Inflation et alimentation : au pays de la bouffe, la grande paupérisation

Consommatrice choquée par les prix en rayons. © Viki Mohamad

L’inflation sur l’alimentation n’épargne personne. Si elle accélère la paupérisation de nos concitoyens et dégrade leur alimentation, elle met en exergue la vulnérabilité de notre modèle agricole. Face à cette situation, la timidité des réponses du gouvernement n’est pas en mesure de protéger les Français alors même que des propositions plus ambitieuses mêlant les enjeux de transition du système alimentaire, d’accès digne à l’alimentation et de juste rémunération des paysans tendent à émerger. 

Inflation sur l’alimentation : double peine pour les plus pauvres

Après le beurre, enlèvera-t-on les épinards de l’assiette ? Mois après mois, le passage en caisse devient plus douloureux. Cela n’aura échappé à personne, la plupart des produits de consommation connaissent une forte inflation. Concernant les produits alimentaires, elle est encore plus importante. En effet, selon l’INSEE, si en moyenne annuelle sur 2022 la hausse des prix à la consommation a atteint 5,2 %, pour les produits alimentaires elle a été de 12,1 %. 

Néanmoins, ce chiffre atténue une situation plus violente puisqu’il invisibilise le fait que, pour les plus modestes, cette inflation est encore plus élevée. En effet, les produits ayant le plus augmenté sont les produits premiers prix et les marques distributeurs, ces derniers ayant proportionnellement un coût matière première plus élevé. Selon l’IRI, sur un an, si l’inflation à la demande a atteint 12,59 % pour l’alimentation (et le petit bazar), elle n’est « que » de 10,80 % pour les marques nationales (Danone, Herta, Andros…) là où elle grimpe à 16,57 % pour les marques distributeurs (Marque Repère, Bien vu…) et culmine à 18,27 % pour les produits premiers prix (Eco +, Top budget…). Ainsi, les consommateurs les plus pauvres qui étaient déjà contraints avant la crise d’acheter des produits bas de gamme sont davantage touchés par la hausse des prix. Une double peine. 

Face à l’inflation, si les consommateurs trinquent, certains industriels soumis à des hausses de coûts de production essayent de tricher. La « réduflaction » (ou shrinkflation en anglais) désigne la stratégie commerciale par laquelle les industriels réduisent la quantité de produits sans diminuer le prix de vente. Une pratique malhonnête qui n’est pas nouvelle comme le montrait en septembre dernier l’ONG Foodwatch. L’association révélait par exemple que la portion du célèbre fromage industriel Kiri est passée de 20 grammes à 18 grammes tandis que son prix au kilo a augmenté de 11 %. Ces accusations de « shrinklation » ont été confirmées par une enquête de la répression des fraudes diligentée par la ministre du commerce Olivia Grégoire. 

Un pays qui se paupérise

L’inflation sur l’alimentation se traduit par une dégradation de la qualité de l’alimentation d’un grand nombre de nos concitoyens. Face à la hausse des dépenses contraintes et pré-engagées (loyers, factures, essence, forfait internet…), l’alimentation joue comme une variable d’ajustement dans des budgets de plus en plus serrés. En effet, alors qu’il est difficile de réduire son loyer, il est possible d’économiser sur son budget alimentation en prenant la marque du « dessous » ou en achetant moins de viande, de fromage ou de légumes frais et davantage de pâtes, de riz, de patates. 

Cette inflation accompagne et accélère la paupérisation de pans entiers de la population. Partout dans le pays, les associations d’aide alimentaire témoignent d’une demande croissante alors même que la quantité et la qualité des denrées qu’elles reçoivent des grandes surfaces se contractent. 

Partout dans le pays, les associations d’aide alimentaire témoignent d’une demande croissante alors même que la quantité et la qualité des denrées qu’elles reçoivent des grandes surfaces se contractent. 

Outre des files de plus en plus longues à l’aide alimentaire, d’autres signaux témoignent de la paupérisation du pays en matière alimentaire. La hausse des vols à l’étalage (+10 % en un an) dans les rayons des supermarchés en est un. L’annonce par Carrefour de l’ouverture en France d’un magasin Atacadão en est un autre. Importés du Brésil, ces magasins-entrepôts proposent un nombre de références réduit et des gros volumes avec une mise en rayon sommaire en échange de prix cassés. 

Si la descente en qualité de l’alimentation des Français aura probablement des conséquences négatives sur la santé, cette inflation aura peut-être également des effets néfastes pour l’environnement. 

L’inflation, frein ou accélérateur de la transition agricole et alimentaire ? 

Alors qu’il connaissait une croissance soutenue – passant de 4 à 12 milliards d’euros de volume de ventes entre 2010 et 2020 – le marché du bio, déjà fragilisé par le covid, a connu en 2022 un réel décrochage avec une baisse de 7 à 10 % des ventes. En période d’inflation et de tension sur les budgets, le bio semble pâtir de son image de produits plus onéreux. Les grandes surfaces auraient leur part de responsabilité en réduisant la taille des rayons consacrés aux produits bio pour augmenter celle des produits low cost. 

