Jacques Généreux : « Il faut prendre au sérieux la connerie économique néolibérale »

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La science économique contemporaine est dominée par une théorie néolibérale hégémonique qui laisse peu de places aux approches alternatives, alors même qu’elle n’a pas su prédire, entre autres, la crise de 2008. Comment expliquer la survivance de cette théorie inadaptée et dangereuse ? Est-ce la preuve que les idées économiques ne sont que des discours légitimant la domination d’une classe sur une autre ? Ou bien peut-on imaginer que tous les promoteurs de ce paradigme s’entêtent dans leurs erreurs, envers et contre toutes les données empiriques ? Jacques Généreux, économiste et maître de conférence à Sciences Po Paris, invite à considérer sérieusement l’hypothèse de la bêtise dans son dernier ouvrage, Quand la connerie économique prend le pouvoir (Seuil, octobre 2021). Entretien réalisé par Lisandru Laban-Giuliani.

LVSL – Au fil de vos essais, une de vos lignes directrices a été d’argumenter patiemment et méthodiquement contre les théories néoclassiques et néolibérales qui dominent le monde académique et les politiques publiques. Pour quelles raisons ces théories peuvent-elles être très sérieusement qualifiées d’âneries, de bêtises voire de conneries économiques ?

J.G. Pour faire simple : tous les postulats fondamentaux de la science économique néoclassique, puis néolibérale, enseignée dans les grands départements d’économie sont faux. La psychologie sociale et cognitive ainsi que l’économie comportementale l’ont démontré, il n’y a plus de doute là-dessus. Les gens ne sont pas des calculateurs rationnels comme le prétendent ces théories dominantes mais des êtres sociaux avec des interactions subjectives. Or, les émotions humaines n’existent pas dans la micro-économie néoclassique.

Puisque les postulats de départ sont faux, les conclusions sont nécessairement viciées. Toutes les politiques économiques qui s’en inspirent, autour de l’idée de marché auto-régulé, ne fonctionnent pas. Et pour cause : ces marchés n’existent même pas. Dans l’économie réelle, il n’y a pas de « marché » où se rencontrent l’offre et la demande pour établir un prix d’équilibre à chaque seconde. Un tel fonctionnement n’existe que sur les marchés financiers. Mais, manque de chance pour la théorie des marchés efficients, il se trouve que là où les marchés financiers fonctionnent librement, des catastrophes s’ensuivent. L’auto-régulation est un déséquilibre automatique permanent. Le problème est que la logique de ce marché financier a colonisé depuis une trentaine d’années toute une série de biens qui autrefois n’étaient pas financiarisés. Dans cette jungle financière, vous pouvez spéculer sur la valeur future d’un silo de grains, et donc affamer les gens en le stockant plutôt que de le mettre sur le marché. C’est une folie.

La théorie est fausse, ses postulats sont faux, ses conclusions sont contredites à chaque fois par la réalité. Ca fait longtemps qu’on le sait. À ce niveau, on peut parler de connerie pour désigner une bêtise entêtée. Tout le monde peut se tromper, avoir un modèle qui est faux et mettre du temps à s’en apercevoir. Mais quand toutes les preuves sont là…

LVSL Votre objectif avec ce nouvel essai, Quand la connerie économique prend le pouvoir, était donc de comprendre pourquoi ces théories demeurent en vigueur bien qu’ayant fait la preuve de leur inadéquation ?

J.G. En effet. Je veux d’abord préciser qu’il n’y a aucune vulgarité dans cet ouvrage, même si le titre pourrait le laisser croire. La connerie est un sujet sérieux, de plus en plus étudié en sciences sociales [1]. Ce terme issu d’un langage populaire me semblait le seul à même d’exprimer l’encroutage dans l’erreur permanente, bien plus qu’une simple bêtise. La connerie économique a deux sens : à la fois cette bêtise de la science économique mainstream et la colonisation des logiques économiques à toutes les sphères sociales, logique de compétition qui nous rend idiots.
Ce livre ne traite pas directement de théorie économique ou d’économie politique, même s’il en est question en tant qu’instruments de l’analyse. C’est plutôt un livre de sociologie, d’anthropologie, de psychologie sociale et politique, portant sur la croyance en des théories économiques.

Mon premier but est de montrer l’importance des questions d’intelligence et de connerie. Mon second est de comprendre comment toute une génération d’élites politiques, médiatiques, intellectuelles, diplômées des meilleures universités, parfois agrégées, parfois même Prix Nobel, peuvent croire à des théories dont on sait scientifiquement et rigoureusement qu’elles sont fausses. Il y a là un vrai mystère.

La réponse facile d’une certaine partie de la pensée critique a été de nier l’irrationalité des élites, en disant qu’ils ne croyaient pas en des absurdités mais en leurs intérêts. Dans cette approche, ces élites seraient prêtes à défendre leurs théories, tout en sachant qu’elles sont fausses, pour maintenir la domination de leur classe. C’est sans doute vrai pour un certain nombre de cyniques égoïstes qui se fichent de la communauté, de la nation, des gens, du monde. Mais on ne peut suivre l’hypothèse que tout le monde est un salaud. La psychologie et l’anthropologie nous enseignent qu’en règle générale, les gens ne sont pas des salauds. Les gens croient à ce qu’ils font, ils adhèrent véritablement aux idées de leurs partis politiques. On peut croire vraiment à des bêtises. C’est le sujet de mon analyse.

« Comment une génération entière d’élites peut-elle croire à des théories rigoureusement fausses ? »

LVSL Vous exposez une série de biais cognitifs à l’origine de notre propension à la bêtise. Lorsque la psychologie est mobilisée pour éclairer les phénomènes sociaux, comme les croyances en des théories économiques erronées, un risque existe d’évacuer par ce fait les déterminants historiques et les rapports de force sociaux qui se cachent derrière ledit phénomène. Explications psychologiques et historiques sont-elles compatibles ?

J. G. Elles sont absolument compatibles. En m’appuyant sur les travaux de la psychologie, je montre comment notre fonctionnement intellectuel n’est pas fait pour aller spontanément vers la rationalité et la vérité. Nous avons une inclination à la bêtise. Mais mon but n’est pas de dire que tout peut s’expliquer par des biais cognitifs ! Cela effacerait les phénomènes historiques et sociaux. Bien au contraire. Pour intégrer les forces sociales dynamiques à l’analyse historique, il ne faut pas avoir la même conception de l’être humain qu’ont les néolibéraux qui réduisent les gens à des machines rationnelles ! Il faut assumer d’ouvrir la boîte noire du cerveau. Les théories néo-classiques ignorent la psychologie et l’anthropologie. Ce serait grotesque de reproduire leur erreur. La pensée critique ne peut se contenter de faire une histoire des forces dynamiques matérielles en oubliant que ces forces matérielles incluent des intelligences humaines dont il faut connaître les fonctionnements et dysfonctionnements. D’ailleurs, ceux qui invoquent Marx pour mépriser le rôle des idées dans l’histoire se fourvoient. Dans les écrits de Marx et Engels, les idées font partie de la réalité humaine matérielle et doivent être prises au sérieux.

En résumé, je cherche dans ce livre à comprendre comment des évolutions de rapports sociaux, de structures, de systèmes économiques, ont plus ou moins tendance à favoriser l’intelligence ou son contraire.

LVSL Quelles sont donc les conditions sociales et historiques qui ont rendu possible cette « connerie économique » depuis les années 1980 ?

J.G. Depuis la généralisation planétaire d’une logique capitaliste ultra-libérale, plusieurs transformations ont détruit les éléments qui favorisent l’intelligence. La logique de la compétition étendue à tous les domaines de la vie sociale est la cause de cette épidémie de bêtise.

La psychologie sociale nous montre que notre cerveau est fait spontanément pour chercher la survie, la réussite dans la compétition sociale, raisonner pour montrer aux autres que nous avons toujours raison. Autant de biais cognitifs qui nous inclinent à penser de travers. Mais ces défauts peuvent devenir utiles dans certains cadres sociaux. La discussion entre des individus soutenant des idées contradictoires peut mener à des découvertes collectives d’une vérité et d’un intérêt commun. Cela vient du fait que nous sommes très doués pour découvrir les erreurs des autres. Les discussions apaisées entre des gens qui n’ont pas entre eux une rivalité de pouvoir peuvent conduire à une intelligence collective. Dès lors que nous sommes en situation de rivalité, de compétition, le cerveau primitif prend le dessus : on agit comme une proie menacée, on est dans la réaction immédiate et émotive. En un mot, la rivalité rend stupide.

« La rivalité, généralisée par la logique néolibérale, rend stupide. »

Sur le plan des rapports de force sociaux, les actionnaires prennent le dessus avec la généralisation d’un capitalisme actionnarial débridé à partir des années 1980. Dès lors, ils ont tout pouvoir d’organiser la société selon leurs vues et d’imposer partout la logique de la compétition, entre les individus, entre les régions, entre les pays. Là est le mal. La connerie économique n’a pas pris le pouvoir à cause d’une défaillance du cerveau humain. Elle prend le pouvoir à partir d’une évolution des rapports de force dans les années 1980, lorsque ceux qui ont intérêt à ré-instaurer le pouvoir du capital, battu en brèche pendant une trentaine d’années, y parviennent. Ils imposent que tout ce qui était à l’abri de la compétition rentre sur le marché, prétendument efficace. Les services publics sont soumis à la concurrence, la santé est propulsée dans une logique concurrentielle, les hôpitaux doivent suivre le modèle managérial des entreprises privées… La compétition s’infiltre partout et partout elle produit la bêtise.

LVSL Paradoxalement, le champ scientifique, qui devrait être en mesure de contourner ce que vous appelez le biais « méta-égocentrique » en confrontant les différentes thèses à l’examen critique des pairs, n’est pas épargné par cette épidémie. Comment l’expliquez-vous ?

J.G. Précisément à cause de cette compétition pour les postes qui a envahi le monde universitaire au détriment de la recherche scientifique. La logique du publish or perish qui contraint les chercheurs à publier un certain nombre d’articles chaque année est parfaitement absurde. Einstein n’a écrit que trois ou quatre articles importants. Ce système ne valorise pas du tout la qualité des recherches et de l’enseignement. Les chercheurs sont évalués selon la quantité d’articles publiés par année et la qualité des revues. Or, en économie, les bonnes revues qui apportent beaucoup de « points » sont de grandes revues américaines ou anglo-saxonnes, toutes mainstream. Ces revues sont fermées à toute sorte de pensée qui oserait critiquer les fondements du modèle théorique orthodoxe.

LVSL Une des thèses centrales de votre essai est que le slogan de « président des riches » ne sied pas à Emmanuel Macron. Vous estimez qu’il cherche sincèrement à faire le bien de la société dans son ensemble, même si au final ses politiques servent les plus favorisés. Comment en arrivez-vous à ce diagnostic ? Pourquoi n’est-ce pas le « président des riches » mais le « roi des imbéciles » ?

J.G. Quand je dis que Macron n’est pas le président des riches, cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas une politique pro-riche. Inutile de revenir là-dessus, c’est une évidence. La politique d’Emmanuel Macron est la caricature d’une politique favorable aux riches. « Président des riches » peut être à la rigueur un slogan pour dénoncer sa politique. Mais si c’est une analyse, si la thèse est de dire qu’il fait délibérément une politique au service de sa classe dont il tire son pouvoir, alors cette expression est incorrecte. Cela sous-entendrait qu’il a été élu par ces riches et qu’il travaille consciemment à leurs intérêts. Or, la sociologie de son électorat met en évidence qu’il n’est pas élu par les riches [2]. La majorité de son électorat est issu d’une classe moyenne voire populaire et de professions intermédiaires. Les cadres supérieurs, qui gagnent plus de 3000€ par mois, votent préférentiellement pour le candidat de la droite. Il n’est pas le candidat préféré des riches, il n’a pas été élu par eux. Dès lors, on peut réfléchir aux raisons de sa politique. Je ne crois pas aux procès d’intentions. Il est stupide de prêter à Emmanuel Macron une intention fondamentalement malveillante vis-à-vis des plus pauvres. Il faut se pencher sur ce qu’il a dit. Je me suis intéressé à ses écrits publiés avant de rentrer en politique.

« Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale stupide qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. »

Son cap n’a jamais changé, malgré ses discours pendant le premier confinement. Il est fondamentalement convaincu des bien-fondés de ce que l’on appelle la politique de l’offre : il y aurait trop d’entraves à l’initiative individuelle, à l’investissement privé, trop d’assistance qui nuirait à l’incitation au travail, trop de secteurs où la concurrence est insuffisante… Il n’a jamais dévié de cette doctrine néolibérale, malgré les changements de court-terme pour sauver l’économie quand tout était à l’arrêt. On sait très bien que ces politiques ne fonctionnent pas : même l’OCDE et le FMI reconnaissent que la baisse des charges patronales, la libéralisation du licenciement, entre autres, n’ont aucun effet sur le chômage et la croissance. Si Emmanuel Macron était un malveillant cynique qui voulait se maintenir au pouvoir coûte que coûte, il aurait accepté le rapport de force, plutôt que l’entêtement idéologique ! Un opportuniste n’a pas d’idéologie. Mais lui a refusé tous les rapports de force. Rien ne le fait céder ! Aux Gilets Jaunes, il a lâché des miettes, pour qu’on ne remette pas en cause sa logique et son idéologie. S’il voulait uniquement s’assurer d’être réélu, il accepterait peut-être de faire des réformes plus agréables pour la population.

J’essaie de montrer dans ce livre qu’il est un véritable idéologue qui se croit investi d’une mission : réussir à mettre en place les réformes néolibérales pour faire la prospérité du pays. Il veut être reconnu pour avoir eu le courage de mener ses réformes impopulaires qu’il estime salutaires. Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. Il faut aussi comprendre que l’on n’est pas président tout seul, on ne gouverne pas tout seul. Il y a beaucoup de gens qui le soutiennent en croyant véritablement à cette politique de l’offre. On ne peut pas faire l’hypothèse que tous les élus de La République en Marche soutiennent cette idéologie par intérêt individuel. D’ailleurs il y a très peu de grands patrons parmi ces élus. Il en va de même des journalistes et commentateurs favorables à sa politique : ils croient en son bien-fondé. Il faut prendre au sérieux le fait que la plupart des professeurs d’économie, la plupart des journalistes, des militants, croient fondamentalement à cette politique de l’offre. Donc, ils croient à des bêtises. D’où l’importance d’étudier la bêtise.

LVSL Sur le plan du combat idéologique, comment mener efficacement la bataille culturelle dès lors que les adversaires ont des œillères cognitives telles que vous les décrivez ?

J.G. Je n’ai pas de recettes toutes faites. Mon approche est très gramscienne, dans une certaine mesure. Comme Gramsci, je me sens à ce moment de l’histoire où l’on a toutes les raisons d’être pessimiste, étant donnés tous les pièges systémiques qui bloquent notre société dans une direction. Nous ne sommes pas privés de moyens. Le problème est celui de la gestion de l’abondance. En dépit du fait que les moyens soient disponibles et connus, il y a des blocages sociaux, culturels, politiques, qui empêchent la mise en œuvre de ces solutions. Au niveau même de la lutte politique qui devrait permettre la conquête d’un pouvoir pour changer, les choses sont bloquées. Malheureusement, je n’ai pas d’exemple en tête de société bloquée ou dans une impasse qui s’en serait sortie par la délibération, la discussion rationnelle. C’est uniquement à l’occasion d’une grande crise, d’une catastrophe, d’une guerre, que peuvent s’opérer des changements de cap suffisamment radicaux, pour le pire ou le meilleur. La situation est gramscienne dans le sens où l’on voit bien les éléments de blocage alors que la solution est là. On sait comment faire la transition écologique. On sait comment trouver du travail pour tout le monde. On n’a pas besoin pour cela d’abolir les libertés économiques, de tout planifier. On peut garder la liberté, et même l’essentiel de la liberté économique. Non seulement cela est su, mais c’est également voulu par la plupart des gens.

Cette situation de blocage est évidente. Pour autant il ne faut pas désespérer dans l’action. Cela n’empêche pas de dénoncer et de se battre. C’est pour cela que je me suis longuement engagé en politique. Le travail de l’intellectuel n’est pas seulement de faire le diagnostic de ce blocage. Ma position méthodologique, et non politique !, n’est plus de se demander ce que l’on va faire maintenant, mais de poser la question des échecs passés : pourquoi, après des chocs qui ont produit des amorces de changement, n’a-t-on pas continué sur cette voie ? Pourquoi ces basculements qui nous replongent dans des impasses d’où seul un choc pourra nous tirer ? A mon sens, lorsque ce moment arrivera, lorsque les circonstances historiques seront réunies, il faudra s’occuper de deux problèmes fondamentaux pour empêcher la répétition des erreurs passées : les institutions et la bêtise.

« Il faudra assurer l’éducation à l’intelligence d’un peuple de citoyens et fonder des institutions pour lui donner les clés la décision politique. »

Sur le plan institutionnel, il faudra admettre que la délibération collective des citoyens est bien plus efficace que la compétition entre partis. Face à un problème donné, les citoyens comprennent qu’il faut faire des arbitrages, trouver des moyens de répartir les coûts, concilier des intérêts en apparence incompatibles… Je cite les résultats de conférences de citoyens qui ont été consultées depuis une trentaine d’années en Europe, dans lesquelles des gens de classes, d’âges et de préférences politiques très différents passent du temps ensemble à enquêter, à s’informer, à débattre et à émettre des avis sensés, de manière presque consensuelle. Nous avons fondamentalement la capacité à accéder à cette forme d’intelligence collective quand on est dans ce cadre social où la seule compétition est une émulation commune pour trouver la vérité. Le but n’est pas de battre l’autre, puisqu’il n’y a rien à gagner, mais de coopérer pour atteindre une vérité. Une telle démocratie aurait sans doute des défauts. Mais jamais autant que notre système actuel qui aboutit à l’enfermement pendant 40 ans dans des politiques absurdes, dans l’inaction et dans le sentiment anti-politique nourrissant la bêtise.

La démocratie délibérative n’a jamais été vue comme une priorité au moment des crises qui ont découlé sur des transformations économiques, comme après la seconde guerre mondiale. A gauche aussi on a trop ignoré l’importance des institutions dans la préservation des bonnes politiques. Cela découle parfois d’une mauvaise lecture de Marx qui ramène tout à la lutte des classes. Il y a longtemps eu une sorte de mépris pour la réflexion institutionnelle. C’est pourtant une priorité fondamentale. Il faut profiter des moments révolutionnaires pour instaurer des institutions durables et intelligentes.

Pourtant, même avec un système qui remet la délibération collective au cœur du système de décisions, on n’est pas à l’abri de la connerie économique. Il faut enseigner aux gens à débattre, à discuter. Pour que les citoyens délibèrent, il faut qu’ils comprennent la politique, l’économie, la psychologie humaine, la société. Il faut qu’ils aient appris très tôt à discuter, à écouter l’autre, à argumenter intelligemment. Il faut qu’ils aient été sensibilisés à leurs biais cognitifs. C’est ainsi que l’on forme un peuple citoyen. Le goût de la vérité et de la discussion argumentée sont des priorités. Se concentrer sur ces deux priorités est le seul moyen de garantir qu’après une transition vers un modèle économique plus vertueux, une nouvelle génération ne vienne saccager tous les acquis antérieurs.

Notes :

[1] Voir par exemple Marmion, J. et al. (2018). Psychologie de la connerie. Éditions Sciences Humaines.

[2] Martial Foucault, « Un vote de classe éclaté », L’enquête électorale française : comprendre 2017. Sciences Po-Cevipof. mars 2017. Ou encore : Ipsos, « 1er tour. Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes ». Avril 2017.

« La révolte des élites » : faut-il lire Christopher Lasch ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Réactionnaire ? Visionnaire ? Progressiste authentique critique de la modernité ? Christopher Lasch a suscité les mêmes controverses, aux États-Unis, que Jean-Claude Michéa en France – qui est souvent décrit comme l’un de ses continuateurs. Son oeuvre phare, La révolte des élites, a tour à tour été acclamée comme ayant saisi l’esprit du temps, et décriée comme un pamphlet sans rigueur historique ou sociologique. Alors que le thème de la sécession des élites prend une place croissante dans le monde médiatique, il convient de s’intéresser à l’auteur de la notion.

Une prophétie désabusée

Quand Christopher Lasch écrit La révolte des élites en 1993 et 1994, il y consacre ses derniers mois. C’est le constat d’un homme qui n’a plus rien à espérer. Aidé par un élan d’un pessimisme dépressif, il se lance dans l’écriture de l’un des ouvrages de prospective qui fera date dans l’histoire du domaine. Il meurt en février 1994 d’un cancer généralisé. Stoïque face à la mort, il refuse toute forme d’acharnement thérapeutique.

Faut-il y voir la marque d’une cohérence entre sa vie et sa pensée ? Historien de métier, l’universitaire américain consacre sa carrière à l’analyse de l’évolution des mœurs et de la famille aux États-Unis. On lui doit entre autres un ouvrage majeur sur la « transition narcissique » des sociétés occidentales1, une analyse prospective du déclin des élites2 et un ouvrage posthume sur le féminisme3.

Lasch est un historien étrange. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse (…) et prend un ton de prêcheur. Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos.

Il s’y fait souvent plus chroniqueur qu’historien, utilisant l’arrière fond de ses connaissances historiographiques pour faire un tableau sans pitié de l’histoire qu’il voit se dérouler devant lui. Moraliste, il s’y fait le critique le plus fervent de l’individualisme contemporain, de l’atomisation sociale, et du broyage lent de la famille traditionnelle, prise en étau par l’extension concomitante du domaine du marché et de celui de l’État.

Lasch fait l’objet d’un culte souterrain. Culte parce qu’un fan-club réduit se plaît à soutenir que la majorité de ses hypothèses prospectives se sont vérifiées plus que quiconque n’aurait osé l’imaginer4. Souterrain, parce que ses analyses détonnent souvent avec ce qu’il est de bon ton de professer dans la sphère médiatique. Souterrain, aussi, parce que Lasch est inclassable. Car Lasch n’a eu de cesse de rejeter l’artificialité des clivages du monde politique contemporain. À une époque où il fallait choisir entre le New York Times ou la National Review pour mieux arriver dans le monde, il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre.

Réactionnaire pour les uns, il est trop progressiste pour les autres. Critiquer en même temps l’impérialisme américain et la révolution sexuelle lui a valu les foudres des uns et des autres. C’est cette ambiguïté fondamentale qui le plonge dans la solitude et, il faut le souligner également, le conduit à un échec politique violent. La révolte des élites est un livre où se disputent le fatalisme et l’amertume.

On le rapproche souvent, outre-Atlantique, de Cornelius Castoriadis. Il n’y connaîtra que peu de continuateurs en France. On ne pourra citer comme héritier notable que Jean-Claude Michéa5, à qui nous devons la préface de la présente réédition6. Son statut en marge du système universitaire empêche d’y voir une reconnaissance officielle. Exception qui mérite d’être notée, un livre lui a été consacré par Renaud Beauchard, professeur d’université à Washington7.

L’une des œuvres antérieures de Lasch avait fait l’objet d’une publication dans une collection dirigée par Emmanuel Todd chez Robert Laffont 8. On reconnaît l’influence de Lasch sur toute une série de sujets qui parcourent son travail (la stratification éducative, l’évolution des mœurs…). Mais il prend lui-même ses distances. Dans son essai politique sur la crise des gilets jaunes 9 il se méfie d’un auteur qu’il trouve un peu moralisant.

Lasch historien

Lasch et ses élèves lors d’un séminaire à Rochester dans les années 1980.
(Source : Université de Rochester)

Lasch est un historien étrange. Il refuse de mettre en avant les marques formelles de sa démonstration. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse. C’est la partie de son livre qui est incontestablement datée. Tout son appareillage empirique est par ailleurs renvoyé en bibliographie. Cette démarche ne peut qu’agacer le quantitativiste ou l’amateur d’histoire sérielle10. Lasch demande trop souvent qu’on le croie sur parole. Pire, peut-être, il prend un ton de prêcheur.

Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos. La Révolte des élites est avant tout une tentative d’histoire récente. Il y fait défiler l’essentiel des mutations de la vie américaine et de ses élites depuis la fondation du New Deal. Prenons un homme dans ces élites. Appelons-le John Junior (Jr). John Jr est le fils d’un militaire. Son père est un patricien de la côte est. Un bon épiscopalien. Sa famille a fondé les États-Unis. C’est ce qu’il vous dira.

John Senior a fait la Seconde Guerre mondiale. Comme tant d’homme de l’aristocratie américaine, il a été poussé par la culture de son milieu, pleine de patriotisme et d’esprit du devoir. En rentrant il est devenu homme d’affaires. Quelques années plus tard, il s’est fait élire comme député dans la législature de son État. Quelques années après, il était sénateur au Congrès.

John Junior n’ose pas le dire, mais il trouve ça désuet. Comme beaucoup de jeunes diplômés des nouvelles classes supérieures, il a pu éviter ou reporter sa participation à la Guerre du Vietnam. Les rednecks de son âge, enfants de ceux que son père avait commandés en Normandie n’eurent pas ce privilège. John Jr est devenu conseiller juridique dans une grande firme à New York. Son fils, plus tard, ira en Californie.

Ce qui peut arriver aux Américains de l’intérieur ne l’intéresse pas. Comme beaucoup de jeunes diplômés, il a fait sécession par le haut. Au fil de sa carrière il a vu bien des choses passés. Enfant du baby-boom, il a gardé le plein emploi. Quand les usines ont fermé, il ne s’est pas inquiété. Pour lui c’était normal. Il faut que les rednecks s’adaptent. “Le monde il bouge et il bouge vite.” Ils n’avaient qu’à faire des études. Ou s’ils n’ont pas pu en faire, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents.

John Jr ne croit plus en la démocratie. Il trouve que c’est idiot. Idiot parce que les rednecks sont bêtes, pas très utiles et mal éduqués. C’est ce qu’il vous dira. S’il lui professe un profond attachement, ce n’est plus que par pure convention sociale. Ses collègues sont passés par le supérieur. Ils pensent tous comme lui.

Dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

John Jr peut sembler inférieur à ce qu’était son père. Dans les faits, il l’est. Ce n’est qu’en tant que bloc sociologique que sa puissance s’est accrue. John Sr était pris dans la masse nationale. Le groupe des patriciens de la côte Est, très fermé, n’a jamais prétendu à l’autarcie. John Jr quant à lui peut vivre dans son milieu. Avec les enfants du reste de l’aristocratie américaine, il a été rejoint par les transfuges des classes populaires, aspirés par le système scolaire. Ils se sont regroupés dans des villes pour eux, des quartiers pour eux. Par effet de polarisation géographique, sur des États tous entiers. Ils ont leurs propres élus, au local et au fédéral. Ils n’ont plus de compromis à faire, ou alors à la marge.

Lasch plus que personne avait compris la puissance politique de ce mépris social des nouveaux éduqués. A la suite de Michael Young11, ce livre en est la longue démonstration. Ce qui était à l’état d’intuition à son époque prend sa pleine force aujourd’hui.

Il montre le renfermement sur lui-même de ce groupe. Renfermement géographique, politique, mais aussi professionnel. Les ascensions sociales spontanées, fondées par l’expérience empirique du travail et de la vie quotidienne sont en déclin. À la place il faut un diplôme pour tout, et les éduqués supérieurs se recrutent entre eux, en silo. Le civisme, moteur populiste de la démocratie américaine, s’est enrayé. Lasch en tire deux conséquences principales, fruits de l’évolution intellectuelle des John Jr d’Amérique.

Lutte culturelle contre lutte sociale

Il croit observer un décalage complet quant aux débats idéologiques qui ont cours au sein des élites. Incapables de s’opposer sincèrement les uns aux autres sur des questions d’ordre matériel, les éduqués supérieurs ont ravivé la politique comme lutte culturelle (dévoiement de la question des LGBT sur des luttes symboliques et marginales, questions migratoires, etc). C’est une grande lutte symbolique entre le Bien et le Mal, où le Progrès doit triompher. Elle s’oppose aux aspirations fondamentales des Américains, qui font converger d’un côté le modèle familial traditionnel, le travail et la probité, avec la défense d’un État social minimal fondé sur l’aide ponctuelle à ceux qui traversent une phase difficile. Par le jeu des partis, ils ont aujourd’hui tout perdu.

En conséquence, le communautarisme est érigé en modèle national. Il faut comprendre sa cohérence avant de le critiquer : dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

Mais la défense acharnée de la diversité est aussi une conséquence de la lutte culturelle. Elle pose comme enjeu moral central l’exaltation de différences ethniques marginales entre des groupes aux intérêts convergents. Si John Jr a plus de sympathie pour les Noirs et les Latinos que pour les rednecks, ils n’en sont pas moins plus économiquement proches les uns des autres qu’ils ne le seront jamais de lui.

En découle aussi une gestion quartier par quartier. John Jr et les siens sont paternalistes. Ils cultivent une clientèle afro-américaine, mais ne lui feraient jamais confiance pour élever ses propres enfants. La vie familiale de quartiers tout entier est donc absorbée par ceux que Lasch appelle les “professionnels de la pauvreté” et la bureaucratie de l’assistance sociale.

Cette désagrégation accompagne le déclin des rôles traditionnels. Lasch étudie le déclin des solidarités de quartier et de la segmentation des activités des adultes. Loin de faciliter la cohabitation, la disparition progressive des sociabilités spécifiquement masculines ou spécifiquement féminines a un impact sur la psychologie des adultes, et supprime un bon nombre de soupapes de décompression. La disparition de la vie de quartier quant à elle, prive les enfants d’une éducation qui s’était toujours partiellement faite en dehors du foyer.

Non contents d’avoir détruit les réseaux traditionnels de confiance, John Jr et les siens ont prétendu en créer de nouveaux. Ils ont exalté le statut de victime. Ils ont encouragé les mouvements communautaires. Plutôt que de respecter le caractère civique de la lutte pour l’égalité – sans parler de sa dimension économique -, ils n’ont voulu voir que dans les Noirs des victimes immémoriales. De là un mépris pour leur éducation, où sous prétexte de ne pas les aliéner à la culture blanche fut toléré qu’on enseigne aux enfants noirs des programmes aux rabais.

On ne comprendrait pas la puissance de la chute sans la préciser un peu. Lasch fait une histoire du déclin de la presse. Il montre que les têtes qui sortent vides du système scolaire perdent toute chance de se remplir. Ou alors plus par le biais des chaînes traditionnelles. Le conformisme et la culture des relations publiques ont vidé la grande presse de toute forme d’intérêt. De là découle le déclin des mots dont le stade final est un monde inversé.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi. Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Et la dégradation du langage ne trouve aucun secours dans l’Université. Lasch reproche aux universitaires de s’être réfugiés derrière un jargon incompréhensible qu’ils parviennent à faire passer à leurs yeux hallucinés pour de la scientificité. Loin de défendre le canon, ils s’y attaquent par un pseudo-radicalisme qui ne parvient à faire illusion qu’auprès de leurs critiques droitiers, ravis d’avoir enfin trouvé une hydre. Lutter contre cette hydre devient alors le sport national de la droite américaine, à défaut de proposer un véritable projet de société.

Lasch moraliste

Qualifier Lasch de moraliste, c’est commettre un doux euphémisme. Lasch est un auteur intensément moral. Il oscille tour à tour entre le dévoilement ironique propre aux moralistes classiques (La Bruyère, La Rochefoucauld), la violence des pamphlétaires marxistes et le lyrisme vigoureux du prêcheur évangélique. C’est, en fonction du goût, ce qui fait son charme ou les pires de ses défauts.

Lasch ne cache pas sa préférence pour les anciennes élites. “Elles au moins avaient le sens des responsabilités.” L’adhésion à des valeurs collectives comme le patriotisme et la foi chrétienne avait l’effet d’un contrôle anthropologique sur leurs esprits. Elles atténuaient par là la brutalité du capitalisme de marché. Elles pouvaient mépriser le peuple, mais “c’était le leur“. Et le refus des élites de se préoccuper du peuple, c’est la fin de la démocratie. Les derniers chapitres de La Révolte des élites sont si moraux qu’ils en sont presque métaphysiques. Le début de l’essai déjà, annonçait la couleur. Au chapitre 4, Lasch ne se demande pas si la démocratie peut survivre. Il se demande si elle le “mérite”. C’est incontestablement l’une des limites de Lasch, qui tend comme le notait Serge Halimi à sous-estimer la brutalité des élites du passé.

Ces réserves, profondes, n’enlèvent rien au caractère contemporain de sa critique des élites. On peut y trouver une filiation dans l’œuvre de Christophe Guilluy. Sa France périphérique12, c’est Lasch spatialisé, et actualisé au contexte français. En effet, la métropolisation conclut le processus lent de séparation des élites du reste de la population. Elles ont achevé par la distance physique leur séparation de classes populaires avec qui elles ne sentent plus rien de commun et qu’elles ont abandonnées dans la mondialisation.

Sa pensée gagnerait-elle à être étudiée en France ? Dans le conflit des gauches, Lasch a incontestablement un rôle à jouer. Sa critique au vitriol du progressisme libéral, qui n’est liée en rien aux intérêts réels de la majorité de la population, trouve un écho tout particulier dans le contexte de la primaire EELV.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi : « juste et sommaire, stimulant et irrecevable, subversif et réactionnaire ». Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Notes

1. Christopher Lasch. Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations. WW Norton & Co, 1979.

2. Christopher Lasch. The Revolt of the Elites And the Betrayal of Democracy. WW Norton & Co, 1994

3. Christopher Lasch. Women and the Common Life : Love, Marriage, and Feminism. 1997.

4. On laissera au lecteur le soin de juger dans quelle mesure, cf supra.

5. Philosophe d’obédience marxiste.

6. Christopher Lasch. La Révolte Des Elites – Et La Trahison de La Démocratie. Champs Essais. Flammarion, 2020.

7. Renaud Beauchard. Christopher Lasch : Un Populisme Vertueux. Le Bien Commun. Paris : Michalon éditeur, 2018. isbn : 978-2-84186-898-8.

8. Christopher Lasch. Le complexe de Narcisse : la nouvelle sensibilité américaine. French. Paris : Éditions Robert Laffont, 1981. isbn : 978-2-221-00621-4.

9. Emmanuel Todd et Baptiste Touverey. Les Luttes de Classes En France Au XXIe Siècle. Paris XIXe : Éditions du Seuil, 2020. isbn : 978-2-02-142682-3.

10. Courant historiographique qui s’est développé dans les années 1950 à 1970. Il a proposé une lecture de l’histoire appuyée sur les sources chiffrées et leur analyse à long terme.

11. Auteur de The Rise of the Meritocracy, en 1958, où il invente le terme. En 2034, sa dysto- pie offre le tableau de ce que donnerait selon lui une société qui se prétend gouvernée par l’équation QI+Effort=Mérite.

12. Christophe Guilluy. La France Périphérique : Comment on a Sacrifié Les Classes Populaires. Paris : Flammarion, 2014. isbn : 978-2-08-131257-9.