Hégémonie néolibérale, conquête du désir et crise de la gauche

© Ronald Reagan Presidential Library

Idéologie dominante, vedette médiatique et provocateur scientifique, le néolibéralisme réussit une prouesse de plus en plus répandue, celle d’exister en fuyant les définitions. Pour autant, il est incontestable qu’il domine aujourd’hui l’espace politique et économique. Le triomphe des idées s’explique également par la disparition des contestations. Pour comprendre la position de celui qui règne, on peut regarder du côté de ceux qui l’ont combattu comme la gauche, plongée en pleine crise idéelle. Théorie économique présentée comme un nouvel horizon indépassable, le libéralisme économique prévaut dans une étendue d’idées mortes. Michelet savait que les sorcières apparaissaient dans les déserts de sens, la gauche a découvert que ses bourreaux naissaient dans ses gouffres idéels.


L’un des traits saillants du débat public contemporain tient dans l’idée que le succès des termes provient de la rareté des définitions. Plus les définitions sont rares ou floues, plus les termes sont promis à de longues carrières politiques et médiatiques. Règne du consensus. Le néolibéralisme, quotidiennement scandé, fait figure d’exemple. Souvenons-nous de l’avertissement initial du père fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim : « Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir […] qu’il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s’étendre à leur insu, du concept qu’il visait primitivement ou paraissait viser, à d’autres notions plus ou moins voisines »[1].

Le terme même de libéralisme est ambivalent. À la fois parce que les traditions philosophiques dont il procède héritent de courants différents, et également parce qu’il existe comme domaine scientifique mais aussi comme idéologie politique.

En juillet 2008, alors que la crise financière et économique déborde de toutes parts, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, présente un sévère bilan interrogeant : « La fin du néolibéralisme ? »[2]. Tout en ciblant les dysfonctionnements de l’économie de marché, en dénonçant « une politique servant certains intérêts », et en annonçant qu’il ne fut jamais supporté ni par « la théorie économique » ni, désormais, par « l’expérience historique », Stiglitz esquisse quelques traits d’un portrait du néolibéralisme en tant que « fourre-tout d’idées basé sur la notion fondamentaliste que les marchés sont auto-correcteurs, qu’ils distribuent efficacement les ressources et servent l’intérêt général ». Présenté comme un fondamentalisme de marché, le néolibéralisme apparaît alors comme le triomphe de la liberté de marché contre l’État.

Pour tenter de se fixer sur une définition, retenons le néolibéralisme dans ses grandes lignes comme la doctrine considérant que les marchés sont le moyen le plus efficace pour organiser la production et que, ce faisant, l’État se retire à mesure que s’étend la logique marchande. Dans un système capitaliste perçu comme naturel et libre, les acteurs économiques et financiers doivent bénéficier d’une liberté de mouvement maximale. Paradigme fondé sur l’idée de marchés auto-régulés, le néolibéralisme ne serait, dans ces définitions, « qu’une réactivation agressive du vieux libéralisme classique »[3]. Cependant, les politiques qui en découlent interrogent la réalité du retrait de l’État. S’il a laissé l’ordre du privé régner, l’État n’est pas pour autant devenu une instance secondaire observant de loin le déroulement des mécanismes de marché. Plutôt, il est resté très présent pour organiser les processus qui se mettaient alors en œuvre. Cette liberté du néolibéralisme apparaît dès lors comme une licence. Et c’est bien l’État qui la confère. La circulation des capitaux, les traités de libre-échange ou la financiarisation de l’économie ont été permis par l’action de l’État délivrant des licences. « Loin d’être l’obstacle que l’on croit à cette extension de la logique du marché́, l’État en est vite devenu l’un des principaux agents, sinon le vecteur essentiel »[4]. C’est ainsi largement par les leviers de l’État qu’est permise l’extension de la logique marchande.

Il convient également d’ajouter aux traits distinctifs du néolibéralisme la volonté d’autonomisation et d’extension de la logique marchande hors de la seule sphère marchande. Ce débordement, c’est-à-dire cette autonomisation, ne peut être le seul fait des lois souterraines du capitalisme, il réclame dès lors la contribution active des pouvoirs d’État qui l’organisent. Ainsi Bourdieu pouvait-il avancer que le néolibéralisme est « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur ». Dans cette logique, l’État devient l’étroit collaborateur du marché et du capital, mettant ses outils d’ampleur à leur service. Les exigences électorales entament parfois ces mécanismes, ou troublent leur lisibilité pour feindre de le faire, mais elles n’enlèvent rien au cheminement fondamental qui est en cours. Le projet économique a donc, dès le départ, exigé la collaboration politique.