Néanmoins, la hausse des prix n’est pas la seule coupable des difficultés rencontrées par le bio. En effet, sur le banc des accusés nous pouvons également citer la concurrence d’autres labels trompant les consommateurs tel que le label « Haute Valeur Environnementale » (HVE). Doté d’un cahier des charges très peu exigeant, en témoigne le rapport d’évaluation de l’Office français de la biodiversité qui appelle à réviser entièrement son référentiel, ce label est pourtant soutenu et mis en avant par le gouvernement. Accusé de greenwashing et de duper le consommateur, un collectif d’associations et d’organisations professionnelles (FNAB, UFC Que Choisir, Agir pour l’environnement…) demande au Conseil d’Etat son interdiction. La préférence grandissante des consommateurs pour les produits locaux plutôt que pour les produits bio, alors même que le caractère local ne garantit malheureusement pas la qualité environnementale des produits, est également à citer.

Les grandes surfaces réduisent la taille des rayons consacrés aux produits bio pour augmenter celle des produits low cost. 

Si l’inflation met en difficulté les mangeurs, elle affecte également les agriculteurs et souligne la fragilité de notre modèle agricole. En effet, cette inflation est une conséquence de la sur-dépendance de notre système agro-industriel à l’énergie. Un rapport de l’inspection générale des finances publié en novembre 2022 explique ainsi que l’origine de l’inflation sur l’alimentation est à rechercher du côté de « la hausse du coût des intrants utilisés tout au long de la chaîne alimentaire ».

Par exemple, l’azote utilisé dans la production des engrais, connaît depuis plusieurs mois une augmentation constante, augmentation initiée avant même l’irruption de la guerre en Ukraine. Ainsi, entre avril 2021 et avril 2022, selon le cabinet Agritel, le prix de la tonne de solution azotée est passé de 230 € à 845 €. Mais la hausse des coûts de production pour les agriculteurs ne s’arrête pas là : hangars chauffés, congélation, importation en bateau de céréales pour l’alimentation animale, carburants pour les tracteurs connaissent des hausses de prix… Ainsi, entre février 2021 et février 2022, le prix des intrants (engrais, semences, carburants, aliments du bétail) a augmenté de 20,5 % en France. Le carton, utilisé pour l’emballage connaît lui aussi d’importantes hausses de prix causées par la tension générée par le développement de la vente en ligne. 

Si cette période d’inflation et de crise de l’énergie est difficile pour les mangeurs, elle l’est également pour les agriculteurs qui voient leurs coûts de production augmenter. Assez logiquement, ce sont les systèmes de production les plus dépendants aux intrants qui sont les plus fragilisés par la hausse des coûts de production. Ces systèmes de production sont aussi souvent ceux à l’empreinte écologique et carbone la plus lourde et ils rémunèrent mal le travail des paysans. A l’inverse, les systèmes de production qualifiés « d’économes et d’autonomes » semblent davantage résilients et rémunérateurs, comme en témoignent les analyses de l’observatoire technico-économique du Réseau Civam. 

Par ailleurs, si les agriculteurs trinquent, certains acteurs ultra-dominants du secteur agricole vivent très bien cette période de crise et engendrent des profits records rappelant les surprofits réalisés par quelques grandes compagnies comme Total. Les quatres géants de la négoce du céréales, les « ABCD » (pour Archer-Daniels-Midland, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus) qui contrôlent 70 % à 90 % du marché mondial des céréales ont ainsi vu leurs profits exploser entre le premier semestre 2021 et le premier semestre 2022 (+17 % pour Bunge, +23 % pour Cargill et jusqu’à… +80 % pour Louis-Dreyfus). 

Protéger les consommateurs et les paysans

Face à cette situation, le gouvernement se montre incapable de protéger l’assiette des Français. A la difficulté croissante de nos compatriotes à accéder à une alimentation de qualité, le gouvernement se contente de débloquer des fonds – insuffisants – pour les associations d’aide alimentaire (60 millions d’euros pour un « fonds aide alimentaire durable », 10 millions d’euros pour la précarité alimentaire étudiante…). Or, financer l’aide alimentaire ne peut suffire puisque cela revient à financer un soutien de dernier recours, le dernier rempart avant la faim. Bref, il s’agit là d’ un pansement sur une blessure non traitée. 

La restauration collective, et en particulier la restauration scolaire, sont pourtant de véritables leviers d’accès à une alimentation de qualité pour des millions d’enfants. Malheureusement, celle-ci est mise en difficulté par la hausse des coûts d’un côté et l’austérité imposée par l’État sur les collectivités de l’autre. Si les cantines des grandes villes et des communes les plus riches ou celles ayant des approvisionnements plus locaux semblent mieux résister, les autres sont contraintes d’adopter diverses stratégies pour contenir la hausse des coûts dont certaines particulièrement pénalisantes. Ainsi, si des collectivités ont décidé d’augmenter le prix du repas comme pour les collégiens de l’Yonne, d’autres collectivités ont décidé de supprimer des éléments du menu. Ainsi, les enfants des écoles maternelles d’Aubergenville (11 000 habitants, Yvelines) se retrouvent privés d’entrée tandis qu’a été supprimé – selon les jours – l’entrée, le fromage ou le dessert des primaires de Caudebec-lès-Elbeuf en Seine Maritime. 

