Rachat des turbines Arabelle : la soumission française aux États-Unis continue

© Joseph Édouard pour LVSL

Deux ans après le discours de Belfort d’Emmanuel Macron au cours duquel le Président de la République annonçait un accord d’exclusivité entre EDF et General Electric (GE) pour l’acquisition des activités nucléaires de GE afin de garantir le plein contrôle de la technologie de turbine Arabelle, rien ne se passe comme prévu. Ce qui apparaît comme la poursuite d’un échec industriel, débuté avec la vente de la branche énergie d’Alstom à GE en 2014, est révélateur de l’inefficacité de la politique industrielle du chef de l’État.

Depuis dix ans, Emmanuel Macron tente de faire oublier ses responsabilités dans la funeste décision de vendre la division énergie du groupe Alstom à l’américain General Electric. Sa validation d’une telle vente en tant que Ministre de l’Économie de François Hollande a en effet conduit la France à ne plus disposer d’une technologie clé : les turbines Arabelle, qui équipent nos centrales nucléaires. Au-delà de ces turbines, cette vente a également privé la France d’un savoir-faire et de capacités de production utiles dans les domaines de l’éolien en mer, des barrages hydroélectriques, du porte-avion nucléaire et d’équipements pour les réseaux électriques (disjoncteurs, transformateurs, etc.). Bref, des activités hautement stratégiques.

Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a compté sur l’oubli de cette affaire. Peine perdue : les suppressions d’emplois dans les usines passées sous pavillon américain et la commission d’enquête parlementaire présidée par le député Olivier Marleix (LR) – qui a accusé le Président de faire partie d’un « pacte de corruption » – ont montré que le sujet ne pouvait être mis sous le tapis. Finalement, en pleine campagne pour sa réélection, Macron s’est rendu à Belfort pour annoncer en grande pompe le rachat des fameuses turbines. Une décision qui attend toujours d’être concrétisée.

La dernière phase de l’acquisition des activités nucléaires de GE par EDF devait être close le 1er décembre 2023. Mais l’événement a été reporté sine die sans aucune communication officielle. La presse rapporte qu’EDF s’inquiéterait des effets des sanctions américaines envers la Russie sur le carnet de commandes de GE Steam Power. D’après le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, cette volonté des États-Unis de sanctionner Rosatom, principal acheteur des turbines, cache en réalité une guerre industrielle entre les États-Unis et la France. Rappelons que l’industrie nucléaire russe a échappé aux sanctions américaines et européennes jusqu’à présent du fait de la dépendance de l’Occident aux capacités d’enrichissement d’uranium de la Russie. Les États-Unis ont peut-être dorénavant des capacités d’enrichissement suffisantes pour envisager de sanctionner Rosatom.

La vente des turbines, une erreur historique

Cette guerre économique n’a rien de nouveau : cela fait des années que les États-Unis tentent de mettre la main sur les savoir-faire français et y parviennent. En 2014, GE rachète la branche énergie d’Alstom dans un contexte où l’entreprise française était engluée dans des affaires de corruption à l’étranger. Succinctement, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, est arrêté en avril 2013 aux États-Unis, Patrick Kron (PDG d’Alstom) négocie avec la direction de GE la cession de la branche énergie du groupe en 2014 sur fond de promesse américaine d’abandonner les poursuites contre Alstom et ses cadres dirigeants, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, préfère d’abord un rapprochement entre Alstom et Siemens et accuse Patrick Kron de négocier dans son dos. Alors que les négociations avec Siemens sont abandonnées, Arnaud Montebourg se rallie à l’option GE tout en cherchant une solution pour maintenir les activités nucléaires sous pavillon français. Nommé le 26 août 2014, Emmanuel Macron valide la cession de toute la branche énergie d’Alstom à GE en novembre 2014. La même semaine, Frédéric Pierucci est libéré sous caution aux États-Unis.

Lors de la vente, GE n’était plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été, mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain.

S’il est évident que la décision d’Emmanuel Macron d’autoriser cette cession a conduit à une perte de souveraineté française sur un secteur stratégique, le choix de GE était également mauvais. En effet, lors de la vente, GE n’était alors plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain. La division la plus importante de GE au début des années 2000 était GE Capital. Cette filiale a participé au scandale financier des subprimes – pour lequel le groupe a payé une amende de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis en 2019 – dont la bulle a lourdement endetté le groupe.

Après l’absorption de la branche énergie d’Alstom, GE licencie donc à tout va dans les usines françaises afin de rentrer dans ses frais et d’éponger ses dettes. Finalement, pour des raisons financières, le conglomérat américain va décider de se séparer de ces activités et Emmanuel Macron y verra une occasion de « réparer » l’erreur commise en 2014. Certes, le retour de la production des turbines Arabelle sous pavillon français est évidemment une bonne nouvelle pour la souveraineté économique du pays. Pour autant, EDF était-il le bon acheteur ? EDF est un producteur d’électricité mais n’est pas un producteur d’équipements : faire fonctionner une centrale nucléaire, ce n’est pas le même métier qu’usiner une turbine plus longue qu’un Airbus A380, pesant 1100 tonnes, déployant une puissance maximale de 1,7 GW et disposant d’une fiabilité de 99,96 %. 

EDF, acheteur par défaut

Si l’État a imposé à EDF d’entrer en négociation avec GE pour l’acquisition de cette activité, c’est parce qu’il n’existe aucune entreprise française ayant les compétences industrielles et financières pour opérer une telle activité. La production des turbines les plus puissantes et les plus efficaces en circulation suppose une compétence industrielle incomparable chez les salariés et dans la direction. Leur vente nécessite de pouvoir négocier d’égal à égal avec les gouvernements des pays concernés, le soutien de l’État français ne fait pas tout. Cette activité est éminemment risquée car l’usine n’est rentable qu’à la condition qu’elle produise deux turbines chaque année, tout creux de commande ou tout retard dans la production ou dans la livraison entraînant des coûts fixes importants qui ne peuvent être supportés que par un groupe industriel solide et diversifié.

L’État ne pouvait donc solliciter aucune entreprise privée à cette fin et encore moins lui imposer d’acquérir une activité dont les perspectives ne sont pas assurées sans une contrepartie financière substantielle. Et les solutions alternatives ayant émergé, notamment celle proposée par Frederic Pierucci, permettaient difficilement d’assurer l’avenir de l’usine de Belfort. EDF a donc été l’entreprise publique ayant la surface financière suffisante pour acquérir cette activité. 

La branche nucléaire de GE qu’EDF pourrait acheter recouvre la production et la maintenance des turbines Arabelle, des alternateurs Gigatop et de leurs auxiliaires ainsi que du contrôle commande de ceux-ci. Cela inclut l’usine principale de Belfort (la seule capable de produire des turbines Arabelle) mais également des usines à Rugby (Royaume-Uni) et Sanand (Inde) ainsi que des centres de maintenance en France et à l’étranger. Le groupe français pourrait ainsi intégrer l’ensemble de l’activité de construction d’une centrale nucléaire après l’acquisition de Framatome en 2018, génie civil mis à part.

Malgré le rachat, une dépendance aux Américains

Toutefois, la branche nucléaire qui pourrait revenir sous pavillon français va être singulièrement américanisée. Comme l’a rapporté Marianne, l’État s’est rendu compte que GE avait remplacé le contrôle commande historique d’Alstom (nommé ALSPA) par son propre contrôle commande (Mark) pour assurer la supervision de la turbine par l’opérateur. EDF n’a pas découvert cette information à l’occasion de ces négociations puisque l’entreprise française achète des turbines Arabelle pour ses projets d’EPR en France et à l’étranger. Dès lors, EDF a déjà accepté d’être livrée de turbines Arabelle avec le contrôle commande propriétaire de GE. Peut-être est-il aujourd’hui plus performant qu’ALSPA, mais GE a-t-il suffisamment investi pour le maintenir au plus haut niveau d’excellence ? En tout état de cause, EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE. Ainsi, les États-Unis disposent d’un levier d’influence sur les nouveaux EPR français et devront valider chaque projet d’exportation français. L’État va-t-il attendre une nouvelle humiliation des États-Unis, comme le refus de livrer des catapultes utilisées par le porte-avion Charles de Gaulle en 2003, pour se rendre compte que la souveraineté nationale doit être assurée par tout moyen sur les technologies sensibles ?

EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE.

Dans l’hypothèse où EDF acquiert effectivement cette activité, l’entreprise française devra faire face à deux difficultés majeures : les sanctions américaines et la concurrence avec Rosatom. Le conglomérat russe est tout à la fois le principal client des turbines Arabelle et l’un des concurrents d’EDF pour la construction de centrales dans le monde. Si les États-Unis imposent des sanctions contre la Russie, il est probable qu’EDF ne pourra livrer des turbines Arabelle à Rosatom qu’en transgressant les sanctions américaines. En effet, les turbines Arabelle contiennent des pièces dont les brevets appartiendront toujours à GE car l’entreprise américaine continuera à produire les mêmes pièces ou à utiliser les mêmes brevets pour des turbines utilisées dans d’autres types de centrale (à charbon, à biomasse ou à gaz par exemple). Si elle souhaite continuer à travailler avec les États-Unis et éviter un procès, EDF devra suivre les sanctions et renoncer à plus de la moitié de son carnet de commande actuel représenté par Rosatom, payer des pénalités à l’entreprise russe et abandonner les relations futures avec ce client fidèle. Que ferait le gouvernement français dans cette hypothèse ?

Même si les relations commerciales avec Rosatom devaient se poursuivre, EDF et Rosatom seront amenés à être concurrents ou partenaires pour la construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays souhaitant développer ce type d’énergie. Est-il possible que se fassent concurrence une offre d’EDF et une offre de Rosatom intégrant la turbine Arabelle produite par EDF ? La seule hypothèse permettant d’imaginer une poursuite des commandes de Rosatom à l’usine de Belfort serait celle d’un accord entre EDF et Rosatom incluant probablement une prise de participation de l’entreprise russe dans l’usine française pour limiter la distorsion de concurrence entre les deux acteurs. Si Rosatom a besoin de turbines Arabelle parce que certains clients internationaux la demandent eu égard à ses performances et que l’usine de Belfort a besoin des commandes de Rosatom, le rapport de forces semble être plus favorable à Rosatom dès lors qu’elle construit des réacteurs sur sol et à l’étranger avec d’autres modèles de turbines, notamment celles produites par l’entreprise russe Power Machines ayant de solides références à l’export. 

Cette prise de participation ne semblant pas crédible aujourd’hui, le risque est réel qu’EDF doive opérer une usine amputée de la moitié de son carnet de commande. Une déconvenue directement dûe à l’inconséquence de Macron, ministre de l’économie en 2014 et Président de la République depuis 2017.

Une politique industrielle inexistante

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français. La lecture de la presse locale et nationale rappelle la casse sociale et la destruction des compétences opérées par GE partout en France, dans la branche gaz, dans l’éolien en mer, les réseaux électriques et les activités support. Il n’y a plus de production de turbines hydrauliques en France depuis 2019. Comment être exhaustif face à une telle casse sociale depuis 2015 ? En 2021, GE a annoncé la scission du conglomérat en 3 entités dédiées à la santé, à l’aéronautique et à l’énergie. Les salariés de la branche énergie, dénommée GE Vernova, craignent une poursuite de la casse sociale et une nouvelle perte de souveraineté de la France dans le domaine de l’industrie de l’énergie. 

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français.

Au-delà de GE, toute l’industrie de l’énergie française subit les errements de la politique industrielle de l’État. Des secteurs indispensables à la lutte contre le changement climatique, dans lesquels la France dispose de salariés très compétents et de technologies de pointe, sont sacrifiés sans que la politique industrielle du gouvernement ne permette d’arrêter l’hémorragie. Alors que certaines entreprises font croire qu’elles vont produire des usines de panneaux photovoltaïques sous réserve d’énormes subventions à l’investissement et d’une hausse des tarifs d’achat du photovoltaïque. Ainsi, une filiale de Total ferme ses dernières usines de panneaux photovoltaïques en France et livrera la France depuis le Mexique et la Malaisie…

Pourtant, l’État a mis en œuvre une politique économique dont l’objectif affiché est la réindustrialisation. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de covid 19 dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir, souvent sans autre condition que celle de ne pas être une entreprise en difficulté… 

Même si le gouvernement se targue de l’ouverture d’usines, la part de l’industrie dans le PIB est inférieure en 2022, 13,3% (dernière valeur consolidée publiée par l’INSEE), à ce qu’elle était en 2017, 13,8%, lors de l’accession de M. Macron au pouvoir et en 2014, lorsque GE a acquis la branche énergie d’Alstom (14,1 %).

Il manque une évaluation quantitative de l’ensemble de la politique industrielle mise en œuvre par les derniers gouvernements auto-désignés comme « pro-business » mais il est manifeste que les fortunes déversées sur les entreprises privées sont sans commune mesure avec les résultats obtenus. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), symbole de la politique économique libérale de M. Hollande, a créé entre 100 000 et 160 000 emplois selon France Stratégie, bien loin du pin’s « 1 million d’emplois » arboré par M. Gattaz. Pour un coût de 18 Md€/an, chaque emploi créé grâce au CICE a coûté entre 112 500 et 180 000 € d’argent public. 

Des milliards distribués sans aucune vision

D’un point de vue qualitatif, le gouvernement a initié un semblant de politique industrielle verticale avec les plans France Relance et France 2030. Il a en effet choisi plusieurs filières telles que l’hydrogène vert, les batteries ou les petits réacteurs nucléaires (SMR). Pour prendre l’exemple des batteries, l’État subventionne directement les usines, indirectement via divers crédits d’impôts (comme le récent crédit d’impôt industrie verte, C3IV) et solvabilisera les acheteurs de batteries sur la base de prix permettant une rentabilité élevée aux producteurs. Profitant d’un rapport de forces très favorable, les industriels concernés mettent en concurrence les pays européens et les États-Unis pour l’installation d’une usine. En France, l’entreprise ACC réclame les mêmes conditions que Prologium pour la construction d’une usine de batteries. Et ACC a raison de s’émouvoir, l’État va subventionner 40 % de l’investissement de Prologium alors qu’elle-même ne recevra que 20 % de son investissement. Quelle rentabilité ces entreprises vont-elles atteindre lorsqu’elles toucheront le C3IV en plus et qu’elles pourront vendre leurs batteries très chères à des clients subventionnés par l’État ?

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale.

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale. Dans ce cadre, les entreprises mettent en concurrence les États pour sélectionner ceux proposant les subventions les plus importantes, les salaires les plus bas et le cadre juridique le moins protecteur des salariés et de l’environnement. De plus, comme les entreprises ont un intérêt à la concentration des activités industrielles comme le démontre l’économie géographique, la France, très désindustrialisée, doit subventionner d’autant plus les entreprises pour qu’elles aient un intérêt à s’installer. A ce désavantage s’ajoute celui d’une indifférence totale des capitaines d’industrie français pour leur pays, contrairement à leurs homologues allemands ou italiens, comme le montrent les données sur la délocalisation des entreprises françaises.

Réparer des erreurs aussi graves commises depuis des décennies prendra incontestablement beaucoup de temps. Néanmoins, les solutions sont connues depuis des années. En premier lieu, cesser de brader les entreprises stratégiques, dont Atos n’est que le dernier avatar, et abandonner la naïveté face aux conséquences des choix « du marché » et de la guerre économique menée par des pays hostiles mais aussi par nos alliés et partenaires, américains comme européens. Ensuite, recréer une véritable politique industrielle et des entreprises publiques fortes sur le fondement d’une analyse sérieuse de nos besoins et de nos dépendances. Si un appui sur le privé peut être nécessaire pour différentes raisons, il faut alors encadrer beaucoup plus strictement les subventions qui peuvent être distribuées, pour s’assurer de réels bénéfices sur l’emploi, les savoir-faire, la souveraineté et l’environnement. Un cap de planification incompatible avec le libre marché mondialisé ardemment défendu par Macron et ses alliés.

L’affaire Airbus, une bataille pour notre souveraineté : entretien avec le réalisateur David Gendreau

David-Gendreau-airbus
David-Gendreau-airbus

Dès la fin de l’année 2017, le Department of Justice américain a engagé une enquête sur l’avionneur européen Airbus pour des faits de corruption. L’avionneur européen, en situation de quasi duopole avec son concurrent américain Boeing, venait s’ajouter à une longue liste d’entreprises européennes poursuivies par la justice américaine : BNP Paribas et Total en furent ainsi victimes en 2014. De telles poursuites, si elles s’inscrivent dans l’extraterritorialité du droit américain, masquent en effet une guerre économique sans concession. Les réalisateurs David Gendreau et Alexandre Leraitre, après avoir réalisé un documentaire marquant sur l’affaire Alstom (2017) viennent de porter à l’écran l’histoire de l’affaire Airbus sur Arte. Nous nous sommes entretenus avec David Gendreau.  

LVSL — Pouvez-vous résumer brièvement l’affaire Airbus ?

David Gendreau —   Il y a beaucoup d’entreprises françaises et européennes poursuivies par les États-Unis pour des faits de corruption. Derrière cette lutte judiciaire, vertueuse en apparence, se joue une véritable guerre économique qui vise à déstabiliser des concurrents et les racheter. C’est ce qui s’est passé dans le cas de l’affaire Alstom quelques années auparavant. Le Department of Justice (DOJ) avait choisi, après son attaque contre l’un des fleurons de notre industrie, spécialisé dans la construction ferroviaire, de s’en prendre à Airbus, symbole de l’opposition européenne et française au monopole américain dans l’aéronautique. Alors que sur l’affaire Alstom la France avait subi l’offensive américaine, dans cette deuxième affaire l’État français a choisi de se défendre sur le terrain juridique. 

LVSL — Comment avez-vous mené l’enquête sur cette bataille franco-américaine et en quoi votre méthodologie diffère-t-elle par rapport à votre précédent documentaire sur l’affaire Alstom ? 

D.G. — Sur le plan de la méthode, nous avons procédé de manière assez similaire. La différence se situe au niveau de l’échelle entre les deux affaires. Pour Alstom, très peu de gens avait traité le sujet et il restait, malgré tout, assez peu connu du grand public. À l’inverse, l’affaire Airbus a été très largement couverte dans les médias et, au sein de l’État français, tout le monde s’y intéressait. En raison de la taille d’Airbus et du nombre de ses sous-traitants, nous avions également bien plus de gens à interroger. 

D’abord, nous avons étudié l’ensemble des informations disponibles en source ouverte : enquêtes, articles et documents. Une fois ce premier travail effectué, nous avons tenté de délimiter tous les sujets relatifs à l’affaire. En tant que tel, il y a d’une part l’affaire Airbus, qui se situe entre 2015 et 2020 avec ses conséquences internes, et pléthore d’autres sujets tels que l’extraterritorialité du droit américain, la réponse juridique française avec la loi Sapin II, la différence de nature entre systèmes français et américain dans le domaine de la justice, l’histoire d’Airbus… Quand on se lance dans une enquête de ce type, l’interprétation qui va être donnée en définitive dépend énormément de la distance choisie par rapport aux différents sujets qu’elle recoupe. Une fois l’ensemble des éléments que regroupe cette affaire analysés, nous avons une connaissance plus précise du sujet et pouvons commencer à élaborer des questions pour mener des entretiens avec des acteurs qui ont vécu les événements, tant au sein de l’entreprise que de l’État ou en dehors. Une moitié des gens que nous avons rencontrés provenaient d’Airbus. Passé ce travail, il a été nécessaire de tout synthétiser dans un format accessible d’une heure et demie, ce qui est loin d’être une mince affaire. 

LVSL — Durant tout ce travail d’enquête, quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

D.G. — La première est certainement la mémoire. En ayant commencé l’enquête dès janvier 2020, nous avons dû parler à des personnes qui relataient des événements anciens de quatre ou cinq années et pouvaient mélanger les périodes, les cabinets d’avocats qui sont intervenus à différentes reprises. Ensuite, au sein d’Airbus, il s’agissait de lire et comprendre les guerres de clans propres à l’entreprise. Comme vous le savez, Airbus est une entreprise assez particulière avec un degré de contrôle sur ses activités extrêmement élevé. En se construisant contre un concurrent américain, il y a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. De cette manière, il est assez aisé de parler de guerre économique et d’espionnage avec des salariés. Je peux vous assurer que ce n’est pas une culture commune à l’ensemble des entreprises françaises. La difficulté venait précisément de trier et d’analyser les propos de chacun, notamment lorsqu’il s’agissait d’accusations d’espionnage à l’intérieur de l’entreprise. Il n’y a que le recoupement et la vérification avec des preuves matérielles qui permet d’y parvenir. 

« En se construisant contre un concurrent américain, Airbus a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. »

Nous n’avons pas eu de véritables freins ou blocages lors de notre enquête. Cela s’explique à la fois par la couverture médiatique antérieure du sujet, mais aussi par l’investissement de l’État, du renseignement jusqu’au ministère de la Justice en passant par Bercy, pour traiter avec sérieux cette attaque contre Airbus. Ce n’était pas le cas pour Alstom, il était bien plus délicat d’en parler avec les premiers concernés tant l’affaire a été un fiasco pour l’État français. 

LVSL— À quoi tient, d’après vous, la différence de perception que vous relatez dans votre documentaire entre les élites allemandes et françaises à propos de l’affaire Airbus ? 

D.G. — La principale explication est simple : les Allemands sont très atlantistes. Nous ne sommes pas en reste à ce sujet, mais il est frappant de voir à quel point ce tropisme est bien plus marqué de l’autre côté du Rhin. Si cela peut s’expliquer par des éléments historiques connus, il faut aussi avoir en tête que la lutte contre la corruption est vue avec assentiment par les Allemands qui considèrent, en outre, nullement certains faits comme de l’espionnage, mais simplement comme des procédures judiciaires classiques. Nous avons évidemment réussi à trouver des personnes dotées d’un point de vue plus critique sur la question, mais cela a été particulièrement difficile. Pour eux, il n’y a cependant pas eu d’affaire Airbus à proprement parler. Cela n’a nullement été un sujet d’actualité majeur en Allemagne. 

La bataille d'Airbus
La Bataille d’Airbus © David Gendreau et Alexandre Leraître

De leur côté, les Allemands considèrent que nous sommes simplement bien plus attachés à notre souveraineté qu’eux. C’est peut-être vrai. Mais lorsqu’il s’agit de défendre leur marché automobile nous ne pouvons que constater que l’attachement à la souveraineté n’est pas une spécificité française ! D’ailleurs, si les Allemands ne souhaitent pas véritablement répondre aux offensives américaines, c’est précisément pour conserver leurs exportations notamment dans le secteur automobile. Il faut se souvenir des menaces que Trump avait invoquées à cet égard. À l’inverse, les Allemands sont bien plus sensibles aux ingérences ou tentatives d’espionnage en provenance de la Chine et de la Russie. 

LVSL — Au niveau européen, quel fut la réponse de vos interlocuteurs ? Y a-t-il eu une prise en compte de ces sujets relatifs à la guerre économique ? 

D.G. — L’Union européenne n’a pas su nous désigner une personne pour répondre à nos questions sur ce sujet. La seule réponse que nous avons eue portait sur les embargos, car l’extraterritorialité se matérialise à la fois au niveau de ce sujet, du contrôle de l’armement et de la corruption. De fait, la guerre économique telle que nous pouvons la considérer en France n’est absolument pas présente dans la réflexion institutionnelle de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’avocat Pierre Servan-Schreiber dans notre documentaire. Tout au long des affaires qu’il a traitées pour divers clients, il n’a jamais eu comme interlocuteur l’Union européenne. Elle ne se soucie absolument pas de ces enjeux. Pour la Commission, il n’y a jamais eu d’ingérence ou d’offensive de la part des Américains lorsqu’Abribus, entreprise européenne, a été ciblée par des procédures de la part des États-Unis. 

LVSL — N’y a-t-il pas eu un changement de paradigme, du côté français, entre les deux affaires que vous avez traitées dans vos documentaires ? 

