« Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents » – Entretien avec Denis Bayon

Le candidat PS à la présidentielle 2017 Benoît Hamon avait fait du revenu universel sa principale promesse de campagne. © Parti Socialiste

Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.

Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis. Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?

Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales. 

Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.

LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?

D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.

Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.

Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs. 

« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »

Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).

Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.

LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?

D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !

Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation ! 

Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure. 

Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents. 

En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme  la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.

LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?

D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.

« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »

C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.

LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?

D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.

Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).

Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.

LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?

D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.

Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme ! 

Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.

Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.

LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?

D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.

Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus. 

On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.

D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.

LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?

D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.

« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »

À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).

LVSL – Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?

D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.

LVSL –  Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?

D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.

L’ouvrage de Denis Bayon. © Editions La Dispute

Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.

A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.

LVSL – Puisque nous avons abordé les enjeux du travail et de l’écologie, j’aimerais enfin vous demander votre avis sur une proposition qui suscite de plus en plus d’intérêt ces derniers temps : l’emploi garanti. Deux think tanks et de plusieurs élus de gauche proposent en effet que chaque chômeur se voie créer un emploi, selon les besoins locaux, s’il le souhaite. Que pensez-vous de cette proposition ?

D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3). 

L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur  coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante  : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !

Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux. 

On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio…  Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».

Notes :

1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.

2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.

3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.

« Avoir de la pub est une décision politique » – Entretien avec Eric Piolle

Eric Piolle, maire de Grenoble. © Ville de Grenoble

Depuis 2014, Grenoble, jusqu’alors bastion du Parti socialiste, est dirigée par une majorité EELV-PG qui compte plusieurs militants des mouvements sociaux. Malgré cette victoire, la ville fait toujours face à une situation budgétaire difficile et les leviers du pouvoir municipal ont de nombreuses limites. Alors qu’arrivent bientôt les prochaines élections municipales, nous avons interrogé Eric Piolle, le maire de Grenoble, sur certains enjeux marquants de son mandat afin de mieux comprendre le potentiel d’une gestion municipale progressiste.


LVSL – Commençons par les élections municipales de 2014 : qu’une liste du courant municipaliste portée par les citoyens qui se revendique de la gauche et de l’écologie politique, parvienne à gouverner une des plus grandes villes de France, c’était exceptionnel. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque et pourquoi n’était-ce pas le cas ailleurs?

Eric Piolle – Je pense qu’à Grenoble, comme ailleurs, l’écologie politique est ancrée dans la citoyenneté locale et avait démontré sa capacité à porter l’intérêt général, sa capacité de travail, d’ouverture et d’exigence. D’abord, cela était porté par des listes d’une écologie politique locale, « Ecologie et solidarité » de manière autonome depuis 1977, sauf en 1983, qui reste un mauvais souvenir pour la gauche et les écologistes à Grenoble avec l’élection du maire corrompu [Alain Carignon devient maire RPR de Grenoble, jusqu’alors bastion de la gauche, et sera condamné à de la prison ferme en 1996, il prépare son retour pour 2020, ndlr]. La reconquête de la remunicipalisation de l’eau à la fin des années 1990 est devenue emblématique, après sa privatisation liée à la corruption de Carignon et de ses équipes, puis l’atermoiement du PS lors de la victoire de 1995. Une eau pure et non traitée, des investissements triplés, une baisse du prix pour l’usager, un comité d’usagers… cette vraie exigence de bonne gestion du bien commun a marqué le territoire. Évidemment, il y a eu la rupture de 2008 quand les sociaux-démocrates ont préféré s’allier avec des anciens adjoints de Carignon, avec le président des amis de Nicolas Sarkozy pour l’Isère en 2007, tout ça pour ensuite se débarrasser de ces partenaires exigeants en 2008. On avait également le succès de la caserne de Bonne, premier écoquartier de France qui avait été porté par l’adjoint de l’urbanisme qui était la tête de liste de 2001. Des succès concrets qui parlent au quotidien, une exigence autour de l’intérêt général qui parlent aux gens donc. Ça existe ici, mais aussi sans doute dans bien d’autres endroits , parce que ces mouvements écologistes et citoyens ont cette caractéristique d’un travail des dossiers, d’un engagement etc.

Là où nous avons porté une vision politique nouvelle, c’est qu’au lieu de voir ces différents contre-pouvoirs comme des victoires particulières ou une corde de rappel sur un pouvoir social-démocrate déviant, notre parti pris a été le suivant : nous étions potentiellement en capacité de proposer un projet qui corresponde à une majorité culturelle et nous permettant, nous, de devenir les leaders de cette majorité pour la mettre en acte. Je crois que c’est ça le gros travail qui a été fait. Bien sûr, nous étions beaucoup à faire depuis longtemps le diagnostic d’un effondrement du bipartisme. Avec Macron, il s’est trouvé un avatar supplémentaire, mais qui est la fusion d’un bipartisme qui s’effondre parce qu’il n’y a plus de différences idéologiques et de capacité à apporter un progrès sur à peu près tout… Ce sont devenus des syndicats d’élus, de simples gestionnaires, incapables de saisir les défis de la société d’aujourd’hui. On a aussi un pôle de repli sur soi autour de l’extrême-droite qui a une stratégie de prise du pouvoir par les élections et qui l’a déjà fait dans l’histoire, et de l’autre côté un champ potentiellement important mais qui n’arrivait pas à accéder au pouvoir parce qu’il se vivait comme contre-pouvoir, comme une constellation de petits contre-pouvoirs et n’était pas capable de se mettre au service d’un projet qui dépasse les formations politiques.

C’est ça notre aventure. De fait, ce pari a été couronné de succès. Ça a changé notre structure mentale de devoir proposer un projet de majorité et non pas un projet de négociations à la marge entre les deux tours. Nous avons pensé une façon d’aborder l’exercice du mandat, de rassembler en amont et ça a rencontré un souffle parmi les citoyennes et les citoyens, d’abord pendant la campagne, puis après les élections. Pour moi ce n’est pas une surprise, j’ai travaillé à cela pendant trois ans quand même. Le plus compliqué, le plus long, c’est ce changement culturel au préalable, mais on s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire elle existe différemment ailleurs. Ceux qui me disent « Oui, mais à Grenoble c’est très spécifique… », je leur rappelle que les écolos ont fait 15% à l’élection de 2008. Or, il y a d’autres grandes villes où les écolos font autour de 15% et où il y a eu des grandes victoires symboliques. Donc il y avait ces conditions ici mais elles existent aussi ailleurs.

L’écoquartier de la Caserne de Bonne © Alain FISCHER 2013, Ville de Grenoble.

LVSL – Au moment où vous récupérez la gestion de la ville, Grenoble est confronté à des difficultés financières graves. La dette de la ville la met sous la menace de la tutelle de l’État, les impôts locaux sont d’ores-et-déjà assez élevés, et en plus les dotations de l’État diminuent. Comment maintenir une gestion budgétaire correcte dans cette situation ? Quels arbitrages avez-vous fait ?

EP – D’abord on peut se battre politiquement contre le choix qui a été fait par les présidents successifs, et encore plus par l’actuel, de se soumettre à l’emprise de la finance. Il faut rappeler qu’en l’espace de moins de 5 ans, 3 000 milliards d’euros ont été créés dans la zone euro et que personne n’a vu la couleur de cet argent, ni les États pour leurs politiques publiques, ni l’Europe pour la transition énergétique et sociale, ni les collectivités qui ont vu leurs ressources baisser. Cet argent est parti dans la spéculation et prépare une bulle qui va finir par éclater. Il y aura une nouvelle crise financière, sauf que celle de 2008 a été contenue par les pouvoirs publics via une hausse de 20 points de l’endettement dans tous les États, cette fois-ci ils auront moins d’outils pour lutter contre. Donc on est plus exposé et c’est plus dangereux.

Après, une fois que ce choix-là est fait au niveau national, nous, en tant que collectivité, on a des règles d’or à respecter. Or, il était clair qu’il y avait un ressentiment face à notre succès de 2014, comme si c’était un jeu de ping-pong entre la droite et la gauche et qu’on leur avait piqué la balle. Il y avait vraiment une union sacrée pour venir nous taper dessus et pour nous faire rendre la balle. Dans ce cadre-là, il était clair de notre point de vue qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous avons donc fait le choix délibéré de garder le contrôle politique de la situation. Dans les derniers comptes administratifs disponibles, ceux de 2012, on découvre une épargne nette négative et deux éléments qu’on connaissait : nous avons les impôts les locaux les plus hauts des villes de plus de 5000 habitants et nous sommes dans le top 5 de la dette par habitant des villes de plus de 5000 habitants, plus de 50% au-dessus de la moyenne.

« Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! »

Nous nous sommes fixés le prérequis suivant : « On garde le contrôle de la situation, on ne s’expose pas à une mise sous tutelle ou un pilotage de l’extérieur ». Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! Donc il nous faut à la fois retrouver une épargne nette positive pour respecter les deux règles des collectivités locales qui empêchent la mise sous tutelle et absorber cette baisse de 20 millions.

Les premières mesures sont des mesures de sobriété dans le train de vie de la mairie, qui conviennent finalement à tout le monde ou presque, ça allait très bien avec le fait qu’on voulait casser le mur entre les citoyens et les élus, donc on baisse nos indemnités. Il faut rappeler qu’en 2008, la réaction du PS face à la crise, c’était de se voter une hausse d’indemnité de 25% en 2008 et d’augmenter les impôts de 9% ! Nous, on baisse les indemnités, on rend les voitures de fonction, de toute façon on se déplace à vélo, à pied ou en transports en communs et on applique aussi une sobriété dans les notes de restaurants, qui ont été divisé par trois c’est quand même notable. D’ailleurs les restaurateurs ont senti passer la pilule, mais ces genres de restaurant ont retrouvé une clientèle.

Sobriété et efficacité aussi dans les modes de gestion : on peut souligner la régie du téléphérique qui perdait de l’argent et qui, sous l’impulsion de son président Pierre Mériaux, en regagne. On peut citer Alpexpo qui était un gouffre financier à plusieurs millions d’euros par an et qui est revenu à l’équilibre sous l’impulsion de son président Claus Habfast. On peut citer le palais des sports qui coûtait 1,7 millions d’euros d’argent public pour une gestion par une association privée qui organisait à peu près 10 événements publics par an. Maintenant, ils nous coûtent 700 000 €, on a économisé 1 million d’euros, et on l’a ouvert en termes de nombre et de diversité d’évènements, ce lieu emblématique des Jeux olympiques de 1968 est redevenu un endroit fréquenté par toute sorte de Grenoblois et de Grenobloises. Pour les 50 ans des JO, on a mis en place une patinoire gratuite pendant plusieurs semaines, on a fait des galas, des entreprises privés le loue, il y a des concerts de 7000-8000 spectateurs, il y a de tout.

Tout ça nous a permis de survivre, de passer le cap des premières baisses de dotations. Et puis derrière, nous avons lancé une réflexion autour du périmètre de l’action publique pour avaler les deux autres tiers de baisses des dotations. On l’a fait dans un format original, pas dans un pouvoir hiérarchique concentré au niveau du maire et ensuite descendant dans les services via le directeur général des services, mais dans un système de réseau où les élus et les directeurs travaillent ensemble pour questionner le périmètre d’action de la ville au regard de trois axes :

D’abord, un axe d’efficacité de bonne gestion autour du patrimoine, des tarifs, etc. Ensuite un axe autour des compétences, sur ce qu’on fait alors que ce ne sont pas nos compétences ou comme opérateur des autres, mais avec des écarts de financement colossaux entre ce qu’on nous donne et ce qu’on dépense. Enfin, un troisième axe autour de la culture urbaine est de repenser la ville. On est la troisième ville-centre la plus dense de France, il faut repenser les questions de coutures urbaines pour éviter cette fermeture latente qui s’est fait avec les années. Autour de chaque quartier, il doit y avoir tout, comme c’est un petit monde. Il faut une école primaire tout près de chez soi où l’on va à pied, avec les enfants, mais un collège ou une piscine ça peut être un peu plus loin. Par exemple, quand vous faites votre passeport une fois tous les cinq ans, si c’est dans trois lieux au lieu de sept, c’est possible. C’est un plan qui se déploie depuis mai 2016 et qui est train de se terminer. Ça ne nous permet pas de retrouver une situation financière très réjouissante, mais de rester à flot, de garder le contrôle politique et d’avoir quand même des moyens d’action.

LVSL – Grenoble est parfois dépeint comme le « Chicago français » en raison de l’insécurité. Récemment, des violences urbaines ont eu lieu suite à la mort tragique de deux jeunes sur un scooter volé. Cette question de la sécurité en pose beaucoup d’autres : la légalisation du cannabis que vous portez mais qui n’avance pas dans le débat politique en France, la question de la Police de sécurité du quotidien dont l’expérimentation vous a été refusée par Gérard Collomb, la vidéo-surveillance… Comment répondez-vous à cette demande de sécurité légitime qu’ont les citoyens, même si elle est parfois utilisée à mauvais escient à des fins politiques ?

EP – Dans ce débat sur la sécurité, il me semble d’abord important de ne pas se faire enfermer uniquement sur la question de la sécurité physique qui s’est tendanciellement quand même largement améliorée en France et partout en Europe : les homicides ont fortement baissé et désormais la catégorie majeure dans les chiffres de la criminalité, ce sont les vols de voitures et les vols d’objets dans les voitures, qui ont aussi fortement baissé. Même les cambriolages de commerces sont en forte chute, parce qu’il y a moins d’argent liquide qui circule. Et en parallèle, on a une montée générale de la violence dans la société, on le voit évidemment dans les mouvements sociaux: la parole disparaît et on se retrouve coincé entre une violence d’État et une violence sociale pour s’exprimer. La sécurité, c’est donc un champ assez large. Nous, notre objectif est de garantir des sécurités en matière de biens communs, de liberté de contribuer, de garantir la sécurité du logement, de l’alimentation, de l’accès à la mobilité… Si l’on oublie cela, on masque des enjeux relatifs à la sécurité. Nous avons donc une vue globale sur la sécurité.

« Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal. »

Maintenant, évidemment la sécurité physique à Grenoble est une question latente et réelle depuis des décennies. Nous sommes à la fois là pour assurer la tranquillité des publics via notre police municipale, l’une des plus importantes de France numériquement, et en coopérant avec l’État dans ses missions régaliennes. Dans le cadre de cette coopération, nous disons : notre politique de lutte contre la drogue est en échec total, en matière de santé publique, en matière de sécurité avec la violence entre trafiquants et de violence de ceux qui sont sous l’emprise de la drogue. Mais c’est aussi un échec dans la capacité de la République à avoir des pouvoirs régaliens en situation acceptable : il y a une violence pour les policiers dans leur travail à être exposés à des trafiquants au vu et au su des habitants sans pouvoir y répondre. C’est extrêmement violent pour les policiers de passer devant des dealers qui sont assis dans des canapés à 100 mètres du commissariat et ne pas avoir, objectivement, les moyens humains et techniques, les outils législatifs pour lutter contre cela. Donc ils sont interpellés par les habitants qui leur disent: « Regardez, vous voyez bien ! Et vous ne faîtes rien ? ». Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal.

Face à cet échec, la légalisation du cannabis est une solution, on le voit maintenant : plus de dix États américains l’ont légalisé, le Canada depuis l’automne, le Portugal il y a fort longtemps. Je suis convaincu qu’on le fera, parce que tous ceux qui ont mené des politiques ultra-répressives se sont cassé les dents sur leur propres échecs. Au-delà de la drogue, notre volonté est d’avoir une police municipale qui est connue et reconnue des habitants, qui connaît le territoire et qui coopère avec d’autres acteurs en matière de sécurité. C’est ce travail que l’on fait tous les mois lorsque l’on fait des conseils de quartiers, des conseils de prévention de la délinquance dans chaque secteur de la ville. On étudie des cas très concrets de jeunes qui sont en train de basculer et on voit comment on peut les récupérer. C’est un travail de vigilance de terrain qui est porté par des élus tous les mois, avec différents acteurs, un travail de fond sur l’éducation. C’est aussi un travail sur la parole : dans le cadre de la Biennale des villes en transition, il y avait pour la deuxième fois un concours d’éloquence avec des entraînements pour des jeunes issus de quartiers populaires qui n’ont pas forcément les codes de la parole publique ou en tout cas pas de celle qui est acceptée par les institutions. Pour nous, faire émerger la parole c’est lutter contre les inégalités sociales, c’est aller chercher des compétences, des talents qui ne peuvent pas s’exprimer, mais aussi une forme de lutte contre la violence. C’est dans la disparition de la parole que naît la violence.

Après, on a pris des mesures très concrètes: on a rajouté une équipe de nuit au printemps dernier, on a équipé nos équipes de nuits de pistolet à impulsion électrique, adaptés à réguler la vie nocturne et à répondre au développement de cette violence au couteau. C’était important pour les conditions de travail des policiers et l’exercice de leurs missions. Nous avons acheté des caméras piétons pour clarifier l’interface entre notre police municipale et les citoyens. Là encore, c’est amusant : l’État nous dit : « Vous ne faîtes rien », alors qu’en fait on attendait le décret d’application depuis presque un an, il vient de sortir. On a aussi donné des moyens d’entraînement solides avec un nouveau dojo.