Le néolibéralisme s’épanouit à la fois dans le champ scientifique et dans le champ politique. C’est précisément dans cette dernière sphère que se prononce le discours le justifiant et que s’affrontent les points de vue. C’est donc ici que s’offrent nombre des explications de son hégémonie. Le cas français est loin d’être unique, il ne permet pas d’épuiser les facteurs explicatifs et ne satisfera pas toutes les analyses, mais offre un exemple limpide.

Les conditions d’imposition du néolibéralisme

Le « néolibéralisme » est un terme employé pour la première fois en 1938, lors d’un colloque[5] pour se distinguer du capitalisme manchestérien du siècle précédent. Il s’agissait de rendre compte de la rénovation doctrinale qui les distinguait. Mais, depuis, les usages du terme ont largement changé[6]. Alors qu’au sortir de la guerre, les tenants français du néolibéralisme s’étaient positionnés en opposition à leurs prédécesseurs du siècle passé en défendant des formes d’interventionnisme juridique de l’État – ce qui les rapprocherait plutôt des formes d’ordo-libéralisme à l’allemande[7] – il faudra attendre les années 1960-1970 pour voir les idées néolibérales recevoir une lumière nouvelle. Ce qui apparaît comme une seconde génération de néolibéraux se place largement en opposition à la première. Ainsi, les années 1970 représentent un moment clé pour le néolibéralisme. C’est là que se situent les principaux instants de sa diffusion théorique et ses conséquences politiques les plus sensibles. Cette période correspond à l’émergence des Nouveaux économistes qui, important des idées néolibérales depuis les Etats-Unis, parviendront à les inscrire à l’agenda politique. Il ne s’agit pas pour eux de construire de nouvelles théories, mais d’importer celles que construisent les Écoles de Chicago et de Virginie[8].

Les idées néolibérales ne sont pas nées dans les années 1970, mais c’est à moment-là que, dans l’espace politique français, elles ont progressé et ont fini par s’imposer. Il a fallu la rencontre d’une série d’événements pour tisser un contexte favorable à la réception de ces idées.

Du point de vue économique, les années 1970 correspondent à la fois au choc pétrolier de 1973 et à la stagflation. Cette tension du système économique s’accompagne de difficultés sensibles pour les modes de régulation keynésiens. Situation que les néolibéraux vont exploiter pour décréter la fin du keynésianisme[9] (alors que leurs adversaires, à gauche, signalaient plutôt une crise systémique du capitalisme monopolistique d’État). Le néolibéralisme a pu profiter de la baisse du taux de profit pour imposer un nouvel ordre de pensée et d’action. Au-delà de la stricte dimension économique, en France, ce moment s’accompagne d’un renouveau du libéralisme politique à partir, notamment, du développement de deux revues aroniennes Contrepoint et Commentaires. Ces nouvelles forces se retrouvent également dans le Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés dont le manifeste recueille les signatures de gens comme Aron, certes, mais aussi Michel Crozier, Raymond Boudon, Jean d’Ormesson ou Eugène Ionesco.

Dans les braises du contexte de l’Est – sur lesquelles ont largement soufflé les révélations de Soljenitsyne[10] – va également se développer et se renforcer une nouvelle gauche intellectuelle. Celle-ci mènera alors ses combats contre l’Union des gauches – que socialistes et communistes préparent – et fera de l’antitotalitarisme la clé de voûte idéelle de son système intellectuel. Elle tentera alors de développer des positions de gauche qui s’opposeront à l’hégémonie marxiste que – pour des raisons de stratégie électorale – la gauche socialiste feint d’adopter. Cette pensée se retrouvera médiatiquement principalement dans Esprit ou Le Nouvel Observateur et dans les figures des Nouveaux philosophes, notamment celles de Bernard-Henri Lévy ou d’André Glucksmann.

Un autre élément est central dans l’émergence d’un contexte favorable à la réception des idées néolibérales : la position de la gauche socialiste dans le champ partisan. Si la droite a aisément accueilli les idées néolibérales qu’incarnait Margareth Thatcher outre-manche[11], la gauche aura connu une évolution plus mouvementée. Pourtant, c’est elle qui – en tant que détenteur du langage d’opposition – détenait les clés de l’hégémonie potentielle du néolibéralisme dans le champ partisan.

Nouvellement refondé à Épinay, en 1971, le PS est immédiatement placé dans une position où les marges de manœuvre sont, en fait, assez réduites. Son discours politique est encore largement marqué par la condamnation des « erreurs » de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), qui s’était signalée dans les années précédentes par ses alliances avec le centre et la pâleur de ses ambitions. Rappelons-nous sans cesse que l’idéologie n’est pas un espace autonome, plutôt, elle est un reflet. Ainsi, elle est en relation déterminée et déterminante avec l’environnement qui constitue son champ de production. Le cas socialiste dans ces années en fournit un exemple particulièrement parlant. Avec le souvenir – de triste mémoire – de la SFIO derrière eux, et avec le voisin communiste massif devant eux, les socialistes vont développer une idéologie largement influencée par le poids de la pensée radicale. Pour exister à gauche, le PS doit contester au Parti communiste (PC) son hégémonie dans les milieux populaires. Mais, le PS n’a jamais été le parti de masse qu’il a longtemps rêvé d’être. Ce défaut de crédibilité militante va alors être compensé par un surinvestissement discursif dans la rupture. Elle résonne encore la voix de François Mitterrand qui, à Épinay, jurait que « celui qui ne consent pas à la rupture avec le capitalisme ne peut être adhérent du Parti socialiste ». La radicalité du discours socialiste est directement justifiée par la radicalité – réputée mais aussi réelle – du discours communiste (à un moment où le PC est largement majoritaire dans les milieux populaires) et guidée par l’impératif électoral. La stratégie socialiste va alors consister à investir massivement l’idée d’une Union des gauches, laquelle réclame une justification par références idéologiques.

Face à ce positionnement, les défenseurs des idées néolibérales en France vont pouvoir bénéficier des craintes que suscite cette évolution auprès de larges franges de l’électorat, notamment dans la partie libérale du patronat, en alarmant sur les dangers de ces pensées. C’est d’ailleurs à ce moment-là que se développent des clubs de réflexion patronaux qui participeront, à leur tour, à la diffusion des idées néolibérales. Les ouvrages – et les offensives – se multiplient contre l’idéologie qui s’impose à gauche. Certains de ces livres connaissent des succès médiatiques et politiques importants, à droite certes (comme auprès de Jacques Chirac qui louera celui d’Henri Lepage) mais également à gauche. L’entreprise néolibérale d’alors se porte donc très directement contre la gauche socialiste qui, pour l’heure, présente une pensée incompatible.

Durant les décennies suivantes, les idées néolibérales récemment introduites vont devenir dominantes, puis hégémoniques à mesure que les alternatives – et donc les contestations – – devenaient mutiques. L’entreprise économique réclamait la collaboration active des mondes politiques devant assurer l’emprise idéologique de la question. Elle trouva satisfaction à la fin du XXème siècle.

Libéralisme et socialisme

« La véritable évolution des deux dernières décennies n’est pas tant l’adoption des thèmes de la droite que le renoncement aux idées de la gauche ». [12]

La gauche socialiste s’est présentée, dans les années 1970, sous un jour particulièrement radical (bien qu’il faille se méfier du terme « radical », souvent employé de manière péjorative, voire stigmatisante, mais qui n’a ici pour objectif que de qualifier une réflexion à la racine axée sur un raisonnement fondamental développant une pensée de la causalité). Durant ces années, le PS défend l’instauration d’un socialisme qui réclame la disparition du capitalisme. Cette ligne, au sein du Parti, est notamment menée par le CERES de Jean-Pierre Chevènement. C’est elle qui triompha en 1971 et sera réaffirmée, après quelques périodes de perturbations, en 1979 lors du congrès de Metz. À ce moment-là, François Mitterrand, inquiété par la contestation émanant notamment de la ligne rocardienne, a besoin du soutien des troupes chevènementistes pour s’imposer. Ainsi, le socialisme est présenté comme une doctrine concurrente au capitalisme, l’avènement du premier réclamant l’extinction du second. Cela est vrai en 1971 – lorsque, par exemple, François Mitterrand affirme le 1er juillet, « On peut être gestionnaire de la société capitaliste ou fondateur de la société socialiste à ce moment du siècle. En ce qui nous concerne, nous voulons être les seconds » – comme en 1979 où la motion affirme « Commençons par rappeler, au risque d’exprimer des vérités premières que notre objectif n’est pas de moderniser le capitalisme ou de le tempérer mais de le remplacer par le socialisme. »

À ce moment-là, dans le discours politique tout au moins, si le néolibéralisme trouve des raisons de se renforcer dans l’opposition, il a face à lui un adversaire qui lui oppose un schéma idéologique d’ampleur semblable. Dans la décennie suivante, c’est précisément l’effondrement de cette opposition fondamentale qui va laisser pleine liberté au néolibéralisme pour devenir la pensée hégémonique que l’on constate aujourd’hui. Non qu’elle soit la seule – et les porteurs de pensées contraires sont nombreux et déterminés – mais qu’elle soit installée institutionnellement, sans qu’elle ne puisse être inquiétée par la compétition.

Le Projet Socialiste pour la France des années 1980 affirmait « Ces idées-là [anticapitalisme, rupture, etc.] sont les seules que la droite ne puisse récupérer puisqu’elles visent à détruire ses propres fondations ». En l’écrivant, les socialistes ne se doutaient alors sans doute pas qu’ils annonçaient ici ce qui deviendrait l’une de leurs principales pertes. L’opposition frontale au capitalisme était la marque de distinction politique la plus sûre pour la gauche. Mais, après l’expérience du pouvoir, les hommes de la rose se sont rapidement retrouvés dans l’incapacité de continuer avec le même discours. La dimension économique devenait – face aux difficultés que le parti connaissait – un terrain particulièrement hostile pour lui où la droite pouvait tantôt cibler l’irréalisme des propositions socialistes, tantôt ses difficultés de gestion, tandis que le reste de la gauche pouvait l’attaquer sur sa trahison. Les tentatives de diversion idéologique portèrent le Parti Socialiste vers d’autres dimensions. Seulement, comme avec la dimension culturelle, les nouveaux marqueurs identitaires du PS ont progressivement établi les conditions du consensus. Non pas que dorénavant les partis dominants s’accordent sur les réponses, mais qu’ils le fassent sur les termes de la question. Ainsi, dans la compétition partisane française, le néolibéralisme put obtenir une position dominante écrasant la contestation dès lors qu’il devenait quasiment impossible de penser hors de lui.

La charnière 1983-1984 a souvent été utilisée pour illustrer la grande rupture de la politique socialiste. S’il nous est permis, grâce aux travaux sur la question, de remettre en cause l’idée d’un tournant brutal à ce moment-là au niveau des politiques, il n’en reste pas moins que cette période représente, sur le plan idéologique, un instant symptomatique. C’est à ce moment-là que le discours politique des socialistes cesse d’être rattaché systématiquement à 1981 et au programme de la campagne de François Mitterrand. Viennent alors en masse les idées de progrès, de modernité, la nouvelle figure de l’entreprise – jadis lieu d’exploitation devenu foyer de la croissance –, et ceux qui s’y opposent sont sèchement renvoyés dans le camp des archaïques. La rhétorique néolibérale a pleinement contaminé le discours socialiste, qui était le dernier à avoir proposé un discours d’opposition fondamentale largement écouté. Le réalisme que mettent en avant les socialistes rejoint le réel que le néolibéralisme assure être. Romaric Godin (La guerre sociale en France, 2019) le signale bien : le néolibéralisme, c’est le réel, le monde allant de l’avant, marchant, et tout ce qui l’entrave va contre son progrès inévitable.

S’il n’a pas fallu attendre 1984 pour qu’une dose de libéralisme s’insinue dans la politique socialiste, c’est bien à ce moment-là qu’elle est rendue si visible. Ce tournant marque donc une étape idéologique importante pour les socialistes, certes, mais pour le champ politique français dans son ensemble.

En mai 1984, Michel Foucault, un mois avant sa mort, dit à propos des socialistes et de l’appel lancé aux intellectuels de gauche afin de sortir de leur silence : « Et maintenant que vous changez de front, sous la pression d’un réel que vous n’avez pas été capable de percevoir, vous nous demandez de vous fournir non la pensée qui vous permettrait de l’affronter mais le discours qui masquerait votre changement »[13]. Comme Jaurès avant lui disant que « ceux qui ne peuvent changer les choses, changent les mots pour le dire », Foucault pointait là ce qui allait devenir la nouvelle constante du socialisme français (qui n’avait dès lors plus grand chose de socialiste) : l’évidement idéologique. On sait depuis Bourdieu qu’à une idée-force il faut opposer une autre idée-force. Nombreux sont les travaux qui détaillent le fonctionnement tentaculaire d’un néolibéralisme qui s’insinue – en tant que système de pensée – dans toutes les sphères de la société et de l’être. C’est dans son caractère systémique que le néolibéralisme trouve son existence en tant que système de la raison unique[14]. À ce schéma fondamental, la gauche, en plein crise identitaire, n’a plus jamais paru capable d’opposer un schéma taillé dans les mêmes proportions.

La connexion entre la carrière symptomatique de l’idéologie socialiste et l’hégémonie intellectuelle du néolibéralisme permet d’expliciter quelques éléments saillants de l’espace partisan actuel et de ses conditions idéelles. Pourtant, il resterait fort à faire pour comprendre les mécanismes justifiant son imposition dans toutes les sphères de la société. L’étude du champ partisan est bien loin d’en épuiser tout le contenu mais a le mérite de proposer quelques outils de réflexion.

Le néolibéralisme a trouvé, aujourd’hui, de puissants soutiens institutionnels ne permettant pas aux mouvements de contestation de durer avec crédibilité. Son développement total a privé les idéologies concurrentes de leur espace de survie. Plonger un bref regard dans la situation intellectuelle et partisane des années 1970 et 1980 permet d’apporter quelques éléments de compréhension des conditions de son imposition.

[1] Durkheim, E., Le Suicide, PUF, Paris, 1983 [1897], p.108.

[2] Stiglitz, J., « The End of Neoliberalism ? », Project Syndicate, 2008.

[3] Audier, S., Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012, p.20.

[4] Dardot, P., Laval, C., « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste », Cités, vol. 41, no. 1, 2010, p.37.

[5] Denord, F., « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement Social, vol. no 195, no. 2, 2001, pp. 9-34.

[6] Audier, S., op.cit.

[7] Bilger, F., « La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand », L’ordolibéralisme allemand, Aux sources de l’économie sociale de marché, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2003, p. 17-28.

[8] Brookes, K. « Un « libéralisme scientifique » contre les gauches : La réception du néo-libéralisme américain en France dans les années 1970 », Raisons politiques, 67, 2017, pp. 71-94.

[9] Rosanvallon, P., « Histoire des idées keynésiennes en France », Revue française d’économie, vol. 2, n°4, 1987, p. 22-56

[10] Soljenitsyne, A., L’archipel du Goulag, Points, 2014 [1974]

[11] Denord, F., « La conversion au néolibéralisme. Droite et libéralisme économique dans les années 1980 », Mouvements, n° 35, vol. 5, 2004, pp. 17-23.

[12] Tribune de Didier Fassin dans Le Monde, 25 septembre 2012, « Priorité à l’ordre et obsession sécuritaire : les causes perdues des socialistes ».

[13] « Le souci de la vérité », entretien avec F. Ewald, Magazine littéraire, no 207, mai 1984, pp. 18-23.

[14] Dardot, P., Laval, C., Ce cauchemar qui n’en finit pas, La Découverte, 2016.

 

« Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes » – Entretien avec Barbara Stiegler

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

 Évoluer dans un monde qui change, s’adapter à un environnement qui est en mutation permanente… d’où viennent ces métaphores biologiques qui imprègnent le discours dominant ? Barbara Stiegler, professeure de philosophie à l’université de Bordeaux-Montaigne, tente de répondre à cette énigme dans son dernier livre publié aux éditions Gallimard, « Il faut s’adapter ». Elle s’intéresse aux controverses qui parcouraient la pensée libérale dans les années 1930, à l’époque où l’on débattait de l’héritage de Darwin dans les sciences sociales. Aux origines du néolibéralisme contemporain, on trouve un penseur dont l’influence a été considérable sur le siècle passé : Walter Lippmann. Entretien réalisé par Wonja Ebobisse et Vincent Ortiz, retranscrit par Hélène Pinet.


