Juin 1848, la guerre sociale en France

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:P1140359_Carnavalet_pont_de_l%27archevêché_en_1848_rwk.JPG
Le pont de l’Archevêché gardé par des troupes durant la révolution de 1848. Auteur inconnu. © Musée Carnavalet

L’élection de Macron en 2017, le mouvement des gilets jaunes, le résultat des européennes en 2019 à Paris : tous ces évènements semblent illustrer un affrontement idéologique, politique et social entre un bloc élitaire et un bloc populaire dans la France du XXIe siècle, selon l’expression de Jérôme Sainte-Marie. Face à cette résurgence de la lutte des classes que la chute de l’URSS et le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999) n’ont pas réussi à clore définitivement, il est opportun de se replonger dans ce que Marx interprétait comme la première bataille moderne entre la bourgeoisie et le prolétariat, les journées de juin en l’an 1848. 1848 apparaît comme l’épilogue d’un cycle de l’Histoire de France débuté en 1815 qui, malgré la chute de l’Empire et la restauration des Bourbons, voit l’aristocratie française perdre l’hégémonie économique et politique au profit de la petite et haute bourgeoisie française tandis que le prolétariat devient de plus en plus nombreux et conscient de sa force matérielle. Ces contradictions de classes explosent dans le sang en juin 1848 à Paris dans une véritable guerre sociale entre les ouvriers parisiens et la bourgeoisie française.


Le 27 janvier 1848, Alexis de Tocqueville, député de la Monarchie constitutionnelle déplore dans un discours célèbre un gouvernement dont l’esprit figé pourrait conduire vers l’abîme la France en déclarant : « Je crois que nous nous endormons sur un volcan ».

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Louis-Philippe,_roi_des_Français.jpg
Louis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

Si la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe apparaît à sa création en 1830, après la Révolution des Trois Glorieuses, davantage proche des aspirations libérales du pays que ne l’était la dynastie des Bourbons, le régime reste très inégalitaire en raison de l’élection au suffrage censitaire qui consacre par le vote seulement 250 000 Français, propriétaires et rentiers tandis que sur ce chiffre seulement 58 000 sont éligibles. Au fil des ans, le régime se voit usé par l’impopularité croissante des élites corrompues et taxées d’immoralisme. Ce climat politique en dégradation est en partie lié à l’emprise croissante de la haute bourgeoisie financière sur la Monarchie de Juillet à travers la spéculation et les crises boursières. Marx écrit de façon romancée à propos de la Révolution de 1830 : « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de Ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution ».

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:LedruRollin_by_Mongez.jpg
Alexandre Ledru-Rollin, opposant à Louis-Philippe © Angélique Mongez

Cette brèche politique est élargie par la grande crise économique et commerciale de 1847 qui touche fortement la petite bourgeoisie et les ouvriers. En demande de reconnaissance politique par l’extension du suffrage censitaire et une libéralisation accrue de la société, la petite bourgeoisie devient davantage critique du pouvoir en place. Les artisans, les clercs de notaire seconde zone, les petits fonctionnaires, les boutiquiers parisiens représentent les légions de cette classe. L’écrivain Honoré de Balzac, dans son oeuvre monumentale La Comédie Humaine, a analysé les prétentions hégémoniques de cette petite bourgeoisie de 1815 à 1848 à l’image de romans comme César Birroteau (1839) ou Les Employés (1838), présentant le peuple des boutiquiers parisiens ou des petits fonctionnaires avides de se frayer une promotion sociale et d’obtenir une reconnaissance politique entre le déclin de la noblesse historique et l’essor de la haute bourgeoisie financière et industrielle. Certains membres de cette petite bourgeoisie et des petits propriétaires ruraux se reconnaissent par ailleurs politiquement dans l’héritage de la Grande Révolution de 1789, le suffrage universel et l’idée républicaine en soutenant l’opposant républicain Alexandre Ledru-Rollin et son programme social-démocrate tout en maintenant un attachement à la propriété privée.

D’autre part, dans un contexte d’industrialisation, le prolétariat urbain en expansion est aussi durement frappé par cette crise économique. Cette nouvelle couche populaire se développe en France dans plusieurs villes telles que Lille, Roubaix, Tourcoing, liées à l’industrie du textile ou encore à Saint-Étienne, haut-lieu de l’industrie minière. Mais cette classe est, sous la Monarchie de Juillet, localisée principalement à Paris dans les quartiers de l’est et dans les faubourgs populaires (Faubourg Saint-Antoine, Saint-Marcel) avec des ouvriers travaillant dans les secteurs de la métallurgie, du bâtiment ou encore du luxe. Cette classe paupérisée par une quasi-absence de droit du travail et sans possibilité de se syndiquer ou de se coaliser (Loi Chapellier, décret Allarde) est par ailleurs assimilée en grande partie par la bourgeoisie libérale à une « classe dangereuse » (l’expression vient d’Honoré Antoine Frégier, ouvrage de 1842) qui répand le crime et des comportements immoraux. La peur de la classe ouvrière en développement apparaît dès son expansion, comme en atteste un article de Saint-Marc Girardin qui se désole dans La Revue des Deux Mondes en 1831 que « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». 

https://juliacgs.blogspot.com/2018/02/louis-blanc-23-de-febrero-de-1848.html
Louis Blanc. © Julia Gómez Sáez

À cette image effrayante s’oppose la réalité. La classe ouvrière est relativement éduquée puisqu’en 1830, 87% des ouvriers savent lire et écrire. En outre, certains ouvriers s’instruisent politiquement via les clubs tels que la Société des droits de l’Homme, les journaux à l’image de La Ruche populaire, L’Atelier, ou par un intérêt porté au socialisme utopique et ses auteurs que sont Charles Fourier, Pierre Leroux ou encore Louis Blanc. Ce dernier, écrit en 1839 L’organisation du travail, prônant la création d’ateliers sociaux autonomes où le personnel est élu par les ouvriers eux-mêmes. De fait, les ouvriers parisiens, s’ils ne sont pas encore rassemblés dans des grandes exploitations ou usines, commencent à acquérir l’idée d’une conscience commune et d’intérêts convergents, ce que Marx appelle le passage d’une classe en soi à une classe pour soi. Cette classe pour soi s’est par ailleurs déjà manifestée dans la ville de Lyon, très industrialisée grâce au textile, à l’image des deux révoltes des canuts en 1831 et 1834 durement réprimées successivement par le fils de Louis-Philippe, le Duc d’Orléans et par un certain Adolphe Thiers, qui organisera quelques décennies plus tard la répression de la Commune.

La crise économique dynamise alors l’opposition dynastique qui se mobilise à travers la campagne des banquets débutée en 1847 afin d’élargir le suffrage censitaire et de protester contre la corruption de la Monarchie de Juillet. Si cette campagne est usitée pour s’opposer à la politique monarchique, elle ne vise pour autant à l’établissement d’une République. Il est observé en de nombreux endroits des toasts à Louis-Philippe et le paiement d’un droit d’entrée aux banquets limite la fréquentation ouvrière de ces évènements politiques. Pourtant, les appelés à la tribune sont très hétérogènes politiquement : aux libéraux dynastiques à l’image d’Odilon Barrot succèdent des républicains jacobins à l’instar d’Alexandre Ledru-Rollin ou des socialistes comme Louis Blanc. 

L’interdiction d’un banquet dans la capitale en février 1848 voit les organisateurs dépassés. La protestation contre l’interdiction du banquet parisien provoque une révolution spontanée du 22 au 25 février 1848 et débouche sur la démission du ministre conservateur François Guizot et l’abdication de Louis-Philippe. La République est alors proclamée le 25 février 1848 avec dans son gouvernement provisoire des membres du journal Le National (droite républicaine modérée) et des membres du journal La Réforme (républicains à tendance jacobine). Face à la pression populaire lors du choix des membres, on retrouve dans le gouvernement Louis Blanc, socialiste utopique et même un ouvrier Alexandre Martin dit l’« ouvrier Albert » qui devient dans l’histoire de France le premier ouvrier à rentrer dans un gouvernement.

Les illusions de la fraternité : février 1848 ou le conte de fées républicain

La naissance de la République avec la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », symbolise ce qu’on pourrait appeler « l’esprit de 48 ». Karl Marx, qui arrive à Paris après la révolution de février écrit dans Les Luttes de classes en France

« Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelles. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte de classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. ».

Alphonse de Lamartine, célèbre poète romantique, auteur des Méditations et député à fibre sociale sous la monarchie de Juillet devient membre du gouvernement provisoire. Il symbolise plus que tout autre cet esprit de 48 par le lyrisme républicain qui émane de ses discours. Il refuse en outre le 26 février, pour symbole de la jeune République le drapeau rouge pour le drapeau tricolore au nom de la gloire et de la liberté de la patrie devant une foule d’ouvriers conquis. Néanmoins, deux conceptions philosophiques de la République s’opposent rapidement : République libérale et institutionnelle face à la République démocratique et sociale.

Les ouvriers parisiens organisés en délégations professionnelles, en clubs, en sociétés secrètes ont foi en l’avenir et désirent améliorer leurs conditions de vie en révolutionnant l’organisation du travail. Ils se rendent le 28 février à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement provisoire pour appuyer leurs revendications du droit au travail et une nouvelle organisation du travail plus humaine. Face à la pression populaire, Lamartine et le gouvernement provisoire décident de mettre en place une Commission pour les travailleurs au palais du Luxembourg pour canaliser les tensions sociales, avec Louis Blanc comme président, assisté de l’ouvrier Albert. Pourtant cette commission ne dispose d’aucun réel pouvoir. 

Marx ironise sur cette mesure cosmétique : « à côté de la Banque et de la Bourse, s’élevait une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien. Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de ville la monnaie ayant cours. ». Cette journée du 28 février est donc un jeu de dupes brillamment orchestré par le gouvernement provisoire.

Face à la crise économique qui n’est pas résolue, de nombreux ouvriers sont au chômage. L’industrie du luxe parisienne réputée à l’échelle européenne occupait une partie importante des ouvriers parisiens. Or, avec la chute de la monarchie de Juillet, le secteur est en plein déclin. Cette situation inquiète grandement le gouvernement provisoire alors que le climat révolutionnaire est loin d’être refroidi. Pierre Marie, ministre des travaux publics, avec l’aval du gouvernement provisoire, décide alors de créer les ateliers nationaux. Cette organisation centralisée et au fonctionnement hiérarchisé, dirigée par l’ingénieur Émile Thomas vise à faire travailler les ouvriers au chômage, toujours plus nombreux, à des travaux de nivellement ou de ravalement en les payant 1,50 franc par jour et en les nourrissant. Rapidement, la confusion s’opère dans l’opinion publique entre le projet des ateliers sociaux de Louis Blanc, discuté à la Commission du Luxembourg avec les délégués ouvriers et cette mesure du gouvernement provisoire que Karl Marx qualifie de « workhouses anglais en plein air ». De nombreux journaux bourgeois se désolent de cette réforme en y voyant la création d’un assistanat organisé. À cela s’ajoutent des caricatures qui représentent des ouvriers qui passent leurs journées à jouer aux cartes et boire du vin en plein air. La France rurale, plus encadrée par les notables et l’Église, taxée d’un impôt de 45% voue alors une forte haine à l’égard des ouvriers parisiens.

La montée aux extrêmes à Paris

Rapidement les tensions montent entre la bourgeoisie parisienne et les ouvriers lorsqu’un décret du 13 mars fait perdre le monopole de l’élection des officiers aux classes aisées dans la Garde nationale, tandis que le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin ravive une réthorique montagnarde digne de 1793. Le 16 mars, 60 000 gardes nationaux, « les bonnets à poil », issus des quartiers de l’ouest bourgeois manifestent de manière violente devant l’Hôtel de Ville pour un retrait du décret. Le lendemain, le 17 mars, le Paris populaire avec 200 000 manifestants formés des clubs et des corporations viennent manifester devant l’Hôtel de Ville pour afficher un soutien au gouvernement et demander le report des élections. Il y a ensuite un long défilé dans les rues de Paris. Une nouvelle opposition frontale a lieu le 16 avril 1848 lorsqu’a lieu un rassemblement d’ouvriers sur le Champ de Mars pour des élections de la Garde nationale et qui compte se rendre ensuite à l’Hôtel de Ville. Des rumeurs répandent un complot qui vise à envahir l’Hôtel de Ville. 100 000 membres de la Garde nationale des quartiers bourgeois viennent alors défendre le gouvernement provisoire, prêts à faire feu. Cette journée répand une peur du communisme en France et une animosité envers la Commission du Luxembourg et ses projets d’Organisation du travail.

Le 23 avril ont lieu les élections législatives à participation élevée (83%) où la majorité républicaine modérée l’emporte. L’historien Maurice Agulhon synthétise bien la situation en écrivant : « La France a voté conformément à la ligne de la majorité du gouvernement provisoire : République libérale, sans révolution sociale, ni réaction monarchique ». 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Louis_Marie_Bosredon_-_le_vote_ou_le_fusil.jpg
Le vote ou le fusil

On compte sur 900 députés, 450 Républicains modérés, 200 orléanistes ou Républicains du lendemain qu’on appelle le parti de l’Ordre, 50 légitimistes et 200 Républicains avancés. Ce résultat est en partie lié au fait que les élections ont lieu le dimanche de Pâques dans une France à majorité rurale encadrée par les notables et l’Église. L’estampe Le vote ou le fusil de Marie Louis Bosredon où l’on observe un insurgé qui abandonne son fusil pour mettre son bulletin témoigne de la victoire d’une République institutionnelle contre une République du citoyen engagé en arme. Le journal de l’arrondissement traduit la satisfaction de la bourgeoisie française à la suite des élections, qui peut désormais s’accommoder du suffrage universel : 

« Le suffrage universel, loin de limiter l’influence de la bourgeoisie, l’étend et l’affermit au contraire. L’expérience, les lumières, les connaissances pratiques de la bourgeoisie, lui assurent pour longtemps encore la prépondérance et une influence décisive dans les affaires, dans le gouvernement du pays, en usant de son influence dans l’intérêt de tous, en se faisant le guide et l’initiatrice des classes populaires. »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Blanqui,_Auguste.jpg
Auguste Blanqui © Amélie Suzanne Serre

L’Assemblée nationale se réunit le 4 mai, dominée par les Républicains modérés et le parti de l’Ordre. Elle met alors directement en œuvre son désir d’en finir avec les tentations socialistes en excluant du nouveau gouvernement, appelé Commission exécutive, Louis Blanc et l’ouvrier Albert tandis que le montagnard Ledru-Rollin est sauvé de justesse par l’aura de Lamartine. Le 15 mai, lors d’une manifestation populaire en faveur d’une intervention militaire en Pologne, l’Assemblée nationale est envahie dans la confusion. Toutes les grandes figures de révolutionnaires professionnels comme Auguste Blanqui, Raspail, Barbès ayant participé à la manifestation sont arrêtées. Le lendemain, la Commission du Luxembourg est officiellement fermée. Le 7 juin, l’Assemblée vote l’interdiction des attroupements populaires dans la capitale.

Le 20 juin après une première tentative avortée fin mai, les Républicains modérés qui se rapprochent de plus en plus du parti de l’Ordre votent la suppression des ateliers nationaux qui accueillent toujours plus d’ouvriers (117 000 en juin) face à la poursuite de la crise économique. Ils y voient une aberration économique en les surnommant les « rateliers nationaux ». La Commission exécutive y met fin par un décret le lendemain. Ce décret doit envoyer les plus jeunes s’enrôler dans l’armée et les plus vieux réaliser des travaux de terrassement en province.

Juin 1848, la guerre sociale en France

Les ouvriers, après différentes discussions lors de rassemblements improvisés, en concluent qu’ils sont mis devant le fait accompli. Louis Pujol, membre des ateliers nationaux, déclare : « La République démocratique et sociale devait pour toujours soustraire le peuple à la servitude. Aujourd’hui les travailleurs s’aperçoivent qu’ils ont été indignement trompés ; c’est pour vous dire qu’ils sont prêts à faire tous les sacrifices même celui de leur vie, pour le maintien de leurs libertés ».

Lorsque une délégation d’ouvriers des ateliers nationaux vient rencontrer le ministre du Travail Alexandre Marie pour demander des explications, il déclare que si les ouvriers n’acceptent pas la suppression des ateliers nationaux, la force sera employée. La rupture est alors consommée et la guerre sociale devient inévitable.

Ainsi dans l’est parisien, à la fois les hommes et les femmes montent des barricades de manière très stratégique sans l’égide de l’avant garde révolutionnaire, Auguste Blanqui et les autres figures radicales étant en prison depuis la manifestation du 15 mai. Paris est alors divisé en deux camps. Les ouvriers armés inscrivent sur leurs drapeaux les anciennes devises de la révolte des canuts : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». On note aussi comme inscription: « Vive la République démocratique et sociale ! ».

L’Assemblée nationale nomme le 22 juin Eugène Cavaignac, ancien gouverneur de l’Algérie, commandant en chef de l’Armée et de la Garde nationale et mobile. Cavaignac concentre alors les troupes au lieu d’attaquer directement en faisant venir des gardes nationales des départements limitrophes de Paris. Tocqueville, qui se rend devant les barricades pour encourager les soldats, écrit avec nostalgie :

« Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l’ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France. »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Horace_Vernet-Barricade_rue_Soufflot.jpg
Les journées de Juin 1848 contre la fermeture des Ateliers Nationaux, réprimées par le général Cavaignac. Tableau de Horace Vernet. © Deutsches Historisches Museum

Les combats débutent l’après-midi du 23 juin tandis que le 24 juin les députés Républicains modérés issus du journal Le National et les députés du parti de l’Ordre mettent fin à la Commission exécutive et donnent les pleins pouvoirs à Cavaignac en mettant Paris en état de siège. Cavaignac  devient alors un dictateur au sens antique du terme, mandaté par l’Assemblée nationale pour rétablir l’ordre bourgeois dans la cité parisienne. Tous les moyens sont désormais utilisés pour gagner du terrain sur les insurgés avec l’utilisation de canons, d’obus.

