Violences envers les femmes : lutter contre l’impunité des multinationales

Aucun métier, aucun secteur d’activité n’est épargné par les violences sexistes et sexuelles au travail, comme l’ont démontré les travaux qui ont précédé l’adoption de la première norme internationale en la matière, la Convention n°190 de l’Organisation internationale du travail (OIT), entrée en vigueur le 25 juin dernier1. Les entreprises multinationales sont donc concernées à différents niveaux. Du siège social aux filiales des grandes entreprises, dans les pays du Nord comme ceux du Sud où se développent une grande partie des chaînes d’approvisionnement. Ces entreprises ont la responsabilité de prévenir les violences sexistes et sexuelles, en vertu de la loi française sur le devoir de vigilance, adoptée il y a quatre ans. Pourtant, nombre d’entre elles n’en ont toujours pas pris acte. Oublieraient-elles que les droits des femmes sont aussi et avant tout des droits humains ?

On parle de violence et de harcèlement fondés sur le genre – ou de violences sexistes et sexuelles – lorsqu’une personne est malmenée en raison de son sexe ou de son genre, ou lorsque la violence et le harcèlement ont un effet disproportionné sur les personnes d’un sexe ou d’un genre donné2.

Ces violences prennent des formes diverses, qui vont des réflexions et « plaisanteries » sexistes à l’agression physique. Le harcèlement sexuel, expressément visé par la Convention n°190 de l’OIT, en est l’une des formes les plus courantes. Il englobe une série de comportements et de pratiques souvent persistantes et « normalisées » quoique non désirées : remarques ou avances sexuelles, propos obscènes, affichages de photos ou d’images pornographiques, contacts physiques imposés. Ces violences frappent majoritairement des femmes (trois fois plus souvent que des hommes), et la majorité de leurs auteurs sont des hommes (dans 98% des cas en France3). D’autres facteurs de discrimination entrent en compte et sont souvent déterminants, comme l’orientation sexuelle, l’origine sociale ou géographique, le statut…

De nombreux facteurs professionnels qui favorisent ou aggravent ces violences

D’après une enquête du Défenseur des droits, le fait de travailler dans un univers professionnel principalement masculin expose davantage les femmes aux violences sexistes ou sexuelles4. Le recours à des contrats précaires (saisonniers ou temporaires), les horaires de travail atypiques ou irréguliers5, le port d’une tenue de travail obligeant les femmes à montrer « leurs formes, leur poitrine ou leurs jambes6 », un temps de travail excessif, une rémunération inférieure à un salaire vital7 ou des objectifs de production irréalistes8 sont autant de facteurs de risques.

En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail.

Ces facteurs de risques augmentent en effet la dépendance des travailleuses qui craignent de perdre leur emploi et les isolent. Enfin, l’OIT établit un lien entre les incitations salariales à la production et la probabilité de violences sexistes et sexuelles. Ainsi, des travailleuses haïtiennes témoignent que la probabilité de subir des violences sexistes et sexuelles est plus forte dans les usines où les ouvrières obtiennent une prime de résultat. La possibilité d’octroyer ou non cette prime semble donner un ascendant supplémentaire aux hommes qui les encadrent9. En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail10. Depuis les débuts du mouvement #MeToo, plusieurs scandales ont révélé la banalisation et l’impunité des violences sexistes et sexuelles au sein d’entreprises multinationales comme Ubisoft11 ou McDonald’s12. Au-delà de la situation en France ou plus globalement dans les pays du Nord, où sont majoritairement implantés les multinationales, ces entreprises sont concernées à différents niveaux.

Aujourd’hui, l’Organisation internationale du travail estime qu’environ un emploi sur cinq dans le monde est lié à une chaîne d’approvisionnement internationale, c’est-à-dire à l’ensemble des professionnels impliqués dans la conception, la production et la mise à disposition d’un produit ou service destiné à la consommation. Au total, près de 190 millions de femmes travaillent dans ces chaînes de valeur. Elles représentent 80% de la main-d’œuvre dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’habillement. Elles sont majoritaires dans l’horticulture, la téléphonie, le tourisme et dans bien d’autres secteurs. Elles y exercent souvent des emplois précaires, peu qualifiés et/ou peu rémunérés, et y sont particulièrement exposées à la violence et au harcèlement13. Et les violences sexistes et sexuelles paraissent, dans bien des secteurs, systématiques. Ainsi, plus de 90% des femmes travaillant dans la récolte ou production du thé au Kenya ont été victimes ou témoins d’abus sexuels ou physiques sur leur lieu de travail14. 80% des ouvrières du secteur textile interrogées au Bangladesh ont déclaré avoir été victimes ou témoins de violences sexistes et sexuelles au travail15.