LVSL – Votre livre est consacré à l’analyse de deux pensées libérales des années 1930 : celle de John Dewey et celle de Walter Lippmann, qui cherchent à refonder le libéralisme sur de nouvelles bases. La pensée de Dewey est inspirée par un évolutionnisme issu de Darwin, celle de Lippmann d’un évolutionnisme qui doit davantage aux darwinistes sociaux et à Herbert Spencer. Pourriez-vous revenir sur les différences entre ces deux interprétations de la théorie de l’évolution, qui ont toutes deux servi à justifier des formes différentes de libéralisme ?

Ndlr – Le darwinisme social est un courant de pensée incarné au premier chef par Herbert Spencer, qui interprète le monde social à l’aune d’une théorie de l’évolution. Cette théorie promeut une lecture téléologique de l’évolution : les organismes sont conditionnés de manière unilatérale par leur environnement, qui leur impose des lois face auxquelles ils ne peuvent que s’adapter, ou disparaître. Ainsi, l’espèce humaine s’oriente vers une société chaque jour plus développée et perfectionnée, dans laquelle la division du travail est sans arrêt plus poussée – au prix d’une concurrence brutale qui s’avère fatale pour les individus les plus faibles, condamnés à disparaître dans un processus que Spencer nomme la « survie des plus aptes » (survival of the fittest), au même titre que les organismes les plus faibles d’une espèce animale.

Barbara Stiegler – Walter Lippmann, comme John Dewey d’ailleurs, est d’abord un progressiste qui cherche à rompre avec Herbert Spencer et avec le darwinisme social, comme tous les progressistes. Il vit dans une époque où les milliardaires américains sont spencériens, où la mentalité dominante est imbibée des thèses de Spencer – un spencérisme d’ailleurs assez caricatural, la pensée de Spencer étant plus fine. Les milliardaires, qui se présentent comme les responsables de la prospérité des grandes villes américaines, sont favorables à « l’élimination des inaptes », à la « survie des plus aptes », etc. C’est dans cet environnement que se construisent la pensée de Dewey et de Lippmann. Ils sont progressistes, se situent plutôt à gauche de l’échiquier politique, et critiquent ce darwinisme social sauvage, ce capitalisme de prédateurs. L’idée est de critiquer Spencer au nom de Darwin, aidé d’une compréhension beaucoup plus fine de Darwin. C’est un point commun entre Dewey et Lippmann, qu’il faut souligner.

Cependant, il se produit rapidement une rupture. Lippmann, sans s’en rendre compte, reconduit certains aspects du darwinisme social, croyant rompre avec lui. Il reprend notamment à Spencer sa compréhension de l’adaptation. Lippmann, comme Spencer, absolutise les conditions de l’environnement au détriment de l’organisme, considérant que l’environnement agit de manière mécanique sur les organismes. Il ne voit pas que l’organisme se situe dans un rapport dialectique permanent avec son environnement, et que l’organisme, en retour, possède une activité de transformation de l’environnement. Il y a donc chez Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la révolution industrielle : le capitalisme mondialisé.

« Il y a dans le néolibéralisme de Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la Révolution Industrielle : le capitalisme mondialisé. »

Cet environnement est absolutisé comme une nouvelle fin de l’histoire. Lippmann envisage donc une sorte de fin de l’évolution. Il s’agit d’une nouvelle trahison de Darwin, qui possède une vision multi-directionnelle et buissonnante, de l’évolution, refusant de penser qu’il y aurait un environnement auquel tous les vivants devraient s’adapter.

Double trahison, donc, que Dewey identifie parfaitement, critiquant la vision téléologique de l’évolutionnisme de Lippmann qui trahit Darwin et qui reprend en sous-main, sans s’en rendre compte, les deux grands contresens de Spencer sur l’évolution.

LVSL – Quelles sont les implications de cet évolutionnisme, chez Lippmann, sur le plan économique et social ? Cela ne le conduit-il pas à reprendre l’idée chère aux darwinistes sociaux en vertu de laquelle la division accrue du travail et la compétition sont l’horizon indépassable de toute société ?[1]. Cela ne mène-t-il pas sa pensée sur une pente inégalitaire et hiérarchique, malgré sa critique du libéralisme sauvage du XIXème siècle ?

