne et les caricatures véhiculées par ses opposants, sont plus profondes : si la créolisation est une arme dans la bataille des imaginaires, elle ne peut rien contre la guerre civilisationnelle que s’attelle à préparer, depuis des années, l’extrême-droite. L’erreur qui consiste à croire qu’il s’agit de répondre à cette dernière sur le terrain culturel est, d’une certaine manière, le produit du gramscisme appauvri qui sature l’arène politique. Dès lors que la politique est réduite à « une bataille d’idées », il suffit de formuler le vœu pieu qu’une idée en chassera en une autre – que la créolisation finira par l’emporter sur le grand remplacement. La réception mitigée de cette « proposition créole » apporte néanmoins un démenti à cette politique idéaliste, qui fait abstraction des forces en présence. Elle manifeste, de ce point de vue, moins un chauvinisme enraciné, que la conscience vive de l’inadéquation des ressources mises à disposition pour contrer l’offensive adverse.

L’impératif est donc de prendre acte d’une disjonction : la puissance poétique de la créolisation est fonction de son impuissance politique. Edelyn Dorismond a d’ailleurs largement interrogé l’impensé politique de la créolisation, en démontrant que si l’on pouvait créoliser la politique, l’inverse n’était pas vrai11. Édouard Glissant, lui-même, dans l’un de ses derniers ouvrages, semble parvenir à une conclusion similaire. Il écrit longuement : « La puissance des imaginaires est d’utopie en chaque jour, elle est réaliste quand elle préfigure ce qui permettra pendant longtemps d’accompagner les actions qui ne tremblent pas. Les actions qui ne tremblent pas resteraient stériles si la pensée de la totalité monde, qui est tremblement, ne les supportait. C’est là où la philosophie exerce, et aussi la pensée du poème. »12 L’œuvre de Glissant, s’il faut aujourd’hui s’en inspirer, exige d’assumer une politique qui ne tremble pas, au nom d’une pensée du tremblement – et non le contraire. Un équilibre précaire, mais qui peut concrètement s’éprouver dès lors que la politique organise des solidarités et des conflictualités nouvelles, sans faire le choix de l’essentialisation de la différence. Autrement dit : la victoire ne sera pas celle de ceux qui accueillent la créolisation contre ceux qui la refusent – du camp du bien contre le camp du mal –, mais de ceux qui reconstruisent une maison commune et donnent des gages de sa solidité ainsi que de son hospitalité.

République et créolisation : l’avenir de l’universel

La créolisation lègue in fine l’épineuse question de sa capacité à revitaliser le faire-commun. Car, même à se saisir précautionneusement de la poétique glissantienne, cette dernière n’en comporte pas moins une méfiance fondamentale à l’égard de la pensée républicaine qu’elle invite à dépasser. Édouard Glissant, interrogé en 2009 par Philosophie Magazine, n’a pas hésité à soutenir : « L’universalisme attaché à la République et à l’esprit français est une valeur usée, une négation des humanités au pluriel. Il ne permet pas d’appréhender le « tout-monde ». L’idéal républicain de la fraternité, l’idée de patrie universelle, de nation élue sont des aspirations qui datent d’une époque où le monde n’était pas encore monde. » C’est dire combien l’écrivain remet en question plus de deux siècles d’histoire et de clivages politiques, qui ont été structurants pour la France, en faisant de la famille républicaine un monolithique et en oubliant la pluralité de ceux qui s’en réclament. La position de Jean-Luc Mélenchon n’en est que plus délicate, lui qui tente de réconcilier – peut-être – l’irréconciliable et répondait dans les lignes de L’Insoumission que « l’universalisme de la Révolution française permet à la France d’être un pays créolisé »13. Une affirmation qu’Édouard Glissant aurait très probablement récusée, au regard du dialogue qu’il a mené avec Régis Debray à propos des mêmes sujets. À la République universelle, l’écrivain martiniquais oppose la République diverselle14, qui appelle nécessairement une tout autre conception de la communauté politique.