Nous faisons donc ce travail là, mais sans oublier les dimensions de prévention, d’une police au milieu des citoyens. Maintenant, c’est frappant mais c’est symptomatique, la présence policière ne rassure pas : aujourd’hui, quand vous voyez des policiers, vous vous dites « Je suis au mauvais endroit, c’est dangereux ! Il se passe un truc grave, il faut que je me cache ». C’est sidérant. Je le vois même avec les enfants : les parents avec des poussettes, s’ils voient un camion de police, ils pourraient se dire « Je suis en sécurité, il y a la police », or c’est l’inverse. On a totalement retourné la logique d’avoir une police parmi les habitants, qui est là pour la protéger, on a seulement une police d’intervention. Evidemment, ça amène des limites au dialogue.

C’est aussi ce qu’on voit dans les quartiers à la suite du drame de la mort de Fathi et Adam, il y a une colère qui s’exprime. Ce qui ressurgit à ce moment-là, c’est la discrimination reçue, réelle et perçue. Pourtant, l’ensemble des acteurs de terrains, des salariés, des associations, des bénévoles ont été à l’écoute. Les parents ont été extrêmement forts et dignes, ils sont sortis de leur deuil pour faire un appel au calme et demander à ce qu’il n’y ait pas de drame rajouté au drame. Nous avons été, moi y compris, à l’écoute et déterminés à continuer de tisser des liens dans ce quartier et dans les autres quartiers pour éviter cette propagation fondée sur le sentiment de l’injustice. Le procureur de la République a lancé une enquête pour connaître exactement les faits, c’est important parce que l’aspiration à la justice est grande. En définitive, je crois qu’il faut donc élargir cette thématique de la violence, on le voit avec le mouvement des gilets jaunes, c’est du jamais vu, une telle violence dans les manifestations. C’est important de le dire, ce n’est pas cantonné à des jeunes de quartiers relégués, loin de là. Il y a une sur-angoisse dans la société et peu d’espace de dialogue.

LVSL – Pour rebondir là-dessus justement : À la mairie, pour développer la démocratie participative, vous avez mis en place un budget participatif comme d’autres villes en France, mais aussi essayé quelque chose qui s’apparente au Référendum d’initiative citoyenne revendiqué par les gilets jaunes, mais celui-ci a été retoqué il y a quelque temps. Que mettez-vous en place au niveau de la démocratie directe ou participative à Grenoble et plus précisément via ce Référendum d’initiative citoyenne ?

EP – Pour nous, il faut s’entraîner à la démocratie, ça s’apprend. Pour les budgets participatifs, plus de 1000 personnes ont participé au dépôt des projets, donc ça mobilise, et c’est le cas dans tous les quartiers de la ville, à tous les âges. On l’a ouvert à l’ensemble des résidents, mais également aux mineurs et on voit que ça se diversifie. C’est réjouissant comme exercice de la démocratie, mais ça transforme aussi complètement notre ville, ça évite d’avoir des villes aseptisées où tout est partout pareil. Par définition, ce sont des projets spécifiques qui sont portés par les habitants, jamais vous retrouverez la Dragonne de la place Saint Bruno dans une autre ville. Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public: on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. Sur l’idée d’Antoine Back, un des élus de secteurs, on a lancé il y a un an des chantiers « ouverts au public », comme pendant des chantiers interdits au public, ça marche extrêmement bien, beaucoup de gens viennent, portent des idées d’aménagement d’espaces publics délaissés ou en friche, et les transforment avec des agents à nous qui ont plaisir à transmettre et partager leurs savoirs. C’est un entraînement qui passe évidemment par les phases d’aménagement urbain que nous avons lancées nous, avec des diagnostics partagés et de la co-construction en amont, des phases d’informations, de concertation sur des projets déjà très cadrés. Nous avons cette volonté d’expliciter quel est l’enjeu. On a lancé des conseils citoyens indépendants qui reçoivent aussi une formation certifiée par Sciences Po. Les conseils citoyens sont indépendants, ils sont en capacité de poser des questions orales, des questions d’actualités au début des conseils municipaux, ce qu’ils font assez largement. On a aussi lancé des formations pour les citoyens sur le budget municipal organisées par nos services financiers, qui ont attiré beaucoup de monde initialement. C’est la première fois qu’un service finance va au contact des citoyens, c’est très intéressant pour eux : ils mettent en valeur leur métier, se questionnent sur le sens de leur métier, sur comment on l’explique à l’extérieur, aux citoyens. Maîtriser comment fonctionne un budget municipal, c’est de l’éducation populaire.

« Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public : on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. »

Sur le référendum, dans notre cas c’était une votation citoyenne, on avait deux objectifs : d’abord pouvoir, par un droit de pétition, amener un sujet de débat au conseil municipal qui n’est pas dans le radar des élus et ou qui est connu mais remis à plus tard alors que l’enjeu est en fait immédiat. La deuxième chose, c’était la votation citoyenne comme droit de veto par rapport à une équipe : durant les élections, les citoyens choisissent un maire et une équipe avec un projet, un style, une méthode mais il se peut que sur telle ou telle propositions, les citoyens ne soient pas d’accord. Nous, on avait 120 propositions et si les citoyens veulent faire différemment, on se plie à cette décision. Effectivement, ça a été attaqué en première instance, où nous avons perdu, nous sommes maintenant en appel… On a été attaqué à la fois parce que l’État gouvernant, Macron en l’occurrence, continue les attaques lancées par Valls, à qui cela posait problème de déléguer la décision aux habitants et parce que c’était interdit de faire voter les mineurs et les résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. C’est totalement anachronique quand on voit maintenant les thèmes du Grand débat et le besoin d’expression dans le mouvement des gilets jaunes… Il y a une surdité. C’est assez marrant parce que pleins de gens sont venus nous voir pour ces expériences, pour mener des missions parlementaires, et dans le même temps on se fait attaquer, casser par le gouvernement Macron. Mais je pense que le débat va forcément revenir sur la table grâce à la mobilisation des gilets jaunes.

LVSL – Sur votre politique de transport : vous avez limité la place de l’automobile en ville en limitant la vitesse, en instaurant la piétonisation dans certaines rues et avec une politique différente sur les parkings. Se pose alors la question du niveau de développement des transports en communs, parce qu’il faut bien proposer des alternatives. Parmi les 120 propositions sur lesquelles vous avez été élu, l’une était la gratuité des transports publics pour les jeunes de moins de 25 ans. Aujourd’hui la gratuité des services publics progresse comme idée, en France on a l’exemple de Dunkerque pour les transports en commun. Quel regard avez-vous sur cette question de la gratuité des transports public ? Rappelons qu’il y a une enquête préliminaire sur le sujet lancée par le SMTC.

Avec Strasbourg, Grenoble est la ville où la part du vélo dans les déplacements est la plus forte en France: plus de 15% en 2017 © Sylvain Frappat – Ville de Grenoble 2017

EP – Il y a effectivement une étude lancée par le SMTC. Tout à l’heure, nous parlions de garantir des sécurités : nous, ce qui nous intéressait dans la gratuité pour les 18-25 ans, c’est que les dépenses de la mobilité sont une des contraintes de revenu les plus importantes pour cette catégorie d’âge, donc c’était pertinent. Deuxièmement, c’est le moment où le jeune on prend son indépendance, donc il ne faut pas que son imaginaire par rapport à la mobilité soit « J’ai besoin d’une voiture », mais plutôt « J’ai des solutions de mobilités qui s’offrent à moi : les transports en commun et l’autopartage par exemple, donc mon objectif premier n’est pas d’avoir une voiture ». On a donc divisé par deux les tarifs, puis on s’est retrouvé coincés parce que c’est un vote administratif des transports en communs, où il y a 17 membres, et il n’y a plus eu de majorité pour aller plus loin. Bien qu’une étude du SMTC ait montré que c’est bien sur cette catégorie-là que porte la dépense contrainte en matière de mobilité. Sur la mobilité en générale, cette étude est lancée : la question c’est le financement et le développement de l’offre.

