Répression des mouvements du Rif par l’État marocain : aux origines de la fracture

©Tyk

Le 5 avril, la cour d’appel de Casablanca a condamné les leaders du mouvement social du Rif (le Hirak) à vingt ans de prison. Cette région du Maroc était secouée depuis des mois par des manifestations mettant en cause le régime marocain. Elles dénoncent les fractures opposant la région du Rif à l’État central marocain, qui remontent à l’époque coloniale.


Au total, 54 personnes ont été condamnées par la cour de Casablanca. Dans un rapport publié le 17 décembre 2018, Amnesty International constate de graves violations du droit à un procès équitable. L’organisation craint tout particulièrement que ces condamnations soient fondées sur des aveux extorqués sous la torture.

Le Hirak du Rif : de la lutte contre la colonisation à la lutte contre le Makhzen*

Le mouvement populaire du Rif (nommé Hirak, qui signifie mouvement en arabe)  reflète en substance une vieille crise de l’Histoire, entre l’État et cette région au nord-est du Maroc. Après la conférence d’Algésiras de 1906 – au cours de laquelle l’Espagne et la France partagèrent une influence au Maroc qui souffrait de faiblesses, de divisions et de conflits internes – une grande partie du nord du Maroc, connu sous le nom du Rif passe sous contrôle espagnol.

Le 21 juillet 1921, une bataille entre l’occupant espagnol et les insurgés du Rif, connue sous le nom d’épopée Anoual, oppose 24 000 combattants espagnols à 5 000 Rifains. Après une bataille féroce jusqu’au 26 juillet, les insurgés rifains ont pu vaincre l’armée espagnole, au prix d’affrontements qui ont coûté la vie à 15 000 combattants. Après la grande victoire remportée par les insurgés du Rif dans l’épopée Anoual, ceux-ci se sont organisés sous le commandement d’Abdelkrim Al-Khattabi. Celui-ci a convié les tribus du Rif à une discussion visant à former un conseil consultatif, l’assemblée nationale populaire. Cette assemblée a élaboré une charte nationale, réclamant l’indépendance du Rif et des autres régions du Maroc de la France et de l’Espagne, ainsi que la formation d’un gouvernement populaire constitutionnel.

Après cette défaite, l’Espagne a décidé d’envoyer une délégation à Abdelkrim Al-Khattabi pour négocier un accord de paix qui, après des négociations difficiles, n’a pas abouti. Abdelkrim Al-Khattabi insistait pour que la charte nationale élaborée soit appliquée, y compris dans sa demande de reconnaissance de l’indépendance de toutes les régions du Maroc occupées par l’Espagne. Suite à la panique des puissances coloniales, l’Espagne et la France se sont alliées pour briser le soulèvement. L’État marocain, en la personne du sultan Abdel Hafiz, a rejoint la coalition coloniale avec une armée d’environ 7 000 personnes. Le 8 septembre 1925, la coalition s’empare du siège du commandement des insurgés rifains après un débarquement sur la plage d’Al-Hoceima.

Toutes les armes meurtrières de la Première Guerre mondiale, en particulier les gaz toxiques, ont été utilisées par les armées coloniales. Aujourd’hui encore, les habitants du Rif sont marqués par les séquelles de cette répression. Le Rif est d’ailleurs la région marocaine possédant le plus haut taux de cancer. Après des bombardements et un blocus de plusieurs jours, Abdelkrim Al-Khattabi a fini par se rendre aux forces françaises afin d’éviter les victimes civiles. Exilé à l’île de la Réunion, il est clandestinement libéré par des militants panarabistes et nassériens puis emmené en Égypte. Toute sa vie durant, il refuse de retourner au Maroc malgré la signature d’accords d’indépendance, qualifiant celle-ci de formelle compte tenu de sa nature et des compromis du gouvernement marocain avec les ex-puissances coloniales.

La tension entre le Rif et l’État marocain s’est confirmée quelques années après l’indépendance officielle du Maroc, entre 1958 et 1959. Les manifestants ont formulé des demandes de démocratisation de la vie politique et de lutte contre la pauvreté. L‘armée marocaine dirigée par le prince héritier Hassan II et son général Oufkir réprime ces soulèvements avec violence, et fait enfermer près d’une dizaine de milliers de Rifains. Le chercheur David Hart (dans son livre The Aith Waryaghar of the Moroccan Rif: An Ethnography and History) écrit : « après la répression de 58-59, les rebelles sont descendus des montagnes et sont rentrés chez eux, pleins de dégoût et de colère, avec le même sentiment que leurs parents et leurs grands-parents ont eu lorsque Abdelkrim s’est rendu aux autorités coloniales ».