Plus ambitieuse et issue des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, la promesse d’Emmanuel Macron de créer un chèque alimentation durable se fait toujours attendre. Bien que limitée, la proposition de chèque alimentation aurait au moins eu le mérite de soutenir le budget alimentation de millions de Français et aurait traduit une certaine volonté du gouvernement sur cette question d’accès à l’alimentation. 

Dans l’idéologie au pouvoir, l’action publique et les services publics se retrouvent remplacés par Super U et Carrefour. 

La dernière proposition du gouvernement de créer un panier anti-inflation témoigne cruellement de ce manque de volonté gouvernementale. Refusant une politique proactive et nécessairement coûteuse, le gouvernement préfère s’en remettre à la bonne volonté des grandes enseignes de supermarchés. Dans l’idéologie au pouvoir, l’action publique et les services publics se retrouvent remplacés par Super U et Carrefour. 

De l’autre côté de la chaîne, concernant la politique agricole, pour protéger les gens et les paysans et accroître la résilience alimentaire de notre pays, la logique voudrait que le gouvernement cherche à développer des systèmes de production économes et autonomes, moins gourmands en intrants et moins sensibles aux perturbations internationales. Une voie trop peu suivie par le gouvernement qui préfère mettre des moyens pour accompagner la robotisation des champs et des campagnes. 

Pourtant, la situation appelle à des solutions plus ambitieuses et systémiques pour garantir à tous les citoyens un droit à une alimentation choisie. Un collectif d’organisations travaille ainsi à dessiner une proposition de sécurité sociale de l’alimentation (SSA). L’objectif de cette proposition est de reprendre le contrôle de notre assiette en étendant la démocratie sur les questions d’alimentation. L’idée consiste à intégrer l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale en respectant trois principes : l’universalité de l’accès, le financement par la cotisation et le conventionnement démocratique, c’est-à-dire l’établissement de la liste des produits pris en charge en fonction des lieux de production, de transformation et de distribution. Sur le modèle de la carte vitale qui permet à tous les citoyens de réaliser des dépenses de santé, une carte alimentation serait distribuée à tous les citoyens pour leur permettre d’acheter des produits conventionnés. Une proposition qui progresse : dans son dernier avis, le Conseil national de l’alimentation (CNA) appelle ainsi à son expérimentation.

État d’urgence pour l’agriculture française

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L’agriculture française est à un tournant. Les négociations avec les distributeurs tournent au bras de fer, consacrant l’échec des lois censées rééquilibrer leurs rapports avec les producteurs. Dans le même temps, les négociations en cours sur la PAC engageront la France pour les années à venir. Les moyens publics mobilisés pour appuyer l’agriculture ne suffisent plus à endiguer la paupérisation de ce métier, victime des dérives d’une économie exposée à un libéralisme à tout crin. Définir une agriculture durable, garantissant à la fois une alimentation saine, la souveraineté alimentaire et l’adaptation au dérèglement climatique, impose de s’interroger sur la pérennité des revenus agricoles.

Depuis 30 ans, le prix de la viande de bœuf ou de veau payé au producteur n’a pas varié. Pourtant, le prix pour le consommateur s’est envolé au cours de la même période, augmentant de plus de 60 %. Cette évolution symptomatique pose une question essentielle : où passe l’argent du secteur agricole, alors qu’éleveurs et distributeurs s’affrontent ?

Tout d’abord, il faut rappeler que l’agriculture est un secteur contrasté, qui présente de fortes inégalités. Entre 1982 et 2019, le nombre d’agriculteurs a été divisé par 4. La France, qui comptait alors 1,6 million d’actifs agricoles, n’en recensent désormais plus que 400 000. Or, sur les seules 20 dernières années, la valeur ajoutée du secteur agricole avait bondi de près de 30 %. Une création de richesse qui semble aujourd’hui échapper aux producteurs dans leur ensemble.

Un secteur miné par les inégalités

Le secteur agricole se caractérise par de fortes inégalités, comme le montre le tableau suivant produit par l’INSEE. Ainsi, les déciles des revenus des agriculteurs exploitants s’échelonnent de 1 à 11 en moyenne (écart entre les 10% d’exploitants ayant le plus fort revenu et ceux ayant le plus faible). Cet écart s’étend même de 1 à 15 pour les cultures spécialisées comme les légumes, les fleurs, la vigne ou l’arboriculture. Surtout, 20 % des actifs agricoles sont confrontés à des revenus nuls. Ainsi, le regroupement des terres agricoles, le remembrement – c’est à dire la réunion de plusieurs parcelles – et la course à la taille des exploitations n’ont pas permis de sécuriser les revenus agricoles dans une logique malthusienne. Au contraire, ils ont accéléré un mouvement de paupérisation du monde agricole.