D.G. — Absolument. La culture de guerre économique a infusé dans la société et surtout dans les cercles ou se prennent les décisions afférentes. Cela s’explique, à mon sens, par la prise de conscience imposée après l’échec qu’a représenté l’affaire Alstom. Si on laisse de côté les enjeux propres au personnel politique, les administrations et le renseignement ont été contraints de se remettre en questions tant la faillite a été importante. Ces éléments n’auraient cependant pas eu autant d’effet sans le témoignage de ce qu’a vécu Frédéric Pierucci. Son livre intitulé Le piège américain, dans lequel il relate l’incarcération qu’il a vécue, a eu un effet retentissant. La menace d’amende du DOJ et son emprisonnement y sont décrits comme ce qu’ils ont été : des moyens de pression monumentaux pour que General Electric puisse racheter Alstom. Il y a bien entendu eu une pression considérable de la part des grandes entreprises elles-mêmes, qui ne supportaient plus les amendes à répétition qu’elles pouvaient recevoir. 

LVSL— Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), désormais sous la tutelle de la Direction générale des entreprises (DGE), a souvent été critiqué après sa mise en place. Considérez-vous que ce service a su répondre aux enjeux de la guerre économique que vous décrivez dans vos documentaires ? 

D.G. — Le SISSE a connu quelques difficultés lors de son lancement, mais il s’est très rapidement imposé dans le paysage de l’intelligence économique. Il fait aujourd’hui office de point de convergence entre différentes directions et services de l’État, qui ont à connaître des ingérences et déstabilisations qui peuvent avoir cours dans la sphère économiques. Il est indéniable que le scandale de l’affaire Alstom a joué pour beaucoup dans le changement de stratégie et le réajustement de l’État sur ce type de questions. Paradoxalement cela a également influé sur le traitement médiatique de l’affaire Airbus. Si les articles ont été bien plus nombreux et informés que pour Alstom, il y a eu un changement important d’angle car l’État a su répondre et éviter une nouvelle déroute. 

LVSL — Quelle est aujourd’hui, pour vous, l’échelle la plus pertinente à laquelle la lutte contre l’extraterritorialité du droit américain peut être menée ? 

D.G. — La France a adopté une stratégie défensive d’une double manière. D’abord en entamant des procédures sur son propre sol, la France est parvenue à couper l’herbe sous le pied de la justice américaine. Ensuite, cela lui a permis de contrôler la transmission des informations à destination des États-Unis avec des procédures de contrôle et de vérification accrues. En creux, ce processus a contribué à une américanisation de notre droit dans le domaine de la lutte contre la corruption. Nous aurions apprécié développer davantage cet aspect dans notre film, mais désormais le juge, dans ce genre de cas, n’est plus celui qui établit la vérité sur les faits qui ont été commis. Il a pour rôle d’entériner une négociation entre les parties prenantes de la procédure. Ce processus transactionnel va complètement à l’encontre de notre conception du droit et, si c’était la bonne solution de court terme, il fera dans l’avenir le bonheur des cabinets d’avocats anglo-saxons dont ce type de procédure est la spécialité. C’est d’une certaine manière une victoire à la Pyrrhus. 

Il serait à présent intéressant de passer à une position offensive à l’égard des procédures de corruption. Boeing n’a-t-il jamais commis de faits répréhensibles en matière de corruption ? Puisque nous avons désormais également une loi extraterritoriale, il serait bienvenu de s’en servir. Mais comme souvent, c’est une question de moyens et de choix politiques. L’un des freins principaux à ce sujet est à mon sens la réponse que pourraient donner les Américains en restreignant fortement la transmission d’informations dans le cadre des alliances de nos services de renseignement. Derrière toutes ces affaires et les enjeux juridiques ou de renseignement qu’elles recoupent, cela reste une décision politique sur les partenaires diplomatiques que nous voulons et quels liens nous entretenons avec eux. 

LVSL — Comment percevez-vous les évolutions possibles en matière de lois extraterritoriales, tant au niveau européen que chinois ?

D.G. — Je ne les placerais pas sur le même plan. L’Union européenne n’a pas de position commune sur ce sujet. Ne serait-ce qu’entre la France et l’Allemagne, comme nous le montrons dans notre documentaire, nos intérêts et positions divergent considérablement. Pour trouver un accord en la matière à 27 États membres, cela me paraît extrêmement difficile. À cet égard, je n’ai personnellement aucune attente. 

En ce qui concerne la Chine, elle se dote de lois extraterritoriales dans d’autres domaines et notamment sur l’export control qui concerne entre autres les embargos ou le secteur militaire. La Chine demeure cependant sur une attitude défensive semblable à ce que nous avons développé avec la loi Sapin II. Sans aucun doute, elle se prépare cependant à d’autres éventualités imposées par le grossissement de son économie et son expansion en termes de marchés. Toutefois, pour l’instant l’extraterritorialité reste une spécificité américaine. Même si tout cela reste de la prospective, le jour où la Chine changera de position, la situation sera considérablement modifiée et nous risquons alors de nous retrouver, sans changement d’ici-là, en grande difficulté.

Taïwan, à l’ombre des empires

Chine Taïwan Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Point de tension international majeur, la question taïwanaise agite régulièrement le monde politico-médiatique français, peu avare de simplifications. Le statut international de l’île fait l’objet d’un contentieux historique avec la République populaire de Chine (RPC), héritage de la guerre civile ayant opposé communistes et nationalistes (1927-1949). Les deux parties n’ont officiellement jamais renoncé à leur objectif de réunification. Dans les faits, Taipei n’a plus aucune revendication sérieuse en la matière et a intérêt au statu quo. Il n’en va pas de même pour Pékin. Si la voie de la réunification pacifique a toujours eu les faveurs du discours officiel, Xi Jinping devait briser un tabou en 2019, déclarant ne pas exclure un recours à la force… Cette posture a été renforcée par les liens de plus en plus denses entre Taïwan et les États-Unis, pour qui l’île est une pièce maîtresse de leur stratégie chinoise, tout en jouant un rôle de premier plan dans l’approvisionnement mondial en semi-conducteurs.

L’autonomisation de Taïwan et les puissances étrangères

La guerre civile ayant opposé les communistes, emmenés par Mao Zedong, et les nationalistes du Kuomintang (KMT), emmenés par Tchang Kaï-Chek, a duré jusqu’en 1949. À la victoire des forces communistes, le KMT s’est réfugié sur l’île de Hainan, au Sud, et sur l’île de Taïwan, à l’Est, qui était alors encore sous occupation japonaise. Si les communistes sont parvenus à reprendre pied à Hainan, ils n’ont pas réussi à reprendre le contrôle de Taïwan, officiellement cédé par les Japonais aux nationalistes suite au traité de San Francisco (1951). La RPC considère quant à elle que la souveraineté japonaise sur Taïwan avait déjà été perdue au profit de la Chine lors de la déclaration de Potsdam en 1945, ce qui constitue encore à ce jour le point majeur de divergence juridique entre les deux rives du détroit.

Le conflit s’est poursuivi jusqu’en 1953, avant de cesser, sous pression américaine. Une phase de coexistence s’ouvre alors, durant laquelle l’enjeu se déplace vers la question de la reconnaissance internationale.

En pleine Guerre froide, l’Occident rechigne à considérer la République populaire de Chine comme un État à part entière et c’est Taïwan – « République de Chine » (ROC) – qui siège au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il faudra attendre l’année 1971 pour que la RPC prenne le siège de la ROC aux Nations Unies ; les États-Unis de Richard Nixon viennent en effet d’opérer un rapprochement spectaculaire avec Mao Zedong, par calcul politique visant à affaiblir l’URSS.

Dès lors, les États-Unis adhèrent au principe d’une seule Chine, tout en conservant des relations informelles avec Taïwan. Cette position équilibrée permet à Washington d’entretenir une forme d’ambiguïté stratégique supposée prévenir toute déclaration unilatérale d’indépendance de Taïwan, tout en utilisant l’île comme un moyen de pression contre la RPC à échéance régulière…

Si les États-Unis entretiennent traditionnellement une « ambiguïté stratégique » quant à la défense de Taïwan, Joe Biden lui affiche un soutien plus marqué.

Le dialogue finit par reprendre et débouche sur le « consensus de 1992 » : les deux côtés du détroit s’accordent alors sur le principe d’une seule Chine. Des divergences d’interprétation demeurent : la réunification est admise comme un but partagé, mais Taipei et Beijing ne s’accordent pas sur la légitimité politique qu’aurait l’un sur l’autre. Aussi les relations se refroidissent-elles à nouveau en 1996, alors que Taïwan connaît un virage pluraliste sous l’impulsion de Lee Teng-hui, premier président élu au suffrage universel (1996-2000). Cette ouverture à l’alternance – qui permet aux indépendantistes de se présenter aux élections – est vue par Pékin comme une rupture du consensus de 1992, débouchant sur la troisième crise du détroit de Taïwan, durant laquelle le soutien militaire américain à l’île s’est avéré considérable…

Vases communicants entre Taipei et Pékin

Les deux décennies suivantes verront les relations inter-détroit osciller au gré des alternances politiques taïwanaises et des diverses postures du Parti communiste chinois (PCC). Le statu quo perdure sur le plan politique, mais le rapprochement économique est considérable : les échanges commerciaux inter-détroit sont multipliés environ par quinze en 20 ans. Malgré cela, le sentiment d’appartenance à une aire civilisationnelle chinoise ne fait que diminuer au sein de la population taïwanaise. En 1992, 20,5% des Taïwanais se disaient Chinois et seuls 17% s’identifiaient comme Taïwanais. Trois décennies plus tard, ces chiffres se sont radicalement inversés : 64% des personnes interrogées se disent Taïwanaises, 30% se sentent à la fois Taïwanais et Chinois, et seul 2,4% Chinois. Comment expliquer cette évolution ?

Plusieurs interprétations sont possibles. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, et, avec lui, d’une ligne plus dure et de la montée en puissance d’un culte de la personnalité, ont accru la méfiance des Taïwanais, désormais attachés à leur système libéral. Par la suite, les événements de Hong Kong en 2014 (loi électorale) et 2019 (loi d’extradition) n’ont fait que la renforcer. Le non-respect par la Chine du principe « un pays deux systèmes » pour Hong Kong renforce la défiance de Taïwan, qui ne croit plus en cette solution pour lui-même. En 2016, Tsai Ing-wen, candidate du Parti démocrate progressiste (PDP) et considérée comme indépendantiste, remporte les élections présidentielles avec 56% des voix. Elle est réélue haut la main en 2020 à 57% des voix. Le modèle taïwanais de gestion transparente de l’épidémie, avec une faible mortalité malgré l’absence totale de confinement, contraste avec l’opacité et la dureté de la politique zéro COVID en Chine. 

Un jeu de vase communicant se crée ainsi entre Taipei et Pékin, dans lequel l’assertivité du PCC alimente les velléités indépendantistes des Taïwanais et du PDP, appuyés par une posture pro-américaine opportuniste, qui accroît elle-même la méfiance du PCC. 

À l’international, les deux rives s’affrontent également dans une course à la reconnaissance largement dominée par la Chine. La Chine rejetant la double normalisation, tout pays souhaitant établir des relations avec Pékin se voit ainsi obligé de rompre en amont avec Taipei. Alors qu’ils étaient 56 en 1971, seuls 13 États reconnaissent aujourd’hui Taïwan. Parmi eux, de nombreuses nations insulaires proches des États-Unis et plusieurs pays d’Amérique latine, dont le nombre ne cesse de décroître : en mars 2023, c’était au tour du Honduras de Xiomara Castro de rétablir des relations avec la Chine. Dans cette bataille pour la reconnaissance, Pékin comme Taipei recourent à la diplomatie du dollar. Chaque année, Taïwan dépenserait près de 100 millions de dollars en investissements et en aide au développement auprès de ses alliés diplomatiques. La Chine n’est pas en reste et poursuit la même stratégie.

Après leur reconnaissance de Pékin au détriment de Taipei, en 2019, les îles Salomon auraient bénéficié de 8,5 millions de dollars de fonds de développement chinois. A l’inverse, le Paraguay, allié fidèle de Taïwan, subit des restrictions sur ses exportations de bœuf et de soja vers la Chine. La stratégie chinoise reste toutefois limitée et le volet de la diplomatie non-officielle de Taïwan ne doit pas être sous-estimé. Taipei entretient de solides relations avec les États occidentaux, bien que ces derniers ne reconnaissent pas formellement l’indépendance de l’île. Taïwan poursuit également une stratégie de pénétration des institutions internationales, tout en misant sur sa solide diplomatie économique et commerciale.

Rivalité sino-américaine

La question taïwanaise revêt un enjeu stratégique considérable. Aux États-Unis, le containment de la Chine fait l’objet d’un consensus transpartisan depuis plus d’une décennie. L’administration Obama adoptait une stratégie de leadership from behind dans laquelle ses alliés asiatiques étaient mis en avant. L’administration Trump s’est inscrite dans cette continuité, bien que le président républicain ait davantage mis l’accent sur la guerre économique que son prédécesseur. L’administration Biden s’oriente vers une synthèse des deux approches, s’appuyant en plus sur un discours de défense de la démocratie face aux dictatures. Le style change, les pratiques demeurent. 

Si les États-Unis entretiennent traditionnellement une « ambiguïté stratégique » quant à la défense de Taïwan, Joe Biden lui affiche un soutien plus marqué. Ainsi, la visite de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan en août 2022, a été vécue par Pékin comme une provocation. De son côté, Xi Jinping n’hésite plus à évoquer une réunification par la force. Les deux puissances misent ainsi un capital politique de plus en plus important sur cette affaire. Au risque de multiplier les prophéties autoréalisatrices ? 

Le containment de la Chine se matérialise par une forte présence militaire dans ce que Pékin nomme le « premier cercle d’îles », allant du Japon aux Philippines. En réalisant sa réunification avec Taïwan, la Chine ferait sauter un verrou stratégique et militaire majeur en s’ouvrant les portes du Pacifique. Xi Jinping aurait notamment déclaré en 2015 à des diplomates américains que « le Pacifique est assez grand pour embrasser la Chine et les États-Unis ». 

L’un des enjeux de cette montée des tensions sino-américaines dans la région est de savoir jusqu’où doivent s’impliquer les puissances régionales. En plus des relations bilatérales, les États-Unis s’efforcent d’améliorer l’interopérabilité entre armées par le biais d’exercices militaires de grande ampleur. Le QUAD (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité), composé des États-Unis, de l’Inde, du Japon et de l’Australie, initialement créé en 2007, a connu différentes phases de dialogues, de revirements et d’approfondissement de l’interopérabilité bilatérale entre pays protagonistes, avant d’accoucher d’un exercice militaire annuel de grande ampleur à partir de 2017. Hésitante, et sous la menace d’un conflit avec son voisin du Nord, la Corée du Sud est souvent pressentie pour rejoindre un QUAD+1. L’Australie est également membre de la nouvelle alliance AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), qui a tant fait parler d’elle lors de l’affaire des sous-marins.

D’autres puissances plus régionales, telles que les Philippines ou le Vietnam, ont leur propre contentieux en mer de Chine méridionale avec la RPC, les conduisant à approfondir leurs relations avec les États-Unis. Les pays de l’ASEAN semblent cependant vouloir préserver leurs relations économiques avec la Chine, et ainsi se maintenir à égale distance des deux superpuissances, ce qui apparaît de plus en plus comme étant un dilemme insoluble. Le nouveau président philippin, Ferdinand Marcos Junior, élu en 2022, semble vouloir réparer le lien avec les États-Unis, après la présidence houleuse de Rodrigo Duterte. Il a proposé l’ouverture à l’armée américaine de quatre bases militaires en territoire philippin – avant d’ajouter qu’elles ne pourraient servir de zone de stockage pour défendre Taïwan…

Mutations de l’Armée populaire de libération

La crainte d’un encerclement militaire américain est ancrée dans la pensée stratégique chinoise depuis plusieurs décennies. L’un des plans majeurs de recherche et développement visant à rattraper le retard technologique de l’armée chinoise, nommé plan 863, remonte à 1986. Les différents plans de modernisation de l’APL ont mis l’accent à la fois sur les capacités conventionnelles, les capacités nucléaires et, plus récemment, l’intelligence artificielle. L’installation en Corée du Sud du THAAD (bouclier antimissile américain), à la fin des années 2010, a été vécue comme un défi supplémentaire par Pékin, qui a considérablement développé ses propres capacités balistiques en retour.

Les capacités de la marine chinoise, essentielles dans l’optique d’un conflit autour de Taïwan, ont également atteint des sommets ces dernières années, dépassant probablement celles de la marine américaine, tout en suivant une trajectoire de croissance considérable à l’horizon 2030. Si des doutes persistent quant à leur usage opérationnel, ces avancées permettraient théoriquement à la Chine de réaliser un blocus maritime sur Taïwan, et d’empêcher une intervention américaine selon une stratégie A2/AD (déni d’accès et interdiction de zone). La visite de Nancy Pelosi à Taïwan en août 2022 a été l’opportunité pour l’APL de réaliser une démonstration de force d’une ampleur inédite, tant sur le plan aérien, naval que balistique.

Sur le plan macro-économique, les dépenses militaires de la Chine ont connu une progression marquée. Elles frôlaient les 300 milliards de dollars en 2021 – un chiffre qui demeure cependant plus de deux fois inférieur à celui des États-Unis. 

Au-delà des capacités matérielles, Xi Jinping a également fait évoluer la Commission Militaire Centrale (CMC), en s’entourant de figures qui lui sont proches. L’un des deux vice-présidents de la CMC depuis 2018, Zhang Youxia, est un ami d’enfance de Xi. Âgé de 72 ans, son mandat a été prolongé fin 2022. Le second vice-président et n°3 de la CMC, He Weidong, a été nommé par Xi en 2019 à la tête de la zone orientale de commandement, qui fait directement face à Taïwan.

Le numéro 4 de la CMC, le ministre de la Défense nationale Li Shangfu, est quant à lui issu d’un groupe de pouvoir important, dit la « clique aérospatiale » en raison du lien de proximité qu’entretiennent ses membres avec ce secteur. Li a travaillé puis dirigé le centre de lancement de satellite Xichang durant 31 ans, période durant laquelle il aurait supervisé des tests de missiles antisatellites en 2007. La promotion de ces deux personnages et la multiplication au sein de la CMC de vétérans du conflit de 1979 avec le Vietnam démontre la volonté de Xi de rendre l’APL plus opérationnelle. 

Une invasion inéluctable ?

De nombreux observateurs s’accordent pour dire que la Chine sera en capacité d’envahir Taïwan à l’horizon 2027. D’après les renseignements américains, Xi Jinping aurait demandé aux autorités militaires de se préparer à la prise de l’île pour cette date, qui coïncide par ailleurs avec le centenaire de la fondation de l’APL et la fin du troisième mandat du président chinois. L’amiral américain Philip Davidson, commandant de la flotte du Pacifique, avait fait part de cette éventualité dès 2021. Les résultats d’une étude réalisée auprès d’une soixantaine d’experts de la question sont également sans appel : 63% d’entre eux considèrent une invasion possible dans les 10 années à venir.

Toutefois, malgré ces discours alarmistes fortement médiatisés, rien n’indique qu’une invasion se prépare de manière inéluctable. Une telle opération nécessiterait de considérables efforts de préparation militaire, que Pékin ne pourrait que difficilement garder secrets. De plus, la Chine n’amorce que tout juste sa réouverture, après plusieurs années de strict confinement, et les autorités devraient avant tout se concentrer sur la reprise économique.

Il paraîtrait en outre plus qu’incertain que Pékin amorce un conflit alors que Xi Jinping s’attelle à s’imposer comme un juge de paix sur la scène internationale ; c’est en effet sous l’égide de la Chine que l’Iran et l’Arabie saoudite ont scellé leur réconciliation en avril 2023, deux mois après que Pékin ait présenté un plan de paix pour résoudre le conflit en Ukraine.

Surtout, il semblerait peu probable que la Chine s’engage dans une bataille qu’elle ne serait pas certaine de remporter. Malgré le renforcement croissant de l’APL, sa capacité à envahir Taïwan d’ici 2027 est encore sujette à discussions. L’armée chinoise n’est pas rompue au combat et n’a mené aucune guerre depuis l’invasion du Vietnam en 1979.

En face, Taïwan se prépare depuis longtemps à l’éventualité d’un conflit : l’île est fortifiée et l’armée taïwanaise, dotée d’équipements militaires occidentaux, poursuit sa modernisation. Le pays multiplie les programmes d’achats d’armements auprès de ses partenaires et la présidente Tsai Ing-wen a annoncé fin 2022 une série de réformes de l’armée. Taïwan peut surtout compter sur le soutien des États-Unis, l’adoption du « Taiwan Policy Act of 2022 » ayant permis un renforcement de l’aide militaire américaine. Début mai 2023, l’administration Biden aurait en outre préparé un programme d’armement de 500 millions de dollars à Taipei

L’échec russe en Ukraine pourrait également tempérer les ambitions de la Chine, qui tire les leçons des erreurs commises par Moscou lors des premiers jours de son offensive. La comparaison est toutefois hasardeuse : dans le cas de Taïwan, le rapport de force apparaît plus favorable à la Chine qu’il ne l’était pour l’armée russe en Ukraine. Xi Jinping et la CMC continuent d’affiner leur stratégie militaire et d’étudier les scénarios qui permettraient à l’APL de prendre le contrôle de l’île en un temps record tout en neutralisant ses capacités de résistance, et ce avant que les États-Unis ne puissent contre-attaquer. 

Dans cette équation, l’inconnue réside en effet dans la réaction américaine. Suivant leur position officielle dite « d’ambiguïté stratégique », les autorités américaines se sont toujours abstenues de se prononcer clairement sur le sujet. Néanmoins, plusieurs évolutions laissent à penser que les États-Unis interviendraient militairement auprès de Taïwan, qui dispose désormais du statut d’« allié majeur hors OTAN » : outre le renforcement de l’aide militaire à l’île, Joe Biden a laissé entendre à plusieurs reprises que l’armée américaine défendrait Taïwan, suscitant l’ire de Pékin.

Une récente étude du très sérieux Center for Strategic & International Studies montre que la Chine ne pourrait probablement pas réussir à mener à bien son invasion si les États-Unis venaient à intervenir dans le conflit. Conscient du risque d’immixtion de Washington, Pékin se veut donc pragmatique. 

L’élection présidentielle de 2024, prélude à la réunification pacifique ?

Si, aux yeux du PCC, la réunification avec Taïwan apparaît inéluctable, l’option militaire n’en est pas la seule sur la table. Bien que le PCC se réserve le droit d’user de la force pour reprendre l’île, Pékin prône en priorité la réunification pacifique. Celle-ci s’inscrit dans la continuité du principe d’« un pays, deux systèmes » et pourrait suivre une intégration politique et économique accrue.

Pékin n’hésite pas à faire miroiter les avantages économiques mutuels qu’entraînerait la réunification. En effet, malgré les dissensions politiques entre Pékin et Taipei, les deux rives ont toujours entretenu de solides relations économiques. En 2021, les deux pays ont réalisé près de 230 milliards de dollars d’échanges commerciaux, tandis que 42% des exportations taïwanaises étaient destinées à la Chine et Hong Kong (contre 15% pour les États-Unis). Dans le même temps, la plupart des grands groupes taïwanais (y compris TSMC et Foxconn) sont implantés sur le sol chinois, qui aurait accueilli plus de 130 milliards de dollars d’investissements taïwanais depuis 1991. Ces échanges s’étaient accrus sous la présidence de Ma Ying-jeou (KMT), entre 2008 et 2016. Durant cette période, un certain statu quo est observé, alimenté par un flou diplomatique. Les liens économiques et humains entre les deux rives s’amplifient, de nombreux accords commerciaux sont signés et l’ouverture des liaisons aériennes directes permet à des millions de touristes chinois de se rendre sur l’île. Après la défaite du KMT à la présidentielle de 2016 et l’arrivée au pouvoir de Tsai Ing-wen (PDP), les relations entre Taipei et Pékin se sont néanmoins taries et les tensions se sont amplifiées.