Par rapport à Dunkerque, je connais bien Patrice Vergriete, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, les ressources usagers c’était 4 millions d’euros, et en pratique il n’y avait presque pas de réseau de transports et il était peu utilisé. Les enjeux sont différents dans une métropole où on a 90 millions de voyages, donc plus de 200 voyages par habitants par an, et un réseau qui est problématique. Aujourd’hui il faut rajouter des transports urbains et essayer de désengorger les lignes actuelles en proposant des alternatives de cheminement. Il y a toute une section, dans le centre-ville notamment, où les trams sont blindés, ils sont à la queue leu leu. Donc la question de la gratuité est aussi celle de l’impact du report modal : quand c’est voiture versus transport en commun c’est super, si c’est piéton versus transports en communs, il faut faire attention. A Dunkerque, ça a coûté 4 millions, la gratuité des 18-25 c’était 3 millions et quelques, mais toutes les recettes passagers c’est plus de 30 millions. Dont une partie très significative est financée par les entreprises parce que les abonnements de ces passagers sont pris en charge, au moins à moitié, par les entreprises. Donc en pratique, avant de faire une croix sur cette recette de plus de 30 millions financée en partie par les entreprises, il faut identifier quel est l’autre modèle économique que l’on propose. Donc les études, et notamment celles sur la gratuité ciblée et ce qu’elle permettrait comme bascule, nous donneront des éléments d’indication.

LVSL – Pour l’instant vous préférez donc continuer à avancer vers une gratuité ciblée pour des question de faisabilité ?

EP – Oui.

LVSL – Un projet est problématique pour de nombreux Grenoblois : celui de l’élargissement de l’A480 [autoroute périphérique de Grenoble, qui va être élargie de 2 à 3 voies dans chaque sens, ndlr]. Bien que la mairie ne soit pas entièrement compétente et entièrement responsable de cet aménagement, comment voyez-vous les choses par rapport à ce genre de projet ?

EP – D’abord, ce projet fait partie du plan de relance des autoroutes de Valls, qu’il faut combattre, et qui est d’ailleurs combattu au tribunal sur sa légalité…

LVSL – Oui, c’est un cadeau aux sociétés d’autoroute qui augmentent les prix des péages…

EP – Exactement. C’est une gabegie totale en terme d’argent public et en termes de vision. Ce plan, nous continuons donc de le combattre au plan national. Nous disons que ce projet ne peut se faire qu’à condition qu’il soit un pas vers la mobilité de demain, qu’il soit connecté à notre plan de déplacement urbain et c’est pour ça que nous demandons une voie de covoiturage qui serait une première en France. Nous avons demandé et obtenu le passage à 70km/h. On demande aussi une voie réservée aux transports en commun depuis l’axe Sud, on avait été le premier territoire à le faire il y a une dizaine d’année pour l’axe Nord-Ouest. Deuxièmement, il faut que cela améliore les conditions des riverains, d’où le 70km/h pour le bruit, des murs anti-bruit, des mesures autour de la pollution sur la nature des revêtements pour agir sur le bruit etc. Et puis il y a un troisième volet autour de la préservation de la nature, donc on coupe des arbres parce que c’est nécessaire, mais on en replante deux pour un sur site etc. Enfin, je pense qu’il y a une demande tout à fait légitime qui monte pour évaluer l’impact en matière de circulation puisqu’on a gardé les verrous Nord et Sud, parce que nous avons aussi demandé à abandonner le projet de l’A51, ce qui a été fait. Le département a clairement énoncé qu’il ne soutenait plus l’A51 [autoroute non-terminée devant relier Grenoble à Marseille en passant par Gap, ndlr]. Sinon on était en train de faire une deuxième vallée du Rhône en fait, c’est une victoire. Et le fait de garder les verrous Nord et Sud évite d’aspirer plus de voiture depuis l’extérieur et de continuer cette folie humaine dans laquelle nous sommes engagés depuis des décennies.

Il faut garder cette exigence pour que le projet amène quelque chose. De même, nous avions affirmé la nécessité de faire des travaux autour du Rondeau et de passer ce contournement à 2 fois 2 voies contre 2 fois 1 voie aujourd’hui, où les deux autoroutes se connectent dans un entonnoir, un goulot d’étranglement géant, et cela également fait partie du projet. Il faut garder une exigence extrêmement forte pour que ce projet à 300 millions, s’il doit se faire, se fasse pour améliorer les choses dans ces trois domaines, surtout qu’on ne va pas y revenir avant longtemps. C’est pour ça qu’on bataille beaucoup, on a obtenu les 70km/h mais on continue de se battre pour le covoiturage et la voie réservée parce que c’est un impératif.

LVSL – Donc si le projet se fait, autant qu’il soit fait correctement ?

EP – Il faut retourner la question: il ne peut pas se faire si toutes ces conditions ne sont pas remplies, sinon c’est vraiment de la gabegie, un non-sens de la part de l’État, et pour le territoire ça n’a aucun intérêt non plus.

LVSL – Quelque chose de très différent dont on entend jamais parler dans le débat public en France c’est la question de la publicité. Aujourd’hui, à Grenoble, à l’exception des vitrines de magasins et des abris-bus, il n’y a plus de publicité. Pourquoi avoir pris cette décision ?

EP – D’abord réduire la place de la publicité, c’était dans nos engagements. Il y a eu l’opportunité pour faire très vite puisque la concession de JCDecaux arrivait à son terme en 2014 et on ne l’a pas renouvelée. On a leur quand même laissé 6 mois pour enlever leurs panneaux, ce qui n’est pas prévu dans le contrat, normalement ils devraient les enlever dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Ça montre à quel point ces contrats sont faits pour ne jamais être rompus. C’est intéressant à pleins de titres. D’abord parce que le premier retour qu’on a eu c’est « Ah mais c’est possible ! », parce que c’est une décision politique d’avoir de la pub. Je trouve que c’est important parce que ça redonne du pouvoir et de la légitimité au politique, qui n’est pas seulement là pour organiser la disposition des chaises sur le pont du Titanic en quelque sorte. En réalité, nous sommes une communauté, nous avons des moyens de décider comment nous voulons vivre, même s’il y a des contraintes et qu’on ne peut pas tout faire. Donc cette symbolique autour de la décision politique était très forte.

« Ça satisfait l’imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… »

Ensuite c’est intéressant parce que c’est le genre de mesures qui appartiennent à pleins d’imaginaires différents : ça satisfait aussi bien l’imaginaire de grands-parents qui amènent leurs petits enfants à l’école et que ça ulcère de passer devant des panneaux de pub pour des bagnoles, de la lingerie féminine et de l’alcool. L’image de la femme véhiculée est d’ailleurs assez marquée. Ça satisfait donc cet imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… Si on avait dû se mettre d’accord avant sur les raisons pour lesquelles on prend chaque décision, jamais on y arrive. On s’engueule sur les raisons, que ne partageons pas tous, alors que l’action nous réunit tous.

On a quand même enlevé plus de 320 panneaux, plus de 2 000 mètres carrés de publicité ! Nous sommes maintenant en train de revoir le règlement local des publicités, qui est intercommunal désormais. Il y a également le renouvellement de la concession pour les transports en commun qui arrive, où je pense que nous allons enlever à nouveau à peu près le même nombre de panneaux [depuis l’interview, une forte réduction de la pub a été prévue sur ces deux terrains, voir ici et ici, ndlr]. Il n’y aura pas de suppression totale mais on va continuer la trajectoire de forte baisse de la pub. C’est important, puisqu’on dit avec raison qu’on est une société de la surconsommation, que notre espace public soit un espace public de projets, où l’on fait de l’agriculture, où l’on plante des arbres… L’espace public peut amener des conflits d’usage mais c’est aussi un espace de rencontre, un espace social. Pour une ville qui n’a été construite qu’avec des rues, qui ne sont pas des rues mais des routes, des axes de circulation, avec de la surexcitation de consommation un peu partout, c’est un enjeu majeur. Ce changement de pied est donc central.

LVSL – Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de 2020 et des enjeux de l’élection municipale à venir.

EP – Je pense que la dernière fois, l’enjeu finalement c’était : il y a des propriétaires du système, est-ce qu’on a une alternance à proposer à cela ? Pour 2020, est-ce que tout cet appétit de transition sociale et environnementale, par exemple le fait qu’on ait mis tous nos tarifs en tarifications solidaire, même pour l’eau etc., sera encore là ? Notre démarche a été de dire : « Non, on n’est pas obligé de faire comme d’habitude juste parce que c’est comme ça, nous sommes une majorité à avoir des aspirations qui sont autres ». Et cette majorité, si elle change de stratégie, peut gagner et conduire les affaires publiques.