Revenus d'activité mensuels des non salariés agricoles - source INSEE 
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470766?sommaire=4470890
Revenus d’activité mensuels des non salariés agricoles – source INSEE

Ces écarts se présentent sous différentes formes. Tout d’abord, il existe un effet spécifique lié à l’âge de l’exploitant. En effet, la possession d’un capital foncier permet d’en tirer des revenus, ce qui avantage les exploitants plus âgés. En outre, certaines filières sont plus valorisées que d’autres. La viticulture, par exemple, bénéficie de fortes exportations. Des tensions apparaissent donc entre les différentes filières depuis de nombreuses années, notamment sur la répartition des aides de la Politique Agricole Commune (PAC).

Ces aides sont au cœur des débats actuels. L’Union européenne souhaite revoir à la baisse ses budgets dédiés à la politique agricole, au profit d’autres priorités et en raison du Brexit. Cette politique arrive à rebours des politiques menées par les autres grandes puissances. A l’heure actuelle, 30 % des exploitants perçoivent moins de 5.000€ d’aides. Dans le même temps, près de 10 % du budget est distribué à un tout petit nombre d’exploitants recevant plus de 100.000€ en subventions. Selon une étude menée avec le ministère de l’Agriculture (1), cette disparité vient de l’absence de plafonnement des aides. Selon cette même étude, les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles, avec là encore des différences très variables selon les secteurs. Les aides représentent moins de 10 % pour la production horticole ou viticole, et plus de 100 % pour la viande bovine ou la culture d’oléagineux.

Les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles.

Ces chiffres démontrent l’extrême dépendance du secteur agricole aux aides européennes, et les fragilités d’un secteur livré aux aléas du libéralisme. Tout d’abord, ces sommes ne permettent pas de garantir un revenu digne aux exploitants. Un sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Or ils ne bénéficient par pour autant de prestations sociales, en raison de leur statut.

Les auteurs de l’étude font valoir que, pour des exploitants indépendants, la faiblesse des revenus est compensé par la valeur du capital détenu, qui doit être liquidé au moment de la retraite. Si ce constat est juste, il faut néanmoins considérer que ce capital est grévé par un endettement croissant. Le taux d’endettement dépasse les 40 % pour les entreprises du secteur, et est là encore est marqué par de fortes disparités. Le besoin en capital des exploitations est devenu plus important, notamment avec la mécanisation, et cela malgré la faiblesse des revenus. Le renchérissement du foncier, dont les prix ont fortement augmenté, expliquent aussi cet endettement. Inflation déduite, les prix des terres agricoles ont augmenté de 52 % entre 1995 et 2010, sous le double effet de l’extension des exploitations et de l’artificialisation des sols. Ceci s’explique également par l’indexation des aides européennes sur la surface exploitée.

Les prix à la consommation de certains produits augmentent bien plus que l’inflation. Dès lors, où passe l’argent de l’agriculture ? La grande distribution est souvent pointée du doigt : les prix d’achat aux producteurs sont victimes de la guerre des prix à laquelle les enseignes se livrent pour attirer les clients. L’alimentaire ne constitue pas le rayon le plus rentable, avec 0,8 % de marge seulement en moyenne, et fait donc office de produit d’appel. Mais dans cette confrontation entre producteurs et distributeurs, il y a un grand absent : l’industrie de la transformation, dont les publicités inondent pourtant nos écrans. En position de force vis à vis de producteurs morcelés, et malgré la pression des centrales d’achats, ces intermédiaires peuvent se ménager des marges importantes. Le cas le plus emblématique est celui du sucre, dont les marges atteignent 13 %. En effet, seules 10 entreprises pèsent pour 99,7 % du total de la transformation. La loi EGALIM, qui voulait ainsi proposer un cadre de négociation plus équilibré, s’est heurté à la brutalité des rapports de force économiques, et ne permet plus à l’État de se dérober de son rôle d’arbitre pour trouver des solutions structurelles.

Menaces tous azimuts

Si la question des revenus agricoles est si sensible, c’est qu’elle conditionne la pérennité d’un secteur confronté à de multiples menaces. Premièrement, la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans, ce qui représente un vrai défi pour assurer les successions dans les années à venir. Le regroupement des terres ne sera certainement pas suffisant pour enrayer la perte de surfaces agricoles, et l’expérience montre qu’il ne permet pas d’assurer les conditions d’une agriculture durable. Or, les attentes des exploitants en fin de carrière vont être confrontées aux faibles capacités des personnes désirant s’installer, au risque tout simplement de ne pas pouvoir céder leurs biens, et laisser des terres en jachère. Cette situation nécessite une politique active à tous niveaux, pour anticiper cette situation et ramener massivement vers l’agriculture des actifs pour répondre aux besoins à venir.