Contrairement au PDP, le KMT est traditionnellement considéré comme étant plus conciliant envers Pékin. Le parti est en effet favorable au rapprochement avec la Chine, soutenant le consensus de 1992 tout en s’opposant à l’indépendance formelle de Taïwan. A l’approche des élections présidentielles de 2024, et alors que les tensions géopolitiques ont atteint leur paroxysme sous la présidence de Tsai Ing-wen, la Chine mise donc sur une victoire du KMT pour amorcer un travail de réunification pacifique. Le scrutin verra s’affronter le candidat du KMT et maire de Taipei, Hou Yu-ih, au candidat du PDP et vice-président sortant, William Lai. La question de la Chine est au cœur des débats.

Le KMT aborde cette campagne revigoré par son succès inédit aux élections municipales de novembre 2022. La formation avait remporté 13 des 21 circonscriptions taïwanaises, dont la capitale Taipei ; un véritable désaveu pour le PDP au pouvoir, dans un contexte géopolitique tumultueux. A Pékin et Taipei, l’on s’interroge donc : le positionnement du KMT serait-il en train de séduire l’électorat taïwanais ?

Bien qu’à ce stade, le PDP soit en tête des sondages, aucun parti n’a encore remporté trois fois de suite l’élection présidentielle. La dégradation des perspectives économiques et la crainte d’un conflit pourraient en outre venir favoriser le KMT, qui se veut pragmatique : la formation historique de Chiang Kai-Shek limite les références à la question chinoise et fait campagne sur le développement économique du pays. En prônant le dialogue avec Pékin, le KMT se présente aussi comme le parti de la paix, pointant du doigt le risque d’affrontement en cas de réélection du PDP. Tant le PCC que le KMT jouent également la carte du développement inter-détroit et mettent en avant les nombreuses opportunités économiques qui découleraient de l’amélioration des relations entre l’île et le continent.

En Chine continentale, les autorités veulent croire en la victoire du KMT. Le PCC espère que son arrivée au pouvoir ouvrirait la voie au dialogue et à une intégration accrue, laquelle pourrait mener à la réunification. En cas de victoire marginale du KMT, la Chine pourrait également jouer sur les divisions du pays et la fragilité du gouvernement pour renforcer son emprise sur l’île. En sous-main, Pékin opère donc un rapprochement accru avec le KMT, tout en lui apportant un discret soutien. Preuve s’il en est de cette proximité grandissante, Andrew Hsia (vice-président du KWT) et Ma Ying-jeou (président de 2008 à 2016) se sont tous deux rendus en Chine au début de l’année 2023. Les deux hommes ont notamment rencontré Wang Huning, idéologue du PCC récemment nommé responsable du Bureau des relations avec Taïwan. Wang aurait pour mission d’établir une nouvelle solution politique différente « d’un pays deux systèmes ».

Alliés de circonstance, le PCC et le KMT défendent avant tout leurs propres intérêts. Il serait simpliste de présenter le KMT comme résolument pro-Chine, alors que ses cadres restent critiques envers Pékin et s’abstiennent de mentionner clairement la question de la réunification. Considéré comme modéré, le candidat Hou Yu-ih, s’oppose à l’indépendance de Taïwan mais rejette également le principe d’« un pays, deux systèmes ». Il serait donc réducteur de présenter, l’élection à venir comme une confrontation entre la paix et l’affrontement, ou l’unification et l’autonomie. En dépit d’un rapprochement avec le PCC, une victoire du KMT ne signerait pas pour autant la réunification des deux rives… Tout en soutenant le KMT et en observant avec attention le début de campagne électorale, la Chine continue de fourbir ses armes et garde l’option militaire sur la table, quel que soit le résultat.

Guerre économique : l’enjeu des semi-conducteurs

Moins connu que son équivalent chinois, le « miracle économique taïwanais » a transformé, dans les années 60-70, une économie principalement agraire en une économie fortement industrialisée et de haute technologie. Le secteur des semi-conducteurs est un secteur dans lequel Taïwan est particulièrement compétitive, par le biais de son géant national TSMC, qui détient plus de 50% du marché mondial. L’un des enjeux du marché des semi-conducteurs est la miniaturisation, domaine dans lequel Taïwan est également en avance, TSMC détenant plus de 90% du marché pour les modèles les plus miniaturisés. Consciente de son retard dans ce secteur à très forte valeur ajoutée et de sa vulnérabilité à l’égard de Taïwan, la Chine investit massivement pour rattraper son voisin.

La pandémie de COVID-19, et la pénurie de semi-conducteurs qui s’en est suivie, a également fait prendre conscience aux États-Unis de la nécessité de développer leur propre industrie des semi-conducteurs, essentielle pour d’autres secteurs technologiques clés (téléphonie, voitures électriques, défense, IA etc.).

En août 2022, le président américain Joe Biden signe le Chips and Science Act, un plan de 53 milliards de dollars d’investissements dans le secteur des semi-conducteurs, incluant la R&D, des subventions de production et de la formation professionnelle. De manière totalement explicite, la Maison Blanche communique sur une loi qui vise à « baisser les prix, créer des emplois, renforcer les chaînes de valeur et contrer la Chine ». En parallèle de ce plan, Washington cherche depuis un an à créer l’alliance Chip 4, incluant Taïwan, la Corée du Sud et le Japon, soit les trois premiers fournisseurs de semi-conducteurs de la Chine. L’objectif de cette alliance est de renforcer les échanges technologiques, d’accroître les investissements (notamment de TSMC sur le sol américain) et surtout, d’isoler la Chine. En effet, l’alliance Chip 4 conditionne l’accès aux subventions de ce programme par un engagement des entreprises à ne pas investir en Chine pendant les dix prochaines années.

Perçu à juste titre par Pékin comme une « démarche discriminatoire qui vise à exclure la Chine », le Chip 4 est également critiqué dans les pays concernés, pour qui la Chine est un partenaire commercial incontournable. La Corée du Sud et ses chaebols, notamment Samsung qui assure 16,3% de la production mondiale de semi-conducteurs et pour qui la Chine est un partenaire majeur, se retrouvent face à un dilemme économique dont ils se seraient bien passés. À Taïwan, la question est toutefois différente, en raison des tensions inter-détroits. Le gouvernement taïwanais a ainsi promulgué en janvier 2022 une réglementation selon laquelle les entreprises taïwanaises sont tenues de demander une autorisation si elles souhaitent vendre ou céder un actif ou une usine en Chine, dans l’objectif de protéger son savoir-faire technologique.

En octobre 2022, le Bureau américain de l’industrie et de la sécurité avait annoncé toute une série de restrictions concernant les exportations vers la Chine dans le domaine des semi-conducteurs, dans le but d’endiguer la montée en puissance de l’industrie électronique chinoise. Sur le plan juridique, comme sur le plan économique et technologique, Pékin a riposté. Après avoir porté réclamation auprès de l’Organisation mondiale du commerce, la Chine a annoncé des crédits d’impôt et des subventions massives à ses entreprises afin de soutenir la production chinoise de semi-conducteurs. De manière plus symbolique, les autorités chinoises ont également lancé une enquête sur l’entreprise américaine de cartes mémoire Micron Technology, l’évinçant de plusieurs secteurs critiques chinois pour des motifs sécuritaires

En août 2022, lors de sa visite à Taïwan et en marge de sa rencontre avec Tsai Ing-wen, Nancy Pelosi s’est entretenue avec le fondateur, le président et le vice-président de TSMC. Depuis cette visite, les annonces d’investissements et d’ouverture d’usines TSMC aux États-Unis, au Japon et en Europe se multiplient. En décembre 2022, TSMC annonçait ainsi la construction d’une deuxième installation en Arizona, pour un coût de 40 milliards de dollars. Ces épisodes démontrent, s’il le fallait, l’imbrication qui existe entre la question taïwanaise, le soutien américain et l’industrie des semi-conducteurs. Les États-Unis semblent vouloir assurer une continuité de production de cette filière hautement stratégique, dans l’hypothèse d’une invasion chinoise et d’un conflit de grande ampleur à Taïwan.

Véritable assurance-vie de l’île, l’hégémonie de Taïwan sur les semi-conducteurs lui garantit le soutien de ses partenaires occidentaux, soucieux de sécuriser leurs approvisionnements.

Côté taïwanais, on s’interroge. Véritable assurance-vie de l’île, son hégémonie sur les semi-conducteurs constitue la première de ses protections en lui garantissant le soutien de ses partenaires soucieux de maintenir la sécurité de leurs approvisionnements. Se pose alors la question de savoir si les États-Unis, une fois leur autonomie stratégique renforcée dans le domaine des semi-conducteurs, seraient toujours aussi enclins à prendre la défense de Taïwan. 

Malgré la complexité des relations politiques inter-détroit, les deux parties sont parvenues à préserver le statu quo jusqu’à aujourd’hui. Celui-ci est désormais menacé par une assertivité chinoise qui trouve sa justification dans l’attitude offensive des États-Unis, tant sur le plan politique et économique, que technologique et militaire. En dépit des récents succès électoraux du KMT, la population taïwanaise semble, quant à elle, plus éloignée que jamais d’une volonté de réunification. Si le pire n’est jamais certain et que le dialogue inter-détroit doit être encouragé, la volonté politique de réunification affichée par Xi Jinping, et la détermination américaine à contenir l’ascension chinoise, placent les deux puissances sur une trajectoire conflictuelle dont Taïwan n’est finalement que le catalyseur. 

« Les sanctions économiques jettent la population dans les bras du gouvernement » – Entretien avec Temir Porras

Temir Porras

Depuis l’invasion de l’Ukraine, plusieurs « États voyous », hier honnis, retrouvent les bonnes grâces de Washington. Tout à leur volonté de sanctionner la Russie, les États-Unis ont été contraints de se rapprocher de plusieurs de leurs adversaires géopolitiques, notamment l’Iran et le Venezuela, exportateurs majeurs de pétrole. Sous le joug d’un quasi-embargo financier depuis plusieurs années, le Venezuela a particulièrement souffert des sanctions imposées par Washington, qui pourraient bientôt être levées. Si la population en a fait les frais, si l’économie vénézuélienne en est sortie été dévastée, le gouvernement, lui, n’a pas été ébranlé par les sanctions. Nous avons rencontré Temir Porras, qui fut vice-ministre des Affaires étrangères sous la présidence de Hugo Chávez, puis directeur de cabinet de Nicolas Maduro, avant de démissionner. Il revient pour Le Vent Se Lève sur l’impact des sanctions américaines sur le Venezuela, la récente convalescence de l’économie du pays, et les perspectives politiques qui se dessinent. Entretien par Vincent Ortiz, retranscription Agathe Contet.

Le Vent Se Lève – La situation économique du Venezuela s’améliore. Comme vous le notez dans un article pour le Washington Post, l’inflation est passée sous la barre des 10 % mensuels, tandis que le taux de croissance pour l’année 2021 est extrêmement élevé. Pensez-vous que cela soit lié aux mesures de libéralisation des taux de changes mis en place depuis 2018 par le gouvernement de Nicolas Maduro – notamment les facilités accordées à la convertibilité avec le dollar ? 

Temir Porras – Il s’agit d’un facteur fondamental. L’économie vénézuélienne est historiquement liée à la production pétrolière. Depuis le milieu des années 70, cette production est essentiellement sous contrôle étatique – la société nationale pétrolière PDVSA joue un rôle central, accentué depuis l’élection de Hugo Chávez. La PDVSA peut, dans certaines zones où une technologie particulière est nécessaire, s’associer avec des partenaires privés, mais à condition qu’elle demeure majoritaire. Des sociétés d’économie mixte peuvent être établies, mais la société vénézuélienne doit être propriétaire d’au moins 50 % des actions, avec un monopole sur la commercialisation. L’État possède donc de fait un contrôle sur l’exploration, la production et la commercialisation du pétrole. 

L’industrie pétrolière occupe plus de 90% des exportations, et c’est la principale source de revenus en monnaie dure, en dollars. Celui-ci, dans une économie périphérique comme le Venezuela, joue un rôle fondamental, y compris dans l’économie non pétrolière. Même si les revenus de la vente du pétrole ne représentent qu’une fraction du PIB, cette composante est capitale car l’économie vénézuélienne est incapable de produire tous les biens et les services qu’elle consomme et dépend fortement du reste du monde pour les technologies qu’elle utilise. De plus la monnaie vénézuélienne n’est pas librement convertible ; elle n’est pas demandée sur les marchés internationaux – où elle n’a pas de valeur en soi -, il faut donc passer par le dollar pour commercer. Les habitants des pays du Nord n’ont pas toujours conscience de la différence fondamentale entre une économie périphérique – dépendante du dollar – et une économie du centre.

[NDLR : Pour une analyse des difficultés structurelles rencontrées par les économies extractivistes dépendantes du dollar, lire sur LVLS l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment la pandémie révèle les fractures Nord-Sud » et celui de Pablo Rotelli : « Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine »]

L’État joue donc un rôle central dans l’obtention de ces devises : c’est lui, et non le secteur privé, qui procure les dollars dont le pays a besoin. Et c’est un arbitrage d’État qui décide de l’allocation de ces devises à tel ou tel secteur. C’est dans ce contexte que le système de contrôle de changes a pu être justifié.

Depuis plusieurs années, la PDVSA est frappée par des sanctions américaines. Si l’on est rigoureux, il ne s’agit pas de sanctions au sens du droit international, mais des mesures unilatérales coercitives imposées par un État tiers. Ce ne sont pas des sanctions des Nations unies ou du Conseil de sécurité, ce sont des mesures prises par le gouvernement des États-Unis à l’encontre de la PDVSA, qui l’empêchent de commercer avec eux – bien que les États-Unis étaient longtemps été la principale destination du pétrole vénézuélien.

La stratégie américaine a consisté à mettre en place un sabotage économique visant à générer un changement de régime.

Les sanctions visent également à empêcher la PDVSA d’utiliser le dollar : c’est là où le problème de l’extraterritorialité du droit commence. Le dollar est la monnaie des États-Unis mais aussi celle du commerce international. À partir du moment où une société est empêchée d’utiliser le dollar, toutes les banques vont fermer ses comptes, par crainte d’être en violation de la législation américaine. En effet, même si elles ne sont pas américaines, ces banques opèrent en dollar, et sont donc passibles de sanctions si elles permettent à une société sous sanctions de posséder un compte. N’importe quelle banque du monde occidental – et même non occidental – est obligée d’opérer en dollars, donc une mesure législative interne aux États-Unis affecte des tiers en dehors des États-Unis.

[NDLR : Le Vent Se Lève organisait en janvier une conférence à Assas dédiée à l’extra-territorialité du droit américain avec Frédéric Pierucchi, Juliette Alibert et Jean-Baptiste Souffron : « Le droit américain, une arme de guerre économique ? »]

Donc dès lors qu’une société est frappée de sanctions, elle ne peut plus utiliser le dollar et elle n’a plus de compte bancaire. La PDVSA peut bien tenter d’exporter son pétrole malgré tout, mais dans quelle monnaie serait-elle payée ? Cette source de devises étant tarie, toute l’économie vénézuélienne à son tour se voit privée de dollars, donc dans l’incapacité de fonctionner.

De son côté, l’État vénézuélien, frappé lui aussi de sanctions, ne peut plus se financer. Il pourrait émettre de la dette dans sa propre monnaie, mais cette monnaie n’a pas de pouvoir d’achat international – raison pour laquelle les pays périphériques ont tendance à émettre de la dette en dollars, ce qui n’est plus possible au Venezuela. L’État se voit privé de ses revenus pétroliers, de la possibilité de s’endetter et de financer son déficit public. Il commence alors à financer sa dépense par de la création monétaire… ce qui, dans une économie coupée du monde, produit très rapidement des effets hyper-inflationnistes. C’est la descente aux enfers. 

L’État a donc reculé, contraint, permettant au secteur privé – lequel échappe aux sanctions – d’opérer grâce à la dollarisation de l’économie. Dans un contexte d’hyperinflation, le principal problème est que l’on ne sait pas combien les choses vont coûter demain : il est impossible de programmer, planifier, calculer une structure de prix, un coûts, un retour sur investissement, etc. Le secteur privé a donc mécaniquement gagné en importance, l’État étant empêché de jouer le rôle qui était historiquement le sien.

La stabilisation de l’économie a donc à voir avec une meilleure circulation du dollar. Une fois que le dollar commence à circuler, cela a pour premier effet la stabilisation de la hausse des prix : le secteur privé peut en effet à nouveau importer des denrées, ce qui engendre une baisse drastique des niveaux de pénurie. Cela permet de réactiver de larges secteurs de l’économie, ainsi que le commerce, dans un pays qui était à l’arrêt.

La croissance économique se calculant sur l’année précédente, l’année 2021 était la première année durant laquelle l’économie a pu fonctionner d’une façon à peu près normale après des années de chute libre. D’où cette croissance entre 7 et 8,5%. Il faut tout de même prendre en compte le fait que l’économie vénézuélienne n’est qu’une fraction de ce qu’elle était il y a une décennie. Certains calculs estiment que la destruction du PIB du Venezuela est supérieure à 75% – que les trois quarts de l’économie ont disparu en cinq ans ! Par conséquent, n’importe quel redémarrage de l’économie est immédiatement sensible dans les indicateurs macro-économiques. 

Dernier point : l’industrie pétrolière a recommencé à fonctionner. Le secteur privé a accru son rôle dans l’exportation du pétrole et sa commercialisation (la PDVSA étant sanctionnée, elle ne pouvait passer des contrats avec des tiers, qui se seraient eux-même exposés aux sanctions des États-Unis). Un mécanisme a été trouvé : la société pétrolière vénézuélienne vend son pétrole à des privés locaux qui eux-mêmes le commercialisent sur le marché et le monétisent. Une partie des produits de la vente revient dans l’économie nationale.

LVSL – Comment comprendre la stratégie de l’administration Biden ? Les sanctions n’ont pas été levées. D’un autre côté, l’État vénézuélien parvient à les contourner assez ouvertement en passant par le secteur privé, via ce mécanisme que vous venez de décrire. Pensez-vous que Joe Biden hérite de la stratégie de pression maximale qui était celle de Donald Trump visant à imposer un changement de gouvernement au Venezuela ? Ou estimez-vous qu’il a adouci son approche, tout en maintenant des sanctions pour donner des gages à son électorat de Miami ? 

[NDLR : Miami concentre les citoyens américains issus du sous-continent, généralement hostiles à Cuba et au Venezuela]

TP – Revenons à l’origine de ces sanctions. C’est l’administration Obama qui, la première, a bâti les bases légales des sanctions. C’est Barack Obama, en 2015, qui décrète que le Venezuela est une menace extraordinaire et laisse le champ ouvert à l’adoption de sanctions.

C’est ensuite l’administration Trump qui impose le régime de sanctions tel qu’on le connaît aujourd’hui. La stratégie américaine vise, par le biais d’un approfondissement de la crise économique au Venezuela et d’une pression politique constante, à créer une sorte de cocktail interne de pénurie et d’insatisfaction. Du sabotage économique qui vise à générer un changement de régime, en somme. C’est toute l’histoire de Juan Guaido, qui a désigné un gouvernement par intérim alors reconnu par les États-Unis.

[NDLR : Pour une analyse de la stratégie américaine visant à faire tomber le gouvernement de Nicolas Maduro via les partisans de Juan Guaido, lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Ventura : « Le Venezuela révèle les fracture de l’ordre mondial »]

Imaginer que la pression économique suffise à générer un changement de régime relève cependant de la gageure. Lorsqu’on effectue un sabotage économique, la destruction économique est certaine – les États-Unis ont pu détruire les trois quarts de l’économie vénézuélienne ! Les conséquence politique sont bien moins prévisibles. Les États-Unis ont pensé que les Vénézuéliens allaient réagir comme des rats de laboratoire et mécaniquement se tourner contre leur gouvernement.

Il ne faudrait cependant pas négliger, à côté de l’establishment diplomatique du Parti démocrate, extrêmement impérialiste, l’existence d’une aile progressiste très forte

C’est plutôt l’effet inverse qui s’est produit. Même les Vénézuéliens qui n’étaient pas particulièrement anti-impérialistes, exposés à une telle situation, ont adopté des réflexes de ce type. Les sanctions ont donc jeté une partie de la population dans les bras du gouvernement. Par ailleurs, l’armée n’a pas eu le comportement que les États-Unis souhaitaient ; elle n’a pas rallié l’appel au coup d’État de Guaido.

Les États-Unis prévoyaient que tout cela aurait un effet très rapide. En 2019, croyant que la transition est au coin de la rue, ils prennent une somme de dispositions qui ont encore aujourd’hui des conséquences majeures, notamment la confiscation des actifs de l’État vénézuélien aux États-Unis et la reconnaissance du gouvernement parallèle auto-proclamé de Juan Guaido. Aujourd’hui, la situation est étrange : une partie de l’opposition, qui n’a pas de pouvoir, a le contrôle sur des actifs de la nation qui sont à l’étranger !

De plus, en 2017, le Venezuela a fait défaut sur sa dette qui était essentiellement en dollars et détenue par des investisseurs américains. Lorsque les créanciers cherchent à récupérer ou à attaquer en justice l’État vénézuélien parce qu’il est mauvais payeur, ils se retrouvent à attaquer l’allié des États-Unis, puisqu’aux yeux du droit américain c’est le gouvernement légitime !

Les sanctions ont débouché sur une situation absurde. À quoi servent-elles ? Si l’objectif était de mener un changement de régime en quelques semaines, pourquoi la population vénézuélienne doit-elle en pâtir plusieurs années plus tard ? Les stratégies de contournement de l’État vénézuélien ne résolvent pas un problème majeur : il ne peut toujours pas émettre de dette, et donc ne peut pas se financer.

Le tout dans le contexte de la pandémie : en Europe, les gouvernements ont réagi par l’émission massive de dette. C’est la doctrine du quoi qu’il en coûte, qui vise à remplacer les revenus autrefois produits par l’économie par des revenus de substitution. Cela donne l’impression que, dans un pays du Nord, il suffit d’avoir de la volonté politique pour agir sur l’économie par simple décision du législateur. Dans un pays comme le Venezuela, il a fallu traverser deux années de pandémie sans revenus pétroliers et sans la possibilité d’émettre de la dette !

Le Fonds monétaire international (FMI), qui avait débloqué une enveloppe modeste de 100 milliards de dollars pour le reste du monde, répondait au Venezuela que, ne sachant pas qui est le président du pays, il ne pouvait accéder à sa demande. Par conséquent le Venezuela n’a même pas eu accès au financement international d’urgence et a dû faire face à la pandémie sans argent ! Les conséquences de cette politique agressive et totalement inutile sont là. 

Quid de l’administration Biden ? Elle ne parle pas de changement de régime, et n’a pas de politique active de confrontation entretenue par des hauts fonctionnaires, comme c’était le cas avec Trump. Dans le même temps – comme souvent avec les démocrates – on se demande s’il y a bien une politique étrangère. Qui est en charge du dossier vénézuélien ? Tout cela est extrêmement diffus. L’administration Biden, par cette sorte d’indéfinition, donne beaucoup moins d’importance aux Vénézuéliens.

Dans ses priorités politiques étrangères elle est obsédée par sa confrontation avec la Russie, grand dossier géopolitique. Sans doute les Vénézuéliens sont-ils traités comme un « sous-produit » des Russes, non comme une priorité centrale. Il faut ajouter à cela le chantage permanent de la Floride, qui est un État avec une sociologie électorale très particulière : c’est la terre de l’immigration riche, la capitale du capitalisme latino-américain avec une base cubaine et vénézuélienne très forte. Le poids de ces populations est tel, qu’avec leur vision du communisme qui leur est tout à fait propre – pour certains, le communisme commence avec Joe Biden ! -, ils exercent un chantage permanent dans la politique américaine vis-à-vis de Cuba.