Je pense que les électeurs ont confirmé leur vote en faveur de cette expérience, on l’a vu aux cantonales, aux régionales, aux législatives, aux présidentielles, même s’il n’y a pas eu de scrutin depuis maintenant deux ans. Nous exerçons le pouvoir dans l’intérêt commun autour d’un projet de démocratie, de boucliers sociaux, environnementaux, d’une ville à taille humaine. Plein de décisions que nous prenons viennent heurter des changements, sont mal comprises, ou sont parfois des erreurs, évidemment on en fait aussi. Ça peut donc créer un petit questionnement, « Oh oui, mais ça va m’embêter en bas de chez moi ça, c’est plus compliqué ainsi » ou « Telle décision je ne la comprends pas » etc. Donc est-ce qu’on tient ce cap déterminé, exigeant, cohérent, courageux, plutôt que d’être face au mur du dérèglement climatique et des enjeux sociaux et de se dire en permanence: « Bon, c’est pire que l’année dernière, ça veut dire qu’il faudra qu’on fasse plus dans l’avenir » ?

Nous, on a changé de pied, on agit partout, on va s’entraîner pour cette transition et on y prend plaisir : en termes de déplacements, en fait c’est agréable, un centre-ville plus piéton, avec plus de vélos. Aller au boulot en vélo, même sous la pluie, c’est agréable. Le plan que nous avons mis en place pour couvrir les besoins en électricité des Grenoblois en 2022 avec une énergie 100% verte, c’est-à-dire ni nucléaire ni fossile, n’est possible que parce qu’on a une entreprise publique locale, GEG, qui est en capacité d’investir pour cela. Nous allons réaliser la transition énergétique, qui est aussi une transition sociale : il y avait 1000 personnes qui bénéficiaient des tarifs sociaux quand on est arrivé, il y en a maintenant 7000, parce qu’on a poussé l’accès au droits. On a lutté contre la précarité énergétique, mais on travaille aussi sur la santé, sur l’alimentation etc.

Au final, on gagne en confiance dans notre capacité à être collectivement à la hauteur des enjeux qui nous font face plutôt que de se dire qu’on va dans le mur et qu’on y va de plus en plus vite. Même s’il y a des choses qui ne plaisent pas à tel ou tel et qu’il y a des problèmes de communication, la question est : est-ce que l’on fait le pari de continuer ce changement-là ? Pour nous, ce cap là est pertinent, on veut continuer à porter cette cogestion. Sinon il y aura En marche !, voilà. Et on voit la traduction concrète des politiques En marche ! sur le terrain, que ce soit sur les contrats aidés, sur le logement et le logement social, sur la politique de la ville, sur le prix de l’énergie, sur l’accès au soin, énormément de choses…

 

“La gratuité est beaucoup plus réaliste économiquement que le revenu universel” – Entretien avec Paul Ariès

Paul Ariès est journaliste et politologue, reconnu notamment comme l’un des penseurs contemporains de la décroissance. Il travaille depuis plus de 10 ans sur le concept de « gratuité » comme contre modèle à la marchandisation du monde insufflée par le néolibéralisme. En septembre 2018, il publie Gratuité contre capitalisme : des propositions concrètes pour une nouvelle économie du bonheur, sous la forme d’un manifeste, à l’occasion des 10 ans de l’Observatoire international de la gratuité.  Notre interviewé prend en cette période une part active dans l’organisation de Forum national de la gratuité, dont la deuxième édition se tiendra à Lyon le 5 janvier 2019. Retour sur ce concept de gratuité subversive.


 

LVSL – Nous allons revenir sur ce que vous entendez par gratuité. Mais avant, nous aimerions comprendre de quel constat vous partez. Dans votre dernier article pour le Monde diplomatique, vous dites que « la gratuité offre le moyen de terrasser les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui menacent l’humanité et la planète : marchandisation, monétarisation, utilitarisme et économisme ». Pouvez-vous expliciter rapidement chacune de ces quatre menaces produites pour vous par le capitalisme ?

Paul Ariès – Je pars d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle, même si j’insiste infiniment plus sur la bonne que sur la mauvaise. Commençons cependant par la mauvaise : note société va droit dans le mur, écologiquement, socialement, anthropologique et politiquement. Chaque début août nous dépassons les capacités de régénération de la planète. Cette date est une moyenne et comme toute moyenne, elle cache autant qu’elle révèle : aux États-Unis, c’est fin mars, en Allemagne mi-avril et en France début mai, mais en Afrique c’est plusieurs années plus tard. 20 % des humains s’approprient 86 % du gâteau planétaire. Des milliards d’humains souffrent de la faim et de la soif. La planète est pourtant bien assez riche pour permettre à huit milliards d’humains de vivre bien. L’ONU ne cesse de rappeler qu’il suffirait de mobiliser 30 milliards de dollars par an pendant 25 ans pour régler le problème de la faim dans le monde. L’ONU ajoute qu’avec 70 milliards on réglerait le problème de la grande pauvreté. Ces 30 ou 70 milliards sont introuvables, mais les dépenses militaires atteignent 1600 milliards de dollars, les dépenses publicitaires 800 milliards et le gaspillage alimentaire nord-américain 100 milliards de dollars par an, soit trois fois ce qui serait nécessaire pour régler le problème de la faim dans le monde. Notre système est totalement fou ! Je suis un objecteur de croissance amoureux du bien-vivre parce que je suis convaincu que la gratuité est au cœur de la solution. La défense et l’extension de la sphère de la gratuité ne sont pas seulement des réponses immédiates aux urgences économiques, sociales, écologiques, politiques et anthropologiques, mais le début du commencement d’une civilisation qui devrait permettre de terrasser ce que j’ai nommé les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui détruisent l’humanité et la planète. Nous confondons malheureusement trop souvent ces notions, ce qui contribue à nous rendre impuissants.

Anticipant sur la démonstration, je rappellerai que le simple fait d’utiliser une unité monétaire ne signifie pas forcément donner un prix ; que donner un prix ne signifie pas forcément créer un marché et que créer un marché ne signifie pas nécessairement  financiariser un domaine. La monétarisation d’un préjudice par un tribunal n’a ainsi strictement rien à voir avec un prix de marché. Le chiffrage monétaire ne constitue pas un invariant anhistorique, mais est devenu une habitude. Et la société de la gratuité n’a pas nécessairement à s’en passer, le bien gratuit a toujours un coût.*

  • Sortir de la marchandisation

La gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage rompent donc avec la logique de la marchandisation, car marchandiser renvoie à la définition du prix par le marché, tandis que la gratuité et les tarifs majorés sont définis politiquement. La gratuité a autant besoin des citoyens que le capitalisme des marchands. Mais alors que la marchandisation ramène tous les domaines de l’existence à une catégorie économique unique pour permettre le développement d’une offre et d’une demande capables de créer un marché au sens capitaliste du terme, la gratuité campe toujours du côté de la différenciation des usages. La gratuité n’est donc pas soluble au sein du régime capitaliste. Alors que le prix est censé envoyer un signal sur l’état quantitatif de l’offre et de la demande, la gratuité utilise le signal prix pour tenir un discours de type qualitatif sur le bon mode de vie. Conséquence : tandis que la marchandisation crée une société avec des œillères, supposant, par exemple, possible de substituer des robots pollinisateurs aux colonies d’abeilles, puisque le capital technique pourrait toujours se substituer au capital naturel, la gratuité rompt avec cet aveuglement, d’autant plus qu’elle attire l’attention sur les fameux « effets rebonds », qui font que les gains obtenus dans un domaine sont immédiatement perdus ailleurs. Ainsi, les progrès réels réalisés en matière de motorisation, depuis les années 1970, ont été plus que gaspillés, puisque nous avons davantage de voitures, qu’elles sont plus grosses et équipées de gadgets énergivores, comme la climatisation. La gratuité, en valorisant les (bons) usages et donc la valeur d’usage contre la valeur d’échange, porte en elle un modèle économique « débondissant » sur les plans énergétique, pharmaceutique, etc.

  • Sortir de la monétarisation

Monétariser a eu un effet positif dans l’histoire en permettant que les biens/services ne soient plus socialement prédestinés et en libérant leur accès à quiconque avait suffisamment d’argent. Les biens étaient auparavant cloisonnés et hiérarchisés de façon à dupliquer le cloisonnement et la hiérarchisation du corps social. Dans une société d’ordre, comme l’Ancien Régime, certains avaient accès à des biens et d’autres non, même en étant fortunés. L’argent, en rendant équivalents tous les biens entre eux, a donc permis le passage à une société où seul l’argent discrimine. La démonétarisation aura, bien sûr, un autre sens dans une société de la gratuité, égalitaire par besoin et par principe, car bien que cela rendra aux produits une dimension qualitative, cela ne se traduira aucunement par une légitimation des inégalités sociales. Les biens retrouveront une âme et une épaisseur, et pas un sexe comme ils l’ont encore trop souvent dans les sociétés machistes, mais en fonction d’objectifs librement et démocratiquement choisis. Il n’y aura plus l’eau du pauvre et l’eau du riche, mais l’eau pour boire, se laver, faire son ménage, remplir sa piscine privée, bref pour des usages que la société jugera bons ou mauvais.