La recherche d’une souveraineté alimentaire et la mise en place de circuits courts sont largement plébiscités dans l’opinion. Pourtant, ces objectifs sont menacés par la poursuite des traités de libre échange, comme le CETA ou le projet d’accord avec le MERCOSUR. Les importations de produits agricoles ne sont pourtant pas à la traine, puisqu’elles ont doublé depuis l’an 2000 et concernent des denrées produites en France. Ces accords peu restrictifs créent une concurrence inique tant sur la qualité que sur le prix des produits, susceptible de menacer nos producteurs. Par exemple, concernant spécifiquement la viande bovine, la hausse des importations présente un impact négatif plus fort pour les producteurs que la baisse tendancielle de la consommation de viande. Par ailleurs, alors que le premier bilan du CETA apparaissait positif pour l’économie française (solde commercial de 800 M€ et gains de 50 M€ pour les exportations agricoles), celui-ci s’est complètement inversé au gré de la crise sanitaire. Au premier semestre 2021, les importations canadiennes à destination de la France ont plus que triplé, atteignant les 262 M€, principalement en raison de la hausse des importations de céréales. Crise sanitaire ou pas, le constat est clair : la logique du libre échange rend vulnérable l’agriculture française.

L’exemple du CETA montre que l’agriculture est rendue vulnérable par les traités de libre-échange.

La recherche de diversification des revenus par les agriculteurs risque pour sa part de mettre la production alimentaire au second plan. Faute de tirer les revenus suffisants de leur production, 37 % des exploitants déclarent une activité para-agricole en 2019. Parmi eux, 13 % exercent également dans la production d’énergie, grâce à des installations photovoltaïques et des éoliennes sur leur terrain, ou du biogaz. 5 % exercent dans l’agrotourisme. Ces activités permettent aux exploitations de se maintenir, compte tenu de la faiblesse des revenus agricoles. Il faut seulement veiller à ce que la pression sur les revenus ne finissent pas par détourner les paysans de leur vocation initiale, et d’aggraver ainsi la baisse de leur nombre.

Faire face au dérèglement climatique

Malgré ces difficultés financières, les fermes seront contraintes de s’adapter aux conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Sur les quatre dernières années, les dispositifs d’aides, privés comme publics, atteignent déjà 2,5 milliards d’euros. Ces aides, déployées en réponse à des événements climatiques inhabituels, viennent seulement combler l’écart entre les rendements attendus suivant le modèle conventionnel et la production réelle. Les événements climatiques hors-normes devenant systématiques ces dernières années, les systèmes de soutien, privés comme publiques, ne pourront continuer très longtemps à payer des factures qui s’alourdissent continuellement. La récente vague de gel du mois d’avril, qualifiée de “plus grande crise agronomique de ce début de XXIème siècle” par le Ministre de l’Agriculture, a de nouveau rappelé que le dérèglement climatique entraîne la perte de la saisonnalité régulière et l’apparition de phénomènes de plus en plus extrêmes.

Dès lors, la situation exige une adaptation structurelle des cultures et des méthodes. Évidemment, les besoins en investissements pour adapter l’agriculture au changement climatiques sont massifs. Le volet agricole du plan de relance ne propose pourtant que 455 millions d’euros de soutien au secteur, dont 70 uniquement fléchés sur la prévention des aléas climatique. Ce chiffre infime démontre à quel point la logique de prévention et d’adaptation est peu prégnante dans la vision politique. En outre, ce plan s’articule principalement autour du subventionnement d’investissements individuels, comme l’achat de matériel. Il délaisse les démarches collectives qui bénéficieraient au plus grand nombre et démultiplieraient l’effet qui serait celui d’investissements individuels. La gestion de l’eau est un exemple archétypal de cet écart. En effet, des projets individuels de retenues d’eau, contestables au demeurant, sont favorisés au détriment d’une meilleure gestion et d’un meilleur partage de cette ressource.

Protéger l’agriculture française

Pour éviter la disparition de l’agriculture et de nos agriculteurs, la question des revenus agricoles devient incontournable. Or, cette question de la viabilité des revenus est une condition des nouvelles installations et de la revalorisation de la profession, et des mesures structurelles s’imposent. Les dernières réformes (LME, EGALIM) ont continué de poursuivre une logique libérale consistant à redéfinir le cadre des négociations entre producteurs et distributeurs. Cela n’a pas empêché certains distributeurs de passer outre ces nouvelles règles. Mais plus encore, elles n’ont pas suffit à infléchir le rapport nettement défavorable aux producteurs dans les négociations. Dès lors, seul un rapport de force politique serait en mesure de redéfinir un équilibre en corrigeant un marché déséquilibré. Cela peut intervenir au travers d’un prix minimum, les pouvoirs publics acceptant d’intervenir dans les négociations commerciales afin de garantir un revenu digne. À l’échelle nationale pourrait s’appliquer une interdiction de vente à perte, comme c’est déjà le cas dans le commerce, pour limiter les effets néfastes de la concurrence. La période est favorable pour une telle mesure. L’impact sur le prix final au consommateur serait limité, contrairement aux menaces des analystes libéraux. En effet, la concurrence entre les enseignes poussent pour l’heure à la baisse des prix, comme évoqué précédemment.