Ibrahim al-Qadri, historien marocain, dans une interview accordée au Nouvel Arabe, note la continuité dans le vocabulaire employé par le gouvernement central à l’égard des Rifains, fréquemment qualifiés de sauvages, adjectif dont Hassan II a notamment affublé les habitants du Rif et du nord du Maroc. 

Le sous-développement du Rif et la colère contre l’État central

En raison de ces facteurs, le pouvoir marocain a volontairement puni cette région rebelle pour asseoir son autorité. Depuis le soulèvement de 1958, un décret royal place la région sous étroit contrôle de l’armée, ce qui accentue la corruption endémique et rend toute possibilité d’investissement impossible. Un sous-investissement chronique a induit un sous-développement de cette région. Du fait de l‘absence totale d’établissement universitaire, les familles sont aujourd’hui obligées de payer les frais d’éducation de leurs enfants dans d’autres villes universitaires. La région fait face à un manque crucial d’écoles, en particulier dans les agglomérations rurales (le taux d’analphabétisation à Al-Hoceima est de 53%, contre 36% à Tanger-Tétouan).

La faiblesse des structures de santé et le manque de médecins est criant : la région ne compte que 488 lits et 142 médecins pour 400 000 habitants. De plus, les agences d’entraide et de solidarité nationale ne fournissent pas à Al-Hoceima de centres d’accueil, sociaux ou éducatifs, de dortoirs d’étudiants ou d’établissements de formation professionnelle. La région est l’une des plus touchées par la crise économique au Maroc, du fait d’investissements industriels faibles. À Al-Hoceima, on ne trouve que 95 entreprises industrielles, qui fournissent seulement environ 1093 emplois. La région est marginalisée par l’absence d’activité économique productive. Le taux de chômage était estimé à 46% chez les jeunes diplômés en 2012. 

En revanche, l’État marocain a facilité l’organisation de migrations vers les pays d’Europe occidentale au début des années 1960. Selon les chiffres officiels du Ministère de l’immigration, la région est devenue l’un des plus grands bassins méditerranéens alimentant le marché du travail européen, en dépassant les 5,1 millions d’immigrés. Ces chiffres constituent des indicateurs flagrants de l’instabilité sociale qui y règne. Aujourd’hui encore, l’économie du Rif dépend fortement des transferts internationaux d’argent des travailleurs immigrés en Europe d’un côté et de la contrebande et de l’agriculture de subsistance (dont une partie est destinée à la culture de cannabis) de l’autre.

L’activiste marocain Nasser Zefzafi lors d’une manifestation à Al-Hoceïma au Rif ©Amine Abdellaoui

Les manifestations qui ont secoué la ville d’Al-Hoceima et ses environs au nord entre l’automne 2016 et l’été 2017 sont le produit de ce sous-développement et de ce délaissement. La première de ces manifestations a eu lieu à Al-Hoceima. Elle visait à protester contre le meurtre d’un marchand de poissons, Mohcin Fikri, broyé dans une benne à ordure sous l’ordre d’un policier.

Il est à noter que ce mouvement a touché des personnes de tout âge. Les hommes, les femmes, les jeunes, des familles toutes entières ont participé aux rassemblements où des discussions ont été menées pour élaborer une série de revendications à caractère social et politique qui deviendra par la suite la Charte des revendications du Hirak. Elle demande notamment l’annulation du décret royal déclarant le Rif comme région militarisée et son remplacement par un décret la reconnaissant comme zone sinistrée et prioritaire pour le développement. Les leaders du mouvement ont refusé de négocier avec les représentants du gouvernement et ont plutôt demandé un dialogue avec un représentant du Roi – révélant le fait que le Maroc n’était qu’une démocratie de façade et que la véritable autorité émanait de la monarchie.

En ce sens, les revendications du mouvement du Rif s’en prennent au cœur nucléaire du pouvoir monarchique marocain. Depuis de longues années, les autorités marocaines ont multiplié les promesses afin d’endiguer les contestations, souhaitant ne pas subir le même sort que le pouvoir tunisien ou égyptien lors du « Printemps arabe ».