  • Sortir de l’économisme

L’économisme n’est pas la poursuite de l’économie sur une autre échelle et avec d’autres moyens comme on le croit trop souvent. L’économie est étymologiquement l’art de bien administrer la maison et Aristote distinguait une bonne et une mauvaise économie. À ce sujet Karl Polanyi écrit « La fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif de sa Politique, entre l’administration domestique proprement dite et l’acquisition de l’argent ou chrématistique, est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le domaine des sciences sociales ; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont nous disposions ».

La bonne économie relève donc d’une gestion prudente des ressources en vue de les rendre disponibles quand elles sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté familiale ou politique. La mauvaise économie a pour finalité « l’accumulation même de l’argent » en inversant ainsi les moyens et le but. Le capitalisme est alors une mauvaise chrématistique puisqu’il vise à accumuler du capital et ne peut s’y soustraire sans succomber. La gratuité est du côté d’une bonne chrématistique puisqu’elle satisfait les besoins en nuisant le moins possible aux écosystèmes. Si la bonne chrématistique est bornée par le fait que les besoins humains en termes de consommation sont limités, l’accumulation d’argent ne connaît, en revanche, aucune limite objective.

  • Sortir de l’utilitarisme

La gratuité remet en cause, dans ses postulats et dans le fonctionnement qu’elle implique, la représentation utilitariste. Ce n’est donc pas par hasard que le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) a consacré, en 2010, un numéro spécial de sa revue à la question de la gratuité. L’utilitarisme se définit par la conjonction de deux idées fortes : l’action des individus serait et devrait être régie par une mécanique du calcul intéressé et devrait contribuer objectivement à l’accroissement du plus grand bonheur du plus grand nombre. L’anti-utilitarisme ne dénie pas l’existence de l’intérêt, mais avance que les intérêts ne se limitent pas aux seuls intérêts économiques et qu’existent des intérêts d’honneur, de reconnaissance, etc., et considère, en outre, qu’existent d’autres logiques que celle du seul intérêt, même élargi aux dimensions non économiques, comme les obligations, l’altruisme, l’empathie, etc.

La gratuité rompt avec la philosophie utilitariste qui considère que l’humain serait avant tout un animal calculateur. Elle dépasse déjà l’utilitarisme en passant d’un « intérêt à… » à un « intérêt pour… », c’est-à-dire en développant les motivations intrinsèques contre les motivations extrinsèques, ce que le psychologue hongrois Mihaly Csikszemtmihalyi nomme l’état de flow (qui consiste à être absorbé par ce que nous faisons) et qu’il définit comme le secret véritable du bonheur humain.

LVSL – Qu’est-ce que vous entendez par gratuité et comment la gratuité permet-elle de parer à ces quatre menaces principales ?

Paul Ariès – La gratuité que je défends est, bien sûr, une gratuité construite économiquement. Si l’école publique est gratuite c’est parce qu’elle est payée par les impôts. La gratuité est donc le produit ou le service débarrassé du prix, mais pas du coût.  Cette gratuité est aussi socialement, culturellement, juridiquement, anthropologiquement, politiquement construite. Il ne s’agit pas de suivre le vieux rêve mensonger « Demain, on rase gratis » ; ni de croire aux « lendemains qui chantent », car elle veut justement chanter au présent. Elle ne promet pas une liberté sauvage d’accès aux biens et services, mais relève d’une grammaire, avec ses grandes règles et ses exceptions.

Première règle : la gratuité ne couvre pas seulement les biens et services qui permettent à chacun de survivre comme l’eau vitale et le minimum alimentaire, elle s‘étend, potentiellement, à tous les domaines de l’existence, y compris le droit au beau, le droit à la nuit, etc. L’OIG a recensé les mille et une formes que prend cette longue marche vers une civilisation de la gratuité : gratuité de l’eau et de l’énergie élémentaires, de la restauration scolaire, des services culturels, des équipements sportifs, des services funéraires, de la santé, de l’enseignement, du logement, des transports en commun scolaires et urbains, etc.

Deuxième règle : si tous les domaines de l’existence ont vocation à être gratuits, tout ne peut être gratuit dans chacun des domaines, et, pas seulement pour des raisons de réalisme comptable, mais parce que la gratuité est le chemin qui conduit à la sobriété. C’est pourquoi je propose un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction du mésusage. Cela peut sembler compliqué, mais c’est très simple : pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine ? Il n’existe pas de définition scientifique et encore moins moraliste, de ce que serait le bon ou le mauvais usage des communs, la seule définition est politique : c’est aux citoyens, aux usagers de définir ce qui doit être gratuit, renchéri ou interdit. La gratuité fait donc à la fois le pari de l’implication citoyenne et de l’intelligence collective. C’est un pari informé par le retour d’expérience qui prouve que les gens font spontanément très bien la différence entre un usage normal de l’eau, par exemple, et son gaspillage.

Troisième règle : le passage à la gratuité suppose de transformer les produits et services préexistants dans le but d’augmenter leur valeur ajoutée sociale, écologique et démocratique. Une restauration scolaire gratuite doit permettre, par exemple, d’avancer vers une alimentation relocalisée, re-saisonnalisée, moins gourmande en eau, moins carnée, faite sur place et servie à table.

LVSL – En quoi votre vision  de la gratuité s’oppose-t-elle à l’idée d’un Revenu universel, comme pourrait le proposer Benoit Hamon ? Et que pensez-vous de la notion de salaire à vie, défendue par Bernard Friot ?

Paul Ariès – Je reconnais volontiers la générosité qui anime la majorité des partisans des projets de revenu universel, mais je pense qu’ils sont mal fondés, car ils reposent sur l’idée de la fin du travail, défendue par Jeremy Rifkin, alors qu’il serait préférable de les asseoir sur la crise de la marchandisation, ce qui conduirait à prôner un revenu d’existence démonétarisé, bref, la gratuité. Il peut sembler paradoxal d’annoncer la fin du travail alors que la croissance de la productivité du travail est à son plus faible niveau[1]. En France, elle était de 4,7 % sur la période 1950-1975, de 2,8 % entre 1975-1995, de 1,6 %  sur la période 1995-2007, mais elle est tombée à 0,35 % depuis 2007.

La gratuité est préférable au don en argent pour trois raisons que ce soit dans le cadre des propositions de revenu universel ou de salaire socialisé :

  • Mon premier argument reprend l’analyse de Denis Clerc qui considère que les projets de revenu universel constitueraient une usine à gaz à laquelle il préfère l’augmentation des prestations existantes. Un revenu de substitution devrait être au moins de 785 euros par mois pour les moins de 60 ans et de 1100 euros pour les plus de 60 ans, sinon il représenterait un recul social par rapport au revenu actuel, qui est de 785 euros par mois pour les 25/60 ans (en tenant compte du RSA et des allocations logement) et de 1100 euros pour les plus de 65 ans et les handicapés (compte tenu du minimum vieillesse, des allocations spécifiques et des APL). Il ne s’agit surtout pas, en effet, d’instaurer un revenu de survie. La contrepartie doit être suffisante pour permettre de vivre bien. L’University Collège de Londres confirme les travaux de l’OIG en comparant le coût d’un revenu universel de base au Royaume-Uni à celui de la gratuité des services universels de base. Ces derniers coûteraient 42 milliards de livres contre 250 milliards pour le revenu universel, soit un dixième seulement de la somme. Ce coût représente 2,2 % du PIB britannique contre 13 % pour le revenu universel. La gratuité est donc beaucoup plus « réaliste » économiquement que le revenu universel.
  • J’ajoute qu’un deuxième danger d’un revenu universel dans sa version monétaire serait de maintenir, voire d’étendre, la monétarisation. Dire qu’on va rémunérer la garde des enfants par leurs parents, qu’on va rémunérer les étudiants pour qu’ils apprennent, qu’on va rémunérer les paysans pour les services rendus à l’environnement ne cadre pas avec une logique souhaitée de rupture d’avec le capitalisme. C’est pourquoi André Gorz, philosophe de l’écologie politique, est passé de l’idée d’allocation universelle à celle de la centralité de la gratuité[2].
  • Mon troisième argument est de toute autre nature, puisque même les meilleurs projets de revenu universel ne font que la moitié du chemin, car rien ne garantit, d’une part, que les sommes versées seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée écologique, sociale, démocratique et parce que, d’autre part, nous resterions dans la logique de la définition individuelle des besoins et donc dans celui de la société de consommation. La gratuité présente le grand avantage de ne pas être seulement une réponse à l’urgence sociale, mais un instrument pour commencer à rendre ce monde capitaliste impossible selon la formule de Geneviève Azam.

LVSL – Dans votre livre, vous expliquez que la gratuité contribue à responsabiliser les ponctions réalisées sur l’environnement, plus que ne pousse au gaspillage. Comment expliquez-vous cela ?

Paul Ariès – La gratuité, loin d’engendrer le gaspillage, comme le clame la fable de la « tragédie des communs » de Garnett Hardin et de tous les chiens de garde du système, contribue à responsabiliser. Le Nobel d’économie Elinor Ostrom a depuis tordu le cou à cette légende en montrant que les Communs n’existent toujours qu’avec des règles collectives encadrant leurs usages, sauf, bien sûr, dans l’imagination des dévots du capitalisme. L’hypothèse de Hardin fonctionne dans le cadre de la rationalité de l’homo-economicus qui n’est justement pas celle des communautés d’hier et de la civilisation de la gratuité qui naît sous nos yeux. Je ne donnerai qu’un exemple, celui des médiathèques. Lorsqu’elles sont payantes, nous en voulons pour notre argent, nous empruntons le maximum autorisé comme de bons petits consommateurs. Le passage à la gratuité se traduit par une augmentation du nombre d’abonnés, ce qui est attendu, mais, aussi, et c’est plus surprenant, par une baisse du nombre de livres, CD, DVD empruntés. L’abonné n’est déjà plus un bon consommateur, mais un usager davantage maitre de ses usages.

J’aimerais prendre l’exemple d’Internet de la loi Hadopi. Dès 2009, j’ai pris position contre la loi Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), car un texte qui criminalise toute une génération est mauvais. Hadopi sanctionne le P2P (peer-to-peer) alors que ce qui se développe est davantage le streaming. Le but est de pénaliser ceux qui veulent partager gratuitement et non ceux qui téléchargent, car le streaming se trouve légitimé aux yeux du système par le fait qu’il faille accepter, en échange, la publicité. Je souscris donc pleinement à l’analyse de Laurent Paillard : « Le délit n’est plus constitué par la gratuité de la jouissance, mais par le fait qu’elle a lieu hors marché. C’est pourquoi le but de la loi n’est pas ici de protéger les artistes, mais bien de développer la marchandisation de la culture et son financement par la publicité ce qui est la pire des choses »[3].

Cette gratuité, via la publicité, s’avère être une gratuité factice, car elle ne correspond pas à un mouvement de démarchandisation, mais à une autre façon de marchandiser (souvent en pire).

Nous devons donc appliquer le principe de la gratuité de l’usage et du renchérissement du mésusage à Internet en commençant par faire d’Internet un véritable service public et en sortant de la logique du forfait qui incite à surconsommer. Il s’agit de rendre gratuit le téléchargement de biens immatériels jusqu’à une certaine limite, puis, au-delà d’échelonner son renchérissement par une contribution qui finance la rémunération des créateurs. Ce dispositif reprend, en partie, celui de la proposition de loi du député UMP Michel Zumkeller, en date du 4 mai 2010, qui proposait de créer une licence globale visant à financer les droits d’auteurs dans le cadre d’échanges de contenus audiovisuels sur Internet. Le député ajoutait qu’il s’agissait de « permettre aux jeunes d’accéder à la culture tout en garantissant aux créateurs la juste rémunération de leur travail », grâce à la création d’une licence globale à paliers qui permettrait de télécharger en toute légalité des contenus sur le Web, en contrepartie du versement d’une somme mensuelle à leur fournisseur d’accès Internet. Cette grille tarifaire serait établie en fonction du volume des téléchargements. Je propose cependant une tranche gratuite correspondant aux téléchargements d’usage domestique. Cette gratuité concernerait une certaine quantité de bande passante et seuls paieraient les gros téléchargeurs, que sont les institutions et entreprises. Cette gratuité s’accompagnerait d’une refonte de la rémunération des  créateurs, rémunérés d’abord au-delà de ce que l’œuvre rapporte, via la licence globale, puis en deçà et finalement plus du tout. Elle instaurerait un plafonnement de la rémunération pour les œuvres commerciales et une sur-rémunération pour celles peu vendues.

Tim Berners-Lee, inventeur du WEB et directeur du WWW, établit le lien entre la gratuité d’Internet et sa nécessaire transformation, car seul un réseau indépendant des applications (comme l’est le réseau électrique vis-à-vis des appareils électroménagers) peut garantir la neutralité du Net. Il ajoute que l’universalité de l’échange d’information est liée au fait que la page Web repose sur des normes ouvertes et disponibles gratuitement et dénonce la tendance des réseaux, tels que iTunes, à sortir du Web en identifiant des contenus à des adresses propriétaires (iTunes au lieu de http).

La gratuité du Web, comme le propose l’OIG, garantirait la préservation de la vie privée, car les contrôles ne porteraient plus sur les contenus, mais uniquement sur les volumes échangés. La gratuité numérique aurait enfin un enjeu social et écologique, car en posant des limites au volume des échanges. Elle établirait aussi des limites dans notre rapport aux biens immatériels, de façon, nous dit Paillard, à articuler leur usage à la matérialité de notre existence, qui s’inscrit dans un monde fini. La gratuité limitée redonnerait donc de la valeur aux biens immatériels et aux biens communs consommés pour faire fonctionner Internet. Internet est insoutenable dans son fonctionnement actuel puisqu’il dépense déjà plus d’énergie que l’aviation civile et que les experts estiment que cette consommation, qui double tous les quatre ans, atteindra, en 2030, la totalité de la consommation d’énergie actuelle. Internet représente déjà l’équivalent de la production de 40 centrales nucléaires et deux clics avec sa souris émettent, en moyenne, selon Alex Wissner-Gross, physicien à l’Université de Harvard, autant de carbone qu’une tasse de thé bien chaud, en générant 14 grammes d’émission de carbone, soit quasiment l’empreinte d’une bouilloire électrique (15 g)[4]. Quelques centaines de requêtes sur Internet par jour dépassent le quota de CO2 auquel chaque humain à droit.

LVSL – On pourrait vous répondre que le fait qu’il y ait un prix sur l’énergie limite la consommation d’énergie fossile polluante. Ce à quoi vous répondez qu’au contraire, imaginer la gratuité de l’énergie requiert d’élaborer une transition rapide entre un mode de vie énergivore et un mode de vie sobre. Vous voulez donc dire que la gratuité de l’énergie ne pourra se faire qu’une fois la transition opérée ? Le scénario Negawatt pose l’objectif de 2050, la gratuité n’est donc pas pour demain ? Ne craignez-vous pas qu’il y est un effet rebond pour la consommation ?

Paul Ariès – Je vous remercie de cette question d’actualité, car il y a urgence à sortir du vrai-faux débat sur le prix du carburant. Je prône, avec les milliers de personnes signataires de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » (appelgratuite.canalblog.com) de nous retrouver autour du principe du droit à l’énergie et de sa gratuité. Nous devons imposer dans le débat public les bonnes questions qui sont celles du droit de se chauffer et de se déplacer dans le cadre d’une nécessaire transition écologique, d’une sortie de l’économie carbonée.

Nous appelons à défendre la gratuité de l’énergie élémentaire, c’est-à-dire celle des tarifs différenciés selon les usages, celle de la gratuité des TC urbains et périurbains, celle de la gratuité des TER, une gratuité garantissant des droits, celui de se chauffer, celui de se déplacer, celui de vivre et travailler au pays, celui du droit à la ville pour les milieux modestes (contre la gentrification). Nous ne devons pas courir après les ligues de contribuables, les antifiscalistes, qui défendent le chacun pour soi et la civilisation meurtrière de l’automobile.

On pourrait me dire qu’il est paradoxal d’envisager la gratuité de l’énergie correspondant aux besoins élémentaires de la population alors que la planète subit les conséquences catastrophiques d’un siècle d’énergie carbonée bon marché et que les ressources conventionnelles de pétrole et de gaz sont en voie d’épuisement. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, car le caractère marchand de l’énergie est incapable de garantir à chacun le minimum d’énergie indispensable pour vivre et conduit, par ailleurs, la planète dans le mur.

Le capitalisme, passé par l’âge du charbon, du pétrole, des énergies non conventionnelles, type gaz de schiste, ne peut digérer les énergies renouvelables, sauf à les adapter à sa propre logique d’abondance marchande et non pas d’économies d’énergie, comme il l’envisage avec les parcs éoliens implantés en pleine mer ou avec les fermes agricoles géantes où ce n’est plus la production alimentaire qui rentabilise, mais les déjections animales transformées en énergie !