Sur le plan technique, les débats sur la réorientation de la PAC sont anciens et toujours vifs. Ils traduisent la dépendance à ce système de financement, source de crispation entre les différentes filières pour leur répartition. Il faut prendre gare aux incitations, et aux effets pervers induits par les critères retenus. Le modèle actuel, fondé sur des primes à l’hectare, a contribué au renchérissement du foncier, et à la concentration des parcelles. À l’inverse une prime à la production présente des effets pervers, en pouvant générer une surproduction. Il devient complexe de définir un indicateur pertinent, permettant d’assurer un revenu décent et ne créant pas de biais. Cependant, agir pour réduire les inégalités devient urgent au travers de la mise en place d’un plafonnement des aides ou d’une meilleure progressivité.

En parallèle, le système actuel d’assurance sur les pertes agricoles pourrait être étendu et rendu public. Aujourd’hui ce dispositif n’est accessible qu’aux agriculteurs les plus aisés. Seul un quart des surfaces sont aujourd’hui couvertes par ce type de protection. Une telle garantie viendrait en substitution des fonds calamités agricoles, et permettrait d’assurer une solidarité entre les filières.

Le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale.

Cette mesure pourrait s’accompagner d’une politique audacieuse avec une forte portée sociale. En effet, le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale. En effet, la crise sanitaire a vu la coexistence aberrante de stocks de pommes de terre invendues et du retour de la faim pour les étudiants et les plus précaires, les deux bénéficiant d’aides distinctes. Il est ainsi urgent d’intervenir sur l’aide alimentaire, en imaginant de nouveaux modèles. Des distributions ciblées et organisées, sur le modèle de sécurité sociale alimentaire, sont à explorer. Il s’agirait d’attribuer à chaque citoyen une somme mensuelle, fléchée vers des produits nationaux, qui permettrait d’assurer des débouchés aux producteurs et d’aller vers une alimentation de meilleure qualité. En somme une version à grande échelle du “verre de lait dans les écoles“.

Enfin, un plan d’adaptation de l’agriculture aux conséquences du réchauffement climatique s’avère indispensable. Il faut adapter les variétés et les méthodes de production à cette nouvelle donne. Cette démarche suppose des investissements, qui ne sont pas à la portée de fermes qui ne dégagent pas de bénéfices. Elle pourrait également mobiliser de la main d’œuvre. Mais cela suppose d’aller bien au-delà des 70 millions d’euros dédiés dans le plan de relance. Cela suppose également de raisonner par filière et par territoire pour encourager la coopération plutôt que la compétition. C’est à ce prix seulement que la France pourra protéger son agriculture et continuer de se targuer d’un des meilleurs patrimoines gastronomiques du monde.

(1) PAC, soutiens et revenus : réflexions sur certaines tendances à l’œuvre, Vincent Chatellier et Hervé Guyomard, 13èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales, Bordeaux, 12 et 13 décembre 2019

Commerces fermés, emplois menacés

Restaurant fermé à Paris suite aux mesures contre le COVID-19. © Mikani

Alors que semblait se profiler un troisième confinement, les bars et restaurants restent désespérément clos. Comme tant d’autres, ces professionnels se retrouvent donc sans perspective stable après presque un an de fermeture. Cette mesure, catastrophique pour les petits commerces, ne repose pourtant sur aucun fondement scientifique, notamment dans les zones peu denses. Dès lors, elle est apparue comme une distorsion de concurrence au profit de la grande distribution et de la vente en ligne. La portée des conséquences pour les 600.000 entreprises et les 1,3 millions d’actifs potentiellement menacés est loin d’être pleinement mesurée par le pouvoir politique.

Le 30 octobre, le président annonçait une deuxième vague de confinement en France. Dès le lendemain, les commerces « non essentiels » devaient baisser leur rideau. Depuis, la fronde autour de cette définition floue a traversé tout le pays. L’opinion a en particulier perçu la situation de concurrence déloyale induite par la possibilité pour d’autres canaux de distribution de continuer à vendre. Cette mesure est subie d’autant plus durement que les efforts et investissements consentis par ces « commerces non essentiels » pour se conformer aux nouvelles contraintes ont été importants. En tout état de cause, la définition du protocole après la fermeture administrative plutôt qu’avant laisse songeur.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise. La grande distribution avait pourtant bénéficié de quelques jours pour faire fermer ses rayons non essentiels, suscitant la ruée sur les jouets de Noël. In fine, cette dernière mesure s’est révélé parfaitement inique : elle n’a bénéficié qu’aux géants de la vente en ligne, comme l’ont déjà fait remarquer associations et élus.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise.