La politique cubaine n’a pas évolué à cause du lobby en Floride qui considère que la punition de Cuba, même si elle ne produit aucun effet politique, doit rester une politique. Ils raisonnent autant comme Américains que comme Cubains : quitte à ne pas pouvoir renverser les autorités cubaines, il faut au moins que le pays soit puni. Il se produit peu ou prou la même chose avec le Venezuela.

Il ne faudrait cependant pas négliger, à côté de l’establishment diplomatique du Parti démocrate, extrêmement impérialiste, l’existence d’une aile progressiste très forte. Sans en faire un sujet phare, cette composante du Parti démocrate est un facteur de modération de l’administration Biden. 

Il faut garder à l’esprit que les banques vénézuéliennes sont exclues du système financier international. Les devises ne peuvent tout simplement pas entrer dans la pays via le système bancaire. La dollarisation… se fait essentiellement via du cash. Le secteur privé qui monétise le pétrole à l’étranger ramène une partie du produit en cash.

Malgré tout, les sanctions restent en place. Dans cet environnement d’indéfinition et de statu quo, le gouvernement de Maduro déploie sa stratégie indépendamment de ce qui se passe aux États-Unis. Les Vénézuéliens ont décidé de vivre sans attendre une hypothétique levée des sanctions. D’où cette ouverture au secteur privé – qui n’est pas facile à « vendre » politiquement pour un mouvement politique qui s’est construit autour d’un imaginaire anti-capitaliste. Le secteur privé national a également compris qu’il en allait de sa survie. Le contexte des sanctions alimente une sorte de réflexe « patriotique » de survie dans lequel les tensions internes finissent par s’estomper devant la nécessité de subsister. Aujourd’hui le secteur privé est beaucoup moins hostile aux autorités, qui sont celles qui peuvent lui permettre de fonctionner et même lui offrir des perspectives dont il n’aurait pas pu rêver il y a quelques années. C’est dans ce contexte de pragmatisme généralisé que ces réponses se mettent en place.

LVSL – La dollarisation de facto est extrêmement forte – les Vénézuéliens échangent des bolivars contre des dollars dès qu’ils le peuvent, jugés plus stables et indicateurs de valeurs économiques réelles. Une institutionnalisation ou un approfondissement de ce processus est-il à l’ordre du jour ? Si les relations se normalisent avec les États-Unis, un mécanisme de currency board, voire une dollarisation intégrale comme c’est le cas en Équateur, sont-ils envisageables ?

[NDLR : Le Vent Se Lève avait organisé une conférence en février 2019 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Équateur, dédiée à l’analyse des conséquences de la dollarisation sur ce pays : « Le dollar instaure une relation asymétrique entre l’Équateur et les États-Unis »]

TP – Je vois plusieurs obstacles. Le premier est politique. L’adoption du dollar aurait une charge symbolique très forte. Le gouvernement, même s’il a déjà opéré un virage économique, risque de toucher un symbole et rompre l’équilibre précaire au sein du chavisme.

En termes économiques, il faut garder à l’esprit que le secteur privé demeure partiellement paralysé. Certaines entités privées vénézuéliennes peuvent avoir accès au système économique international et opérer en dehors du Venezuela – des Vénézuéliens basés à Miami ont accès au système bancaire américain, et peuvent importer des produits vénézuéliens. Mais les Vénézuéliens qui ont un compte dans une banque vénézuélienne ne peuvent pas faire de virement ou en recevoir dans des banques vénézuéliennes ! Le Venezuela est coupé du système financier international, les banques vénézuéliennes, même privées, ne sont pas connectées par les systèmes de paiement comme SWIFT.

Les devises ne peuvent tout simplement pas entrer dans la pays via le système bancaire. Aujourd’hui, la dollarisation… se fait essentiellement via du cash. Le secteur privé qui monétise le pétrole à l’étranger rapporte une partie du produit en cash.

Une partie des transactions dans l’économie vénézuélienne se produit en dehors du Venezuela : un supermarché, par exemple peut vous offrir la possibilité de payer aux États-Unis. C’est le cas pour beaucoup de Vénézuéliens de la classe moyenne ou aisés, titulaires d’un compte aux États-Unis. C’est une transaction en dollars mais qui ne touche pas territorialement la juridiction vénézuélienne. Ces exemples-là établissent la précarité de la dollarisation en cours !

On peut ouvrir un compte en dollar dans une banque vénézuélienne, si on a l’argent en cash et qu’on le dépose littéralement au guichet. Ces dollars, une fois déposés, sont plutôt utilisés comme réserve de valeur, puisqu’il n’y a pas de transaction en dollars bancarisée au sein de l’économie vénézuélienne. Les banques privées vénézuéliennes ne sont pas non plus autorisées à prêter en dollar. Elles ne peuvent pas faire de crédit à la consommation. Cela pose de sévères limitations pour que le Venezuela adopte une dollarisation complète. 

Dernière chose : les transitions vers la dollarisation de l’économie comme en Équateur se sont faites en négociation avec le Trésor américain. L’adoption d’une monnaie étrangère nécessite une entente bilatérale. Ce n’est pas possible dans le cas actuel.

LVSL – Le rapprochement de Nicolas Maduro avec le bloc Chine-Russie a fait l’objet d’un commentaire médiatique fourni. Est-ce que ce rapprochement est d’un quelconque secours pour le gouvernement face à ces sanctions américaines – compte tenu de l’hégémonie du dollar et de l’exclusion du Venezuela des marchés internationaux ?

TP- La proximité avec la Chine et la Russie a sans doute constitué un recours. Dans le cas de la Chine, cela s’est produit bien en amont des sanctions. Les Chinois, contrairement aux Russes, ont des politiques d’exportation de leur capital, par des programmes de coopérations financières. Cela a permis au Venezuela d’avoir accès à une source de financement alternative au marché de capitaux occidentaux. Les fonds mobilisés par la Chine dans le cadre d’accords bilatéraux étaient, dans la première décennie du XXIe siècle, au moins égaux en volume au montant que le Venezuela avait levé sur les marchés internationaux en émettant de la dette obligataire. 

Dans le cas russe, la coopération est essentiellement centrée sur deux secteurs. D’abord le secteur de défense : l’équipement militaire vénézuélien a adopté à partir de 2006 du matériel russe. Dans le secteur pétrolier ensuite : les sociétés pétrolières russes, pour des raisons géopolitiques, ont témoigné de l’intérêt à l’égard de l’exploitation du pétrole au Venezuela.

Mais il y a des limites. Concernant la stabilité vénézuélienne, d’abord. Le rôle alternatif que peuvent jouer les Chinois n’est possible que dans la mesure où l’économie vénézuélienne est stable. Les Chinois ont une vision géopolitique différente de celle des Américains. Ils sont porteurs d’un récit plus modeste, qui possède un réel attrait pour les pays du Sud ; mais d’un autre côté, ils sont mus par des intérêts essentiellement économico-commerciaux. Ils n’ont aucune d’ambition d’exportation de civilisation ou de valeurs. Or, l’économie vénézuélienne était dans un état désastreux, et il est difficile de prêter à une économie en chute libre. Les Chinois n’ont pas jeté une bouée de sauvetage économico-financière au Venezuela.

En revanche, une fois que la situation a été stabilisée, avec aujourd’hui une croissance économique et la possibilité d’avoir davantage de visibilité sur des projets de nature économique, on a assisté à un regain d’intérêt des Chinois pour des projets d’investissement. Il n’empêche : les banques chinoises ne sont pas immunisées face aux sanctions américaines. Et beaucoup ne vont pas risquer leurs opérations dans le reste du monde pour le Venezuela. Il faut également garder à l’esprit que l’économie chinoise, si elle est la première économie du monde par certains aspects, n’est pas une économie ouverte et libéralisée. En conséquence, le yuan ne remplit pas le rôle du dollar, ce n’est pas une monnaie internationale utilisée dans les échanges – ou alors pour du commerce bilatéral avec un pays comme la Russie… mais cela nécessite une très grande complémentarité entre les deux économies, qui fasse que les opérations puissent se faire par compensation ou par règlement en monnaie locale. Enfin le Venezuela est situé en Occident, et certains fondamentaux économiques sont incontournables. L’importation depuis Miami reviendra toujours moins chère que depuis la Chine.

La Chine est donc une alternative, mais celle-ci nécessite une économie stable et implique de surmonter de nombreux obstacles.

LVSL – On assiste à une nouvelle vague de gouvernements progressistes en Amérique latine : Pedro Castillo au Pérou, Xiomara Castro au Honduras, Gabriel Boric au Chili… Les sondages augurent des résultants prometteurs pour Gustavo Petro en Colombie et Lula au Brésil. Cela permettra-t-il au Venezuela de revenir au coeur de l’intégration régionale, comme c’était le cas sous Hugo Chávez ? Ou du fait de l’émergence d’une gauche moins critique à l’égard des États-Unis, le Venezuela risque-t-il de demeuré un pays diplomatiquement marginalisé, même au sein de la gauche ? Au Chili, Gabriel Boric a après tout nommé une ministre des Affaires étrangères qui tient un discours hostile à Cuba et au Venezuela…

[NDLR : Pour une analyse du gouvernement nommé par Gabriel Boric, lire sur LVSL l’article de Julian Calfuquir et Jim Delémont : « Victoire de Boric : le Chili va-t-il “enterrer le néolibéralisme” ? »]

C’est une bonne nouvelle pour les pays qui ont connu ces victoires. Il y a bien, cependant une réelle question qui se pose quant au rapport d’une partie de la gauche au Venezuela, à Cuba et au Nicaragua, les pays « problématiques » pour l’Occident. Plusieurs éléments à prendre en compte, et d’abord, la vision propre de ces mouvements : sont-ils eux-mêmes anti-impérialistes ? Dans le cas chilien, la gauche semble bien plus intéressée par des réformes internes, qui ont trait à des problématiques proprement chiliennes – ou mondiales comme celles concernant la place des femmes, l’éducation publique, le financement des retraites – que par des questions géopolitiques. Peut-être, du fait des caractéristiques de la société chilienne et de son intégration à l’économie mondiale, de valeurs partagées avec les sociétés occidentales, y a-t-il une perception du Venezuela par une grille de lecture autre que celle de l’anti-impérialisme. Dans tous les cas, il n’y a pas de solidarité automatique entre les gouvernements de gauche, voire une hostilité exprimée d’une manière sans doute excessive des plus modérés aux plus radicaux. 

L’élection d’un gouvernement progressiste dans la région accroit bien sûr les possibilités qu’il y ait une politique moins hostile que celle que pouvait mettre en pratique le Groupe de Lima. Mais, répondant aux injonctions de la droite ou de la presse, le gouvernement chilien fait le choix d’exprimer des opinions hostiles vis-à-vis du Venezuela et de Cuba, ce qui est moins coûteux que de susciter une polémique. Sans doute, également, des leçons ont-elles été tirées de ce qui est arrivé à Podemos en Espagne – qui était continuellement sommé de démontrer qu’il ne recevait pas de financement du Venezuela.

En définitive, on ne peut que se réjouir de l’élection de divers gouvernements de gauche dans la région. Mais on peut regretter qu’une partie de cette gauche soit mal préparée à faire face à des polémiques internes liées au Venezuela, et ne contribue pas de façon plus active à une approche rationnelle de la question vénézuélienne.

Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant

Les 26 et 27 février, de lourdes sanctions contre la Russie étaient entérinées par le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, l’Allemagne, la France et l’Italie ainsi que la Commission européenne. En réponse à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, deux décisions majeures ont été prises : l’exclusion de plusieurs banques russes du système de messagerie bancaire SWIFT, et le gel des réserves de la Banque centrale russe à l’étranger. Ces sanctions pèsent d’ores et déjà sur l’économie russe, en la coupant partiellement du système financier international. Mais elles pourraient avoir également des conséquences tout aussi lourdes pour l’économie mondiale, les économies européennes et en particulier française.

Les effets des sanctions ne se sont pas faits attendre. Au cours de la journée du 28 février, le rouble s’était écroulé de plus de 20%. La bourse de Moscou n’était pas en mesure d’ouvrir, et devrait rester fermée au moins jusqu’au 5 mars. Sur les places étrangères, les valeurs russes connaissaient de lourdes chutes. La filiale européenne de la banque russe Sberbank était considérée en situation de « faillite ou faillite probable » par la BCE1. Dès dimanche, des files d’attentes s’étaient formées dans plusieurs villes de Russie devant les distributeurs automatiques de billets. Autant de signes de l’ampleur du choc administré à l’économie russe. Et du caractère exceptionnel des mesures prises contre la Russie.

Un choc maîtrisé ?

Une des plus emblématiques a été l’exclusion de plusieurs banques russes du système de messagerie bancaire SWIFT, les déconnectant ainsi de fait du système international de paiement. Son efficacité reste cependant discutée. Car la coupure n’a pas été totale : d’autres banques demeurent « branchées » à SWIFT, notamment pour permettre les achats de gaz russe par les pays européens, qui sont loin d’avoir été remis en cause. Celles-ci continuent d’avoir accès au système de paiement international ; elles peuvent donc assurer un rôle d’intermédiaire auprès des banques mises en cause, permettant de contourner la « coupure ».

[NDLR : Pour une synthèse sur le fonctionnement du système SWIFT, lire sur LVSL l’article de Victor Woillet, Eugène Favier-Baron, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot : « L’atout de l’Occident contre la Chine et la Russie ? »]

L’annonce du gel des réserves extérieures de la banque centrale russe – bien qu’il puisse être d’une ampleur moindre qu’annoncée – a sans doute constitué le coup le plus inattendu et le plus rude pour l’économie russe. Une telle confiscation d’avoirs étrangers est rare, mais elle n’est pas une première : des mesures similaires ont déjà été prises récemment par la Banque d’Angleterre contre le Venezuela et les Etats-Unis contre l’Afghanistan ; et par le passé en 2003 contre l’Irak ou encore en Iran en 1979. Elle s’est accompagnée d’un blocage des transactions avec la Banque centrale de Russie2. Conséquence de ces sanctions : plus de la moitié des 630 milliards de dollars de réserves extérieures accumulées par la Russie lui serait inaccessible, selon le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères3. Ces dispositions, d’une ampleur sans précédent, visent explicitement à un effondrement du rouble, en empêchant la Banque de Russie de soutenir son cours en utilisant ses réserves extérieures. Avec un certain succès si l’on considère la chute historique de la monnaie russe dans la journée du 28 février.

Les autorités russes avaient certes anticipé les conséquences de potentielles sanctions en favorisant l’autonomie et la relocalisation de la production de nombreux produits (stratégie de la « forteresse Russie »)

Les autorités russes n’ont certes pas manqué de réagir : hausse spectaculaire du taux d’intérêt (de 9,5% à 20%) ; fermeture de la bourse ; instauration d’un contrôle des capitaux à travers notamment les interdictions du transfert des devises à l’étranger et de la vente de titres russes par les investisseurs étrangers ; et surtout, obligation aux entreprises russes de vendre (en roubles) 80% de leurs revenus engrangés en devises étrangères et continuer de maintenir un ratio de 80% de liquidités en roubles à l’avenir4. Les exportations de matières premières (dont pétrole et gaz) restent en effet une source potentielle de devises qui n’a pas été tarie par les sanctions. Une seconde étant la possibilité de mobiliser ses réserves auprès de juridictions non hostiles, comme la Chine (où elle détient 15% de ses réserves), ou encore d’y vendre ses réserves en or. Les commentateurs s’interrogent également sur la capacité de la Russie à mobiliser ses réserves non déclarées, détenues sous forme de swaps ou dans des paradis fiscaux5; ou de recourir aux cryptomonnaies pour contourner les sanctions6. Quoiqu’il en soit, malgré les contre-mesures prises par la Russie, qui ont un temps permis de maintenir le cours du rouble dans la matinée du 1er mars, celui-ci dévissait à nouveau en fin de journée.

Quelles seront les conséquences concrètes pour l’économie russe ? Il est encore trop tôt pour le dire. Les autorités russes avaient certes anticipé les conséquences de potentielles sanctions en favorisant l’autonomie et la relocalisation de la production de nombreux produits (stratégie de la « forteresse Russie »7). Mais si les mesures mises en place par la Banque de Russie s’avéraient insuffisamment efficaces pour contenir l’effet des sanctions, ces dernières pourraient contribuer à mettre à genoux le système financier russe : chute continue du rouble, inflation en hausse (elle atteignait déjà 8,7% en janvier), intensification des retraits et des mouvements de panique, effondrement bancaire et du système de paiement et de crédit. Bref, une crise financière qui s’ajouterait à une crise économique majeure alimentée par la hausse des taux et la chute de l’activité. Un tel scénario catastrophe n’est cependant pas encore à l’ordre du jour – compte tenu des marges de manœuvre et atouts encore à la disposition de la Banque centrale russe et des autorités8.

La relation avec la Chine pourrait en particulier jouer un rôle important dans la capacité de la Russie à contenir l’impact des sanctions. Les autorités chinoises, qui n’ont pas officiellement condamné l’attaque russe en Ukraine, ont autorisé pour la première fois la semaine dernière des importations de blé de Russie. Les négociations s’annoncent néanmoins âpres, la Chine se trouvant en position de jouer son avantage… et souhaitant par ailleurs éviter d’être elle-même la cible de sanctions9.

Retours de flamme

Au-delà de leur impact sur la seule économie russe, les sanctions prises contre la Russie pourraient bien provoquer un retour de flamme aux conséquences encore difficiles à estimer pour l’économie mondiale et les économies européennes. Le premier aspect concerne les hausses de prix. En isolant économiquement la Russie, les sanctions pourraient accroître le choc inflationniste de la crise ukrainienne. La Russie est le plus important fournisseur de gaz et de pétrole de l’Union européenne ; elle compte également parmi les premiers exportateurs mondiaux de céréales, d’engrais, mais aussi de nickel, de charbon, d’acier et de bois. L’offre mondiale risque donc d’être considérablement amputée dans de nombreux marchés de matières premières dont certains souffrent déjà de problèmes d’approvisionnement.

La France représente le premier employeur et le second investisseur étrangers en Russie, où 35 entreprises du CAC40 sont installées, parmi lesquelles Renault, TotalEnergies, Société Générale, Auchan, Alstom ou encore Safran

Conséquence : l’inflation, déjà record aux Etats-Unis et dans la zone euro (respectivement 7,5% et 5,1% en janvier) risque d’atteindre de nouveaux sommets. Mercredi 2 mars, le baril de brent dépassait déjà les 110 dollars pour la première fois depuis 2014. Les prix du blé et du maïs battaient de nouveaux records. Les pays européens, plus dépendants que les Etats-Unis des importations russes, devraient être plus particulièrement touchés. Ce surcroit d’inflation pourrait bien s’avérer un casse-tête pour la Reserve Fédérale (Fed) et la Banque centrale européenne (BCE). Car les hausses de prix pourraient renforcer les voix qui ont appelé avec succès, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, à un resserrement de la politique monétaire (hausse des taux, fin des rachats de titres de dette publique) comme remède à l’inflation.

[NDLR : pour une analyse des tensions à l’oeuvre au sein de la finance à l’égard de l’inflation et de la politique de la BCE, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Guerre européenne pour l’hégémonie financière »]

Or un tel resserrement pourrait non seulement contribuer à ralentir l’activité déjà affectée par la crise, mais également à déclencher de graves tensions sur les marchés financiers, immobiliers ainsi que sur ceux des cryptomonnaies dopés par les taux bas. Dans la zone euro s’ajoute un autre motif d’inquiétude : un resserrement monétaire signerait probablement le retour des tensions sur le marché des dettes souveraines10. Sans résoudre le fond du problème, essentiellement lié à des questions d’approvisionnement. Dans ce contexte de forte instabilité, les décisions des banquiers centraux sont particulièrement attendues, avec la réunion du comité de politique monétaire de la Fed prévue les 15 et 16 mars, puis celle de la BCE le 24 mars.

D’autant que les sanctions imposées à la Russie ont contribué à accroître la fébrilité dans le secteur financier. Différents aspects entrent en jeu. Certaines banques sont particulièrement exposées au « risque russe » à travers notamment leurs crédits et activités : l’américaine Citi, les françaises Société Générale, BNP Paribas et Crédit Agricole, l’autrichienne Raiffeisen Bank, la néerlandaise ING, les italiennes Unicredit et Intesa Sanpaolo11. Ces banques ont vu leur cours plonger en bourse depuis l’annonce des sanctions. Un facteur d’incertitude concerne le statut des crédits accordés par les banques à des entreprises russes, qui pourraient être remises en question par de futures sanctions, voire par d’hypothétiques velléités russes d’imposer un moratoire sur les dettes extérieures. Bien que cela demeure un scénario catastrophe encore lointain, un tel défaut de paiement pourrait être le déclencheur de faillites et d’une grave crise financière dans un contexte de forte instabilité.

Les sanctions ont également un impact sur les entreprises étrangères présentes en Russie, dont la viabilité des activités est remise en cause par l’instabilité des conditions économiques, et la menace de mesures de rétorsion russes. C’est le cas de nombreuses entreprises françaises. La France représente en effet le premier employeur et le second investisseur étrangers en Russie, où 35 entreprises du CAC40 sont installées, parmi lesquelles Renault, TotalEnergies, Société Générale, Auchan, Alstom ou encore Safran12.

Comme le note Adam Tooze, la hausse du dollar pose la question d’une potentielle future pénurie de dollars sur les marchés mondiaux, telle qu’observée à différents moments de la crise de 2008

Aux Etats-Unis, les géants de la gestion d’actif BlackRock et Vanguard sont sous pression pour écouler leurs participations dans les sociétés sous le coup des sanctions13. A titre d’exemple, un des fonds de Blackrock spécialisés dans les obligations de marchés émergents détient de la dette émise par la Banque de développement de la fédération de Russie.  Afin d’éviter des pertes trop importantes liés à des ventes précipitées, l’administration américaine a cependant laissé un délai – le 25 mai – aux gestionnaires de fond pour se mettre en conformité avec les sanctions.

Perturbations monétaires

L’historien et économiste Adam Tooze note dans un billet un effet secondaire potentiel du gel des réserves extérieures russes sur les marchés financiers mondiaux : le blocage des réserves extérieures russes « recyclées » soit sous la forme de bons du Trésor US détenus dans des paradis fiscaux, soit sous la forme de financement à court-terme en dollars sur les marchés mondiaux (swaps de change)14. Dans ce dernier cas, les sanctions pourraient ainsi avoir pour impact d’assécher une source importante de liquidité pour les marchés financiers… et si une telle hypothèse s’avérait exacte, conduire la Fed et la BCE à intervenir, comme ce fut le cas en 2020, pour fournir les liquidités manquantes.

D’autant que les sanctions, et plus largement la crise ukrainienne, ont une autre conséquence déstabilisatrice : la fuite des investisseurs vers les « valeurs refuges », et sur le plan monétaire, vers le dollar. L’euro pâtit tout particulièrement du « risque russe » encouru par les banques européennes ; mais aussi de la perspective d’une inflation élevée (compte tenu de la dépendance européenne aux exportations russes) qui pourrait conduire la BCE à augmenter ses taux directeurs. Comme le note Adam Tooze, la hausse du dollar pose la question d’une potentielle future pénurie de dollars sur les marchés mondiaux, telle qu’observée à différents moments de la crise de 2008 ; ce qui supposerait une intervention massive de la Fed… en contradiction avec ses velléités de resserrement monétaire, face à l’inflation record que connait l’économie américaine.

La crise ukrainienne et les sanctions occidentales ont ainsi certes durement frappé l’économie russe ; mais elles risquent également de contribuer, en retour, à un nouveau regain d’inflation et d’instabilité financière qui pourrait catalyser une crise majeure. Les conséquences du rapport de force engagé entre la Russie et les « pays occidentaux » restent inconnues. Une chose est sûre : les décisions à venir des banquiers centraux vont, une fois de plus, s’avérer cruciales. Pas sûr cependant qu’ils parviennent à juguler – une fois de plus – l’instabilité et les contradictions toujours plus saillantes au sein de l’économie mondiale.

Notes :

[1] « Guerre en Ukraine : risque de faillite pour la filiale européenne de la banque russe Sberbank », Le Monde, 28/02/22.

