Taxation de l’héritage : le retour d’un clivage de classes

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Suite à plusieurs rapports d’économistes et à des propositions politiques venues de la gauche, le débat sur la taxation de l’héritage a été propulsé sur le devant de la scène à l’occasion des présidentielles. Tous les principaux candidats ont pris position sur la question et un véritable clivage de classes apparaît nettement. D’un côté, les partis libéraux – LREM en tête – utilisent la méconnaissance des Français sur la question pour le présenter comme un impôt confiscatoire. De l’autre côté, leurs adversaires avancent des propositions pour diminuer les inégalités de patrimoine en taxant les plus grosses successions, tout en améliorant la situation de l’immense majorité des Français.

Le sujet de la taxation de l’héritage s’est imposé comme l’un des thèmes de cette campagne présidentielle 2022, à tel point que tous les principaux candidats ont désormais émis des propositions, y compris le candidat-Président Macron. Cela peut paraître étonnant tant les sujets économiques peinent à trouver leur place dans cette campagne davantage tournée vers les questions régaliennes et identitaires. Et au sein même de ces sujets économiques, la fiscalité, à tort considérée comme un sujet technique, fait rarement l’objet de débats, qui concernent alors généralement l’impôt sur le revenu ou l’ISF, mais, bien plus rarement la fiscalité sur l’héritage.

Et pour cause. Tous les sondages le montrent : cet impôt est honni par les Français. L’enquête Crédoc « Conditions de vie et aspirations des Français » conduite à l’été 2017 montre ainsi que 87 % des Français déclarent que « l’impôt sur l’héritage devrait diminuer, car il faut permettre aux parents de transmettre le plus de patrimoine possible à leurs enfants ». Rares sont donc les candidats à vouloir s’aventurer sur ce terrain risqué pour s’opposer à cette écrasante majorité. La droite a toujours proposé de baisser cette fiscalité, certes, mais n’a jamais rencontré de véritable opposition, la gauche n’osant pas souvent défendre la position inverse.

Alors fin du débat ? Pas tout à fait, car, comme le montrent également les enquêtes, si cet impôt est si impopulaire, c’est aussi parce qu’il est fortement méconnu ! Ainsi, l’immense majorité des Français ne connaît véritablement ni son mode de fonctionnement, ni son barème. Ne pas savoir « à quelle sauce on va être mangé » inquiète donc légitimement les citoyens. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi…

85 % des transmissions en ligne directe sont exonérées

Dans un entretien à LVSL, l’économiste Nicolas Frémeaux rappelait ainsi qu’ « environ 85-90 % des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées ». En effet, dans le système actuel, chaque parent peut ainsi donner à chaque enfant 100 000 euros tous les 15 ans en toute franchise d’impôt, et le même abattement s’applique au moment du décès. Cet abattement exonère de fait une grande majorité des Français de cet impôt, l’héritage médian s’élevant à 70 000 euros.

Dans le système actuel, chaque parent peut donner à chaque enfant 100 000 euros tous les 15 ans en toute franchise d’impôt.

De plus, un grand nombre d’abattements peuvent se cumuler entre eux, mais aussi s’additionner dans le temps puisque tous sont « remis à zéro » tous les 15 ans. En plus de l’abattement de 100 000 euros pour chaque parent, il existe un abattement de 31 865 euros de chaque grand-parent à chaque petit-enfant. Et d’autres abattements viennent encore s’y rajouter en fonction du type de biens. Ainsi, 31 865 euros peuvent s’ajouter à cela s’il s’agit de « dons familiaux de sommes d’argent » pour chaque parent et grand-parent.

Ainsi, en commençant à lui donner dès sa naissance (ce qui arrive dans les familles riches anticipant leurs transmissions), un individu peut avoir reçu à 45 ans 1,3 million d’euros en toute franchise d’impôt. Si on ajoute à cela l’abattement sur les « dons familiaux de sommes d’argent » (uniquement valables pour les majeurs), on frôle même les 1,7 million d’euros reçus de la part de ses parents et grands-parents à 45 ans sans aucune imposition. Cela permet donc à un individu de faire partie des 1 % les plus riches, sans avoir travaillé ni payé le moindre euro d’impôt ! On comprend mieux pourquoi l’impôt sur les donations et les successions a un rendement si faible en France : ses recettes sont de 17 milliards d’euros, ce qui représente seulement 0,7 % du PIB alors que les transmissions patrimoniales représentent chaque année 15 % du PIB !

Les régimes dérogatoires ne profitent qu’aux plus riches

Mais la fête n’est pas finie. La résidence principale pourra aussi bénéficier de 20 % d’abattement sous certaines conditions (relativement restrictives). Dans les autres cas, le démembrement de propriété pourra être effectué : ce mécanisme permet de transmettre à ses héritiers un bien immobilier tout en continuant à l’habiter. Le bien immobilier est alors sous-évalué, en moyenne de 30 %, du fait de cette occupation par les donataires. Le Conseil d’analyse économique (CAE), un service rattaché à Matignon mais réunissant des universitaires indépendants, évalue le coût de ce mécanisme entre 2 et 3 milliards d’euros. Pour l’immobilier, rajoutons enfin l’effacement des plus-values latentes : ainsi, la plus-value, parfois colossale, réalisée sur un appartement parisien sera « effacée » lors de la transmission, alors que ce surplus de revenu devrait logiquement être d’autant plus taxé qu’il est obtenu sans grand effort…

Le cumul des abattements et des régimes dérogatoires permet de réduire à portion congrue la fiscalité des transmissions.

Il faut ajouter à cela des régimes dérogatoires : celui de l’assurance-vie, complexe, mais qui permet de réduire drastiquement, voire d’annuler complètement, l’impôt sur les transmissions de contrats d’assurance-vie, même lorsque ces derniers sont très fournis (coût de 4 à 5 milliards en ne comptabilisant que les contrats supérieurs à 152 500 euros selon le CAE). Mais aussi le Pacte Dutreil pour les transmissions d’entreprises. Partant d’une justification louable – pouvoir transmettre l’outil de travail d’une génération à une autre sans être obligé de le revendre à la découpe – celui-ci constitue toutefois « probablement le dispositif fiscal dont les effets sont les plus concentrés dans le haut de la distribution des héritages » selon le CAE. Par étonnant, puisque les biens professionnels représentent moins de 10 % du patrimoine total jusqu’au seuil des 0,1 % les plus fortunés, 30 % au seuil des 0,01 % et plus de 60 % pour les 0,001 % les plus fortunés (soit 380 foyers fiscaux). Ainsi, plus on est riche, plus l’on bénéficie de cette niche au coût estimé entre 2 et 3 milliards d’euros. Elle permet par exemple de transmettre une entreprise à 100 millions d’euros en ne payant que 5,3 % d’impôt dessus ! D’autant plus que du point de vue de l’efficacité économique, les héritiers ne sont que rarement les meilleurs dirigeants pour l’entreprise transmise

Nul n’est censé ignorer la loi… fiscale !

Ainsi, le cumul des abattements et des régimes dérogatoires permet de réduire à portion congrue la fiscalité des transmissions. Mais cela complexifie grandement le système fiscal, ce qui a un effet doublement négatif.

D’une part, du fait de cette complexité, les Français connaissent très mal la réalité de cet impôt. D’après une étude de France Stratégie, la majorité des personnes interrogées pense que le taux moyen de l’impôt sur l’héritage payé est supérieur à 10 % et plus d’un tiers (36 %) l’estiment supérieur à 20 %. Seuls 9 % des répondants estiment qu’il est inférieur à 5 %, ce qui correspond pourtant à la réalité : le taux payé est en moyenne de seulement 5 %, et même de 3 % si l’on compte uniquement les héritages en ligne directe. Si la plupart des citoyens surestiment largement le taux d’imposition de l’héritage, il peut leur paraître juste de vouloir le baisser.

Si la plupart des citoyens surestiment largement le taux d’imposition de l’héritage, il peut leur paraître juste de vouloir le baisser.

D’autre part, la complexité fiscale bénéficie toujours à ceux qui connaissent le mieux le système, ou plutôt à ceux qui ont les moyens de payer des experts pour les conseiller. Ainsi, les comptables de nos compatriotes les plus aisés n’auront aucun mal à jongler avec les différentes niches fiscales afin de leur assurer un impôt minimal. À l’inverse, une personne n’ayant pas anticipé son héritage, pourra payer 18 000 € d’impôts sur une petite maison à 200 000 euros que lui léguerait son père, une somme pas toujours évidente à débourser sans économies préalables. De même, beaucoup de Français ont en tête des exemples de transmission en ligne indirecte, mais à une personne proche (par exemple à son filleul) qui ont été très injustement taxées : on devra ainsi payer par exemple plus de 5 000 euros d’impôts pour recevoir une voiture dont la valeur est estimée à 10 000 euros… De tels exemples ne peuvent que conforter les français dans leur sentiment d’injustice vis-à-vis de cet impôt.

Il ne faut pas non plus négliger l’affect entourant cet impôt : les milieux conservateurs, dans une stratégie de diabolisation de cet impôt, le surnomment « l’impôt sur la mort », expression importée des républicains américains. Cela peut trouver un écho chez certains de nos concitoyens pour qui le paiement de cet impôt et les démarches administratives l’accompagnant surviennent à un moment compliqué de leur vie. Ce questionnement dépasse ainsi le monde des économistes et on retrouve étonnamment cette volonté de transmettre le fruit de son travail à ses descendants jusque dans la pop culture, comme le montre par exemple ces paroles du rappeur belge Damso « Mes meilleurs amis sont mes appartements, j’meurs, ils s’ront là pour mon fils ». Il serait donc abusif de réduire le ressentiment des citoyens à l’égard de cet impôt à sa seule méconnaissance, même si cela a bien sûr un effet non négligeable.

À l’inverse, la quasi-totalité des économistes, quelles que soient leurs écoles de pensées, prônent une refonte en profondeur de cet impôt, et surtout le durcissement de son barème afin de générer des recettes fiscales supplémentaires. Les rapports de think tanks et d’instituts reconnus se sont ainsi succédés sur le sujet : France Stratégie, Commission Blanchard-Tirole, OCDE, Intérêt général et plus récemment le Conseil d’analyse économique. Des personnalités du monde économique, comme Thomas Piketty, et de la sphère politique, comme Jean-Luc Mélenchon, ont également avancé des propositions de réforme en ce sens. À tel point que le sujet s’est immiscé dans la campagne présidentielle, obligeant tous les candidats à prendre position sur la fiscalité de l’héritage.

A droite, jouer sur les peurs pour réduire l’imposition des riches

Les lignes de fracture autour de cette question sont bien nettes : on observe un véritable clivage gauche-droite. À droite, dans une perspective clairement électoraliste, les candidats veulent profiter du fait que les Français détestent l’impôt sur l’héritage et proposent des mesures d’allègement de la fiscalité des transmissions. Ils entretiennent les peurs fantasmées et alimentent l’imaginaire des électeurs, en le décrivant par exemple comme un « impôt sur la mort » ou en faisant miroiter l’impossibilité de transmettre la maison familiale ou les revenus d’une vie de travail, jouant souvent de la méconnaissance des électeurs : contrairement à ce que veulent faire croire les partis de droite, les patrimoines imposés ne sont que très rarement issus du travail mais bien plus souvent des capitaux immobiliers et financiers des plus riches.

Contrairement à ce que veulent faire croire les partis de droite, les patrimoines imposés ne sont que très rarement issus du travail mais bien plus souvent des capitaux immobiliers et financiers des plus riches.

Ainsi, Valérie Pécresse et Éric Zemmour s’accordent pour augmenter les montants transmissibles sans frais à 200 000 euros, tandis que la candidate LR est d’accord avec Marine Le Pen pour diminuer la fréquence à laquelle l’abattement est réinitialisé : de tous les quinze ans actuellement, elles souhaitent la diminuer à six ans et dix ans respectivement. Le montant transmis sans imposition serait ainsi largement augmenté, mais ne profiterait qu’à ceux qui utilisent le maximum des défiscalisations actuelles, c’est-à-dire uniquement les grosses transmissions. En souhaitant « supprimer les droits de successions pour 95% des Français » alors que 85 % en est déjà exonéré, c’est bien les classes supérieures aisées que Valérie Pécresse veut avantager, à savoir une part non négligeable de son électorat.

De fait, cette suppression des droits sur 95 % des Français profitera surtout aux 5 % les plus riches, qui pourront se débrouiller pour transmettre 200 000 euros à chaque enfant tous les six ans (donc par exemple 1,2 million tous les six ans pour un couple avec trois enfants). Or, les plus riches sont aussi ceux qui connaissent le mieux les règles pour optimiser leurs impôts. Ils n’auront donc aucun mal à anticiper leur transmission en jouant avec ces abattements tous les six ans pour ne jamais payer d’impôt, ni de leur vivant, ni à leur mort. Car bien sûr, aucun candidat à droite ne souhaite modifier le barème supérieur de cette fiscalité, ni les niches existantes qui profitent essentiellement aux plus hauts patrimoines d’après le rapport du CAE précité, entretenant de fait les multiples exonérations dont bénéficient les très hautes transmissions, et exacerbant ainsi les inégalités de patrimoine. Valérie Pécresse, qui est en tête des patrimoines parmi les candidats à l’élection présidentielle, n’aura par exemple aucun mal à transmettre ses 9,3 millions de patrimoine à ses enfants sans payer le moindre euro d’impôt, si son programme venait à s’appliquer.

Emmanuel Macron : des propositions clairement positionnées à droite

Ces positions apparaissent pourtant en contradiction même avec l’idéologie économique libérale portée par les candidats de droite : l’héritage constitue en effet une rente, qui échappe à l’allocation optimale des actifs et empêche les entrepreneurs privés de celle-ci d’utiliser leur talent. La méritocratie se retrouve mise à mal : quel mérite y-a-t-il à hériter d’une immense fortune ? Même les rapports des économistes orthodoxes précités (CAE, Blanchard-Tirole), loin de pouvoir être qualifiés de marxistes, se sont prononcés en faveur d’une plus forte taxation des hautes successions.

Aujourd’hui, le président-candidat a changé son fusil d’épaule, se classant sans contestation possible dans les candidats de droite, puisqu’il propose d’augmenter l’abattement sur les successions en ligne directe.

Emmanuel Macron lui-même l’énonçait en 2016 : « si on a une préférence pour le risque face à la rente, ce qui est mon cas, il faut préférer par exemple la taxation sur la succession aux impôts de type ISF. » Aujourd’hui, le président-candidat a changé son fusil d’épaule, se classant sans contestation possible dans les candidats de droite, puisqu’il propose d’augmenter l’abattement sur les successions en ligne directe à 150 000 euros, contre 100 000 euros aujourd’hui. Pour les lignes indirectes, il propose d’unifier l’abattement à 100 000 euros, alors que celui varie entre 1 594 et 15 932 euros actuellement. Cette réforme s’inscrit donc dans la droite ligne de sa politique fiscale en faveur des plus riches depuis cinq ans, mais il le justifie en indiquant qu’il faut pouvoir « transmettre les fruits de son travail » ou encore comme une réforme « pragmatique » et de « bon sens ». Il continue son travail de détournement du sens des mots entrepris depuis cinq ans : cette réforme permettra un peu plus de perpétuer les dynasties familiales qui n’ont rien à voir avec la transmission du fruit d’un quelconque travail et elle n’a rien de « bon sens » puisque les experts du sujet recommandent justement tout l’inverse.

Les propositions à gauche : réduire les inégalités en taxant les hauts héritages

À gauche, les candidats s’entendent sur un principe directeur : taxer davantage les grosses successions afin de réduire les inégalités. Anne Hidalgo, qui reprend le projet de loi de la député Christine Pirès-Beaune, Fabien Roussel et Yannick Jadot disposent de plusieurs leviers pour accomplir cet objectif. Tout d’abord, le barème des taux d’imposition peut être modifié, en augmentant le taux d’imposition de la tranche la plus élevée comme propose Anne Hidalgo (de 45 % actuellement à 60 %) ou en effectuant une refonte du barème : Fabien Roussel souhaite accentuer la progressivité en doublant le nombre de tranches et fondant le montant de l’imposition à la fois sur la valeur des biens transmis mais aussi sur les capacités financières des donataires et héritiers. Ensuite, une partie des niches fiscales serait supprimée pour éviter que les plus riches ne puissent échapper à l’imposition par l’optimisation fiscale, à l’image de ce que proposent, sur le principe, Fabien Roussel ou Yannick Jadot, ainsi que Christine Pirès-Beaune en voulant supprimer les exonérations liées à l’assurance-vie et en calculant le montant taxé sur les successions reçues tout au long de la vie, et non seulement sur une période de quinze ans. Concernant les facilités de transmission des entreprises, via le pacte Dutreil notamment, seul Fabien Roussel semble vouloir les supprimer. Ces mesures pourraient alors permettre de rapporter à l’État entre 7 et 10 milliards d’euros, qui pourraient être utilisés à de nombreuses fins.

Afin de rendre ces mesures plus acceptables auprès des Français, le second volet des propositions des candidats de gauche vise à élargir les donations non taxées, notamment en augmentant le seuil d’abattement, avec toutefois des différences selon les candidats : de 100 000 euros actuellement, il atteindrait 170 000 euros pour Fabien Roussel, 200 000 euros pour Yannick Jadot et 300 000 euros pour Anne Hidalgo. Yannick Jadot propose de plus de pouvoir transmettre avec ce même barème à ses petits-enfants, tandis que la proposition PS défend la suppression de barèmes différents entre ligne directe ou indirecte.

Jean-Luc Mélenchon : une réforme à la hauteur des enjeux

Premier candidat à l’élection présidentielle à s’être positionné sur le sujet, Jean-Luc Mélenchon apporte la proposition la plus construite et la plus ambitieuse, correspondant aux grands principes défendus dans ces colonnes il y a quelques mois et dans la note numéro 11 du laboratoire d’idées Intérêt Général. Le principe de taxer les plus grosses donations s’incarnerait par la mesure emblématique d’un plafond maximum d’héritage de 12 millions d’euros, soit 100 fois le patrimoine médian en France ; mesure qui peut apparaître comme radicale mais qui permet toujours de transmettre d’importantes fortunes, équivalentes à 8 siècles de SMIC. Ensuite, l’Avenir en commun propose d’harmoniser la fiscalité des donations et des héritages en supprimant les remises à zéro des abattements tous les quinze ans existant actuellement. Finalement, l’abattement serait augmenté, à 120 000 euros dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, mais les transmissions seraient ensuite taxées plus progressivement afin de profiter à 99 % de la population ; avec cette réforme, seul 1 % des français verrait son taux augmenter. Mais la fiscalité augmenterait très fortement sur ces 1 %, afin de financer la baisse sur les plus petits patrimoines mais aussi pour augmenter les recettes fiscales générales de cet impôt.

La fiscalité augmenterait très fortement sur les 1 % les plus riches, afin de financer la baisse sur les plus petits patrimoines mais aussi pour augmenter les recettes fiscales générales de cet impôt.

Outre cette baisse d’impôt pour l’immense majorité des Français, le programme du candidat de l’Union Populaire favorise son acceptation par la population en augmentant le choix possible des héritiers, puisqu’il serait possible de transmettre avec le même barème qu’à ses enfants en ligne directe aux bénéficiaires de « l’adoption sociales », forme de contrat d’entraide entre deux personnes. Les sommes récoltées grâce à cette réforme de la fiscalité de l’héritage, autour de 17 milliards d’euros au total, permettraient par exemple de financer la « garantie autonomie » proposée par Jean-Luc Mélenchon pour les jeunes de plus de 18 ans détachés du foyer fiscal de leurs parents, c’est-à-dire une allocation mensuelle d’un peu plus de 1000 euros.

Les enjeux liés à la fiscalité des transmissions, et à ses conséquences sur l’évolution des inégalités de richesse dans notre société, nécessitent ainsi un véritable débat démocratique, reposant sur la confrontation de ces projets antagonistes. En effet, en l’absence de contradicteur, il est facile pour les candidats de jouer sur l’affect des Français et de leur promettre de pouvoir transmettre le « fruit de leur travail », insinuant qu’ils ne pourraient pas le faire avec les autres candidats, ce qui est parfaitement faux. Nous l’avons vu, tous les candidats ont des propositions concrètes sur le sujet et devraient être en mesure de confronter leurs projets devant les Français, afin que ceux-ci, pleinement conscients des modalités et des enjeux, puissent se faire un avis réfléchi et éclairé sur la question.

Expérimenter un capital de départ pour la jeunesse en 2022 ?

Face à la réémergence au XXIe siècle d’une société d’héritiers, dans laquelle l’origine sociale accentue les inégalités de destin et la mobilité sociale se réduit, il est impératif de mettre en œuvre des mécanismes correctifs ambitieux et innovants pour favoriser l’émancipation de chacun de manière équitable. La campagne présidentielle de 2022 a d’ores-et-déjà fait émerger une idée partagée par de nombreux candidats, celle d’un « capital de départ » pour la jeunesse. Retour sur une idée pensée dans le sillage de la Révolution française, et que le prochain quinquennat pourrait enfin expérimenter.

Favoriser l’émancipation de chacun de manière équitable

Dès avant la pandémie de Covid, nous vivions dans une société où un enfant de cadre dispose de 4 à 5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aux 20 % les plus aisés, et où, réciproquement, l’origine sociale est le principal facteur pour expliquer l’appartenance à un ménage pauvre1. Dans le même temps, selon l’Observatoire des inégalités2, à l’heure où la moitié des indigents en France ont moins de 30 ans, le pays souffre d’importants écarts de patrimoine, les 10% les plus fortunés possédant en 2018 près de la moitié (46%) du patrimoine en France, les 40% les moins fortunés, environ 3%. Une minorité besogneuse se tuerait au travail pour se constituer une fortune ? Depuis les années 1980, c’est en réalité l’héritage qui joue un rôle de plus en plus disproportionné dans sa constitution. 80% des milliardaires français ont hérité de leur fortune, l’Hexagone étant en tête des pays dans cette catégorie — loin, bien loin du mythe des self-made men ayant accouché de leur richesse à la sueur de leur front3.

Or, commencer avec plus de patrimoine, ce n’est pas seulement avoir la sérénité de pouvoir mener des études supérieures sans se soucier de leur financement. C’est être davantage, à la faveur de donations, susceptible de créer ou de reprendre une entreprise, ou d’acquérir, via l’héritage comme la donation, un bien immobilier4. C’est aussi avoir plus de chances de réussir son projet de vie. Désormais, sans corrections majeures, ces fractures vont s’accentuer. Le moment est donc venu d’expérimenter un capital de départ pour la jeunesse.

Des « moyens pour commencer dans la vie »

L’idée n’est pas neuve : elle remonte à Thomas Paine (1737-1809), révolutionnaire américain d’origine anglaise s’illustrant aux États-Unis par ses idées puis comme député dans la France post-révolutionnaire, et qui propose de « créer un fonds national, duquel sera payée à chaque personne, parvenue à l’âge de 21 ans, la somme de quinze livres sterling, en compensation partielle, pour la perte de son héritage naturel, par l’introduction du système de propriété foncière »5. Pour lui, chaque individu né dans une société jugée inégalitaire – certains possédant des terres, d’autres non – devait hériter « de moyens pour commencer dans la vie ».

Dans ce texte, Thomas Paine ne s’érige pas en adversaire de la propriété mais veut défendre la cause de ceux qui en ont été privés par le hasard de la naissance. Il y observe en sus que l’émergence de la civilisation a produit une grande indigence et de l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres, et souhaite en corriger les injustices. « Chaque propriétaire, donc, de terre cultivée, doit à la communauté une redevance foncière (car je ne connais pas de meilleur terme pour exprimer l’idée) pour la terre qu’il détient ; et c’est de cette redevance foncière que le fonds proposé dans ce plan doit venir ».

Pour le révolutionnaire, le but poursuivi est d’« indemniser » ceux qui souffrent de la spoliation originelle créée par l’émergence de la propriété privée et qui a, depuis, généré « une sorte de pauvreté et de misère qui n’existait pas auparavant ». Pour compenser cette perte, Paine propose de distribuer 15 livres à tout citoyen majeur, soit de quoi acheter une vache et du matériel pour cultiver quelques acres de terre.

Un capital de départ au XXIe siècle

Au XXIe siècle, un patrimoine universel pourrait devenir la pierre angulaire d’une société dans laquelle ce vice du contrat social – naître nanti ou indigent – est corrigé, dans l’esprit de l’œuvre de John Rawls, grand penseur de l’État-providence, qui présente l’idée de la « justice comme équité »6. Pour Rawls, chaque personne doit avoir un droit égal aux libertés de base les plus étendues possible, mais compatibles avec des libertés similaires pour les autres. Par ailleurs, les inégalités sociales et économiques peuvent être tolérées du moment qu’elles offrent des bénéfices à tous, et particulièrement aux citoyens les plus désavantagés. Enfin, la société se doit de maintenir les charges et les positions, y compris élevées ou prestigieuses, accessibles à tous, dans l’esprit de juste égalité des chances.

Comme expliqué dans un ouvrage consacré au sujet7, un système de patrimoine universel n’empêche personne d’autre de réaliser son projet pendant que j’accomplis le mien avec le patrimoine que je reçois ; en ce sens, la liberté d’autrui et la mienne ne se heurtent en aucune façon, mais celles-ci sont bel et bien augmentées grâce à ce patrimoine, qui permet alors à chacun de réaliser des projets jusque-là plus difficilement atteignables.

Un patrimoine à l’usage balisé présente des avantages pour les plus démunis sous deux formes : directement, au travers du patrimoine lui-même et, indirectement, dans la mesure où il fait naître des citoyens plus instruits (grâce à l’éducation), une économie plus riche (grâce à l’entrepreneuriat) et une propriété plus étendue (via un accès accru à l’immobilier). L’amélioration serait nette pour les plus précaires puisqu’ils auraient plus d’opportunités de réaliser leur potentiel, indépendamment de leur milieu social d’origine.

Enfin, les citoyens ainsi rendus plus autonomes auraient des chances davantage égalisées d’occuper diverses positions et fonctions d’influence : un citoyen plus intelligent, plus prospère ou qui ne craint pas de perdre son toit pourrait dédier plus de temps à la vie publique ou politique, à défendre des causes qu’il juge importantes ou à user de sa liberté d’expression.

50 000 euros à 18 ans pour un master, une entreprise ou un toit

Ainsi, une formule ambitieuse offrirait à tout citoyen atteignant 18 ans 50 000 euros sur six ans, afin de lancer une entreprise, de payer pour les frais d’un master ou d’acquérir un toit. Une agence nationale pourrait aider les adolescents à anticiper l’arrivée de ce patrimoine en les informant quant à son usage.

À titre d’exemple, en 2022, près de 830 000 personnes atteindront la majorité. La première tranche annuelle de ce patrimoine décaissé sur six ans reviendrait alors à près de 7 milliards d’euros, et grimperait au fil des ans, à mesure que d’autres cohortes en bénéficieraient. 42 milliards seraient décaissés annuellement une fois que toutes les cohortes éligibles – près de 5 millions d’individus par an – en bénéficieraient. Des mécanismes de financements existent, et il s’agirait de milliards réinvestis dans l’économie.

Pour l’heure, les tentatives françaises n’ont pas abouti, peut-être par absence d’un large débat au sein de l’opinion. En 2009, une « dotation autonomie » (d’un maximum de 4000 euros) suggérée par Martin Hirsch, qui présidait alors une commission de concertation sur la jeunesse, n’avait pas obtenu l’adhésion de l’Elysée8. Plus tard, en 2016, Etienne Grass, conseiller du président François Hollande, a exploré une possible mise en œuvre9, la « dotation initiale dans la vie active » (d’un montant de 5000 euros), le dirigeant socialiste indiquant alors qu’il pourrait en faire un élément d’un agenda de second mandat.

Les baby bonds dans les pays anglo-saxons

Les travaillistes britanniques ont testé l’idée, Gordon Brown mettant en place des fonds expérimentaux (Child Trust Funds) dans les années 2000. Si la crise de 2008 et les bouleversements politiques y ont mis un terme, plus de 5 millions de Britanniques atteignant la majorité de septembre 2020 jusqu’à janvier 2029 sont éligibles à recevoir leurs parts des 9 milliards de livres de « baby bonds » détenus dans ces comptes ouverts à leurs naissances et abondés par le gouvernement en fonction du niveau de richesse de leurs familles10.

Et si, à la fin des années 1990, le débat est porté en Amérique par l’œuvre phare de Bruce Ackerman et Anne Alstott11 dans laquelle ils proposent une dotation de 80 000 dollars à chaque jeune majeur, somme à rembourser avant le décès afin de continuer à abonder un fonds dédié, il prend un nouveau tournant dans le sillage de la révolution Black Lives Matter, à partir de 2013, et des réflexions majeures qu’elle suscite sur le discours sur les « réparations » que réclament des intellectuels afro-américains face à l’enrichissement réalisé par la société américaine au travers de la mise en place, dès les débuts de la République, de l’esclavage. L’idée gagne du terrain chez les démocrates, et le sénateur Cory Booker a ainsi réintroduit en 2021 une proposition de baby bonds offrant jusqu’à 50 000 dollars à la majorité12.

Un impératif : proposer un montant élevé

Une sémantique diverse (patrimoine universel, aide individuelle, capital de départ, dotation initiale, héritage pour tous) cache une divergence de fond parmi les défenseurs de l’idée : son montant. En résumé, certains l’imaginent plus proche de 5000 euros, d’autres, de 50 000 euros. Pour y voir plus clair, on peut convoquer la pensée de Samuel Moyn, professeur à Yale, qui a renouvelé la réflexion sur la lutte en faveur de l’égalité13. Reprenant l’histoire de cette lutte des Jacobins à nos jours, il en classe les acteurs et mouvements majeurs entre partisans de deux idéaux de justice, de deux impératifs de distribution, à savoir un minimum d’autonomie (sufficiency) ou l’égalité (equality) – entre ceux qui estiment qu’il faut simplement distribuer « assez » pour permettre de dépasser le seuil de pauvreté et ceux jugeant qu’il faut faire davantage pour atteindre l’égalité, voire peut-être établir un plafond des inégalités. Moyn est clair : assez… n’est pas assez : un monde dans lequel des besoins de base sont pris en compte n’empêche pas le maintien d’énormes hiérarchies, et peut même se scinder en deux sociétés, avec des modes de vie différents, « les riches dominant leurs inférieurs économiques »14. C’est au reste un risque qui guette un pays comme la France du XXIe siècle.

Or, de nos jours, 5000 euros ne sont pas « assez ». Que l’on songe à cinq années de master, à l’apport pour une propriété15, au démarrage d’une entreprise : que ferait-on avec un si modeste pécule pour lancer une initiative s’inscrivant dans la durée et devant pouvoir définitivement arracher les individus à leur condition d’origine ? Qui, dans la frange aisée de la population, considérerait que c’est une somme conséquente pour mener un projet majeur sur plusieurs années, et dès lors, pourquoi penser que des personnes accumulant davantage d’obstacles économiques pourraient réussir en se contentant de peu ? À l’inverse, 50 000 euros pour permettre à chaque individu de bien démarrer sa vie, serait-ce si cher payé ? Une somme revue à la hausse, vers la réalisation de l’égalité, est bel et bien un impératif.

Remédier au risque de profondes inégalités en 2030

L’idée revient aujourd’hui en force dans le contexte de l’élection présidentielle de 2022, plusieurs candidats ayant présenté des formules diverses d’un capital de départ. Ainsi, Anne Hidalgo propose une dotation en capital de 5 000 euros qui doit être attribuée à chaque jeune à ses 18 ans « pour lui permettre de financer ses projets professionnels et personnels ». Jean-Luc Mélenchon offre le montant le plus généreux puisqu’il « veut verser aux jeunes de plus de 18 ans et aux lycéens professionnels : 1063 euros par mois pour tous ». Christiane Taubira entend pour sa part « créer la dotation pour l’autonomie des jeunes qui garantira à chacun pendant cinq ans 800€ mensuels », ainsi que jusqu’à 20 000 euros pour un « capital de projet » : une « Agence des Jeunesses de France qui se sera rattachée au ministère de l’enseignement supérieur sera chargée d’étudier la nature des projets présentés ». Et si le programme du probable candidat Emmanuel Macron n’est pas connu, son parti avait esquissé une prise de position sur le sujet, Stanislas Guerini proposant « un « prêt » de 10 000 euros pour chaque jeune de 18 à 25 ans ». La presse indique aujourd’hui que l’équipe de campagne étudie une piste qui se concentrerait uniquement sur les jeunes les plus modestes, et potentiellement avec des contreparties.

Justement : la reproduction sociale risque de s’accentuer d’ici 2030, dans la mesure où les destins des uns et des autres dépendront moins de la trajectoire des revenus individuels et davantage de l’importance des héritages reçus des baby-boomers16. Avec un patrimoine universel, il existerait un outil correctif innovant, favorisant l’émancipation de chacun de manière équitable.

En ce sens, le prochain quinquennat est crucial pour prévenir la métamorphose de la France en une société du privilège et pour garantir à sa jeunesse de pouvoir bien démarrer sa vie. Il pourrait, a minima et pour à peine quelques millions d’euros, constituer un moment exceptionnel pour expérimenter cette idée grandeur nature auprès d’une centaine de jeunes et d’ores-et-déjà évaluer ce faisant l’impact de ce qui ne peut être qu’une idée d’avenir dans un contexte de hausse des inégalités.

[1] « Nés sous la même étoile ? Origine sociale et niveau de vie », France Stratégie, note d’analyse publiée en juillet 2018.

[2] Observatoire des inégalités, Rapport sur les riches en France, 2020.

[3] «The billionaire boom: how the super-rich soaked up Covid cash », The Financial Times, 13 mai 2021.

[4] « Inégalités de patrimoine entre générations : les donations aident‑elles les jeunes à s’installer ? », Luc Arrondel, Bertrand Garbinti, et André Masson, Insee, 2014. [1] Cf. Thomas Paine, Justice agraire, publié en 1797.

[5] Cf. Thomas Paine, Justice agraire, publié en 1797.

[6] John Rawls, Théorie de la justice, Points, 2009 [1971].

[7] Niels Planel, Abolir l’inégalité – 3 propositions radicales, Librio, 2019.

[8] « La dotation en capital pour les jeunes ne convainc pas l’Elysée », Les Échos, 1er juillet 2009.

[9] Etienne Grass, Génération Réenchantée, Calmann-Lévy, 2016. 

[10] « £9bn bonanza begins as child trust funds come of age», The Guardian, 22 août 2020.

[11] Bruce Ackerman et Anne Alstott, The Stakeholder Society, Yale University Press, 1999.

[12] « Booker reintroduces ‘baby bonds’ bill to give all newborns a $1K savings account», Politico, 4 février 2021.

[13] Samuel Moyn, Not Enough – Human Rights in an Unequal World, Harvard Belknap Press, 2018.

[14] Ibid., p. 4

[15] Il faut de nos jours un apport de 34 439 Euros pour un bien d’un prix moyen. Cf. « En 2020, l’immobilier amorce un lent rééquilibrage des grandes villes vers les périphéries et les villes moyennes », Le Monde, 4 janvier 2021.

[16] « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », France Stratégie, note d’analyse n° 51, janvier 2017.

Pour favoriser la redistribution, taxer les grosses donations

© Mathieu Stern

Alors que l’épargne des Français a significativement augmenté en 2020 et que de nombreux jeunes se trouvent en grande précarité, le ministre de l’Économie prétend avoir trouvé la solution : défiscaliser les donations pour faire circuler cette épargne. Pourtant, aujourd’hui, un couple peut déjà transmettre près d’un million d’euros à ses deux enfants sans payer d’impôts. La défiscalisation supplémentaire proposée par Bruno Le Maire ne profiterait donc qu’à une poignée de jeunes « bien nés », qui ne consommeraient même pas cet afflux d’argent supplémentaire dont ils n’avaient pas besoin. Sans impact sur la relance de l’économie, cette mesure s’apparente donc à un énième cadeau pour les riches.

Les restrictions liées à la crise sanitaire ont bouleversé la situation financière des ménages français : puisqu’ils ne pouvaient plus consommer que des biens de « première nécessité », les Français ont beaucoup moins dépensé, et ce, quel que soit leur niveau de richesse. À l’inverse, les revenus ont été préservés pour la majorité des personnes, notamment grâce au télétravail et aux dispositifs d’aide comme le chômage partiel et les fonds de solidarité. Mécaniquement, cette baisse des dépenses et ce maintien des revenus ont donc provoqué une hausse de l’épargne des ménages, comme le documente le Conseil d’Analyse Économique. La Banque de France estime ainsi le surcroît d’épargne à hauteur de 110 milliards d’euros pour 2020, auxquels devraient s’ajouter environ 55 milliards en 2021. Des chiffres très souvent évoqués dans les médias, mais rarement analysés de plus près.

En 2020, un surcroît d’épargne… chez les ménages aisés et âgés

Certes, l’épargne globale a augmenté, mais les montants varient fortement selon le niveau de revenu, en raison de comportements de consommation différents. Dans une note de conjoncture, l’INSEE montre en effet que la baisse de la consommation en 2020 a davantage touché les plus riches, en particulier au moment du premier confinement : en avril 2020, les 10 % des ménages les plus aisés ont ainsi réduit leur consommation de 55 %, alors que les 30 % les plus pauvres l’ont réduite de 40 %. Ensuite, la consommation des ménages plus modestes a fortement rebondi à l’été, alors que cette reprise a été plus modérée pour les ménages les plus riches qui continuaient donc d’accumuler de l’épargne supplémentaire. Au second confinement, des tendances similaires ont à nouveau été observées, mais dans une moindre mesure. Ces différences s’expliquent par la structure de consommation des ménages : la majorité des dépenses des plus pauvres est nécessaire ou contrainte (loyers, nourriture, électricité, forfaits, etc.) tandis que ces dépenses imposées pèsent moins lourd dans le budget des plus riches, qui dépensent davantage en proportion pour des activités récréatives (vacances, sorties, etc.) très affectées par les restrictions.

Les 10 % les plus riches concentrent la moitié du surcroît d’épargne en 2020.

Ces différences de consommation entre riches et pauvres s’ajoutent aux inégalités de revenus : l’épargne accumulée pendant le confinement est donc répartie de manière très inégalitaire. Le Conseil d’Analyse Économique estime ainsi que 70 % du surcroît d’épargne est détenu par 20 % des ménages les plus aisés, les 10 % les plus riches concentrant même la moitié de ce magot. En terme de sommes épargnées, cela revient à plus de 10 000 euros mis de côté pour les 25 % les plus riches en 2020, alors que l’épargne des 20 % les plus pauvres avait même légèrement diminué entre mars et août 2020 !

Les inégalités d’épargne apparaissent également entre générations. Plus exposés aux dangers du virus et sortant donc moins, les plus de soixante ans ont davantage réduit leur consommation, même hors périodes de confinement. Les ménages de plus de 60 ans, qui ont davantage tendance à posséder de l’épargne financiarisée, ont par ailleurs bénéficié de la hausse des cours boursiers en 2020. De la même façon, les plus de 40 ans, qui ont généralement des revenus salariaux supérieurs et des emplois moins exposés que les plus jeunes, ont eux aussi davantage mis de côté. L’épargne accumulée pendant les périodes de confinement se trouve donc principalement entre les mains des ménages riches et âgés.

La réponse du gouvernement pour relancer la consommation

Afin de relancer la croissance de l’économie française, le gouvernement souhaite transformer cette épargne inactive, généralement accumulée sur des comptes courants et des livrets d’épargne, en consommation des ménages. En effet, avec la levée des restrictions sanitaires, la consommation devrait constituer le moteur de la reprise économique en France, dont la dépense de ces dizaines de milliards épargnés serait alors un levier important. Cependant, la répartition de cette épargne ne paraît pas optimale, puisqu’elle est détenue principalement par des personnes riches et âgées, dont la propension marginale à consommer, c’est-à-dire la probabilité de consommer plus, est relativement faible.

L’idée, avancée notamment par Bruno Le Maire, est donc de faire circuler cet argent à destination des jeunes, dont l’épargne accumulée a été plus faible en 2020 et qui dépenseraient ou investiraient cet argent de manière plus importante que leurs aînés. À cette fin, la piste évoquée vise à encourager les transmissions d’argent entre générations par un allègement de la fiscalité des droits des donations : de nouvelles exemptions pourraient être mises en place et les niveaux d’abattement seraient relevés. Cette mesure aurait également pour but de compenser les sacrifices auxquels les jeunes se sont astreints pendant la crise sanitaire pour protéger en premier lieu les personnes âgées : « Ça me paraîtrait juste. Les jeunes sont ceux qui ont le plus trinqué dans cette crise » indique ainsi le ministre de l’Économie.

Le gouvernement souhaite donc poursuivre une opération entamée à l’été 2020 : face à l’urgence de la crise, la majorité présidentielle avait voté une réduction d’impôt sur les donations sous la forme d’un abattement supplémentaire. Supposée temporaire, elle devait normalement s’arrêter en juin 2021. Mais elle sera vraisemblablement prolongée…

Des donations déjà largement défiscalisées, au bénéfice des plus riches

Cette proposition gouvernementale défiscaliserait donc encore davantage les donations, pourtant déjà largement exonérées d’impôt en France. Dans un entretien à LVSL, l’économiste Nicolas Frémeaux rappelait ainsi qu’ « environ 85-90 % des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées ». Les enfants peuvent en effet recevoir jusqu’à 100 000 euros par parent sans avoir à payer d’impôt sur cette donation, avec une remise à zéro du compteur tous les 15 ans. Depuis l’été 2020, les parents peuvent même donner 100 000 euros supplémentaires non imposables à leurs enfants pour créer ou développer leur entreprise, ou pour construire ou rénover leur résidence principale. Et 31 865 euros peuvent s’ajouter via des dons familiaux de sommes d’argent pour chaque parent et grand-parent. Au total, un couple avec deux enfants peut donc transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt !

Alors oui, les jeunes ont « trinqué ». Mais pas celles et ceux qui peuvent déjà recevoir 463 730 euros « seulement » de leurs parents (pour chacun des parents, 100 000 + 100 000 + 31 865 = 231 865 euros ; à noter que certains de ces abattements sont en plus remis à zéro au bout de 15 ans, ce qui permet aisément au cours d’une vie de transmettre plus d’un million à chacun de ses enfants en toute franchise d’impôt), auxquels peuvent s’ajouter 127 460 euros des grands-parents (31 865 euros pour chacun des grands-parents), soit un total de près de 600 000 euros en toute franchise d’impôt ! Une étude de l’institut Élabe a montré qu’un jeune sur deux a réduit ses dépenses alimentaires ou sauté un repas au deuxième semestre de 2020, souvent parce que ses parents n’ont pas pu l’aider. Changer la fiscalité des donations ne résoudra aucunement les problèmes de précarité de la jeunesse. En effet, selon le laboratoire d’idées Intérêt général, les trois quarts des ménages n’ont jamais reçu de donations et plus de la moitié s’attend à ne jamais recevoir ni héritage, ni donations. Les jeunes en difficulté économique font partie de cette catégorie pour laquelle les modalités de taxation des donations importent peu, les parents n’ayant malheureusement aucun patrimoine à transmettre.

En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

Par ailleurs, l’efficacité économique d’une telle mesure apparaît très incertaine. Les jeunes héritiers qui bénéficieraient de ces donations supplémentaires ne transformeraient pas ce nouvel afflux d’épargne en consommation, mais auraient davantage tendance à augmenter encore leur patrimoine. Loin d’être dans le besoin, ces jeunes investiraient l’argent en immobilier ou sur les marchés financiers, comme le fait déjà une partie d’entre eux, creusant encore plus les inégalités au sein des générations. De plus, un cadeau fiscal sans contrepartie pour relancer la consommation des jeunes riches n’assure pas que ces dépenses s’inscrivent dans une logique de croissance économique durable. En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

En outre, les donations sont davantage reçues par les jeunes hommes que par les jeunes femmes, comme le montrent les travaux de Céline Bessière et Sibylle Gollac, également interrogées dans nos colonnes. Augmenter la défiscalisation des donations renforcerait donc les inégalités de genre existant déjà au sein de la jeunesse, tout en créant un effet d’aubaine pour les plus riches.

La nécessité d’une fiscalité redistributrice

Pour toutes les raisons évoquées précédemment, l’allègement de la fiscalité des donations ne permettra donc pas le rebond de la consommation ; pour cela, il faudrait plutôt prendre des mesures ciblant les classes populaires et moyennes. Si ces dernières épargnent, c’est surtout en raison d’un profond déficit de confiance en l’avenir : les incertitudes autour du chômage en hausse, de la situation sanitaire ou environnementale n’incitent pas les classes moyennes à dépenser leur argent. Dans ces circonstances, on comprend leur volonté de se protéger de futures menaces pour leur niveau de vie. Pour restaurer cette confiance et leur consommation, le gouvernement doit leur montrer un soutien particulièrement fort, en garantissant par exemple la prolongation du chômage partiel, un maintien élevé des allocations chômage, la création d’emplois publics et de projets d’investissement pour renforcer l’emploi dans les entreprises de manière compatible avec la transition écologique. Tout l’inverse de la direction prise actuellement. Ce sont pourtant les conditions pour stimuler la consommation des classes moyennes, en mobilisant notamment l’épargne accumulée.

Pour les ménages les plus pauvres, la situation économique est plus compliquée encore puisqu’ils n’ont pas du tout pu épargner pendant la crise sanitaire. Face à la hausse de la précarité engendrée par la crise, un soutien financier supplémentaire apparaît nécessaire, soutien dont il est certain qu’il sera réinjecté sous forme de consommation dans la relance de l’économie française. Puisque, par ailleurs, des milliards ont été épargnés par les plus riches et ne contribuent pas à la reprise économique, la fiscalité redistributive apparaît à la fois efficace économiquement et juste socialement. Des économistes, tels que Thomas Piketty, défendent une meilleure circulation des montants épargnés, non pas à destination uniquement des jeunes les plus aisés comme le propose le gouvernement, mais à destination de tous les jeunes. Cela répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Ce soutien pourrait par exemple prendre la forme de « chèques verts », défendus par les économistes Daniel Cohen, Philippe Martin, Madeleine Péron et Thierry Pech : avec ces chèques « valables pour une période limitée permettant d’acheter exclusivement des biens et services jugés respectueux de l’environnement », la consommation des ménages les plus modestes pourrait être stimulée de manière compatible avec la transition écologique. Une taxe unique sur l’épargne accumulée par les ménages les plus aisés pendant les confinements, redistribuée aux plus pauvres, pourrait donc mieux répondre aux objectifs du gouvernement de reprise de la consommation qu’un allègement de la fiscalité sur les donations.

Taxer l’épargne COVID pour la redistribuer répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Au contraire de la proposition du gouvernement qui s’apparenterait à un nouveau cadeau aux plus riches, une autre réforme de la taxation des transmissions est envisageable, à la fois plus juste et plus efficace économiquement. En premier lieu, il s’agirait d’harmoniser la fiscalité des donations et des héritages, pour prendre en compte l’ensemble des sommes reçues tout au long de la vie par une même personne, comme le détaille la note numéro 11 du laboratoire d’idées Intérêt général. Les montants transmis pourraient alors être exonérés d’impôt jusqu’à 117 000 euros (patrimoine net médian), puis taxés progressivement au-delà. De plus, le barème actuel est grevé de diverses exonérations, qui ne profitent qu’aux plus riches, puisqu’elles ne s’appliquent que pour des montants de transmissions élevés ; ces niches fiscales devraient simplement être supprimées. Même les « Jeunes avec Macron » proposent de taxer davantage les gros héritages, à rebours des propositions de leur ministre de l’économie !

Le barème progressif permettrait de récolter des recettes fiscales supplémentaires, de façon à les redistribuer à la jeunesse durement frappée par la crise. Un collectif de chercheurs, parmi lesquels Thomas Piketty et Camille Herlin-Giret, a par exemple proposé de financer un RSA jeunes avec de telles mesures. En outre, cette réforme correspondrait à l’efficacité économique recherchée par le ministre de l’Économie : si l’épargne, les donations et l’héritage étaient davantage imposés, les gros épargnants seraient en effet plus incités à consommer leur argent, ce qui le ferait circuler dans l’économie. Les sommes prélevées seraient redistribuées à tous, favorisant l’économie française, réduisant les inégalités de patrimoine et améliorant la condition financière des ménages les plus modestes. Il s’agirait d’une réforme juste et efficace, à l’inverse de celle actuellement proposée.

« L’impôt sur les successions est peu apprécié alors que bon nombre de personnes ne le paient pas » – Entretien avec Nicolas Frémeaux

Des billets de banque. © sharonmccutcheon

De nombreux économistes, à l’instar de Thomas Piketty, constatent une augmentation des inégalités dans nos sociétés. Si les questions des salaires, des impôts ou des minima sociaux sont souvent soulevées, l’inégale répartition des patrimoines l’est beaucoup moins. Or, l’idéologie néolibérale dominante tend à faire diminuer les taxations sur les capitaux, au bénéfice des plus grosses fortunes. Les transmissions, à savoir les donations entre individus et les héritages, sont également mal distribuées dans la population. Dans son livre Les nouveaux héritiers (Le Seuil, 2018), Nicolas Frémeaux, maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris 2, explique ce phénomène et les leçons à en tirer. Retranscription par Cindy Mouci.


LVSL : Vous débutez votre ouvrage en faisant la même observation que Thomas Piketty : on assiste à un retour des sociétés patrimoniales. Quelles sont les principales conséquences de ce phénomène ?

Nicolas Frémeaux : Au niveau macro-économique les français n’ont jamais été aussi riches. Cela s’applique également à d’autres pays, et il s’agit d’une bonne nouvelle. Une des conséquences directes de cela est que l’on peut mobiliser fiscalement des masses de patrimoines. L’autre versant de ce phénomène est que ce retour du patrimoine que nous observons depuis les années 1970-1980 est très inégalement réparti : tout le monde n’en profite pas de la même manière. Même si cela varie d’un pays à un autre, d’une époque à une autre, les patrimoines restent très concentrés.

Si l’on creuse un peu sur la question des inégalités, on observe un retour du patrimoine qui est surtout celui de l’héritage. Au-delà de l’augmentation des inégalités, on a un changement dans leur nature : elles sont beaucoup plus héritées aujourd’hui que dans les années 1970. Cela signifie que les positions patrimoniales sont davantage corrélées au fait d’être né dans une bonne famille, d’avoir hérité, plutôt que d’avoir accumulé du patrimoine en épargnant. C’est le principal trait que l’on observe et que j’essaie de mettre en avant dans ce livre.

Si l’on essaie de chiffrer le patrimoine privé des ménages français, en mettant de côté celui de l’État, on observe que les deux tiers de ce patrimoine viennent de l’héritage quand un tiers seulement vient de l’épargne. C’était exactement l’inverse dans les années 1970. La première conséquence de ce phénomène est son côté inégal : tout le monde ne va pas hériter de la même chose. La grande majorité des individus n’hérite d’ailleurs de rien. Parmi ceux qui héritent, il y a une forte concentration. Ce retour de l’héritage implique des inégalités qui ne sont pas méritées : vous ne choisissez pas la famille dans laquelle vous naissez. Si vous héritez, tant mieux, si vous n’héritez pas, tant pis pour vous.

Des travaux montrent aussi que les sociétés dans lesquelles il y a beaucoup d’héritages et de transmissions ne sont pas vraiment les sociétés les plus efficaces. Souvent, l’argument invoqué est que l’héritage permet aux personnes qui en bénéficient d’investir, d’entreprendre. La réalité est souvent différente. Le patrimoine n’est pas forcément mieux utilisé par un héritier. Ces problèmes sont assez importants et justifient la fiscalisation de ces héritages, à la fois pour des questions de justice sociale, mais aussi pour des questions purement économiques.

LVSL : Vous avez réalisé votre thèse sur l’homogamie : est-ce que cette tendance à se marier avec des personnes du même groupe social que le sien va renforcer le poids de cet inégale répartition entre les héritages ?

N.F : Oui, et c’est un élément assez important mais qui n’est pas très bien documenté. Si vous avez un héritage très inégalement réparti à un niveau individuel, et qu’en plus les individus se mettent en couple avec les personnes qui leur ressemblent, cette polarisation va être accentuée.

C’est quelque chose qui est difficile à mesurer car il faut avoir des données très détaillées sur chacun des conjoints, sur ce que chacun hérite. Ce n’est pas si simple que cela. Mais depuis les années 1990, il n’y a pas d’évolution très marquée de cette homogamie.

LVSL : Vous parlez dans votre livre d’une tendance mondiale à la détaxation des transmissions. Pourquoi assiste-t-on à un tel phénomène et quels sont ses effets principaux ?

N.F : C’est un phénomène qui varie selon les pays : depuis les années 1970-1980 pour les pays anglo-saxons, début des années 2000 en Europe. On ne peut pas forcément comparer ces divers pays mais il y a une tendance globale à un déclin de cet impôt. Ce dernier est soit vidé de son contenu, soit totalement supprimé, comme on a pu l’observer en Suède.

« Les gouvernements qui suppriment ces impôts invoquent son caractère immoral : il ne faudrait pas « taxer les morts » ou fragiliser les familles. Un autre argument, notamment dans les petits pays comme la Suède, concerne la fuite des plus riches. »

Il n’est pas simple d’expliquer la raison derrière ce phénomène. Il y a globalement un accord entre économistes pour dire que cet impôt est plutôt utile car il va renforcer l’égalité des chances tout en créant relativement peu de changements de comportements (épargne, migration…). Son déclin est en réalité lié à des raisons morales plus qu’économiques. Les gouvernements qui suppriment ces impôts invoquent son caractère immoral : il ne faudrait pas « taxer les morts » ou fragiliser les familles. Un autre argument, notamment dans les petits pays comme la Suède, concerne la fuite des plus riches.

Dans certains pays, en voyant les inégalités augmenter, il y a des débats autour de la réintroduction des taxes sur les transmissions. En Suède, certaines campagnes se font en faveur de cet impôt. Aux États-Unis, au sein du parti démocrate, certains politiques comme Elizabeth Warren, Alexandria Ocasio-Cortez ou Bernie Sanders se sont mobilisés pour augmenter les taxations sur les transmissions. Joe Biden a été plus discret sur cette question.

LVSL : Est-ce que les différents systèmes de fiscalité des transmissions qui existent sont favorables aux patrimoines les plus élevés ?

N.F : En France, on a un impôt qui est progressif : le taux d’imposition augmente au fur et à mesure que votre héritage est élevé. On pourrait donc dire que l’impôt est en défaveur des plus gros patrimoines. Ce n’est pas totalement faux mais il faut nuancer cela : cette progressivité est en partie compensée par l’utilisation de niches fiscales. Celles-ci permettent que certains biens soient exonérés plus ou moins fortement. Ces niches concernent les œuvres d’art par exemple, mais également les assurances-vie, les transmissions d’entreprises, les donations aux enfants/conjoints pendant la vie, etc. Elles permettent un fort allègement de la facture. Tout le monde ne peut pas faire ce type de donations car il faut avoir suffisamment de patrimoine « liquide ». Les niches sont accessibles à tout le monde, mais il faut souvent posséder un certain niveau de patrimoine pour pouvoir en bénéficier. C’est le même principe pour les transmissions d’entreprises : ce mécanisme s’applique à toutes les entreprises quelle que soit leur taille, mais cela va plutôt bénéficier aux plus grandes compagnies.

L’un des problèmes concerne l’absence d’évaluation systématique, en France, de ces exonérations : on ne sait pas si elles sont efficaces, si c’est une bonne chose pour l’économie. Des études ont montré que certaines n’étaient pas justifiées, ce qui est problématique.

LVSL : Beaucoup d’auteurs comme Thomas Piketty et Emmanuel Saez parlent d’un lobbying des plus riches afin que la question de l’héritage ne soit pas ou peu abordée dans le débat public. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce phénomène ?

N.F : Ce qui est particulier avec les fiscalités des successions, plus qu’avec l’ISF ou d’autres types d’impôt, c’est que l’on mélange des aspects économiques et moraux. D’un point de vue économique, les personnes vont dire qu’elles ont travaillé toute leur vie et qu’il est important de pouvoir transmettre son entreprise pour ne pas faire faillite ni supprimer des emplois. Elles vont aussi jouer sur le côté moral : si elles ont travaillé toute leur vie, elles voudront pouvoir transmettre leur entreprise à leurs enfants. Souvent, c’est ce deuxième argument qui va être mis en avant.

Seulement, tout le monde n’a pas le même niveau de patrimoine à défendre. Personne ne voudra taxer fortement quelqu’un qui aurait seulement 50 000 € ou 100 000 € de patrimoine. Or ces lobbys vont nier ces différences et mélanger des individus qui ont un faible patrimoine à transmettre à d’autres qui ont plusieurs millions. Le problème c’est que la fiscalité sur la succession est plutôt bonne et réduit les inégalités. Ce lobbying est partial car il ne va donner seulement qu’une partie des informations disponibles.

LVSL : Beaucoup d’économistes et de politiques pensent qu’une hausse des taxes sur les transmissions va faire exploser l’exil fiscal des détenteurs de patrimoine. Est-ce qu’une telle situation est à craindre ?

N.F : Tout dépend dans quelle mesure cela est fait. Comme pour tous les impôts, si on taxe à 100%, il y aura forcément des réactions. Il faut regarder ce qu’il se passe dans la réalité : les propositions qui sont faites ne sont jamais d’instaurer une taxation à 100%. La question à se poser est donc : si vous augmentez les impôts, quel taux pouvez-vous atteindre sans que tout le monde s’en aille ou arrête d’épargner et d’innover ?

Des études montrent que, malgré les différentes fiscalités au sein d’un même pays, comme en Suisse ou aux États-Unis on n’observe pas de mobilité significative des individus. Si on se concentre sur la population des retraités, par exemple, on n’observe pas de mouvements massifs vers les États ou cantons aux impôts les plus cléments. Les personnes restent là où elles sont pour plusieurs raisons.  Elles sont peut-être mal informées, leurs enfants ou leurs petits-enfants vivent près d’elles, et elles ne vont pas forcément bouger juste pour des questions fiscales. A l’inverse, les personnes qui se déplacent le font pour tout un tas de raisons qui ne sont pas uniquement fiscales. Cela ne veut pas dire que les français réagiraient de la même manière mais, sur des pays aux fiscalités internes différentes, il n’y a pas eu de mouvements massifs.

Cela rejoint plusieurs études sur les patrimoines qui ont été faites en France. Les travaux de Gabriel Zucman sur la question de l’exil fiscal montrent qu’il n’y a pas eu d’exil massif des personnes assujetties à l’ISF lorsqu’il a varié au cours de sa courte histoire. En effet, les personnes ont souvent des intérêts économiques et familiaux dans le pays où ils vivent.

L’exil fiscal est souvent un argument mis en avant parce qu’il y a des mouvements de personnes très médiatiques. Le fondateur d’Ikea en Suède avait ainsi menacé de quitter son pays. On retrouve cela en France, notamment avec Bernard Arnault. On va mettre en avant ces exemples sans compter toutes les personnes qui sont restées, ou celles qui sont revenues. C’est toujours le côté trompeur de prendre des personnalités médiatiques pour en faire une généralité.

LVSL : Les études que vous citez, par exemple de Jon Bakija ou de Joël Slemrod, étudient les retraités américains. Est-ce que vous pensez que cette absence de lien entre la fiscalité des successions et la mobilité des individus s’applique aussi à ce que les Pinçon-Charlot nomment les ultra-riches ?

N.F : Il y a assez peu d’études sur la fiscalité des successions.  Il existe de nombreux ouvrages à propos des taxations sur les revenus car ce sont des impôts qui existent dans tous les pays. On observe que les personnes qui sont en haut de la hiérarchie des salaires sont plus mobiles que les autres. On ne peut évidemment pas comparer l’américain moyen avec ces superstars économiques que sont les PDG des entreprises de haute technologie, les sportifs, etc.

Il y a beaucoup d’études qui ont été faites sur les sportifs par exemple : ils sont très mobiles et choisissent parfois leurs clubs en se basant sur le niveau de fiscalité de l’État dans lequel ils sont et pas forcément sur la qualité du club en tant que tel. Ils représentent une masse fiscale qui est certes importante mais, à nouveau, ce n’est pas parce qu’il y a quelques cas médiatiques de personnes qui bougent qu’il faut réformer l’impôt. Pour mieux y répondre, il faudrait avoir des données beaucoup plus détaillées sur ces mouvements.

LVSL : On voit bien que la question de l’héritage est un paradoxe total : alors que la taxation sur les transmissions est une exigence de justice sociale et qu’elle n’aurait pas ou peu d’effets sur l’évasion fiscale, sa hausse est très peu abordée dans le débat public. Comment l’expliquez-vous ?

N.F : Il faut souligner que ce débat revient dans certains pays, même s’il s’agit de courants minoritaires. Aux États-Unis, on ne parlait plus vraiment de cet impôt depuis Reagan. Il existe néanmoins des courants au sein du parti démocrate qui militent pour son augmentation. Il reste des embryons d’idées qui ne sont pas mis en application.

« L’impôt sur les successions est peu apprécié par la population alors que bon nombre de personnes ne le paient pas. »

L’impôt sur les successions est peu apprécié par la population alors que bon nombre de personnes ne le paient pas. Environ 85-90% des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées alors qu’elles sont les plus importantes en termes de taille et d’inégalités. A l’inverse, entre 85% et 95% des personnes sont favorables à un allègement ou à une suppression de cet impôt.

Cette impopularité vient du fait que les personnes méconnaissent l’impôt et vont généralement le surestimer. La dimension morale de cet impôt, que nous avons déjà évoquée, n’est également pas à exclure. Il est alors très difficile pour un politique, avec une telle opposition, de défendre une augmentation de cet impôt.

LVSL : Une réforme sur les taxations est-elle une fin en soi, ou faut-il qu’elle s’accompagne d’une réforme de la taxation au cours de la vie ?

N.F : On peut taxer le patrimoine de plusieurs manières : en exerçant des prélèvements sur les revenus du patrimoine (les intérêts, les loyers, les dividendes…), sur le stock (c’est-à-dire l’ensemble du patrimoine détenu à un moment donné) ou sur les successions entre des personnes. Or, ces facettes sont complémentaires : il faut taxer le patrimoine sous toutes ses formes à différents moments de la vie. C’est plutôt le complément entre ces politiques qui est envisageable plus que des substituts entre ces différents modes de taxation.

LVSL : Quelles seraient les différentes pistes à suivre pour revoir la taxation de l’impôt sur les transmissions et son utilisation ?

N.F : Les principales failles de notre système fiscale sont les exonérations fiscales qui diminuent la progressivité de l’impôt sur la transmission. Alors que ce dernier paraît progressif sur le papier – le taux marginal supérieur en ligne directe est de 45% – les exonérations profitent souvent aux patrimoines les plus élevés. Les transmissions d’entreprises sont souvent exonérées. Cela se justifie, notamment pour les PME ou les petits commerces, afin de ne pas faire faillite à chaque transmission.

Des études faites aux États-Unis, en France ou en Norvège montrent que l’héritier d’une entreprise obtient généralement de moins bons résultats économiques que son fondateur. Favoriser ces transmissions directes plutôt que celles à un entrepreneur extérieur à la famille n’est donc pas forcément une bonne chose. Il faudrait rendre ces transmissions directes un peu plus coûteuses pour les grandes entreprises, pour des questions d’efficacité économique.

De même pour les assurances-vie : il y a de nombreuses exonérations qui sont assez coûteuses, alors même que ces produits sont très concentrés dans la population.  Il faudrait remettre à plat de l’ensemble de ces exonérations en évaluant leur réelle utilité. La solution n’est pas forcément de toutes les supprimer, mais de mieux les cibler.

L’un des problèmes qui se pose aussi c’est l’architecture de l’impôt successoral en France : il existe une indépendance entre les transmissions. Si vous recevez un héritage de vos grands-parents, puis un autre de vos parents, les deux transmissions seront traitées indépendamment l’une de l’autre. Une personne recevant plusieurs petits héritages ou donations sera beaucoup moins taxée qu’une autre recevant la même somme mais en une seule fois. A héritage égal, l’impôt peut être très inégal. C’est assez problématique car cela va en partie remettre en cause la progressivité de l’impôt et l’équité entre les individus. Remettre en cause ces phénomènes ne fera pas forcément augmenter les recettes fiscales, mais cela le rendra plus transparent et accessible aux individus. Ce dernier sera alors peut-être plus accepté par la population. Il ne faut surtout pas taxer les classes moyennes qui subissent potentiellement de plein fouet la crise qui arrive mais plutôt cibler les personnes qui peuvent contribuer davantage en raison de leur patrimoine.

L’autre question à se poser est l’utilisation des recettes de l’impôt sur les transmissions. On peut ne pas les flécher et les faire contribuer au budget général, mais on peut également les utiliser pour des programmes de dotation universelle. Ces derniers nécessiteraient potentiellement d’autres sources de recettes fiscales. Cet impôt en rapporte beaucoup, mais reste assez limité dans le budget global de l’État.

Abolissons l’héritage et bon vent les héritiers !

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Le château de Chenonceau, propriété de la famille Meunier depuis plus d’un siècle ©Telemaque MySon

L’héritage est une institution millénaire qui apparaît aujourd’hui comme une évidence figée de l’Histoire, comme inscrite dans l’ADN de notre société. Pourtant, et l’Histoire le montre, elle n’est qu’une institution contingente qu’il serait possible d’abolir ou de modifier. Des propositions émergent en ce sens aux quatre coins du spectre politique. Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’abolition de l’héritage ?

Le sens de l’héritage

Inscrit dans notre société comme une donnée irrévocable, l’héritage n’est en rien inné et demeure le fruit d’une construction historique et sociale. Il s’agit de la transmission du capital accumulé au cours d’une vie à ses descendants, donc de toutes les richesses matérielles acquises ou déjà héritées de la génération précédente et que l’on qualifiera également de patrimoine. Cette pratique repose sur le droit inaliénable à la propriété privée ; elle consiste à déléguer aux individus la responsabilité de la redistribution de leurs richesses personnelles après leur mort.

Bien sûr, une abolition pure et simple de l’héritage en l’état actuel des choses provoquerait un déchirement social Sans aller jusque-là  un augmentation de l’impôt sur la succession ou bien la limitation du droit à la succession à une génération sont autant de pistes qu’il conviendrait d’explorer pour faire changer les mentalités et suggérer un nouveau champ des possibles.

Famille et héritage

Dans cette conception, l’individu peut être assimilé à un bâtisseur de son propre empire familial. La progression sociale peut se faire délibérément au fil des générations, chacune ayant la mission d’assurer la prospérité de la famille et d’enrichir son capital. La simple volonté naturelle de chacun de maximiser les chances de réussite de ses descendants peut aussi pousser à conquérir une part de pouvoir jugée suffisante, mais empiétant mécaniquement sur celle des autres. La nature même du mot “patrimoine” qui renvoie à l’autorité patriarcale lie intrinsèquement la construction familiale à sa manifestation matérielle transmise de génération en génération. Se battre pour défendre et faire prospérer le capital hérité était donc un moyen de contribuer à l’honneur et au prestige de sa famille. La place grandissante de l’idéal capitaliste dans les sociétés occidentales a remplacé la transmission familiale par une quête du profit pour laquelle la succession des générations n’était qu’un outil d’accumulation de plus.

Un principe remis en question à travers l’histoire

L’abolition de l’héritage a surgi à plusieurs reprises dans l’histoire politique, économique et sociale et a toujours été objet de controverses, notamment  parce qu’elle remet en cause un principe profondément ancré dans nos cultures.

Au début du XIXe siècle, la doctrine saint-simoniste assimile le droit d’héritage au droit de naître avec le privilège de ne rien faire : elle considère que les héritiers sont conditionnés pour ne rien apporter à la société, puisque rien ne les pousse à entreprendre et à créer plus de richesse à partager. Les saint-simoniens proposent  de faire de l’Etat le seul héritier, donc d’allouer la richesse du défunt au collectif en le subordonnant à l’intérêt général. Au même siècle, l’économiste et philosophe John Stuart Mill, plus modéré préconise un plafonnement de l’héritage qui laisserait aux héritiers une part raisonnable dont ils pourraient profiter sans causer d’inégalités démesurées.

La gauche révolutionnaire va ensuite s’approprier cette idée dans sa critique de la propriété privée – l’abolition de l’héritage étant l’une des mesures transitoires vers l’abolition de la propriété privée dans le Manifeste du parti communiste de 1848 – et elle nourrira différents programmes ouvriers et communistes au XIXe siècle, mais également en 1946 par Léon Blum qui proposa sans succès de limiter le droit d’héritage à une seule génération.

La pensée libérale, dans sa composition la plus hétéroclite,  de Keynes aux libertariens, interroge elle aussi le droit d’héritage car il est un frein à l’établissement d’une économie libérale fidèle à ses valeurs, dont notamment l’égalité des chances. Plus généralement, la concentration excessive de richesses défie le bon sens économique  : elle pénalise la consommation, limite les capitaux investis dans l’économie réelle et comme nous le verrons par la suite, réduit l’efficacité économique de l’individu rationnel.

Combattre les inégalités à la racine…

L’abolition de l’héritage consiste en la dévolution de tous les biens matériels d’un défunt à l’Etat, qui aurait ensuite la tâche de les redistribuer à l’ensemble de la société. Il s’agit donc en premier d’un mécanisme de redistribution des richesses mais aux bénéfices différents de l’impôt sur le revenu par exemple, en augmentant considérablement la richesse à partager entre tous.

D’une part, elle combat les inégalités dues à l’accumulation gargantuesque de capital, concentré dans les mains des plus riches. En effet comme le rapporte la revue Challenges dans un article de 2015, 60% des grandes fortunes sont possédées en France par des héritiers. En limitant les processus d’enrichissement à une génération, le creusement des inégalités est naturellement limité puisque les cartes sont rebattues à chaque génération.

D’autre part, un individu rationnel évoluant dans le système économique avec l’information qu’il n’aura plus d’emprise sur ses biens après sa mort n’a aucune raison de vouloir  excessivement épargner son argent ou de multiplier ses acquisitions immobilières, mais plutôt de consommer – et là encore, de provoquer une revitalisation de l’économie. Il n’a donc fondamentalement pas la volonté de s’emparer de plus de richesse qu’il n’en aurait besoin et ne prive pas d’autres individus d’un niveau de vie suffisant à leur épanouissement.  L’abolition de l’héritage lutte donc contre les inégalités en répartissant la richesse déjà accaparée tout en rendant insensé la simple quête de trop de richesses qui conduisent à ces mêmes inégalités.

… sans faire entrave à la liberté d’entreprendre

La différence avec un impôt sur le revenu élevé considéré comme confiscatoire par certains libéraux repose sur deux aspects de l’abolition. Tout d’abord, le prélèvement intervient après la mort de l’individu et donc ne prive pas de sa richesse celui qui l’a acquise. On peut considérer que  la génération suivante ne bénéficie pas de la richesse accumulée, mais on estimera en appliquant une vision libérale que l’héritier n’a aucune légitimité à profiter de tels privilèges pour lesquels il s’est juste “donné la peine de naître”.

Ensuite, elle rétablit une égalité des chances à la naissance et valorise finalement celui qui entreprend pour réussir. Comme l’explique Warren Buffet, l’un des huit milliardaires les plus riches du monde “Un homme très riche doit laisser à ses enfants assez pour qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent, mais pas trop pour qu’ils ne fassent rien“. Tout à fait logiquement, un individu héritant d’une fortune colossale n’a aucun intérêt à faire des choix économiques efficaces puisqu’il n’est soumis à aucun risque. Abolir l’héritage c’est substituer une société de l’initiative à une société de rente, parce que l’individu sera poussé à entreprendre par lui-même pour développer son capital s’il estime que c’est son intérêt, et donc à prendre des risques, à innover, à penser de nouveaux modèles, etc. L’individu, indépendamment de sa naissance, est donc poussé à entreprendre dans son intérêt personnel tout en préservant un équilibre qui empêche l’accaparement des richesses et préserve une égalité vertueuse.

Solidarité intergénérationnelle ?

L’on pourrait rétorquer à cette démonstration que contrairement à l’impôt, la captation des richesses du défunt par l’Etat n’est pas légitime parce que le défunt ne peut bénéficier des services de l’Etat après sa mort. Il faut alors garder en mémoire que cette mesure consiste naturellement en un mécanisme de solidarité intergénérationnelle. Chaque individu profiterait tout au long de sa vie des richesses redistribuées des générations précédentes (sous forme de services publics ou de revenus secondaires) et la transmission de son patrimoine à l’Etat permettra aux générations suivantes de jouir de ses richesses comme il a pu profiter de celles de ses aïeux.

Quelle est la valeur de ce que nous transmettons ?

Le débat sur l’abolition de l’héritage soulève des questions plus générales. Il nous interroge en premier lieu sur ce que nous léguons au monde après notre mort. L’argent étant par définition un moyen et non une fin, un simple outil de régulation des échanges entre les hommes, faire de son accumulation une preuve de notre passage sur terre constitue un non-sens. On peut alors se représenter un capital financier comme une façon de protéger sa descendance, ou d’assurer son bonheur. Cela reste néanmoins inscrit dans une logique individualiste, où l’on ne souhaite le bonheur que des siens et pas du collectif.

D’une autre façon, le  patrimoine immobilier d’une famille, peut avoir la vertu de témoigner de là où ont grandi les aïeux, mais renferme des interrogations auxiliaires sur notre rapport aux relations humaines, en l’occurrence familiales. Une maison de vacances peut être à la fois considérée comme faisant partie de la substance qui constitue l’histoire d’un individu ou d’une famille qui se sont battus pour l’acquérir, ou seulement comme une matérialisation anecdotique de vies et de relations qui ont bien plus de valeur que le béton qui les a abritées. Le débat public s’enferre souvent dans des crispations et des propos stériles alors qu’ouvrir une réflexion sur des sujets plus vastes et plus essentiels pourrait finalement répondre aux questions du quotidien.

Léguer d’autres formes de richesses

Abolir l’héritage n’est pas synonyme de supprimer toute forme de transmission, puisque c’est de l’héritage matériel dont il est question. Affirmer le contraire serait expliquer qu’un être ne peut rien transmettre d’autre de l’expérience de sa vie que des biens matériels et nierait donc une évidence humaniste : une vie humaine vaut bien plus que les sommes qu’elle a réussi à engendrer.

Ce que nous appellerons patrimoine humain est également constitué des relations sociales qui ont marqué une vie, d’une culture, d’une éducation dispensée à ses descendants, des idées inventées et défendues, des apports individuels pour améliorer la condition générale de la société… bref, d’autant de richesses  qu’on ne saurait mépriser en les estimant à des montants et qui ont une importance fondamentale dans la définition de l’être humain dans la société.

L’abolition de l’héritage présente des avantages comme elle présente des inconvénients, mais c’est avant tout un choix qui concerne la direction que l’on donne à l’intérêt général et qui doit être débattu démocratiquement. Ce n’est pas seulement une question économique ou une réflexion sur la répartition des richesses. C’est plus largement une question qui pose la question de la définition de l’individu : doit-il être défini par son origine ou par une libre construction de son destin ?

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“Sites éternels” : l’expo pour sensibiliser au patrimoine en danger

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Sites éternels, exposition au grand palais ©Jean-Pierre Dalbera

Depuis le 14 décembre, le Grand Palais accueille l’exposition « Sites éternels » qui, grâce à des images de synthèses en 3D, reconstitue des sites archéologiques maintenant détruits. Cette exposition s’ouvre au moment où François Hollande rentre d’Abou Dhabi, où il a assisté à une conférence pour sauver le patrimoine menacé.

« François Hollande à la conférence internationale d’Abou Dhabi »

Le Président de la République s’est rendu le 3 décembre dernier aux Émirats Arabes unis à la conférence internationale d’Abou Dhabi, en compagnie d’Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO. Elle a réuni des acteurs privés et publics, issus d’une quarantaine de pays, qui sont parvenus à un accord pour lever un fonds de 100 millions de dollars afin de sauver le patrimoine en danger. Jack Lang a assuré que la France, pour sa part, contribuerait à hauteur de 30 millions de dollars.

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La Safeguarding Endangered Cultural Heritage (SECH) s’est donné un deuxième objectif. « La création d’un réseau international de refuges pour sauvegarder de manière temporaire les biens culturels mis en péril par les conflits armés ou le terrorisme, sur leur territoire, (…) dans un pays limitrophe, ou, en dernier ressort, dans un autre pays, en accord avec les lois internationales à la demande des gouvernements concernés ».

François Hollande a salué un « rendez-vous qui marquera l’Histoire (…) dans la lutte contre le fanatisme ». Cinq Prix Nobel, dont la Birmane Aung San Suu Kyi, avaient appelé les dirigeants à « prendre leurs responsabilités », tout en rappelant la liste des nombreux sites menacés ou déjà détruits. Irina Bokova, quant à elle, avait estimé que « la protection du patrimoine est inséparable de la protection des vies humaines ».

Le Président de la République en a également profité pour visiter le Musée du Louvre d’Abou Dhabi qui terminait tout juste ses travaux.

« Une exposition pour stocker virtuellement ce qu’on laisse détruire matériellement ? »

L’exposition “Sites éternels” a été inaugurée le 14 décembre dernier par la ministre de la culture, Audrey Azoulay, François Hollande et Irina Bokova au Grand Palais. Cette exposition est gratuite et sera disponible jusqu’au 9 janvier 2017. L’entreprise de photographie RMN et la start-up française Iconem se sont occupées de la numérisation en 3D de quatre sites archéologiques : Khorsabad, Palmyre, la Grande Mosquée de Damas et le Krak des Chevaliers. Tous ces sites archéologiques ont la caractéristique d’être situés dans des zones de guerres, à savoir en Irak et en Syrie et font partie du patrimoine mondial de l’humanité. De plus, ils furent tous détruits partiellement ou entièrement par l’organisation État islamique.

À l’initiative du directeur du Louvre, M. Jean-Luc Martinez, cette exposition est gratuite.

« Nous avons voulu rendre accessibles ces sites qui ne le sont pas et montrer la beauté de ces œuvres »

L’organisation État islamique continue de détruire ces lieux millénaires. Les drones des entreprises Iconem et RMN survolent donc ces zones en danger pour effectuer des relevés photographiques: dans le cas où ils en viendraient à être détruits, une trace photographique serait préservée.

Jean-Luc Martinez souhaitait répondre à ce “terrorisme par l’image” — cf. vidéos des destructions des statues à Palmyre par Daesh — à son niveau, par la sensibilisation du grand public à l’importance de cet héritage.

Le chef de l’État a qualifié l’entreprise du directeur du Louvre “d’acte militant”. C’est une excellente initiative que nous ne pouvons que louer. Mais il ne faut pas se résigner à assister, impuissants, à la destructions des dernières traces de ces brillantes civilisations. Il faut tout faire sur le terrain pour repousser ces troupes fanatiques loin de la mémoire qu’ils veulent assassiner.

En effet, les destins de l’humanité et de son patrimoine sont inséparables. On ne peut se contenter de sauver des vies humaines en laissant derrière nous des terres de flamme. La richesse de ces civilisations est notre passé, celui de cette unité que nous appelons “humanité”. Nous nous devons de préserver cet héritage, il en va de notre devoir humain. Nous ne le devons pas seulement à nos ancêtres qui l’ont bâti mais aussi à nos enfants qui risqueraient de ne pas comprendre pourquoi, jadis, nous étions des bâtisseurs.

 

Crédits photos : ©Jean-Pierre Dalbera