Les déclarations – uniquement symboliques – du gouvernement à propos d’Amazon révèlent un rapport de force largement défavorable. Visiblement, l’intérêt général ne permet pas d’envisager des mesures limitatives à l’égard de la vente en ligne, alors qu’il s’agit de la justification qui a présidé à la fermeture des commerces. Et ce malgré la distorsion de concurrence induite par le virus et les risques existants sur les plateformes logistiques. En parallèle, les propos de la start-up nation invitant les commerces traditionnels à se numériser et les aides proposées font l’impasse sur la relation humaine au cœur de leur activité.

En outre, le passage à la vente en ligne relève d’une véritable stratégie, et ne constitue en rien une solution de crise. Les villes qui ont permis d’effectuer ce passage l’avaient préparé dès le premier confinement. Aussi, l’État aurait eu davantage intérêt à nationaliser l’une des start-ups qui interviennent dans le domaine. En créant un véritable service public pour ces entreprises, il aurait offert une aide concrète et immédiate. En l’absence de stratégie coordonnée pour engager ce virage, les initiatives ont essaimé dans tous les sens. Bien que proche du terrain, cette effusion a beaucoup coûté en énergie et en temps, et elle désoriente le consommateur.

Un tissu économique vital très fragilisé

Depuis le premier confinement, les commerces physiques se trouvent fragilisés. En effet, malgré les aides existantes, les commerces ont dû investir pour rouvrir en mai mais sont encore confrontés à des évolutions du protocole sanitaire. En parallèle, suite aux restrictions, ces établissements se voient contraints de fonctionner en sous régime par rapport à leurs capacités. En conséquence, ils se retrouvent face au dilemme suivant : ou bien rester fermés et ne plus avoir de revenus pour assumer leurs charges, ou bien rester ouverts en fonctionnant à perte.

La première variable d’ajustement sera logiquement l’emploi, malgré les mécanismes mis en place pour le soutenir. Les aides apportées, notamment sous forme de prêts ou de reports de charges, se sont vite avérées insuffisantes. Si elles répondent à un besoin temporaire de trésorerie, elles ne compensent pas les pertes liées au manque d’activité. Et ce d’autant que l’endettement des entreprises avait déjà augmenté ces dernières années. Les montants consentis dans le cadre du plan de relance en septembre, entre 10 et 20 milliard d’euros, apparaissent déjà bien en deçà des besoins.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs. Les tergiversations permanentes du gouvernement depuis les fêtes ont conduit de nombreux français à renoncer ou à reporter leurs dépenses, d’où une gestion particulièrement complexe des stocks, notamment dans le secteur de la restauration. Les restaurateurs, s’appuyant par ailleurs sur une date de réouverture aussi lointaine que provisoire, souffrent, à l’égal des dirigeants d’entreprise, d’un manque de visibilité sur la perspective d’une vraie reprise d’activité qui les empêche de prendre les mesures nécessaires pour « tenir ». Nous avons recensé ci-dessous le niveau de menace sur l’emploi dans les principaux secteurs concernés :


Tableau de synthèse du niveau de risque pour les principales activités touchées par le confinement.

Des chiffres encore parcellaires

Pourtant, l’ensemble des mesures consenties pour soutenir les entreprises a amorti les effets de la crise. De nombreux facteurs s’alignent pour repousser les faillites d’entreprises. En premier lieu, le moratoire sur les dettes bancaires a permis de gagner plusieurs mois. En outre, de nombreux professionnels ont cherché à limiter leurs pertes au moment du déconfinement. Le temps du bilan est attendu avec la clôture comptable, au 31 décembre ou au 31 mars, pour l’essentiel des entreprises. Enfin, les procédures de liquidation ont également pris du retard, même si, pour l’heure, l’activité des tribunaux de commerce reste limitée.

Le nombre d’entreprises en difficulté pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement.

A ce titre, les données de leur activité 2019 et les statistiques de 2020 (à fin novembre), sont éloquentes. Si le bilan est globalement positif, l’impact sur les créations d’entreprise est déjà visible – en baisse de 4 %. Toutefois, une forte concentration est observée sur le début d’année (20 % des créations sur janvier-février). Le nombre d’entreprises en difficulté (procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire, ou liquidation judiciaire) pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement. Les annonces successives de plans sociaux ajoutées à celles de ces fermetures laissent présager une année noire pour l’économie et l’emploi.

Dynamiques de création d’entreprises en 2019 et 2020 (source : Observatoire statistique des greffiers des tribunaux de commerce).

En outre, de nombreuses entreprises se trouvent fragilisées en termes de trésorerie. Elles y ont largement puisé pour assumer leurs charges au cours du premier confinement, mais le deuxième et le troisième pourraient s’avérer fatal. Ainsi, selon l’observatoire BPI France des PME, 50 % d’entre elles déclaraient déjà rencontrer des difficultés de trésorerie à la veille du reconfinement. Or, c’est une double crise qui menace ces établissements. Tout d’abord, une crise d’insolvabilité, compte-tenu de l’activité non réalisée et non récupérable. À ce titre, les seules mesures de prêts ou de reports se révèlent insuffisantes, comme évoqué précédemment. En second lieu, c’est une crise de rentabilité qui s’annonce. En effet, même avec des comptes positifs, de nombreux dirigeants d’entreprise estimeront que les revenus tirés de leur activité récompensent péniblement leurs efforts et le risque associé.