La réponse des autorités marocaines a été de nature sécuritaire, multipliant les poursuites et les arrestations contre les manifestants et les figures du mouvement. Mais au lieu de détruire le mouvement, cette répression l’a renforcé. Des manifestations et des grèves de soutien au mouvement et pour la libération des prisonniers politiques ont eu régulièrement lieu, partout dans le pays. Le 11 juin 2018, la gigantesque manifestation à Rabat a dépassé, par son ampleur, le mouvement du 20 février 2011. En effet, les fractures entre la région rifaine – et au passage toutes les autres régions sinistrées du Maroc –  et l’État marocain sont trop fortes pour que cette réponse suffise à contenir longtemps la colère de ses habitants. 

 

*Le Makhzen : mot que les populations des villes et des campagnes du Maroc l’utilisent couramment pour désigner l’État et ses agents.

Dernières nouvelles d’Algérie : de l’insurrection civique à la révolution citoyenne ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Manifestation_contre_le_5e_mandat_de_Bouteflika_(Blida).jpg
©Fethi Hamlati

Le 4 mai dernier, Said Bouteflika, le frère de l’ex-président algérien considéré par beaucoup d’observateurs comme le réel homme fort du régime, a été arrêté. Avec lui sont également mis aux arrêts deux anciens patrons du puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), Mohamed Mediene dit « Toufik », et Athmane Bachit Tertag. Ces arrestations marquent un tournant dur dans la vague de purges, avatar d’une guerre des clans au sommet des structures du pouvoir politico-militaire. Et ce à la veille du Ramadan, que d’aucuns à la tête de l’État-Major de l’Armée nationale populaire (ANP) espèrent qu’il aura un effet démobilisateur sur le mouvement citoyen massif que connait le pays. Gaid Salah, chef d’État-Major et de facto garant du régime, parie sur l’essoufflement du mouvement en donnant en pâture à la rue de grands noms d’oligarques et d’affairistes qui représentent le système honni. Peut-il gagner ?

Le caractère exceptionnel des manifestations en Algérie a été perçu par les grands médias nationaux français. Le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel et le report du scrutin, obtenus par la mobilisation des Algériens et Algériennes dans les rues du pays, ont focalisé l’attention des médias et des observateurs internationaux sur les actions du pouvoir en réponse aux demandes de la rue. Il semble pourtant difficile aux journalistes de relayer le sentiment et l’esprit de ce mouvement hors-norme, transversal. Le changement est déjà historique selon les acteurs locaux.

« Il y aura un avant et un après 22 février » (Nabil Ferguenis, membre d’un syndicat autonome)

Le mouvement de contestation a obtenu gain de cause sur certaines de ses revendications préliminaires. Mais l’opposition entre le gouvernement et le mouvement s’est installée dans une temporalité singulière, elle aussi enjeu de la lutte pour la démocratie du peuple algérien qui communie dans les rues tous les vendredis depuis le 22 février.

Retour sur un mouvement citoyen et éclairage sur la situation du pays pour LVSL, fondé sur des entretiens et un séjour sur place du 18 au 26 avril. Par Edern Hirstein. [Merci à Djamal Ikloufhi, Nabil Ferguenis, Ahmed Meliani pour leur temps et pour leur éclairage sur la nature du mouvement, et merci à Mourad Taghzout pour son entregent efficace.]

Des milliers de citoyens de la République démocratique et populaire d’Algérie dans les rues tous les vendredis contre le gouvernement, contre l’État présidé par Abdelaziz Bouteflika, contre l’emprise des militaires sur le pouvoir civil et le général Gaid Ahmed Salah, contre un système représenté par ses principaux profiteurs, hommes d’affaires, militaires, politiciens vieillissants : tel est le portrait esquissé par un survol des brèves journalistiques et de courts reportages des chaines internationales dévolues à la couverture des manifestations à Alger.

Il s’agit de plus que cela pourtant, et peut-être même plus qu’un Hirak (soulèvement) comme l’appellent certains algériens.

Les slogans entendus lors des marches, vus sur les murs des villes ou confiés ouvertement par les citoyens, laissent entrevoir au visiteur l’indéniable éveil de la conscience civique de ces citoyens qui refusent l’humiliation symbolique de voir un homme au crépuscule de sa vie être poussé à se représenter par ce qu’ils nomment la clique, le système, ou l’oligarchie.

Yatnahaw ga’ « Qu’ils s’en aillent tous » est le mot d’ordre central et l’élément fédérateur primordial.

Un mouvement dégagiste en lame de fond

Alors que des prémices de la contestation sont observées dès décembre au moment de l’annonce de la candidature du Président en exercice à un autre mandat, dans le quartier de Bab-El-Oued à Alger, c’est à Kherrata, près de Béjaia en Kabylie, région avec une conscience contestataire historiquement forte, que la première manifestation d’ampleur a lieu le 16 février. Le 22, en réponse à des appels relayés sur les réseaux sociaux, la mobilisation s’avère inédite, et se propage dans toutes les grandes villes du pays. Le mouvement est lancé.

Celui-ci est massif. Selon diverses estimations : le 1er mars réunit près d’un million de personnes, le 8 mars, cinq millions et le 15 mars, après l’annonce confirmée de la candidature de Bouteflika à la présidence, ce sont près de quatorze millions d’Algériens qui sortent dans les rues du pays. Celle-ci est multiforme ; si les vendredis permettent une mobilisation populaire très large, les étudiants se sont appropriés les mardis, en réponse aux annonces du Général Salah dans l’après-midi. Le dimanche est quant à lui dévolu aux marches des Algériens de l’étranger, et notamment de Paris à la Place de la République. La prise de conscience citoyenne sur fond d’opposition au « système » a permis de fédérer certains corps intermédiaires autour du peuple réuni dans les rues, tels les avocats et les magistrats, certains journalistes, quelques cadres moyens de l’armée. Fait important, la mobilisation des femmes est sans précédent.

Le pouvoir d’Alger, représenté par le chef d’État-Major, est entré dans une dynamique directe avec le mouvement de mobilisation citoyen. Les annonces du général le mardi se font en réaction aux mobilisations du vendredi. Les étudiants répondent aux annonces du pouvoir le soir même, puis le vendredi suivant la mobilisation dans les rues donne le ton pour la suite de cette relation particulière. Plusieurs journées de mobilisation plus ponctuelles ont également rythmé la confrontation hebdomadaire. Ce sont des journées-symboles : celle du 19 mars, date de célébration des Accords d’Évian ; ou le 20 avril, journée de commémoration des victimes des massacres perpétrés par l’armée en Kabylie en 1980 et en 2001.

« son mot d’ordre toujours en bandoulière, le drapeau national aux cotés de l’emblème berbère » (mot d’un éditorialiste du Soir d’Alger)

L’appropriation des symboles nationaux est un élément constitutif du mouvement citoyen. Les marches ont des couleurs : elle du drapeau national, héritage de la lutte pour l’indépendance – le vert, le rouge et le blanc -, mais également celle du drapeau amazigh, symbole de l’identité et de la culture berbère – le bleu, le vert clair et le jaune. Portés ensemble par les manifestants comme étendards, ces drapeaux témoignent de la volonté des citoyens d’apparaître comme l’ensemble du peuple, dans toutes ses composantes, face à un pouvoir qui a usurpé son droit à représenter la nation algérienne. Certes transversal, le mouvement prend soin de se présenter comme ayant une assise historique. Outre l’utilisation des symboles nationaux issus de la guerre d’indépendance, les références à la période révolutionnaire sont très présentes. C’est à travers ses mots d’ordres, tels « Algérie des Martyrs », ou « Algérie Libre et Démocratique », que le mouvement s’inscrit dans une période longue, celle de la lutte pour la liberté contre l’occupant colonial avec la référence aux héros de la guerre d’indépendance, mais aussi celle de la lutte pour la démocratie, qui elle, plus récente, est l’apanage de mouvements démocrates et socialistes des années 80 et 90. Consciemment ou non, la jeunesse mobilisée invoque les combats des anciens afin de terminer, selon elle, la libération du peuple et la construction d’une nation algérienne affranchie des affres de la période postcoloniale dominée par des élites directement issues, pour l’essentiel, du Front de Libération National.

« En 1962, a été déclarée l’indépendance de la Patrie ; En 2019, a été déclarée la liberté du peuple » (vu dans les marches)

Si le FLN « historique », celui qui a arraché l’indépendance à la France, n’est pas mis en cause, le FLN post-indépendance est largement rejeté en tant qu’institution politique. Coupable d’avoir confisqué la liberté acquise en 1962 avec la complicité de l’armée – putsch mené par Houari Boumediene en 1965, prise de pouvoir de « l’armée des frontières » – la mise au musée du FLN est l’une des revendications principales des citoyens en vue de la mise à bas du système dénoncé. Le principal syndicat historique, l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) souffre du même déficit de légitimité. Alors que la Constitution du pluralisme de 1989 prévoyait l’interdiction de l’utilisation des sigles historiques, l’illégalité des partis fondés sur le racisme, sur la religion, présentant des revendications sexistes, nombreux sont les citoyens qui demandent l’application stricte de ces mesures toujours présentes dans la constitution actuelle (Article 42).

©Edern Hirstein

Le discrédit envers la classe politique est général et ne se limite pas au FLN. Du fait du fonctionnement des élections algériennes depuis l’élection de Abdelaziz Bouteflika en 1999, et des nombreuses affaires de corruption, les principaux partis d’opposition sont considérés comme partie prenante du système rejeté par la rue. Ces partis d’opposition dits systémiques (Ahmed Mélinia) obtiennent des sièges à l’Assemblée Populaire Nationale, aux Assemblées Populaires Communales, prennent en charge des mairies et présentent des candidats aux élections présidentielles. La cooptation de ceux-ci par le FLN, ex-parti unique, est un processus organisé qui a fonctionné depuis la fin de la Décennie Noire et l’élection de Bouteflika rendue possible grâce au retrait coordonné de sept des candidats à l’élection de 1999 face à des suspicions de fraude.

Rongée par son image de deuxième jambe – branlante – du système, l’opposition n’est pas en mesure d’influencer le mouvement de contestation qui, d’ailleurs, semble imperméable aux récupérations. Unis par l’unanimité rendue possible par le rejet du système, et par des revendications calibrées aux réponses du régime (retrait de Bouteflika, report des élections, rejet du Président en intérim Bensalah, rejet des élections prévues le 4 juillet), ce mouvement transversal à la société algérienne, marqué par l’implication de la jeunesse, résiste pour l’instant aux tentatives de récupérations politiques et idéologiques. Alors que de nombreux militants politiques sont présents dans les marches, l’imperméabilité du mouvement à certains mots d’ordres lancés de façon intempestive est notable. Les tentatives diverses d’idéologiser le mouvement ne rencontrent pas l’adhésion. C’est le cas par exemple de slogans qui insistent sur la « marocanité » du Président par intérim Bensalah et plus généralement sur l’illégitimité – car étrangers – du « clan d’Oujda » (ville marocaine proche de la frontière) responsable de la confiscation de l’indépendance et du putsch de Houari Boumediene de 1965, dont a fait partie Bouteflika. Le mouvement est l’acteur même de sa centralité et son imperméabilité face aux tentatives de récupération assure sa pérennité.

« La cible du mouvement qui demeure le démantèlement du système est à la fois stratégiquement pertinente, elle soulève le vrai problème du pays, et tactiquement efficace puisqu’elle fédère le plus grand nombre. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis, jusque-là, de déjouer toutes les manœuvres de provocation et de division. » Said Sadi, 09/05/2019

Une double rupture

Peut-être plus important encore que ce refus d’adopter des mots d’ordres à caractère nationaliste ou partisan, l’une des volontés manifestes des citoyens engagés est leur refus sans équivoque de l’entrisme islamiste afin de préserver la nature transversale du mouvement. La guerre civile entre les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses branches terroristes (GIA, etc), et l’armée, est dans toutes les mémoires, et dans les esprits de la jeunesse nombreuse qui n’a pourtant pas connu les morts, les attentats et cette décennie perdue. Sortis d’une guerre civile entre l’armée et le Front Islamique du Salut, 15 ans avant même le début des Printemps Arabes, les Algériens connaissent le prix de l’irruption de l’islam dans la politique : 150000 morts et un hiver interminable des libertés civiles. La société algérienne peut ainsi apparaître vaccinée contre la perspective d’une prise de pouvoir des héritiers du FIS. Le mouvement apporte une réponse à l’une des questions centrales de l’histoire politique récente du pays : sus au système et rejet de l’alternative islamiste. Cela ressemble fort à la double rupture prônée et attendue par les militants de la gauche laïque (du Mouvement Démocratique et Social en l’occurrence). Si la libération de la parole est palpable depuis le 22 février,  le rejet des militants de l’islam politique est physique. L’un des fondateurs du FIS, Ali Belhadj, a été frappé à Bab El-Oued lors des premières marches. Un autre est écarté manu militari des rassemblements place de la République à Paris. Leur influence politique est très faible et très surveillée, pourtant la peur qu’ils inspirent est bien présente.

Elle est utilisée par le pouvoir depuis la défaire militaire des groupes islamistes et la tentative de réconciliation nationale amorcée lors du premier mandat de Bouteflika. Le spectre du retour de l’islamisme est la pierre d’achoppement du mécanisme de confiscation de la démocratie par le système politico-militaire mis en place lors de la décennie noire. Il permet la légitimation du régime aux yeux des capitales occidentales, mais surtout il commande la coalescence des partis de l’opposition systémique autour de la défense du statu quo face au risque de la résurgence islamiste. Mais plus qu’un risque putatif, plusieurs acteurs locaux témoignent de leur inquiétude que ces groupes d’oppositions, tel le FFS, agissent comme des « sherpas de l’islamisme ». Ils ont en tête la lutte pour le moins confuse du régime contre les groupes armés durant les années 90 (le « qui-tue-qui ? ») ses manipulations et connivences. Les partis d’opposition vont chercher la parole des fondateurs du FIS, « les prêcheurs de mort », afin de mettre en avant leur opposition et in fine leur importance face à une menace virtuellement renforcée.

Le second écueil que le mouvement est parvenu à éviter est, d’évidence, le recours à la violence. Nourri des expériences des soulèvements kabyles de 1980 et de 2001, mais également de la révolte d’octobre 1988, les manifestants fédérés connaissent les dangers directement liés à l’utilisation de la violence contre les représentants du régime. Les marches sont ainsi assez strictement encadrées par des bénévoles qui font office de service d’ordre. Le mot d’ordre « pacifique » est ainsi le signe d’une certaine maturité politique de la société civile engagée dans un bras de fer contre le système qui est pour l’instant défendu par l’armée algérienne. Et puisque son État-Major a reconnu la gravité de la situation et la nature profondément civique de la mobilisation de la population, force est de reconnaitre avec Benjamin Stora (Interview pour Le Soir d’Algérie du 20 avril) qu’un modus vivendi fondé sur une certaine maturité de part et d’autre s’est installé au sein de cette relation dynamique entre les citoyens en lutte et l’armée.

Un pouvoir qui navigue à vue

Face à cette mobilisation à l’assise transversale, non-partisane et pacifique, les structures du pouvoir algérien sont aux abois. Les révélations, rendues possibles par l’arrestation de Said Bouteflika et des généraux Toufik et Tertag, laissent entrevoir l’option prétendument sur la table au début du Hirak : décréter l’État d’urgence et amorcer la répression du mouvement, telle était la voie préconisée par les membres principaux du « clan Bouteflika ». L’annonce de ces arrestations permet cependant à l’armée d’apparaitre comme une force modérée, ce qui renforce sa légitimité en tant que garante de la transition.

La situation est néanmoins plus complexe. Selon les acteurs de la mobilisation, le pouvoir, à défaut d’avoir su adopter une stratégie politique de sortie de crise acceptable pour les citoyens mobilisés, a développé et entretenu des tactiques classiques afin d’enrayer la mobilisation citoyenne. Remobiliser les islamistes a traditionnellement été une des cartes à disposition des militaires pour assurer la pérennité de leur emprise. Cette tactique échoue pour le moment face à la vigilance des citoyens.  La question autonomiste et identitaire est elle aussi une technique de division traditionnelle, qui remonte à l’époque coloniale et à la guerre d’indépendance. À ce titre, la persistance de la présence du drapeau amazigh au sein des marches est la preuve que cette « question du drapeau », c’est-à-dire la tentative de discréditer le mouvement en l’assimilant à une révolte identitaire des seules populations berbérophones (Kabyles, Mozabites, Touaregs), indique que cela n’a pas l’effet escompté. La mobilisation du « péril extérieur », ou de la main de l’Occident (voire de la France) dans le déclenchement des mobilisations a été utilisée pour décrédibiliser le mouvement, avec peu de succès.

Autre point, face à la mobilisation inédite des femmes, les forces de sécurité ont tenté de montrer à celles-ci que marcher dans la rue n’était pas sans risque : l’arrestation et l’humiliation de quatre femmes du Mouvement Démocratique et Social (MDS) en marge des manifestations à Alger mi-avril, forcées de se dénuder au poste de police, illustre par leur arbitraire la volonté des forces sécuritaires de dissuader les femmes de participer. Avec l’intimidation, reste alors le blocage physique des marches : ce que Said Sadi (homme politique et défenseur des droits de l’homme) nomme « les batailles d’Alger ». Dès le jeudi soir, des barrages filtrants sont installés sur les grands axes autoroutiers qui mènent à la métropole. Les embouteillages sont massifs et dissuasifs pour les nombreux algériens qui vivent dans les régions avoisinant la capitale.

Règlements de compte au sommet de l’État

Ahmed Gaid Salah, « plus vieux soldat en activité du monde » comme le surnomment avec ironie les manifestants, semble être bien seul aux commandes du pays. La fin de la mainmise du « clan d’Oujda » sur le pôle politique de la structure duale du pouvoir à Alger a considérablement réduit le pouvoir de nuisance de ceux que Mohamed Boudiaf appelait « les décideurs » (militant historique du FLN, « celui qui a allumé l’étincelle du 1er novembre 1954 » et président assassiné en 1992). Quatre pôles historiques ont en effet longtemps structuré le pouvoir : l’État-Major de l’ANP, les chefs des services de renseignement, les politiques issus généralement du FLN et plus récemment les hommes d’affaires liés de près à Said Bouteflika, bénéficiaires du partage de la rente pétrolière et de l’ouverture contrôlée de l’économie. Les récentes arrestations des derniers directeurs des puissants services de renseignements algériens, les généraux Toufik et Tertag, accréditent la thèse d’une suprématie encore plus grande du « militaire sur le politique » à travers la figure de Ahmed Gaid Salah, général octogénaire. La mise sous coupe réglée du régime par le pôle militaire apparait comme l’issue naturelle des purges. Or c’est précisément la fin de cette suprématie du militaire sur le politique que demandent les citoyens rassemblés dans les rues.

La vague d’arrestations qui alimentent les brèves médiatiques depuis le mois de mars est dénoncée par les militants de la démocratie comme de la poudre aux yeux. Si elles peuvent répondre à un sentiment bien présent d’injustice, la mise aux arrêts des affairistes et des anciens décideurs répond à une réalité, celle d’une lutte des clans au sommet des structures du pouvoir à Alger. Celle-ci ne ne doit pas être confondue avec la nécessaire mise en place d’une justice transitoire. Entretemps, l’ANP maintient son inflexibilité vis-à-vis des élections prévues le 4 juillet, tout en entretenant un discours de séduction mêlé de complotisme, destiné à lui assurer le soutien de la population. Par cette opération mains propres à l’œuvre depuis le mois de mars, elle prétend lutter contre leur « vaine tentative de porter atteinte au lien existentiel et étroit qui unit le peuple à son armée, d’ébranler sa cohésion et la confiance mutuelle qui les anime ». Dans l’esprit des acteurs locaux de la mobilisation, le précédent égyptien fait figure d’épouvantail. Selon eux, Gaid Salah se verrait bien comme le pendant algérien du Maréchal Al-Sissi. Il reste à espérer qu’il ne soit pas aussi jusque-boutiste que le Maréchal Haftar.

Un exercice intéressant de « transitologie » (néologisme de Djamal Ikloufhi)

L’irruption du Hirak qui a recentré le débat politique, pourrait à terme se transformer en force de changement démocratique, de stabilité et de progrès social. Pour les acteurs du mouvement, la condition sine qua non est que la transition revendiquée soit assurée par des personnalités réellement indépendantes et sans attaches partisanes ou politico-idéologiques. La question de l’instauration d’une commission indépendante, voire d’une présidence collégiale, semble faire consensus. Elle serait composée de personnalités publiques respectées en vue de l’organisation d’une élection à l’automne, alors que des techniciens se chargeraient de la conduite des affaires courantes. Le rejet des élections prévues le 4 juillet et organisées selon la Constitution par le président en intérim Bensalah fait lui l’unanimité parmi les manifestants. Le général Gaid Salah, en ne prenant pas en compte ces demandes, concentre de ce fait le mouvement dégagiste contre sa propre personne.

Une différence de vue existe cependant entre les partisans de l’organisation d’une élection générale pour le renouvellement d’un corps législatif avec des pouvoirs constituants, et les partisans de l’élection d’un président nécessairement investi d’un mandat transitoire, chargé d’organiser les changements institutionnels et politiques attendus par le mouvement citoyen. Constituante ou présidentielle ? Dans un cas comme dans l’autre, les différents enjeux thématiques marquent le pas face à la question des personnalités et du renouvellement de la classe politique. Qui pour assurer une transition si délicate ? Quel homme seul pourrait aujourd’hui prétendre mettre sur les rails la nouvelle république et la nouvelle Algérie que les citoyens appellent de leurs vœux ?

Les médias algériens et les médias internationaux se sont naturellement saisis de cette question. Dés le début du Hirak, certains médias français ont donné un relai et une voix à Rachid Nekkaz, entrepreneur et homme d’affaire franco-algérien, connu en France pour assurer le paiement des amendes des femmes sanctionnées pour le port de la burka. En Algérie, bien que ce ne soit pas la seule personnalité mise en avant, ce choix interroge et dérange. Pour les Algériens au fait de l’existence de cet individu, sa candidature revêt un caractère clownesque qui n’est pas d’un bon souvenir. Dans les années 90, et la fin du système du parti unique, ils se rappellent généralement tous de ce candidat qui promettait la création d’une mer intérieure dans le sud du pays. Pour eux, le clown fait apparaitre les islamistes comme des gens sérieux.

L’organisation de l’élection législative doit permettre de faire émerger une nouvelle génération de responsables publics, issus de la formidable mobilisation citoyenne à l’œuvre aujourd’hui. Elle doit pérenniser le réinvestissement de la chose publique par les citoyens du pays. Certaines garanties sont jugées nécessaires par les Algériens telle l’application stricte de l’interdiction des sigles historiques et des critères établis dans la constitution. Les personnalités engagées et les jeunes avides de changement sont la colonne vertébrale du mouvement citoyen. Afin de passer de l’insurrection civique à la révolution citoyenne, il faut permettre l’éclosion d’une génération capable de tourner la page de l’après-guerre et d’amorcer une phase plus avancée dans la construction de la nation algérienne.

La vraie révolution

Malgré le contexte historiquement répressif du régime, l’exemple des précédents soulèvements réprimés dans le sang n’a pas empêché les Algériens d’investir les rues et les débats. Des mots des acteurs locaux, militants et syndicalistes, la période que connait le pays est sans précédent. Tous s’accordent pour reconnaitre qu’il n’y aura pas de retour en arrière car la parole est désormais libre. Les rouages institutionnels, les pratiques politiques et économiques sont sommés de s’adapter à cette nouvelle donne. Face au réinvestissement de la vie publique par le peuple, l’armée doit prendre ses responsabilités, assumer cette relation particulière qu’elle prétend entretenir avec lui, faire honneur à sa maturité et laisser le pole civile du pouvoir renaitre de sa démocratie renouvelée.

Le Hirak du 22 février a déjà des effets concrets. L’expérience de la mobilisation réactive comme ailleurs l’évidence du lien qui unit ceux qui partagent entre eux la souveraineté sur tous. En Algérie, elle met fin à des décennies de censure et d’auto-censure, fruit de la guerre civile entre l’armée et les islamistes. Sur le terrain, la jeunesse nombreuse du pays se sent investie d’une mission qui ressemble à celle de leurs pères et grands-pères : faire vivre l’indépendance du pays et du peuple. Les manifestants sont les acteurs de cette posture pacifique qui fait la force du mouvement. Ils ramassent les ordures dans les rues, établissent des zones tampons entre les forces de l’ordre et leurs camarades. Ailleurs, ce sont des jeunes qui détournent les barques, traditionnellement utilisées pour l’émigration, en véhicule pour contourner les barrages filtrants mis en place autour de la capitale. La meilleure expression de ce réinvestissement démocratique est surement celle-ci : ces esquifs ne sont plus utiles car l’émigration est en chute libre.

« Si le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté » Alain (Ahmed Méliani)

La réussite de la transition démocratique en Algérie apparait comme un élément axiomatique pour l’ensemble de la région, pour la France, et pour tous les pays qui regardent aujourd’hui l’Algérie. Longtemps à l’avant-garde de la décolonisation et du mouvement des pays non-alignés, elle a la possibilité aujourd’hui de renouer avec la mission historique que lui donnèrent les martyrs de la révolution : rendre leur fierté aux opprimés. Ayant connu un « printemps arabe » dés 1988, suivi d’un « hiver islamiste » de plus d’une décennie et de vingt années de stagnation sous un régime autoritaire, l’importance historique du Hirak du 22 février mérite l’attention du monde et l’intérêt des militants du progrès. Il est capital que les amis de la liberté expriment leur confiance en le peuple d’Algérie et en son mouvement démocratique, non partisan et pacifique tel qu’il est aujourd’hui : imperméable aux tentatives d’influences partisanes, transversal en ce qu’il dépasse les divisions et clair dans ses revendications. Une authentique révolution citoyenne a lieu sous nos yeux.

Trop souvent en France et en Europe les nouvelles d’Algérie sont reçues avec fatalité voire avec cynisme. Aujourd’hui le temps est venu de réinvestir l’histoire particulière qui lie les peuples des deux côtés de la mer commune, et de parfaire ces liens car les conditions sont réunies pour qu’advienne « l’Algérie ouverte et tolérante » qu’abhorrent les islamistes et les oligarques d’Algérie mais aussi d’ailleurs.

-Djamal Ikloufhi est militant laïque indépendant

-Nabil Ferguenis est syndicaliste autonome au Syndicat Autonome des Travailleurs de l’éducation et de la Formation, Béjaia

-Ahmed Meliani est professeur à la retraite, ancien secrétaire général du Mouvement Démocratique et Social