[2] « Ukraine : l’Union européenne va bloquer les transactions de la Banque centrale russe », 27/02/22.

[3] Ibid.

[4] « La banque centrale russe relève son taux directeur, veut contenir l’impact des sanctions », Challenges, 28/02/22.

[5] « Pozsar Says $300 Billion Russia Cash Pile Can Roil Money Markets », Bloomberg, 25/02/22.

[6] « Russia eyes sanctions workarounds in energy, gold, crypto », Associated Press, 01/03/22.

[7] Ibid.

[8] « How long can Russia’s economy hold out? », Riddle, 26/02/22.

[9] « Russia eyes sanctions workarounds in energy, gold, crypto », op.cit.

[10] Début février, Mme Lagarde ne balayait plus l’idée d’une hausse des taux dans l’année. Une annonce suffisante pour provoquer l’envol des taux pratiqués sur les dettes grecque et italienne. Voir « Pouvoir d’achat, emploi… Faut-il craindre l’inflation ? », Le Monde diplomatique, mars 2022.

[11] « Banks face losses on Russian loan exposure », International Financing Review, 01/03/22.

[12] « Guerre en Ukraine : ces entreprises françaises dans le guêpier russe », La Tribune, 28/02/22.

[13] « BlackRock, Vanguard Grapple With Sanctions on Russian Securities », Bloomberg, 25/02/22.

[14] « Russia’s financial meltdown and the global dollar system », Adam Tooze, 28/02/22.

Suez prise au piège par l’impérialisme économique américain ?

© LHB pour LVSL

Malgré l’humiliation subie de la part de ses « alliés » dans la vente des sous-marins à l’Australie, malgré les assauts menés par les Américains dans le cadre de leur guerre économique et commerciale, malgré les sanctions financières colossales imposées par les Américains à des institutions financières pour avoir utilisé le dollar, le gouvernement demeure incapable de préserver la souveraineté économique de la France. Le dernier exemple en date, celui de la possible prise de participation à 40 % du fonds d’investissement américain GIP au sein du nouveau Suez, illustre la cécité d’Emmanuel Macron et de Bercy, alors même que l’eau est plus que jamais une ressource stratégique.

Retour un an plus tôt, en août 2020. À la veille de la rentrée et, alors que rien ne laissait présager une telle opération, Veolia, le numéro un mondial des services de l’environnement, fait une offre à Engie pour racheter 29,9 % des parts de son plus gros concurrent, Suez. Engie, à peine remise du départ fracassant de sa PDG Isabelle Kocher, a complètement changé de stratégie avec l’arrivée à sa tête, en qualité de président, de Jean-Pierre Clamadieu, qui a de nombreuses affinités avec Emmanuel Macron. Ce dernier souhaite recentrer les activités de l’ex-GDF pour se concentrer sur le renouvelable. Aussi, Suez, membre du groupe depuis 2008, dont les principales activités sont relatives à la distribution de l’eau et à la gestion de l’assainissement dans de nombreuses villes en France et à l’étranger, n’est plus une priorité pour Engie, qui souhaite vendre sa part dans l’actionnariat de l’entreprise, qui s’élève à 32 %.

Le 29 août, Veolia, rassurée après une visite de son PDG Antoine Frérot à l’Élysée en juin, d’après une enquête de Marc Endeweld pour La Tribune, transmet officiellement à Engie sa volonté de racheter la quasi-totalité des actions de Suez, soit 2,9 milliards d’euros et 15,5 euros par action. La multinationale ne souhaite pas dépasser les 30 % de rachat, qui équivaudrait à une Offre publique d’achat (OPA) sur sa concurrente. L’opération Sonate, nom de code donné chez Veolia, est lancée. C’était sans compter sur la vive opposition des dirigeants de Suez et notamment de son directeur général, Bertrand Camus. L’État, par la voix du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, d’abord favorable à la prise de participation de Veolia pour créer un « champion » (sic) mondial de l’eau et de l’environnement, s’est progressivement opposé à ce rachat, voyant que toute la place de Paris entrait en guerre, avec de chaque côté les partisans de Veolia et de Suez.

Cela n’a pas arrêté pour autant Jean-Pierre Clamadieu et Engie qui, le 5 octobre, lors du conseil d’administration, ont approuvé le rachat de Suez par Veolia à 18 euros par action, soit plus de 3,4 milliards d’euros, rachat notamment permis par l’abstention des représentants CFDT du conseil d’administration, après un appel du Secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, et ce malgré l’opposition de l’État, qui détient encore 23,6 % d’Engie. Pourtant, il est permis de douter de la sincérité de l’opposition de l’État, qui semble avoir motivé son choix par tactique. Désormais premier actionnaire de Suez, Veolia a immédiatement entrepris les démarches nécessaires au rachat de l’ensemble de son rival, soit 70,1 % de la société, à l’exception de Suez Eau France et de quelques autres actifs à l’étranger, pour ne pas entraver la concurrence. Les administrateurs de Suez, ulcérés par la manœuvre, vont engager une bataille judiciaire acharnée, en saisissant le tribunal judiciaire de Paris. La médiation proposée par Bruno Le Maire et Emmanuel Moulin, son ancien directeur de cabinet et actuel Directeur général du Trésor (DGT) n’a pas abouti.

C’est une victoire pour Antoine Frérot, le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron en 2017.

Plusieurs mois après, le 12 avril, à coups de saisines au tribunal de commerce de Nanterre, d’autres actifs placés à l’étranger et création de fondation de droit aux Pays-Bas, Veolia et Suez ont réussi à s’entendre sur le rachat de la seconde par la première début avril, après un rendez-vous à l’hôtel Bristol à Paris entre Antoine Frérot, l’ancien PDG de Renault Louis Schweitzer, le président du conseil de Suez Philippe Varin, Delphine Ernotte, l’une des administratrices de Suez et Gérard Mestrallet, l’ancien PDG de GDF-Suez, devenue Engie. Sorti victorieux de son bras de fer, c’est une revanche pour le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle en 2017. Le futur numéro un mondial, aux 37 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui ne pèsera toutefois qu’à peine plus de 5 % du marché mondial, s’est engagé à racheter les parts de Suez à 20,50 euros par action, soit plus de 25,7 milliards d’euros. Le nouveau Suez, représentant pratiquement 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sera constitué de 40 % de l’ancien Suez, le reste allant à Veolia, et avec comme principaux actionnaires le fonds d’investissements Meridiam, très présent en Afrique et spécialisé dans sa participation à des partenariats public-privé. Meridiam est détenu par Thierry Déau, qui, d’après Le Monde, a appuyé la campagne d’Emmanuel Macron et participé à une levée de fonds après avoir soutenu François Hollande en 2012. Les deux autres actionnaires sont le fonds d’investissements américain Global Infrastructure Partners (GIP) ainsi que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) avec CNP Assurances, qui détiendra la majorité du capital de la nouvelle entité afin que l’actionnariat soit majoritairement français. Les salariés pourront de leur côté détenir jusqu’à 10 % de la nouvelle société. L’entreprise, sans direction générale, sera gérée par Ana Giros, actuelle directrice adjointe de Suez et Maximilien Pellegrini, directeur général Eau France de Suez.

Alors que, jusqu’à présent, la prise de participation de GIP, aux côtés de Meridiam, à hauteur de 40 % dans le nouveau Suez, ne semblait pas être discutée, l’attitude des États-Unis et de Joe Biden pour faire couler l’achat de sous-marins par l’Australie à la France a réveillé les inquiétudes. C’est ce qu’a révélé La Lettre A, après la demande d’autorisation préalable déposée par le fonds américain pour être actionnaire de Suez. De fait, les actifs liés à l’approvisionnement en eau sont considérés comme stratégiques depuis le décret Montebourg du 14 mars 2014 et sont soumises au contrôle des investissements étrangers. Rédigé en pleine affaire du rachat d’Alstom par General Electric, qui a vu l’extraterritorialité du droit américain ainsi que sa prédation économique s’exercer férocement contre la France, le décret a été renforcé par les dispositions prévues dans la loi Pacte, qui prévoit notamment que tout investisseur disposant de plus de 25 % des droits de vote d’une entreprise sera soumis au contrôle de Bercy. En pleine crise du Covid-19, le décret du 22 juillet 2020 est venu abaisser ce seuil à 10%.

À ce stade, rien ne semble encourager Bruno Le Maire et Emmanuel Macron à bloquer la prise de participation ou, à tout le moins, de l’autoriser assortie à des conditions strictes. Pourtant, comme le souligne La Lettre A, de nombreux élus locaux sont inquiets quant à l’avenir de Suez et « entendent ainsi éviter de voir le numéro deux du secteur suivre le chemin de Saur, affaibli par les rachats successifs opérés par les fonds d’investissements ». Fonds d’investissements comme Meridiam qui s’est intéressé au rachat de la Saur, numéro trois français du secteur, avant qu’elle ne soit rachetée par… un autre fonds d’investissements suédois en 2019.

Le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites contre Suez.

Les psalmodies de nombreux responsables de la majorité et membres du gouvernement n’y changent rien : l’État est présent pour faciliter au mieux le marché et les investissements, quand bien même cela représenterait une nouvelle perte pour la France. L’eau, comme le souligne Franck Galland dans son dernier ouvrage Guerre et eau, publié cette année chez Robert Laffont, quoique depuis toujours faisant l’objet de convoitises, devient un élément stratégique de premier plan, au carrefour d’opérations terroristes, militaires et diplomatiques. La privatisation croissante de l’eau, dans de nombreuses régions en Australie ou en Californie, participent d’une captation de cette ressource par des fonds d’investissements qui n’y voient qu’un intérêt financier. Ces derniers n’hésitent pas à la qualifier parfois « d’or bleu ».

C’est également pourquoi, sous l’impulsion de la députée France insoumise Mathilde Panot, a été instituée une commission d’enquête parlementaire à l’Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et à ses conséquences. Le rapport, en liminaire, indique que « en France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. Plus de 16 000 Guyanais et plus de 7 000 Réunionnais recueillent leur eau de boisson directement à partir des sources d’eau de surface (rivière, lacs…). Plus de 300 000 personnes en France n’ont pas accès à l’eau courante. En Guadeloupe, la population vit au rythme des tours d’eau. Certains n’ont pas d’eau depuis 6 années. »

« En France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. »

Mathilde Panot, députée (FI), en présentation liminaire du rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur la ressource en eau.

La mauvaise gestion par de nombreux concessionnaires de la distribution de l’eau et des opérations d’assainissement devrait davantage alerter les pouvoirs publics. De surcroît, le fait est que, même si Suez était détenue en majorité par des Français, soit la Caisse des dépôts et sa filiale de la CNP, le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites, au nom de la lutte contre la corruption ou pour punir Suez d’éventuelles transactions financières en dollar avec un État sujet à l’embargo américain, à savoir Cuba, le Venezuela ou l’Iran. La situation est telle que le gouvernement a semblé davantage tergiverser sur le possible rachat de Photonis par Teledyne que sur l’achat de Carrefour par le canadien Couche-Tard alors que Carrefour ne présente aucun actif stratégique particulier pour la France ! Nicolas Moinet, professeur des universités et ancien responsable du Master d’intelligence économique de l’IAE de Poitiers, indiquait que le SISSE, en charge, auprès de la Direction générale des entreprises (DGE), de veiller aux intérêts français, n’était pas suffisamment adapté et armé pour faire face à de telles prédations. François Gaüzère-Mazauric, doctorant en histoire le confirme : « L’intelligence économique est un impensé français ». Les Américains l’ont bien compris et l’histoire économique récente montre bien que le chemin pour la création de champions mondiaux du CAC 40, si chère aux derniers gouvernements, est entouré de cadavres, victimes de l’insouciance française face à la guerre économique menée dans le monde aujourd’hui, par les États-Unis, mais également l’Allemagne ou la Chine.

Intelligence économique : un impensé français

© Aymeric Chouquet pour LVSL

De l’affaire Raytheon (1994) à l’affaire Alstom (initiée en 2014), la guerre économique a touché de plein fouet les entreprises françaises. Les États, bien loin des préconisations libérales, sont des acteurs constants de cette guerre économique, en particulier des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, qui s’affirment comme les plus en faveur de la libre entreprise. Loin de prendre la mesure des enjeux stratégiques de ce terrain d’affrontements, la politique publique française d’intelligence économique est demeurée insuffisante depuis que la chute de l’URSS en a renforcé les enjeux. La défense des entreprises françaises contre les prises de contrôle étrangères susceptibles de conduire à des transferts de technologies sensibles, ou de mettre en péril des emplois, est donc demeurée une oubliée de l’action publique.

En stratégie économique comme en art militaire, la réussite d’une politique publique demande autant d’initiative que d’anticipation : ce sont de tels préceptes qu’ont appliqué les États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À l’inverse, depuis les années 1990, les gouvernements français ont bien plus réagi à des chocs qui plaçaient les firmes nationales en mauvaise posture, qu’ils n’ont élaboré a priori des éléments stratégiques face aux nouveaux enjeux de la guerre économique. 

L’intelligence économique, une culture aux États-Unis et une lacune française

À la faveur de la guerre froide, et des compétitions militaires, mais aussi techniques, économiques et scientifiques auxquelles elle donna lieu, les politiques publiques américaines ont pris à bras le corps la question de l’intelligence économique dès la fin du second conflit mondial. Il s’agissait dans un premier temps de faire profiter les entreprises américaines de l’information publique : dès les années 1950, des agences fédérales comme la National Science Foundation furent ainsi instituées, pour transmettre aux entreprises stratégiques les informations que produisaient les administrations. À mesure que la perspective d’un affrontement militaire avec la Russie soviétique s’éloignait, l’intelligence économique est devenue une préoccupation cardinale du ministère américain de la Défense, qui a déployé notamment une stratégie de financement et de protection économique de l’innovation : le financement de la recherche scientifique par le département de la Défense, monté brutalement 96% de la R&D publique en 1950, s’est maintenue par exemple à 63% de la R&D publique en 19871.

Cette préoccupation tôt manifestée par la communauté américaine du renseignement pour les sujets de stratégie économique a enraciné de puissants héritages et explique, encore aujourd’hui, la force des liens qui unissent les grands fleurons américains et les services secrets. À la fin de la guerre froide, une partie des moyens du renseignement américain a été du reste réorientée, faute d’ennemi, vers le renseignement économique ; de fait, la compétition entre les acteurs nationaux pour la conquête des marchés s’en est trouvée exacerbée. Cette culture de l’intelligence économique ne s’est toutefois pas implantée dans les mêmes conditions en France, qui est demeurée jusqu’aux années 1990 relativement imperméable à ce concept2. Si la France s’est d’abord intéressée aux politiques publiques d’intelligence économique, c’est qu’elle y a été obligée par le contexte de l’affaire Raytheon. En 1994, Thomson-CSF avait perdu, contre toute attente, le projet brésilien Sivam, un système de surveillance de la forêt amazonienne. Et pour cause : la NSA (National Security Agency) est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché3. Dans le cadre d’une forte mondialisation des marchés, la France s’est découverte mal armée pour parer de tels coups, pourtant distribués entre alliés. Désormais, les décideurs politiques se rendaient compte que, loin de l’idée d’une « concurrence libre et non faussée », les États-Unis faisaient preuve d’un réalisme agressif en faisant participer leurs services de renseignement à la conquête des marchés internationaux par leurs entreprises. 

Les premières prises en compte françaises de l’intelligence économique

Suite à l’affaire Raytheon, des hauts fonctionnaires, comme l’ingénieur aéronautique Henri Martre, alors en poste au commissariat général au Plan, ont été convaincus de la nécessité de combler le « cloisonnement »4 entre les entreprises privées et les administrations publiques pour soutenir les acteurs économiques français. À la faveur de la recomposition de l’ordre mondial après la chute de l’URSS, la « guerre économique », entendue comme l’importance croissante des enjeux financiers dans les luttes globales entre les puissances, a gagné en importance, et a été enfin pleinement considérée, en France, comme une menace pour la sécurité nationale.

La NSA est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché.  

Ces diagnostics ont donné lieu à la rédaction du rapport Martre, document fondateur de l’intelligence économique française, publié en février 1994. Le rapport définit l’intelligence économique comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. » Les propositions du rapport ont conduit à l’institutionnalisation d’un organisme public dédié à l’intelligence économique, le Comité pour la compétitivité et la sécurité économiques (CCSE), placé auprès du Premier ministre. Cet organe a eu toutefois les plus grandes peines à œuvrer, délaissé par le pouvoir dans le contexte de l’élection présidentielle de 1995, et de la dissolution manquée de 1997. Le rapport Martre avait théorisé l’intelligence économique française, mais celle-ci fut donc d’abord très peu suivie d’effet. 

Parallèlement à la publication du rapport Martre, la France s’est dotée dans les années 1990 d’un arsenal législatif plus adapté aux menaces : jusqu’en 1994, la protection du patrimoine économique était régie par l’ordonnance du 7 janvier 1950 qui mettait l’accent sur la régulation des pénuries, bien loin des impératifs de la guerre économique. Ce n’est qu’en 1994 que la nouvelle version du Code pénal intégra, parmi les intérêts fondamentaux de la nation, « les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique. » Ce n’est qu’en 2003 que la prise en charge de l’intelligence économique par les pouvoirs publics connut un regain d’intérêt.

Celui-ci fut d’une part causé par une autre affaire de guerre économique, celle de Gemplus, et d’autre part par le fait qu’au lendemain de l’effondrement de la bulle Internet en 2001, les décideurs publics se sont brutalement trouvés sensibilisés aux thématiques de l’intelligence économique. Une affaire servit d’abord de catalyseur aux politiques d’Intelligence Economique : en 2003, la société française Gemplus, leader mondial des cartes à puce, après avoir accepté l’entrée de Texas Pacific Group parmi ses actionnaires, n’a pu empêcher la nomination d’Alex Mandl à la tête de son conseil d’administration… Alex Mandl était un administrateur d’In-Q Tel, fonds d’investissement créé par la CIA, et supervisa le transfert de ces technologies françaises vers les États-Unis. Une fois encore, une entreprise stratégique française était victime des menées américaines en matière de guerre économique ; une fois encore, la France se découvrait mal armée politiquement pour répondre à ces menaces. Les alertes données au gouvernement par la Direction de la sûreté du territoire (DST) n’avaient pas été écoutées, et les services de renseignement français ne purent empêcher ni la destruction de nombreux emplois chez Gemplus, ni le transfert du brevet de la carte à puce vers le sol américain5.

Conscients de ces déboires, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et le parlementaire Bernard Carayon ont poussé à la nomination d’Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, en tant que pilote et en qualité d’Haut commissaire à l’intelligence économique, le Secrétariat Général à la défense nationale. Service interministériel sous l’autorité du Premier ministre et ayant pourtant fait ses preuves, Nicolas Sarkozy le remplaça en 2009 par la Délégation Interministérielle à l’intelligence économique, dont les orientations étaient fixées par la Présidence de la République. Cette instance entrait alors en concurrence avec le Service de Coordination à l’Intelligence économique, dépendant du ministère des finances. Pour éviter les doublons administratifs, les deux instances furent fusionnées pour créer le Service de l’information Stratégique et de la sécurité économique (SISSE), qui constitue le dispositif existant. Cette nécessaire réforme ne fut achevée qu’en 2016 : cette lenteur témoigne bien de l’absence de prise en compte par les pouvoirs publics de la politique d’intelligence économique, dans un contexte pourtant marqué par le passage de la filière énergie du groupe Alstom, en 2014, sous pavillon américain.

Comment évaluer aujourd’hui l’action du SISSE, outil principal des politiques françaises de sécurité économique ? L’organisme semble réduit à réagir après coup aux menaces qui planent sur les entreprises françaises, et ce pour deux raisons. Premièrement, il ne s’occupe, comme en témoigne sa titulature, que de sécurité économique : cela signifie que la France renonce à faire de l’influence et à soutenir de manière décisive ses entreprises dans la conquête de marchés. Deuxièmement, comme nous le confiait Nicolas Moinet, spécialiste d’intelligence économique6, la structure même du SISSE n’est pas nécessairement la mieux adaptée : face à une menace multiforme qui pèse sur les entreprises françaises, un organisme centralisé auprès de la Direction générale des entreprises (DGE) n’est pas la forme la plus fluide que puisse prendre la politique de sécurité économique. Le renseignement économique demande au contraire des adaptations locales, qui pourraient passer de manière plus décisive par les préfectures, afin de recueillir des renseignements sur le terrain, et de parer plus efficacement les menaces. Certes, les préfectures ont été chargées, par une directive de 2005, de conduire des politiques de sécurité économique. Toutefois, comme le relevaient déjà Floran Vadillo et Nicolas Moinet dans une note de 2012, ces services préfectoraux n’ont pas atteint la taille critique qui permettaient de les rendre véritablement efficaces7.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

L’intelligence économique française pâtit donc du manque de moyens déployés dans les services déconcentrés de l’État. Si des initiatives germent au niveau des collectivités, elles demeurent très aléatoires, et pour beaucoup insuffisamment opérationnelles : certaines régions, comme la région Auvergne Rhône-Alpes, produisent ainsi des documents à destination des entreprises pour les sensibiliser aux enjeux de la sécurité économique, sans que le résultat de ces communications soit assuré. La stratégie d’intelligence économique française souffre donc de deux carences majeures : d’une part, le SISSE, organe spécialisé dans la sécurité économique, n’est pas parfaitement taillé pour assurer la sécurité des entreprises nationales. D’autre part, les autres acteurs qui interviennent dans le champ sont trop peu dotés financièrement, et trop peu coordonnés entre eux. Quelles perspectives pour la sécurité économique sur le territoire français ? Les outils de contrôle des investissements étrangers pourraient porter leurs fruits s’ils sont mis en œuvre : l’affaire Photonis en fournit une parfaite illustration. Cette entreprise basée à Brive la Gaillarde, spécialisée dans les systèmes de vision nocturne – notamment à usage militaire – avait fait l’objet d’une offre de rachat par le fonds d’investissement Teledyne en septembre 2020. Le ministère des Armées avait alors opposé son veto à la vente de cette entreprise stratégique. Finalement, c’est le fonds européen HLD qui a acquis cette firme de 1 000 salariés.

Dans cette affaire, l’État a su s’opposer au rachat d’une technologie sensible par des investisseurs étrangers. Il ne faut toutefois pas faire de ce succès un triomphe : si le caractère stratégique de Photonis ne faisait pas de doute, du fait des implications militaires évidentes des technologies qu’elle développait, il n’en est pas de même pour toute entreprise. La réflexion sur ce qui doit être ou non un actif stratégique doit donc être engagée pour de bon : à l’échelle des Vosges, les usines textiles de Gérardmer peuvent par exemple être considérées comme un actif stratégique. Leur fermeture pourrait causer un fort taux de chômage sur le territoire, et partant, des mesures efficaces de protection économique doivent être mises en place par les pouvoirs publics pour éviter des rachats qui pourraient mettre en danger l’activité, et pour trouver, en anticipant les offres d’achat qui mettraient en péril la pérennité de l’activité, des repreneurs alternatifs. Il est toutefois peu probable qu’elles fassent l’objet d’un contrôle des investissements similaires à celui qui fut appliqué pour Photonis.

Lire sur LVSL l’entretien de Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France. »

Le contrôle des investissements étrangers est donc nécessaire, et a donné dans l’affaire Photonis des résultats probants ; il n’est toutefois pas suffisant pour définir une politique d’intelligence économique idoine et protéger nos entreprises dans un contexte de guerre économique. La proposition de loi portée par Marie-Noëlle Lienemann au Sénat au printemps 2021 est parmi l’une des réponses formulées, en plus des décrets Montebourg et du nécessaire renforcement de l’arsenal juridique face à l’extra-territorialité du droit américain.

Sources :

1 – Audra J. Wolfe, Competing with the Soviets: Science, Technology and the State in Cold War America Baltimore : The John Hopkins University Press, 2013, 166 p.