De lourdes conséquences à venir

Ce contexte risque d’avoir des conséquences durables, en particulier dans les villes moyennes et certaines zones rurales, où le petit commerce représente l’essentiel de l’activité et de l’emploi. Ainsi, le commerce en ville moyenne représente 12 % du nombre total de commerces en France. Pourtant, avant d’être jugés « non essentiels » ceux-ci avaient fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Le programme Cœur de ville prévoyait 5 milliards d’euros d’aides sur un programme pluriannuel. Et 5 millions d’euros avaient déjà été mobilisés en soutien aux boutiques impactées par les manifestations des Gilets jaunes.

Le soutien aux commerces et artisans a pu être jugé excessif au regard d’autres dispositifs d’aides. Il faut toutefois prendre en compte le fait qu’il agit pour contrer un risque impondérable et global ; comme pour l’emploi au travers du chômage partiel, il est légitime que la collectivité prenne sa part de l’effort. Mais malgré cela, la protection face à la perte d’activité des indépendants reste limitée. Il faut également considérer qu’il s’agit d’un moment économique inédit, celui d’un arrêt complet de l’activité. On ne peut le comparer à la « destruction créatrice » chère aux économistes libéraux. Ici, le coût de la destruction économique a d’autres répercussions : l’effondrement simultané de plusieurs secteurs sans possibilité de transfert, le découragement des entrepreneurs, des coûts liés à la liquidation des entreprises.

Il convient par ailleurs de relativiser la pertinence de ce soutien. En effet, de nombreuses entreprises n’ont pas encore accédé à ces dispositifs, du fait de la complexité des dossiers et de l’engorgement des services chargés de les traiter. Pour étayer ce point, il suffit de relever que l’administration compte 1.923 types d’aides différents pour les entreprises, cela ne contribue guère à leur lisibilité. En outre, les 402.000 entreprises créées cette année sont exclues d’office des aides directes.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital. Or, l’économie française est déjà particulièrement hiérarchisée. Selon les données de l’INSEE sur les entreprises, 50 grandes entreprises emploient 27 % des salariés, réalisent 33 % de la valeur ajoutée totale et portent 46 % du total de bilan des sociétés. L’accroissement du patrimoine des grandes fortunes en est un symptôme. En parallèle, tandis que l’économie n’a cessé de croître, le nombre des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) a baissé de façon spectaculaire sur des décennies.

Ceci implique qu’un nombre croissant d’entreprises se retrouve entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, expliquant pour partie la croissance des inégalités. La concurrence exacerbée tendra inexorablement à amplifier cette concentration ; on l’observe sur de nombreux marchés, les grandes entreprises finissent par avoir les moyens de racheter ou de faire disparaître les plus petites. Les données de l’INSEE montrent ainsi que le poids des artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans la population totale a diminué de deux tiers depuis 1954 et encore de moitié depuis 1982.

Part des indépendants dans la population active (source : INSEE).

Cette baisse n’est pas continue, elle s’est stabilisée dans les années 2000 peu avant une remontée liée au statut d’auto-entrepreneur, remontée qui ne traduit toutefois pas véritablement un regain de « l’esprit d’entreprise » si l’on s’en tient au profil et aux activités des créateurs concernés. En effet, pour une part significative d’entre eux, l’autoentreprise représente principalement une alternative au chômage. Ainsi 25 % des 400.000 nouveaux auto-entrepreneurs de 2019 étaient chômeurs au lancement de leur activité. En complément, il ne faut pas négliger le phénomène « d’uberisation » – d’externalisation du salariat –, plus avancé qu’il n’y paraît. Ainsi, les chauffeurs représentent une part non négligeable de la croissance des microentreprises, dont près de 10 % sont actives dans les transports. Le secteur du BTP est également bien représenté, où il s’agit aussi en grande partie d’un salariat déguisé.

Par conséquent, ce coup d’arrêt forcé pourrait plus que jamais mettre à mal le modèle concurrentiel fondé sur l’entreprise individuelle, modèle déjà progressivement rongé par les privilèges exorbitants que peuvent se faire attribuer les grandes entreprises. Il faut également garder à l’esprit que l’entreprise, et plus précisément le commerce, a permis à des générations entières d’accéder à une promotion sociale en dehors du cursus scolaire classique. Il reste dès lors à prendre la mesure des conséquences morales et politiques de cette période. En effet, un tiers des artisans est âgé de plus de 50 ans, et nombre d’entre eux pourraient se montrer complètement découragés, menaçant l’extinction d’une grande partie de notre savoir-faire en matière d’artisanat, de gastronomie, d’hospitalité et de tant d’autres domaines.