Un cadre légal flou et peu respecté

Si les violences sexistes et sexuelles au travail sont longtemps restées taboues, et restent difficiles à évaluer, de tels chiffres auraient dû alerter les entreprises et les convaincre d’intervenir pour réduire les risques. Or, l’analyse de l’application de la loi française « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre16 » montre une réalité toute autre.

Adoptée le 27 mars 2017, cette loi pionnière s’applique aux entreprises implantées en France et qui emploient au moins 5 000 personnes en France, ou bien 10 000 personnes dans le monde. Elle crée l’obligation pour ces entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant non seulement de leurs propres activités, mais aussi des activités des sociétés qu’elles contrôlent, de leurs sous-traitants et des fournisseurs avec qui elles entretiennent une relation commerciale établie. Les personnes « justifiant d’un intérêt à agir », telles que des associations de défense des droits humains, de l’environnement, ou des syndicats, et bien sûr les personnes et les communautés dont les droits sont violés, sont en droit de demander des comptes aux multinationales concernées, dont la responsabilité peut être engagée en justice. Le devoir de vigilance s’inscrit dans une logique de prévention et de réparation. Les sociétés soumises à la loi ne doivent pas attendre qu’une atteinte aux droits humains soit commise pour réagir et sont tenues de prendre des mesures de prévention en amont. La prévention des violences sexistes et sexuelles au travail devrait figurer dans les mesures de vigilance des entreprises concernées par la loi, car ce sont des atteintes graves aux droits humains17. Quatre ans après l’entrée en vigueur de la loi, les multinationales manquent encore à leur devoir de vigilance, notamment parce que leur cartographie des risques ne mentionne pas les risques de violences sexistes et sexuelles.

Lorsque des mesures de prévention sont prévues, elles manquent d’ambition, de suivi, de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Même lorsqu’il a été identifié, bien souvent les mesures correctives sont largement insuffisantes. C’est l’objet du dernier rapport d’ActionAid France sur le devoir de vigilance des multinationales en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans quatre secteurs différents (numérique, hôtellerie-restauration, agriculture, textile). L’analyse des plans de vigilance et de sept multinationales concernées par la loi montre que, lorsque des mesures de prévention sont prévues, celles-ci manquent d’ambition (quand elles ne s’appliquent pas aux filiales ou aux sous-traitants notamment), de suivi (quand aucune évaluation valable de leur mise en œuvre ou de leur impact n’est menée), de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Il paraît illusoire de prétendre réduire les risques de violences sexistes et sexuelles sans s’attaquer à leurs causes profondes, c’est-à-dire aussi bien aux préjugés et représentations des équipes qu’au modèle économique et aux pratiques commerciales des multinationales, qui sont sources de précarité et de vulnérabilité pour les travailleurs et travailleuses18. La formation et la sensibilisation de toutes les parties prenantes (salariés, syndicats, services de ressources humaines des entreprises, de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants) aux violences sexistes et sexuelles pourraient constituer des mesures de prévention et d’atténuation efficaces. Les entreprises devraient également adopter une procédure de plainte facile à comprendre et accessible sans discrimination, ainsi que des mesures de protection et de réparation pour les victimes.

L’association recommande par ailleurs de prévoir le financement et l’accompagnement des fournisseurs et sous-traitants pour interdire et sanctionner les violences et le harcèlement fondés sur le genre en impliquant les syndicats et autres parties prenantes pertinentes, et de garantir la liberté d’association et de négociation collective, sans discrimination, pour permettre aux travailleuses de défendre leurs droits. À ce titre, l’État français a les moyens de veiller au respect de la loi sur le devoir de vigilance. S’il souhaitait s’impliquer davantage et de façon sérieuse sur cette question, il pourrait publier la liste des entreprises concernées par la loi19, et entamer une traduction dans la loi française de la Convention n°190 de l’OIT sur les violences et le harcèlement dans le monde du travail. Or, le gouvernement actuel semble réticent à rappeler leurs obligations aux employeurs ou à leur imposer de nouvelles normes et préfère « inviter patronat et syndicats au dialogue social ».

Notes :

(1) Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), 2019, art.

(2) Ibid.

(3) Thomas Morin, Femmes et hommes face à la violence, INSEE, 22 novembre 2011,

(4) Enquêtes sur le harcèlement sexuel au travail. Études et Résultats, Défenseur des Droits, mars 2014, p. 2

(5) Nordic Union HRTC, Report on sexual harassment. Overview of Research on Sexual Harassment in the Nordic Hotel, Restaurant and Tourism industry, Mars 2016, p. 7-8

(6) Rapport IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Observatoire européen du sexisme et du harcèlement sexuel au travail, 8 octobre 2019

(7) https://ethique-sur-etiquette.org/Dossier-special-salaire-vital

(8) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(9) Sexual Harassment at work: insights from the global garment industry, Better Work, International Finance Corporation, International Labour Organization, juin 2019, p. 11.

(10) Ibid

(11) https://information.tv5monde.com/terriennes/scandale-de-harcelement-sexuel-chez-ubisoft-une-culture-d-entreprise-revoir-367166

(12) https://www.mediapart.fr/journal/france/121020/violences-sexuelles-plongee-dans-l-enfer-de-salariees-de-mcdo?onglet=full

(13) Le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, BIT, rapport IV, CIT, 105e session, 2016

(14) It’s our day – It’s our time : Rising for Equality, Confédération syndicale internationale (CSI), 2018 : www.ituc-csi.org/it-s-our-day-it-s-our-time-rising?lang=en

(15) Enquête : violences et harcèlement dans l’industrie textile, ActionAid, 2019 : www.actionaid.fr/nos-actions/droits-des-femmes/enquete-violences-et-harcelement-dans-l-industrie-textile

(16) Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626?r=g8YI1Y0MdZ

(17) Article 2b de la Résolution 48/104 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993; la Recommandation générale 19 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (1992), ; Recommandation générale 35 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (2017); l’Observation générale 23 du Comité des droits économiques sociaux et culturels (2016).

(18) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(19) En janvier 2020, dans son rapport d’évaluation de la loi sur le devoir de vigilance, le Conseil Général de l’Économie rappelle que « la Loi n’a pas prévu que son suivi soit confié officiellement à un service ou un organisme public, de façon à aboutir à (…) obtenir et tenir à jour une information fiable sur le nombre et la liste des entreprises soumises au Devoir de vigilance. », si bien que « La première difficulté d’application pratique est d’établir la liste des entreprises concernées » (pages 18 et 19)
https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/devoirs-vigilances-entreprises.pdf

Retour sur la “liberté d’importuner” : un mea culpa et des questions en suspens

#MeToo

« Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Dans une tribune publiée le 9 janvier dernier, regroupant un collectif de 100 signataires, les abonnés du Monde ont ainsi eu le privilège de découvrir une nouvelle dénonciation des excès et de la « délation » engendrés par les polémiques ayant succédé aux révélations de l’affaire Weinstein. Cette prise de position inattendue contre les mouvements #MeToo ou encore #BalanceTonPorc est justifiée, aux yeux des signataires, par la peur d’un hypothétique excès de puritanisme et d’une chasse aux sorcières, menaçant outrageusement la liberté sexuelle durement acquise par la génération de féministes à laquelle ces femmes semblent vouloir s’identifier.

Une liberté sexuelle à sens unique ?

Cette tribune revendique avant tout la liberté sexuelle des femmes, et il serait temps en effet que celle-ci fonctionne dans les deux sens. En revanche, la liberté de se faire importuner ou « draguer avec insistance » n’a pas besoin d’être défendue, en particulier quand des femmes ressentent le besoin de se faire les alliées inutiles d’un système qui domine les relations de pouvoir entre les sexes. D’autant que « draguer avec insistance », c’est-à-dire refuser de se laisser entendre dire non, est la définition même du harcèlement. Qui n’est pas une liberté mais un délit, et ne rentre en aucun cas dans le champ de la séduction mais dans celui de la domination.

Cette liberté sexuelle ne pourra être totale que quand ces violences sexistes et sexuelles cesseront, quand le désir ne sera plus envisagé comme une pulsion irrépressible, exclusivement masculine et essentiellement brutale. Car pour défendre la liberté sexuelle des femmes, au lieu de banaliser le harcèlement, cette tribune aurait pu dénoncer davantage la stigmatisation des celles qui assument cette liberté sexuelle, le « slutshaming » qui peut constituer un frein à une sexualité épanouie pour beaucoup de femmes, de peur d’être traitées ainsi.

Il est également regrettable de renvoyer une fois de plus l’homme à sa nature prétendument prédatrice, si l’on suit le raisonnement des signataires. Une image que beaucoup d’hommes rejettent justement, mal à l’aise avec cette injonction à la domination sexuelle. On ne peut voir qu’une impasse dans un rapport de « séduction » qui se résume à attendre de voir si une femme cède ou non à une avance plus ou moins importune. Cela rappelle à nouveau l’importance du consentement qui, une fois acquis, permettrait aux femmes d’assumer elles aussi d’être actives dans le jeu de la séduction. Peut-être même que ce genre de débat pourra permettre, à terme, de libérer certains hommes de ce rôle d’initiateur du rapport de séduction jusqu’à passer pour un prédateur, et qui n’est sûrement pas le reflet de la nature profonde, si tant est qu’elle existe, de tous les individus mâles de cette planète.

« Liberté d’importuner » ou soumission à la culture du viol ?

Confondant la fin de l’invisibilisation des victimes de harcèlement, avec un geste de victimisation attribué sans justification à des « extrémistes religieux », la tribune emprunte son argumentaire à une rhétorique anti-féministe qui n’a rien de neuf : haine des hommes, censure, guerre des sexes et puritanisme …

Débat sur le plateau de BFMTV, capture d’écran.

Les signataires vont jusqu’à dénoncer la manière dont les femmes seraient, à cause de ces mouvements, revenues à l’état d’« enfants aux visages d’adultes », en besoin constant « d’être protégées ». Cet ordre des choses dénoncé par la tribune, où la femme doit être protégée de la manifestation intempestive du désir des hommes, est une fois encore conforté par ses destinataires féminins ; à qui elle intime d’ailleurs de ne pas laisser ces agressions devenir un trauma inévitable. Tout se passe comme si ce qui est appelé euphémiquement les « accidents de la vie d’une femme » était l’expression d’un désir irrépressible de la part des hommes, dont la « misère sexuelle » doit implicitement susciter de la compassion – une compassion dont les victimes doivent manifestement apprendre à se passer.

La dangereuse échelle de hiérarchie qu’elles tentent d’instaurer entre drague maladroite, insistante, agression – ou expression d’une « misère sexuelle » (sic) – puis viol tend à effacer la notion centrale de consentement que de telles campagnes, malgré qu’on les juge « excessives », avaient le mettre en lumière. Car la différence est réelle et ne commence pas entre deux qualificatifs, lourd ou insistant, mais dès le moment où le consentement de la personne est ignoré. En quoi cette valeur essentielle de respect relève du puritanisme et de la guerre des sexes ? On s’interroge.

Une fois de plus, on assiste à une vague de commentaires et de polémiques sur la manière dont la victime doit se comporter, sans laisser de place à l’idée que peut-être, en s’adressant aux potentiels agresseurs et en ne banalisant pas leurs actes, il n’y aurait tout simplement plus de victimes. Mais c’est justement ce que fait cette tribune en détournant le propos fondamental de campagnes telles que #metoo et en choisissant délibérément un vocabulaire qui euphémise ou banalise l’agression.

Comme le souligne la contre-tribune publiée dans le club Mediapart, on peut y voir un système de défense où « plutôt que de reconnaître que certains groupes sont l’objet de traitements inégalitaires, il fait porter le tort sur les personnes qui les subissent, les pointent, soulignent que cet état des choses est le produit d’une histoire et ouvrent ainsi la possibilité de remettre en cause le périmètre d’évidences sur lequel repose l’ordre politique et social ».

Ni complice, ni victime : une nouvelle injonction au silence

Tout excès mis à part, le mouvement #metoo ne peut s’envisager exclusivement comme une réaction victimiste. Si de nombreuses personnes s’y sont associées et reconnues victimes, c’est avant tout pour dénoncer des coupables, bien plus nombreux que beaucoup ne l’imaginaient. Se reconnaître victime, c’est aussi se libérer de cette étiquette, et pouvoir tenter de revoir les règles d’un système où cette liberté sexuelle étatit monopolisée par certains. Si les femmes ont en effet gagné un droit – encore malheureusement tout relatif – de pouvoir assumer une sexualité libérée, elles n’ont pas perdu le privilège d’être rappelées à leur fonction sociale d’objet de désir que l’on peut importuner et dont le consentement n’est pas une priorité. De fait, ce n’est pas cet ennemi « extrémiste » et dont le nom est soigneusement tu qui protègera ces femmes. La femme se protège elle-même, et réalise enfin ce que la culture du viol a empêché – avec succès et depuis trop longtemps – de se produire : faire changer la honte de camp.

Le sous-texte de la tribune, qui a le mérite d’ouvrir un débat sur la manière dont les victimes de harcèlement ou d’agression gèrent ces épreuves, est malheureusement clarifié par les prises de paroles de certaines de signataires. Il est bien question de la responsabilité des femmes, comme le soulignait Sophie de Menthon à l’occasion de la chronique de Guillaume Meurice sur France inter : celles-ci doivent prendre conscience du désir qu’elles suscitent – encore une fois, de jolies injonctions à celles qui ont le malheur de vouloir se revendiquer victimes. On ne peut ignorer la dangereuse proximité entre ce genre de propos et les justifications qui font l’essentiel de la culture du viol, et qui impliquent qu’une femme doive toujours prendre en compte ce fameux désir lorsqu’elle décide de la manière de s’habiller ou de simplement marcher dans la rue, pour ne citer que ces exemples.

Certes, toutes les personnes ayant vécu ces violences sexistes et/ou sexuelles ne les ont pas vécues de la même manière. Mais une telle banalisation de ces gestes révèle une culture du viol. Cela explique également que face à ces agressions, les victimes ont préféré se tourner vers une dénonciation publique, désordonnée, violente, expéditive, anonyme souvent, plutôt que vers des forces de l’ordre ou le système judiciaire. Des forces de l’ordre mal formées à la prise en charge de ces violences qui touchent pourtant près d’une femme sur deux, ou un système juridique qui ne parvient pas à les défendre, entre non-lieux et peines dérisoires.

Peut-être est-il nécessaire de rappeler que selon une enquête IFOP pour le Défenseur des droits qui date de mars 2014, 1 femme sur 5 a été victime d’harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle, et que 5% seulement des cas ont été portés devant la justice. Ou encore que plus d’une Française sur deux (53%) dit avoir été victime d’agression sexuelle (attouchements sexuels, main aux fesses, baiser forcé…) et/ou de harcèlement sexuel (propos déplacés, dégradants, insultes à connotation sexuelle, propositions sexuelles…), selon un sondage Odoxa-Dentsu pour Le Figaro et franceinfo.

Au fond, l’un des reproches que l’on peut faire au mouvement #metoo réside dans ce décentrement du débat sur le comportement des victimes, et non sur celui des coupables. Caroline de Haas l’a très justement souligné sur le plateau de la matinale d’Europe 1 le 10 janvier dernier : si la tribune rappelle bien qu’ « il est plus judicieux d’élever nos filles de sorte qu’elles soient suffisamment informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser intimider ni culpabiliser », à aucun moment elle ne s’intéresse à la manière d’élever les garçons pour qu’ils ne soient jamais ces agresseurs.

Et si, au lieu d’apprendre aux petites filles à faire des agressions un « non-évènement », on apprenait à tous les enfants, peu importe leur sexe, à ne pas agresser ?  Et si on cessait d’essentialiser la brutalité du plaisir masculin ? Et si on commençait à admettre que l’avenir de tels mouvements de dénonciation est celui d’une réappropriation du plaisir féminin pour, enfin, replacer hommes et femmes dans leur égalité originelle face au plaisir ?

Les signataires, entre débordements et mea culpa

Face aux nombreuses outrances de certaines signataires de la tribune dans différents médias – on aura notamment appris grâce à Brigitte Lahaie que l’on « peut jouir lors d’un viol », – Catherine Deneuve, que l’on avait prise pour la figure de proue de cette tribune, a tenu à se distancer de ces propos et est allée jusqu’à s’excuser auprès de celles et ceux que la tribune avait pu choquer, en une de Libération : « Je salue fraternellement toutes les victimes d’actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune parue dans le Monde, c’est à elles et à elles seules que je présente mes excuses. »

Une de Libération du 15 janvier 2018.

L’actrice tient à rappeler, à juste titre, que son engagement dans la cause féministe n’est plus à prouver, et l’on se doit de reconnaître que le débat engendré par la tribune polémique n’aurait peut-être même pas pu exister sans une première vague de libération du corps de la femme, et le droit à l’avortement qui doit beaucoup, en France, au manifeste des « 343 salopes » dont Deneuve était signataire. Catherine Deneuve tient tout de même à donner davantage de raisons pour expliquer son engagement à l’encontre des « excès » des mouvements comme #balancetonporc ou #metoo : « Mais en quoi ce hashtag n’est-il pas une invitation à la délation ? Qui peut m’assurer qu’il n’y aura pas de manipulation ou de coup bas ? Qu’il n’y aura pas de suicides d’innocents ? », s’exclame notamment l’actrice.

L’idée selon laquelle les faux témoignages de viol seraient légion, comme une technique de vengeance répandue parmi les femmes, a depuis des décennies été remise en cause par de nombreuses études aux Etats-Unis et en Angleterre qui prouvent que ce taux de faux témoignages n’est en réalité pas plus élevé que pour n’importe quel autre crime ; et que l’attitude extrêmement précautionneuse des policiers vis-à-vis de la parole de la victime n’est pas justifiée par la réalité. A ce sujet, le blog crêpegeorgette a recensé les études et sondages autour de ce mythe urbain.

La tribune du Monde a donc porté un nouveau coup à la crédibilité de la parole des victimes, qui hésitent d’autant plus à se tourner vers les commissariats pour « se faire justice», malgré toute la confiance que Catherine Deneuve y place.

Harcèlement de rue : de l’importance de nommer pour commencer à agir

Marlène Schiappa, Secrétaire d’Etat à l’égalité hommes-femmes s’implique personnellement dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes. Si son action lui a valu un certain nombre de critiques (entre autres: l’installation d’un buzzer dans Touche Pas à Mon Poste, ses écrits qui se veulent humoristico-érotiques jugés grossophobes), celle-ci illustre aussi les dégâts et l’inadéquation entre la nécessité de faire vite et de faire parler avec des sujets qui imprègnent la société à l’heure où son secrétariat d’État va être amputé de 25%, soit plus de 7 millions d’euros qui seront retranchés du budget qui lui est alloué.

Le tweet polémique posté lundi 12 juin était composé de trois photos prises lors de sa visite à La Chapelle-Pajol, quartier devenu le symbole par excellence du harcèlement de rue laisse sceptique. Il avait été supprimé peu de temps après sa publication et son entourage avait reconnu un « bug communicationnel ». Cet exemple illustre la difficulté et l’importance de bien nommer un phénomène afin de commencer à agir sur lui.

Par la formule « Les lois de la République protègent les femmes, elles s’appliquent à toute heure et en tout lieu », une ambiguïté peut d’abord être soulevée : considère-t-elle que les lois de la République doivent protéger, ce qui reviendrait à convenir qu’elles ne protègent pas systématiquement et qu’il n’y a pas adéquation entre les lois et valeurs proclamées et le réel ?

Ou alors – ce qui aurait été vérifié et confirmé de manière expérimentale par sa petite promenade nocturne – que les lois qui existent protègent bel et bien les femmes ? Cette dernière hypothèse reviendrait dès lors à diminuer le poids de la parole des femmes qui dénoncent tant individuellement qu’au sein d’associations la banalité du harcèlement de rue et l’existence d’espaces où les femmes ne peuvent se déplacer en toute quiétude.

Si cet événement a fait réagir la « fachosphère » et que les commentaires à son propos se cantonnent désormais à une opposition entre « pro » et « anti »-Schiappa, cela tend à faire oublier le vrai sujet et surtout les principales victimes, à savoir les femmes. En effet, si un certain nombre de critiques à son encontre sont imprégnés de sexisme, ce n’est pas pour autant qu’il faut fermer les yeux sur les remarques qui lui sont adressées.

En 2015, une étude menée en Seine-Saint-Denis avait révélé que sur les 600 femmes interrogées, toutes avaient subi au moins une fois dans leur vie du harcèlement voire une agression dans les transports en commun. Une enquête menée par Holleback ! et l’Université de Cornell parue la même année dévoilait quant à elle que 82% des femmes en France ont été victimes de harcèlement de rue avant l’âge de 17 ans. A ces données préoccupantes, quelles solutions, quel diagnostic opposent la majorité présidentielle et le Président de la République?

Dans son programme, Emmanuel Macron avait associé le « harcèlement de rue » à des « incivilités » au même titre que le fait de cracher par terre. Harceler est dès lors passible d’une amende, chose peu aisée à mettre en œuvre dans les faits. Seulement, harceler une femme dans la rue, l’accoster, l’insulter, est-ce une simple incivilité ?

Ainsi, le « bug communicationnel » de Marlène Schiappa – s’il ne prouve rien empiriquement – témoigne aussi du peu d’importance accordé à ce type de harcèlement défini par le collectif Stop Harcèlement de Rue comme « les comportements adressés aux personnes dans les espaces publics et semi-publics, visant à les interpeler verbalement ou non, leur envoyant des messages intimidants, insistants, irrespectueux, humiliants, menaçants, insultants en raison de leur sexe, de leur genre ou de leur orientation sexuelle » (attitudes distinguées de la « drague »).

Quelles solutions ?

Si l’agrandissement des trottoirs ne changera pas la donne, que le phénomène ne peut être corrigé dans l’immédiat, la complexité de la question doit-elle pour autant autoriser des réponses hâtives ou caricaturales ? Probablement pas. Cela ne fait qu’ajouter au sentiment de l’absence de considération et d’impuissance de la part des autorités. Ainsi, dans un communiqué paru le 13 juin, la Secrétaire d’Etat annonçait qu’elle s’était entretenue « avec François Bayrou, Ministre d’Etat, garde des Sceaux, ministre de la justice, notamment pour évoquer la verbalisation immédiate des auteurs d’agression sexistes comme de discriminations ».

A une volonté de penser la question sur le long terme, a été ajoutée une action très cosmétique de communication, symptomatique d’une volonté de faire le « buzz », ce qui n’apporte rien aux femmes qui subissent le harcèlement et qui tend à faire oublier l’enjeu fondamental, sous couvert de progressisme.

Commencer par nommer le harcèlement de rue tel qu’il est, le considérer comme un délit, une violence et pas comme un simple manque de politesse est un moyen de se placer du côté de celles qui le subissent, au lieu d’en faire un acte marginal. Le Président se voulait « en prise avec le réel » pendant sa campagne, nommer les choses et le harcèlement de rue, sujet certes très complexe, ne doit pas y déroger.

Cependant, comment agir quand un secrétariat d’Etat qui permet de faire vivre des infrastructures et un tissu associatif efficace sur l’ensemble du territoire se voit amputé de 25% de son budget? Si les structures nationales seront moins touchées (même si Le Planning familial par exemple n’avait toujours pas reçu à la fin du mois de juillet la première moitié de son budget public pour l’année en cours) et que les associations de lutte contre les violences ne seront pas affectées, les organisations et structures locales ont quant à elles plus de craintes.

Ainsi, les associations qui mènent entre autres des actions de sensibilisation dans des écoles et qui ne sont pas subventionnées par des fonds privés se trouvent directement menacées.

Le choix politique qui est celui des coupes dans le budget de l’État remet en cause l’efficacité même d’un secrétariat qui est pourtant essentiel et qui se retrouvera davantage encore cantonné aux déclarations et autres opérations de communication, faute de moyens suffisants.

Crédit photo :

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