BS – Oui, l’idée est de critiquer le capitalisme sauvage et inégalitaire qui triomphe à la fin du XIXème siècle, pour le remplacer par une compétition juste, loyale et non faussée, qui permette non pas d’éliminer les hiérarchies et les inégalités, mais bien au contraire de les légitimer. L’idée est que si la compétition est juste, les inégalités qu’elles révèlent sont elles aussi justes et légitimes. Mais à la différences des inégalités de rente, elles devront sans cesse se ré-exposer à une nouvelle compétition, qui dégage de nouveaux gagnants. Aux hiérarchies figées du capitalisme sauvage doit succéder les hiérarchies mobiles d’un capitalisme régulé par le droit, la justice et l’égalité des chances.

LVSL – La pensée de Lippmann est tributaire de celle de Graham Wallas, qui théorise l’idée (dans The great society) selon laquelle les individus sont confrontés, du fait de la mondialisation, à un environnement face auxquels ils sont sans arrêt moins adaptés. Quelle a été son influence sur Lippmann ? Peut-on y voir l’origine de cette idée, fréquente dans la pensée néolibérale, selon laquelle il se produit un désajustement croissant entre les individus et leur environnement ?

Oui, Graham Wallas a eu une influence fondamentale sur Lippmann puisque c’est lui qui diagnostique le premier ce désajustement entre l’espèce humaine et son nouvel environnement. Il a eu également une influence très importante sur la pensée de Dewey. Ce qui rend le Lippmann-Dewey debate très intéressant, c’est que l’un et l’autre partagent le même diagnostic (celui de Graham Wallas) mais s’opposent frontalement sur la thérapeutique. Leur opposition est totale à la fois sur le sens de l’évolution (une multiplicité de sens pour Dewey, une seule direction pour Lippmann) et sur la conception de la démocratie qui en découle: pariant sur l’intelligence collective des publics chez Dewey, et reposant sur l’autorité incontestable des leaders et des experts chez Lippmann.

LVSL – Lippmann est le penseur d’un néolibéralisme, mais aussi d’une néo-démocratie. Quelles sont ses caractéristiques ?

BS – Lippmann écrit à l’époque de la montée des fascismes, des nationalismes en tous genres, et cherche à sauver ce qu’il considère comme la « démocratie ». Il estime qu’on ne pourra pas la sauver en s’appuyant sur la fiction de la souveraineté populaire. Lippmann considère en effet qu’il s’agit d’une fiction issue de Rousseau et de la révolution américaine, à laquelle il ne croit pas : il n’y a pas de peuple qui soit souverain. On a affaire, dans sa pensée, à ce qu’il appelle « des masses », qui sont apathiques, atomisées, hétérogènes. Si démocratie il y a, il faut que ces masses soient configurées de la bonne manière, afin de les adapter à leur environnement : le capitalisme mondialisé.

« D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques.»

Il faut orienter les masses dans la bonne direction, dans la direction de l’évolution – direction qu’elles ne peuvent pas apercevoir parce qu’elles sont marquées par ce qu’il appelle « la stéréotypie », c’est-à-dire des productions de leur esprit (des stéréotypes) qui les empêchent de percevoir le réel qui évolue à une vitesse considérable. Les masses sont toujours en retard sur ce qui arrive, puisqu’elles sont enfermées dans des stases, engluées dans de la stabilité. Il faut donc les réorienter dans la bonne direction grâce à des techniques de fabrication du consentement.

Lippmann estime qu’il faut transformer les masses pour les réadapter aux besoins de l’environnement absolutisé, qui est celui d’un capitalisme mondialisé en accélération constante. Il faut donc transformer ces masses en les rééduquant, en utilisant des techniques liées aux sciences sociales – Lippmann n’hésitant pas à mobiliser l’eugénisme, et des politiques de santé pour réadapter ces populations…

LVSL – Dans quelle mesure pensez-vous que les cadres conceptuels dominants contemporains sont encore tributaires de ce paradigme évolutionniste ?

BSCe qui me frappe, c’est le fait que l’on vive dans un monde imprégné de cette injonction permanente à l’adaptation, à la sélection, à la compétition, à l’évolution, etc., mais que tout cela ne soit pas pensé. On est imprégné de toute cette histoire intellectuelle, sans en avoir conscience. Ce sont des idées diffuses, dont on ne saisit pas la signification.

D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques. J’ai cherché, avec cette entreprise généalogique, à comprendre d’où venait ce discours dominant, et à me positionner à l’intérieur de ces débats – j’avais pour but de de rendre conscientes des catégories diffuses dans la pensée dominantes dont on n’a pas conscience.

LVSL – Vous soulignez donc les fondements biologiques et évolutionnistes du néolibéralisme. Il s’agit d’une thèse qui s’inscrit à l’encontre de l’historiographie dominante, puisqu’on a tendance à considérer, depuis Foucault (Naissance de la biopolitique) que le néolibéralisme se caractérise justement par son anti-naturalisme, par l’acceptation du caractère contingent et construit du marché. Comment expliquez-vous que cette dimension évolutionniste du néolibéralisme ait si peu été prise en compte par l’historiographie ?

BS – J’ai une hypothèse assez claire sur cette question. En Europe, après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu tabou d’allier le biologique et le politique. C’est quelque chose qui ne pouvait plus se faire dans le champ intellectuel, pour des raisons liées au destin de l’approche biologisante du social et du politique, marquée par un discrédit très fort. Les chercheurs se sont donc refusés à allier ces deux aspects et sont devenus aveugles à la porosité entre ces champs. Lorsque Foucault oppose le néolibéralisme au naturalisme, il ne prend pas en compte l’arrière-plan évolutionniste de ce nouveau libéralisme, qu’il laisse complètement de côté. C’est dommage, car il développe une réflexion sur la biopolitique, sur les liens entre vie politique et gouvernement des vivants – c’est donc un dossier qu’il faut rouvrir.

LVSL – Il y avait donc au début du XXème siècle un intérêt pour les théories de l’évolution dans le champ des sciences sociales qui a été oublié suite aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ?

BS – Il ne faut pas oublier qu’avant la Seconde Guerre mondiale, il était tout à fait normal de penser le fait social et politique dans la continuité de la révolution darwinienne, de réfléchir à partir de cette révolution : l’humanité était conçue comme une espèce issue de mécanismes évolutifs. Tout le monde pensait dans cet horizon-là. Cela paraît exotique, parce qu’un tabou s’est imposé – en Europe, pas aux États-Unis.

Ce prisme évolutionniste n’a rien que de très logique. Nietzsche écrit avec justesse que l’on ne peut plus penser les questions sociales et politiques avant et après Darwin de la même manière. C’est une véritable révolution.

LVSL – Lorsque vous évoquez le néolibéralisme, s’agit-il pour vous d’un concept dont on peut réellement retracer la trace depuis les années 1930, ou est-ce qu’il s’agit plutôt d’une sorte de reconstruction a posteriori ?

BS – C’est un concept qui a une histoire très précise, qui apparaît dans les années 1930, après la crise de 1929, dont il est directement un produit. L’expression qui prévaut est celle d’un « nouveau libéralisme », et parfois il est question de « néolibéralisme ». Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une construction rétrospective.

L’idée derrière le néolibéralisme, c’est que le libéralisme classique est en crise et qu’il faut le rénover foncièrement. On trouve dans le néolibéralisme diverses tendances, diverses voies ; un conflit voit très vite le jour entre ceux qui pensent qu’il faut que le nouveau libéralisme rompe fondamentalement avec le libéralisme classique, et ceux qui – comme Hayek – cherchent au contraire à assumer la totalité de l’héritage du libéralisme classique. Au-delà de ces divergences, il y a bien un phénomène historique nouveau qui émerge à ce moment-là.

[1] Herbert Spencer évoque dans certains de ses écrits l’idée d’un « interrègne moral », situé dans un avenir lointain, où la coopération finirait par remplacer la compétition et où la loi de la « survie des plus aptes » disparaîtrait. L’évocation de cet « interrègne moral » contraste fortement avec la description – et la légitimation – très crue de la compétition sauvage du capitalisme du XIXème siècle et des victimes qu’elle provoque dans les classes populaires, que l’on trouve dans de nombreux textes de Spencer.

Le néolibéralisme se met à jour : Macron, Rivera et Renzi

De gauche à droite Pierre Musso, François Cocq, Raphaëlle Martinez, Vincent Dain et Juan Branco.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour des dernières évolutions du néolibéralisme. Nous recevions Vincent Dain (LVSL), Pierre Musso, François Cocq (France insoumise) et Juan Branco.

©Ulysse Guttman-Faure