La presse bourgeoise autorisée n’hésite pas à propager les plus folles rumeurs sur ce qu’elle appelle les « factieux » en les taxant de « violeurs », « voleurs », « pilleurs » allant jusqu’à parler d’actes de cannibalisme. Les combats se terminent alors le 26 juin avec la prise du faubourg Saint-Antoine. Les troupes de Cavaignac en supériorité numérique, technique et stratégique l’emportent alors sur la révolte ouvrière

L’historien Patrice Gueniffey estime le bilan humain à 4000 insurgés morts, 1 600 soldats et gardes tués dont 7 généraux, 1500 insurgés raflés et abattus sans jugement après la fin des combats dans ce qu’on pourrait appeler une chasse à l’homme où les gardes mobiles issus des quartiers populaires se donnent à cœur joie à des exécutions sommaires. En ce qui concerne la répression, 11 000 insurgés sont arrêtés et entassés dans des prisons de fortune en attendant d’être jugés. En trop grand nombre, les insurgés arrêtés sont enfermés dans des conditions inhumaines dans des caveaux le long de la Seine, comme les caves du château des Tuileries devant la Garde nationale. Gustave Flaubert décrit dans son roman L’Éducation Sentimentale la violence de la répression aux Tuileries : « Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction, pour les empêcher d’ébranler les grilles fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas. »

Après juin 1848, la suite des évènements voit la fin d’une législation sociale esquissée puis en 1850 la fin du suffrage universel. Les ouvriers ne pardonneront pas à la République le crime de juin 48 et se manifesteront très peu lorsque le 13 juin 1849 face à l’intervention militaire pour défendre le Pape, les montagnards et Ledru-Rollin tentent de s’insurger. Enfin, lors du coup d’État du 2 décembre 1851 par Louis Napoléon Bonaparte, les ouvriers restent en majorité passifs et on compte seulement 70 barricades dans Paris, contrairement aux 1500 barricades érigées en majorité à l’est de Paris en février 1848. Pour désigner les responsables de la mort de la jeune République le 2 décembre 1851 dans son Histoire socialiste, Jean Jaurès écrit : « tuée par l’implacable égoïsme d’une bourgeoisie qui, plutôt que de faire sa part à la réforme sociale, aima mieux laisser peser sur la pensée française l’autoritarisme catholique et sur la vie de la nation le despotisme militaire. »

Les mémoires des journées de juin 1848

Les journées de juin sont aujourd’hui grandement oubliées. Elles sont peu évoquées dans le champ académique ou culturel. Cet événement est aussi rarement ranimé par la classe politique. Sans doute car le moment de juin 48 est une négation de l’idée de peuple et contrecarre un roman national qui tente de fédérer autour d’un peuple uni, fraternel sans clivage de classes. On retrouve enfin de grandes figures de l’opposition républicaine durant le Second Empire comme Victor Hugo ou Edgar Quinet présentes sur les barricades contre les ouvriers, tandis que les députés républicains à fibre sociale se montrent impuissants à empêcher le massacre ouvrier, à l’image d’un Pierre-Joseph Proudhon, désabusé. Occulter les journées de juin, permet ainsi de penser la République de façon monolithique de 1848 jusqu’au coup d’État de Louis Napoléon en 1851, sans y chercher les clivages sociaux qui ont précipité sa chute.

En ce qui concerne, la pensée socialiste, on peut voir les journées de juin comme un tournant où le socialisme utopique est désavoué, à l’image de Louis Blanc qui part en exil à Londres et ne retrouvera jamais son prestige politique. L’idée que la classe prolétarienne doit résoudre ses maux par elle-même va alors s’installer, ce qui préfigure l’hégémonie du socialisme scientifique de Marx et d’Engels.

Jaurès écrit à propos de l’année 1848 pour les ouvriers : « Un éclair d’espérance a traversé leur ciel sombre ; une lueur d’aurore a brillé sur leur horizon et leur a fait entrevoir un avenir de bonheur et d’égalité. Ils ont cru qu’ils allaient le toucher de la main ; et, quoiqu’ils n’aient pu le saisir de leur premier élan, ils ont conservé dans les yeux l’éblouissement de cette vision éphémère et dans le cœur la foi tenace qu’ils l’atteindront un jour ». Le combat de Jaurès est ainsi jusqu’à sa mort tragique en 1914 de retrouver cette espérance d’une République démocratique et sociale écrasée dans le sang en juin 1848.

Pour aller plus loin :

AGULHON Maurice. Nouvelle histoire de la France contemporaine, Tome 8 : 1848 ou l’apprentissage de la République, 1848-1852. Éditions du Seuil. 2002

MARX Karl. Les Luttes de classes en France. Folio Gallimard. 2002

NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France. Agone. 2018

RIOT-SARCEY Michèle, GRIBAUDI Maurizio. 1848, la révolution oubliée. La Découverte. 2008

SAINTE-MARIE Jérôme. Bloc contre bloc. Les éditions du Cerf. 2019.

ZANCARINI-FOURNEL Michelle. Les luttes et les rêves. Zones. 2016

La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée : amour, violence et politique

https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/couv/9782343190020r.jpg
© Editions l’Harmattan

Si l’on cherchait une allégorie pour imager l’ouvrage de Martine Gärtner, ce serait sans doute une rivière. En effet, si le récit de Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée ne s’écoule que sur 200 pages, il mêle avec élégance plusieurs affluents. Au fil de ses méandres, le roman se fait ainsi historique, policier, épistolaire et sentimental. Autant de styles littéraires qui viennent se jeter dans la trame du roman, pour en renforcer le cours et accompagner le lecteur vers son embouchure troublée.


Cette trame c’est l’histoire de Marie-Laure, personnage fantôme que l’on poursuit sans jamais être sûr de l’avoir rattrapée ou comprise. À la manière d’un puzzle historique que l’on cherche à reconstituer, les aventures de Marie-Laure se présentent en ordre dispersé. Elles traversent toute une frange de l’histoire récente de la France et des deux Allemagnes, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. L’histoire commence par une amourette d’été. Puis elle se développe par-delà les tourments amoureux de son personnage.

Un personnage bien plus souvent objet que sujet du roman. Ainsi, c’est Cécile, l’ami épistolaire de Marie-Laure qui nous raconte comment elles ont toutes deux rencontré l’amour. Cet amour se trouve Au-delà du Mur, en Allemagne de l’est, en République Démocratique Allemande. Cette histoire, c’est celle de deux filles qui veulent retrouver leurs amants et qui se moquent du mur placé entre eux.

Correspondance d’une liberté à conquérir

C’est là que le roman prend son envol. Le monde décrit n’est pas une affreuse dictature soviétique, un monde gris avec un goût de la vie bien fade. Au contraire, la RDA est un pays vivant. Leurs amants sont de jeunes gens cultivés, intéressants et qui voyagent dans les pays du bloc de l’est. Le mur et l’impossibilité pour les habitants de l’Allemagne de l’Est d’accéder à la culture de l’Ouest sont bien présents. Ils ressemblent, au fond, bien plus à des tracas administratifs, ordinaires entre adolescents en quête d’ailleurs, qu’à des barrières infranchissables entre deux mondes différents.

Carte de l’Allemagne avec les principales villes du roman © éditions l’Harmattan

L’histoire de ce livre, c’est aussi celle d’une France en pleine révolution. De Rennes à Marseille, les jeunes étouffent dans un régime gaulliste en fin de course. Les demandes de changement affluent partout. Les lettres de Cécile racontent les manifestations massives du mouvement anti-militariste. Les lycéens et les étudiants se révoltent contre un système éducatif obsolète. Le Mouvement de Libération des Femmes commence à faire bouger la société française.

Cette histoire politique et sociale de la France fait sourire. Il semble que, des blocages des lycées et universités contre les réformes éducatives des années 1970 à ceux contre Parcoursup, on retrouve les même slogans et, au fond, la même énergie. Seuls les noms des ministres ont changé entre temps. Une histoire qui fait sourire encore quand les victoires féministes sur l’avortement et la contraception des années 1970 sont contrebalancées par les commentaires d’un garde-frontière à Cécile sur ses tampons hygiéniques, qui nous rappellent à l’actualité de ces combats.

Tragédie passionnelle et politique

Une histoire qui se fait tragique en 1973. Cette année là, Cécile et Marie-Laure participent au dixième festival mondial de la jeunesse à Berlin. Elles applaudissent chaudement leurs camarades chiliens dont le président socialiste, Salvador Allende, est une lueur d’espoir partout dans le monde. Quelques mois plus tard, le général Pinochet lance un coup d’État, assassine Allende et installe une dictature militaire. Le roman semble donner aux milliers de militants socialistes, communistes et anarchistes, un visage, une humanité. Il rend par-là leur souffrance plus atroce. Cela fait dire à Cécile « Heureusement qu’il y a les pays socialistes, sinon… ».

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:10th_World_Festival_of_Youth_and_Students?uselang=de#/media/File:Weltfestspiele_der_Jugend_und_Studenten_Berlin_1973_PD_15.jpg
Le 10e festival mondial de la jeunesse à Berlin en 1973 a réuni plus de 25 000 jeunes de tous les pays, de la France au Vietnam en passant par le Chili ou le Ghana © Bin im Garten

Ce croisement de l’histoire de Marie-Laure et de l’Histoire avec un grand H, c’est sans doute ce qui rend le livre de Martine Gärtner si passionnant. C’est une histoire militante que l’on voit à travers Marie-Laure et Cécile. Une histoire des mouvements sociaux et des dissensions entre gauchistes et communistes. Une histoire de celles qui n’acceptaient pas que l’Allemagne de l’Est et les pays du « socialisme réel » soient leurs ennemis. Cette histoire militante, on la voit au travers de la conscience politique et du militantisme grandissant de Marie-Laure et Cécile dans les années 1970 et puis, petit à petit, de la lassitude de Marie-Laure, de sa fatigue et de sa désillusion. Elle se fait ainsi le reflet des espérances, des échecs et des désillusions de toute une génération de jeunes entrés dans le militantisme dans les années 1970.

Policer un monde sans alternative

Le roman devient policier à partir des années 1980, lorsque Marie-Laure entre dans l’action clandestine en Allemagne. Elle chasse d’anciens nazis ayant effacé leur passé dans la République Fédérale Allemande, lors d’un des rares chapitres où son histoire n’est pas narrée par d’autres personnages.

Cette décision la poursuit pour le reste de sa vie. Celle-ci prend une forme à mi-chemin entre le roman policier et le roman d’espionnage. On y voit l’effacement de son engagement politique au profit de l’humanitaire, la nostalgie de la disparition de l’Allemagne de l’Est et une vie marquée par la peur diffuse mais permanente que son passé soit découvert. Les dates, les personnages et les évènements s’enchevêtrent et se rejoignent en laissant parfois un certain sentiment de confusion au lecteur. Le style y est moins poignant que dans les échanges épistolaires. Le récit est parfois très dispersé, les personnages nombreux et certains tardivement introduits. Sans être un nouvel Agatha Christie, le roman parvient malgré tout à créer une atmosphère d’incertitude ainsi que des moments de rupture et de panique. Il laisse le lecteur hébété par l’enchaînement des évènements et avide d’en comprendre le sens.

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée est donc un livre qu’on ne peut que recommander. Les passionnés de roman sentimentaux liront avec passion les aventures de Marie-Laure et Cécile. Les amateurs de roman policier y trouveront sans doute de quoi susciter l’angoisse et la curiosité. Les amateurs d’histoire politique sauront apprécier ce roman profondément ancré dans l’atmosphère politique de ses époques. Fourmillant de références et de clins d’œil, riche en événements parfois oubliés, à l’image du festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui attirait des dizaines de milliers de jeunes du monde entier dans les pays socialistes et anti-impérialistes, le roman est une véritable caverne d’Alibaba dont la richesse ne cesse d’émerveiller le lecteur.

François Ruffin : « 2022 ne sera pas la fin de l’Histoire »

François Ruffin.

François Ruffin vient de publier Leur folie, nos vies : la bataille de l’après, aux éditions Les Liens qui Libèrent. Véritable traversée du confinement, cet ouvrage comporte de nombreux témoignages et réflexions sur notre modèle de civilisation. Nous avons rencontré François Ruffin et voulu l’interroger sur les conclusions qu’il en tirait à l’heure où la France se déconfine. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Danielle Meyniel et Clara Dadole.


LVSL – Votre livre porte un regard plutôt positif sur le confinement, comme moment de réinvention, d’ouverture des possibles et de transformation du débat public en faveur des liens, du protectionnisme, du retour de l’État, etc. A posteriori, êtes-vous toujours aussi positif sur les conséquences de ce confinement ?

François Ruffin Au moment où tout s’est arrêté et que l’on nous a dit « restez chez vous », j’ai ressenti comme un soulagement. On sortait de la bataille sur les retraites à l’Assemblée nationale. En définitive, quand on te dit « tu es obligé de rester chez toi et tu cesses de serrer des mains toute la journée », c’est un soulagement. Dans mon précédent livre, j’en appelais au hamster qui doit sortir de sa roue : c’est comme si à ce moment-là on nous avait dit « sortez de votre roue ». On peut avoir un sentiment intime de burn-out provoqué par la consomption de la consommation, la consomption de la planète et la consomption des individus. Donc quand on nous a dit « tu arrêtes », je crois que beaucoup de personnes ont pu le ressentir comme une libération. 

D’un autre côté, une mesure policière qui limite ta zone de mouvement « à moins d’un kilomètre de chez toi » est une terrible restriction de liberté. Quand les jardiniers ne peuvent pas aller aux hortillonnages pour planter leurs radis, c’est la vie végétale qui s’arrête aussi. Quand les gens ne peuvent pas accompagner leurs parents en fin de vie, ni aller les voir dans les EHPADs, quand mes enfants ne peuvent plus voir leurs grands-parents, je ne peux pas laisser dire que je porte sur tout ça un regard positif. Il y avait le soulagement du hamster qui sort de sa cage et, simultanément, l’arrêt de tout ce qu’il y a de beau dans la vie sociale, dans les relations personnelles et familiales. 

Puis, au fil de l’écriture, on sent le désarroi qui monte. C’est à dire qu’au début du confinement, les propos du gouvernement sont bousculés, ceux du Président aussi. C’est le moment où on nous dit « il y aura un avant et un après », et cela devient « nous ne vivrons plus comme avant ». Ces discours impliquent une rupture dans les décisions du gouvernement. L’heure est à la démondialisation, aux métiers humiliés qui deviennent des métiers valorisés, etc. Au fur et à mesure de la crise, on a pu voir comment ce potentiel a été évacué, comment ils ont réussi à se remettre sur leurs pattes et à nous faire dire que le monde d’après sera pire que celui d’avant. Je crois donc que le désarroi devient palpable au fil des chapitres. 

Positif ou négatif, pour moi ce sont les hommes qui fabriquent l’Histoire. Une crise en elle-même est négative car ce sont des milliers de personnes qui meurent précocement, ce qui est déjà tragique en soi. La question est : que fait-on de cette crise-là ? La crise de 1929 est une crise tragique provoquant du chômage, mais créant le New Deal aux États-Unis, elle donne naissance au Front Populaire en France, et aboutit au nazisme en Allemagne… Je crois donc qu’il faut se poser la question de l’issue de la crise, qu’elle soit bonne ou mauvaise, sans préjugés, même si je suis plutôt pessimiste de nature. Pour ma part, je cherche à faire pencher la balance vers le positif, en indiquant une issue souhaitable. 

Dans le livre, je partage mon sentiment d’inquiétude que provoque la crise écologique et la crise climatique en cours. On sait que nous sommes en train de foncer droit dans le mur avec le triptyque « croissance, concurrence et mondialisation », et qu’ils ont le pied appuyé sur l’accélérateur. Nous devrions leur prendre le volant des mains pour changer de direction. Là, il y avait une possibilité pour que, du fait qu’on soit à l’arrêt, on en profite pour changer de direction. Mais vous le voyez, j’en parle au passé, ce qui est un peu triste.

LVSL – La question portait en particulier sur le protectionnisme, le retour de l’État… tous ces mots qui sont revenus pendant le confinement et qui semblent déjà repartis. Depuis le début du déconfinement, on a l’impression d’un retour au statu quo

F.R. Au sein d’une crise, il ne faut pas se faire d’illusion. Quand le capitalisme est en danger : il n’a aucun scrupule à recourir à l’État pour se sauver. À ce moment-là, l’État est le bienvenu avec toute sa puissance financière et policière pour sauver le capitalisme. On l’a vu en 2008, je ne sais pas quel était votre degré de conscience politique en 2008… Mais moi, je l’ai vécu pleinement. J’ai vécu les promesses de Nicolas Sarkozy sans y croire, mais ce n’est pas le souci. J’ai vécu pleinement l’impuissance de la gauche associative, syndicale, partisane à s’emparer de cette crise pour en faire quelque chose. Les leçons de la crise de 2008, je les ai déjà tirées et donc je ne me fais pas d’illusion sur cette crise-là. Même si c’est une crise d’une autre nature, je ne crois pas à une issue positive, ce n’est pas vrai. La pente nous conduit naturellement vers le pire. Si on laisse les dirigeants diriger, ils nous mèneront dans un précipice.

LVSL – Vous abordez en long et en large une de vos thématiques principales : les liens. Vous évoquez en particulier le cas des femmes de ménage des hôpitaux dont l’emploi a été externalisé. L’individualisation du rapport de travail a affaibli la conscience collective, de telle sorte que tous ces personnels sont devenus invisibles. Quelle réponse peut-on apporter à ces situations, sans se noyer dans l’incantation ? Comment créer de la conscience collective quand tout a été fait pour la rendre impossible ?

F.R. Je pense que j’y parviens un peu, c’est la fonction de représentation. Les gens qui n’apparaissent plus comme étant dans le champ politique, les faire réapparaître sous forme de représentation, je pense que ça a une fonction. Prenez par exemple les figures de Merci Patron !, Jocelyne et Serge Klur, ouvriers du sous-traitant ECCE : faire réapparaitre le monde ouvrier victorieux à l’intérieur d’un film, ça contribue à nourrir la représentation. C’est un pas, ce n’est pas suffisant. De la même manière, faire apparaître à la tribune de l’Assemblée nationale le métier de femme de ménage, qui est le plus invisible, ou avoir une proposition de loi qui porte spécifiquement sur les femmes de ménage, je pense que ça contribue à la crédibilité et à rendre possible – ce n’est pas suffisant en soi – le fait que ça redevienne un objet politique. 

Moi, je rentre dans une histoire, celle de Géraldine qui travaille à l’hôpital d’Amiens qui m’appelle et me demande s’ils vont toucher la prime Covid. Je lui réponds que je n’en sais rien, et finalement elle ne l’a toujours pas. Mais surtout, on lui fait raconter sa vie, celle d’une personne qui prend le bus le matin à cinq heures pour aller sur un premier chantier, qui commence à six heures et qui termine à vingt et une heures avec un deuxième chantier, et avec 800 euros à la fin du mois. Le résultat, c’est que le fait de porter une proposition de loi qui parle de cette situation donne un poids supplémentaire à sa cause. Elle se syndique, à la CGT surtout, elle se pose la question de la grève… Je ne dis pas que François Ruffin tout seul peut tout. Ce n’est absolument pas ce que je dis. Mais je pense que le fait de parler de ces professions-là, de les mettre en avant, de rendre compte de leurs conditions d’existence, d’ouvrir des perspectives de transformation, permet de s’en saisir et de peser avec énergie sur les choix de société.

LVSL – Vous semblez revenir à vos accents les plus antisystèmes : notre modèle serait à bout de souffle et proche de foncer dans le mur, en particulier sur la question écologique. Quel est le débouché civilisationnel à la crise en cours ? On vous sent tergiverser entre une option plus révolutionnaire et une forme de réformisme radical

F.R. – En fait, j’ai toujours eu les deux. Ce qui est bizarre c’est que vous pensiez que je reviens vers des accents antisystèmes. De fait je ne les ai jamais quittés ! Non, moi je suis un réformiste révolutionnaire, comme disait Jean Jaurès qui se définissait comme tel. Ca veut dire qu’il faut allier les capacités à avoir un horizon et à se dire quels seront les premiers pas à l’intérieur du système existant. Si jamais tu ne montres pas à Géraldine que tu es capable de proposer des mesures concrètes maintenant, pour améliorer son sort et que tu dis juste être sorti du capitalisme, je pense que tu ne vas pas emmener Géraldine ni les autres avec toi. Donc le réformisme ce sont les premiers pas qui permettent d’entraîner. Ensuite l’horizon c’est la sortie du triptyque avec lequel il faut rompre : croissance, concurrence, mondialisation. Il faut remplacer la croissance par de la répartition. Aujourd’hui le gâteau est assez gros et il n’est pas question de le faire grossir dans des pays comme le nôtre, mais de le répartir. Il faut remplacer la concurrence par de la solidarité, de la coopération, de l’entraide, et la mondialisation par de la relocalisation. Il faut donc en passer par des mesures d’ordre protectionniste.

LVSL – Votre positionnement sur la croissance pose question à l’heure où de nombreux petits commerces et PME sont en train de faire faillite en raison de l’effondrement du PIB. Est-ce que vous n’avez pas peur que cette critique quasi-décroissante du modèle productif actuel soit perçue comme une sorte de négation du quotidien de tous ces catégories « petites bourgeoises » ?

F.R. Pas seulement la petite bourgeoisie. Les ouvriers de chez Renault aussi peuvent se dire que c’est par la croissance qu’il va y avoir la relance de la production de  l’automobile et c’est comme ça qu’ils vont s’en sortir. C’est dans ces moments de crise-là que nous devons faire sauter le truc, si nous ne le faisons pas à ce moment-là ce ne sera jamais fait. 

Lors de la dernière crise dont on parlait tout à l’heure, après 2008, j’ai rédigé un petit bouquin d’entretiens avec Jean Gadrey qui est un économiste hétérodoxe acroissant. C’est à dire que ce n’est plus le PIB qui doit guider notre existence. Pendant la crise de 2008, les économistes keynésiens lui rétorquaient que ce n’était pas le moment, qu’on on verrait après la crise, que pour l’instant il fallait relancer… Mais bien entendu, lorsque la machine est relancée et se porte bien, personne ne se dit que c’est le moment de tout remettre en cause. Ce n’est donc jamais le moment. Je crois au contraire que cela fait quarante ans que la solution par la croissance ne fonctionne pas. Depuis les années 1970, il y a un décrochage entre la croissance et le niveau de bien-être. On peut dire que depuis le XIXème siècle, le plus égalait à du mieux, l’économie dirigeait par ses lois implacables : « on va produire plus et cela fera mieux vivre les gens ». Or, à partir des années 1970, cette vérité s’effondre dans nos économies développées. Le niveau de bien-être ne s’élève plus avec le taux de croissance. C’est une situation qui a été étudiée notamment par Richard Wilkinson. Ainsi à partir, environ, de vingt mille dollars par personne, ce que vous consommez en plus ne vous apporte plus un supplément de bonheur. 

Avant l’élévation du PIB, la croissance devait répondre à un certain nombre de besoins essentiels comme se loger, se nourrir, se vêtir… Une fois que vous avez un frigo, si vous en achetez un deuxième pensez-vous que cela va élever votre niveau de bonheur ? Bien sûr que non. Est-ce que vous croyez que la 5G va vous rendre heureux ?  Parce que c’est cela l’horizon que la politique veut nous proposer ! Je ne sais pas si techniquement il faut le faire. Je ne discute pas de ça, cependant je vois bien que la finalité qui nous est proposée n’est pas que la 5G soit un outil technique, mais que l’horizon politique est un horizon technologique. C’est pourquoi le moment est venu de sortir de ce raisonnement, de trouver des solutions acroissantes pour les travailleurs de l’automobile. Depuis que je suis né, le taux de croissance est d’environ 2% en moyenne, mais ça n’a pas rien produit. Depuis quarante ans, y compris quand j’étais encore dans le ventre de ma mère, j’entends parler de crise et de croissance. Aujourd’hui, la crise est très prononcée. Mais même quand tout va bien on te dit que c’est la crise… Donc 2% de croissance ce n’est pas assez. Combien faut-il : 3%, 4% ? Cela veut dire que la solution à la crise sociale, qui est bien réelle et installée et qui va provoquer des millions de chômeurs, ne peut pas être une relance par la consommation, la croissance et ainsi de suite, ça ne peut pas être ça… C’est un autre effet de ruissellement, il y a l’effet de ruissellement où on te dit qu’à partir du moment où on va enlever l’impôt de solidarité sur la fortune ça va ruisseler sur les gens en-dessous. Mais la croissance c’est une autre espérance de ruissellement. Dire que parce qu’il y a une croissance cela va bénéficier aux femmes de ménage de l’Assemblée nationale, ce n’est pas vrai. 

LVSL Comme on ne détruit que ce qu’on remplace, quelle autre forme de relance proposez-vous dans ce contexte ? L’opposition au plan de relance peut apparaître dans le champ médiatique et politique, comme une proposition d’abandon pure et simple de toutes ces personnes qui sont en difficulté. Quel est votre modèle de plan de relance ?

F.R. On relance, on repart, on rebondit, ces mots reviennent à dire que la direction c’est la même qu’avant. Mon précédent livre – Il est où, le bonheur – était un bouquin sur la crise de sens, presque individuel, ressenti comme « Où je vais ? Qu’est-ce que je fais dans la vie ? ». C’est un peu comme le hamster dans la roue : comment on sort de cette roue ? Ce livre-là est un livre sur la crise de direction, sur l’incapacité du politique à donner un horizon, c’est-à-dire à diriger l’économie et à lui dire à quoi elle doit servir. On a ainsi une économie qui se dérégule elle-même et se fixe des objectifs qui ne sont pas ceux que la société devrait se donner. Nous avons des dirigeants qui sont incapables de produire des masques, des surblouses, des médicaments, qui sont quand même des éléments de base, parce qu’ils sont incapables de diriger les énergies, le capital, le savoir-faire et la main d’oeuvre vers ces biens de production essentiels. Alors comment peut-on espérer que ces gens-là parviennent à opérer un changement de direction sur le plan écologique, et donc à faire basculer nos économies mais aussi nos sociétés vers une autre agriculture, une autre industrie, une autre énergie et d’autres transports ? C’est la clef de mon raisonnement. Nous devons opérer un mouvement considérable qui ne peut avoir lieu par la main invisible du marché qui viendrait naturellement nous fournir en masques et en blouses ou aider à une conversion de l’agriculture. Cela n’a pas marché et cela ne marchera pas. 

Il ne faut pas un plan de relance, mais un plan de conversion. Il faut penser en termes de « ciblage ». Qu’est-ce que nous voulons demain ? Si nous voulons une agriculture relocalisée, il y aura des centaines de milliers d’emplois à créer, mais ça ne va pas se faire tout seul. Ça ne pourra se faire que parce que nous allons canaliser l’énergie et les capitaux dans cette direction. Cela signifie sans doute des centaines de milliers d’emplois subventionnés parce que le marché ne paiera pas. 

Le deuxième projet que je subventionnerais massivement c’est le plan de transformation des bâtiments : la rénovation thermique. Six millions de passoires thermiques, pourquoi les a-t-on encore ? Parce que des dirigeants pensent que la main invisible du marché va le faire d’elle-même. Aujourd’hui, le problème est qu’il n’y a pas de ciblage parce qu’il n’y a pas de stratégie. Il n’y a pas d’État stratège, juste un État qui colmate ! On a besoin d’un État stratège qui nous dise : ces dernières décennies on a misé sur l’aéronautique, le nucléaire et le militaire ; demain, voilà sur quoi je mise ! Je mise sur les métiers du lien. Cela signifie que je propose toute une série d’emplois populaires dans le bâtiment mais qualifiés, dans l’agriculture mais qualifiés, les auxiliaires de vie sociale et autres mais qualifiés, qui peuvent permettre d’obtenir un statut, un revenu, un socle à des centaines de milliers de personnes dans la peine aujourd’hui.

LVSL – Le débouché à la crise en cours passe aussi par des moments électoraux. Pendant ce confinement, on a vu les positions se tendre à gauche. D’une part, et dans la foulée des municipales, le centre-gauche, en alliance avec les écologistes, semble avoir repris du poil de la bête. De l’autre, la France insoumise s’est remise en ordre de bataille. L’union de la gauche que vous avez toujours défendue n’a-t-elle pas d’autre issue qu’un débouché social-démocrate soft ? Le youtubeur Usul parle de retour de la gauche bourgeoise, craignez-vous ce retour ?

F.R. – En tout cas, il faut une gauche de rupture. Demain on ne changera pas la société en allant faire des câlins et des bisous aux PDG des multinationales en pensant que le temps est venu et qu’il y aurait juste à cueillir les fruits qui seraient mûrs. Ce n’est pas vrai. Pour nous, la transformation sociale et la transformation écologique, c’est un combat. Cela a toujours été un combat. Si jamais on veut vraiment changer les choses, les forces de l’argent seront devant nous, elles seront immenses pour nous empêcher d’agir. Il faut en être conscients, et si on prétend le contraire on arrive désarmé, en ne voulant pas changer les choses. Il faut poser le principe qu’il y aura de la conflictualité. Maintenant, quand bien même il y aurait une élection qui serait formidablement positive, elle ne peut advenir que s’il y a des forces sociales qui ont poussé avant.

Aujourd’hui, on peut dépasser un certain nombre de clivages seulement s’il y a des forces sociales qui disent aux dirigeants politiques : « arrêtez vos conneries ». On pourra avoir un programme de rupture qui s’ancre dans la société, viable demain si on est au pouvoir, uniquement s’il y a des forces sociales qui l’ont porté très fortement. Il n’y a pas de Front populaire s’il n’y a pas d’union des syndicats en amont, dès 1934. Si les ouvriers ne sortent pas pour occuper leurs usines au printemps 1936, il n’y a rien. Tout est comme ça. La Révolution française n’aurait pas existé s’il n’y avait eu que des avocats envoyés à l’Assemblée nationale. C’est l’ancrage social, c’est le fait que ça déborde qui a permis ces événements. Je suis absolument convaincu que, certes il faut les urnes, mais s’il n’y a pas la rue il n’y a rien, on est hémiplégique et on ne fait rien. 

LVSL La rue peut apparaître comme un deus ex machina dans ce contexte… Prenons l’élection présidentielle de 2022. Imaginons qu’elle a eu lieu, Jean-Luc Mélenchon rate à nouveau le second tour de peu, et le centre-gauche est cette fois-ci beaucoup plus haut, autour de 15-18%. Derrière il y a les législatives, Jean-Luc Mélenchon se retire de la vie politique et la famille insoumise au sens large disparaît des radars de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, c’est un scénario qui ne peut pas être exclu. Ne le craignez-vous pas ? 

F.R. J’ai un bouquin d’Asimov là, mais vous devriez écrire de la science-fiction vous aussi [rires].  Il y a beaucoup de « si » qui tiennent d’autant moins dans les temps présents. Je trouve bizarre de poser cette question de cette manière-là.

LVSL – Tout le monde fait des hypothèses. Si 2017 a pu ressembler à une forme de dynamitage du système, est-ce que 2022 ne serait pas une forme de Restauration, quasiment au sens de la Sainte-Alliance, d’une social-démocratie écologisée soft ? Ce scénario semble crédible aujourd’hui. 

F.R. Il y a la vie électorale, mais il y a aussi la réalité et les faits. Vous voyez comme ça secoue dehors ? On n’est plus dans les paisibles années 1990-2000, avec le libéralisme gravé dans le marbre, une assurance-vie contre le socialisme avec l’Europe. C’est fini. Ça a pété en Grande-Bretagne avec le Brexit, ça pète aux États-Unis avec Trump, ça pète en Italie avec le Mouvement 5 étoiles et Salvini…

L’histoire s’est remise en branle, pour le meilleur et pour le pire. Imaginer ce qu’il va se passer après 2022 signifie deux choses. D’une part, j’émets un certain scepticisme sur les calculs avec des années d’avance. Déjà auparavant ils ne marchaient pas très bien. Jospin aurait été élu en 2002, Balladur aurait été élu en 1995, et on n’aurait pas eu Macron non plus en 2017. D’autre part, les réponses de raccommodage du système ne tiendront pas face aux faits. Il y aura soit une victoire totale des forces de l’argent et un écrasement, soit il y aura des réponses qui seront des réponses de rupture. Je crois que l’entre-deux, face à la crise écologique notamment, ne pourra pas être une réponse. Quand bien même il y aurait temporairement un raccommodage sur le plan électoral, cela se verra. Nous allons vivre le temps des tragédies, et dans ces temps-là ce n’est pas par le centre que ça répond. Ce n’est pas que je le souhaite. Si un mouvement révolutionnaire advient j’en serai. Mais cela veut dire qu’il restera un camp pour incarner les ruptures dont j’ai parlé : avec la croissance, la concurrence, la mondialisation, etc.

LVSL Ces calculs sont ceux des dirigeants politiques…

F.R. – Ils sont dans leur bulle. Une fois, je suis rentré dans le bureau du député Maxime Gremetz, pour qui j’avais de la sympathie, qui était une sorte d’assistant social de secteur, présent au pied des usines. La première fois que je suis arrivé à sa permanence, moi qui n’étais pas politique, un de ses collaborateurs était en train de calculer des pourcentages pour une cantonale deux ans à l’avance, sur un petit bout de papier avec des statistiques. Je me suis demandé « mais c’est quoi ce truc ? ». On ne peut pas concevoir la vie politique de cette manière-là. Je suis plutôt partisan du mouvement et de la guerre de mouvement, et on vit ce temps où l’on sent qu’on est comme sur un volcan. On peut sentir un désir de la société d’aspirer à autre chose. Je doute que les raccommodages tiennent longtemps.

LVSLVotre hypothèse est que 2022 sera une guerre de mouvement ? 

F.R. Je ne dis rien sur 2022. On ne sait pas ce qu’il en sera dans un an. Vous imaginez à quelle vitesse l’Histoire accélère, ne serait-ce qu’au niveau national ?  Entre la crise des gilets jaunes, le mouvement sur les retraites, le coronavirus, qu’est-ce qu’on peut encore avoir d’ici un an qui bousculera tout dans tous les sens ? Dire ce qu’il en sera dans un an je ne sais pas, mais 2022 ne sera pas la fin de l’histoire, de toute façon.

 

LVSL – On assiste à l’émergence d’options politiques attrape-tout en France, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes. Jean-Marie Bigard sur les réseaux sociaux, Rémi Gaillard à Montpellier, ces formes politiques-là rencontrent un écho dans le pays. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle vague dégagiste ? Pensez-vous que 2022 peut être un moment de ce type ?

F.R. – Est-ce que je n’en suis pas ? J’ai émergé avec Merci patron ! Je connais moins Rémi Gaillard, mais je pense être plus construit politiquement que Jean-Marie Bigard, sans me lancer trop de fleurs [rires]. Mais même Macron est l’incarnation de ça. Il en est à la fois l’incarnation et le paratonnerre puisque c’est finalement l’homme de l’ENA, l’homme de l’élite. Mais bizarrement, il y a dans le vote Macron aussi un coté dégagiste. 

Ce n’est pas propre à la France. Quand on regarde ce qu’il s’est passé en Italie avec le Mouvement 5 étoiles, on a l’impression qu’on est un peu dans la suite de ça. Je lisais un papier dans le Figaro qui disait que cela peut se cristalliser autour de figures, mais au moment des élections il faut qu’il y ait un corpus programmatique. Sans corpus programmatique ça flanche complètement. Ceci dit, Coluche en 1981 était déjà une incarnation de ce dégagisme hors-système avec une figure originale.

LVSL – Coluche était quand même marqué à gauche. Là on a des figures qui sont vraiment inclassables. C’est un peu le négatif d’Emmanuel Macron, et LREM a ouvert la voie à ça. Une question légitime se pose : après le temps macronien,  n’y a-t-il pas un temps « nous sommes n’importe qui » ou Jean-Marie Bigard ? Le fait que cela rencontre un écho aussi fort pose des questions, en particulier aux forces de gauche dont vous êtes issu. Est-ce que la politique hors-système qui suit ne va pas se diriger vers ce type de figures ?

F.R. – En soi, ça ne me dérange pas. Le mouvement des gilets jaunes en a été une expression plus forte que Jean-Marie Bigard. C’est la cristallisation d’un mouvement sans corpus programmatique, sans socle idéologique au départ. Au fond, ça s’est construit dans la continuité de ce qu’il s’était passé le 29 mai 2005, c’est-à-dire les « Non » qui se retrouvent, dans leurs ambiguïtés aussi. Peut-être qu’on peut faire le lien 29 mai 2005-gilets jaunes-Jean-Marie Bigard. J’ai été assez vite à l’aise là-dedans : ça ne me met pas a priori mal à l’aise, mais ça veut dire qu’il y a une aspiration profonde à autre chose. 

 

LVSL – Cela fait désormais trois ans que vous avez été élu. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que député ? Vous avez voulu être « député reporter », mais vous vous êtes aussi institutionnalisé dans l’espace politique. Les médias n’ont d’ailleurs pas manqué de vous mettre en concurrence avec Jean-Luc Mélenchon, comme si vous étiez devenu son Rocard. Qu’est-ce que vous avez bien fait et mal fait ? Comment échapper au poids des institutions autrement que par le confinement, qui est le moment où tout est sur pause ?

F.R. – Je pense que j’ai rempli mon contrat et beaucoup mieux que je n’espérais le faire moi-même. J’avais dit aux gens de ma circonscription : « je me tiendrai droit pour vous ». Il me semble que je n’ai pas plié, avec des moments phares qui sont les moments les plus visibles, mon coup de colère sur les femmes de ménage en Commission des affaires économiques mis à part. 

J’accorde une grande importance à la représentation. Quand j’étais jeune, j’avais le sentiment de ne pas être représenté, que ma voix n’était pas portée, et je le vivais comme une souffrance. Quand j’allume ma radio, quand j’écoute la politique, j’ai l’impression qu’il n’y a personne pour dire ce que j’ai envie de dire. Les quelques moments où j’ai eu ça, ça m’a fait un bien fou. Quand je croise les gens, ce qu’ils me disent c’est « Vous me faites du bien, vous nous faites respirer, c’est un bol d’air pur, etc. ». Cette fonction-là je l’ai remplie et je vais m’efforcer de la remplir au mieux en continuant d’essayer de rendre visible la France des invisibles.

Ensuite l’autre question c’est : « Si je n’avais pas fait ça, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Or mon alternative c’est reporter pour le journal Fakir, ce qui ne donne pas forcément aux classes populaires une visibilité maximale. Il faut regarder ce qu’on aurait fait si on n’avait pas été là. Je m’en doutais, mais je perçois bien à quel point l’institution est une chose enfermante. Si tu veux bien faire ton travail, d’un rapport au suivant, d’une question au gouvernement à l’autre, tu ne peux pas. Et donc la question c’est comment tu continues à ouvrir des brèches dans l’institution, à la fois pour faire rentrer de l’air à l’intérieur et aussi toi pour en chercher. C’est un combat, parce que si tu n’es pas à faire ton boulot à l’Assemblée on va te le reprocher. Je perçois ce risque d’institutionnalisation, à la fois dans le champ électoral et d’être enfermé là-dedans. Ce qu’il faut que j’arrive à construire, c’est des échappées du type de ce qu’on a fait avec Gilles sur des temps où à la fois on vient sentir l’énergie du volcan et où on aide à la faire sortir. Au moment du confinement je comptais refaire des tournées. Être bloqué et ne pas pouvoir aller rencontrer des gens après mon livre c’est problématique, parce que tu ne sens plus l’énergie qu’il peut y avoir en bas. L’enfermement je le sens bien : il va falloir le casser.

Le retour de la souveraineté

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Courbet#/media/Fichier:La_mer_orageuse_dit_aussi_La_vague.gif
Gustave Courbet, La mer orageuse dit aussi La vague (1869). Musée d’Orsay.

La crise sanitaire engendrée par la propagation du coronavirus à travers le monde bouscule les représentations politiques. Ce changement se traduit, en France, par un renouveau de l’idée de souveraineté. Retour sur un concept qui a une longue histoire et qui peut prendre des formes bien différentes.


Une brève histoire de la souveraineté

La souveraineté est une notion qui a d’abord été théorisée par l’Église autour du Vème siècle après J.-C.. À cette époque, le pape régnait de manière souveraine : il pouvait faire et défaire les lois sur l’ensemble de la chrétienté, et ce, sans partager son pouvoir. Cette souveraineté, qui tirait sa force et sa légitimité d’une idée métaphysique, Dieu, s’affranchissait donc des frontières. Elle était supranationale.

Cette toute-puissance papale entre en conflit, au cours des siècles suivants, avec le pouvoir des dirigeants séculiers. Pour ne pas avoir à partager leur pouvoir avec les papes, les rois de France introduisent une dimension religieuse dans leurs fonctions : à partir de Pépin le Bref (roi des Francs de 751 à 768), les rois sont oints, à la manière du Christ (Christos en grec veut dire « celui qui est oint »). Tout comme le Christ avait deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par la chrétienté, le roi a deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par le royaume unifié. Ainsi, même si la personne physique du roi vient à disparaître, son corps politique continue d’exister : c’est le sens de la fameuse formule « le roi est mort, vive le roi ! » . Cette théorie des deux corps du roi avait déjà été formulée à l’époque médiévale (par le philosophe Jean de Salisbury, par exemple) et a été analysée en détails par l’historien Ernst Kantorowicz dans un ouvrage éponyme. Au cours de ce processus, la souveraineté acquiert un caractère territorial.

Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État.

Avec l’avènement de l’ère moderne, la conception de la souveraineté connaît de profondes modifications. En 1576, Jean Bodin publie une des premières théories modernes de la souveraineté dans Les Six Livres de la République. La souveraineté y est définie comme « puissance absolue et éternelle » de la République, au sens de communauté politique, permettant de « faire et casser la loy ». Pour ne pas affaiblir cette puissance, l’organisation des pouvoirs qui convient ne peut être que monarchique. La souveraineté est donc royale et, en raison de son caractère absolu, indivisible. Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État, bien qu’il utilise peu ce dernier concept.

Au tournant du siècle, il existe pourtant d’autres conceptions de la souveraineté. Par exemple, celle de Johannes Althusius, qu’il détaille dans son ouvrage Politica methodice digesta, publié en 1603. Pour lui, la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir ». Les droits de souveraineté doivent donc revenir au peuple, entité jugée la mieux à même de renforcer sa propre vitalité.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Jean-Jacques_Rousseau_(painted_portrait).jpg
Jean-Jacques Rousseau. Portrait au pastel de Maurice-Quentin de La Tour, musée Antoine Lécuyer (1753).

L’œuvre philosophique de Jean-Jacques Rousseau, qui a fortement influencé un des mouvements politiques moteurs de la Révolution française, à savoir le jacobinisme, crée une rupture dans la conceptualisation de la souveraineté. Dans Du contrat social ou Principes du droit politique (1762), il imagine un régime politique égalitaire, de démocratie directe : « [Le contrat social] produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] prend maintenant [le nom] de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. »

Tout comme chez Althusius, la souveraineté revêt donc chez Rousseau un caractère populaire, l’exercice du pouvoir étant issu de la volonté générale. Cependant, avec Althusius, la souveraineté ne tire pas sa force des individus mais plutôt des différents corps constituants la société. Il n’est pas question d’indivisibilité de la communauté politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ».

La nature de la souveraineté change radicalement avec la Révolution française mais, malgré l’apport de Rousseau, elle ne devient pas pour autant populaire. Alors royale, celle-ci devient nationale : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui fait d’ailleurs encore partie du bloc de constitutionnalité), rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Cela permet aux représentants de la nation de s’arroger un droit constituant, autrefois réservé au roi. Le pouvoir reste in fine séparé de la société.

Bien plus tard en Allemagne, dans le contexte instable de la République de Weimar (1919-1933), Carl Schmitt redéfinit le souverain comme celui « qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, dans la théorie schmittienne, le souverain est l’autorité transcendante à même de sortir du cadre légal.

L’idée de souveraineté a donc traversé les époques avec des caractéristiques changeantes : populaire, royale, nationale, supranationale, transcendante etc. Elle resurgit dans la période actuelle, marquée par l’incapacité de l’État de protéger correctement sa population sur le plan sanitaire à cause, en particulier, de sa dépendance aux importations de matériel médical (masques et respirateurs artificiels notamment).

La souveraineté, remise au goût du jour à la faveur de la crise

Emmanuel Macron a déclaré le 31 mars dernier : « Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne.[1] » Considérant l’échec de la stratégie de dépendance aux importations, il expliquait, dans la même allocution, qu’il était nécessaire de produire davantage en France et en Europe. Cela permettrait à la France de retrouver son indépendance. Par ces propos, dont il faut cependant souligner le caractère exceptionnel car prononcés en période de crise, Emmanuel Macron indique que, pour La République En Marche (LREM), la souveraineté est synonyme d’indépendance et qu’elle appelle une forme de patriotisme économique devant s’inscrire, selon les cas, dans le cadre du territoire français ou européen.

Arnaud Montebourg a une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour lui, qu’au niveau national.

À la gauche d’Emmanuel Macron, Raphaël Glucksmann, député européen de Place publique (PP), affirme dans une interview publiée le 12 avril que « si nous n’arrivons pas à faire bouger les lignes à Bruxelles sur certains sujets, l’Europe devra redonner aux États et aux nations leur souveraineté. Sur d’autres, comme la transformation écologique, au contraire, la souveraineté devra être européenne ». Il ajoute que « la question fondamentale est celle de la souveraineté. Mais, contrairement à ce que prétendent les nationalistes, cette souveraineté peut exister à différents niveaux. Des grands chantiers communs peuvent être menés à l’échelle européenne. Ainsi, sur le Green Deal, les institutions communautaires doivent faire un bond fédéral, imposer des objectifs communs aux États et être désormais seules comptables » et place un signe égal entre indépendance et souveraineté[2]. LREM et PP semblent donc partager une même conception de la souveraineté.

Mais toutes les voix, à gauche, ne sont pas identiques. Arnaud Montebourg, qui était resté en retrait de la vie politique ces dernières années, nuance ce point de vue. Pour lui, la souveraineté est certes synonyme d’indépendance mais elle s’inscrit dans le cadre de la nation. Le 7 avril lors d’un entretien à Libération, après avoir dénoncé l’hypocrisie d’Emmanuel Macron et prôné une forme de patriotisme économique avec relocalisation de la production, le journaliste lui pose la question : « Vous diriez-vous désormais « souverainiste » ? » Il répond alors : « J’utilise le mot d’« indépendance ». Être indépendant, c’est ne pas dépendre des autres, décider pour nous-mêmes. La France, pays libre, n’a pas vocation à être assujettie aux décisions des autres. […] L’exercice de la souveraineté est un de nos fondements depuis la Révolution française qui l’a conquise sur les monarques.[3] » Il ajoute peu après que cette indépendance se décline à plusieurs niveaux : militaire et stratégique, technologique et numérique. L’ancien ministre socialiste semble donc avoir une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer, selon les cas, dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour Arnaud Montebourg, qu’au niveau national car, dans le cas contraire, cela signifierait être dépendant d’autres pays. Cela conduirait même à revenir sur un acquis de la Révolution.

La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national mais aussi populaire.

Emmanuel Maurel, député européen de la France insoumise (LFI) et de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS), et Éric Coquerel, député de LFI, le rejoignent[4]. Jean-Luc Mélenchon souligne également que « la souveraineté a un lien avec l’indépendance » et tient à la distinguer du nationalisme guerrier[5]. La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national lorsqu’il plaide, par exemple, pour une indépendance de la France en termes alimentaire, militaire ou encore énergétique, en investissant dans les énergies renouvelables pour ne plus dépendre des importations de combustibles mais aussi populaire. Après tout, son slogan à l’élection présidentielle de 2012 était « Prenez le pouvoir », celui de 2017 « La France insoumise, le peuple souverain » et le programme qu’il défendait comportait, entre autres, une forme de référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Ce retour en force de la souveraineté n’est cependant pas exempt de critiques, provenant notamment de l’extrême gauche. « Les frontières ne nous prémunissent pas du capitalisme » a pu ainsi dire Olivier Besancenot, ancien porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), avant de prendre l’exemple des États-Unis de Donald Trump. La souveraineté, conçue comme simple inscription de la lutte contre le capitalisme au sein des frontières nationales, n’est pas la priorité du NPA. Toutefois, si on se fie à une entrevue du même acteur datant du 3 juin 2019, la souveraineté, si elle est considérée dans son aspect populaire, semble constituer un point d’accord entre Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon : « La question du souverainiste, si c’est pour parler de souveraineté populaire, ça ne me gêne pas. La souveraineté populaire, c’est la possibilité d’avoir une incursion de centaine de milliers de personnes pour reprendre le pouvoir démocratique, économique et répartir les richesses.[6] »

Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

Le son de cloche est semblable chez Europe Écologie – Les Verts (EELV), si l’on s’en remet à l’opposition que trace David Cormand (député européen EELV) entre « une gauche d’inspiration jacobine, souverainiste et qui s’épanouirait à l’échelle de l’État-nation », synonyme de régression, et une alternative écologique qui nécessiterait de mettre en place un fédéralisme européen et une décentralisation accrue[7]. Éric Piolle, maire EELV de Grenoble, répond pour sa part que « la question du rapport au territoire est importante. L’avenir industriel de la France est clé. […] J’aborde la question de la souveraineté par celle de puissance des territoires. On le voit avec le Covid : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée. Les frontières ne nous protégeront pas des virus, ni des catastrophes climatiques. Il faut relocaliser, équiper nos territoires.[8] » Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

La quasi-totalité du champ politique examiné est donc d’accord sur un point, unique, en ce qui concerne la souveraineté, que ce concept soit défendu ou vilipendé : celle-ci consiste, en partie ou en totalité, en la défense d’intérêts nationaux. Pour le reste, c’est surtout la diversité des conceptions qui domine et peu se réclament d’une souveraineté nationale et populaire.

Pour une souveraineté nationale-populaire

La défense d’une conception nationale-populaire de la souveraineté et d’une politique visant à l’affirmer semble plus que jamais d’actualité et serait un formidable moteur de changement. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au mouvement des gilets jaunes et à leur revendication principale : le RIC, ou encore à l’intérêt politique (voire la passion) que suscite l’échelon national, ce que l’on peut observer en comparant les taux de participation aux différentes élections (élections législatives exclues[9]) : 77 % des inscrits sur les listes électorales ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 50% aux dernières élections européennes, 63% au premier tour des élections municipales de 2014[10], 50% aux premiers tours des dernières élections régionales et départementales.

Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme.

Le cadre national semble être le plus adapté pour impulser des changements politiques d’envergure, y compris dans une perspective internationaliste, pour peu que l’on comprend celle-ci comme le développement de relations d’abord amiables, puis fraternelles, entre les nations. Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme. En effet, on pourrait imaginer que, pour chaque traité international, un contrôle populaire soit exercé au niveau national, ce qui éviterait que des traités internationaux soient établis sans respecter la volonté populaire.

Une telle politique serait aussi utile pour surmonter les immenses défis du moment, en particulier le défi écologique. La lutte contre le changement climatique requiert des politiques ambitieuses, nécessitant elles-mêmes une grande confiance de la part de la population. Pourtant, sondages après sondages, il apparaît que la défiance envers un grand nombre d’acteurs institutionnels (gouvernement, partis politiques, président de la République…) est majoritaire et se renforce [11].

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ».

Il convient donc de rétablir un lien de confiance entre les citoyens et les différents acteurs institutionnels. Or, cette confiance ne peut s’établir que sur les bases d’une réelle souveraineté populaire. Une solution pourrait alors être d’instaurer un pouvoir de commandement provenant directement des citoyens. La mise en place du RIC participerait à la construction d’un tel pouvoir. L’organisation d’un contrôle citoyen régulier, où un citoyen serait tiré au sort pour observer et vérifier le bon fonctionnement, d’un point de vue légal, d’une institution pendant une journée dédiée y contribuerait également. Le spectre des institutions concernées serait d’ailleurs assez large : gouvernement, sénat, assemblée nationale, préfectures, tribunaux, etc.

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ». Un tel pouvoir de commandement permettrait d’inverser cette logique de la servitude. Mais pour que ce pouvoir de commandement devienne effectif, il faudrait rompre avec l’enfermement de l’individu dans sa condition de consommateur et redonner du sens à la citoyenneté.

1 Arthur Berdah, « Coronavirus: Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne, exhorte Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 mars 2020.

2 Cécile Amar, « Raphaël Glucksmann : Ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité d’être souverain », L’Obs, 12 avril 2020.

3 Lilian Alemagna, « Arnaud Montebourg : Macron est-il le mieux placé pour parler de patriotisme économique ? », Libération, 7 avril 2020.

4 Charlotte Belaïch, « Souverainisme : à gauche, le grand retour d’un gros mot », Libération, 20 avril 2020.

5 Rachid Laïreche, « Mélenchon : L’idéologie de Macron le paralyse devant les questions de survie collective », Libération, 16 avril 2020.

6 Pierre Jacquemain, « Olivier Besancenot : un courant ne peut incarner seul toutes les radicalités sociales et politiques », Regards, 3 juin 2019.

7 Raphaël Proust, « Le retour des thèses de Montebourg nourrit le match idéologique à gauche », L’Opinion, 28 avril 2020.

8 Cécile Amar, « Éric Piolle : On le voit avec le Covid-19 : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée », L’Obs, 9 mai 2020.

9 Les élections législatives restent largement déterminées par l’élection présidentielle depuis le référendum sur le quinquennat présidentiel du 24 septembre 2000.

10 Les chiffres des élections municipales de cette année n’ont pas été utilisés à cause de la pandémie du COVID-19 qui a créé un biais évident par rapport aux élections précédentes.

11 Voir par exemple l’enquête de Madani Cheurfa et Flora Chanvril pour le CEVIPOF, 2009-2019 : la crise de la confiance politique, janvier 2019.

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

Pierre Charbonnier : « Mon principal espoir est que le zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent »

© Pascal Guittet – L’Usine Nouvelle

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche au CNRS et membre du laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER-FYT) de l’EHESS. Il publie Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées, ouvrage qui bénéficie d’un écho médiatique inaccoutumé et circule des milieux écologiques les plus militants jusqu’aux directions des partis politiques de gauche. La facilité avec laquelle s’impose sa thèse principale y est pour beaucoup : dans ce couplage entre abondance et liberté, nous reconnaissons à la fois le moteur de nos sociétés politiques et, puisqu’il s’agit de le dénouer, le défi inédit auquel elles sont confrontées. Mais au-delà, la méthode de Pierre Charbonnier permet une relecture extrêmement stimulante de notre modernité et notamment de la pensée politique qui s’y développe depuis trois siècles. Avant d’échanger avec lui sur les enjeux actuels, c’est sur cet éclaircissement rétrospectif que nous avons d’abord voulu revenir. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : Abondance et liberté propose une histoire de la pensée politique profondément novatrice. Plutôt qu’à la généalogie des concepts ou aux controverses métaphysiques sur l’idée de nature, vous vous intéressez aux traces des « affordances politiques de la terre » qu’elle contient. Vous montrez à quel point les théories des philosophes, des sociologues, des économistes sont intrinsèquement marquées par la matérialité.

Pierre Charbonnier : Lorsqu’on étudie la philosophie, on apprend à focaliser notre attention sur les notions qui organisent en apparence le pacte politique, comme la souveraineté, la légitimité, le droit, et on gomme l’univers matériel dans lequel ces notions sont élaborées, car il est considéré comme secondaire, peu conceptuel. C’est pourquoi, quand je me suis intéressé à la question environnementale, j’ai rétrospectivement été frappé par l’absence totale de prise en compte des discontinuités matérielles dans l’historiographie dominante de la philosophie politique. J’ai donc voulu réorganiser l’histoire des idées politiques en référence à des ruptures survenues dans l’histoire des supports matériels de l’existence collective, en référence à des transformations hétérogènes aux idées elles-mêmes : par exemple les changements dans les modes d’appropriation de la terre ou dans les régimes énergétiques ; d’où le sous-titre « Une histoire environnementale des idées politiques ». L’enjeu était de montrer que la pensée politique porte l’empreinte d’une pensée sur les usages du sol, les ressources, les territoires, que la pensée des normes renvoie à des manières de subsister, d’habiter et de connaître. C’est ce que j’appelle les « affordances politiques de la terre ».

MLB : C’est limpide chez Hugo Grotius, le premier auteur que vous relisez…

PC : C’est sans doute l’exemple le plus frappant du délire herméneutique dans lequel l’enseignement de la philosophie s’est enfermé. Un étudiant de philosophie qui étudie Grotius entend parler de tout sauf de ses obsessions : la mer, la terre, les cours d’eau, les montagnes, les bêtes, comment les prendre en compte dans le tracé des frontières, etc. Il ne s’agit pas de dire que Le droit de la guerre et de la paix est un texte d’écologie politique, mais que c’est un texte qui nous dit que l’ordre politique local et international qui se mettait en place au XVIIe siècle, et dont Grotius est l’un des principaux maîtres d’œuvre (il a conçu le droit international qui accompagnait l’entreprise impériale hollandaise) est entièrement dépendant de la façon dont on se répartit des espaces et des ressources. Qu’en deçà des références à Cicéron et aux textes religieux, il y a la question de la gestion politique du territoire tel qu’il est. Autrement dit, la question des rapports entre un collectif et son milieu n’est pas ma petite lubie personnelle, ce n’est pas une question latérale qui apparaîtrait de temps en temps, c’est au cœur des textes, sous nos yeux. Mettre en ordre la société et construire un rapport au monde physique, c’est la même opération, en permanence. C’est une idée que je dois à Philippe Descola, et qui méritait d’être transposée comme principe méthodologique en philosophie. En y étant attentif et en s’émancipant des lectures canoniques, l’histoire des idées peut donc devenir une histoire environnementale des idées : non pas une généalogie de la pensée écologique, mais une généalogie de la pensée politique moderne à l’intérieur de laquelle figure déjà la question des rapports collectifs au monde physique, au territoire.

MLB : Pour autant, il ne s’agit pas de dire que la pensée politique ne ferait que répercuter la dynamique du milieu.

PC : Oui, si j’utilise l’expression des « affordances politiques de la terre » c’est parce qu’à l’inverse j’ai parfois trouvé dans la pensée environnementale un surdéterminisme matériel. Or, « affordances », qu’on pourrait traduire par « possibilités », signifie que le substrat matériel ne détermine pas de manière automatique ou nécessaire des modes d’organisation économique et sociologique, mais qu’il fournit des prises à l’action. Cette fois, c’est l’influence de Bruno Latour qui se fait sentir : considérons le non-humain comme un partenaire à part entière des controverses socio-politiques pour ouvrir la boîte noire de l’imaginaire politique moderne. On peut illustrer ça en s’intéressant à la période préindustrielle. Quand on sait que l’essentiel du capital économique et symbolique vient des structures foncières, on relit John Locke et on y trouve une théorie de l’amélioration de la terre que j’essaie de restituer. Pour John Locke, il faut améliorer la terre pour en être propriétaire, c’est ce qui justifie une certaine relation géopolitique avec les Amérindiens – auxquels il dénie cette capacité d’amélioration – et une conception du sujet politique et des formes de gouvernement moderne. La liberté du citoyen et les limites du pouvoir républicain à son égard sont liées à ce rapport d’appropriation de la terre. Il y a un substrat écologique au développement du républicanisme et des formes de liberté politique modernes. Mais il y a aussi des controverses liées à ce substrat, des demandes de justice concurrentes au républicanisme propriétaire lockéen qui s’élaborent elles aussi en référence au monde agraire, comme par exemple La Justice agraire de Thomas Paine, publié en 1797. Des manières différentes d’envisager l’ordre foncier qui conduisent à des manières différentes d’organiser l’ordre social. Autrement dit, il y a toujours des conflits sociaux qui reposent sur des manières concurrentes d’utiliser, de partager et de transformer des espaces et des ressources.

«  Hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde. »

D’ailleurs, le dernier livre de Thomas Piketty est assez curieux à cet égard. Il fait de la propriété le centre de gravité idéologique qui permet la reproduction des inégalités économiques modernes. Il a raison, sans doute, mais il omet de dire que c’est d’abord la propriété de la terre, puis des machines, et donc que le nerf de la guerre se situe dans l’articulation du social à son monde. J’aime beaucoup son travail, mais s’il avait intégré cette dimension du problème dans l’histoire qu’il raconte, il serait en mesure de mieux articuler les questions de justice fiscale avec l’impasse climatique : hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde.

MLB : L’une de ces controverses concerne le libéralisme dont vous permettez de complexifier la compréhension.

PC : Il existe en effet plusieurs versions du libéralisme. D’abord, au XVIIIe siècle, plusieurs versions contemporaines, les Lumières françaises qu’on appelle les physiocrates et les libéraux britanniques, Adam Smith et David Hume, puis Ricardo et Malthus. Pour les libéraux britanniques, la modernisation des structures productives et agraires va de pair avec une modernisation des structures sociales, avec la genèse d’une société civile émancipée des vieilles hiérarchies statutaires, mais pas pour les physiocrates chez qui le féodalisme résiste à la poussée marchande. Les Anglais, Smith en particulier, ont tourné en ridicule l’archaïsme des économistes français qui restaient prisonniers de l’aristocratie et qui se méfiaient du pouvoir transformateur de la bourgeoisie proto-capitaliste. Mais d’une certaine manière c’est une vision intéressante parce qu’elle correspond davantage à ce qu’on observe encore aujourd’hui, en particulier dans bon nombre de pays du Sud. Très souvent, l’investissement en capital vient se poser sur des formes d’échange traditionnelles, si bien que des formes de vie communautaire, qui tiennent à des solidarités non marchandes, cohabitent avec une modernisation parcellaire, incomplète, et bien sûr très inégalitaire. C’est ce patchwork de développement et de sous-développement que l’on trouve un peu partout dans le monde, et dont Rosa Luxemburg avait déjà parlé au début du XXe siècle. À l’exception du monde atlantique, le « développement économique » ressemble davantage à ce que décrivent les physiocrates qu’à ce que défend Smith à travers le pacte libéral, cette utopie de l’émancipation par l’abondance. Mais évidemment, le pacte libéral importe parce qu’il s’est imposé au cœur de la modernité politique. On le retrouve par exemple quelques années plus tard chez Condorcet puis dans l’industrialisme.

MLB : D’autant qu’il a fait montre d’une belle capacité d’exaptation. C’est une idée centrale de l’ouvrage qui vous permet de complexifier encore la compréhension du libéralisme en tenant compte des modifications dans les rapports avec la matérialité.

PC : L’exaptation est un terme inventé par le biologiste Stephen J. Gould pour décrire l’évolution de certaines fonctions dans une structure identique. L’exemple type est celui de l’aile qui a d’abord une fonction de thermorégulation et qui, sans modification de sa structure, va permettre de voler. Je pense qu’il peut arriver la même chose avec les idées et, en l’occurrence avec les idées libérales. La structure théorique reste la même, mais la fonction d’une idée, c’est-à-dire l’objectif politique qu’elle sert, change. Je prends l’exemple de l’idée libérale de propriété. Chez Locke, la propriété sert à définir un sujet politique, un cultivateur libre qui est propriétaire d’une terre qu’il améliore, ce qui le protège contre d’éventuelles dépossessions et violations de son droit naturel. Donc on comprend bien comment la propriété pouvait être pensée comme un instrument de protection. Mais, progressivement, les rapports sociaux de production évoluant avec l’industrie, la propriété n’est plus la simple propriété individuelle, mais la propriété lucrative du grand propriétaire foncier absent et la propriété des moyens de production industriels. Dès lors l’attachement à la propriété n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait dans les coordonnées matérielles du monde agraire. Défendre la propriété ce n’est plus défendre l’individu propriétaire, mais c’est défendre la grande propriété, donc les inégalités, sur la base d’un héritage noble, celui des Lumières et des grandes déclarations de la Révolution française qui tournaient autour d’une articulation entre liberté, égalité, propriété et sécurité. Il y a donc une équivoque permanente que Proudhon avait mise en évidence. Quoi qu’en ait dit Marx, Proudhon a parfaitement montré dans Qu’est-ce que la propriété ? qu’à l’âge industriel, on s’est servi de cette équivoque pour justifier la concentration de la propriété capitaliste au nom d’une défense de la petite propriété individuelle. De la Propriété, que publie Adolphe Thiers en 1848 et qui sera augmenté et réédité tout au long du siècle, en est l’exemple le plus probant : la fanatisation du propriétarisme change de sens quand une même notion en vient à servir de bouclier contre des demandes de justice populaires, après avoir servi de véhicule à ces mêmes demandes.

« D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente. »

MLB : Cette propriété industrielle correspond à un monde dans lequel les coordonnées matérielles ont été totalement bouleversées par ce que vous appelez la deuxième naissance de la modernité. Le pacte libéral y prend un sens nouveau et c’est là que se nouent véritablement abondance et liberté.

PC : En réalité, on codait déjà, depuis Locke, le processus d’émancipation politique en termes d’accroissement des moyens matériels d’existence. Le fait d’enclore, de défricher, d’amender la terre, en un mot d’améliorer, permet les gains de productivité qui vont assurer l’émancipation politique. Mais il est alors clair pour tout le monde que la conquête des gains de productivité est limitée par un plafond matériel, c’est ce que pense Malthus et c’est ce que Ricardo traduit par sa loi des rendements décroissants. Or, comme l’ont montré les travaux d’Antonin Pottier [1], aux gains de productivité intensifs liés à la division du travail, vont venir s’ajouter des gains de productivité extensifs : l’accès quantitatif à de nouveaux espaces productifs, à de nouvelles terres, et surtout l’accès à des équivalents d’espaces productifs compactés dans le sous-sol, le charbon, puis le pétrole [2]. Dès lors, la conquête des biens matériels et, puisque le pacte libéral les noue ensemble, celle du bien symbolique qu’est la liberté, n’a plus de limites apparentes. Le pacte libéral change de sens, quand le nouage ne se fait plus entre autonomie et amélioration de la terre, mais entre autonomie et illimitation de la sphère économique. Le libéralisme change totalement, entre l’univers des contraintes organiques qui forme l’horizon matériel de Smith à Malthus, et l’univers des nouvelles possibilités de croissance liées aux énergies fossiles et à l’empire qui apparaissent à l’époque victorienne. D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente.

MLB : Vous montrez pourtant que ce nouage entre liberté et abondance n’a pas été sans susciter des embarras chez certains auteurs.

PC : Oui, il y a eu des alertes très précoces au sujet de ce couplage entre abondance et liberté. En 1865, dans The Coal Question [3], un livre au moins aussi important que Le Capital au XIXe siècle, Jevons présente le paradoxe suivant : si l’Angleterre est une entité politique qui doit sa liberté au charbon, que deviendra la liberté quand il n’y aura plus de charbon ? La proposition est suivie d’une série de calculs qui lui permettent d’affirmer premièrement que bientôt les États-Unis, qui ont davantage de charbon, seront plus puissants que l’Angleterre, et ensuite qu’il reste du charbon pour à peu près un siècle – or les premières fermetures de mines de charbon anglaises datent des années soixante. En plus d’être un prospectiviste hors-pair, Jevons pose surtout la question qui fâche : comment conserve-t-on la liberté sans l’abondance ? Évidemment, Jevons n’anticipe ni le pétrole ni le nucléaire, mais il prouve qu’il n’y a pas d’innocence productiviste totale au XIXe. Surtout, ce qui est intéressant, ce sont les réactions que le livre a suscitées. Immédiatement, des gens ont répondu à Jevons en disant qu’il exagérait, qu’on allait trouver des convertisseurs plus économes, de nouvelles ressources, etc. Exactement le discours qu’on nous tient aujourd’hui sur le pétrole. Les analogies avec certains débats que l’on connaît sont nombreuses et ont récemment été travaillées par mon collègue Antoine Missemer [4].

« A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir. »

MLB : Malgré Jevons, malgré des critiques similaires que formulera après la Ière guerre mondiale aux États-Unis le mouvement du conservationnisme sur lequel vous revenez, la réflexivité sur le nouage entre abondance et liberté n’a pas donné lieu à des luttes sociales.

PC : Oui, et pour une raison qu’il est important de rappeler : le modèle de développement économique qui repose sur le socle fossile a suscité des loyautés très profondes chez les classes populaires, parce que c’est un modèle qui pouvait se prévaloir d’une projection positive dans l’avenir. Or, une projection positive dans l’avenir, c’est ce que recherchent ceux qui n’ont rien, ou qui ont très peu, et qui renvoient une partie de leurs aspirations vers les générations ultérieures. C’était ça le progrès, l’idée que ça ira mieux pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants, même quand on n’a rien, même quand on est exploités, et que les sacrifices consentis vont finir par payer. C’est pour ça que toute injuste structurellement que soit évidemment l’exploitation économique, elle entraîne une loyauté assez large des classes populaires par cooptation de l’avenir ; c’est le grand pouvoir du charbon, du développement en général. A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir, et les immenses luttes pour le partage des bénéfices, qui forment le substrat des démocraties sociales atlantiques, n’ont aucun sens en dehors de ce rapport à l’avenir enchâssé dans la relation productive.

Nous héritons donc des impasses écologiques de cette relation productive, mais nous héritons en même temps – et là se trouve toute la difficulté – des formes de justice sociale construites dans ce nouage : nous avons pris l’habitude d’obtenir des droits sur une base productive.

MLB : C’est la raison pour laquelle le socialisme, c’est-à-dire le mouvement qui canalise les attentes de justice et les luttes depuis le XIXe siècle, se conjugue à l’intérieur du pacte entre abondance et liberté. Pour autant, c’est ce que vous montrez de manière très convaincante, on aurait tort de le négliger aujourd’hui.

PC : Le fonds de commerce intellectuel et idéologique de l’écologie politique jusqu’à présent c’est la critique du productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Or, une telle prémisse conduit soit à rompre totalement avec le socialisme, qui serait entaché de productivisme, soit à fantasmer l’amorce chez Marx d’une considération non-instrumentale de la nature qui n’existe pas – pour se rassurer en affirmant que l’anticapitalisme et l’écologie vont main dans la main. Je propose autre chose. Non pas chercher à savoir si la tradition socialiste est proto-écolo ou si c’est d’elle que vient le problème, mais s’intéresser à la manière dont les socialistes ont fait muter les conceptions politiques du rapport aux ressources, à l’habitat et à la connaissance. Ce qu’ils ont fait ! Quand les libéraux suivaient la voie de l’exaptation et affirmaient que rien n’avait changé, qu’il fallait continuer de défendre le pacte entre liberté et propriété, les socialistes s’y sont opposés. Certes, ils sont partis du socle « abondance-liberté » qui correspondait à une orientation historique, au progrès, mais ils ont exigé que de la conquête des gains de productivité – de l’abondance – découle un réarrangement des structures politiques à même de réaliser non plus la liberté individuelle, mais la liberté sociale. À ce titre, le socialisme porte une thèse extrêmement forte sur les rapports entre organisation politique et rapports collectifs au monde, à la matérialité. Une thèse d’actualité, mais qui doit intégrer les nouveaux rapports collectifs au monde. Le socialisme a toujours été une intervention dans de grands agencements d’humain et de matière. Je reviens d’ailleurs sur ses différentes variantes : le socialisme standard de la démocratie industrielle de Proudhon ou Durkheim, le socialisme technocratique de Saint-Simon ou Veblen, le socialisme marxiste. Il y a d’autres versions que je ne discute pas comme le socialisme ruraliste anglais de William Morris ou John Ruskin sur lequel Serge Audier revient dans ses livres. Pierre Leroux, un autre socialiste méconnu, a très bien vu que la structuration des inégalités sociales ne s’adossait plus à des questions statutaires, mais à des questions de possessions matérielles, l’important ce n’est pas ce que tu as, mais dans quelle quantité tu as quelque chose. Tu peux être, dit-il, le roi du monde avec un gros tas de fumier. On pense évidemment au charbon qui n’a rien de noble, mais qui, lorsqu’on en a beaucoup, génère du capital. Après l’analyse, comme tout bon socialiste, il propose sa propre théorie d’organisation de la société. Et c’est une théorie du métabolisme social cyclique dans laquelle tout doit être réutilisé y compris, donc, la matière fécale, qui conditionne la fertilité de la terre. C’est pour lui une condition du socialisme, ce qu’on pourrait appeler un « socialisme fécal ». Mais qu’importe la variante, le socialisme a toujours tenté de ré-ouvrir la question matérielle que le libéralisme voulait laisser fermée parce qu’elle cache plein de sales petits secrets : le rapport entre propriété et exploitation, le colonialisme, etc.

MLB : Le socialisme de Polanyi va même jusqu’à interroger la dimension paysanne de la question matérielle.  

PC : Ça n’a l’air de rien aujourd’hui mais entre les deux guerres, presque la moitié de la population est liée aux activités paysannes. Or, le marxisme a réduit la question agraire au conflit entre travailleur et propriétaire. L’attachement du paysan pour la terre, l’attachement non économique mais mémoriel, moral, religieux, et la dépossession de l’identité paysanne qui suit la marchandisation de cette terre a été ignorée par le socialisme marxiste. A l’inverse, il a été confisqué et instrumentalisé par le conservatisme et, Polanyi ne s’encombre pas de nuances, par le fascisme et les totalitarismes, qui pouvaient se présenter comme les protecteurs de ce rapport mémoriel à la terre. Dans les années 20 et 30, la sanctification du rapport authentique à la terre est le thème central de la révolution conservatrice, chez Heidegger, chez Carl Schmitt sous une autre forme, chez Barrès bien sûr, et il ne reste pas beaucoup d’espace au camp de l’émancipation pour penser une relation au territoire qui ne soit ni nationaliste ni engoncée dans une vague idée de l’enracinement. Polanyi n’est pas le seul à sentir ce problème. En 1935, Canguilhem écrit un très beau texte Le fascisme et les paysans dans lequel il pointe la nécessité de s’adresser aux paysans qui sont séduits par l’idée que les gardiens de la terre ne sont pas socialistes mais nationalistes. Ernst Bloch en Allemagne s’intéresse aux millénarismes paysans pour la même raison, Marc Bloch en France à l’individualisme paysan également. Dans un contexte où la révolution soviétique a eu lieu non pas sur une base industrielle mais sur une base agraire qui est aussi une base nationaliste, panslavique, les marxistes d’Europe de l’Ouest sont doublement tétanisés. D’abord parce que les paysans de l’Ouest regardent davantage vers les nationalistes et les fascistes que vers le socialisme, mais aussi parce que les narodistes russes du début XXe ressemblent peut-être à des marxistes qui aiment la terre, mais ce sont surtout des ultranationalistes, avec comme souvent de fortes tendances antisémites. Donc cette question de savoir « qui sont les gardiens de quels types d’attachements ? » est au cœur du gigantesque débat de l’entre-deux guerres sur les classes sociales vulnérables aux discours nationalistes et fascistes et sur la façon de les réintégrer à la critique marxiste. Même Simone Weil s’inscrit dans ce débat. Lorsqu’elle est à Londres avec de Gaulle, elle écrit L’enracinement dans lequel elle affirme que si on veut reconstruire la France sans devenir des vassaux de l’empire américain, il va falloir le faire sur une base paysanne, ce qui implique un certain nombre de concessions du socialisme à l’égard de ces affects qui semblent un peu conservateurs de l’attachement, l’enracinement, etc. C’est extrêmement fin et profond, mais évidemment, même si l’intention n’est pas mauvaise, le niveau de prise de risque idéologique est énorme. Et, de fait, parce qu’ils n’ont plus le contexte en arrière-plan, elle est aujourd’hui récupérée par certains éco-conservateurs. La réception américaine de Simone Weil qui intègre l’histoire transatlantique qu’il y a derrière est beaucoup plus intéressante.

« Les Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens, mais aujourd’hui ce sont précisément des idéologies anti-démocratiques qui renaissent pour prolonger cette utopie de la croissance infinie. »

MLB : Puisqu’on est arrivé à la Seconde Guerre mondiale, reprenons notre pérégrination historique d’ici. Après la guerre, un nouveau régime énergétique, basé sur le pétrole et l’atome, se met en place qui coïncide avec une période de latence des questions écologiques ; c’est ce qu’on appelle la grande accélération.

PC : Je crois en effet qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a eu comme une éclipse de la réflexivité environnementale au niveau de la pensée sociale et politique dominante. Elle a plusieurs causes : d’abord le traumatisme d’une idéologie politique qui faisait de la conquête territoriale et de ses ressources – le Lebensraum – son objectif explicite, mais aussi les affordances spécifiques, on pourrait dire les affordances négatives, du pétrole et de l’atome. Contrairement à ce qui se passe avec le charbon, le pétrole et l’atome sont presque invisibles dans l’espace qui nous entoure, parce qu’ils viennent de loin et sont très concentrés, et parce qu’ils ne donnent pas lieu aux mêmes rapports de forces sociaux [5]. Les coordonnés matérielles sont donc moins incorporées à la réflexion politique soit parce qu’elles sont invisibles, soit parce qu’elles sont considérées comme tabou : on veut toujours étendre les bases matérielles de l’économie, mais en prétendant le faire de façon pacifique et coordonnée.

Les grands planificateurs des Trente Glorieuses sont symptomatiques de cette éclipse. Chez Jean Fourastié par exemple, on trouve des chapitres extrêmement détaillés sur l’isolation des maisons, des fenêtres, sur le réfrigérateur, sur le véhicule individuel : il s’agit de créer un cocon domestique dans lequel le travailleur peut penser à tout sauf aux idéologies. Dans ce cadre, l’énergie ne peut pas être limitée car elle est l’éponge qui va absorber les idéologies, ce sale truc qui a mis l’Europe en guerre. On retrouve le même traumatisme chez les grands penseurs politiques de l’après-guerre : Aron, Arendt, et bien sûr Rawls. Qu’est-ce qu’il y a derrière son fameux « voile d’ignorance » ? Des quantités gigantesques de pétrole bien sûr, et l’assurance que l’on peut fonder un contrat social stable sur le pur jeu des intérêts individuels, sans considération pour ses appuis matériels. La conjonction contingente entre l’impératif de désidéologisation et la société de consommation apparaît nécessaire. Tellement nécessaire que même les critiques sociales les plus virulentes de ce capitalisme-là ne peuvent s’empêcher de radicaliser l’abondance. Marcuse, mais aussi les Situationnistes, rêvent d’une société de l’art, du jeu, une société d’ultra-abondance qui émancipe de tous les besoins, le même idéal qu’un Elon Musk aujourd’hui. Pour autant, il ne s’agit pas de faire une contre-histoire des Trente Glorieuses. Évidemment que c’est là qu’on a appris à polluer, mais moi ce qui m’intéresse c’est quand on pollue pour de « bonnes raisons ». D’une certaine manière, polluer pour mettre fin aux idéologies fascistes, je suis pour. À condition que ça marche. Ça a marché à l’époque, ça ne marche plus aujourd’hui et c’est précisément ce qui m’intéresse. Les arrangements techno-politiques des Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens mais aujourd’hui, outre le fait qu’à l’échelle globale ils ont été très injustes, ce sont précisément les idéologies anti-démocratiques voire proto-fascistes qui renaissent pour prolonger l’utopie de la croissance infinie. On peut difficilement trouver un paradoxe historique plus parlant : ce qui a été mis en place pour nous protéger des grandes explosions politiques est en train d’en provoquer une nouvelle.

« La pensée des risques et des limites c’est ce qu’on appelle l’environnementalisme, mais à mon sens il ne permet pas de résoudre le problème, il l’aggrave. »

MLB : Les années soixante-dix marquent la fin de l’éclipse. La double fin d’ailleurs. Les crises économiques consécutives aux décisions prises par l’OPEP, une organisation d’anciens pays colonisés, de relever le prix du pétrole mettent en lumière le facteur colonial de l’abondance. Parallèlement, la matérialité ressurgit à travers la question des limites et des risques environnementaux.

PC : La pensée des risques et des limites c’est ce qu’habituellement on appelle la naissance de l’environnementalisme. Dans le répertoire des catégories politiques modernes, ces notions apparaissent pour prendre en compte la nature, non pas seulement comme un champ de bataille pour le développement, mais comme quelque chose qui mérite une considération propre parce que vulnérable, parce que limitée et parce que génératrice de contrecoups négatifs. Mais, c’est ce que j’essaie de montrer, à mon sens l’environnementalisme ne permet pas de résoudre le problème. Au contraire, il l’aggrave parce que dans un cas il s’expose à une espèce de ré-enchantement du risque, ce que Jean-Baptiste Fressoz a appelé « l’apocalypse joyeuse [6] ». Le problème n’étant pas tant alors de limiter l’exposition au risque que de s’y préparer en se dotant des dispositifs assurantiels pour réagir. Je ne le dis pas dans le livre mais cela coïncide exactement avec la naissance du néolibéralisme et les travaux de Dominique Pestre ont bien montré comment cet environnementalisme-là était tout à fait disposé à travailler avec les institutions de gouvernance économique supranationales, notamment la Banque Mondiale, parce qu’ils avaient le même imaginaire intellectuel et idéologique. Du risque comme nouvelle forme de réflexivité moderne, c’est l’idée d’Ulrich Beck, on passe alors au ré-enchantement du risque, puis à l’adaptation et à la résilience. D’autre part, du côté des limites, l’environnementalisme s’expose à la réactivation d’un vieux fonds qui existe aussi dans l’imaginaire politique moderne, celui de la fin du monde, qui donne aujourd’hui la collapsologie.

« La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. »

MLB : Vous proposez plutôt de partir des efforts théoriques qui, eux, optent pour ce que Bruno Latour appelle la symétrisation : l’anthropologie, l’historiographie postcoloniale et l’histoire environnementale.

PC : C’est le moment douloureux du livre parce que j’affirme que le coût d’entrée dans le nouveau paradigme politique qu’il faut mettre en place est très élevé. Ça ne peut pas être juste, comme avec le risque ou les limites, un remaniement à la marge d’un aspect du pacte libéral : faire la même chose dans un milieu fini ou en pilotant les externalités. La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. On ne peut pas, pour le dire comme Philippe Descola, être révolutionnaire politiquement et conservateur ontologiquement ; ce qui implique de remanier le socle épistémologique propre aux sociétés modernes. Cela s’est fait de différentes manières, dans des traditions disciplinaires qui ne se connaissent pas et ne s’estiment pas nécessairement les unes les autres, mais qui toutes contribuent à la mise à distance de ce que j’ai appelé la double exception moderne : cette idée d’un peuple distinct des non-modernes et distinct du monde dans lequel il a décidé de s’installer. À l’époque où ces efforts épistémologiques ont commencé beaucoup de gens ont pris peur en disant qu’ils allaient détruire tout l’héritage des Lumières, qu’il ne resterait rien qu’un champ de ruines idéologiques, qu’une anomie intellectuelle qui ouvrirait la route au pire ; l’argument est d’ailleurs revenu après la victoire de Donald Trump. De fait, il y a de l’anomie épistémologique dans cet univers, comme toujours, mais si on essaye d’y mettre de l’ordre, on voit bien qu’en fait il s’agit toujours de revenir sur des ruptures de symétrie dans notre histoire : l’asymétrie de genre dont je ne parle pas, l’asymétrie entre nature/société et l’asymétrie Nord/Sud. Or, le point de recoupement entre les deux dernières c’est la question écologique. Donc il faut lire Claude Lévi-Strauss, Bruno Latour, Philippe Descola, Joan Martinez Alier, Dipesh Chakrabarty, entre autres, pour bien comprendre quelle est la nature de la menace à laquelle on fait face et quel genre de sujet politique va ou doit se constituer en conséquence. Les évidences ou les quasi-évidences qui nous viennent du XIXe siècle, du type, la menace c’est le marché et la réponse c’est la mobilisation du prolétariat, ne vont pas suffire, parce que trop dualiste, parce que trop occidentaliste, parce que trop ancré dans les coordonnées productionnistes modernes. Ce paradigme était très bien le temps qu’il a duré, dans les circonstances matérielles qui étaient les siennes, et je m’en déclare fièrement héritier, mais, disons, héritier inquiet. Les circonstances matérielles ayant changé, il faut que change aussi la forme du conflit social. Il y a une discontinuité matérielle qui produit une discontinuité dans les formes de conflictualité sociale. Si on ne l’accepte pas on va s’enfermer dans un paléo-socialisme inadéquat par rapport au type de monde dans lequel il se trouve.

MLB : Le socialisme est guetté par le risque du paléo-socialisme et l’environnementalisme a mené aux impasses de la résilience et de la collapsologie…

PC : Et j’ajoute : l’écologie c’est fini. L’attachement environnementaliste, la valeur verte, est une composante des alliances sociales qui peuvent aujourd’hui se prévaloir du statut de gardien, mais elle ne peut pas être la seule. D’autant plus que la construction intellectuelle et idéologique de l’écologie politique s’est faite dans une opposition aux classes populaires, dans une critique de la loyauté des classes populaires à l’égard du paradigme productif qui s’apparente à un mépris de classe qui la met en porte-à-faux dans son hypothétique statut de gardien.

« Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent. »

MLB : Quelles alliances sociales sont alors susceptibles d’assumer ce rôle de gardien du sujet politique de la crise climatique ?

PC : Je pense à une alliance de différents groupes. Un groupe plus radical des autonomistes, des zadistes, des gens pour lesquels le problème se pose en termes de transformation des modes de vie. Un autre groupe qui concentre les gens qui militent pour un nouvel État-social qui protège des risques sociaux et écologiques et qui mette en place des politiques publiques type Green new deal ; une sorte de jacobinisme vert plus facile à articuler aux demandes de justice industrialistes et qui fasse le trait d’union entre l’écologisme et la gauche anticapitaliste classique. Et un troisième groupe, en apparence beaucoup moins radical et surtout beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus puissant, qui est celui des technocrates : une poignée de personnes à l’échelle de la population mondiale, mais capable de réorienter d’énormes flux de capitaux, de concevoir des infrastructures sobres, de mener la vraie lutte dans les banques, dans les cours de justice, etc. C’est ce que demandent les socialistes depuis Louis Blanc : de l’organisation ! Il faut que chacun de ces groupes apprenne à ne pas mépriser les deux autres parce que jusqu’à maintenant c’est grâce à ça que les libéraux dominent. La question des ZAD, par exemple, est très importante, et certaines sont allées très loin dans la mise en forme de nouvelles structures de propriétés. Et parallèlement, je rencontre de hauts fonctionnaires radicalisés, dont l’objectif de vie est de faire la peau au capital fossile et à certaines boîtes agroalimentaires. Des gens qui peuvent appliquer des modifications assez vites avec tout ce que ça implique de réadaptation : des nouvelles villes, de nouveaux systèmes de transports, etc. Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent.

MLB : On bute sur la question de l’échelle. Même si l’alliance entre ces groupes se fait, l’Europe est un nain économique et énergétique.

PC : C’est vrai, mais on sait aussi que l’économie est une chose très mimétique. Ce qui commence à se faire quelque part peut être répliqué ailleurs. Si ce sont les Américains qui commencent et que le mimétisme se fait chez nous et ailleurs, tant mieux. Mais ça peut aussi être nous, peu importe. Dans ma dérive centriste, j’irais même jusqu’à dire que le Green deal de Von der Leyen est bon à prendre. Évidemment, c’est sous-dimensionné, sous-financé, ce n’est pas ambitieux socialement, en gros c’est du capitalisme vert opportuniste, mais ça va faire naître des filières technologiques bas carbone, et puis cela peut avoir pour effet de donner envie au public d’en vouloir plus. Quand on aura constaté collectivement les premières évolutions, quand on aura démontré qu’il y a une voie, on pourra y aller vraiment en resocialisant massivement l’économie. Si on veut redessiner les villes, limiter la pression du marché de l’emploi sur la façon dont les gens se déplacent, on ne peut pas le faire sans resocialiser au sens classique du terme. Ça ne se fera peut-être pas sous la forme de la concrétisation d’un idéal mais en suivant un chemin technologique qui fait que la place du commun va grandir, presque par inertie. Si on veut limiter, absorber, contourner le choc climatique et, c’est encore plus urgent, préserver la biodiversité, il va falloir resocialiser. Si tu es centriste, tu commences par un capitalisme vert, si tu es de gauche, tu préfères faire les choses méthodiquement, en socialisant d’emblée, c’est plus rapide et plus efficace.

MLB : Mais est-ce que ça permet de répondre aux demandes de justice en préservant la démocratie ?

PC : C’est tout l’enjeu. Prenons l’exemple de la géo-ingénierie. Pour l’instant ça ne marche pas bien, on ne sait pas encore absorber du carbone efficacement à grande échelle, mais dans quelques années les technologies seront peut-être prêtes, et on ne parlera que de ça. Entre les mains de qui est-ce qu’on les place ? Celles d’Elon Musk, d’une agence d’État, ou d’une agence supra-étatique, et dans ce dernier cas avec quelle voix pour les pays du Sud ? Si c’est dans celles d’Elon Musk, il y a de grandes chances pour qu’il fasse de la géo-ingénierie au-dessus de son quartier de San Francisco et qu’il en fasse payer l’entrée. Pour l’instant c’est comme ça que les solutions sont conçues, comme des canots de sauvetage privés. À gauche, on est plutôt opposés à la géo-ingénierie puisqu’on se dit que c’est une solution technique qui escamote le problème politique de la pollution au carbone et on a raison. Mais quand la technologie existera elle sera mise en œuvre et si elle l’est autant qu’elle le soit dans des conditions socialement justes. Souvent, le bilan social des grandes innovations technologiques n’est pas terrible, elles ne font que consolider les inégalités ; si on essayait de viser mieux ? Ce sont des débats et des luttes qui vont arriver très vite, auxquels il faut se préparer parce qu’ils vont rebattre les cartes. Pour l’instant, on fait des COP avec les ONG, mais bientôt ce sera un Yalta du climat qu’il va falloir organiser – ce sera tout autre chose. L’écologie, c’est la vie bonne et de nouvelles habitudes de consommation, mais c’est aussi la guerre et la paix, l’ordre global. Ce sont des questions d’étatisation, de reconstruction, de planification sous contrainte : c’est de la grande politique.

 

[1] Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent le climat et https://www.cairn.info/publications-de-Antonin-Pottier–100119.htm

[2] Voir les travaux de l’historien Kenneth POMERANZ et notamment, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.  

[3] William Stanley JEVONS, The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1865

[4] Antoine MISSEMER, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier, 2017

[5] Voir, Timothy MITCHELL, Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013.

[6] Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.

“Quand Rome inventait le populisme” – Entretien avec Raphaël Doan

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/96/Gaius_Gracchus_Tribune_of_the_People.jpg
Caius Gracchus s’adressant à la plèbe romaine © Silvestre David Mirys

“Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter.” déclarait l’écrivaine Marguerite Yourcenar. L’ouvrage de Raphaël Doan, énarque et agrégé de lettre classique, Quand Rome inventait le populisme (Éditions Cerf), s’inscrit pleinement dans cette perspective en décrivant les divisions socio-politiques et l’émergence d’un courant populiste lors de la fin de la République Romaine. La situation qu’il dépeint présente ainsi de nombreux parallèles avec notre époque contemporaine. Entretien réalisé et retranscrit par Xavier Vest.


LVSL — Vous avez publié, en novembre 2019, Quand Rome Inventait le populisme, où vous dressez un parallèle politique saisissant entre la fin de la République Romaine et notre époque actuelle. En quoi convergent pour vous ces deux époques historiques alors qu’elles présentent pourtant des différences considérables (façon de faire de la politique, importance de la guerre, présence du religieux, place de la violence dans la société, rôle des femmes…) ?

Raphaël Doan — Vous avez rappelé les différences évidentes entre les deux époques. Ce qui m’a frappé dans l’histoire romaine, c’est qu’il y a eu à la fin de la République un mouvement politique que les Romains eux-mêmes qualifiaient avec un terme qui ressemble à ce que nous appelons « populistes ». Les Romains avaient un mot, en latin populares, qui est utilisé dans les discours et les écrits politiques de l’époque de la même manière que le mot « populistes » aujourd’hui. Ils ont connu un phénomène politique qui ressemble au populisme actuel avec des leaders radicaux, extravagants ou vulgaires qui s’attaquent à un système, à ses « élites » et qui se présentent comme les défenseurs du peuple. Mais le plus intéressant chez eux, c’est qu’ils avaient défini un terme pour conceptualiser ce phénomène et que ce terme a la même racine que le nôtre : dans les deux cas, il renvoie au peuple. On peut donc non seulement comparer les phénomènes antiques et actuels, mais aussi l’interprétation qu’en faisaient les Romains et la nôtre.

LVSL — L’influence qu’a exercé la République Romaine sur l’imaginaire des révolutionnaires français à l’image de Robespierre ou Saint-Just est indéniable. Ces derniers lisaient les historiens antiques, comme par exemple Plutarque. Pourtant, au regard de l’organisation économique et politique, la République romaine apparaît comme un régime très inégalitaire avec une mainmise du Sénat aristocrate. Faut-il définir la République romaine comme oligarchique dans son essence ?

R.D. — La république romaine est un régime mixte, et je pense que c’est ce qui a permis la naissance du populisme. Il y a des assemblées du peuple, avec des citoyens qui sont vraiment appelés à voter les lois. Mais le régime a aussi des aspects oligarchiques et assumés comme tels, puisque d’une part, il y a le Sénat, qui est une institution non représentative regroupant l’élite aristocratique de la république romaine et qui a souvent le dernier mot sur les orientations de la politique romaine. D’autre part, même les assemblées populaires qui regroupent tous les citoyens sont en fait inégalitaires, car quand on appartient aux classes des citoyens les plus riches, ce qu’ils appellent les “centuries”, le vote compte plus que pour les citoyens les plus pauvres. Mais le fait qu’il y ait au moins quelques aspects véritablement démocratiques permet l’émergence du populisme. Comme vous avez des assemblées de citoyens ouvertes et que les débats sont libres au forum, des leaders populistes peuvent apparaître et tenir des discours antisystèmes. Je dirais que le populisme ne peut pas émerger s’il n’y a pas une forme minimale de démocratie, aussi limitée qu’elle soit, sinon il y a aucun moyen pour les populistes de s’adresser au peuple et de s’appuyer sur lui pour prendre le pouvoir. Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme. 

« Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme »

LVSL — Dans votre ouvrage vous présentez tout du long, une division entre les populares et les optimates lors de la fin de la République Romaine qui serait le pendant de l’opposition actuelle entre ce que le politologue Jérome Sainte-Marie nomme “bloc populaire” contre “bloc élitaire”. Pouvez-vous revenir sur ce clivage ?

R.D. — Jusqu’aux années -130 av J-C, il y a pas vraiment de camp politique à Rome. Il y avait des regroupements qui se faisaient au cas par cas selon telle ou telle circonstance ou tel ou tel débat, selon qu’on était pour ou contre. Mais à partir des Gracques apparaît cette lignée des populares : ce n’est pas exactement un parti politique avec des financements ou des institutions, mais un courant d’idées politiques dans lequel beaucoup de politiciens romains vont se reconnaitre et auquel ils vont faire référence. En réaction se dégage un camp plutôt conservateur, attaché aux traditions, aux institutions du Sénat et aux valeurs économiques et sociales traditionnelles, comme le droit de propriété des grands propriétaires terriens. Ces gens-là se reconnaissent sous le terme d’optimates, qui veut dire les meilleurs (optimus : le meilleur). Ils se voient eux-mêmes comme ce que j’appelle les élites, c’est ainsi qu’on peut traduire le mot. Optimates ou élites, cela peut avoir une connotation économique et sociale, en renvoyant aux individus situés tout en haut de la société. Mais cela peut aussi avoir une connotation morale. Cicéron dit que les optimates, ce sont simplement « les gens biens », honnêtes et sérieux, attachés à défendre la République, quel que soit leur statut social. D’ailleurs, aujourd’hui non plus, ceux qui défendent les élites n’assument jamais de défendre un groupe social défini  : on oppose plutôt des gens qui seraient « mauvais » ou « séditieux » à ceux qui seraient de bons citoyens, respectueux des valeurs de la République. La fracture décrite par Jérôme Sainte-Marie est particulièrement intéressante dans cette perspective, puisqu’il définit un clivage actuel entre un « bloc élitaire » et un « bloc populaire » ; or, cela recoupe exactement, jusque dans les termes, l’opposition entre optimates et populares à Rome. Ce sont vraiment ces deux blocs-là qu’on retrouve dans l’Antiquité et aujourd’hui.

Raphaël Doan.

LVSL — Dans cette division Populares contre Optimates, ne peut-on pas relever un paradoxe ?Aujourd’hui les tenants de l’ordre actuel comme Emmanuel Macron se présentent comme des réformateurs et voient leurs opposants comme inadaptables et conservateurs. Or c’est tout l’inverse à Rome. Cela ne révélerait-il pas ainsi quelque chose sur nos élites actuelles ?

R.D. — Oui, c’est vrai. Les optimates assument d’être des conservateurs et de vouloir le status quo, sans rien changer. Alors que des hommes politiques comme Emmanuel Macron, qui incarne aujourd’hui une forme d’anti-populisme, se définissent par le mouvement, la réforme, la transformation. Mais si on regarde comment Emmanuel Macron a été élu, comme le rappelle le dernier livre d’Emmanuel Todd, on voit que ses électeurs votent majoritairement en opposition au Rassemblement national : ils veulent conserver, dans l’ensemble, le système économico-politique tel qu’il est, éventuellement en l’aménageant ou en l’approfondissant à la marge. Ce ne sont pas des révolutionnaires, ils ne veulent pas changer le système, contrairement à ce que peuvent revendiquer les populistes. Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. 

« Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. »

LVSL — De l’élection de Tiberius Grachus comme Tribun de la plèbe en -133 av J.C à la mort de son frère Caius Grachus en -121 av J.C, Rome connait l’épisode des Gracques qui tentent alors de mettre en oeuvre un programme de réformes économiques inédites qui va diviser comme rarement les citoyens libres romains. Comment arrive-t-on à cette situation de lutte sociale 10 ans après la fin des Guerres Puniques, qui avaient uni la République Romaine contre l’ennemi carthaginois et semblaient pourtant avoir renforcé la prospérité de Rome ?

R.D — À cette époque, Rome est devenue la super-puissance du monde antique. Elle n’a plus de rival géopolitique. Elle a vaincu Carthage et les empires successeurs d’Alexandre le Grand en Orient. Rome connaît alors un afflux de richesses inédit, et notamment un afflux d’esclaves, dont des prisonniers de guerres ramenés en Italie. Cette situation créé un déséquilibre économique : les esclaves constituent de la main-d’œuvre bon marché, puisqu’il faut seulement les nourrir, et toujours disponible. À l’inverse, ce n’est pas le cas des citoyens romains, qui peuvent être appelés à l’armée. Cela intéresse beaucoup les grands propriétaires terriens, qui, au lieu d’engager comme travailleurs agricoles des citoyens romains, les remplacent par des esclaves. Il y a donc de plus en plus ce que l’on appelle aujourd’hui “du chômage”, c’est-à-dire des citoyens qui n’ont pas de terres qu’ils pourraient cultiver eux-mêmes, et qui ne peuvent pas non plus cultiver les terres des autres à cause de l’arrivée massive des esclaves.

C’est à ce moment-là qu’apparaissent les Gracques : ce sont des héritiers de l’aristocratie romaine qui décident de s’occuper du problème et de répondre aux aspirations des citoyens pauvres en proposant un changement assez radical : un partage des terres au profit de ces citoyens, des distributions de blé pour les plus pauvres, et une réforme politique en donnant plus de poids aux représentants du peuple et moins au Sénat, défenseur de l’aristocratie foncière. Ils finissent par être assassinés, mais le mouvement est lancé. Tout le programme des populistes ultérieurs reprendra cette politique en dénonçant l’injustice de la répartition des terres et le sort des citoyens démunis.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Eugene_Guillaume_-_the_Gracchi.jpg
Les Gracques, sculpture d’Eugène Guillaume.

LVSL — Pour l’épisode des Gracques, faut-il voir cela comme un calcul politique pour accéder aux postes politiques les plus prestigieux au Sénat ou y a-t-il vraiment une intention vertueuse dans leur action politique ?

R.D. — On ne peut jamais être certain de ce qui se cache derrière les actions des hommes, encore plus quand il s’agit de l’Antiquité ! Plutarque écrit que Tiberius Grachus aurait eu l’idée de son action politique en traversant l’Italie. À l’époque, quand on faisait de la politique et qu’on devait se déplacer, faute de train, d’avion ou de voiture, on traversait vraiment les campagnes et on croisait leurs habitants de près, ce qui est moins vrai des politiques actuels. Tiberius voit alors tous les champs cultivés par des esclaves et non par des citoyens. Plutarque écrit que c’est en observant cette situation qu’il a eu l’idée de son action politique, ce qui laisse croire qu’il était convaincu par ses idées. Mais cela n’empêche pas qu’il ait eu une ambition personnelle. De manière générale, presque tous les populares, comme souvent les populistes actuels, appartiennent socialement aux élites et se servent du populisme, de l’appel au peuple, pour l’emporter sur d’autres membres des élites. C’est une manière de sortir du conflit interne aux élites pour mieux le gagner.

LVSL — Si des membres du courant des populares comme les Gracques semblent ainsi avoir des intentions vertueuses comme le dit Plutarque, y a-t-il membres de la mouvance des populares issus eux aussi de l’aristocratie qui adoptent par la suite des stratégies d’appropriation de codes populaires par pure ambition personnelle ?

R.D. — Il y a les deux. Il y a ceux qui choisissent de faire semblant d’appartenir aux classes populaires : c’est le cas de Clodius, le descendant d’une grande famille aristocratique romaine, la gens Claudia. Il se dépouille de ses apparences aristocratiques. Il change son nom pour qu’il sonne plus plébéien. Il s’appelait Claudius avec la diphtongue « au » et se renomme Clodius. Il déménage et s’installe dans un quartier populaire. Il se fait inscrire comme plébéien sur les listes électorales. Il fait tous ces changements de forme pour montrer qu’il est proche de ses électeurs. A l’inverse, Jules César, qui est aussi un éminent membre des populares, ne fait pas semblant d’être issu de la plèbe et assume ses origines aristocratiques (il disait même divines). Il est très mondain, très riche, très cultivé et il ne le cache pas ; il écrit des livres de haute littérature destinés à une élite intellectuelle. C’est quelqu’un qui assume totalement son statut d’élite, et qui dit le mettre au service des classes populaires. Je compare cela un peu à Donald Trump. On ne peut pas dire ce soit une élite intellectuelle, mais c’est une élite économique et il ne le cache pas du tout : il étale sa richesse en disant justement que parce qu’il est milliardaire, il pourra mieux servir les intérêts des Américains de la classe moyenne.

LVSL — Dans votre livre, vous évoquez longuement la figure de Cicéron dans un Chapitre ; célèbre sénateur dont l’image d’orateur, de philosophe et de sauveur de la République a traversé les siècles. Néanmoins, on retrouve dans ses discours de nombreux éléments de langage condamnant de manière caricaturale le populisme opposé au « consensus de tous les gens de bien ». Cicéron serait-il un symbole politique de l’aristocratie romaine figée ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:M-T-Cicero.jpg
Cicéron.

R.D. — Ce qui est intéressant avec Cicéron, c’est qu’il est un peu à part dans l’élite sénatoriale : il est ce que les Romains appelaient un « homme nouveau », c’est à dire un nouveau venu dans la carrière politique. Il est le premier à devenir consul dans sa famille. Il a donc un regard extérieur sur le clivage populares/optimates, mais, comme souvent les gens qui accèdent à un haut statut, il défend sa nouvelle appartenance d’autant plus âprement. Il va donc être un grand défenseur de la classe sénatoriale. Mais comme il est intelligent, il se rend compte aussi qu’on ne peut pas se contenter de dire « non, passez votre chemin » aux populistes, en conservant le status quo. Il voit l’intérêt de l’étiquette « populiste » et c’est pour ça que lui-même, pendant un temps, se définit comme populiste. Mais il précise tout de suite qu’il n’est pas comme les autres, qu’il n’est pas menteur, qu’il n’est pas violent, qu’il ne s’attaque pas à la propriété, qu’il protègera la République. Il va défendre les droits des grands propriétaires. Superficiellement, il se sert de la rhétorique populiste, mais sur le fond c’est un défenseur des élites. C’est pour ça que je le compare à Emmanuel Macron, qui a aussi ce type de discours  : il dit qu’il est un « vrai populiste » parce qu’il fait des réformes dans l’intérêt du peuple, et s’attaque aux « faux » populistes qui seraient des démagogues. C’est un procédé rhétorique que je retrouve chez Emmanuel Macron et Cicéron.

LVSL — Lors de la fin de la République romaine, les inégalités économiques explosent entre la plèbe et l’aristocratie romaine. Y a-t-il durant cette période une critique culturelle et philosophique de cette élite et de ses nouvelles valeurs liées à l’argent ?

R.D — Il y a un petit peu de cela. Ce n’est pas conceptualisé tel quel, il n’y a pas de discours anticapitaliste, et pour cause. En revanche, il y a clairement un discours contre le luxe et une forme de décadence morale. C’est assez classique dans la société romaine : les vieux romains sont censés être austères, le luxe étant assimilé à l’Orient. Au moment de l’affaire Catilina, où un arriviste a voulu renverser le Sénat, le coup d’Etat a rassemblé des Romains endettés et qui se jugeaient spoliés par les « ultra-riches ». Dans un discours, Catilina critique la hausse des inégalités : il dénonce le fait que des riches ne savent plus quoi faire de leur argent et s’achètent des dizaines de villas alors qu’il y a dans le même temps des Romains qui meurent de faim. Mais ce discours se retrouve dans les deux camps. Par exemple, Caton, qui est un sénateur très conservateur, attaché aux optimates,  dénonçait lui aussi le luxe, la corruption et la frivolité de ses collègues, en affirmant que c’était indigne des Romains, et que cela les conduirait à leur perte. C’était un tenant de la rigueur et de la transparence !

LVSL — Vous mentionnez également la figure de Jules César, qui pour vous est le populiste ultime. Aujourd’hui on a l’image d’un César, dictateur tyrannique, égocentrique. En quoi est-il alors le digne héritier des populares ?

R.D. — César est clairement un dictateur, puisque c’était une de ses fonctions officielles. En revanche, on ne peut pas dire qu’il soit tyrannique ou égocentrique. Ce n’est pas le portrait qu’en font les auteurs de l’époque. C’est quelqu’un de très intelligent, cultivé, affable, qui s’attache à prouver au contraire sa magnanimité après les guerres civiles, en pardonnant à tous ses anciens ennemis. Il a l’ambition de rassembler la société romaine après les conflits atroces et sanglants qui l’ont déchirée. Ce n’est pas quelqu’un qui essaye d’imposer son pouvoir par la force et de manière brutale. En même temps, il est ce que j’appelle le populiste ultime, l’aboutissement de la lignée des populares qu’il a menés à la victoire, sur les plans à la fois politique et militaire, puisqu’il a écrasé les armées du camp sénatorial. Il reprend et mène à bout le programme initié par les Gracques. Il poursuit les distributions de terres, notamment pour les vétérans des guerres des Gaules et des guerres civiles. Il développe les distributions de blé ou d’argent pour les citoyens pauvres et mène des campagnes de grands travaux, qui sont assez caractéristiques des programmes populistes : il s’agit de montrer leur efficacité via de grandes réalisations concrètes. César a cette stature d’homme d’État rassembleur, qui lui permet de fonder des institutions qui lui survivront sous l’Empire. Son erreur est peut-être d’avoir été trop magnanime, d’avoir laissé trop de place à ses anciens opposants au sein de son nouveau régime. Il se fait assassiner par des gens auxquels il avait pardonné, comme Brutus.

La mort de césar par Vincenzo Camuccini.

D’ailleurs, pour revenir sur les révolutionnaires français dont vous parliez tout à l’heure, il est assez étonnant qu’ils se soient inspirés de Brutus à la Révolution, puisque c’est un conservateur, partisan de l’aristocratie romaine. Bien sûr, il y a le fait que Brutus ait été un régicide, tueur de rois, et il y a aussi la référence à l’autre Brutus, son ancêtre, le fondateur légendaire de la République. Mais les deux Brutus sont des garants du règne de l’aristocratie, tandis que César se présentait comme le défenseur du peuple. Il y a donc une certaine ironie de l’histoire à voir des révolutionnaires français se revendiquer de ces figures… et cela prouve la victoire posthume de la propagande des optimates, qui se sont présentés comme les derniers défenseurs de la liberté ! 

LVSL — Dans votre conclusion, vous dites que le populisme à l’époque de Rome était une forme de lutte politique comme le syndicalisme ou la social-démocratie. Vous évoquez enfin le Brexit comme un cas d’école où l’élite gouvernementale prend en compte les mesures d’en bas. Est-ce la leçon de votre livre, les élites ne peuvent survivre qu’en s’appropriant les demandes des classes populaires ?

R.D. — Je pense qu’il est impossible de résoudre la question populiste sans prêter oreille aux revendications populistes sur certains aspects. Je ne pense pas qu’on puisse faire tenir une société ou un corps politique en disant simplement « non » à tout ce que demandent les populistes. En Grande-Bretagne, on a vu que la mécanique politique menait à ce que tout le parti conservateur devienne un parti de populistes « doux ». Je pense que ce qui a causé la perte des optimates romains, c’est qu’ils n’avaient rien à proposer face aux populares. Ils défendaient le status quo, mais n’avaient rien à opposer aux revendications légitimes des classes populaires. C’est cette absence d’alternative qui peut causer la perte des camps antipopulistes. Logiquement, si les élites au pouvoir veulent rester au pouvoir, elles ont intérêt à reprendre au moins une partie de ces revendications, éventuellement de manière plus intelligente ou plus sérieuse que ce que réclament les partis populistes eux-mêmes. Finalement, quand on voit l’exemple italien, américain, britannique ou hongrois, je pense qu’il y a deux choix : soit les partis populistes arrivent au pouvoir, soit les partis au pouvoir reprennent une part des revendications populistes. Je ne suis pas sûr que l’on puisse échapper à l’une de ces deux solutions.

« De la femme de sport à la sportive » – Entretien avec Julie Gaucher

Portrait promotionnel de Julie Gaucher et première de couverture de son ouvrage : De la "femme de sport" à la sportive. Une anthologie
Portrait promotionnel de Julie Gaucher et couverture de son ouvrage : De la “femme de sport” à la sportive. Une anthologie — © Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher est docteure en littérature française et chercheuse en histoire du sport à l’Université Lyon 1 (Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport). Elle propose des chroniques littéraires pour le blog « Écrire le sport », afin de donner de la visibilité à la littérature à thématique sportive. L’historienne a publié deux essais sur le sport, L’Écriture de la sportive. Identité du personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de Montherlant (L’Harmattan, 2005), et Ballon rond et héros modernes. Quand la littérature s’intéresse à la masculinité des terrains de football (Peter Lang, 2016). Nous la rencontrons suite à la parution de son nouvel ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive. Une anthologie (Éditions du Volcan, juin 2019), pour interroger les rapports de la littérature à la pratique sportive féminine dans l’histoire contemporaine. Entretien réalisé par Arthur Defond et François Robinet.


LVSL – Vous avez publié en juin dernier votre ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive – Une anthologie, un recueil de textes que vous analysez et mettez en lien pour retracer l’histoire du sport féminin. Le titre interroge quant au choix du vocabulaire. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « femme de sport » ou sportswoman, et par « sportive », ainsi que le passage de l’une à l’autre comme le suggère votre ouvrage ? Pour montrer cette évolution, vous passez par une sélection de textes ; comment avez-vous constitué cette anthologie ?

Julie Gaucher — L’expression « femme de sport » est empruntée au baron de Vaux qui trace les portraits de ces femmes au XIXe siècle. C’est une période où la pratique sportive émerge en dehors des fédérations, qui n’existent pas encore, et en dehors des compétitions (bien qu’il existe des concours informels). Les sportswomen sont des aristocrates qui investissent la pratique dans une logique de classe et non de performance. Leur pratique tient de l’activité mondaine passant par l’équitation, le tir à l’arc ou encore la chasse à courre, qu’elles pratiquent avec les hommes. On est dans une logique touche-à-tout, distractive et élitiste. La sportive n’apparaît que pendant la Première Guerre mondiale via la création de fédérations sportives féminines.

C’est ainsi qu’en 1904, Boulenger peut dire des femmes qu’elles ne sont  « pas encore sportives ». Mais des figures émergent, notamment de nageuses avec de premiers clubs (L’Ondine de Lyon et L’Ondine de Paris, 1906), et des traversées de grandes villes à la nage. Les sportives sont aussi présentes dans les domaines de l’équitation et du tennis. Avec la natation, le sport s’ouvre à une plus grande diversité de pratiquantes, notamment en terme de classes sociales comme le développe la thèse d’Anne Velez : Les filles de l’eau. Une histoire des femmes et de la natation en France (1905-1939), soutenue en 2010.

En ce qui concerne le choix des textes, il découle de mon parcours universitaire. J’ai commencé mes études en suivant un double cursus : lettres et STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). En maîtrise, je me suis intéressée à la figure de la sportive dans la littérature, sujet que j’ai continué à approfondir dans ma thèse soutenue en 2008. J’ai appliqué une approche genrée de la littérature. Le jour de la soutenance, on m’a proposé de mettre en valeur ce « trésor » littéraire, ce que je fais une dizaine d’années plus tard. Une anthologie est forcément une sélection avec ses partis-pris, mais la démarche est celle d’une chercheuse. J’ai retenu les textes les plus importants, les plus significatifs, mais aussi les moins connus, ceux pourtant essentiels qui ne sont plus accessibles. Cette sélection n’a pu se faire qu’après de nombreuses lectures et une longue fréquentation du corpus. Il ne faut pas négliger les contraintes au niveau des droits d’auteur pour les extraits les plus récents, même si l’accueil a souvent été bon du côté des auteurs.

LVSL — Au travers de l’anthologie que vous présentez, on peut découvrir deux étapes majeures : d’abord, le personnage de la femme sportive qui devient fréquent dans les poèmes du début du XXe siècle ; puis une légitimation de la sportive dans la littérature des années 1980.

Julie Gaucher — L’histoire du sport a longtemps été écrite à travers les seuls textes des acteurs, des médecins ou des entraîneurs. Pourtant, la littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires. Dans mon ouvrage, ces textes sont mis en regard avec d’autres types de discours (notamment médicaux) afin de voir comment ils entrent en écho.

« La littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires »

On le sait peu mais le sport a été très présent dans la littérature des années 1920 aux années 1950, avec l’organisation de prix littéraires comme celui de la Fédération française de football présidé un temps par Jean Giraudoux. La recherche, en littérature, de nouvelles figures héroïques s’explique par la lassitude vis-à-vis des figures du dandy décadent ou du soldat (après-guerre, les “gueules cassées” sont une réalité !). Certains écrivains ayant participé à la guerre ont la volonté de réinvestir le corps, cette fois dans la joie de vivre. Ils se mettent donc au sport et veulent en témoigner dans la littérature : un nouveau modèle de héros littéraire apparaît, le sportif. En franchissant les portes des stades, les écrivains remarquent également les sportives, figures qu’ils ne peuvent plus ignorer et dont ils s’emparent dans leurs romans.

Les années 1950 sont un tournant avec l’essor de la radio puis de la télévision : la littérature et la presse ne sont plus l’usine à rêve qu’elles étaient, et le domaine du sport est investi par l’image. En même temps, dans les années 1970, la pensée marxisante envisage le sport comme un opium du peuple, ce qui entraîne un désintérêt pour les choses du corps. C’est Guy Lagorce qui ouvre une nouvelle voie avec Les Héroïques (1979, Prix Goncourt de la nouvelle).

Les sportives sont une réalité sociale dès les années 1920. Certaines militantes luttent pour que les femmes trouvent leur place dans le domaine sportif, à l’exemple d’Alice Milliat, et elles doivent faire face à de nombreuses résistances (comme en témoignent les textes de l’anthologie). Dans les années 1980 au contraire, la place de la sportive sur le terrain de sport n’est plus contestée, même si cela est plus difficile dans certaines activités comme la boxe ou la perche. Pour autant, le combat n’est pas fini, notamment au regard des médias : il y a toujours une sous-représentation du sport féminin, une érotisation des corps, le discours journalistique survalorisant la beauté plutôt que la performance, et une minorité de femmes dans les instances dirigeantes.

LVSL — On voit au sein des textes que la question de la féminité est centrale, en lien avec la représentation du corps qu’il soit érotisé ou dominé par les questions de mode vestimentaire. De plus, il y a semble-t-il une tension entre la femme sportive masculinisée et la femme sportive érotisée.

Julie Gaucher — On retrouve cette dualité chez Montherlant dans Le Songe (1922), avec un idéal de l’androgyne. Sa sportive, qui excelle dans l’« ordre du corps », ne doit pas tomber dans « l’ordre de la chair » : athlète, elle est une figure androgyne d’excellence ; en devenant amante, elle est moquée, ridiculisée. La perspective est pour le moins misogyne, mais quoi de plus étonnant de la part de l’auteur des Jeunes filles (1936) et des Lépreuses (1939) ? Cependant, il est essentiel de passer par ces textes pour comprendre comment les choses se construisent, en mêlant une approche militante à une méthode scientifique.

On retrouve également un jeu des auteurs, voire une critique, avec par exemple l’abbé Grimaud qui va jusqu’à comparer les sportives à des prostituées, parce que les corps sont donnés à voir comme ils ne l’ont jamais été. Un corps de femme doit être caché, masqué. Si les sportives doivent faire des compétitions, il faut savoir dans quelles tenues et devant qui. C’est inconcevable qu’elles exercent devant un public, puisque la nudité doit être réservée à l’alcôve, à l’intimité, et donc au mari. Aujourd’hui, cela va être repris de façon ludique ou amusée par des auteurs qui vont jouer sur cette forme de sensualité avec la transpiration et l’effort qui peuvent rappeler un rapport sexuel.

Julie Gaucher — Portrait réalisé par Arthur Defond pour LVSL, durant son entretien à la Librairie des Volcans à Clermont-Ferrand
Portrait de Julie Gaucher durant son entretien à la Librairie des Volcans | © Arthur Defond pour LVSL

LVSL — L’inégalité entre les femmes et les hommes devant le sport transparaît notamment dans votre ouvrage au travers des recommandations du corps médical et des manuels de bonne conduite, ces derniers étant souvent publiés par des femmes aux XIXe et XXe siècle. Tandis que les mouvements féministes émergents ne semblent alors jamais revendiquer l’accès au sport, il serait intéressant de comprendre comment la pratique sportive féminine a pu exister par la littérature.

Julie Gaucher — En effet, les acteurs du XIXe et du XXe siècles ont été amenés à réagir face à la pratique sportive des femmes, par laquelle ces dernières échappaient au contrôle masculin. Les premières fédérations sportives, masculines, ont fait un premier choix d’exclure inconditionnellement les femmes, mais se sont vite rendues compte qu’elles parvenaient à s’organiser seules pour pratiquer le sport. En réaction à cette prise de liberté, les fédérations ont alors décidé d’intégrer les femmes, en encadrant leur pratique dans une forme de mise sous tutelle.

Le corps médical permet alors de nouvelles justifications – qui se veulent scientifiques, rationnelles et justifiées par une observation médicale du corps – à la limitation du sport pour les femmes. On retrouve ainsi au XIXe siècle des thèses selon lesquelles l’utérus, à l’origine du mot hystérie, serait baladeur dans le corps des femmes, provoquant des crises d’hystérie en cas de mouvements trop intenses. Le discours médical intervient ainsi pour s’accaparer le corps des femmes et limiter davantage leur rôle social.

Malgré les avertissements, les femmes continuent de manifester leur envie de faire du sport et la pratique finie par être acceptée sous conditions : elle doit être encadrée et modérée, et on doit lui privilégier des activités comme l’éducation physique. De plus, il ne s’agit pas à l’époque d’accepter la recherche de performance, la pratique d’un sport raisonné doit au contraire permettre aux femmes de se forger un « bon corps » de mère.

Les manuels de bonne conduite au XIXe siècle sont écrits notamment par des femmes soi-disant aristocrates, mais qui appartiennent en réalité à la bourgeoisie (comme Blanche-Augustine-Angèle Soyer, qui écrit sous le pseudonyme de « Baronne Staffe »  Mes secrets en 1896 ou encore Indications pratiques pour obtenir un brevet de femme chic en 1907), et donnent aux bourgeois qui voudraient gravir l’échelle sociale les codes pour y parvenir. Dès lors, le but est simplement de respecter les codes en vigueur et de vendre des livres :  ces autrices ne cherchent pas à les remettre en cause dans une logique qui serait émancipatoire.

LVSL — Comment le combat féministe dans le sport est-il parvenu à s’exprimer à travers la littérature ?

Julie Gaucher — Des sportives vont produire dès le XIXe siècle des écrits dans lesquels elles réclament pour elles-mêmes le droit à la pratique sportive, sans volonté militante ou politique. Leur action en revanche ne doit pas être minorée : elles ont montré, par leur exemple, en dehors de tout discours militant, qu’il était possible pour des femmes de pratiquer le sport. Elles sont en ce sens les premières à avoir fait tomber des barrières.

Les premières militantes du sport féminin ne sont en outre pas des écrivaines. J’ai accordé une place à Alice Milliat en rapportant une interview de 1927. Actrice majeure qui a œuvré pour la reconnaissance de la pratique sportive féminine, elle a aussi dirigé la première fédération féminine française (Fédération des sociétés féminines sportives de France, créée en 1917). Tandis qu’au début du XXe siècle, Pierre de Coubertin refuse que les femmes participent aux Jeux olympiques, cette dernière va alors créer la Fédération sportive féminine internationale (1921) et organiser des Jeux mondiaux réservés aux femmes, qui continueront d’exister jusqu’en 1934, les portes des stades olympiques s’étant ouvertes aux femmes.

Également, une figure importante de la sportive a pu se détacher dans l’entre-deux guerres avec Violette Morris, qui inspire la littérature et que l’on peut qualifier de sportive transgressive : water-polo, natation, football, courses automobiles – elle aurait subi une mastectomie pour entrer plus facilement dans son cockpit –, lancer de poids et de disques, etc. Elle bat de nombreux records sportifs, y compris masculins. Exclue de la Fédération française sportive féminine pour son homosexualité (elle a notamment entretenu une relation avec Joséphine Baker) et son port du pantalon, elle sera d’ailleurs utilisée en contre-exemple de la sportive par Marie-Thérèse Eyquem.

LVSL — Le sport féminin semble aujourd’hui se démocratiser sur le petit écran, avec notamment la coupe du monde féminine de football en 2019. L’Insee pointait pourtant en 2015 une inégalité persistante tant dans la pratique sportive entre femmes et hommes que dans le choix des sports, où l’on observe que les femmes restent très minoritaires dans les sports collectifs alors qu’elles dominent par exemple en gymnastique. Quel rôle peut encore jouer la littérature au XXIe siècle pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès au sport ?

Julie Gaucher — Effectivement, le sport féminin devient de plus en plus accessible, à la télévision notamment. Une place est donnée aux sportives, mais il faut savoir comment on en parle. En juin 2019, au JT de Jean-Pierre Pernaut sur TF1, on pouvait voir un reportage sur les footballeuses qui « tricotent sur le gazon » et qui « caressent la balle avec douceur »…

Concernant la pratique du sport par les femmes, on retrouve en effet un écart qui demeure, avec 50% des femmes de 16 à 24 ans qui ont déjà pratiqué une activité sportive, contre 63% des jeunes hommes. La progression peut passer par les supports comme la télévision, en montrant par exemple des joueuses de football, parce que si on ne les montre pas, ça ne viendra pas à l’idée des petites filles d’aller pratiquer le foot. Il faut savoir quelle figure d’excellence on donne à voir aux enfants.

« Ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement »

Dans ce sens, on observe une véritable rénovation de la littérature jeunesse avec des éditeurs comme Talents Hauts (il y en a d’autres) qui montrent justement que d’autres modèles de genre sont possibles, et que les petites filles ne sont pas nécessairement les princesses qui vont attendre le prince charmant mais qu’elles peuvent aussi être du côté de l’action. Je chronique d’ailleurs des ouvrages pour le blog « Écrire le sport » (que vous pouvez trouver sur Twitter), dont certains en littérature jeunesse. J’essaie par là de donner de la visibilité à ces textes, que j’aime faire découvrir à des parents ou à des enseignants.

En fait, il y a beaucoup de choses qui sont en train d’émerger. Pour changer ce qui se passe aujourd’hui dans les terrains de sport, il faut faire évoluer la mentalité des enfants et donc également faire de l’éducation auprès des parents. En effet, il faut se rendre compte que ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement. Si elles peuvent bien sûr pratiquer la danse ou la gymnastique, il faut que ce soit un vrai choix et pas la seule activité qui leur soit accessible.


Couverture, De la femme de sport à la sportive. Une anthologie, Julie Gaucher
© Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher, De la « femme de sport » à la sportive. Une anthologie

Le Crest, Les Éditions du Volcan, 2019, 400 pages, 23,50 €

Voir sur le site de la maison d’édition.