L’énergie marchande n’est pas produite d’abord pour satisfaire les besoins des humains, mais pour la capitalisation des actionnaires. Le système capitaliste a un besoin impérieux que les consommateurs consomment et même qu’ils consomment de plus en plus d’énergie. Le caractère insoutenable du système n’est donc pas de la responsabilité de ceux qui prônent la gratuité, mais des marchands. Les experts évoquent, d’ailleurs, de plus en plus le risque de pénurie d’électricité en France, non pas par manque de nucléaire, mais parce qu’on a construit de grosses unités de production centralisées. Conséquence : les pertes d’énergie sont considérables puisqu’on estime que le tiers de l’énergie primaire disponible est gaspillée lors des processus de transformation en énergie finale. Dans ce domaine, comme dans les autres, le caractère marchand de l’énergie est inséparable des choix effectués en matière de science et techniques. Le capitalisme n’a ainsi retenu de la science thermodynamique que ce qui lui correspondait, c’est-à-dire la mise en équivalence de tous les systèmes énergétiques mesurés selon une même unité calorique, alors que les conséquences sociales, écologiques sont dissemblables, comme lui-même met en équivalence les marchandises avec l’argent. Le capitalisme a refoulé, en revanche, ce que cette même science thermodynamique dit du caractère entropique de l’univers, car si la quantité d’énergie reste toujours la même (premier principe), elle n’est plus disponible en raison de sa dispersion (second principe). Le moment semble donc venu de payer la facture entropique.

  • Le choix de la sobriété énergétique

La gratuité s’avère le plus court chemin pour remplacer l’architecture centralisée des systèmes énergétiques par la production locale d’énergies renouvelables, car elle favorise le choix de la sobriété contre celui des modèles d’abondance promus par l’industrie. Elle s’impose d’autant plus que la France n’est pas capable d’adopter, à l’instar d’autres pays, des solutions en demi-teinte, comme la tarification progressive, les systèmes de bonus-malus, etc.

LVSL – En quoi la gratuité peut-elle participer au processus de transition écologique ? Est-elle une condition sine qua non de la sobriété ?

Paul Ariès – Le livre Gratuité vs capitalisme ouvre tous les dossiers et donne tous les chiffres qui montrent que le bilan écologique de la gratuité est excellent, car il ne s’agit pas de rendre gratuit ce qui existe, mais d’utiliser la gratuité pour repenser les produits.

Nous pouvons reprendre votre exemple de l’énergie. La gratuité du bouclier énergétique satisfait une visée écologique, car en rendant plus chers les derniers kWh consommés, elle incite à réduire les consommations en récompensant les économies. Il s’agit donc bien d’utiliser ce mécanisme économique incitatif pour combattre toutes les formes de gaspillage.

La gratuité oppose donc au scénario du développement par l’abondance énergétique, promu par le Conseil mondial de l’énergie, un autre scénario fondé sur l’efficacité et la sobriété énergétiques. Ce scénario est d’autant plus crédible que la consommation d’énergie diminue, depuis quelques années, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, au-delà de l’impact de la crise et des délocalisations. Cette bonne nouvelle a permis, en 2017, à l’association NégaWatt de revoir à la hausse ses prévisions de réduction de consommation. Un nouveau scénario pour la période 2017-2050 a donc été travaillé (après ceux des années 2003, 2006 et 2011), avec pour objectif la réduction de moitié de la consommation d’énergie finale et de 63 % de l’énergie primaire, grâce au développement conjoint de la sobriété, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. J’insiste sur le fait que cet objectif est visé à qualité de vie inchangée. Le concept de NégaWatt, inventé par le grand spécialiste nord-américain Amory B. Lovins (prix Nobel alternatif en 1983) se fonde sur la réduction à la source des besoins en énergie, par la sobriété. Il appelle à ne plus laisser les entreprises du secteur imposer les normes, mais à étudier en détails les besoins en énergie, en partant des différents types d’usages, tant individuels que collectifs. Le principe est de consommer mieux au lieu de produire plus, en se défaisant de la dépendance aux énergies fossiles et fissiles. Les NégaWatts sont donc de l’énergie non consommée, grâce à un usage plus sobre, plus efficace et aussi aux énergies renouvelables (ENR). Le nouveau scénario NégaWatt retient l’hypothèse d’un passage à 100 % d’ENR dès 2050, grâce à la biomasse, à l’éolien et au photovoltaïque. Le pétrole ne serait plus utilisé que pour des usages non énergétiques et la dernière centrale nucléaire fermerait en 2035. Ce scénario n’est possible qu’en utilisant les ressources locales diversifiées, en maîtrisant mieux le nombre, le dimensionnement et l’usage des nombreux appareils et des équipements. Il repose sur la primauté du gaz/électricité (non conventionnelle), en stockant les excédants d’électricité (locale et non fissile), sous forme de méthane de synthèse (selon la technologie power-to-gas).

Le grand Service public de la performance énergétique de l’habitat, déjà évoqué, serait chargé d’opérer des diagnostics gratuits, par caméra thermique pour donner des conseils gratuits sur les techniques et les tarifs des travaux (qui pourraient être aidés). Il devrait également informer sur le choix d’équipements peu gourmands en énergie fossile (au moyen, par exemple, d’un label). L’État devrait, enfin, se doter des moyens juridiques, techniques et humains, afin de réduire ses propres consommations. Par exemple, via des actions sur l’éclairage public (215 % d’économie en moyenne), mais aussi par la recherche d’une meilleure efficacité énergétique dans l’ensemble des fonctions publiques et tout le service public.

La gratuité de l’énergie élémentaire s’avère donc la stratégie gagnante pour sortir au plus vite de l’énergie carbonée, en misant sur les ENR en fonction des meilleures sources locales : éolien, solaire, biomasse, géothermie, biogaz, valorisation énergétique des déchets, etc. Je prends le pari qu’il sera ainsi possible de rattraper très vite le retard de la France par rapport à l’Europe du Nord, y compris en matière de réseaux de chaleur (une cinquantaine seulement en France), alors qu’ils vendent l’énergie 20 % moins chère et contribuent largement à combattre les gaspillages.

LVSL – Comment pensez-vous rendre cette idée hégémonique dans la société ? Pensez-vous que la présenter tel qu’elle soit aujourd’hui efficace politiquement ? Quel récit voulez-vous construire autour de ce terme ?

Paul Ariès – Nous avons lancé une mobilisation continue autour de trois premiers moments forts : la parution en septembre 2018 du livre manifeste Gratuité vs capitalisme ; le lancement en octobre de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » ; et l’organisation le samedi 5 janvier à Lyon d’un Forum national de la gratuité. Nous voulons proposer aux citoyens, aux partis, de mettre la question de la gratuité au cœur des prochaines élections municipales. J’insiste avec, par exemple Alternatiba, sur le fait que ces territoires locaux sont la bonne échelle pour commencer la transition écologique. J’appelle à multiplier les ilots de gratuité dans l’espoir qu’ils deviennent ensuite des archipels et après-demain des continents.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette citation du poète Paul Valery illustre parfaitement la période actuelle puisque l’humanité est confrontée à une crise qui affecte tous les domaines de son existence : crise financière, économique, sociale, politique, énergétique, technique, écologique, anthropologique…

Cette crise n’est d’ailleurs pas seulement globale, mais systémique, au sens où quelque chose fait lien entre ses multiples facettes. Ce qui fait lien ce n’est pas tant que la société a sombré dans la démesure, mais le fait que le paradigme fondateur de la civilisation marchande soit entré lui-même en dissonance. Nous crevons tout autant de la victoire du processus de marchandisation, qui a conduit, depuis deux siècles, à rendre marchand tout ce qui pouvait l’être, qu’à l’impossibilité structurelle de ce même processus de se poursuivre au-delà.

Cette crise systémique n’est donc pas seulement une crise des méfaits, bien réels, de la marchandisation, mais un blocage structurel lié à la logique de marchandisation elle-même. C’est pourquoi la seule perspective réaliste est de sortir de la marchandisation et d’avancer vers une civilisation de la gratuité.

 

 

 

[1] Guillaume Allègre, OFCE, Science Po, Paris, France.

[2]André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Éditions Galilée, Paris, 1997, pp. 140-149.

[3] Laurent Paillard, La gratuité intellectuelle, Paris, Parangon, p. 73.

[4] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/01/12/une-recherche-google-a-un-cout-energetique_1140651_651865.html#6BosWWMeAoTq5dWj.99