2 – Eric DELBECQUE, Gérard PARDINI, Les politiques d’intelligence économique, PUF, 2008

3 – Lepri, Charlotte. « Les services de renseignement en quête d’identité : quel rôle dans un monde globalisé ? », Géoéconomie, vol. 45, no. 2, 2008, pp. 33-53.

4 – Préface d’Henri Martre, rapport Martre. 

5 – « Stratégie de sécurité nationale et protection du patrimoine économique-industriel de la Nation. Thèse effectuée en 2018 par Alexis Deprau sous la direction du Professeur Olivier Gohin, Université Paris II Panthéon-Assas »

6 – https://lvsl.fr/nicolas-moinet-nous-sommes-en-guerre-economique-on-ne-peut-pas-repondre-aux-dynamiques-de-reseaux-par-une-simple-logique-de-bureau/

7 – Floran VADILLO, Nicolas MOINET, Sortir l’Intelligence économique de l’ornière, note du 5 avril 2012, Fondation Jean Jaurès. 

Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France »

Marie-Noëlle Lienemann

En dépit de nombreux rapports et travaux sur la question ainsi que de rachats d’actifs stratégiques, l’intelligence économique ne semble toujours pas être une priorité pour Emmanuel Macron. Alors que la domination des GAFAM et du droit américain se renforce et que la Chine commence à racheter des entreprises stratégiques, l’enjeu est considérable pour la France. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann ainsi que ses collègues du groupe CRCE ont déposé une proposition de loi début avril portant création d’un programme d’intelligence économique. Nous avons souhaité revenir avec elle sur la genèse de cette loi, la capacité de la France à disposer d’une telle organisation et les limites qu’elle rencontre au vu du laissez-faire de l’Union européenne. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Vous avez déposé avec vos collègues du groupe du CRCE une proposition de loi portant création d’un programme national d’intelligence économique. Quelle est la genèse de cette loi ? 

Marie-Noëlle Lienemann – La question de l’intelligence économique m’est apparue depuis de nombreuses années comme un enjeu majeur parce que, dans la mondialisation et l’Europe libérale actuelle, nous ne défendons pas sérieusement et suffisamment l’intérêt de la France et des Français, nos emplois et nos entreprises. Évidemment j’estime urgent et indispensable de transformer les règles des échanges mondiaux et le cadre de la construction européenne. D’ailleurs je crois que s’ouvre un nouveau cycle, après ces quarante années de domination du néolibéralisme, qui offre des opportunités, mais aussi conforte des risques à savoir la financiarisation, la domination des GAFAM etc. Il faut saisir cette opportunité historique. Mais surtout quel que soit le cadre qui nous entoure et en attendant d’avoir pu le modifier, nous ne devons pas rester l’arme au pied. Il faut prendre la mesure de la guerre économique que nous devons affronter. En France, nous sommes forts pour dire que nous ne sommes pas d’accord avec les règles, sans pour autant créer un rapport de force sérieux dans le but de les modifier. Mais plus encore, cette posture est souvent le prétexte à une grave paralysie pour agir dans le cadre existant, à sous-estimation de nos marges de manœuvre.

Pendant de nombreuses années, comme députée européenne, j’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois et tombaient dans une sorte de fatalisme et d’impuissance redoutables. J’ai observé que les autres pays, plus organisés et déterminés comme l’Allemagne, savaient mieux, notamment quand il s’agissait de défendre leurs industries, agir de concert entre toutes les forces pour porter dans les institutions européennes des normes, des politiques qui leur étaient favorables. Ils avaient anticipé, construit des choix en amont des décisions. Hélas en France, nous sommes souvent mal préparés, pas offensifs, on ne voit pas venir les problèmes où on refuse de les voir. Je l’ai vécu s’agissant de l’édiction des normes environnementales. Nous sommes insuffisamment en veille, insuffisamment pro-actifs et coordonnés pour pouvoir, tout en défendant des causes justes comme la question environnementale ou sociale, peser réellement et préparer les entreprises françaises à des mutations, notamment les PME qui sont moins informées. Tout cela m’avait mis en colère.

Je citerai un exemple : alors que nous avions voté en Europe l’interdiction du cadmium – très polluant –, qu’une PME française avait mis eu point une batterie nickel-zinc pouvant en partie se substituer à celle du nickel-cadmium, elle n’a pu trouver, après de nombreuses démarches, les soutiens capitalistiques et industriels en France pour sa production dans l’Hexagone. Elle a pu le faire dans le Land de Sarre en Allemagne, où le coût du travail n’est pas plus bas qu’en France. Cela a manifesté de manière concrète qu’il nous manque des outils permettant d’agir, indépendamment des contraintes dans lesquelles nous vivons.

Mais plus encore, des affaires comme Alstom, Technip ou Nokia montrent à quel point les pouvoirs publics ont failli, laissé notre pays abandonné des pans entiers de sa souveraineté économique, perdu des emplois et des entreprises majeures. Si nous avions une stratégie sérieuse d’intelligence économique, nous aurions pu décoder la stratégie américaine pour prendre le contrôle d’activités d’Alstom ou de Technip que les Américains convoitaient, ne pas être tributaire de décisions de chefs d’entreprises sous pression ou peu motivés par les intérêts de la France. L’intelligence économique permet d’anticiper mais aussi d’agir très vite. En rencontrant les organisations syndicales, j’ai mesuré que ces désastres étaient évitables, que l’on pouvait réagir pour veiller à ce que de telles dérives ne se reproduisent pas et j’ai découvert le travail important qui était fait autour de l’École de pensée de guerre économique, avec Christian Harbulot, Nicolas Moinet, Ali Laïdi et Nicolas Ravailhe que je connais depuis longtemps. 

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

Voilà ce qui m’a amené à préparer et déposer cette proposition de loi. Pourquoi une loi ? Depuis de nombreuses années, se sont multipliés des rapports sur l’intelligence économique souvent très intéressants mais qui n’ont pas été suivi d’effets, et en tout cas ni d’initiatives suffisantes, ni de structures et de politiques globales, pérennes nous mettant à hauteur de ce que font les grands pays développés. La France n’a pas engagé un travail de longue haleine qui, quel que soit le gouvernement, mobilise largement les forces économiques et sociales du pays de manière concertée, opérationnelle pour être suffisamment efficace. Bien sûr, fort heureusement il y a quand même eu des success stories dans certains domaines. Trop peu et c’est cela qu’il faut changer. Il fallait donc aller au-delà d’un énième rapport, du dépôt de questions parlementaires au gouvernement ou des protestations. C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard.

Pour que les choses avancent, il faut donc une politique publique inscrite dans la loi, pérenniser une ou des structures qui auront la charge de la mettre en œuvre. C’est une condition essentielle pour s’inscrire dans la durée et atteindre nos objectifs. Il nous faut assurer que l’intelligence économique, l’attention à la défense de notre intérêt national et territorial devienne une véritable culture collective. C’est pourquoi la proposition de loi instaure le principe d’un programme national de l’intelligence économique associant largement les différents ministères, les collectivités territoriales, les forces économiques et syndicales, les chercheurs etc. Ce programme national doit faire l’objet d’une évaluation, d’un suivi parlementaire afin que le sujet ne soit mis sous l’édredon en fonction des circonstances.

J’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois.

Bien sûr, le concept d’intelligence économique peut paraître assez flou et allie plusieurs domaines. Elle ne se confond pas avec la seule sécurité économique et dépasse cette idée avec la veille, la collecte et le traitement d’informations, l’anticipation, l’organisation de notre réactivité et les capacités d’influence de la France. Le soft power, dans les sociétés contemporaines, notamment au niveau international, est quelque chose de fondamental, qu’on ne peut pas laisser aux seules multinationales françaises. C’est même parfois contre-performant si on s’en tient à cela. Il y a un problème d’éducation, d’agriculture, etc. C’est un champ large. Et comme c’est un champ large, on ne peut pas le déléguer à un seul département ministériel.

LVSL – Vous proposez la création d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE) qui serait rattaché directement au Premier ministre. N’avez-vous pas une crainte que les nombreux autres services existants comme le SISSE, que vous ne proposez de pas de supprimer, viennent à nouveau ralentir l’aspect offensif de la France en matière d’intelligence économique ? De plus, ce ne devrait pas être à l’Élysée de piloter le SGIE ?

M-N. L. – L’Élysée, ce n’est pas l’exécutif, l’exécutif c’est le gouvernement. L’Élysée n’est pas contrôlé par le parlement. Or, il est fondamental que ce soit sous le regard et avec la coopération du parlement. Aussi, c’est une structure qui relève de l’administration. Ce n’est pas une énième structure de prospective, de pensée théorique qui va phosphorer. On est très bon lorsqu’il s’agit de phosphorer, de faire des textes, etc. Au contraire, lorsqu’il s’agit de mettre en mouvement des acteurs qui peuvent agir, et au bon moment, coordonner les informations et analyses pour établir des stratégies, ce n’est pas le cas. Le SGIE ne doit pas se substituer aux autres administrations quand on doit mener des actions du ressort de tel ou tel ministère, par exemple lorsqu’il s’agit de faire évoluer des éléments de notre fiscalité, nos textes juridiques, afin de réagir face aux menaces sur notre tissu productif. En revanche, ce service doit veiller à la bonne exécution des décisions prises. Nous le voyons avec le Covid-19 : la France est en crise de savoir-faire. Nous savons inventer des dispositifs. En revanche, veiller à ce que les gens le concrétisent, zéro – j’exagère un peu.

Est-ce un service de plus ou pas ? Je n’arbitre pas pour savoir s’il faut faire disparaître le SISSE ou s’il faut l’intégrer sous l’égide de ce service. La loi n’organise pas l’administration en détail. Elle crée une structure qui a vocation à ne pas nous enfermer dans un seul volet de l’intelligence économique, dans un silo de pensée, à savoir celui de Bercy et du Trésor dont je doute de l’efficacité. Il n’y a pas seulement un manque de moyens, il y a une vision trop étroite et un vrai problème culturel. Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence, en refusant l’intervention de l’État dans le cadre d’une économie mixte, en étant plus royaliste que le roi sur les directives libérales de l’Union européenne. Sans compter la lourde influence des banques et multinationales françaises sur leurs choix et parfois leurs carrières. Même lorsque les politiques le prônaient, Ils n’ont jamais soutenu l’idée de la souveraineté économique, ce qui ne veut en rien dire le repli sur soi, le protectionnisme généraliséIdem pour la réindustrialisation de la France et de nos territoires. Alors pour le SGIE doit rassembler des gens qui portent une culture nouvelle, sur la manière de concevoir notre réindustrialisation, notre développement économique. Lorsque je dis « nouvelle », c’est être tout à la fois conscients de cette guerre économique, des grandes mutations dans le monde, lucides, voyant loin et volontaires. 

Il y a bien sûr ce qui se passe en Asie, en Chine et qui doit être observé et traité avec beaucoup de constance et en se projetant dans l’avenir, car les Chinois eux ont des programmes et visées à long terme qu’il faut bien décoder. Mais, il y a des sujets plus immédiats. J’ai en mémoire le cas d’une PME française d’instruments utilisés dans le secteur du champagne, innovante, bien gérée, dans un domaine qui ne connaît pas la crise, qui en moins de six mois a dû fermer car son concurrent est allé en Pologne grâce à 85 % de cofinancement de fonds européens, a augmenté son volume de production, a bénéficié un peu du dumping social – mais en l’occurrence, là, ce n’était pas décisif – et ensuite sans barrière douanière a pu revenir sur nos marchés. 

Avec les entreprises, la collectivité publique aurait dû surveiller les concurrents, voir les risques de délocalisations selon les activités, anticiper, prévoir d’investir à l’Est pour sauver l’emploi chez nous, avoir des relais de croissance pas pour délocaliser mais contrer ce que d’autres pourraient faire. On peut même dans un tel cas envisager d’acheter le concurrent. On peut dans ce genre de situation, mobiliser des fonds européens et même des fonds publics français. Bref, là où d’autres savent trouver des stratégies – en particulier les Allemands – sachons nous aussi définir les nôtres et ne pas laisser disparaitre des emplois, les activités que l’on pouvait sauver voire même les développer.

Devant de tous ces enjeux, il faut qu’il y ait non seulement de l’interministériel, raison pour laquelle je propose qu’il y ait un représentant dans chaque ministère, mais aussi des liens étroits avec les partenaires sociaux, patronat et syndicats, ainsi qu’avec les collectivités territoriales. 

LVSL – Un ressentiment demeure entre les acteurs économiques et syndicaux avec les acteurs de l’État en matière d’intelligence économique. Pensez-vous que le pilotage au plus près du terrain par le préfet du département sera suffisant pour créer des synergies et à la fois se défendre et être offensifs ? 

M-N. L. – Le travail dans les communes, départements et régions doit se faire à travers la déconcentration mais aussi par un mouvement de bas en haut, avec des fonctionnaires affectés aux préfectures qui se consacrent à bien connaitre le tissu économique local, les acteurs concernés et pouvoir avec eux, anticiper regarder les activités qui pourraient être menacées, celles qui pourraient saisir des opportunités nouvelles, etc. Je peux donner un exemple étranger : la filière italienne de production de raisins. Le libre-échange s’est ouvert entre l’Europe et l’Égypte dans ce secteur et cela a engendré d’importants volume d’importation de raisins égyptiens. On a pu observer qu’un importateur des Pays-Bas a pu, après avoir recruté un ancien salarié de la filière italienne ou éventuellement pirater des fichiers clients, couler une grande partie de production de la filière italienne sans qu’elle ne voit venir le coup.  Entre dumping sur les coûts et démarchage sur sa clientèle, la filière italienne s’est retrouvée en extrême difficulté. La leçon que l’on peut en tirer pour la France est de suivre les accords de libre-échange, mesurer les risques concrets, simuler ceux-ci, dialoguer avec les entreprises locales sur tout cela et créer un réflexe de vigilance et d’action. Beaucoup doit partir du terrain mais il faut aussi regarder ce qui, au niveau national, peut avoir un impact local. L’État déconcentré en la matière doit entretenir un double mouvement de bas en haut et de haut en bas. Mais il faut aussi soutenir les initiatives des collectivités locales, assurer une bonne complémentarité avec elles et avec l’État. Car les collectivités territoriales ont un rôle éminent à jouer. Elles sont très attachées au maintien des activités industrielles locales. Elles voient des choses que d’autres ne voient pas. Il faut leur laisser leur autonomie d’action, il faut qu’elles puissent y être associées et avoir accès aux informations, faire monter les informations qu’elles souhaitent, etc. Le rôle de ce Secrétariat général à l’Intelligence économique est donc différent des fonctions du SISSE.

Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence.

Prévue dans la proposition de loi, la création du Conseil national de l’intelligence économique associant partenaires sociaux, représentants des collectivités territoriales, universitaires et des chercheurs, différents services concernés de l’État, branches industrielles etc, permettra aussi de rétablir une confiance mutuelle entre État et collectivités territoriales, car si nous avançons ensemble, si nous marquons des progrès, le travail en commun et les convergences seront plus évidents.

LVSL – La France est très en retard, même par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’idée d’associer directement les préfets de départements, tout comme chaque ministère, ainsi que de nombreux fonctionnaires dédiés nécessitent un investissement important de l’État. Avez-vous réfléchi avec votre groupe à la dimension budgétaire de la loi et pensez-vous que le gouvernement sera favorable à votre proposition de loi ? 

M-N. L. – A minima, je pense qu’il faut 200 à 300 personnes dans ces services, entre les services déconcentrés et les services centraux. Un des grands enjeux, outre l’enjeu budgétaire, est de savoir quel type de profil il faut former et/ou recruter. Il faut des gens, pas tous mais une partie, qui aient déjà mis les mains dans le cambouis : il faut des avocats, des syndicalistes – notamment ceux d’Alstom, Technip, Nokia qui ont vu des choses et savent bien agir en la matière – mais aussi une grande diversité : des gens qui travaillent ou ont travaillé à l’étranger dans ces domaines, des gens qui viennent des collectivités territoriales, etc. Le changement culturel des fonctionnaires ou futurs fonctionnaires doit être net. Mais il faut garantir la neutralité, l’indépendance de ces fonctionnaires, et veiller à ce qu’ils aient chevillé au corps le sens de l’État et de l’intérêt national. La proposition de loi comprend tout un chapitre sur l’anti-pantouflage, le refus des allers-retours vers le privé et tout ce qui favorise des liens d’intérêts. Il faut des gens prêts à défendre un patriotisme économique, avec une diversité de compétences acquises.

Je prends le chiffre de 200-300 personnes car il faut au moins une personne par département, ainsi qu’un réseau de cadres. Des redéploiements de postes sont aussi possibles en formant les agents. Ce n’est pas insurmontable pour la République française. Il pourrait aussi être opportun de faire des économies en réduisant la sous-traitance en millions d’euros confiée par l’État à des cabinets anglo-saxons, – cela a été particulièrement le cas à l’apogée de la crise pandémique avec McKinsey à titre d’exemple – pour renforcer les capacités d’action de la puissance publique. L’Allemagne, afin d’éviter les appels d’offres internationaux en matière d’expertise, internalise dans la fonction publique ces savoir-faire et fractionne avec ses territoires. 

Une proposition de loi ne doit pas comprendre d’inscriptions budgétaires. Mais c’est une bataille à mener lors des lois de finances et en parallèle avec cette PPL je déposerai lors de l’examen du budget 2022 des amendements pour renforcer notre action dans le domaine de l’IE. 

J’insiste sur la proposition prévue dans la PPL de création d’une délégation parlementaire comprenant 10 députés et 10 sénateurs, comme cela existe pour le renseignement afin que le parlement joue pleinement son pouvoir de contrôle de l’exécutif et de l’application des lois. Plus encore depuis la crise du Covid, on se rend compte que ce qui pose problème aujourd’hui en France n’est pas toujours les textes législatifs mais très souvent la mise en œuvre effective des politiques, et ce dans de très nombreux domaine. L’exécutif considère qu’il a les pleins-pouvoirs, les mains libres en la matière, ce qui me paraît aberrant et s’avère trop fréquemment défaillant. Il faut sortir de cette ornière. Néanmoins, le parlement peut contrôler, être mieux informé, porter des préconisations. D’où l’importance de cette structure parlementaire.

Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne.

La loi 4D peut aussi être l’occasion d’avancer à travers des amendements en particulier pour bien mettre l’intelligence économique comme compétence à différents niveaux et dans l’action déconcentrée. Par ailleurs je soutiendrai la restauration de la compétence économique aux départements car même si la région a des compétences en la matière et que la strate départementale est intéressante, le lien entre des PME très locales et l’instance régionale, notamment depuis qu’on a fait des plus grandes régions, est plus compliqué à mettre en œuvre. Mes collègues sénateurs m’ont fait observer que certains départements qui s’engageaient fortement et apportaient suivi à des secteurs d’avenir – je pense à la chimie du bois dans la Nièvre par exemple – avait bien des difficultés pour mobiliser la région, car celle-ci est trop vaste et se limite aux gros enjeux industriels. Or, en France, on a besoin de consolider l’émergence d’ETI. La force de l’Allemagne c’est tout de même ses ETI. Nous on a misé stratégiquement sur des multinationales – qui d’ailleurs ont été privatisées, et sont souvent passées sous contrôle étranger – et pas assez sur les ETI. Les départements sont le premier échelon où l’entreprise potentiellement capable de devenir ETI peut être repérée.

Concernant le gouvernement, je ne suis pas sûre qu’il y ait une réelle hostilité à cette proposition de loi. À Bercy sans doute, j’en veux pour preuve la réponse de la ministre Agnès Panier-Runacher lors du débat au Sénat sur la souveraineté économique. C’était du genre : on a le SISSE, tout va bien, circulez il n’y a rien à dire. En réalité, l’avis de l’exécutif en privé est beaucoup plus nuancé et moins homogène. Au sein du gouvernement, les propos et intentions sont très contradictoires. Le discours du Bruno Le Maire reste quand même très libéral et dans le même temps, on y trouve des accents de patriotisme économique, un peu à géométrie variable, sans qu’il y ait une vraie stratégie. Chez Le Maire, ce concept parait plutôt défensif, justifie le « sauve-qui-peut » en période de crise, avant de revenir au « bon libéralisme » qui serait salvateur. C’est plutôt une notion de transition face à la crise qu’une pensée économique nouvelle fondée sur une nouvelle organisation entre le privé, le public et le champ de l’économie sociale, qui je crois est plus apte à répondre aux enjeux de la période et de notre réindustrialisation.

Lire sur LVSL l’entretien avec Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine ».

Il faut retrouver une articulation intelligente entre le capital public ou l’intervention publique et les initiatives privées. Notre programme de relance par des investissements publics est très insuffisant en comparaison des États-Unis. Chez Emmanuel Macron, on entend des propos volontiers plus volontaristes sans qu’on en voit réellement les concrétisations en regardant les dossiers les uns après les autres. C’est plus souvent l’inverse. Il a été l’homme du dépeçage d’Alstom et de Technip ! Heureusement, Photonis a évité la prédation américaine, même si est impliqué un fond du Luxembourg et que la vigilance s’impose. La vente des chantiers de l’Atlantique à Fincantieri a été de justesse refusée. Il y a beaucoup de laisser-faire là où on pourrait réagir. En tout cas, je ne désespère pas de trouver des parlementaires LREM favorables à une stratégie française d’intelligence économique. Mais je souhaite vivement qu’un très grand nombre de parlementaires au-delà des désaccords politiques nécessaires en démocratie s’investissent pour faire aboutir une loi structurante pour l’intelligence en France, car il en va de l’intérêt national. Je travaille à ces convergences.

LVSL – L’Union européenne, dont les traités favorisent la libre concurrence questionne pourtant depuis quelques mois sa capacité d’autonomie sur le plan stratégique. La France n’aurait-elle pas intérêt d’avancer seule sur ce sujet pour se prémunir des attaques de certains États membres et des carences des traités européens ? 

M-N. L. – L’un des freins chez Macron c’est aussi l’eurobéatitude. Rien ne saurait se faire sans l’Europe et la France seule ne pourrait rien ! Grave erreur. Agir au niveau européen c’est mieux mais cela ne saurait suffire. Loin de là. Car si l’on parle beaucoup de la menace chinoise, c’est au sein du marché européen que la France a le plus perdu de parts de marché et cela se poursuit d’années en années. Et ce pour différentes raisons. Évidemment, pour les libéraux et le patronat français l’alpha et l’oméga serait la baisse du « coût du travail » et de la fiscalité. Je ne vais pas polémiquer sur ce point car j’observe que ces baisses ne sont jamais suffisantes depuis 30 ans, qu’on nous promet des millions d’emplois avec le CICE mais que la désindustrialisation, inexorablement, continue. En revanche, quoi qu’on pense de la compétitivité dite coût, force est de constater que s’agissant du hors coût, des politiques de modernisation de l’outil productif, la montée en gamme de nos produits, des politiques de filières, des stratégies industrielles nous sommes très défaillants. Il faut que cela change et c’est très important. Le gouvernement sous-estime notre vulnérabilité intra-européenne.

Le discours, selon lequel la France ne peut pas agir seule et que le salut ne vient que de l’Union européenne ne permet pas d’avancer ; car comme l’Europe n’agit pas, on n’agit pas en France non plus. Disons plutôt qu’on va se battre en Europe, mais que dans le même temps, on prend des initiatives françaises et même des partenariats ou des coopérations avec d’autres États et entreprises européennes. Ces partenariats peuvent être intra-européens mais sans s’obliger à prendre toute l’Europe dans son ensemble. L’intelligence économique doit nous aider aussi à voir comment ces partenariats peuvent être menés. Cela ne doit pas forcément être toujours des partenariats franco-allemands car, jusqu’à aujourd’hui, c’est tout de même l’Allemagne qui a été le grand bénéficiaire de la désindustrialisation française. Je ne dis pas qu’il faut être anti-allemand. Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne. La France est le pays de la bonne nourriture, le pays de l’agriculture et on trouve le moyen d’importer pour manger dans nos cantines… Il y a quand même un problème ! D’autant que l’Allemagne a les mêmes règles européennes que nous : donc le problème dans ce cas-là ne vient pas de là. 

Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine !

Bercy a un dogmatisme : le marché public doit être ouvert, sans critère de localisation. Je ne sais pas comment font les Allemands, mais en tout cas ils y arrivent. Il faut donc qu’on trouve nous aussi les moyens d’y arriver. Cet exemple permet de montrer qu’il n’y a pas de fatalisme à notre déclin. Certes, cela va être long de remonter la pente. C’est pour cela qu’il faut une structure pérenne. Ce qui me déprime c’est l’esprit munichois des élites françaises quant à la possible réindustrialisation de la France et leur inertie, leur manque de volontarisme. Évidemment, tout ce qui sera entrepris ne marchera pas à 100%. Mais les mêmes qui vante la culture du risque dans les entreprises et se refusent à imaginer qu’on pourrait prendre pour notre pays des risques collectifs sur un certain nombre de terrains. Évidemment il faut des choix raisonnés et le plus partagés possibles, ça évite mieux les déboires. De toute façon, leur immobilisme, leur choix libéraux, la désindustrialisation qu’ils ont provoquée, nous coûtent très cher ! C’est pour cela qu’il faut un changement culturel et dans l’État, la stratégie nationale de l’intelligence économique peut constituer un levier.

Bien sûr, la question de la révisions des traités, du rééquilibrage au sein de l’Europe où les inégalités ne cessent de s’accroitre, le refus des dumpings sociaux et fiscaux au sein de l’Union européenne sans compter les paradis fiscaux intra européens comme les Pays-Bas, l’Irlande ou le Luxembourg, la révision de la doctrine sur les aides d’État constituent des enjeux politiques de premier ordre et sont pour moi très importants mais cette PPL n’embrasse pas tous les changements nécessaires et avec pragmatisme nous arme dans cette guerre économique et nous permet de prendre l’offensive. 

Lire sur LVSL l’article de Valentin Chevallier : « L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine. »

Oui l’Europe affirme sa volonté d’autonomie stratégique mais quand je vois que l’Allemagne a un excédent commercial annuel de plus de 70 milliards de dollars avec les États-Unis, j’ai les plus grands doutes sur son intention de tenir tête aux États-Unis au sujet des GAFAM ou de l’extra territorialité du droit américain. Idem côté Chinois. Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine ! Alors, oui, menons des combats en Europe, trouvons des alliés parmi les Vingt-Sept pour sortir de cette complaisance en faveur de la concurrence prétendument libre et non faussée mais n’entretenons pas des chimères, ne nous berçons pas de fausses illusions et prenons le plus souvent possible notre destin en main.

LVSL – Vous faites une proposition audacieuse, à savoir la création d’un module pour l’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur. Justement, davantage que des pratiques, la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle ne passe-t-elle par un changement des consciences ? Ce module ne devrait-il pas être envisagé comme une des épreuves aux concours de la fonction publique ? 

M-N. L. – La première étape, c’est de former les gens. Ainsi la PPL prévoit que les établissements d’enseignement supérieur créent un module d’enseignement en matière d’intelligence économique à destination de l’ensemble des formations, sans préjudice d’approche spécifique inhérente à chaque type de formation. Évidemment il va falloir adapter ce module en fonction des spécialités. Mais cela doit concerner aussi bien les scientifiques que les juristes ou la plupart des cursus. Par ailleurs nous proposons de créer un institut national d’études de l’intelligence économique. Il a pour but de former les partenaires sociaux et les différents milieux économiques et sociaux issus des secteurs publics et privés au service de l’influence de la France. Oui je pense que la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle passe par une prise de conscience, un regard lucide, une culture partagée. Mais j’insiste, il ne s’agit pas de fermer ni le pays, ni les esprits. À titre personnel j’ai toujours pensé que la France n’était grande que lorsqu’elle se préoccupait du monde, y prenait toute sa part et défendait les valeurs républicaines et l’universalisme. C’est d’ailleurs particulièrement d’actualité avec l’urgence climatique. Mais cela n’est pas possible si nous subissons et si nous déclinons. Je crois que les jeunes générations peuvent s’enthousiasmer pour ces deux perspectives.

Ne nous leurrons pas ! La France subit des attaques sous forme de guerre de l’information, notamment contre son modèle républicain. Les impacts sont importants pour notre pacte social et notre efficacité économique. Le pays se divise dangereusement au lieu d’œuvrer collectivement aux enjeux actuels comme celui des transitions numériques et écologiques. L’intelligence économique permet d’avoir des grilles de lecture pour étudier la guerre de l’information, analyser les risques et organiser des contre-offensives. 

LVSL – La coopération entre les services du renseignement, de la justice et de la veille économique et stratégique sont l’une des clefs du succès des États-Unis. Ne devrait-on pas renforcer cette synergie y compris en France ? Quels freins voyez-vous ?

M-N. L. – C’est également pour cela que notre proposition prévoit un « Monsieur ou une Madame Intelligence économique » dans chaque ministère. Oui la question judiciaire est très importante, d’où la nécessité de sensibiliser et former les magistrats. Bien penser et utiliser le droit est une des clefs. Sachant par ailleurs que le droit américain permet davantage d’agir que le droit européen et français en la matière. Le lien entre le SGIE et le ministère de la Justice doit être permanent pour aussi mieux outiller juridiquement les entreprises et singulièrement les petites. 

Je pense qu’il y a déjà beaucoup de travail effectué par nos services de renseignements. Les services de renseignements français, sur un certain nombre de sujets, voient venir les choses. Et si parfois, dans certains cas, ils ne font pas de recherches complémentaires, c’est peut-être parce qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont pas le sentiment que notre pays pourrait agir. Quand les services de renseignement voient qu’il y a des lieux où ils peuvent expliquer ce qu’ils observent, que cela peut être utile pour agir, que peuvent leur être demandé des informations complémentaires, je pense qu’ils seront plus valorisés dans ce qu’ils font. Il ne s’agit pas de le claironner tous les matins. Il faut qu’il y ait des gens, dans ces services de l’IE, qui sachent avoir l’indispensable discrétion qui s’impose, si on veut être efficace. Je ne l’ai pas mis dans la loi parce que je pense que le côté espionnage intelligent, échange d’information de l’espionnage, de l’information recueillie, est potentiellement déjà existante en France. C’est plus la valorisation de ce qu’ils ont recueilli qui doit être amélioré. Je ne veux pas que les gens pensent que l’intelligence économique se limite à avoir de l’espionnage.

De la même manière, la cybersécurité est très importante. La manière dont on va chercher les informations, dont les gens qui ont ces informations savent que cela peut être utile à l’action, c’est déterminant. On verra à ce moment s’il y a des coordinations à structurer davantage. Parfois, les structures trop rigides empêchent des transmissions d’informations qui sont parfois meilleures quand il s’agit d’échanges informels. Il faut se méfier de vouloir tout codifier. Ce que je veux, c’est qu’il y ait un lieu où on échange et où on sait qu’on peut échanger, où non seulement on échange mais où l’on réfléchit comment changer les comportements, anticiper, faire valoir une vision française dans certains domaines, etc.

Pour conclure, j’insiste sur le caractère opératif de cette proposition de loi. La France est est un pays qui a de grandes ressources, à commencer par le talent de ses citoyens mais qui s’est appauvri et affaibli en Europe. Le PIB par habitant a chuté par rapport à la moyenne européenne. Il est en dessous dans toutes nos régions sauf en Île-de-France. En Europe, les pays qui s’en sortent le mieux ne sont pas ceux qui pratiquent le moins-disant social. Depuis des années, nos gouvernants ont failli là où on nous promettait l’essor économique. Notre pays oscille maintenant entre colères, sentiments d’humiliation et d’impuissance face aux problèmes. Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement, et cela sera aussi utile pour financer la santé, l’éducation, la sécurité, la justice, la défense, pour ne citer que ces sujets.

L’intelligence économique est avant tout un état d’esprit

Dans un contexte propice à de multiples conflits, notamment économiques, financiers et commerciaux, l’intelligence économique, popularisée en France au début des années 1990, est aujourd’hui vue comme une étape indispensable pour la maîtrise de nos actifs et la défense de nos intérêts. Pour autant, la France continue d’accuser un retard en la matière faute de coordination entre l’État et les acteurs locaux ainsi que d’un manque de confiance des entreprises envers les administrations censées les accompagner. Ce qu’il faut, en plus de revoir les ambitions françaises, c’est changer notre culture en matière d’IE et cela passe par davantage de confiance. C’est la thèse de Jean-Louis Tertian, qui vient de publier L’intelligence économique, un état d’esprit aux éditions du Palio. Contrôleur général au sein des ministères économiques et financiers depuis 2015, Jean-Louis Tertian a travaillé de 2007 à 2015 dans l’intelligence économique au sein du Service de coordination à l’intelligence économique de Bercy, dont il a été coordonnateur ministériel de 2014 à 2015. Il avait été précédemment chef du département de l’analyse stratégique et de la prospective, puis adjoint du coordonnateur ministériel au sein de cette structure. Il est membre du conseil d’administration du Club des exportateurs de France. Il est également colonel de la réserve citoyenne de l’armée de l’air et de l’espace. À ce titre, il a piloté la réalisation de l’ouvrage paru en 2015 sur les dix ans du réseau ADER. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

Depuis ma découverte de l’intelligence économique, en 2000, lors d’une formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), jusqu’à mon départ du poste de Coordonnateur ministériel à l’intelligence économique1 au sein du ministère de l’Economie, des finances et de la relance2 en 2015 et jusqu’à aujourd’hui, j’ai le sentiment que la pratique de cette discipline a peu évolué, pas forcément sur le plan technique mais sur celui de son appropriation par les acteurs économiques. Il m’a donc semblé utile, au travers d’une perspective large, de regarder les causes de ce constat, ses conséquences ainsi que les pistes de progrès qui pouvaient être tracées. Mieux comprendre en quoi l’intelligence économique est un révélateur des blocages français est une première étape pour les dépasser.

On verra au fil de l’ouvrage que les freins à l’IE, qui ont conduit d’une prise de conscience il y a plus de vingt ans à un déploiement aujourd’hui, certes encore régulièrement dénoncé comme insatisfaisant et insuffisamment pris en compte au niveau de l’État ou des entreprises, tirent leurs sources de causes profondes et historiques, qu’une réorganisation au sein de l’administration ou un changement de périmètre de la politique publique ne peuvent à eux seuls corriger.

Aborder la crise du coronavirus, qui est à l’origine une crise sanitaire, se justifie car cette crise, qui se révèle également économique, a eu des conséquences dans les trois dimensions de l’intelligence économique : l’anticipation, l’influence et la sécurité économique. À partir de là, anticiper une nouvelle vague de l’épidémie de Covid-19 ou la survenue d’un futur nouveau virus suppose d’être préparé et en état de réagir. Préparé notamment au niveau de stocks stratégiques permettant d’équiper, d’abord les soignants mais aussi la population. Cela suppose donc également de disposer de capacités de production mobilisables. En 2020, la question de la constitution de tels stocks ne fait guère débat dans le contexte de crise sanitaire. La critique est même sévère vis-à-vis de ceux ayant laissé s’étioler et se périmer les stocks précédemment constitués. Mais qu’en sera-t-il dans quelques années quand le souvenir le plus aigu de cette crise sera plus lointain, quand d’autres contraintes, notamment budgétaires auront pris le dessus ?

Cette crise du coronavirus a ainsi illustré un changement systémique en matière d’influence. Dans la totalité des crises précédentes, les pays occidentaux proposaient de l’expertise aux pays touchés, en moyens humains et matériels. Or, en l’occurrence, c’est la Chine qui, après avoir fait la preuve de sa capacité à maîtriser l’épidémie dans son pays au travers d’actions vigoureuses, a proposé à l’Italie, pays le plus touché au cours du premier trimestre 2020, de fournir des experts et du matériel pour l’aider à lutter contre l’épidémie.

En tant que socle de notre modèle de société occidentale, les Lumières constituent l’une des explications du comportement individualiste que nous connaissons, de plus en plus poussé à l’extrême. Il est donc utile, sans leur retirer leurs mérites, de s’interroger sur leur évolution et voir s’il ne devient pas nécessaire de les réinventer pour répondre aux enjeux que nous pose le XXIe siècle. Dans la tradition des Lumières, la critique représentait la première partie d’un ensemble et était indissociable de la reconstruction. Sans contrepartie positive, le discours critique « tourne à vide ». Le scepticisme généralisé n’a de sagesse que l’apparence et s’oppose à l’esprit des Lumières. Ce principe se retrouve dans un autre ouvrage de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. L’antifragilité d’un système n’est pas la résistance mais bien l’opposé de la fragilité, le vaccin constituant un bon exemple en la matière. Et l’un de ses corollaires, c’est qu’on peut renforcer l’antifragilité d’un système ou celle des parties d’un système. Mais pas les deux à la fois.

L’enjeu est justement d’éviter le piège de la prévision pour fournir une aide à la prise de décision. Le travail d’anticipation comprend la transformation de cette information en connaissance. L’important n’étant pas l’information mais ce qu’on en fait. Le principe de vérification des faits qui s’impose aux spécialistes de l’intelligence économique, aux journalistes et aux universitaires notamment, mais est pratiqué par tout citoyen soucieux d’être bien informé, se révèle à la fois de plus en plus éloigné des pratiques courantes et de plus en plus complexe à mettre en œuvre. 

Dès lors entamer une démarche d’IE, c’est d’abord s’interroger sur ce qu’on veut comprendre et dans quel but. Cela conduit à questionner ce que l’on croit savoir et ce qui est présenté par les experts du sujet ou qui est considéré comme l’expression d’un consensus général. Aller au-delà des évidences pour prendre la bonne décision. Dans ce contexte de tendance longue, les préoccupations en matière d’avenir de la planète ne datent pas d’hier. Comme nous vivons dans un monde fini, il est logique que les ressources minérales, hydriques ou énergétiques le soient également. De ce fait, on glisse vite vers la crainte de voir ces ressources s’épuiser à court terme.

Or, l’exemple du pétrole l’illustre, la problématique des réserves naturelles ne se limite pas à l’évaluation d’un stock figé. Les réserves sont sans cesse réévaluées, ce qu’on constate depuis le premier krach pétrolier de 1973 où un épuisement des réserves était envisagé au bout d’une quarantaine d’années, durée qui s’est maintenue ou a progressé depuis lors. Illustration supplémentaire de la prudence à avoir en matière de prévisions. C’est dans ce contexte extrêmement volatile et chargé en risques divers que l’intelligence économique peut prendre toute son utilité, toute sa dimension. Cette dernière ne doit cependant pas être vue comme une discipline académique mais bien comme une boîte à outils à employer sans réserve dans la guerre économique à laquelle notre État et nos entreprises sont confrontés.

Ce terme de guerre économique, contesté par certains acteurs de l’intelligence économique, reste essentiel pour percevoir la réalité de la situation qu’affrontent notre pays et nos entreprises. Il convient de prendre en compte un autre élément dans le contexte économique actuel : nos partenaires en matière de défense tout comme les pays membres de l’Union européenne sont aussi nos concurrents. Et en matière économique très souvent, ils sont davantage des concurrents que des partenaires. Bien entendu, il n’est pas question de ne plus coopérer avec eux, de ne pas envisager d’alliances. Mais il faut le faire en ayant bien conscience que leur première priorité est de promouvoir leurs intérêts, y compris nationaux. Ne nous privons donc pas de faire de même.

La première caractéristique de l’intelligence économique est de fournir une réflexion en matière d’anticipation pour détecter des tendances émergentes, les signaux faibles, susceptibles de conduire à l’obtention d’un avantage concurrentiel. C’est une pratique quotidienne par les entreprises qui cherchent ainsi à renforcer leur positionnement concurrentiel dans un contexte évoluant rapidement. Mais il reste du chemin à parcourir à l’intelligence économique pour convaincre et surtout être mise en œuvre.

En outre, la révolution numérique accélère le tempo des innovations mais également de diffusion de l’information en imposant une réactivité constante aux acteurs, rendant difficile la projection dans le moyen et, a fortiori, dans le long terme. Pour « exister » sur le plan informationnel aujourd’hui, il faut s’immerger dans ce flux. A contrario pour réfléchir à long terme, il faut s’extraire de cette tyrannie du quotidien pour identifier d’abord la direction dans laquelle on veut aller, l’objectif, puis les actions à mener pour se diriger vers l’objectif. Si l’anticipation est une nécessité, la capacité d’adaptation dans l’anticipation l’est tout autant. Prendre une mauvaise direction, cela arrive. Encore faut-il pouvoir le constater et agir en conséquence. Changer de cap peut se révéler ardu mais nécessaire. La qualité du bon décideur réside dès lors autant dans la capacité à identifier l’erreur d’aiguillage que dans celle d’arriver à modifier la direction prise. L’exemple du numerus clausus est illustratif à cet égard.

Disposer d’un stock de produits mobilisables immédiatement en période de crise est donc un outil essentiel de souveraineté et l’inverse peut conduire à une dépendance vis-à-vis d’interlocuteurs extérieurs (c’est un outil politique très utilisé par certains pays), voire à une situation de pénurie si la production dans les pays tiers est orientée vers d’autres pays que le sien. On est donc bien au cœur d’une problématique d’intelligence stratégique majeure pour l’indépendance stratégique d’un Etat.

Le constat de la désindustrialisation de la France n’est pas contesté. Il peut être jugé normal ou inquiétant suivant l’approche qu’on en a. Normal si l’on considère que l’on migre vers une économie de services et que l’entreprise doit devenir « fab-less », sans usine. Inquiétant si l’on se rappelle que les États qui comptent sur la scène internationale, Chine, États-Unis, Allemagne au premier chef, ont conservé – voire développent –leur industrie.

La conquête spatiale a longtemps représenté un enjeu de pouvoir et d’influence entre pays.3 D’abord du temps de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, la capacité à disposer d’un lanceur constituait un élément majeur d’indépendance stratégique. Le fait pour la France et l’Union européenne de disposer des lanceurs Ariane reste un atout industriel et de notoriété considérable. Mais la donne est en train de changer. L’un des plus redoutables outils de la guerre économique s’avère être le droit dans un domaine très spécifique, l’application extraterritoriale de lois nationales. Certes, le droit a toujours été un outil important de domination économique. Il suffit de regarder l’importance du choix du lieu de juridiction dans l’élaboration d’un contrat pour percevoir cet enjeu. En outre, l’application extraterritoriale de lois en fait une arme encore plus redoutable : l’utilisation du dollar américain dans une transaction suffit à placer de facto les entreprises sous juridiction américaine.

L’exemple […] de l’échec du rachat de la société Photonys illustre bien qu’il est possible de tenir tête aux autres États pour peu que la volonté soit là. En posant clairement des conditions, il a été possible de dire ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas. Un exemple duquel s’inspirer pour espérer rééquilibrer les forces en présence. Si la 2G a vu le couronnement de l’Europe, la 3G et la 4G ont plutôt confirmé la montée en puissance des acteurs américains. Face à ce constat, le choix des acteurs chinois, en particulier Huawei, a été de miser à fond, depuis des années, sur la 5G, dès les étapes de normalisation. General Electric a su, lui aussi, à sa façon réussir un saut de génération en se réinventant, en particulier sous la direction de Jack Welch. GE a su évoluer pour devenir un conglomérat d’entreprises spécialisées dans le service au client, tournant le dos au passé industriel du groupe. Cela ne l’empêche pas de se retrouver depuis 2018 dans l’œil du cyclone.

Notre pays dispose d’une filière d’excellence, on aurait tendance à l’oublier. Pendant des décennies, cette filière a assuré en grande partie l’autonomie énergétique de notre pays. Elle a permis un niveau d’émissions de CO2 que nombre de pays ne peuvent espérer atteindre avant longtemps. Elle nous a fait disposer d’une industrie de pointe garantissant un niveau d’emploi et une capacité d’export. Peu d’industries réunissent autant d’atouts en ces temps où le changement climatique constitue une priorité et peu de pays seraient disposés à renoncer à tous ces avantages. C’est cependant le cas dans notre pays avec la filière nucléaire et cette dernière est la grande oubliée des plans de développement des énergies décarbonées au niveau européen.

Il faut se rappeler ce que représentent les émissions de CO2 du fait de la consommation électrique dans les différents pays d’Europe. En France, elles représentent 39g/kWh contre 264 en Allemagne et 377 au Royaume-Uni. Sans parler de la Pologne qui culmine à 664. Il faut donc avoir ces chiffres en tête quand on pense évolution de la politique énergétique. La France a su à la fois bâtir un fleuron industriel et être très en avance sur les préoccupations en matière de réchauffement climatique grâce à une énergie ne produisant pas de CO2.

Les innovations et remises en cause de leadership ne se limitent pas au domaine civil. Elles touchent également le domaine militaire ce qui a, par ricochet, des conséquences dans la sphère économique. Une réflexion sur les enjeux de l’indépendance stratégique éclaire les arbitrages à réaliser y compris dans le civil. Le développement d’armements se révèle de plus en plus coûteux, limitant le nombre de pays en mesure de rester à la pointe de la technologie. D’où la recherche d’alliances comme le tente la France avec l’Allemagne et l’Espagne tant en matière d’avion de combat que de char. Mais des technologies moins pointues et moins coûteuses peuvent se révéler facteur de perturbation. À l’autre bout du spectre, accessible à un nombre très limité d’acteurs étatiques, figurent un certain nombre d’innovations modifiant également les équilibres géopolitiques. Citons en premier lieu les missiles hypersoniques dont la mise en œuvre a été annoncée4 par Vladimir Poutine fin décembre 2019, avec le missile Avengard capable d’atteindre 33 000 km/h (Mach 27) et de surpasser n’importe lequel des boucliers antimissiles existants. De tels missiles sont susceptibles de rendre les porte-avions obsolètes car devenus trop vulnérables. 

Malgré cela, dans un monde où les vérités d’hier ne sont pas celles de demain, la capacité d’adaptation est un élément clé et les solutions qui se présentent imposent de savoir combiner si ce n’est des contraires, au moins des aspects fort éloignés. Les Chinois avec leur culture du yin et du yang savent très bien le faire. Peut-être est-il temps de s’en inspirer.

Tout cela intervient dans un contexte où les conflits majeurs entre États ne sont plus à exclure, comme cela ressort de la « vision stratégique » présentée début 2020 aux députés de la commission de la Défense. Le besoin d’une armée « durcie », prête à faire face à des chocs plus rudes, est affirmé. L’évolution du monde vers une remilitarisation sans complexe de nombreux États fait redouter la fin d’un cycle et le début d’un nouveau plus conflictuel. Alors que les guerres asymétriques sont devenues la norme, un conflit symétrique d’ici à la prochaine décennie redevient une possibilité, en tout cas impose de s’y préparer. Les tendances décrites précédemment  mêlant le développement de technologies de pointe et le recours à des armes à bas coût tendent à égaliser la donne. Et les dimensions de guerre à la fois dans l’espace et dans le cyberespace ajoutent à cette complexité d’ensemble. L’élément principal qui ressort c’est que « l’efficience c’est l’anti-résilience ». Car quand l’efficience commande de ne pas disposer de stocks, la résilience impose d’identifier les équipements les plus stratégiques dont il faut sécuriser la chaîne d’approvisionnement. Le principe est qu’en temps de crise ou de guerre, l’ennemi fera tout pour nous empêcher de reconstituer nos stocks. L’absence de maîtrise de nos stocks et de notre chaîne de production n’est pas une option.

Si la perspective de supprimer la dépendance au pétrole est susceptible de bouleverser les équilibres géopolitiques, qui en seront les acteurs dominants ? S’il y a quelque chose à anticiper, ce n’est pas seulement l’évolution du réchauffement climatique et ses conséquences mais bien plutôt ce qui serait induit par les choix en matière énergétique, sur le plan économique avec des secteurs entiers fragilisés, sur le plan militaire avec des conséquences sur la souveraineté mais aussi paradoxalement sur l’environnement d’une révolution vendue comme propre. De même qu’avec les ères du charbon et du pétrole, il y aura des gagnants et des perdants. Qui seront-ils ? 