La « République créole » participe à reconduire un moralisme implicite, comme s’il fallait « créoliser » la république pour la rendre à nouveau acceptable.

La « République créole » n’a donc rien d’évident et constitue une hybridation audacieuse, dont la capacité à fédérer reste à démontrer. À l’heure actuelle, elle court le risque de la confusion généralisée, en brouillant les héritages auxquels il s’agit de se rattacher. Pis encore, elle participe à reconduire un moralisme implicite, comme s’il fallait « créoliser » la république pour la rendre à nouveau acceptable. Or, et c’est là l’honneur de Jean-Luc Mélenchon, d’avoir traditionnellement défendu la République contre tous les républicains proclamés et d’avoir rappelé, qu’en dépit de son nom usé, ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité se donnaient encore aujourd’hui comme une tâche à accomplir. La négation des humanités dont Édouard Glissant rend responsable l’universalisme est d’autant plus injuste, qu’il n’a jamais été question d’homogénéiser les cultures, mais de les faire accéder à la même dignité. Les Jacobins noirs, dont C. L. R. James fait le récit15, en sont un symbole éloquent : c’est au nom des idéaux révolutionnaires que Toussaint Louverture mène la libération d’Haïti en 1791 et rompt plusieurs siècles de déshumanisation. Le paradoxe de la créolisation glissantienne n’en est que plus manifeste : l’égalité radicale demeure la condition d’une poétique de la différence.

La passion française de l’égalité, comme le titrait encore un hors-série de L’Humanité paru en 2019, est pourtant aujourd’hui celle qui nous fait le plus défaut. Les mondes qui se font face – l’identitarisme, le créolisme et le mondialisme – ont tous en commun la subordination du principe d’égalité à d’autres exigences : égaux dans l’exclusif de la communauté, égaux dans la différence, égaux dans la concurrence. C’est dire combien le vieil universalisme paraît démodé, lui qui défendait l’égalité du genre humain. La pétition de principes a néanmoins des conséquences politiques : la communauté démocratique se dévitalise à mesure que ses fondements s’abîment. Il n’est guère étonnant que les sociétés « s’archipélisent », en un sens contraire à celui qu’Édouard Glissant n’a cessé de promouvoir. Se pourrait-il alors que le détour par les îles nous ramène au continent ? Gageons, qu’en poète, l’écrivain martiniquais puisse renouer avec les rêves d’avenir qui n’exigent en rien de renoncer au passé : « J’ajouterai qu’il nous faut avoir une vision prophétique du passé. (…) Il ne faut pas avoir du passé une vision qui détermine le présent, mais une vision qui ouvre à tous les présents possibles. »16

[1] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.20.

[2] Voir par exemple : « Un miracle créole ? », L’Homme, 2013/3-4 (n° 207-208).

[3] Voir François Simasotchi-Bronès, « La créolisation, une poétique qui est un miracle », dans François Noudelmann et al., Archipels Glissant, Vincennes, PUV, 2020.

[4] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.68.

[5] Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, Paris, Éditions Galaade & Institut du Tout-Monde, 2009.

[6] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.26.

[7] « Glissant – Chamoiseau : un regard aigu sur Barack Obama », L’Humanité, 21 janvier 2009.

[8] Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, p.82.

[9] Ibid., p.85.

[10] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.233. La citation prolonge celle du chapô.

[11] Edelyn Dorismond, « Créolisation de la politique, politique de la créolisation. Penser un « im-pensé » dans l’œuvre d’Edouard Glissant », dans Cahiers Sens public, n°10-11, 2009.

[12] Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, op.cit., p.54.

[13] « Qu’est-ce que la créolisation ? Entretien avec Jean-Luc Mélenchon », L’insoumission, 4 septembre 2021.

[14] Voir Edelyn Dorismond « Créolisation et communauté. République diverselle et politique de la rencontre » dans François Noudelmann et al., Archipels Glissant, op.cit.

[15] C. L. R. James, Les jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.

[16] « Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau : de la nécessité du poétique en temps de crise », L’Orient littéraire, n°7, 2009.