Syndicalisme : une résurrection envisageable ? – Entretien avec Sophie Béroud

Manifestation syndicale du 5 décembre 2019 à Grenoble. © William Bouchardon

Les dernières décennies ont fait disparaître les syndicats tels que nous les connaissions. De moteurs du progrès social, ils ne font plus office que de caution à une destruction systématique du code du travail. En conséquence la défiance s’accroît à leur égard. Sont-ils pris dans un jeu institutionnel les laissant sans leviers d’action ? Est-ce à cause de leur intégration à la construction européenne ? Ou bien est-ce la structure de l’économie qui les rend obsolètes ? Ce qui est certain, c’est que leur forme est amenée à changer. Sophie Béroud, politiste à l’Université Lyon 2, auteure avec Baptiste Giraud et Karel Yon de Sociologie politique du syndicalisme (A. Colin, 2018), nous éclaire sur le sujet. Entretien retranscrit et réalisé par Louis Blème.


LVSL – La dernière grève, née de l’embrasement suscité par la réforme des retraites, est une grève par procuration et non une grève générale. Pourquoi ? La grève par procuration nuit-elle à l’action collective ?

Sophie Béroud – Cette grève n’a pas été qu’une grève par procuration, loin de là. C’est d’ailleurs l’une des originalités de ce mouvement : le nombre de grévistes a été important, la grève a été reconductible dans certains secteurs et s’est étalée dans le temps (plus de 50 jours de grève à la SNCF et à la RATP). Ce mouvement a à la fois mis au centre de l’action syndicale la grève, et montré les difficultés de certains salariés à la rejoindre. Ces barrières ne sont guère nouvelles et sont particulièrement liées à la dégradation des statuts d’emplois, avec toutes les formes d’emploi précaires (intérim, CDD, stages…) et l’éclatement des collectifs de travail qui en découle et qui est également lié aux formes d’individualisation du travail, des rémunérations, etc..

Le mouvement social contre la réforme des retraites a ainsi ceci d’ambivalent qu’il a permis de montrer l’importance du recours à la grève, mais aussi la difficulté structurelle des syndicats à mobiliser les travailleurs dans leur ensemble.

LVSL – Les policiers ont obtenu le maintien de leur régime spécial de retraite grâce à l’action vivace de leurs syndicats. C’est aussi le cas d’autres corps de métier. Les intérêts catégoriels et corporatistes menacent-ils l’efficacité de la lutte pour tous les travailleurs ?

SB – Il y a une efficacité réelle du syndicalisme dans certains corps de métier, notamment pour les policiers qui sont, contrairement à une idée assez répandue, la plus syndiquée de toutes les professions. Dans un contexte où les forces de l’ordre ont été très mobilisées par le gouvernement, notamment pour réprimer le mouvement des gilets jaunes, les syndicats de policiers ont réussi à défendre avec succès leurs intérêts face au gouvernement.

Cependant, je ne crois pas que les revendications catégorielles soient une entrave à la production des intérêts communs ; elles peuvent constituer un premier socle pour l’action collective. Ce ne sont pas ces intérêts corporatistes qui minent la formation d’un bloc uni ou l’intérêt des travailleurs. Au contraire, ces secteurs dans lesquels l’activité syndicale est plus efficace peuvent servir de points d’appui à l’ensemble des salariés pour engranger des conquêtes. Ça a été le cas des syndicats de l’enseignement pendant une longue période, mais aussi d’autres corps de métiers à statut.

Après il en va aussi des syndicats de dépasser ces intérêts sectoriels et de montrer que malgré la diversité des luttes, il y a un intérêt commun. Les cheminots et les agents de la RATP ont bien montré pendant le mouvement qu’ils parvenaient à articuler la défense de leurs régimes spéciaux de retraite et un refus plus global d’une réforme défavorable à l’ensemble des salariés.

LVSL – Pouvons-nous dire que les dernières décennies ont vu un « apprivoisement » des syndicats par l’appareil d’Etat via une professionnalisation et une bureaucratisation croissantes ?

SB – Ces questions remontent plus loin dans le temps. Dès l’après seconde guerre mondiale, les syndicats ont connu ces processus d’institutionnalisation, mais ce fut pour gérer les acquis sociaux comme les caisses de la sécurité sociale, ou les entreprises nationalisées. Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. On a l’exemple de la CFDT qui, lors du dernier conflit sur les retraites, a décidé de mettre en place une conférence de financement dans l’objectif de trouver des solutions pour mettre en place une réforme néolibérale. Ici, il y a une intégration évidente au système qui conduit à ne plus contester la rationalité des décisions. L’institutionnalisation peut constituer un point d’appui pour les syndicats, en termes de reconnaissance et de droits, mais quand celle-ci tourne à vide, c’est-à-dire, sans pouvoir apporter de gains aux salariés, alors il y a un véritable problème.

« Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. »

Après, institutionnalisation et professionnalisation ne sont pas identiques. Le deuxième terme évoque aussi le fait que les représentants syndicaux consacrent tout leur temps à siéger dans différentes instances, c’est-à-dire éloignés des salariés qu’ils représentent. Toute une série de mesures, depuis la réforme de la représentativité syndicale en 2008 jusqu’aux ordonnances Macron, ont été dans le sens d’une plus forte professionnalisation des élus du personnel en les voyant avant tout comme des professionnels de la négociation et en intégrant la négociation à l’ordre managérial, en évinçant tout aspect conflictuel. Cette conception-là de la professionnalisation pose problème.

LVSL – Les syndicats français font partie de la Confédération européenne des syndicats (CES). Or cette confédération subventionnée par la Commission européenne est une actrice majeure du démantèlement du droit du travail en France. Pensez-vous qu’une telle dépendance peut être la cause de conflits d’intérêts expliquant leurs échecs successifs et leur délégitimation ? En outre, le mutisme des syndicats à l’égard de l’UE n’est-elle pas aussi l’illustration d’une certaine hypocrisie ?

SB – L’appartenance des organisations syndicales nationales à la CES ne pose pas problème en soi, mais bien par rapport aux objectifs que poursuit celle-ci, aux moyens dont elle dispose, à l’efficacité dont elle fait preuve. Le manque de combativité de cette confédération, sa faible capacité à se faire entendre par la Commission européenne sur les orientations des politiques économiques et monétaires et à se démarquer de ces politiques posent problème. Son efficacité et sa capacité à produire des solidarités transnationales sont également mises en question. Il faut pourtant toujours pouvoir agir au niveau européen, car, comme la question le formule, l’Union européenne a largement contribué à la diffusion des politiques néolibérales. Il faut savoir donner du contenu à l’action syndicale européenne en la faisant vivre avec des manifestations européennes, ou des coordinations au niveau européen comme cela se fait dans certains secteurs, comme les transports, à l’initiative des fédérations syndicales professionnelles européennes. Malheureusement, des travaux de chercheurs le montrent, la CES est complètement intégrée aux institutions européennes et est très dépendante du financement de la Commission européenne. Des espaces alternatifs se créent : à titre d’exemple, les syndicats et collectifs de livreurs se sont rassemblés au niveau européen pour créer une nouvelle fédération, hors de la CES.

On peut espérer que la mise en cause des orientations de l’Union européenne qui se généralise (avec l’éclatement par exemple des 3% dans ce contexte de crise sanitaire) propose un nouveau cadre à l’action syndicale et permette de faire entendre de nouveau des enjeux comme ceux de la défense des services publics par exemple. L’action européenne est indispensable, mais il est clair que la CES a montré ses insuffisances.

LVSL – L’heure de gloire des syndicats est sans nul doute les Trente Glorieuses. Leur effondrement est corrélé à l’avancée dans les Trente Piteuses. Aujourd’hui l’austérité empêche l’inflation, dont celle des salaires. Le chômage est haut. La croissance moribonde. Le succès des syndicats ne serait-il pas simplement directement lié au contexte économique, et plus précisément à l’importance de la croissance permettant le partage de la valeur ajoutée ?

SB – L’établissement d’un lien entre les cycles économiques et l’efficacité de l’action syndicale a nourri beaucoup de travaux de recherche. Il y a certainement des effets. Cependant, on ne peut pas avoir une lecture aussi mécaniste. Durant les périodes de récession, comme celle des années 30, nous avons assisté aux plus grandes conquêtes des travailleurs sous le Front Populaire en 1936. Alors que le contexte économique était moribond. Il est clair que les mesures proposées par les syndicats peuvent paraître plus crédibles en temps prospères pour les salariés. En même temps, le rôle des syndicats est aussi primordial durant les récessions pour éviter trop de mise en concurrence entre les salariés du fait de l’absence d’augmentation des salaires et du chômage, ou pour dénoncer l’écart entre les revenus du capital et ceux du travail. Donc les changements de conjonctures forcent les syndicats à s’adapter, sans pour autant ôter la pertinence de leur présence quel que soit le climat économique.

LVSL – Vous avez montré que la succession des lois El Khomri, Rebsamen et des ordonnances Macron ont permis le contournement des syndicats, par exemple via l’utilisation du référendum d’entreprise. Ne pensez-vous pas que la condition sine qua non d’une reprise de l’activité syndicale est fondée sur la capacité de l’État à accorder à ces mêmes corps intermédiaires plus de marges de manœuvre ?

SB – Oui, il faudrait complètement inverser la logique et créer de nouveaux droits pour consolider la représentation syndicale au lieu de l’affaiblir. Je pense qu’une possibilité de se développer pour les syndicats est avant tout liée au fait de reconnaître l’appartenance à un syndicat comme un droit, un acte de citoyenneté. Qu’il n’y ait pas de politique de discrimination ou de répression à l’encontre des salariés parce qu’ils sont syndiqués et que de telles pratiques fassent l’objet de plus fortes sanctions.

Sophie Béroud. © Sophie Béroud

Deuxièmement, il faudrait créer des droits de représentation dans les Petites et Moyennes Entreprises (PME) de moins de onze salariés : donner des heures de délégation à des représentants pour faire tout un travail de recueil de mise en commun des expériences de travail et des problèmes, de mise en forme des revendications.

Troisièmement, créer des droits interprofessionnels, pas seulement entreprise par entreprise mais sur un territoire, de manière transversale. Ces droits permettraient de développer l’action syndicale dans certains secteurs d’activités très précarisés, par exemple dans l’aide à domicile ou la grande distribution où il est très difficile de construire dans le temps des implantations syndicales.

Bien d’autres droits seraient à renforcer ou à créer, en particulier pour agir sur les questions de santé au travail qui ont été affaiblies avec la disparition des Comités d’Hygiène, de Santé et de Conditions de Travail (CHSCT) et leur fusion dans les CSE (Comité Social Economique). Les CHSCT ont constitué auparavant des institutions importantes pour les syndicats qui pouvaient demander des enquêtes et expertises sur des enjeux liés à la sécurité et à la santé des travailleurs et mener des actions en justice. On voit aujourd’hui l’importance que cela revêt lorsque des directions imposent des accords de façon quasi unilatérale pour maintenir l’activité économique malgré la crise sanitaire. Ces exemples sont autant de droits qui pourraient aider au renforcement des syndicats.

LVSL – Vous relevez dans vos analyses l’importance pour les syndicats de se restructurer pour s’adapter aux nouvelles formes du marché du travail (passage du secondaire au tertiaire, explosion des contrats courts, etc.). Ne pensez-vous pas que la multiplication des CDD et la mobilité des travailleurs dans le marché du travail, compromettent la restructuration nécessaire des syndicats ?

SB – La multiplication des formes d’emplois précaires, comme les stages, les intérims, les emplois à temps partiels ou les CDD, complique beaucoup la tâche des syndicats. Il devient très compliqué de se syndiquer lorsque les individus ne peuvent pas se projeter dans un emploi. Ces formes précaires fragilisent l’assise des syndicats. Le défi pour eux consiste à atteindre ces travailleurs précaires en leur montrant que l’action collective paye. Et ils le font déjà dans certains secteurs – l’aide à domicile, les livreurs à vélo, les centres d’appel – sans pour autant être uniquement sur une démarche de récolte d’adhésions, mais en cherchant avant tout à construire des collectifs de travailleurs.

LVSL – Le statut d’auto-entrepreneur de plus en plus en vogue dans l’économie tertiarisée (Uber en est l’emblème) est une situation très précaire. En effet, l’employé ne peut jouir de droits sociaux du fait de l’absence de contrat de travail. Pensez-vous que la généralisation de telles pratiques pourrait rendre caduque l’existence même des syndicats à long terme ?

SB – La visée du statut d’auto-entrepreneur est de sortir les travailleurs du salariat pour qu’ils se pensent comme autonomes, maîtres de leur propre destin. C’est une illusion. Toutes les actions des chauffeurs Uber, des livreurs à vélo, montrent au contraire la nécessité de l’action syndicale. Ils réactivent et réinventent l’action syndicale car ils se sont organisés et ont mené des grèves et des actions devant les tribunaux pour mettre en évidence la réalité de la subordination. Les luttes menées dans ce type de secteurs contribuent à réinventer l’action syndicale sur des revendications très concrètes pour faire face à des formes de surexploitation. Ce sont des luttes très importantes dans le renouvellement du syndicalisme.

LVSL – Est-il encore nécessaire de nos jours de recourir au dialogue avec les partenaires sociaux ? Le gouvernement semble s’en être très bien passé avec la réforme des retraites. Les syndicats n’apparaissent-ils pas alors comme les cautions d’un jeu pipé ?

SB – Oui, complètement. Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés qu’ils dénomment des « partenaires sociaux ». Cela implique pourtant une réalité très éloignée du terme : les concertations n’ont plus grand sens car les décisions sont prises en amont. Il n’y a donc plus de place pour la discussion, le mandat d’Emmanuel Macron le montre. Quand il n’y a pas de reconnaissance de l’interlocuteur, on ne peut pas parler de dialogue social.

Ainsi, l’expression apparaît aujourd’hui très galvaudée car elle a été complètement vidée de son sens. De ce fait, beaucoup de militants et syndiqués ne veulent pas entendre parler de ce terme. Elle est associée à des pratiques, qui, sous couvert de dialogue social, permettent de refuser la négociation. Bien entendu, il y a d’autres conceptions du dialogue social, je donne seulement celle qui est mise en pratique par les pouvoirs en place.

« Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés. »

LVSL – Les gilets jaunes ont-ils court-circuité le syndicalisme ?

SB – Ce mouvement n’est clairement pas un court-circuitage du syndicalisme, il correspond plutôt à la mise en action d’autres composantes du monde du travail qui ne sont pas ou peu organisées par des syndicats. Le mouvement des gilets jaunes est majoritairement composé de travailleurs dans les Petites et Moyennes Entreprises, d’auto-entrepreneurs, de professions intermédiaires comme les infirmières libérales ou les aides-soignantes, d’indépendants. Ils habitent principalement dans des zones périurbaines et rurales, il comprend beaucoup de femmes. Les gilets jaunes font donc figure d’une partie du monde du travail éloignée du syndicalisme.

Je pense en conséquence qu’il faut voir un rôle complémentaire entre ce nouveau mouvement et les syndicats, des convergences ont d’ailleurs été construites dans plusieurs lieux. Les gilets jaunes permettent ainsi d’interpeller le mouvement syndical sur les limites de ses implantations et ses capacités à porter la voix de l’ensemble du monde du travail.

Retraites : en marche vers la régression

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Emmanuel_Macron_en_meeting_à_Besançon.png
Emmanuel Macron en meeting ©Austrazil pour Wikimedia

Le 2 Décembre dernier, Bruno le Maire, ministre de l’Économie  a de nouveau marqué son soutien envers la réforme des retraites prévue par le gouvernement et visant à remplacer le système actuel par un système à points. Réaffirmant que cette réforme n’entraînerait aucun perdant, elle serait par ailleurs le meilleur moyen d’assurer la « justice et l’égalité » d’un régime de retraite aujourd’hui « à bout de souffle ». Pour autant ces deux affirmations sont largement erronées pour une réforme bien plus idéologique que pratique.


 

UNE RÉFORME, DES RECULS SOCIAUX

Il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte de l’aspect socialement rétrograde de cette réforme. Si elle n’entend théoriquement pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, l’âge légal auquel celle-ci peut être perçue à taux plein passe néanmoins à 64 ans avec 5% de pénalité par année manquante, ce qui constitue donc immanquablement une augmentation déguisée de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Par ailleurs, dans la mesure où le taux d’emploi des 60-64 ans n’est à l’heure actuelle que de 32,5%, il y a fort à parier que ces obligations de cotisations supplémentaires ne puissent dans les faits pas être tenues par une part importante de la population, ce qui entraînerait mathématiquement une baisse de leur pension de retraite et une augmentation du taux de pauvreté. Contrairement à l’imaginaire façonné par les médias, les fins de carrière des plus de 50 ans ne sont dans de nombreux cas pas choisies mais subies. Les difficultés pour retrouver un emploi après 50 ans – près de 40% des demandeurs d’emplois de plus de 50 ans le sont depuis plus de deux ans – poussent toute une catégorie de la population à partir à la retraite avant l’âge légal, et donc, à ne pas avoir une retraite à taux plein. Le recul de cet âge ne fera que renforcer cette situation. De même, la promesse d’une pension de 1000 euros minimum cache la nécessité d’avoir cotisé tous ses semestres, ce qui est particulièrement compliqué en contexte de chômage de masse, en particulier pour les femmes.

Par ailleurs concernant l’argumentaire gouvernemental du refus d’une réforme « qui fasse des gagnants et des perdants », force est de constater que cette réforme fera très peu de gagnants. À terme, cette réforme conduira nécessairement à une baisse des pensions de retraite, pour deux raisons. Tout d’abord, alors qu’auparavant la retraite était calculée sur la base des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois d’activité (donc forcément les plus rémunérateurs) dans le public, c’est désormais l’ensemble du parcours professionnel qui servira à établir le montant de la pension de retraite. Si la valeur du point était ainsi fixée à 0,55€, la retraite de certains fonctionnaires, tels que les enseignants, baisserait de 300 à 1000€ par mois. Le rapport Delevoye propose ensuite de plafonner à 14% du PIB les dépenses de retraite. Si à l’heure actuelle, la croissance économique permet d’absorber l’augmentation des dépenses due à l’accroissement du nombre de départs à la retraite, une baisse de la croissance ou une modification de la démographie entraînerait une baisse mécanique des pensions de retraite. Plutôt que de soutenir l’activité économique – et donc l’emploi – et la natalité par de meilleurs salaires, le gouvernement préfère donc poursuivre la spirale austéritaire.

Cette réforme est par ailleurs largement créatrice d’incertitudes majeures quant au futur et porte les germes de l’individualisation de la protection sociale. Dans les faits le rapport Delevoye remet entre les mains du gouvernement et du Parlement, à travers la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ensemble des décisions stratégiques, laissant ainsi la possibilité au système des retraites de devenir une variable d’ajustement budgétaire.

Plus fondamentalement encore, le fait que la valeur du point puisse évoluer au fil du temps, place le salarié devant l’incertitude la plus totale concernant le montant futur de sa pension.

Enfin si l’on reste avec cette réforme dans un système par répartition, les prémices d’un système de retraites par capitalisation sont bien présents. D’une part le plafonnement des cotisations retraite à 120 000€ de revenus annuels contre plus de 320 000€ aujourd’hui va indéniablement pousser ces hauts salaires à se tourner vers des formes additionnelles de retraites par capitalisation. Cela peut par ailleurs être également le cas pour des salariés moins bien payés mais craignant, à juste titre, que le système de base ne leur fournisse pas une retraite suffisante. Or le système par capitalisation n’en finit plus de nous montrer des exemples de problèmes de fonctionnement, comme tout récemment aux Pays-Bas. Dans le contexte d’une politique monétaire expansionniste, comme c’est le cas en Europe depuis la crise des dettes souveraines, les taux d’intérêt des actifs considérés comme sûrs (les titres de dettes souveraines par exemple) ne sont plus suffisamment rémunérateurs et poussent ainsi les fonds de pension à puiser dans leurs réserves pour continuer à verser les retraites aux cotisants. Pourtant, comme le démontre une note produite par le laboratoire d’idées L’Intérêt général, d’autres projets égalitaires et justes sont envisageables, tout en maintenant le système par répartition à l’équilibre

L’INDIVIDUALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE

Mais plus fondamentalement encore, en créant de l’incertitude sur le futur plutôt qu’en la supprimant, cette réforme revient sur les fondements même du système de protection sociale. En effet, le but de la Sécurité Sociale, au sens large du terme, était de réduire l’inégalité fondamentale existant entre les individus richement dotés en capitaux de toutes natures et ceux ne l’étant pas. Alors que les premiers avaient toutes les ressources personnelles pour se confronter aux aléas de l’existence, les seconds se trouvaient dans l’incapacité d’y faire face. Cette réforme s’inscrit ainsi pleinement dans la dynamique de décollectivisation analysée dans les travaux de Robert Castel.

L’ère du néolibéralisme est avant tout celle de la responsabilisation forcée de l’individu, obligé de gérer son existence en dehors des institutions créées jusque-là pour assurer sa protection.

Car c’est bien sur cet aspect idéologique que se joue cette réforme, et non sur un terrain uniquement technique et pragmatique comme le gouvernement le prétend. D’une part, celui-ci pointe largement du doigt l’iniquité du système de retraite actuel, composé de 42 régimes spéciaux, dont certains, il est vrai, sont plus avantageux que d’autres. Cela masque largement le fait que 90% des citoyens rentrent dans le régime général, le « problème » des régimes spéciaux n’est donc pas seulement minoritaire, il est marginal. D’autre part, les problèmes financiers mis en scène par le gouvernement sont largement fantasmés. Si l’on se fie aux prévisions du Conseil d’Orientation des Retraites, dans un contexte de croissance économique équivalente à celle que nous connaissons aujourd’hui, la part des retraites dans le PIB n’est pas amené à augmenter dans les prochaines décennies. Quant aux recettes, ces dernières ont été amputées ces dernières années par des décisions politiques telles que le non-remplacement des fonctionnaires (qui cotisent davantage) ou le non remplacement des exonérations sur les heures supplémentaires. Autant de mesures qui pourraient donc être défaites. D’autre part, comme le révélait l’économiste Gilles Raveaud, le Fond de Réserve des retraites mis en place sous Lionel Jospin, possède 35 milliards d’euros de réserve, les caisses complémentaires Agirc-Arco possèdent pour leur part un excédent de réserve de 116 milliards, une manne financière pouvant à coup sûr compenser les déséquilibres passagers d’un système qui jusqu’à l’année dernière était toujours à l’équilibre !

UNE MOBILISATION CONTRE LA RÉFORME « ET SON MONDE »

Si la réforme ne revêt donc pas un aspect technique mais idéologique, celui du néolibéralisme économique, qui depuis les années 1980 n’en finit plus de frapper les différents secteurs de la société, la mobilisation qui démarre ce 5 décembre semble être bien davantage qu’une contestation de points techniques d’une réforme. De la même manière que les mobilisations du printemps 2016 étaient dirigées contre la loi El Khomri « et son monde », il est frappant de constater à quel point de nombreux secteurs de la société appellent à se mobiliser sur cette réforme : SNCF, RATP, membres de la fonction publique hospitalière, membres de la fonction publique territoriale, justice, éducation nationale, pompiers… Si chaque secteur, pris individuellement, était déjà en proie à des problématiques particulières mais sectorielles (et quel meilleur exemple à ce niveau que celui des personnels hospitaliers), « l’intérêt » de cette réforme est qu’elle n’isole pas dans la mobilisation les champs d’activité comme c’est traditionnellement le cas.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Nuit_Debout_-_Paris_-_41_mars_01.jpg
Nuit Debout au printemps 2016 ©Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Dès lors, l’espoir d’une convergence des luttes semble permis. À l’heure actuelle le mouvement est d’ailleurs soutenu par une large partie de l’opinion – les deux tiers des Français si l’on en croit le dernier sondage de l’IFOP – et par des profils sociologiques extrêmement divers. Gageons que les différents acteurs à l’origine de ces mobilisations ne perdent pas de vue l’intérêt collectif et supérieur de cette lutte.

 

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

Le 8 mars espagnol : la grande grève féministe

© Irene Lingua

Alors que de nombreux pays s’apprêtent à célébrer la Journée internationale des femmes le 8 mars prochain, en Espagne, les organisatrices de l’événement préfèrent parler d’une grande « grève féministe ». Un mot d’ordre qui l’an passé avait conduit près d’un demi-million de personnes à descendre dans la rue à Madrid et contribué à placer le mouvement féministe aux avant-postes de la mobilisation politique dans le pays.


Le 8 mars 2018, des centaines de milliers d’espagnoles ont défilé ensemble, à Madrid et dans 120 autres localités. Le temps d’une journée, elles ont occupé l’espace public, y faisant résonner les slogans de « la révolution sera féministe ou ne sera pas ! » et de « si nous faisons grève, le monde s’arrête ». Une manifestation monstre, dont les images n’ont pas manqué de faire réagir à l’étranger, où le 8 mars n’est souvent qu’une Journée internationale de plus. Force était de constater le caractère exceptionnel du mouvement féministe espagnol.

Un an plus tard, les organisations féministes souhaitent entériner la dynamique qui voit les effectifs des cortèges augmenter chaque année. Elles mobilisent ainsi leurs forces pour faire du 8 mars un rendez-vous annuel immanquable et l’occasion de rendre visible le travail accompli au cours de l’année. Commissions dédiées, mise en place de partenariats, important effort de communication et de levée de fonds, recrutement de volontaires masculins pour l’élaboration d’un repas solidaire, etc : l’objectif est de convertir cette Journée internationale des femmes, officialisée par les Nations-Unies en 1977, en une démonstration de force qui fasse de la cause féministe un sujet incontournable pour qui entend participer au débat public. L’enjeu du 8-M (l’abréviation qui désigne la journée du 8 mars en Espagne) est donc avant tout de gagner en visibilité afin de s’imposer dans l’agenda politique et médiatique. Une stratégie qui a porté ses fruits en 2018, à en juger par la réaction des médias et du personnel politique qui, d’un bout à l’autre du spectre idéologique, n’ont eu d’autre choix que de prendre position par rapport aux revendications ainsi portées sur le devant de la scène.

De l’arrêt de travail au refus de la consommation

Mais la manifestation, aussi impressionnante soit-elle, ne résume pas à elle seule l’ambition des associations féministes pour cette journée du 8 mars. Celle-ci doit également être celle d’une « grève féministe » (« huelga feminista ») de 24 heures. La rhétorique vise ici à dépasser la conception traditionnelle de la grève en l’étendant à d’autres secteurs que celui du monde du travail, mais qui lui sont étroitement liés : ceux de la consommation, de l’éducation et du soin aux personnes. Ce renouveau du concept de « grève générale » découle de la prise de conscience que les femmes, historiquement davantage tenues à l’écart du travail salarié que les hommes, l’ont ainsi également été des appels à la grève. Repenser l’idée de grève et de « secteur productif », en élargir l’acception pour y intégrer ces autres dimensions, est nécessaire à la valorisation de la place des femmes dans l’économie nationale. À la dénonciation des écarts salariaux, de près de 15% (Eurostat, données 2015 sur le salaire horaire brut moyen) et du « plafond de verre » s’ajoute donc celle de l’invisibilisation et de la dévalorisation du travail « gratuit » au sein du système capitaliste. Quant à l’appel à ne réaliser aucun acte de consommation, il a été repris cette année à l’occasion de la Saint-Valentin. La journée du 14 février 2019 n’a pas seulement été celle des cœurs en plastique, du sexisme bienveillant et de la consécration de la « femme-objet » dans les campagnes publicitaires. Elle a permis aux organisatrices du 8-M de communiquer autour de l’événement via des slogans comme « nous sommes amoureuses de la grève », mais aussi de sensibiliser sur le thème de la « grève de la consommation », révélateur des continuités entre combat féministe et lutte anticapitaliste.

Féminisme et anticapitalisme, les deux revers d’une même médaille ?

Celles qui ont participé au mouvement des Indignés en 2011 ont revendiqué avec force cette convergence. En témoigne cette phrase d’introduction au manifeste du collectif Féministes Indignées de Barcelone : « La société patriarcale et capitaliste nous opprime. » L’affichage de telles affinités ne manque pas de susciter la polémique. Il attire les critiques des tendances libérales et conservatrices qui se revendiquent également du féminisme, entendu alors comme l’exigence d’égalité formelle entre les sexes. L’an passé, les franges les plus libérales ont en effet fermement condamné l’emploi du terme « anticapitaliste » dans le manifeste de la Commission 8-M et dénoncé par là même l’orientation « idéologique » de l’événement. Cela n’a pas empêché les rédactrices du manifeste de 2019 de conserver le même discours. Un discours qui appelle à un changement radical de l’ensemble des relations sociales, qui rejette dans un même mouvement les inégalités entre les sexes et l’exploitation par le travail, et qui n’oublie pas le rôle plus que déterminant qu’ont joué les femmes dans l’histoire des grèves ouvrières et des avancées sociales, s’inscrivant ainsi dans la lignée des animatrices du mouvement « du pain et des roses » qui en 1912 bouleversa le secteur textile du Massachusetts et conduisit à la réduction du temps de travail et à une hausse des salaires (Rodríguez, 2018). La grève plurielle du 8-M (arrêt de travail, de la consommation mais aussi des activités liées à l’éducation et au soin au personnes dans la sphère privée) questionne la valeur même de la vie au sein du système capitaliste. D’où le glissement vers la notion d’exploitation, celle des femmes mais également de la nature. « Nous sommes de plus en plus nombreuses à prendre conscience que le mouvement féministe va de paire avec la lutte anticapitaliste et antispéciste », déclare une militante. Celle-ci insiste toutefois sur le fait que cette tendance dominante au sein des manifestantes ne l’a pas empêchée de défiler, l’an passé, aux côtés de femmes aux convictions bien plus conservatrices.

Quant au collectif des Féministes Indignées de Barcelone, ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux groupes de même type ayant vu le jour en 2011. Son existence même atteste d’une victoire importante dans l’histoire du mouvement féministe : la prise en compte de la spécificité de ses problématiques dans le cadre des mouvements contestataires. Et notamment au sein des milieux de gauche qui, par leur appel à un changement radical de société, se caractérisent par la multiplicité des luttes portées et la nécessité de les articuler. Autre victoire, celle de la prise de conscience du risque élevé de reproduction de la logique de domination patriarcale au sein même de ces organisations progressistes. Des militantes féministes ayant participé au 15-M (du nom de la mobilisation ayant donné lieu au mouvement des Indignés) relayent ainsi la difficulté qu’elles ont eu à faire entendre leur argumentaire dans certaines assemblées locales, notamment dans les villes de Palma ou de Cadix, où était dénoncé le caractère « excluant » de leur combat (Cruells et Ezquerra, 2015). Aujourd’hui, un renversement de la vapeur semble avoir été opéré dans le pays, à la faveur d’une double dynamique: d’une part, la priorité croissante accordée aux questions féministes au sein même des diverses organisations militantes; de l’autre, l’affirmation du féminisme espagnol comme force autonome de premier plan sur le terrain des luttes.

La puissance mobilisatrice du mouvement féministe : une exception dans le paysage militant espagnol actuel

Sur les campus des universités madrilènes, les associations féministes sont de loin celles qui se font le plus entendre. Leur dynamisme et leur capacité de mobilisation contrastent avec la difficulté qu’ont les sections étudiantes des partis et des syndicats, notamment de gauche, à recruter de nouveaux militants. Un reflet de la situation à l’échelle nationale, où les partis politiques peinent à mobiliser, et ce à la veille d’une triple campagne électorale – législatives en avril, municipales et européennes en mai. Le collectif 8-M partage avec Podemos la couleur violette, mais l’association entre les deux mouvements s’arrête là. Interrogées à ce sujet, les militantes réaffirment leur indépendance totale vis-à-vis de toute institution partisane. Elles s’inscrivent ainsi dans la lignée des féministes qui, afin de conjuguer les efforts des diverses assemblées locales et spécialisées, fondèrent en 1977 la structure « Coordinatrice des Organisations Féministes de l’État espagnol ». Celles-ci, majoritairement issues des mouvements de gauche radicale et anarchistes, étaient peu enclines à participer au jeu institutionnel classique, qu’elles percevaient comme un moyen de priver le mouvement féministe de sa « puissance transformatrice et révolutionnaire » (Uría Ríos, 2009). Quatre décennies de collaboration entre militantes féministes et institutions ainsi que la mise en place de politiques publiques favorables à l’égalité entre les sexes ont eut raison de l’influence dominante de tels positionnements. Mais la quête d’autonomie et la nécessité de se constituer comme force politique indépendante des partis n’en restent pas moins essentielles.

Le mouvement féministe espagnol montre donc qu’il est possible de porter une lutte politique en dehors des cadres institutionnels les plus classiques et de s’imposer dans l’agenda de ces derniers. Possible, voire nécessaire, de disputer aux acteurs traditionnels du jeu politique le rôle de force de proposition. Désormais, c’est davantage par leurs réactions aux revendications surgies de la société civile que ceux-ci se distinguent les uns des autres. De fait, le soutien syndical à la grève de 24 heures en est venu à être davantage déterminant pour les syndicats eux-mêmes que pour les organisatrices. L’année dernière, le refus de soutenir la grève de 24 heures de la part deux confédérations syndicales majoritaires, l’Union générale des travailleurs (UGT) et la Confédération syndicale des commissions ouvrières (CCOO), a été perçu par de nombreux observateurs comme une preuve de leur incapacité à appréhender les bouleversements profonds de la société espagnole. Leur crédibilité en tant qu’acteur principal de la lutte pour le progrès social n’a ainsi pas manqué d’être abîmée par cette décision. Cette année, alors que la Confédération générale du travail et la Confédération nationale du travail ont renouvelé leur soutien à la grève de 24 heures, les féministes ont vu les positions de l’UGT et la CCOO évoluer. Quitte à rendre la situation quelque peu confuse, de l’appel à faire grève durant 2 heures à tour de rôle – proposition que la commission du 8-M a qualifié de « honteuse et insuffisante » – à la garantie d’une couverture pour les travailleuses qui décideront d’étendre la mesure à la journée entière. L’attitude des syndicats majoritaires fournit ainsi la preuve d’une nouvelle distribution des rôles et du pouvoir entre la société civile et les acteurs traditionnels.

Manifestation 8M 2018
Manifestation du 8 mars 2018 à Madrid © Irene Lingua

Diversité des femmes, articulation des luttes

Cette revendication d’indépendance est également une exigence liée à l’objectif qui distingue profondément le mouvement féministe actuel de ses précédents historiques : la prise en compte de l’incroyable diversité au sein de ses rangs. Diversité des couleurs politiques, qui alimente sans cesse les débats sur les modes d’actions privilégiés, en premier lieu desquels celui de la non-mixité des cortèges et associations. Mais diversité des femmes avant tout, et par là même des problématiques qui sont les leurs. Organisations de travailleuses du sexe, de femmes racisées, d’agricultrices, de retraitées etc: le 8-M est l’occasion pour toutes de se réunir autour de la matrice commune qu’est la quête d’égalité, sans effacer pour autant leurs différences, et met ainsi à l’honneur l’intersectionnalité des luttes. Aux étudiantes réunies pour débattre ensemble de l’organisation de l’événement se joignent quelques représentantes des salariées de l’Université : des professeures, mais aussi de celles qui chaque jour assurent le service de ménage ou de restauration. La dynamique interne au mouvement féministe est en effet une illustration exemplaire de la fragmentation des revendications au sein de l’ensemble de la société. Sa force est de parvenir à articuler ces dernières, à faire en sorte, selon les mots du sociologue et anthropologue David Veloso, qu’il n’y ait pas à choisir entre le fait d’être une « femme, une gitane ou une pauvre ».

Rompre avec l’image du « joli minois »

Cette année, l’objectif est de rompre avec l’image du « joli minois » (la «cara bonita ») qui a été celle du mouvement féministe au cours des derniers siècles de lutte. Ou plutôt, celle qu’ont bien voulu lui attribuer les médias et personnels politiques dominants, véhiculant ainsi l’idée qu’à l’existence d’une essence féminine particulière répondait celle d’un mode de contestation spécifique, plus « doux », moins révolutionnaire que celui de leurs camarades masculins. Un traitement dénoncé l’an passé encore par certaines manifestantes, qui en assemblées appellent à mettre davantage l’accent sur les actions de « désobéissance civile »: interventions dans le métro madrilène, refus de quitter les locaux de l’université la veille de la manifestation. Toutes sont convaincues qu’en 2019 les rues seront au moins aussi pleines qu’en 2018.

Les États-Unis secoués par un mouvement social victorieux

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Par dizaines de milliers, les enseignants et professeurs d’écoles se mettent en grève, vêtus de rouge, pour exiger des hausses de salaires et davantage de moyens. Après Chicago, la Virginie-Occidentale, l’Oklahoma et l’Arizona, c’est à Los Angeles que le corps enseignant vient de remporter une victoire historique. Au point de motiver leurs collègues de Denver pour déclencher à leur tour une grève de grande ampleur. Par Politicoboy.

Ces mouvements sociaux, massivement soutenus par les parents d’élèves et les communautés locales, ne visent pas uniquement à améliorer les conditions de travail des professeurs et d’apprentissage de leurs élèves, mais s’opposent avant tout à la dynamique de privatisation de l’éducation publique. Au point de la mettre à l’arrêt ? À en croire les résultats de Los Angeles, on serait tenté de répondre par l’affirmative.

L’incroyable pouvoir d’un mouvement social

Début janvier, sous le ciel de Los Angeles, deux phénomènes exceptionnels ont eu lieu. Une pluie persistante s’est abattue sur la mégapole californienne pendant une longue semaine. Et sous ces averses inhabituelles, des dizaines de milliers d’enseignants ont défilé dans le centre-ville et tenu des piquets de grève dans l’ensemble des écoles du comté.

Neuf jours durant, trente-deux mille professeurs ont répondu à l’appel du syndicat UTLA (United teachers of Los Angeles) et provoqué la fermeture des établissements scolaires de la région, jusqu’à faire plier les autorités locales. (1)

Pour mesurer l’ampleur de ce mouvement social, il faut apporter quelques précisions. Aux États-Unis, l’enseignement public est géré par districts largement autonomes. Celui de Los Angeles est le second du pays, après la ville de New York, avec plus de sept cent cinquante mille enfants scolarisés dans les écoles primaires, collèges et lycées. C’est aussi un des plus vastes, le territoire qu’il recouvre s’étale sur une centaine de kilomètres et nécessite plusieurs heures de route pour joindre les extrémités. La gouvernance de ces districts est assurée par une assemblée d’élus (School board) qui désigne un président. Dans le cas de Los Angeles, il s’agit du milliardaire Austin Beutner, qui s’est donné pour mission d’accélérer la privatisation du système scolaire en morcelant le district de Los Angeles en trente-deux portfolios mis en concurrence. Ces efforts devraient ensuite servir de « modèle à exporter à travers tout le pays ». (2)

La gentrification en cours à Los Angeles et la hausse du coût de la vie rendent toute grève reconductible difficile à organiser pour des enseignants qui ne peuvent généralement pas se permettre de sacrifier une semaine de salaire. Et dans une ville qui célèbre plus que nulle autre le culte de la réussite personnelle, rassembler trente-deux mille grévistes et maintenir leur cohésion pendant dix jours semble tenir du miracle.

Capture d’écran YouTube du journal télévisé de CBS

Le soutien massif des parents d’élèves et de l’opinion publique, en dépit d’une campagne médiatique particulièrement hostile, a contribué pour beaucoup à ce succès. L’altruisme et l’entraide étaient visibles jusqu’aux piquets de grève où les parents d’élèves venaient distribuer des repas chauds aux professeurs avant de danser en chantant leurs slogans sous la pluie.

Le soir de la victoire, la présidente du syndicat UTLA, Arlene Inouye, expliquait à la revue socialiste Jacobin :

« Je sais que je suis épuisée, mais ça va me manquer. C’est vraiment spécial de pouvoir vivre cela. C’est magnifique. (…) L’isolement et les barrières auxquelles sont confrontés les enseignants au jour le jour — la grève les a fait voler en éclat. Un torrent d’amour, c’est ce que j’ai ressenti au cours de ce mouvement. Il y avait un réel sentiment de communion et d’amour pour l’autre. Bien sûr, il est difficile de faire grève, mais une fois que vous êtes lancé, c’est exaltant. Honnêtement, je ne pensais pas que les membres de notre syndicat auraient ce sentiment d’avoir autant de pouvoir. Je pense qu’aujourd’hui, chacun se dit « j’ai gagné, nous avons tous gagnés ». Nous avons un immense pouvoir collectif. »

Les enseignants ont obtenu gain de cause sur toutes leurs revendications. La plus emblématique est le moratoire sur l’implantation des charter schools (écoles privées sous contrat, financées par de l’argent public) dans le district. Quant aux demandes plus concrètes et immédiates, les enseignants ont obtenu le rétablissement d’une infirmière à temps plein par établissement scolaire, la réduction du nombre d’enfants par classe, la remise en cause des fouilles discriminatoires des élèves, davantage de bibliothécaires et conseillers d’orientation et une impressionnante hausse de 6 % des salaires pour le corps enseignant.

Arlene Inouye s’avoue presque surprise d’un tel succès  :

« Nous n’avons rien lâché sur nos principes. Mais ce qui a fait la différence, c’est le fait que trente-deux mille enseignants aidés par quinze mille parents d’élèves et des membres de leurs communautés ont tenu un piquet de grève dans chaque école du district. Nous avions cinquante mille syndiqués et sympathisants allant manifester chaque jour dans le centre-ville. Cela confère un immense pouvoir. »

Le lendemain, le district de Denver débutait l’organisation d’un mouvement de grève similaire.

Une grève locale qui s’inscrit dans un mouvement national

La victoire éclatante du syndicat de Los Angeles doit beaucoup à ses prédécesseurs, à commencer par la grève victorieuse de Chicago en 2012.

Aux États-Unis plus qu’ailleurs, trente ans de politiques néolibérales ont ravagé le syndicalisme. Le succès de Chicago ne fut possible qu’après une réorganisation interne initiée par la base et étalée sur des années, qui a permis de renverser la direction syndicale et d’adopter une tactique pourtant jugée périmée : celle de la confrontation brutale et du refus du compromis. La grève de 2012 mit 30 000 professeurs dans la rue, paralysa l’ensemble du système scolaire de la métropole de l’Illinois pendant une semaine et apporta la première victoire significative d’un syndicat d’enseignants depuis des années. (3)

Les professeurs de Los Angeles se sont inspirés du modèle et après des années d’organisation méticuleuse et des mois de préparation houleuse, ont déclenché à leur tour une grève générale.

En 2017 déjà, la Virginie-Occidentale, un État gouverné par les républicains, pro-Trump et considéré comme ultraconservateur a été le témoin d’un autre mouvement historique. Ce n’est pas un district, aussi grand soit-il, mais la totalité des districts de l’État qui se sont mis en grève neuf jours durant. Une grève illégale, reconduite contre l’avis des directions syndicales et pourtant soutenue massivement par la population. Non seulement les enseignants obtinrent gain de cause (une hausse de salaire de 8 % et l’arrêt du morcellement de leur assurance maladie), mais ils décrochèrent également les mêmes concessions pour le personnel non-enseignant, jusqu’aux chauffeurs de cars scolaires. (4)

Cet épisode encouragea des mouvements similaires en Arizona et en Oklahoma, deux autres États conservateurs où les enseignants sortirent également victorieux. Pour comprendre cette vague de protestation, il faut revenir sur le système éducatif américain.

L’éducation aux États-Unis : les charter schools à l’assaut de l’école publique

Les États-Unis sont connus pour leurs frais d’université exorbitants. Quarante-quatre millions de diplômés accusent une dette moyenne de trente-sept mille dollars par tête, pour un montant total de 1520 milliards de dollars. (5)

Mais avant de pouvoir accéder à l’université, les Américains doivent passer par un système scolaire particulièrement inégalitaire. Les écoles privées accueillent 10 % de la population, dont 75 % d’enfants blancs. Les frais importants et la répartition géographique de ces établissements expliquent cette disparité.

La majeure partie des élèves fréquente l’école publique, dont la qualité varie grandement en fonction du district scolaire et de la localisation. Ceci s’explique par les règles d’inscription qui, sur un principe similaire à la carte scolaire en France, obligent essentiellement les enfants à fréquenter l’école du quartier. Or ces écoles sont majoritairement financées par les impôts locaux.

On assiste ainsi à un cercle vicieux : les bonnes écoles se trouvent majoritairement dans les quartiers huppés et poussent les prix de l’immobilier vers le haut, contraignant les familles modestes à déménager vers un district moins riche et des écoles moins bien financées. Les enfants issus des minorités ethniques, en particulier les noirs et les hispaniques, se trouvent particulièrement défavorisés.

Les charter schools : cheval de Troie de la privatisation

Les charter schools ont fait leur apparition dans les années 90 comme un modèle alternatif et autonome, avant de devenir le fer de lance des efforts de privatisation à partir des années 2000, sous prétexte de lutter contre l’injustice sociale et raciale, et de pallier les manquements supposés de l’éducation publique.

Gratuites pour les parents, gérées par le privé et financées par le public, les charter schools reçoivent une somme fixe par enfant scolarisé. La certification de l’établissement dépend des résultats des élèves, évalués par des tests standardisés.

Le système incite à la recherche de la performance à travers une minimisation des coûts, la maximisation du nombre d’enfants par classe et une pédagogie uniquement tournée vers la préparation aux tests standards. Les enseignants qui n’atteignent pas leurs objectifs sont licenciés et les élèves en échec scolaire renvoyés. Ce système de management est directement inspiré du monde de l’entreprise, et cela pour une raison simple : la montée en puissance des charter schools est le résultat d’un intérêt croissant du privé, et en particulier d’une poignée de milliardaires et gestionnaires de fonds d’investissement spéculatif. Pour citer l’un d’entre eux : la solution pour l’école publique n’est pas de la financer pleinement, mais de « lui faire adopter les mêmes principes de concurrence et de gouvernance qui fonctionnent dans les entreprises privées ». (6)

Capture d’écran PBS — Grève des enseignants de Los Angeles, janvier 2019

D’un côté, l’austérité post-crise financière de 2008 a sapé les budgets de l’éducation, avec comme conséquence une dégradation des conditions de travail du corps enseignant et d’apprentissage des élèves, ouvrant un gouffre pour le privé. De l’autre, le regain d’intérêt des hommes d’affaires s’explique par le gigantesque marché représenté par l’éducation publique (600 milliards de dollars annuels). Bien que majoritairement constitués d’établissements à but non lucratif, les charter schools permettent aux groupes privés qui les opèrent (et aux fondations philanthropiques qui financent leurs constructions ou opérations via des dons privés) d’influer sur les méthodes de management, les outils pédagogiques et le contenu des programmes. De quoi former une future armée de consommateurs de produits Microsoft, et des bons citoyens prêts à être embauchés par les multinationales.

Les deux principaux contributeurs au mouvement ne sont autres que la famille Walton (fondatrice des supermarchés Walmart connus pour imposer des conditions de travail déplorables à ses employés) et la fondation Bill et Melania Gates.

Comme le dénonce Anand Giridharadas, auteur du livre Winners take all, the elites charade of changing the world  (Les gagnants prennent tout, comment les Élites font semblant de changer le monde), les milliardaires de la Silicon Valley, obsédés par les solutions gagnant-gagnant, préfèrent financer par des dons importants l’implantation des charter schools qui viennent cannibaliser les budgets de l’école publique plutôt que de militer pour une hausse de leurs impôts qui permettrait de mieux financer l’éducation, ou d’encourager l’assouplissement de la carte scolaire, ce qui obligerait leurs enfants à fréquenter d’autres élèves issus de milieux plus modestes. Leurs intentions ne sont pas nécessairement mauvaises. Certains pontes de la finance et de la Tech pensent sincèrement que les méthodes de management qui ont fait leurs fortunes devraient être appliquées à l’école.

Que ce soit à travers des dons aux politiciens des deux bords, tous favorables à ce mouvement de charterisation, ou en finançant les écoles elles-mêmes, ces philanthropes intéressés contribuent au démantèlement de l’école publique, avec des conséquences catastrophiques : une ségrégation accrue, des résultats scolaires en baisse et une formidable souffrance des élèves et des enseignants concernés. (7)

À Los Angeles, cette classe de milliardaires a dépensé pas moins de 10 millions de dollars en frais de campagne (le budget du premier tour d’une campagne présidentielle française) pour faire élire des membres du School Board favorables aux écoles charter. Ces groupes d’influence ont ensuite inondé la presse locale (dont ils sont souvent les propriétaires) d’articles visant à discréditer le syndicat des professeurs pour décourager la grève.

À La Nouvelle-Orléans, de tels efforts ne furent pas nécessaires. La totalité des 7500 professeurs du district a été licenciée dans les jours qui ont suivi l’ouragan Katrina. Proches des communautés auxquels ils enseignent, syndiqués et plutôt de gauche, ils représentaient un frein aux politiques néolibérales qu’allait mettre en place la classe dirigeante locale sous prétexte de reconstruction de la ville. Casser les syndicats constitue toujours un objectif non avoué des réformateurs de l’éducation. À La Nouvelle-Orléans, ils ont ensuite remplacé les écoles publiques de la ville par des centaines de charter schools. Résultat : dans la capitale du jazz, les cours de musique ont été supprimés. Certains établissements à majorité noire imposent une discipline de fer aux enfants, avec interdiction de parler pendant les repas et privation de récréation, au point de menacer le développement cérébral des plus jeunes. (8)

L’explosion des charter schools n’impacte pas seulement le bien-être des élèves qui y sont scolarisés et les professeurs qui y travaillent. Parce qu’elle cannibalise les budgets réservés aux écoles publiques, celles-ci voient leurs moyens diminuer. Le coût des infrastructures reste le même, mais les ressources disponibles par élève diminuent. D’où l’augmentation des enfants par classe, la disparition des conseillers d’orientation et des infirmières dénoncés par les grévistes de Los Angeles.

« Teachers strike back » : Les États-Unis renouent avec le pouvoir des grèves

La révolte des enseignants américains s’inscrit dans une progression incontestable du syndicalisme et des luttes sociales aux États-Unis. L’année 2018 fut celle de tous les records, avec un total de jour de grève le plus élevé depuis 1989. Parmi les luttes marquantes, on notera la victoire du personnel de Walt Disney qui obtient une hausse du salaire minimum, et celle des contrôleurs aériens qui força Donald Trump à capituler dans son bras de fer contre le Parti démocrate pour financer son mur à la frontière mexicaine.

Le combat des grévistes de Los Angeles, Denver et Chicago s’inscrit dans une lutte contre la privatisation de l’éducation. Pour les Californiens, il s’agissait avant tout de regagner le contrôle sur l’implantation des écoles charter, et d’empêcher le projet de découpage du district en portfolios. C’est également le point de blocage des grévistes de Denver, qui ont décidé de déclencher une grève générale malgré la promesse d’une hausse de salaire de 10 %.

« On conçoit cette grève comme la première escarmouche d’une longue guerre pour sauver l’école publique de l’emprise des milliardaires. Et je suis confiant, nous avons la capacité de gagner ». Justin Kirkland, professeur de Denver et membre du parti Democratic socialists of America (DSA).

Le projet d’organisation en portfolios, directement inspiré des stratégies d’optimisation des placements financiers ayant cours à Wall Street, a pour but d’établir un marché de l’éducation où chaque élève pourra choisir entre différentes écoles (charter ou publique), obligeant ces dernières à se faire concurrence, tout en poussant les plus mauvaises à la fermeture selon la loi du marché. À Denver, la logique des rémunérations des enseignants à l’aide de bonus, inspiré du monde de la finance, se voulait le cheval de Troie du découpage à venir. Au bout de trois jours de grève, les enseignants ont obtenu gain de cause : un moratoire sur les bonus, et une hausse de salaire de 12 %. (9)

À travers le pays, la marche vers la privatisation imposée aux enseignants et aux parents d’élèves subit un premier coup d’arrêt. Mardi 19 février en Virginie-Occidentale, berceau de la révolte, les enseignants déclenchaient le second round de grève. Cette fois, l’objectif consistait à bloquer un projet de loi visant directement les professeurs. Le texte prévoyait la mise en place d’une amende pour chaque jour de grève posé et autorisait le déploiement des charter schools dans l’État, avec une subvention en prime, sous la forme de coupons distribués aux parents d’élèves. Pour reprendre les mots de Jane O’Neal, déléguée syndical de Charleston :

« Nous avons lancé ce mouvement national l’année dernière, alors on ne peut pas les laisser venir nous rouler dessus maintenant. On dirait bien que la grève précédente était un tour d’échauffement. Nous avons énormément appris au cours de notre lutte et nous sommes bien mieux préparés que nous l’étions la dernière fois. Maintenant, on sait comment faire grève, on sait comment nourrir nos enfants, on sait comment rester unis jusqu’à ce qu’on gagne. Alors, s’ils veulent nous mettre à terre, je dis « qu’ils viennent ». On est prêt à lutter aussi longtemps qu’il faudra. » (10)
Qu’elle se rassure, dès le lendemain les élus républicains de Virginie-Occidentale capitulaient en votant contre le projet de loi. Le fait que la quasi-totalité des écoles de l’État se trouvait de nouveau bloquée et le Parlement assiégé par des milliers d’enseignants vêtus de rouge y était certainement pour quelque chose…

 

***

Notes et sources principales :

  1. Lire ces deux articles résumant la grève de Los Angeles : Jacobinmag et Democracynow.org
  2. Lire cet article de Jacobin : Billionaires vs LA Schools (les écoles de Los Angeles contre les milliardaires)
  3. Lire cet article détaillant la grève de Chicago de 2012, les défis organisationnels et le travail militant nécessaire pour assurer la mobilisation victorieuse : https://www.jacobinmag.com/2014/03/uncommon-core-chicago-teachers-union
  4. Résumé de la grève en Virginie-Occidentale : https://www.jacobinmag.com/2018/03/west-virginia-wildcat-strike-militancy-peia
  5. Forbes : les statistiques de la dette étudiante https://www.forbes.com/sites/zackfriedman/2018/06/13/student-loan-debt-statistics-2018/#72c9c8b77310
  6. Idem 2.
  7. https://www.dissentmagazine.org/article/got-dough-how-billionaires-rule-our-schools
  8. Lire l’article du Monde diplomatique :  « Comment tuer une ville », décembre 2018 https://www.monde-diplomatique.fr/2018/12/CYRAN/59367
  9. https://www.jacobinmag.com/2019/02/denver-teachers-union-strike-privatization-antiracism
  10. Propos traduit depuis l’article de Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2019/02/west-virginia-teacher-strike-2019-trade-union-school-education

Et si on essayait quelque chose ? Retour sur une assemblée porteuse d’espoir

https://twitter.com/Francois_Ruffin/status/981584325874470912
Crédits : François Ruffin / Capture Twitter

Et si on essayait quelque chose ? Tel était l’enjeu de cette assemblée appelée par François Ruffin et Frédéric Lordon, qui s’annonçait très suivie sur les réseaux sociaux. Elle était motivée par un contexte social très dense. “Est-ce qu’on pourrait tenter que les petits ruisseaux de colères fassent une grosse rivière d’espérance ?” indiquait le descriptif de l’événement. Reportage sur place par Marion Beauvalet.


Trois quarts d’heure avant le début de l’assemblée, la salle était déjà comble. François Ruffin commence par une première intervention dehors pour s’adresser à celles et ceux qui n’ont pas pu entrer dans la Bourse du travail. Pendant ce temps, un orchestre joue à l’intérieur de la salle.

Kieran, intermittent du spectacle explique qu’il est là pour « mettre des mots sur ce qui se passe actuellement ». Karine éducatrice sociale indique quant à elle que « les travailleurs sociaux souffrent des politiques libérales depuis des années ». Elle a suivi les dernières manifestations et regrette « la nécessité d’accueillir plus pour faire plus de chiffre alors que l’accompagnement sera de moins en moins là ».

Pendant plus d’une heure, les témoignages de personnes touchées par les réformes qui les précarisent ou les menacent vont se succéder. Ici, tout le monde aspire à autre chose, quelque-chose qui dépasse la convergence des luttes. Mais quoi ? C’est ce qui va prendre forme au cours de la soirée.

Ce sont deux étudiants qui viennent de Tolbiac qui prennent d’abord la parole. Ils expliquent les enjeux du plan étudiant et déplorent le basculement vers un système anglo-saxon, la fin de la valeur nationale du diplôme. Pour ce qui est de Tolbiac, un blocage illimité jusqu’au retrait du plan étudiant a été voté le mardi 3 avril et le site est plus largement bloqué depuis le 22 mars. S’il n’y a plus ni cours, ni travaux dirigés depuis cette date, les étudiants proposent des ateliers et débats.

“On se bat pour que ceux qui sont précaires gagnent un statut”

C’est ensuite au tour de Bruno, cheminot, de s’exprimer. Il indique ne rien vouloir lâcher car la réforme de la SNCF ouvrira selon lui la voie à d’autres réformes du service public. Il rappelle également que ce dernier n’a pas vocation à être rentable. À cela s’ajoute que la question de la dette relève de la responsabilité de l’État. De plus, l’ouverture à la concurrence se fera sur le même réseau, avec le même matériel. Ne s’agrégera à cela que la question de la rentabilité. « On se bat pour que ceux qui sont précaires gagnent un statut », ponctue François Ruffin.

“Pour qu’un ou une caissière gagne ce que Bernard Arnault gagne en une année, elle devra travailler pendant 1,5 million d’années !”

Pendant les prises de parole suivantes, la question même du sens du travail vient compléter les propos sur la précarisation. La question du travail le dimanche est également soulevée : dans ce système actuellement en construction, quand est-ce que le salarié peut vivre ? Zohra, déléguée syndicale qui travaille chez Carrefour rappelle que l’entreprise supprime 2400 emplois mais verse 356 millions d’euros à ses actionnaires. Pour qu’un ou une caissière gagne ce que Bernard Arnault gagne en une année, elle devra travailler pendant 1,5 million d’années !

Catherine, infirmière, parle quant à elle des « luttes invisibles ». Il s’agit du personnel hospitalier qui est mis en difficulté. L’enjeu de l’uberisation du travail est également soulevé par un chauffeur VTC anti-Uber. Il rappelle qu’aujourd’hui, les chauffeurs travaillent pour 4 euros de l’heure, ce qui n’était pas le cas initialement. C’est l’absence de régulation qui a permis à de plus en plus de personnes d’entrer sur le marché.

Les différents participants ont souligné l’importance de la convergence des luttes. Pour conclure cette première partie, Fréderic Lordon déclare qu’il ne s’agit pas de rejouer Nuit Debout. Le spectre du mouvement, qui avait finalement échoué à faire plier le gouvernement sur la Loi Travail, semble en effet encore hanter ses principaux initiateurs. La veille, dans l’amphithéâtre occupé de Tolbiac, Lordon s’était déjà adressé aux étudiants rassemblés, aux côtés de Bernard Friot, à partir de son expérience de Nuit debout. Partant du principe que le mouvement avait échoué parce qu’il n’avait pas pris conscience de son importance et de ses potentialités, il leur conseillait donc : “Faites croître votre force, en commençant par y croire”.

Mais à la Bourse du Travail, il insiste davantage sur la « classe nuisible », celle des « ravis de la mondialisation ». Il la qualifie également de « classe obscène » en prenant pour exemple le député La République En Marche Bruno Bonnell, qui avait déclaré au micro de RMC, qu’il fallait en finir avec l’obsession pour le pouvoir d’achat. Enfin, il fustige les « démolisseurs » et leur oppose un désir de se rassembler.

“Il faut une inversion du rapport de force, que la peur change de camp”

“La plus grosse question, c’est : qu’est-ce qu’on fait le 5 mai au soir ? Il faut une inversion du rapport de force, que la peur change de camp, que le 5 mai au soir soit le point de départ” reprend François Ruffin.

« Faire déborder la rivière », tel est l’objectif exprimé par François Ruffin. Peu importe le nom : qu’il s’agisse d’un débordement, de la grande fête à Macron, l’essentiel est d’organiser un mouvement d’ampleur. Pour cela, il propose un rassemblement national à Paris le samedi 5 mai. L’objectif est de donner naissance à un mouvement de masse. En un mois, il s’agit de faire monter en puissance le mouvement en se fondant sur différents points d’appui qui sont notamment les mobilisations du mois d’avril et le 1er mai.

En espérant qu’elles n’aboutissent pas à une forme d’entre-soi, “un des ingrédients principaux de l’échec” de Nuit debout selon Patrice Maniglier, qui regrettait que ce mouvement, auquel il avait activement pris part, ait renoncé à toute dimension potentiellement hégémonique. Ne pas s’enfermer dans des idéaux formalistes condamnés d’emblée à un caractère minoritaire. Au contraire, rester connecté à la temporalité du mouvement semble nécessaire, pour ne pas revivre une telle déception. Affaire à suivre.

Crédits photo : Capture Twitter / François Ruffin

Et pourtant, c’est un beau métier, facteur…

©Yves Souben
Devant le bureau de Poste Crimée, à Rennes, les postiers en grève contre la réorganisation de leur travail. © Yves Souben

Des gestes répétitifs, des cadences imposées par des algorithmes, un métier vidé de son sens. En grève depuis le 9 janvier, les facteurs de toute l’Ille-et-Vilaine protestent contre une nouvelle réorganisation de leur travail. Et dénoncent une pénibilité ignorée par leur direction.

Il faut prendre son courrier. Sortir de la voiture. Le distribuer. Lettre par lettre. Boîte par boîte. Revenir dans sa voiture. Et, un peu plus loin, recommencer. Prendre le courrier, sortir, distribuer. Lettre par lettre, boîte par boîte. Toujours les mêmes gestes, répétés pendant des heures.

On pense facilement que les mouvements répétitifs et le travail à la chaîne appartiennent au passé, au XXe siècle. C’est faux. Publiée le 20 décembre 2017, une étude du ministère du travail souligne que 42,7% des salariés en France doivent répéter continuellement une même série de gestes ou d’opérations. En 2005, ils étaient 27%. Le travail à la chaîne existait dans l’industrie, il s’impose désormais dans le secteur des services. Figures emblématiques du service public, les facteurs en savent quelque chose. Prendre le courrier, sortir de la voiture, distribuer, rentrer, sortir, distribuer, rentrer…

« A un moment donné, tu auras un accident avec ces gestes répétitifs », proteste Philippe Charles, délégué syndical de la CGT FAPT d’Ille-et-Vilaine. Ce mardi 9 janvier, il est avec les autres, sur le piquet de grève du bureau de Poste Crimée, à Rennes. Depuis une semaine, une partie des facteurs du département a arrêté le travail, pour protester contre une nouvelle « réorg’ », imposée par la direction de La Poste.

Des corps marqués par les cadences de travail

Présents depuis sept heures du matin, les grévistes se réchauffent auprès des braséros improvisés dans des bidons métalliques. Un peu plus loin, la sono crachotte du France Gall. « Résiste », encourage-t-elle les salariés. « Prouve que tu existes ! » Auprès des palettes qui se consument en flammes vives, ceux-ci énumèrent les derniers accidents, les souffrances du travail. Il y a les chutes des vélos, plus nombreuses depuis que La Poste est passée aux vélos électriques. On va plus vite avec moins d’effort, mais les accidents n’en sont que plus violents. Une cheville, un genou cassé.

Et puis surtout, il y a « les TMS », expliquent les délégués syndicaux. Avant de préciser : les troubles musculosquelettiques. Toutes ces maladies qui touchent les tissus mous : muscles, tendons, nerfs ; de loin les maladies professionnelles les plus courantes. « J’ai une militante de 45 ans qui est factrice », témoigne Yann Brault, secrétaire-adjoint de SUD PTT sur le département. « Elle a une capsulite, elle s’est décrochée l’épaule en distribuant le courrier. »

Il y a Nounours, aussi, qui se tient à côté du feu. Inutile de chercher pourquoi il veut se donner ce surnom, son imposante stature engoncée dans son blouson de cuir l’explique à elle seule. « Il a mal au dos, toute l’année », explique une de ses collègues factrices. « Depuis qu’on a les nouvelles positions de travail soi-disant ergonomiques, les cadences se sont accélérées », se plaint-il. A la lueur des flammes, il imite ses gestes de travail, pour trier son courrier avant de faire sa tournée. Aux mouvements amples du tri au jet se sont substitués les petits gestes du tri par casier, numéro d’habitation par numéro d’habitation.

Dans d’autres centres, la rationalisation du travail rend celui-ci plus pénible encore, à travers l’imposition des « tournées sacoches ». Le facteur n’a plus la possibilité de trier lui-même son courrier et de s’organiser en fonction de son terrain, il récupère sa sacoche déjà apprêtée et se contente de distribuer ses plis.

Les algorithmes, les pires contremaîtres qui soient

« L’accroissement des contraintes de productivité, l’intensification du travail dans un contexte de vieillissement de la population active expliquent au moins en partie l’augmentation des TMS », résume sobrement l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) sur son site. Les facteurs en savent quelque chose. L’âge moyen des salariés du groupe La Poste est de 47,2 ans. Mais surtout, ils sont confrontés à une intensification sans cesse de leurs tâches exigées.

« On a des tournées surchargées, démesurées, et donc des heures supplémentaires qui ne sont pas payées », dénonce Philippe Charles. Mandatées par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des études indépendantes ont conclu que la charge de travail des salariés était sous évaluée, avec de nombreux dépassements des horaires officiels. Alors les facteurs s’adaptent. « Les collègues arrivent 30 minutes avant l’heure, détaille Christelle, ils ne prennent pas leur pause de 20 minutes pour finir à temps. »

« La charge de travail n’est plus calculée sur le terrain maintenant », déplore Philippe Charles. Les facteurs sont désormais livrés à des algorithmes, qui définissent le temps de travail nécessaire par tournée. Gare à ceux qui dépassent les horaires ainsi calculés. Le cégétiste témoigne : « on a des jeunes qui viennent nous dire qu’on les a engueulé, on leur dit qu’ils ne vont pas assez vite, qu’ils ne savent pas travailler ».

La direction de La Poste, de son côté, se base sur la baisse du courrier pour réorganiser le travail. « Le centre de Rennes Crimée a distribué 25 000 plis en moyenne chaque jour en 2017 », explique dans Ouest France le directeur de l’établissement, Stéphane Lavrilloux. Et de préciser : « c’est deux fois moins qu’il y a deux ans ».

Alors le groupe réduit ses effectifs, drastiquement. En 18 ans, 78 000 emplois de postiers ont été détruits au niveau national. Des tournées de distribution sont elles aussi supprimées. « En 1995, on avait 43 tournées » sur le centre postal de Rennes Crimée, se souvient Nounours. Il n’en reste que 22 aujourd’hui.

Perte de sens, perte de moral

Secrétaire adjoint du syndicat SUD PTT d’Ille et Vilaine, Yann Brault énumère les prochaines suppressions de tournées. « Il y en aura six au bureau Crimée, à partir du 23 janvier. Au bureau Colombier, une douzaine, au moins, dans trois mois. Et au mois de septembre, 3 ou 4 tournées seront supprimées, une douzaine au moins au bureau de Maurepas. »

Plus qu’accompagner la baisse du courrier, ces évolutions accentuent la charge de travail des facteurs. Le CHSCT a demandé une expertise indépendante pour motiver la nécessité de supprimer ces tournées sur les centres rennais. « La direction a refusé de transmettre les logiciels de calcul et les documents », indique Yann Brault. L’affaire a été portée devant la justice. A Grenoble, une réorganisation similaire a été suspendue pour les mêmes raisons.

Quant aux facteurs, ils doivent déjà se plier à la transformation du groupe en prestataire de services. Vérification de chauffe-eaux, tâches demandées par les copropriétés, visites aux personnes âgées… « J’ai dû faire des remises commentées de catalogues », décrit Christelle. « Il faut les remettre en mains propres, en faisant des commentaires. Les gens, ça les emmerde, mais on utilise quand même notre image pour vendre ces produits. » Surtout auprès des personnes âgées, qui ne sont pas touchées par les publicités en ligne.

« On perd le sens de notre métier », constate Philippe Charles. Auprès du feu, dans son blouson de cuir, Nounours confirme les propos du cégétiste. Plus que la douleur physique, c’est le moral des facteurs qui est touché par les réorganisations imposées. « Avant on avait la conscience professionnelle, mais ça s’épuise, on n’est plus motivés. » A ses côtés, Christelle tire le même constat. Avant de soupirer : « et pourtant, c’est un beau métier, facteur… »

Et qu’en pense la direction de La Poste ?

“Vous allez voir, si vous posez des questions sur la surcharge de travail des facteurs, la direction ne vous parlera que de baisse du courrier”, soupiraient les délégués syndicaux sur le piquet de grève. Contacté, l’attache de presse du groupe la poste pour la Bretagne propose immédiatement de venir à la conférence de presse du lendemain. Soit.

Les bureaux administratifs de la poste en Bretagne se trouvent dans l’ancien palais des commerces de Rennes, bâtiment emblématique dont les arcades longent la place de la République, en plein centre-ville. Accompagné par une vigile, on peut rejoindre les étages qui surplombent la poste centrale, inaccessibles habituellement au public. Lorsque vient le moment d’entrer dans la salle de la conférence de presse, une responsable tique.

“Je n’ai pas été prévenue de votre présence.” Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir répondu à l’invitation envoyée. Alors que le journaliste de Ouest France entre sans encombre, l’interrogatoire commence. “Est-ce que vous êtes un média local ? Est-ce que vous êtes politisés ? Est-ce que vous allez prendre en compte notre point de vue ?” On aurait bien aimé transmettre plus précisément les réponses du groupe La Poste aux divers témoignages recueillis. Seulement, un coup de fil au national de la poste plus tard, on se retrouve mis à la rue.  “On vous rappelle dans l’après midi pour que vous puissiez nous poser vos questions.” On attend toujours.

 

Crédits :

© Yves Souben

Chez Carrefour, le père Noël est une ordure.

Une cinquantaine de grévistes filtraient les accès du Carrefour Centre Alma, à Rennes, ce samedi 23 décembre. © Yves Souben

Au moment des dernières courses de Noël, les salariés de Carrefour se sont mis en grève dans toute la France. Entre 5 000 et 10 000 postes devraient être supprimés au sein du groupe, d’après la CGT.

Dernier samedi avant Noël. Dans un ultime rush consumériste, les clients se pressent devant l’entrée du Carrefour du centre Alma, à Rennes. Puis se heurtent au barrage filtrant mis en place par la CGT. « Oui, vous pouvez passer », répètent inlassablement les grévistes, qui montrent du doigt l’étroit passage laissé aux consommateurs. La file de chariots bleus s’entasse pêle-mêle devant l’entrée. Certains s’énervent, essaient de forcer le passage. D’autre félicitent la cinquantaine de salariés en grève qui distribuent leurs tracts.

« On proteste contre l’ouverture le dimanche, contre les suppressions de postes, contre la mise en location-gérance de certains magasins », enchaîne rapidement Benjamin Gouezigoux. Sa chasuble CGT sur le dos, le délégué syndical va d’un groupe de grévistes à un autre, des caissières aux logisticiens.

Le 23 janvier prochain, le groupe Carrefour doit en effet présenter un « Plan de transformation ». Au total, entre 5 000 et 10 000 postes devraient être supprimés d’après la CGT. Soit entre 5 et 10% des effectifs du groupe. « Alexandre Bompard devait annoncer son plan le 23 novembre, ça a été repoussé, parce qu’ils craignaient une mobilisation pendant les soldes », poursuit le cégétiste. Arrivé au mois de juillet à la tête du groupe, l’ancien PDG de la FNAC était déjà précédé d’une réputation de « cost-killer ». Sous son mandat, plus d’un millier de postes avaient été supprimés pour augmenter les bénéfices.

Un milliard d’euros de bénéfices, 500 millions de dividendes

A Carrefour, la purge devrait être bien plus violente. Pour faire face à une forte concurrence des autres grandes surfaces comme de la vente en ligne, la chaîne a diminué ses prix, abaissant son taux de marge à 1,1%. Une rentabilité jugée insuffisante par les actionnaires. Soutenu par plus de 100 millions  d’allégements fiscaux chaque année via le Crédit Impôts Compétitivité Emplois (CICE), le groupe a pourtant réalisé en 2016  plus d’un milliard d’euros de bénéfices. En juin 2017, l’assemblée générale de la chaîne a décidé d’en reverser la moitié sous formes de dividendes – soit la modeste somme de 500 millions d’euros.

« Nous, on a eu droit à 80 millions d’euros, à redistribuer entre les 100 000 salariés », constate, amer, Denis Tizon, délégué syndical CGT de la plateforme logistique du Mans. Les travailleurs du groupe doivent pourtant faire face à une pression sans cesse croissante. Chaque année, malgré des clients toujours aussi nombreux, le nombre de salariés diminue. « En 2008, on était 330 à travailler dans le Carrefour du centre Alma », explique Benjamin Gouezigoux. « Aujourd’hui, on est 240 ».

Les salariés décrivent des réserves pleines, des palettes qui traînent sans qu’on ait le temps de les ranger. « On est dans le va-vite, on n’a plus le temps de faire nos tâches, de mettre en rayon, d’afficher les prix ou de vérifier les dates », résume une gréviste.

« Quand une caissière se révolte, on la met au niveau des rayons frais »

Face à cette situation, certains clients s’énervent, jusqu’à insulter les caissières. L’une d’entre elles a dû être mise en arrêt, après un énième dérapage. La pression des cadres, elle, est beaucoup plus insidieuse. « On se prend des remarques, on nous dit qu’on ne sait pas nous organiser, qu’on ne respecte pas les consignes », décrit une gréviste. Elle poursuit : « Dans chaque rayon, on subit des pressions, on me dit qu’il ne faudra pas demander quoi que ce soit si on ne veut pas travailler le dimanche ». Lorsqu’il n’y a pas assez de volontaires pour le week-end, certains chefs de rayons tirent au sort les employés qui devront travailler.

« Quand une caissière se révolte, on la met en bout de caisses, parce qu’il y a les rayons frais et qu’il fait plus froid », décrit Denis Tizon. Autre moyen de coercition pour faire taire les voix dissidentes : les horaires de travail, qui peuvent ruiner une vie familiale. « Il suffit de mettre une pause médiane de deux heures », soupire une caissière.

Dans les réserves du magasin, loin des yeux des clients, les contraintes se font plus visibles. « Ils nous pressent, on nous gueule dessus », raconte un salarié. Le gréviste décrit des scènes humiliantes : « on prend un salarié, on le met au milieu de l’arène, et on lui gueule dessus, devant tout le monde ». Les moins performants sont mis à l’écart, « pour donner du terreau à cette pression », les courriers d’avertissement font peser la menace du licenciement. Ce n’est pas comme ça dans chaque magasin, temporise-t-il. « Mais à Alma, ça a toujours existé. »

Dans les plateformes logistiques, la situation n’est pas plus avantageuse. Les nouveaux objectifs ont un nom : la polyvalence. « On a plus de tâches à faire sur le même temps de travail », résume Denis Tizon. Ceux qui sont en sous-production sont placés aux postes les plus pénibles, les plus âgés, en CDI, sont mis en concurrence avec les intérimaires, plus jeunes.

Des burn-out pour 1 200 euros par mois

Résultat : les salariés craquent, les uns après les autres.  Certains se mettent en arrêt de travail, d’autres font des burn-out, tombent en dépression. « Je remplace un collègue qui est en dépression depuis six mois », constate, amer, un gréviste. « Pour un autre, ça a duré trois ans. » Après avoir travaillé pendant 29 ans dans le Carrefour rennais du Centre Alma, une caissière a démissionné, suite à une dépression. « C’est impossible de retrouver un travail après cela », déplorent ses anciens collègues.

Alors que les policiers rejoignent les grévistes pour demander s’ils ont l’intention de bloquer la grande surface, le directeur du magasin s’approche. Il se plaint : « c’est dommage que ça arrive un 23 décembre », au moment des dernières courses de Noël. Confronté aux différents témoignages des grévistes, il nie en bloc, s’esquive. Un peu plus loin, les autres cadres boivent leur café à la terrasse d’un restaurant, observent le barrage filtrant aux côtés d’un huissier. « Ils ont reçu comme consigne de ne pas envenimer les choses », explique Benjamin Gouezigoux.

« Les cadres nous disent en off qu’on a raison », rapporte Denis Tizon. « Mais en réunion, ils nient tout ce qu’on raconte. » Les primes variables qui leur sont accordées en fonction de leurs résultats les invitent à augmenter toujours plus la productivité de leurs subalternes. « Ils gagnent leurs primes grâce à notre travail », continue une caissière. « Moi, à côté, je gagne 1 200 euros par mois. »

Un salaire encore trop élevé pour le distributeur. Celui-ci favorise la mise en location-gérance de ses magasins les moins rentables, comme à Betton, en Ille-et-Vilaine. En quittant le groupe, les salariés perdent la protection de leur convention collective. « On a calculé qu’on perdra environ 20% de notre salaire », indique une salariée concernée. « Pour moi, ça représente 250€ par mois. » De bien jolis cadeaux de Noël pour le groupe, et ses actionnaires.

Crédits photos : © Yves Souben

Ils ont tué Jaurès… à nous de le faire revivre !

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

Le 31 juillet 1914, un coup de feu, à la terrasse du café du Croissant, retentit dans tout Paris, et bientôt dans tout le pays : Jean Jaurès était assassiné par le nationaliste Raoul Villain. Véritable martyr de la paix, le père du socialisme français unifié, chantre de la République sociale, fut ainsi le premier mort d’un conflit qu’il redoutait tant. Mais derrière cette figure tutélaire devenue par la suite largement consensuelle, se cache une personnalité bien plus complexe que le portrait qu’en a fait l’historiographie durant des décennies.


Madeleine Rebérioux, spécialiste du fondateur de la Section française de l’Internationale ouvrière et de L’Humanité, a notamment pointé du doigt ce paradoxe. « Si l’on s’est mépris sur le personnage, cela tient essentiellement à deux raisons : d’une part, la dualité de la tradition politique issue de Jaurès – tradition social-démocrate, tradition communiste – a longtemps transformé en champ clos l’histoire de sa vie et le sens de son message ; d’autre part, son œuvre écrite, immense, mais fragmentaire, reste dispersée, si bien que son action militante est connue plutôt par la légende que par de solides études. Une fin tragique fait peser sur la vie de Jaurès l’incertitude et l’ambiguïté. »

Mais qui était donc Jean Jaurès ?

De Castres à la Chambre des députés, en passant par Normale Sup’ : itinéraire d’un enfant de la République.

Né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859, Jaurès est issu d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale. Brillant élève, il obtient une bourse pour préparer l’École normale supérieure au lycée Louis-le-Grand, et est reçu premier au concours en 1878, avant de passer l’agrégation de philosophie en 1881. Il devient professeur au lycée d’Albi, puis à la faculté des lettres de Toulouse.

En 1885, il entre à la Chambre comme député centre-gauche de Carmaux, ville de verriers et de mineurs. Battu aux élections de 1889, il se consacre pendant trois ans à son travail de recherche, rédigeant ses thèses de philosophie.

Cette période aura une importance théorique majeure pour son engagement et l’élaboration de sa pensée. La préparation de sa thèse secondaire, rédigée en latin, sur les origines du socialisme allemand, lui permet d’approfondir les œuvres de Hegel et de Fichte, de lire les socialistes pré­-marxistes, ou encore d’aborder Lassalle et Marx. Par ailleurs, sa thèse principale sur « la réalité du monde sensible », le mène à la conclusion que la politique ne doit être que la médiation de la métaphysique dans le monde.

Du républicanisme au socialisme

D’abord républicain, Jaurès va connaître une conversion progressive aux principes du socialisme. En 1892, il est confronté à un épisode de véritable lutte des classes, qui sera décisif dans sa conversion au socialisme, lorsqu’il défend les mineurs de Carmaux en grève. Ces derniers protestent en effet contre le licenciement de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac, par le marquis de Solages, propriétaire de la mine. Ce renvoi est dénoncé par les mineurs comme une atteinte au suffrage universel et aux droits de la classe ouvrière à s’exprimer en politique. Élu député en janvier 1893, Jaurès sera ainsi jusqu’à sa mort, sauf entre 1898 et 1902, le député des mineurs et des paysans de Carmaux.

Ses apports à la philosophie politique ont souvent tenu une place secondaire dans des études qui mettaient volontiers l’accent sur son action politique et ses combats, pour l’unité du socialisme et pour la paix. La pensée politique de Jaurès témoigne pourtant d’une foi très vive, presque messianique, dans la révolution. Dans leur ouvrage Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson insistent sur cette dimension très longtemps oubliée de la pensée de Jaurès.

En effet, dans La question sociale, les injustices du capitalisme et la révolution religieuse, il estime que « Ce qui nous inquiète, surtout, c’est la diminution morale que subit l’humanité ; c’est la contradiction désespérante entre l’idéal de solidarité que l’humanité a créé enfin par le génie de tous ses penseurs et le sacrifice de tous ses martyrs et un ordre social qui fait de la guerre entre les hommes, hypocrite ou violente, la condition même de la vie, la loi déshonorante et corruptrice de toutes les existences humaines. » Ainsi, le projet socialiste de Jaurès est essentiellement une « révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle ». « Il sera en même temps une grande révolution religieuse », assène-t-il, pour clore la première partie de son article.

Le combat pour la République sociale

Cette révolution religieuse doit aboutir à la République sociale, garantissant la concorde sociale et l’émancipation humaine. La dimension messianique apparaît à nouveau lorsqu’il affirme que « La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. […] Dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. […] C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. »

Bien sûr, Jaurès oppose cet horizon au contexte politique et social dans lequel il évolue. Il pointe particulièrement du doigt le paradoxe qui régit selon lui la république bourgeoise, à savoir le fait qu’« au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage […] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme le seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. »

L’unité achevée

Pour Jaurès, réaliser l’unité ne se réduit pas à constituer une force politique nouvelle, mais doit aussi répondre à l’unité de nature du prolétariat.

Il est en même temps convaincu qu’une telle unité ne peut se faire que dans et par la République, car « sans la République, le socialisme est impuissant, et sans le socialisme, la République est vide ». Ainsi transparaît sa filiation et son admiration pour la Révolution française, dont il se fait l’historien dans l’Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904), « histoire marxiste, nationale en même temps que républicaine », selon Madeleine Rebérioux.

Toutefois, la réalisation de cette unité est difficile, avec une gauche française particulièrement morcelée. La constitution de la SFIO s’opère en avril 1905, et confère à Jaurès de nouvelles responsabilités nationales, malgré les différentes contestations émanant du parti. Il en partage la direction avec Jules Guesde. Cette création avait été précédée, un an plus tôt, par celle du journal L’Humanité, sous-titré « quotidien socialiste ». En 1914, la SFIO rassemble 17 % des voix et obtient 101 sièges de députés.

Il jouit alors d’une immense popularité que son charisme d’orateur, son courage et son dévouement lui valent auprès des masses populaires.

L’engagement pour la paix

Jaurès n’en demeure pas moins également l’une des figures majeures du pacifisme d’avant-guerre, un martyr pour la paix, dénonçant le fait que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Il va plus loin, en déclarant qu’il « n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité ».

Son combat pour la paix est d’autant plus cohérent que nul n’a semblé vivre aussi dramatiquement l’approche de la guerre que lui. Jaurès crut pourtant trouver du côté du mouvement ouvrier un appui pour empêcher la catastrophe qu’il voyait venir. De congrès en congrès, il chercha à obtenir de l’Internationale des moyens de prévenir le conflit. Malheureusement, l’opposition de la social-démocratie allemande fit échouer son appel à la grève générale ouvrière contre la guerre.

« Ce héros mort au-devant des armées » (Anna de Noailles). Ils ont tué Jaurès !

Ce dernier engagement lui coûtera la vie. L’assassinat de Jean Jaurès a lieu le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40, au café du Croissant, rue Montmartre, près du siège de L’Humanité. Raoul Villain, étudiant nationaliste proche de l’Action française, est l’auteur de ce crime, revendiquant avoir tué un « ennemi de sa patrie ».

La presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes », comme Léon Daudet ou Charles Maurras, condamnaient depuis des années les déclarations pacifistes de Jaurès et le désignaient comme l’homme à abattre, aussi en raison de son engagement passé en faveur d’Alfred Dreyfus.

Cet assassinat provoqua le ralliement de la gauche française dans sa majorité à l’Union sacrée. Son assassin Raoul Villain fut quant à lui acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze. La veuve de Jaurès fut même condamnée à payer les frais de justice. Ainsi se conclut un jugement dans lequel la justice, si chère à Jaurès, ne pesait pas grand-chose face à l’élan nationaliste qui suivit la victoire française.

De la SFIO au FN : une mémoire disputée

Mais depuis cette mort tragique, qui se réclame encore de Jaurès ? Quel est son héritage ?

Rares sont les villes qui ne comptent pas une rue, une place, une statue ou une école Jean Jaurès. Dès le 1er août 1914, une station de métro Jean Jaurès est créée à Paris … pour remplacer la rue d’Allemagne !

Des films, pièces, poèmes et autres chansons rendent également hommage au socialiste, et notamment la chanson de Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?, dans laquelle le chanteur nous interpellait : « Demandez-vous belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps de souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

Si la mémoire de Jaurès est évidemment portée par la gauche, de son entrée au Panthéon en 1924 sous le Cartel des gauches aux commémorations de son assassinat, chaque année, par L’Humanité et des partis de gauche, cette mémoire a pu devenir de plus en plus consensuelle, Jaurès ayant été cité aussi bien par Nicolas Sarkozy que par le Front national, à titre d’exemple.

Durant la campagne des élections européennes de 2009, Louis Aliot avait même fait diffuser des affiches comportant la mention suivante : « Jaurès aurait voté Front national ». Cette campagne avait bien entendu suscité une vague d’indignation à gauche, la figure de Jaurès étant mobilisée par un parti xénophobe qu’il aurait naturellement combattu, comme l’explique notamment l’historien Vincent Duclert.

On assiste donc à un véritable conflit de mémoire autour de la figure républicaine qu’incarne Jaurès. Cela justifie plus que jamais la nécessité de se réapproprier sa pensée et ses enseignements, pour réaffirmer l’actualité de son discours et le libérer des convoitises issues des mouvements d’extrême-droite, vautours éhontés de sa mémoire.

Mais que peut bien encore nous dire Jaurès, plus d’un siècle après sa mort ? Théoricien de la grève générale, Jaurès aura certainement beaucoup à nous apprendre, à l’aube des manifestations contre les projets de casse du Code du Travail prévus par le gouvernement.

Dans ses Études socialistes, il s’attache à dessiner les contours d’une grève générale efficace, estimant qu’il faut avant tout se concentrer sur « les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique », et rendre la lutte la plus concrète possible, rappelant que « pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! […] ce n’est pas pour un objet trop général et d’un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’appui solide, un point d’attache précis. » Ce qui n’empêche pas de chercher dans le même temps à « conquérir légalement la majorité », pour réaliser la République sociale.

Sa confiance dans la République et son admiration de la Révolution lui inspirent par ailleurs un patriotisme sincère, qu’il sait parfaitement articuler à l’internationalisme. Cette conception de la nation, développée dans L’Armée nouvelle, et résumée par la formule « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup y ramène », pourrait inspirer une partie de la gauche en voie de refondation.

Enfin, le dernier combat de Jaurès peut continuer à nous inspirer : maintenir la paix est toujours d’actualité, alors que des tensions entre grandes puissances mondiales s’accentuent. Le gouvernement français, s’il rend hommage à Jean Jaurès, participe d’un accroissement des tensions diplomatiques entre la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump. Les relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, prises dans des jeux d’alliances, ne sont pas davantage rassurantes. Le combat pour la paix doit ainsi se perpétuer, car comme Jaurès le disait si bien lui-même, « la grande paix humaine est possible. »

Jaurès reste ainsi une grande source d’inspiration, une figure républicaine tutélaire, et une boussole pour des forces progressistes en recomposition, qui se sont trop longtemps éloignées de leurs principes fondamentaux. À nous de faire revivre Jaurès, et avec lui ses idées et sa vision du monde.

 

Pour aller plus loin :

Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.

Henri Guillemin, L’arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966.

Madeleine Rebérioux, Jaurès et la Classe ouvrière, Paris, Maspero, 1975.

Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005

Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014.

Éric Vinson, Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Paris, Albin Michel, 2014.

Crédits :

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/79/Jean_jaures.jpg. L’image est tombée dans le domaine public.

Une de L’Humanité, le lendemain de l’assassinat de Jaurès. La © Gallica / BNF – http://gallica.bnf.fr/proxy?method=R&ark=bpt6k253902z.f1&l=3&r=0,48,519,614