Le recyclage pourrait bien constituer une réponse pour contrer la domination chinoise en matière de production et par là même améliorer l’impact environnemental des métaux stratégiques. Le Japon semble avoir d’ailleurs commencé à œuvrer dans ce sens. Dans le nord de Tokyo, un recyclage d’appareils électriques, comme il en existe de plus en plus, se concentre jusqu’à présent sur des métaux comme l’argent, l’aluminium ou le cuivre. Mais ces déchets sont également riches en terres rares. On estime à trois cent mille tonnes de terres rares le stock existant dans le seul archipel japonais, un niveau suffisant pour assurer son autonomie pour une trentaine d’années.

Les États-Unis ont les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) tandis que les Chinois ont les BATXH (Baidu, Alibaba, Tencent, Xaomi et Huawei). […] Kering, LVMH, L’Oréal, Chanel et Hermès, […] il importe de savoir si nous sommes prêts à nous appuyer sur cette force que représentent les géants du luxe.

Cette combinaison d’une image forte, d’une capacité industrielle, illustrée par la réactivité des groupes du luxe lors de la crise du coronavirus, et d’une présence sur l’ensemble du territoire prouve que la désindustrialisation et les délocalisations ne sont pas une fatalité mais ont souvent d’autres raisons, financières notamment. Il faut bien voir que même les groupes du luxe ne pourraient maintenir une production française si elle n’était pas associée à une notion de qualité. Pour réindustrialiser et sortir de la logique financière dont on voit le coût qu’elle recèle en temps de crise mais aussi en temps normal en termes de chômage et de rupture du pacte social, il faut envisager une approche multifacette. Car un des autres enseignements d’une crise, c’est qu’elle donne l’occasion de décider, de faire un choix comme le suggère l’étymologie grecque du même mot crise. Il y a bien un choix possible pour éviter de reproduire une situation ou pour changer d’orientation. La crise du Covid-19 a confirmé à quel point la confiance est un élément clé dans la société. Rebâtir cette confiance passe non seulement par une protection adéquate mais également par l’acceptation d’un changement d’état d’esprit en admettant une certaine prise de risque.

Comme le souligne le psychologue américain du sport Bob Rotella, la confiance en soi n’est pas innée : elle se développe et peut s’acquérir à tout âge et par chacun. Elle n’est pas limitée aux « vainqueurs », précise-t-il, car il faut bien avoir confiance pour gagner une première fois ! La confiance précède donc la réussite. Changer d’état d’esprit et accepter la réalité demandent en effet du courage, car cette réalité est souvent difficile à cerner, inconfortable, déstabilisante. Il faut prendre son parti du flou qui, tel le « sfumato » de la Renaissance, caractérise l’état du monde contemporain. Or sans confiance, le courage, indispensable pour affronter un environnement complexe et incertain, risque de faire défaut. 

Notes :

1 : Par intérim.

2 : Appellation officielle en septembre 2020.

3 : Il suffit de se rappeler au moment de la guerre froide l’enjeu qu’a représenté le premier vol habité dans l’espace, réalisé par les Soviétiques, qui a conduit à l’aventure Apollo pour les Etats-Unis.

4 : Il reste en phase de développement au premier semestre 2020.

Nouveaux visages de la guerre économique et impuissance volontaire de la France

© passyria

Guerre économique. L’expression fait florès depuis l’élection de Donald Trump, mais elle recouvre une réalité qui structure le monde occidental depuis des décennies. ONG, fondations privées et réseaux médiatiques sont autant de pions avancés par les grandes puissances, États-Unis en tête, pour asseoir leur domination économique. Dans cette guerre aux méthodes nouvelles mais aux objectifs anciens, la France se trouve en piteuse posture. C’est la thèse que défend Nicolas Moinet dans Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique. Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique.

Les échiquiers invisibles

 « Des Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (…) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ».

Le rôle de l’influence dans la guerre économique est devenu majeur et, pour bien planter le décor de cette guerre qui ne dit pas son nom, je commence généralement mes conférences par cette citation de Jacqueline Russ. Ainsi, la prise du pouvoir passe-t-elle d’abord par le désordre puis une reprise en main par un ordre qui soit sous contrôle via des systèmes d’information, des normes, des stratégies ouvertes et des dominations masquées et déguisées. Les récentes stratégies mises en œuvre par les GAFAM ne disent pas autre chose et croire, par exemple, que Google ou Amazon seraient de simples entreprises commerciales – aussi puissantes soient-elles – serait se tromper sur leurs objectifs et leur volonté de puissance.

Prenons pour exemple Amazon. Tout d’abord, cette entreprise est née d’un projet politique, celui des hippies californiens rêvant de vivre en autarcie et, pour cela, de disposer d’un système de vente par correspondance permettant de tout acheter où que l’on se trouve. Tel est d’ailleurs le rêve américain et il suffit de regarder certains documentaires sur la construction de maisons dans les forêts d’Alaska pour s’en convaincre. L’équipement sophistiqué de ces hommes et femmes qui bâtissent leurs futures demeures au milieu de nulle part sous le regard intrigué des ours est étonnant. Mais il est vrai que contrairement à la France, la logistique est une préoccupation première aux États-Unis (chez nous, il est généralement admis que « l’intendance suivra » même si dans les faits elle suit rarement !). Ensuite, Amazon va s’appuyer sur Wall Street pour financer son activité de commerce en ligne, non rentable au départ et qui va allègrement détruire deux emplois quand elle en crée un. Son fondateur, Jeff Bezos – aujourd’hui la première fortune du monde – est un stratège doué d’une véritable intelligence politique, comprenant que les élus ne se soucieront pas des petits commerces qui ferment ici et là dès lors qu’ils peuvent inaugurer un centre Amazon, visible et donc électoralement payant. Avec à la clé des centaines de créations d’emplois peu qualifiés permettant de faire baisser le chômage de longue durée.

Car ne nous leurrons pas. Avec son empire, Jeff Bezos veut le pouvoir économique, mais également le pouvoir politique. En fait, le pouvoir tout court. Aussi va-t-il s’opposer à la taxe Amazon votée par la ville de Seattle après avoir fait mine de l’accepter. Celle-ci est censée financer des logements sociaux car, dans cette ville américaine, de nombreux travailleurs ne peuvent plus se loger, finissant par dormir dans des hangars ou sous des tentes tels des SDF. Le géant du commerce en ligne va donc organiser en sous-main des manifestations contre cette taxe et faire revoter le conseil municipal qui se déjugera. Pour ne pas payer. Même pas ! Car il annoncera par la suite créer un fonds d’aide au logement beaucoup mieux doté. Mais on le comprend bien : ceux qui en bénéficieront alors le devront à Amazon. Et pour être sûr de ne plus avoir, à l’avenir, de mauvaise surprise, une liste de candidats va même être soutenue pour l’élection à la mairie. Est-on seulement dans le commerce en ligne ? D’autant que les gains financiers et la véritable puissance du géant se trouvent désormais dans son activité de Cloud – Amazon Web Services – qui représente déjà plus d’un tiers du stockage mondial et vient fournir les serveurs de la CIA. Désormais, le pouvoir est à l’interface.

Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé

Bas les masques !

Ce titre de chapitre a bien failli ne pas exister. Mais un virus et une pénurie de masques vont en décider autrement. En plein confinement face à l’épidémie de Covid-19, une de mes anciennes étudiantes chinoises dont je n’avais plus de nouvelles depuis presque dix ans m’envoie un courriel très attentionné pour me proposer l’envoi de masques à moi et à ma famille. Bien entendu, cette touchante proposition dénote, d’un côté, une empathie dont il serait malvenu de se plaindre. Mais d’un autre côté, ce message me met en colère. Comment accepter l’aide d’un pays dont je reste persuadé qu’il a caché le plus longtemps possible la gravité de l’épidémie en truquant ses chiffres et en bâillonnant ses lanceurs d’alerte ? Pompier-pyromane, le voilà qui développe un soft power sanitaire, pensant faire oublier sa responsabilité dans la crise, ou reléguer au second plan la bataille sur la 5G ou les révélations d’affaires d’espionnage économique qui se multiplient depuis peu… Mais surtout, quelle honte pour mon pays – la France – de n’être pas en mesure de faire face à une situation de crise pourtant prévisible et surtout parfaitement prévue. Alors que faire ? Se résigner ? Non. Continuer à se battre pour mettre dans la lumière des stratégies masquées…

Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a mis en œuvre un pouvoir feutré utilisant la première de ses armes, l’argent, via le financement d’infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques, profitant avec intelligence de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen. Ainsi faudra-t-il même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain ! En d’autres termes, le soft power américain sera venu contrer le soft power chinois sur un pays de l’Union européenne, reléguant cette dernière à n’être plus qu’un champ de manœuvre parmi d’autres de la guerre économique Chine versus États-Unis. Attristant, non ?

Small World !

Pour influencer la majeure partie des décideurs, un petit monde suffit. Ainsi, le soft power idéologique fonctionne-t-il sur le mode de la viralité et nous retrouvons là le fameux point de bascule cher à Malcom Gladwell. Rappelons-en les modalités. Pour obtenir un effet boule de neige similaire aux contagions, trois ingrédients sont nécessaires : un contexte, un principe d’adhérence et des déclencheurs. La guerre froide et sa lutte entre deux blocs idéologiques vont fournir le contexte au développement d’un néolibéralisme pensé dès les années 30 par le théoricien américain Walter Lippmann. Le principe d’adhérence est celui d’un retard quasi structurel et d’une nécessité de changement permanent qui permet ainsi de recycler le libre-échangisme (en fait relatif) d’Adam Smith pour le rendre compatible avec l’idée d’un État régulateur dirigé par un gouvernement d’experts. Cette généalogie a été particulièrement bien décryptée et reconstituée par la philosophe Barbara Stiegler dans un ouvrage de haute volée au titre évocateur :  Il faut s’adapter. Au-delà, Yuval Noah Harari rappelle dans son magistral Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le lien organique existant entre la « secte libérale » (sic) et l’humanisme chrétien, ce dernier ayant également enfanté l’humanisme socialiste, autre secte et surtout grande rivale de la première. Autrement dit, le néolibéralisme n’est pas qu’un ensemble de règles rationnelles visant l’efficacité du système économique capitaliste, mais bien une religion avec son église, ses adeptes, ses prêtres et surtout son idéologie.

Les sentiers de la guerre économique, second volet de Soft powers.

« Open sociey », really ?

En ce qui me concerne, j’ai véritablement commencé à entrevoir la manière dont l’influence et le soft power pouvaient manœuvrer sur les échiquiers invisibles en travaillant sur les fondations Soros en Europe de l’est, une étude réalisée pour le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique du Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN devenu SGDSN). Sans doute avez-vous déjà entendu parler du milliardaire américain George Soros, car, trente ans après, il reste toujours actif et la polémique bat son plein, notamment dans son pays natal, la Hongrie. A la tête de cette nation membre de l’Union européenne, le premier ministre Viktor Orban a fait du « mondialiste » Soros et de ses fondations l’ennemi public numéro un expliquant que ces dernières « opèrent comme le faisaient les activistes du département d’agit-prop de l’ancien parti communiste », précisant que « nous vieux chevaux de guerre, savons heureusement les reconnaître à l’odeur ». Bien entendu, il faut se méfier de ne pas emboîter le pas à un courant nationaliste fortement empreint d’antisémitisme. Mais il faut aussi savoir faire la part des choses. Alors, qu’en est-il réellement des actions philanthropiques de l’homme d’affaires ?

« La guerre économique systémique, rappelle Christian Harbulot, s’appuie sur un processus informationnel visant à affaiblir, à assujettir ou à soumettre un adversaire à une domination de type cognitif. L’impératif de l’attaquant est de dissimuler l’intention d’attaque et de ne jamais passer pour l’agresseur. Dans cette nouvelle forme d’affrontement informationnel, l’art de la guerre consiste à changer d’échiquier, c’est-à-dire à ne pas affronter l’adversaire sur le terrain où il s’attend à être attaqué. » Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé.

De fait, les actions très décriées – désormais en Afrique – du milliardaire américain George Soros ne datent pas d’hier et c’est bien là toute sa force : travailler dans la durée et cacher dans la lumière en s’appuyant sur la théorie du complot pour stopper court à toute analyse en profondeur. Pourtant, les actions d’influence récentes des Open Society Foundations, comme le soutien financier de groupes militant pour l’indépendance de la Catalogne ou le financement, dans nos banlieues françaises, d’associations communautaristes, ne doivent rien au hasard et suivent parfaitement les voies tracées par la politique étrangère américaine. Revenons quelques décennies en arrière, lorsqu’après la chute du mur de Berlin, le réseau du spéculateur-philanthrope américain finance déjà de nombreux programmes liés à la formation des élites dans les ex-pays de l’Est comme l’Université d’Europe Centrale à Prague et à Budapest. En Russie, de nombreux chercheurs ne travaillent plus à cette époque que grâce aux subventions de l’International Science Foundation qui financera même l’arrivée de l’Internet. Mais s’agit-il là simplement d’actions philanthropiques fort louables ?

La guerre pour, par et contre l’information

Suivant cette typologie, et une large panoplie de manœuvres à disposition, on constate que si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l’appui de services spécialisés), la tendance est à l’usage de méthodes légales d’intelligence économique où la transparence va jouer un rôle clé. Ce n’est donc pas nécessairement le plus puissant qui l’emporte, mais bien le plus intelligent, l’intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l’adversaire puis garder l’initiative afin d’épuiser l’autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre dans la continuité de la bataille du Larzac quarante ans plus tôt. Car au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l’agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l’usage de la force et du droit quand l’autre camp utilisait la ruse et les médias. La trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés post-modernes où l’usage de la force est de moins en moins accepté avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités.

Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie.

Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort où les décisions sont concentrées dans les mains d’une poignée de décideurs qui fait corps (d’où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d’une démocratie dès lors que c’est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir (« la caste »). Nous retrouvons bien là l’idée de la philosophe Jacqueline Russ pour qui « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D’où la nécessité de « contrôler » les médias classiques qui appartiennent le plus souvent aux États ou à des puissances économiques quand ils ne survivent pas grâce aux subventions publiques. Une histoire qui n’est pas nouvelle certes. Mais ce qui est nouveau, c’est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ». Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce, dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Celles-ci peuvent être organisées (zadistes, black block, féministes, vegans, etc.) sous un mode le plus souvent éphémère et agile ou être le fait d’individus qui se rebellent et se révoltent tels les lanceurs d’alerte.

Le triangle de l’influence radicale

Sur le fond, l’usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancienne mais ce qui modifie la donne, c’est l’étendue du champ d’action et la fulgurance des manœuvres. Le tout sur fond de crise de l’autorité et d’une « tentation de l’innocence », lame de fond remarquablement analysée dès 1995 par l’essayiste Pascal Bruckner pour qui l’homme occidental fuit ses responsabilités en jouant sur l’infantilisation ou la victimisation. Et quand on y réfléchit, cette grille de lecture explique nombre de comportements individuels et collectifs vécus ces dernières décennies… Autrement dit, si l’histoire de l’humanité a souvent été marquée par le combat d’un individu ou d’un petit groupe contre l’ordre établi, jamais l’effet de levier n’a été aussi fort. La fronde de David est désormais réticulaire et les projectiles pleuvent de toutes parts sur notre « pauvre » Goliath souvent aveuglé par l’arrogance du puissant. Colosse au pied d’argile, chêne qui se croit indéracinable à l’heure où les roseaux triomphent. Il faut plus que jamais relire La Fontaine ! L’histoire ne bégaie pas, elle radote. « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous » écrivait en son temps Jean Jaurès. Disons qu’aujourd’hui, ces concessions s’obtiennent le plus souvent au bras de fer, l’un des pôles devant en faire basculer un second pour l’emporter sur le troisième.

La course aux étoiles

Avez-vous déjà entendu parler de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique ? En pleine guerre froide, ce programme américain, appelé communément « guerre des étoiles » par les médias, avait été lancé par le président Ronald Reagan afin de doter son pays d’un bouclier antimissile. Après la chute de l’URSS, nombre d’experts es géopolitique estimeront que l’IDS a joué un rôle non négligeable, en entraînant l’empire soviétique dans une course à l’armement perdue d’avance qui l’asphyxiera économiquement. Dans le domaine du soft power académique, la course aux étoiles pilotée par les États-Unis n’est guère différente. D’ailleurs, pourquoi changer une stratégie qui s’est avérée gagnante ? Nous sommes dans le grand amphithéâtre d’une école de commerce française. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le personnel est réuni pour assister à la présentation du processus d’accréditation du label américain délivré par l’Association to Advance Collegiate Schools of Business. Dans l’amphithéâtre, chaque personnel, convoqué pour cette séance solennelle, doit se présenter. Un enseignant de l’école se lève :

« Je suis professeur dans cette école depuis vingt ans après une première carrière de dirigeant d’entreprise ».

« Monsieur, demande l’auditeur qui regarde sa fiche, êtes-vous titulaire d’un Doctorat ? »

« Non Monsieur. ».

« Alors, à l’avenir nous vous demandons de ne plus vous nommer Professeur lorsque vous vous présenterez ».

L’homme, apprécié depuis vingt ans de ses étudiants, se rassoit. S’il s’est présenté comme professeur, c’est tout simplement parce que c’est devenu son métier et que c’est ainsi que le considèrent ses étudiants. Alors, à quoi peut-il songer à cet instant ? À ce vieux système qui consistait à faire enseigner le management par des professionnels mus, dans une seconde partie de carrière, par le désir de transmettre ? À ce bon vieux Socrate qui doit se retourner dans sa tombe devant la victoire des sophistes ? Ou à Nietzsche qui expliquait simplement qu’il n’y a pas de maîtres sans esclaves ? Demain, il se replongera dans les écrits d’Henry Mintzberg et notamment de son fameux « Des managers des vrais ! Pas des MBA », une pierre dans le jardin de ces écoles qui enseignent le management et la prise de décision. Alors, préférer de jeunes PhD qui n’ont que rarement mis les mains dans le cambouis des organisations à de vieux briscards qui ont fait leurs classes, en alternant succès et échecs, sous prétexte que ces derniers ne publient pas dans des revues académiques classées, que presque personne ne lit réellement, a de quoi poser question et même faire frémir.

Précisons, d’emblée, que le principe de la labellisation est tout à fait louable et qu’il permet généralement d’améliorer la qualité des formations. Mais il en existe d’autres, qui plus est européens… Cela dit, la course aux étoiles impose d’en avoir autant, si ce n’est plus, que les concurrents et de collectionner les labels comme d’autres collectionnent les vignettes autocollantes sur leur vitre arrière. Non seulement chaque directeur d’école veut pouvoir afficher autant, voire plus, de labels que ses concurrents, mais il sait également que ses petits copains dépenseront des sommes importantes pour communiquer sur l’obtention de ces labels… après avoir fait aussi un gros chèque pour l’obtenir. Car tout ceci à un prix. Non rassurez-vous : les associations qui les délivrent ne font pas de profit, mais il faut tout de même rémunérer leur service. On sait d’ailleurs peu de choses de ces accréditeurs qui restent plutôt discrets sur leur business model. Quant à ces directeurs d’école qui visent ces accréditations, il serait futile de leur jeter la pierre tant ils sont pris dans un système dont on ne peut s’extraire seul. Aux stratégies collectives ne peuvent effectivement répondre que d’autres stratégies collectives. Mais qui va oser prendre l’initiative ?

Lobby or not lobby ?

Pour ce qui est de la France, les ouvrages ou articles sur le lobbying regorgent d’exemples d’entreprises ou d’institutions publiques françaises n’ayant pas su s’y prendre avec Bruxelles : absence de stratégie, mauvaise gestion des ressources humaines, arrogance, manque d’informations et de réseaux. Comme pour le développement de l’intelligence économique, dont il est une dimension essentielle, le lobbying va appeler une véritable révolution culturelle… et éthique ! Récemment, deux rapports critiques vont ainsi venir mettre des coups de pied dans la fourmilière en proposant des pistes d’action concrètes : celui de Claude Revel remis en 2013 à Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » ; celui, en 2016, des députés Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur « L’influence française au sein de l’Union européenne ». Un rapport parlementaire qui commence par la perte d’influence de la France dans l’Europe des vingt-huit. Encore… Et je ne peux que vous inviter à lire ces documents clairvoyants et instructifs, preuve de la qualité des réflexions institutionnelles. Mais quid du passage à l’action ?

« Les Britanniques veulent gagner quand nous, Français, voulons avoir raison » m’explique Nicolas Ravailhe. Et de me confier un facteur clé de succès (ou d’échec) majeur : « J’ai compris au Parlement européen qu’une victoire numérique peut devenir une défaite politique si elle n’est pas partagée, expliquée et sécurisée. Car le jour où tu gagnes numériquement ton vote, tu vas, en fait, insécuriser tes intérêts. Tes adversaires vont n’avoir, en effet, de cesse de préparer leur vengeance. Et le jour où ils gagneront la partie suivante, cela va te coûter plus cher que si tu avais perdu la première fois ». Avoir raison plutôt que gagner. Cette posture me rappelle nos échecs répétés dans l’organisation des Jeux olympiques jusqu’à ce que nous fassions appel au meilleur lobbyiste dans ce domaine, l’anglais Myke Lee.

Agilité ou paralysie…

Compte tenu de notre difficulté culturelle à appréhender l’influence et à l’accepter comme consubstantielle aux relations humaines, j’ai fini par me demander si la guerre économique n’était pas définitivement perdue. Après tout, ne suis-je pas un Français, c’est-à-dire avant tout « un Italien triste » ? Pour me rassurer, je regarde le globe terrestre, qui trône dans le salon, et voyant la disproportion entre la taille de la France et sa capacité à faire parler d’elle dans le monde, je me rassure. Mais pour combien de temps ? Car certains indicateurs sont là qui m’inquiètent et, plus grave encore, l’absence de réaction face à une guerre économique qui a changé de braquet, appelle une révolution dans les têtes.

L’affrontement entre la Chine et les États-Unis est, à cet égard, édifiant et il serait temps de s’interroger sur ce que, nous Européens, voulons dans une telle configuration ? Mais y a t-il encore un « nous » ? Ceux qui nous dirigent sont-ils réellement conscients de la situation et des enjeux ? Ou ont-ils simplement peur de voir le monde dans sa cruelle réalité ? Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent quand ils invoquent leur naïveté, année après année ? Agir sur le monde passe d’abord par la prise de conscience des réalités, par un effort de la pensée pour voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le soft power peut alors être un levier de la puissance et un instrument pour une souveraineté retrouvée.

D’autant que, n’en déplaise à ceux qui invoquent systématiquement les instances supranationales pour justifier leur inaction, le soft power n’est pas qu’une question de taille. Et dans la guerre économique, de « petits » pays arrivent à tirer subtilement leur épingle du jeu. Dans la problématique du faible, l’encerclement cognitif consiste en effet, d’une part, à renverser le rapport de force par le développement de systèmes éphémères ou durables de contre-information et, d’autre part, à user de la force de frappe subversive des réseaux sociaux dans la recherche de légitimité. Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie. Une agilité qui s’appuie sur des ONG, un réseau médiatique efficace et un fonds souverain qui pèse plus de 1 000 milliards de dollars ! Et nous pourrions poursuivre notre panorama en passant par le Qatar ou « Cyber Israël ».

Classique, mais complet, le soft power britannique s’appuie sur l’héritage de son empire, ses universités (Oxford, Cambridge), le British Council, la BBC, la musique pop et le football. Sans oublier James Bond, toujours au Service de Sa Majesté. Plus discret, compte tenu de l’histoire du XXe siècle, le soft power allemand s’appuie sur un réseau de fondations, Konrad Adenauer et Friedrich Ebert en tête, et d’ONG dont l’écologie est le cheval de bataille. Mais avec le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène internationale, ne doutons pas d’une montée en puissance de son influence.

Et la France dans tout ça ?

Ndlr : cet article est issu de l’ouvrage de Nicolas Moinet Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique