« De la femme de sport à la sportive » – Entretien avec Julie Gaucher

Portrait promotionnel de Julie Gaucher et première de couverture de son ouvrage : De la "femme de sport" à la sportive. Une anthologie
Portrait promotionnel de Julie Gaucher et couverture de son ouvrage : De la “femme de sport” à la sportive. Une anthologie — © Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher est docteure en littérature française et chercheuse en histoire du sport à l’Université Lyon 1 (Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport). Elle propose des chroniques littéraires pour le blog « Écrire le sport », afin de donner de la visibilité à la littérature à thématique sportive. L’historienne a publié deux essais sur le sport, L’Écriture de la sportive. Identité du personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de Montherlant (L’Harmattan, 2005), et Ballon rond et héros modernes. Quand la littérature s’intéresse à la masculinité des terrains de football (Peter Lang, 2016). Nous la rencontrons suite à la parution de son nouvel ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive. Une anthologie (Éditions du Volcan, juin 2019), pour interroger les rapports de la littérature à la pratique sportive féminine dans l’histoire contemporaine. Entretien réalisé par Arthur Defond et François Robinet.


LVSL – Vous avez publié en juin dernier votre ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive – Une anthologie, un recueil de textes que vous analysez et mettez en lien pour retracer l’histoire du sport féminin. Le titre interroge quant au choix du vocabulaire. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « femme de sport » ou sportswoman, et par « sportive », ainsi que le passage de l’une à l’autre comme le suggère votre ouvrage ? Pour montrer cette évolution, vous passez par une sélection de textes ; comment avez-vous constitué cette anthologie ?

Julie Gaucher — L’expression « femme de sport » est empruntée au baron de Vaux qui trace les portraits de ces femmes au XIXe siècle. C’est une période où la pratique sportive émerge en dehors des fédérations, qui n’existent pas encore, et en dehors des compétitions (bien qu’il existe des concours informels). Les sportswomen sont des aristocrates qui investissent la pratique dans une logique de classe et non de performance. Leur pratique tient de l’activité mondaine passant par l’équitation, le tir à l’arc ou encore la chasse à courre, qu’elles pratiquent avec les hommes. On est dans une logique touche-à-tout, distractive et élitiste. La sportive n’apparaît que pendant la Première Guerre mondiale via la création de fédérations sportives féminines.

C’est ainsi qu’en 1904, Boulenger peut dire des femmes qu’elles ne sont  « pas encore sportives ». Mais des figures émergent, notamment de nageuses avec de premiers clubs (L’Ondine de Lyon et L’Ondine de Paris, 1906), et des traversées de grandes villes à la nage. Les sportives sont aussi présentes dans les domaines de l’équitation et du tennis. Avec la natation, le sport s’ouvre à une plus grande diversité de pratiquantes, notamment en terme de classes sociales comme le développe la thèse d’Anne Velez : Les filles de l’eau. Une histoire des femmes et de la natation en France (1905-1939), soutenue en 2010.

En ce qui concerne le choix des textes, il découle de mon parcours universitaire. J’ai commencé mes études en suivant un double cursus : lettres et STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). En maîtrise, je me suis intéressée à la figure de la sportive dans la littérature, sujet que j’ai continué à approfondir dans ma thèse soutenue en 2008. J’ai appliqué une approche genrée de la littérature. Le jour de la soutenance, on m’a proposé de mettre en valeur ce « trésor » littéraire, ce que je fais une dizaine d’années plus tard. Une anthologie est forcément une sélection avec ses partis-pris, mais la démarche est celle d’une chercheuse. J’ai retenu les textes les plus importants, les plus significatifs, mais aussi les moins connus, ceux pourtant essentiels qui ne sont plus accessibles. Cette sélection n’a pu se faire qu’après de nombreuses lectures et une longue fréquentation du corpus. Il ne faut pas négliger les contraintes au niveau des droits d’auteur pour les extraits les plus récents, même si l’accueil a souvent été bon du côté des auteurs.

LVSL — Au travers de l’anthologie que vous présentez, on peut découvrir deux étapes majeures : d’abord, le personnage de la femme sportive qui devient fréquent dans les poèmes du début du XXe siècle ; puis une légitimation de la sportive dans la littérature des années 1980.

Julie Gaucher — L’histoire du sport a longtemps été écrite à travers les seuls textes des acteurs, des médecins ou des entraîneurs. Pourtant, la littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires. Dans mon ouvrage, ces textes sont mis en regard avec d’autres types de discours (notamment médicaux) afin de voir comment ils entrent en écho.

« La littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires »

On le sait peu mais le sport a été très présent dans la littérature des années 1920 aux années 1950, avec l’organisation de prix littéraires comme celui de la Fédération française de football présidé un temps par Jean Giraudoux. La recherche, en littérature, de nouvelles figures héroïques s’explique par la lassitude vis-à-vis des figures du dandy décadent ou du soldat (après-guerre, les “gueules cassées” sont une réalité !). Certains écrivains ayant participé à la guerre ont la volonté de réinvestir le corps, cette fois dans la joie de vivre. Ils se mettent donc au sport et veulent en témoigner dans la littérature : un nouveau modèle de héros littéraire apparaît, le sportif. En franchissant les portes des stades, les écrivains remarquent également les sportives, figures qu’ils ne peuvent plus ignorer et dont ils s’emparent dans leurs romans.

Les années 1950 sont un tournant avec l’essor de la radio puis de la télévision : la littérature et la presse ne sont plus l’usine à rêve qu’elles étaient, et le domaine du sport est investi par l’image. En même temps, dans les années 1970, la pensée marxisante envisage le sport comme un opium du peuple, ce qui entraîne un désintérêt pour les choses du corps. C’est Guy Lagorce qui ouvre une nouvelle voie avec Les Héroïques (1979, Prix Goncourt de la nouvelle).

Les sportives sont une réalité sociale dès les années 1920. Certaines militantes luttent pour que les femmes trouvent leur place dans le domaine sportif, à l’exemple d’Alice Milliat, et elles doivent faire face à de nombreuses résistances (comme en témoignent les textes de l’anthologie). Dans les années 1980 au contraire, la place de la sportive sur le terrain de sport n’est plus contestée, même si cela est plus difficile dans certaines activités comme la boxe ou la perche. Pour autant, le combat n’est pas fini, notamment au regard des médias : il y a toujours une sous-représentation du sport féminin, une érotisation des corps, le discours journalistique survalorisant la beauté plutôt que la performance, et une minorité de femmes dans les instances dirigeantes.

LVSL — On voit au sein des textes que la question de la féminité est centrale, en lien avec la représentation du corps qu’il soit érotisé ou dominé par les questions de mode vestimentaire. De plus, il y a semble-t-il une tension entre la femme sportive masculinisée et la femme sportive érotisée.

Julie Gaucher — On retrouve cette dualité chez Montherlant dans Le Songe (1922), avec un idéal de l’androgyne. Sa sportive, qui excelle dans l’« ordre du corps », ne doit pas tomber dans « l’ordre de la chair » : athlète, elle est une figure androgyne d’excellence ; en devenant amante, elle est moquée, ridiculisée. La perspective est pour le moins misogyne, mais quoi de plus étonnant de la part de l’auteur des Jeunes filles (1936) et des Lépreuses (1939) ? Cependant, il est essentiel de passer par ces textes pour comprendre comment les choses se construisent, en mêlant une approche militante à une méthode scientifique.

On retrouve également un jeu des auteurs, voire une critique, avec par exemple l’abbé Grimaud qui va jusqu’à comparer les sportives à des prostituées, parce que les corps sont donnés à voir comme ils ne l’ont jamais été. Un corps de femme doit être caché, masqué. Si les sportives doivent faire des compétitions, il faut savoir dans quelles tenues et devant qui. C’est inconcevable qu’elles exercent devant un public, puisque la nudité doit être réservée à l’alcôve, à l’intimité, et donc au mari. Aujourd’hui, cela va être repris de façon ludique ou amusée par des auteurs qui vont jouer sur cette forme de sensualité avec la transpiration et l’effort qui peuvent rappeler un rapport sexuel.

Julie Gaucher — Portrait réalisé par Arthur Defond pour LVSL, durant son entretien à la Librairie des Volcans à Clermont-Ferrand
Portrait de Julie Gaucher durant son entretien à la Librairie des Volcans | © Arthur Defond pour LVSL

LVSL — L’inégalité entre les femmes et les hommes devant le sport transparaît notamment dans votre ouvrage au travers des recommandations du corps médical et des manuels de bonne conduite, ces derniers étant souvent publiés par des femmes aux XIXe et XXe siècle. Tandis que les mouvements féministes émergents ne semblent alors jamais revendiquer l’accès au sport, il serait intéressant de comprendre comment la pratique sportive féminine a pu exister par la littérature.

Julie Gaucher — En effet, les acteurs du XIXe et du XXe siècles ont été amenés à réagir face à la pratique sportive des femmes, par laquelle ces dernières échappaient au contrôle masculin. Les premières fédérations sportives, masculines, ont fait un premier choix d’exclure inconditionnellement les femmes, mais se sont vite rendues compte qu’elles parvenaient à s’organiser seules pour pratiquer le sport. En réaction à cette prise de liberté, les fédérations ont alors décidé d’intégrer les femmes, en encadrant leur pratique dans une forme de mise sous tutelle.

Le corps médical permet alors de nouvelles justifications – qui se veulent scientifiques, rationnelles et justifiées par une observation médicale du corps – à la limitation du sport pour les femmes. On retrouve ainsi au XIXe siècle des thèses selon lesquelles l’utérus, à l’origine du mot hystérie, serait baladeur dans le corps des femmes, provoquant des crises d’hystérie en cas de mouvements trop intenses. Le discours médical intervient ainsi pour s’accaparer le corps des femmes et limiter davantage leur rôle social.

Malgré les avertissements, les femmes continuent de manifester leur envie de faire du sport et la pratique finie par être acceptée sous conditions : elle doit être encadrée et modérée, et on doit lui privilégier des activités comme l’éducation physique. De plus, il ne s’agit pas à l’époque d’accepter la recherche de performance, la pratique d’un sport raisonné doit au contraire permettre aux femmes de se forger un « bon corps » de mère.

Les manuels de bonne conduite au XIXe siècle sont écrits notamment par des femmes soi-disant aristocrates, mais qui appartiennent en réalité à la bourgeoisie (comme Blanche-Augustine-Angèle Soyer, qui écrit sous le pseudonyme de « Baronne Staffe »  Mes secrets en 1896 ou encore Indications pratiques pour obtenir un brevet de femme chic en 1907), et donnent aux bourgeois qui voudraient gravir l’échelle sociale les codes pour y parvenir. Dès lors, le but est simplement de respecter les codes en vigueur et de vendre des livres :  ces autrices ne cherchent pas à les remettre en cause dans une logique qui serait émancipatoire.

LVSL — Comment le combat féministe dans le sport est-il parvenu à s’exprimer à travers la littérature ?

Julie Gaucher — Des sportives vont produire dès le XIXe siècle des écrits dans lesquels elles réclament pour elles-mêmes le droit à la pratique sportive, sans volonté militante ou politique. Leur action en revanche ne doit pas être minorée : elles ont montré, par leur exemple, en dehors de tout discours militant, qu’il était possible pour des femmes de pratiquer le sport. Elles sont en ce sens les premières à avoir fait tomber des barrières.

Les premières militantes du sport féminin ne sont en outre pas des écrivaines. J’ai accordé une place à Alice Milliat en rapportant une interview de 1927. Actrice majeure qui a œuvré pour la reconnaissance de la pratique sportive féminine, elle a aussi dirigé la première fédération féminine française (Fédération des sociétés féminines sportives de France, créée en 1917). Tandis qu’au début du XXe siècle, Pierre de Coubertin refuse que les femmes participent aux Jeux olympiques, cette dernière va alors créer la Fédération sportive féminine internationale (1921) et organiser des Jeux mondiaux réservés aux femmes, qui continueront d’exister jusqu’en 1934, les portes des stades olympiques s’étant ouvertes aux femmes.

Également, une figure importante de la sportive a pu se détacher dans l’entre-deux guerres avec Violette Morris, qui inspire la littérature et que l’on peut qualifier de sportive transgressive : water-polo, natation, football, courses automobiles – elle aurait subi une mastectomie pour entrer plus facilement dans son cockpit –, lancer de poids et de disques, etc. Elle bat de nombreux records sportifs, y compris masculins. Exclue de la Fédération française sportive féminine pour son homosexualité (elle a notamment entretenu une relation avec Joséphine Baker) et son port du pantalon, elle sera d’ailleurs utilisée en contre-exemple de la sportive par Marie-Thérèse Eyquem.

LVSL — Le sport féminin semble aujourd’hui se démocratiser sur le petit écran, avec notamment la coupe du monde féminine de football en 2019. L’Insee pointait pourtant en 2015 une inégalité persistante tant dans la pratique sportive entre femmes et hommes que dans le choix des sports, où l’on observe que les femmes restent très minoritaires dans les sports collectifs alors qu’elles dominent par exemple en gymnastique. Quel rôle peut encore jouer la littérature au XXIe siècle pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès au sport ?

Julie Gaucher — Effectivement, le sport féminin devient de plus en plus accessible, à la télévision notamment. Une place est donnée aux sportives, mais il faut savoir comment on en parle. En juin 2019, au JT de Jean-Pierre Pernaut sur TF1, on pouvait voir un reportage sur les footballeuses qui « tricotent sur le gazon » et qui « caressent la balle avec douceur »…

Concernant la pratique du sport par les femmes, on retrouve en effet un écart qui demeure, avec 50% des femmes de 16 à 24 ans qui ont déjà pratiqué une activité sportive, contre 63% des jeunes hommes. La progression peut passer par les supports comme la télévision, en montrant par exemple des joueuses de football, parce que si on ne les montre pas, ça ne viendra pas à l’idée des petites filles d’aller pratiquer le foot. Il faut savoir quelle figure d’excellence on donne à voir aux enfants.

« Ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement »

Dans ce sens, on observe une véritable rénovation de la littérature jeunesse avec des éditeurs comme Talents Hauts (il y en a d’autres) qui montrent justement que d’autres modèles de genre sont possibles, et que les petites filles ne sont pas nécessairement les princesses qui vont attendre le prince charmant mais qu’elles peuvent aussi être du côté de l’action. Je chronique d’ailleurs des ouvrages pour le blog « Écrire le sport » (que vous pouvez trouver sur Twitter), dont certains en littérature jeunesse. J’essaie par là de donner de la visibilité à ces textes, que j’aime faire découvrir à des parents ou à des enseignants.

En fait, il y a beaucoup de choses qui sont en train d’émerger. Pour changer ce qui se passe aujourd’hui dans les terrains de sport, il faut faire évoluer la mentalité des enfants et donc également faire de l’éducation auprès des parents. En effet, il faut se rendre compte que ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement. Si elles peuvent bien sûr pratiquer la danse ou la gymnastique, il faut que ce soit un vrai choix et pas la seule activité qui leur soit accessible.


Couverture, De la femme de sport à la sportive. Une anthologie, Julie Gaucher
© Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher, De la « femme de sport » à la sportive. Une anthologie

Le Crest, Les Éditions du Volcan, 2019, 400 pages, 23,50 €

Voir sur le site de la maison d’édition.

 

 

 

 

 

Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

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Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

Once Upon a time… In Hollywood : le révisionnisme historique selon Quentin Tarantino

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Événement cinéphile de l’année, première collaboration entre Brad Pitt et Leonardo DiCaprio : cet été, personne n’a pu échapper au 9e film de Quentin Tarantino. Exit l’ultra-violence, nous assistons ici aux souvenirs et fantasmes d’un artiste arrivé à maturité. Il nous offre un voyage ahurissant et politisé dans la Californie de 1969. Une année – et un récit – sur le point de carboniser à la fois le « flower power » et les Trente Glorieuses. Par Dorian Loisy et Pierre Migozzi.


Trois ans auparavant, nous quittions Tarantino avec ses Huit salopards: racistes, auto-destructeurs et belliqueux, spectrogrammes d’une Amérique rongée par des haines pré-trumpistes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa filmographie puise encore dans les reflets (déformants) de la société contemporaine, faisant du monde de la télévision de l’époque son miroir monstrueux. 

Pour pénétrer ce petit monde mesquin et besogneux, la caméra de Tarantino va s’attacher aux pas de Rick Dalton/ Leonardo DiCaprio, ancien jeune premier aux allures de vieux-beau dépressif depuis lors recyclé en cow-boy de feuilletons ringards et sa doublure cascade, homme-à-tout-faire, compagnon de vie, l’ombrageux et peu fréquentable Cliff Booth/Brad Pitt. En parallèle des errances alcoolisées et costumées de ces deux lascars, le récit s’attarde sur leurs voisins, les Polanski, à savoir Roman lui-même (désormais personnage de cinéma de son vivant) mais surtout son épouse, la starlette en vogue des sixties, Sharon Tate. Amusant et troublant effet de miroir/jeu du double proposé par Tarantino à travers son choix de casting puisque la jeune comédienne australienne Margot Robbie présente peu de traits communs, à commencer par la couleur de cheveux, avec la véritable Sharon Tate : l’intérêt pour le cinéaste ici est de pousser la mise en abîme en faisant incarner une sex-symbol par une autre, interrogeant le rapport de fascination érotique du spectateur à travers les âges.

Depuis ces hautes sphères cinématographiques, surgit alors un groupe de hippies, tour à tour clownesque puis diabolique, aussi improbables pour nous que contemporains de nos protagonistes. Les uns et les autres vont se croiser, s’observer et s’opposer… Non pas dans les ruines d’un âge d’or du cinéma idéalisé par l’auteur, mais dans les coulisses en révolution dudit « petit écran » au crépuscule des 60’s.

Television killed the cinema star

Loin du manichéisme de Django Unchained ou de la répétitivité des Huit salopards, le cinéaste développe ici un vrai constat social. Jamais ou presque la représentation des années 60 n’aura paru avoir autant de proximité avec notre XXIe siècle actuel dans le divertissement hollywoodien récent, beaucoup plus orienté sur les années 80 depuis maintenant quelques années. Tout de suite, les références vers lesquelles le scénario s’oriente, évoquent la société du spectacle de Network (Sidney Lumet, 1976) ou la solitude moderne des romans de Bret Easton Ellis (Moins que zéro, 1985).C’est un cauchemar bien réel et contemporain que Tarantino nous dévoile, celui des « Trente Glorieuses » (cinématographiques et sociales) sur le point d’être englouties par « Vingt Piteuses » (culturelles et économiques).

L’utilisation qu’il fait du monde télévisuel – et de son petit cirque – n’est pas qu’une simple pirouette de scénario. Immédiatement, nous comprenons que l’âge d’or hollywoodien maintes fois célébré par Quentin Tarantino lui-même dans sa cinéphilie appartient à un passé révolu. « L’usines à rêves » se mue lentement mais sûrement en industrie pure et dure du divertissement, la fameuse « société du spectacle » faisant son oeuvre. Et avec elle, c’est toute l’Amérique, ou plutôt une certaine idée de celle-ci, qui a basculé : celle que pouvait incarner les discours de la génération Kennedy, les luttes de Matin Luther King ou le mythe de l’Ouest bâti par les westerns (John Ford entre autres), recouverte depuis lors d’un vernis sombre qui n’a cessé de virer au vulgaire depuis.

L’Ultime frontière

Le mythe s’effondre lorsque le récit prend le temps de compartimenter la vie privée de nos anti-héros : la caméra s’échappe pour filmer la déchéance de Rick Dalton, alcoolisé à l’écran comme à la ville puis suit Cliff Booth jusque dans sa caravane miteuse entre une vieille autoroute et un parking de drive-in ; alors qu’en parallèle, un Steve McQueen vieillissant (précisons qu’il est une des grande icônes masculines de cette période) maugrée lors d’une soirée m’as-tu-vu au manoir Playboy. Quelques années avant sa disparition brutale, il semble déprimer en observant le badinage amoureux de Roman Polanski et ses amis. Le désagrègement que s’emploie à montrer Tarantino en s’attardant sur la sphère intime de ses personnages le temps d’un week-end se poursuit brillamment dans une séquence étrange : Sharon Tate vient se perdre dans une séance à demi-vide d’un de ses propres films. La salle de cinéma y est montrée comme le dernier bastion où survit une culture passée. Le temps de la gloire cinématographique laisse place à la vacuité moderne. L’aube de la TV est celle du monde connecté et de l’homme contemporain, où consommation et individualisme prennent le pas sur les vieux rêves partagés de celluloïd.

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Hippies, Vieil Hollywood et fin des sixties

Dans cette Amérique poussiéreuse, il y a comme un parfum de fin d’un monde. Une interrogation surgit donc: qu’en est-il de l’actualité de 69 dans la diégèse*? Guerre du Vietnam ? Richard Nixon ? Avec malice, le réalisateur exclue ce commentaire du point de de vue de notre duo de ratés sympathiques… Pour mieux les incarner dans les personnages de la bande de hippies, préférant la métaphore au discours direct.

Dès les premières minutes du film, ils surgissent le long des interminables « highways » empruntées par le chauffeur Pitt dans sa voiture. Une courte scène très angoissante présente notamment un groupe de filles glanant des détritus en contrebas des villas dans lesquelles vit et festoie en vase-clos l’élite hollywoodienne… Cette vision retentissante crée un écho particulièrement réaliste et ancré dans des problématiques toujours actuelles. À l’opposé du Beverly Hills de DiCaprio ou des soirées orgiaques de Robbie, leur confrontation laisse envisager un choc des idéaux. Ce portrait social terriblement sec s’incarne dès lors grâce au personnage du cascadeur.

Après un chassé-croisé romantique, Pitt accepte de faire du co-voiturage avec l’une des glaneuses sur la route. D’abord complices, le couple va vite s’affronter sur tous les sujets. Impassibilité du « war hero » face au sujet Vietnam, ironie sur la liberté sexuelle, etc. Tout ce questionnement politique se change en enjeu moral quant Pitt découvre la tanière des hippies. Sommet de tension du film, ce chapitre voit le personnage s’enfoncer à ses risques et périls dans un ancien décor en ruines, devenu refuge clandestin. Ce ranch agit en figure essentielle de Once Upon a time… In Hollywood. Double confrontation des genres, le western romantique rencontre le réalisme cru du cinéma des années 70. Basculement des genres, basculement des époques : la mise en scène déroule des codes esthétiques bien connus du western pour glisser petit à petit vers le film d’horreur. Le film et la prise de conscience du spectateur mute en même temps que la scène change en usant d’une réthorique visuelle différente. D’abord placé en victime face à cette secte de marginaux, le cascadeur nous dévoile son vrai visage : celui d’un Américain dont les pulsions sourdes le ramènent toujours à un caractère foncièrement violent.

Un parfum de fin du monde

Agissant comme une galerie des glaces, la structure du script nous renverra lors du climax vers cette confrontation quasi-civilisationnelle. (Spoiler Alert) Vieille Amérique et nouveau monde en venant littéralement aux mains, s’entretuant à coups de boîtes de conserve. La fin du film relance le personnage de Brad Pitt dans une colère absolue qui finit en massacre des jeunes hippies, eux-mêmes déjà contaminés par la violence intrinsèquement culturelle de l’Amérique qu’ils veulent pourtant dénoncer et combattre. Lorsque Tarantino filme son personnage principal brûlant au lance-flammes l’intruse dans sa villa, il jubile de prendre à contre-courant une société aseptisée, la nôtre. 

Le Nouvel Hollywood** qui chamboule toute l’industrie et l’imagerie de l’Amérique qui en découle, est en passe d’obtenir son avènement à la veille des six mois qui délimitent l’intrigue. C’est cet avènement, au coeur des années 70, qui amènera la séparation non pas définitive, mais presque indélébile, entre le cinéma dit « hollywoodien » et le cinéma « américain » à proprement parler***, césure majeure toujours à l’oeuvre aujourd’hui, malgré certains recoupements des styles et des auteurs. Tout le propos du film nous interroge à une époque charnière de l’histoire : 1969. À la fois sur l’aveuglement de nos héros mais aussi – et surtout – vers le futur incertain, déchirant qui guette une certaine société occidentale, miroir pas si déformant de notre époque. 

Jamais l’oeuvre de Quentin Tarantino n’aura paru si sombre et mélancolique. Ses références – d’habitude tournées vers le cinéma de genre – lorgnent cette fois-ci vers des auteurs plus exigeants : Altman (Le privé), Lynch (Mulholland Drive) voir même Luchino Visconti. Malgré ses saillies comiques et ses atours de divertissement grand public, le film décrit finement un portrait angoissant de l’Amérique pré-libérale. 

(Spoiler Alert) Seul élément attendu au vu des dernières oeuvres de l’auteur, la parenthèse uchronique des deux dernières séquences où le manque d’originalité du scénariste confond les idées du metteur en scène. Ce final illustre tout autant un manque d’originalité qu’une véritable différence de style affichée par « QT ». Là où Tarantino réécrivait le passé pour en changer le cours (évidemment, l’assassinat d’Hitler dans Inglourious Basterds), son révisionnisme est ici plus intime, passant de la grande Histoire à l’anecdote médiatique devenue mythe, se teignant ainsi de pessimisme, de lucidité mais aussi d’une certaine poésie mélancolique. En effet, quand Tarantino arrache aux griffes de la mort Sharon Tate et ses amis, il ne provoque pas une bascule majeure des évènements, tout juste modifie-t-il la perception de cette époque en en gommant un trauma érigé en figure totemique.

C’est toute la subtilité de son propos qui s’incarne dans le geste de cinéma final : la tragédie de Cielo Drive a été choisie comme l’un des marqueurs historiques de ce changement d’ère pointée pendant l’année 69 ; en annulant ces crimes et en contrecarrant leurs conséquences, l’auteur tente de démontrer que l’ordre ancien, vu à travers le prisme d’Hollywood, aurait de toute façon disparu progressivement pour faire place à un monde nouveau. Le sens de cette conclusion serait donc aussi bien un constat amer sur l’écoulement du temps et la dégradation des choses qu’une volonté personnelle de redonner la vie à ceux dont le meurtre a probablement marqué un petit garçon âgé d’à peine 6 ans alors, un certain Quentin…

« Il était une fois… à Hollywood » : est-ce le titre du récit qui vient de se dérouler sous nos yeux ou alors, une forme de parenthèse enchantée, au-delà des tourments du monde, le début d’une existence fantasmée dorénavant offerte par le cinéaste à ses personnages ?

 

*Cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’espace narratif du film

**Vague de films sulfureux et contestataires révolutionnant progressivement le cinéma américain à partir de 68

*** La reprise du contrôle par les studios/Majors au début des années 80 marquera le début du phénomène des blockbusters et la naissance du cinéma dit «indépendant”

L’Europe de la défense, bastion des intérêts dominants

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Federica Mogherini, actuelle cheffe de la diplomatie européenne. © European External Action Service

« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions. 


Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres. 

Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.

Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.

Le tournant du Traité de Lisbonne

Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.

Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.

Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

Des intérêts divergents entre États membres

« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres. 

Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.

Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.

Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.

Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense

La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.

Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.

La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain. 

« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »

L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».

Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.

Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.

Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective

Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.

Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.

Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.

Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.

Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.

La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense. 

Afghanistan : comment le cauchemar islamiste a germé sur les ruines de la révolution

La symbolique socialiste arborée par les révolutionnaires afghans © Asian Marxist Review

Abondamment commentés, les quarante ans de la Révolution islamique iranienne, ont occulté un autre événement survenu lui aussi entre les années 1978 et 1979 : la révolution afghane marxisante du Parti populaire démocratique d’Afghanistan. La comparaison entre ces deux révolutions est éloquente : l’une, en mêlant le vocabulaire et les méthodes des mouvements tiers-mondistes à un rejet de la modernité occidentale, a conduit à un retour de l’élément religieux dans la géopolitique de la région. L’autre, menée par des militants formés à l’école du marxisme-léninisme orthodoxe, désireux d’imposer la sécularisation d’une société encore largement traditionnelle, apparaît comme la dernière du genre, entraînant dans son échec une URSS mourante qui n’a pas pu supporter une guerre asymétrique qui s’est imposée à elle par la force des événements ainsi que la volonté des États-Unis et du Pakistan.


De la révolution afghane, les pays occidentaux auront surtout retenu le dénouement, avec l’entrée des forces soviétiques sur le territoire de leur voisin du sud, occasion pour les anti-communistes de pointer du doigt, cinq ans après la chute de Saïgon, l’agressivité d’une puissance communiste conquérante qui n’a pas les scrupules du monde occidental, tandis que journalistes et artistes affichaient un soutien sans nuances à la rébellion [1]. Les communistes européens se faisaient remarquer, dans le même temps, par leur défense contre-productive du grand-frère soviétique (on se souvient du « droit de cuissage » évoqué par Georges Marchais, qui n’avait pas plus de réalité dans l’Afghanistan des années 1970 que dans l’Europe médiévale). L’armée soviétique renversait en réalité un gouvernement nourri d’idéologie marxiste-léniniste pour le remplacer par un autre qui ferait preuve, au fil des ans, de plus en plus de modération ; elle n’intervenait en fait qu’après de longues hésitations et plusieurs refus adressés aux gouvernements afghans précédents.

L’Afghanistan : un État-tampon dans le Grand jeu centrasiatique

L’État afghan tel qu’on le connaît apparaît au XVIIIe siècle. Il a longtemps été confronté aux velléités conquérantes de l’Empire russe au nord et de la Compagnie des Indes orientales britannique au sud. Il s’est trouvé au centre d’un affrontement géostratégique que l’on a communément appelé le Grand jeu.

Malgré plusieurs effondrements du pouvoir central et des divisions du pays entre dynasties rivales et de surcroît, trois interventions militaires britanniques, le pays conserve son indépendance. Cela permet à ses souverains d’apparaître comme les défenseurs de l’Islam face aux puissances chrétiennes tout en jouant sur la rivalité anglo-russe, les deux puissances ayant rapidement compris que l’intervention indirecte était un meilleur moyen de contrôler le pays que l’intervention militaire. Cette qualité d’État invaincu et refuge de l’Islam sert de fondement à un début de sentiment national au sein d’un pays composé d’une mosaïque d’ethnies, elles-mêmes traversées de divisions claniques internes.

https://en.wikipedia.org/wiki/Remnants_of_an_Army#/media/File:Remnants_of_an_army2.jpg
Remnants on an army d’Elizabeth Thompson représente le retour du chirurgien William Brydon, seul survivant de l’expédition envoyée contre Kaboul en 1841, en Inde britannique. Ce tableau illustre, dans l’imaginaire occidental, l’idée de l’Afghanistan comme un pays éternellement insoumis aux grands empires.

Si le Grand jeu prend fin avec l’alliance anglo-russe de 1907, il est réactivé par la guerre froide, qui voit s’opposer cette fois la puissance américaine et ses alliés iraniens et pakistanais à l’URSS restée maîtresse de l’Asie centrale. Le pays, toujours monarchique, conserve son rôle d’État-tampon avec sa neutralité et profite ainsi des offres d’aide de l’un et de l’autre des joueurs, en orientant selon les circonstances sa diplomatie vers l’un ou vers l’autre des camps. Un équilibre séculaire brutalement rompu en 1978 par la prise de pouvoir du Parti populaire démocratique d’Afghanistan, allié de Moscou.

Un parti marxiste-léniniste au pouvoir

Il peut paraître à première vue étrange qu’un parti d’inspiration communiste ait pu prendre le pouvoir dans un pays comme l’Afghanistan des années 1970 : malgré une certaine ouverture sur le monde de la jeunesse urbaine, un timide développement du tourisme et des travaux de modernisation des infrastructures réalisés avec le soutien de l’un ou l’autre compétiteur de la Guerre froide, le pays apparaît comme encore très largement rural et peu modernisé. Avec une population agricole intégrée à des mécanismes clientélaires qui régissent une grande partie de la vie sociale, un poids écrasant de l’Islam traditionnel et une classe ouvrière quasi-inexistante, on était aux antipodes du modèle révolutionnaire marxiste. Pourtant, des intellectuels nourris de marxisme-léninisme et trouvant dans cette doctrine un moyen de moderniser radicalement le pays plus qu’une utopie collectiviste, fondent en 1965 le Parti populaire démocratique d’Afghanistan, appelé à prendre le pouvoir au cours de la décennie suivant. Le parti ne se présente pas comme communiste ; mais si, à l’instar de son homologue iranien le Tudeh (parti des masses populaires), comme nationaliste et réformateur, le parcours intellectuel de ses dirigeants et ses liens avec Moscou ne laissent pas de doutes quant à son positionnement. D’autres partis d’inspiration marxiste, notamment maoïstes, voient le jour parmi les groupes ethniques minoritaires du nord du pays, tandis que le Parti populaire démocratique d’Afghanistan (PPDA) reste implanté dans l’ethnie majoritaire pashtoune.

L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire

C’est en avril 1978 que le PPDA passe à l’action et proclame la République démocratique d’Afghanistan, dirigée par l’écrivain Nur Mohammad Taraki et son adjoint, Hafizollah Amin, qui occupe le ministère des affaires étrangères. Sans que Moscou ne lui ait donné de directives, un parti communiste s’est donc emparé de tous les leviers du pouvoir en Afghanistan, de sa propre initiative. Mais Moscou ne peut que suivre, et signe dans la foulée un traité d’amitié avec l’Afghanistan, fournissant des conseillers, des subsides et du blé en échange de l’installation de bases militaires. L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire.

De la « République Démocratique » à l’intervention soviétique

Arrivé au pouvoir, le PPDA met en place une politique de vastes transformations de la société afghane, dont la radicalité tranche avec le réformisme modéré du gouvernement nationaliste précédent : abolition des dettes paysannes, réforme agraire sans compensations, égalité homme-femme. Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes, avec une pratique de la torture dont l’usage à grande échelle inquiète Moscou, rend rapidement le régime impopulaire. Le choix de l’abandon du tricolore afghan pour un drapeau entièrement rouge, faisant disparaître le vert islamique, et les déclarations de responsables locaux contre la religion contribuent encore à attiser l’hostilité qui se mue rapidement en révoltes armées. Si des mouvements hostiles au pouvoir central au nom de la défense de l’Islam traditionnel existaient avant la révolution, ils prennent une autre dimension face au pouvoir communiste. Le 9 mars 1979, une insurrection éclate à Hérât, grande ville de l’ouest afghan, où des militaires se rallient à la population et aux religieux. La situation ne peut être résolue que grâce à l’appui des soviétiques.

Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes

Conscients de la détérioration de la situation et sceptiques quant à l’action du gouvernement ainsi qu’au bien-fondé de politiques socialistes dans le pays, les dirigeants soviétiques reçoivent Nur Mohammad Taraki le 20 mars, et restent sourds face à ses demandes d’intervention militaire [2]. Mais la situation échappe de plus en plus à leur contrôle, alors que le 14 septembre, Hafizollah Amin renverse Taraki et élargit encore la répression ; les soviétiques le soupçonnent par ailleurs d’être un agent américain, multipliant les actions contre-productives pour décrédibiliser l’agenda socialiste de la révolution. Du 8 au 12 décembre, le politburo prend définitivement la décision de destituer Amin et de déployer des troupes en Afghanistan pour assurer la solidité du nouveau régime, qui sera dirigé par Babrak Karmal, l’ancien chef de fil du Partcham. Après avoir échappé à deux tentatives d’empoisonnement, Amin est éliminé par un assaut des forces spéciales soviétiques le 27 décembre [3]. Le lendemain, des blindés soviétiques traversent la frontière, l’occupation commence.

La guerre des États-Unis et du Pakistan

Avec l’invasion soviétique, un conflit interne à un pays alors largement méconnu allait devenir un enjeu mondial. Les Occidentaux n’avaient pourtant pas attendu l’intervention directe pour intervenir en Afghanistan aux côtés des opposants au régime du PPDA, participant à la déstabilisation du pays dans le but clairement défini d’attirer les troupes de l’Union soviétique en Afghanistan et d’en faire un « Vietnam de l’armée soviétique », comme l’avait reconnu Zbigniew Brzezinski [4]. L’invasion soviétique puis l’élection de Ronald Reagan amplifient l’aide américaine aux rebelles, qui reçoivent plusieurs milliards de dollars de subsides et d’armements. Le missile américain Stinger, apparu sur le terrain en 1987, marque un tournant : permettant d’abattre les hélicoptères, il prive l’armée rouge de sa maîtrise totale du ciel et ruine une stratégie de contre-guérilla jusqu’alors plutôt efficace.

C’est l’aide étrangère qui transforme progressivement la nature de la guérilla, qui passe d’une insurrection visant à défendre la société traditionnelle à un ensemble de mouvements prônant un Islam radical importé d’Arabie Saoudite et des écoles Déobandi indo-pakistanaises, bientôt insérés dans des réseaux djihadistes mondiaux. On évoque souvent l’importance des réseaux de volontaires internationaux, comme ceux du saoudien Oussama Ben Laden, et leurs liens avec les services américains et les dirigeants de l’Arabie Saoudite. Mais c’est le Pakistan qui joue le rôle plus important : pays d’accueil de l’opposition politique afghane, la République islamique alors dirigée par le général Zia est bientôt chargée de la répartition de l’aide internationale. Le général va en faire une arme pour servir ses propres intérêts stratégiques. Avec leur expérience du clientélisme tribal, les services pakistanais privilégient les groupes appartenant à l’ethnie dominante pashtoune et prônant le plus ouvertement l’Islam le plus fondamentaliste. Il ne s’agit pas, pour le régime de Zia, de reconstituer un Afghanistan unifié et souverain mais d’exercer un contrôle indirect sur les zones pashtounes, stratégiquement utiles en cas de conflit futur avec l’Inde, tout en mettant fin aux vieilles revendications irrédentistes afghanes sur les régions pashtounophones pakistanaises. Les groupes plus modérés comme les Tadjiks d’Ahmad Shah Mas’ud, dont le charisme et la francophilie lui vaudront pourtant le soutien de l’intelligentsia française, bénéficient d’une aide bien moindre.

De la fin du gouvernement révolutionnaire au cauchemar islamiste

Alors que l’Armée rouge et les troupes régulières afghanes s’embourbent dans une lutte qu’il est de plus en plus improbable de remporter, le gouvernement, désormais dominé par la faction Pârtchâm, cherche à poursuivre ses réformes tout en jouant la carte de la modération. Le drapeau rouge est abandonné au profit d’une nouvelle version du tricolore afghan, lequel est orné en médaillon d’une étoile rouge…surmontant un Coran ouvert. Le remplacement de Karmal par Muhammad Nadjibollah en 1987, accentue encore cette tendance. Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, il présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires. Malgré son implication indéniable dans la répression et la torture des opposants politiques, il parvient à gagner une véritable popularité en apparaissant comme le garant de l’unité nationale face aux ingérences du Pakistan, nouvel ennemi extérieur après le retrait des troupes soviétiques achevé en 1989. Cette stratégie explique le maintien du régime jusqu’en 1992, d’autant plus que certaines exactions commises par les groupes rebelles convainquent les populations urbaines de se ranger derrière Nadjibollah, ou tout au moins de ne pas ouvrir leurs portes à la rébellion.

Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, nadjibollah présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires

La disparition de l’Union soviétique et de son aide financière condamne cependant le régime à la chute. Le 29 avril 1992, Mas’ud entre dans Kaboul sans combattre après avoir rallié une partie des fonctionnaires issus comme lui des minorités du Nord. Un nouveau gouvernement est mis en place. Le retour à la paix reste possible : Mas’ud et Rabbani, chef politique de son mouvement, sont conscients qu’il leur faut s’appuyer sur l’ancienne administration pour permettre le retour à l’unité et l’indépendance. Mais l’absence de soutien des occidentaux et la pression du Pakistan ne permettent pas de parvenir à rétablir une situation stable ; les factions rebelles s’affrontent dès lors dans une guerre civile aux alliances mouvantes. Avec le soutien de l’ancien communiste Rashid Dostom, principal dirigeant de la minorité ouzbèke, rallié un temps à Mas’ud, les troupes islamistes de Hekmatyar bombardent une première fois Kaboul, mais les troupes de Mas’ud tiennent bon.

Au Pakistan, le retour progressif à la démocratie ne change pas fondamentalement la politique afghane. Face aux alliés islamistes pashtounes des services de renseignement de l’armée de l’ancienne dictature, restés très puissants, le gouvernement de la première ministre Benazir Bhutto créé sa propre force islamiste afghane ; ce seront les Talibans. Ceux-ci bousculent les troupes de Hekmatyar puis chassent Mas’ud de Kaboul. Le cauchemar fondamentaliste s’abat sur le pays, qui n’en est jamais tout à fait ressorti.

Menée par des factions aussi pressées d’imposer leur vision au pays que de s’entre-déchirer, se perdant dans un cycle de répressions et de violences en ne voulant pas prendre en compte les réalités de l’Afghanistan traditionnel, la révolution afghane clôt sur un échec total la vague des révolutions progressistes et modernisatrices au Moyen-Orient. En enfonçant l’URSS dans une guerre qui use ce qui lui restait de ressources financières et de crédibilité internationale, elle contribue également à mettre fin à l’aventure révolutionnaire du XXe siècle. Alors que le chiisme politique s’installe dans l’Iran voisin, l’Afghanistan devient le point de ralliement des réseaux fondamentalistes sunnites qui, l’ennemi communiste athée abattu, ne tardent pas à se retourner contre l’Occident, tout autant haï. Pour les décennies suivantes, l’opposition à la mondialisation libérale et à l’impérialisme va sembler passer, dans le discours du moins, de la revendication de l’indépendance et du développement à une question de spiritualité et de civilisation, et sera ressentie comme telle dans tous les camps.

[1]Henri Souchon, « Quand les djihadistes étaient nos amis », in Le Monde Diplomatique, février 2016 (https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/SOUCHON/54701 )

[2] Gilles Rossignol, « L’intervention militaire soviétique vue de Moscou », in « Les nouvelles d’Afghanistan », n°157, juin 2017.

[3] Gilles Rossignol, « L’élimination d’Hafizollah Amin », in « Les Nouvelles d’Afghanistan », n°158, septembre 2017.

[4] Interview de Zbigniew Brzezinski par le Nouvel Observateur, 15/01/1998 : https://www.les-crises.fr/oui-la-cia-est-entree-en-afghanistan-avant-les-russes-par-zbigniew-brzezinski/

Principales sources pour la contextualisation historique et géopolitique:

Michael Barry, Le Royaume de l’Insolence. L’Afghanistan 1504-2011, Flammarion, 2011.

Anthony Arnold, Afghanistan’s two party communism, Hoover Press, 1983.

Christian Parenti, « Retour sur l’expérience communiste en Afghanistan », in Le Monde Diplomatique, août 2012

 

La misère de la psychiatrie : histoire de trente-cinq années de réformes

©19Wilhelm18

Le 21 mars 2019, ils étaient près de trois cents soignants, psychiatres, pédopsychiatres, psychologues et usagers à se rendre devant l’hôpital de la Salpêtrière à Paris. Répondant à l’appel des organisations syndicales (CGT & SUD), d’associations d’usagers et de collectifs professionnels (collectif des 39), les manifestants s’étaient rassemblés autour de la statue de l’aliéniste Philippe Pinel pour dénoncer la « gestion managériale » des établissements psychiatriques. 


Le lieu du rassemblement ne fut pas choisi au hasard. Philippe Pinel, médecin français de la fin du XVIIIème siècle, considéré comme l’un des pères fondateurs de l’aliénisme, est aussi désigné dans l’historiographie médicale comme le libérateur mythique des fous et des folles enchaînés. Nommé médecin chef de l’hospice de Bicêtre le 25 août 1793, puis médecin de la Salpêtrière le 4 mars 1795, Pinel se serait engagé avec le surveillant de Bicêtre, Jean-Baptiste Pussin, à rompre les fers des internés et à les placer sous la surveillance du regard médical. De prisonniers, les internés de cet hospice étaient devenus des malades qu’il était désormais possible de soigner grâce à un “traitement moral” administré dans un espace séparé du reste de la population.

Bien qu’inventé a posteriori par les aliénistes du XIXème siècle[1], ce geste libérateur de Pinel est encore encore aujourd’hui considéré comme l’acte fondateur de la psychiatrie française. Après avoir rendu hommage à cette figure “humaniste” en déposant quelques bouquets de fleurs aux pieds de la statue, les organisateurs de la manifestation réitérèrent le geste symbolique du médecin. Ils s’enchaînèrent, rompirent l’entrave qui les maintenait, puis appelèrent avec vigueur à un « renouveau des soins psychiques ». Le cortège partit du 13ème arrondissement en début d’après-midi pour se rendre à la place de la République. À sa tête, un froid constat écrit sur l’une des banderoles : « Paradis fiscal, enfer à l’hôpital ».

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Peinture de Charles Müller: Pinel faisant enlever les fers aux aliénés de Bicêtre (XIXeme) ©Double Vigie (photographie)

Un service public affaibli par les manques matériels et budgétaires

Cet événement, organisé par le mouvement « Printemps de la psychiatrie », qui fédère depuis le mois de janvier 2019 une quarantaine d’organisations professionnelles et d’usagers, avait pour objectif d’alerter les élus et la presse sur l’état délétère du secteur et des hôpitaux psychiatriques. Les quotidiens Le Monde, Ouest France et le Huffington Post lui ont consacré le jour même quelques articles[2] et relayé les témoignages dépités des manifestants. Interrogée par le Huffington Post, Clémentine, psychologue à l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens, relatait ainsi la situation de sa structure :

« On manque cruellement de budget pour les médiations thérapeutiques, pour proposer des activités à nos patients. On manque de temps aussi pour les consultations, pour les entretiens. On nous demande de travailler constamment dans l’urgence alors que le soin s’inscrit dans la continuité. »

L’hôpital Philippe Pinel n’est pas le seul établissement psychiatrique à éprouver de telles défaillances. Dans une grande partie des départements, les structures psychiatriques souffrent des mêmes maux : manque de moyens, sous-effectif chronique, utilisation abusive des moyens de contention et de l’isolement, absence de réel suivi du malade en dehors de l’hôpital et saturation des Centres médicos psychologiques (CMP). Des carences budgétaires et humaines qui, comme l’avaient rappelé les manifestants, entraînent une “déshumanisation” de la prise en charge et du soin.

Des professionnels de santé en lutte chronique contre le Ministère de la Santé

Si ce type de mobilisation peut paraître anecdotique dans un paysage politique saturé par les conflits sociaux, il n’est cependant ni nouveau ni méconnu par les pouvoirs publics. Les grèves des personnels soignants ponctuent les actualités depuis plusieurs années. En 2018, les agents de l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens avaient lutté pendant sept mois contre leur direction pour réclamer la création de soixante postes d’infirmiers supplémentaires. Ils en obtinrent trente après avoir campé devant leur hôpital pendant 109 nuits. En mai 2018, c’étaient déjà plusieurs soignants de l’hôpital du Rouvray à Sotteville-lès-Rouen qui avaient entamé une grève de la faim pour dénoncer la précarité de leurs conditions de travail. Les grévistes réclamaient eux-aussi une augmentation générale des moyens matériels et le recrutement immédiat de nouveaux aides-soignants pour permettre un meilleur fonctionnement des services. Durant l’année 2017, de nombreuses grèves furent également menées dans une relative indifférence médiatique, et ce, malgré la récurrence des mobilisations.

Bien que sporadiques en apparence, ces manifestations donnent néanmoins un aperçu général de l’état de la psychiatrie française. Le service public hospitalier peine à remplir efficacement ses missions auprès des usagers, les structures extra-hospitalières sont régulièrement saturées par l’arrivée constante de nouveaux malades, et une grande partie des professionnels de santé subissent la dégradation de leurs conditions de travail. Du fait du manque de moyens, ces derniers ont l’impression de maltraiter les usagers et de ne pas les suivre dans la durée. Ce sentiment d’impuissance est également partagé par les agents des EHPAD, qui constatent depuis une dizaine d’années la carence croissante des moyens matériels pour assurer la prise en charge des retraités.  Face à la dégradation constante de la qualité des soins dans leurs services, nombre de psychiatres, d’infirmiers et d’usagers mobilisés ont à plusieurs reprises appelé les pouvoirs publics à réinvestir le champ psychiatrique. La publication du manifeste “Pour un renouveau des soins psychiques” le 30 janvier 2019 exigeait à ce titre la revalorisation du budget de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie. Une revendication de longue date qui, bien que largement partagée par les professionnels de santé, s’est souvent heurtée à la politique budgétaire des Agences régionales de santé (ARS).

Une réforme du financement et de l’organisation de la psychiatrie en gestation depuis 2018

Consciente des difficultés rencontrées par les agents, la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, avait annoncé le 26 janvier 2018, au congrès de l’Encéphale, un projet de réforme du modèle de financement et de l’organisation de l’offre de soins en santé mentale. Cette réforme fut explicitée par la publication le 28 juin 2018 d’une “feuille de route” sur le site internet du ministère. Articulé autour de quatre axes, ce projet proposait près de trente-sept actions pour moderniser la prise en charge des malades et assurer la qualité des soins. Parmi elles figuraient le développement de l’ambulatoire en ville, le recrutement de nouveaux professionnels en soins psychiques, ou encore la télémédecine. Des mesures qui, si elles se focalisent sur le parcours des patients, se donnent néanmoins pour objectif de « préserver » le budget de la psychiatrie tout en luttant contre les inégalités, notamment territoriales et d’accès aux soins.

Cette position semble se confirmer depuis le mois de janvier 2019. Les publications de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), commandées par la ministre, préconisent en effet la « modulation » de la dotation financière selon le degré de précarité des populations. Un territoire particulièrement touché par la précarité verra ainsi son financement accru. Ce mécanisme financier permettrait en outre de ne pas augmenter sensiblement le budget général alloué à la psychiatrie, tout en atténuant les inégalités de financement entre les territoires. Plus un projet de régulation des moyens et des mécanismes de financement qu’une politique publique d’investissement et de création de structures hospitalières et extra-hospitalières, la réforme préparée pour l’année 2019 se donne toutefois pour objectif de redorer le blason d’antan de la psychiatrie. La ministre confirme ainsi son intention de moderniser un vieux service public qui est redevenu depuis quelques mandats, et selon ses propres termes, le « parent pauvre de la médecine ».

Une psychiatrie héritière du système asilaire du XIXème siècle

La politique publique de prise en charge des malades mentaux accuse en effet près de 180 années d’existence. Son modèle d’organisation basé sur l’asile a légalement perduré jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle. En ce sens, une partie des hôpitaux psychiatriques actuels, et sur lesquels repose toujours la politique d’hospitalisation, furent construits durant le second Empire [3] et la Troisième République. Née avec la promulgation de la loi sur les aliénés du 30 juin 1838[4], qui imposait la création d’un asile dans chaque département, ou à défaut de passer une convention avec un établissement public ou privé, l’Assistance publique aux aliénés était chargée d’assurer le soin et la prise en charge des malades. Les individus interpellés par les forces de l’ordre et qui présentaient des troubles psychiques pouvaient à ce titre être internés d’office dans un asile départemental par décision du préfet. Les familles des malades pouvaient également y placer leurs proches, selon les modalités d’internement du “placement volontaire”. Le texte disposait enfin que les malades indigents, ceux dont les revenus, ou à défaut ceux de leur famille, étaient insuffisants pour couvrir les dépenses de la prise en charge, seraient intégralement entretenus par le département. La psychiatrie s’était ainsi définie comme la première politique publique d’assistance de France.

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Gravure: Asile d’aliénés de Sainte-Anne à Paris, Vue de vol d’oiseau, 1877. Revue générale de l’Architecture et des Travaux Publics, 1877, n°4 (volume 34ème). © Questel

Dans les faits, une dizaine de départements ne disposeront pas d’établissements avant les années 1970 et les asiles feront, dès la fin du XIXème siècle, l’objet de vives critiques de la part des journalistes comme des internés. Décrits comme des mouroirs, des espaces pathogènes ou encore des institutions totalitaires au début des années 1960[5], les asiles seront perçus dans la conscience collective comme des lieux d’enfermement entretenant la folie et dans lesquels s’exerçait le pouvoir autoritaire de l’institution médicale. Une représentation très critique et encore perceptible dans les discours des associations d’usagers, qui tend toutefois à nuancer les transformations des hôpitaux psychiatriques au cours du XXème siècle.

L’entre-deux guerres et les prémices de la politique de secteur

Durant l’entre-deux guerres, les autorités publiques entreprirent une première réforme de l’Assistance publique aux aliénés. La circulaire du 13 octobre 1937 amorça une relative ouverture des asiles vers le territoire en instituant de nouvelles structures de prise en charge. Ces dernières devaient assurer « le dépistage » des troubles psychiques et permettre la tenue de consultations externes. Les hôpitaux de jour, ainsi que les dispensaires d’hygiène mentale furent développés à ce titre, et avaient également pour tâche d’accueillir de nouvelles populations de malades qui ne relevaient pas de la législation de 1838. Ce fut notamment le cas à l’hôpital Henri Rousselle situé dans l’enceinte de l’hôpital Sainte-Anne à Paris.  Au dépistage devaient également s’adjoindre des services sociaux chargés d’entretenir des liaisons entre l’hôpital et les familles. Les équipes soignantes assuraient ainsi le suivi et « la réadaptation sociale du malade »[6].

S’amorçait ici un premier déplacement dans les modalités de la prise en charge. Si l’asile demeurait le principal instrument du soin, des structures extra-hospitalières commençaient à assurer le suivi du malade et à intervenir hors de la sphère médicale. Cette politique « d’ouverture », bien que très limitée durant les années 1930, se poursuivra après le second conflit mondial, grâce à l’effort combiné de jeunes psychiatres réformateurs (dont les plus connus sont Lucien Bonnafé, Georges Daumézon, Louis le Guillant, et Paul Bernard), réunis dans le Syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques,  et de fonctionnaires du ministère de la santé (Eugène Aujaleu, Marie-Rose Mammelet) favorables au développement de prises en charge alternatives. La publication de la circulaire du 15 mars 1960 paracheva cette dynamique en instituant une nouvelle politique d’intervention et d’organisation des soins en santé mentale : la politique de secteur.

De la naissance du secteur à la camisole budgétaire (1960-1983)

La politique de secteur, ou sectorisation, redéfinit la prise en charge des troubles psychiques en ces termes : ” Le territoire est divisé en secteurs géographiques, à l’intérieur de chacun desquels la même équipe médico-sociale devra assurer […] la continuité entre le dépistage, le traitement sans hospitalisation […] les soins avec hospitalisation et, enfin, la surveillance postcure “[7].

Dans cette perspective, l’hôpital psychiatrique n’est plus qu’une étape du parcours du malade. Les structures extra-hospitalières (dispensaires, hôpitaux de jours, ateliers) deviennent des modes de prise en charge complémentaires. Elles doivent prévenir l’apparition des troubles et assurer la continuité des soins entre l’hôpital et le domicile du malade. La circulaire déplaçait de ce fait le mode d’intervention de l’hôpital vers le territoire, au plus près des familles des malades internés. A terme, le secteur devait également entraîner une diminution générale de la durée d’hospitalisation et favoriser la réinsertion sociale des malades “chroniques”. Ce sera chose faite au milieu des années 1970, période durant laquelle le secteur connut un sensible développement avec la création de nombreuses structures extra-hospitalières.

Afin de favoriser son développement, les autorités publiques mirent en oeuvre un système de financement très avantageux. L’État remboursait à hauteur de 87% des coûts les actions décidées par les conseils généraux. Le département assurait dans son intégralité le reste des dépenses. En ce sens, si un conseil général souhaitait créer une nouvelle structure d’accueil pour les malades, l’achat du terrain, les frais de construction et d’aménagement, ainsi que les ceux de prise en charge des malades étaient majoritairement assurés par l’État. Ce dispositif de financement croisé rencontra un véritable succès auprès des psychiatres et des équipes soignantes, qui purent aisément créer de nouveaux centres et dispensaires. Si elle permettait une prise en charge complémentaire à l’hôpital, la politique de secteur ne mit pas un terme à la politique d’hospitalisation. Le système hospitalier poursuivit en effet sa modernisation durant la décennie 1970 et de nouveaux établissements virent le jour. Alors que le secteur demeurait très inégalement développé selon les départements, le service public hospitalier comptait près de 118 000 lits d’hospitalisation en 1981[8].

L’ère “mitterandienne” et l’inexorable politique de réduction des dépenses hospitalières (1983-1995)

L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand et le virage budgétaire de 1983 marquèrent une rupture dans la politique d’hospitalisation. Le déficit budgétaire provoqué par les crises pétrolières de 1973 et 1979 et l’inflation élevée des années 1980 contraignirent les autorités publiques à imposer une maîtrise rigoureuse des dépenses. Dans le cadre de l’hospitalisation psychiatrique, cela se traduisit par une série de réformes visant tant la réduction des dépenses d’hospitalisation que le développement du secteur et de la prise en charge extra-hospitalière. Le IXème plan d’équipement en santé mentale de 1983 prévoyait à ce titre la fermeture de 12 000 lits d’hospitalisation pour l’année 1988 et le remplacement de 28 000 autres lits par autant de prises en charge extra-hospitalières et ambulatoires[9]. Dans les faits, les structures extra-hospitalières ne compensèrent que faiblement cette suppression. Le nombre de lits publics, qui était en 1984 autour de 114 000, tomba de fait à 90 130 en 1988.

“Évolution des lits en psychiatrie générale”, in LOPEZ, Alain, TURAN-PELLETIER, Gaëlle, op.cit. p.170.

Cette politique de restriction budgétaire se poursuivit bien après les présidences de François Mitterrand. Selon la DREES, le service public hospitalier ne comptait ainsi plus que 57 389 lits en 1997, 47 000 en 2003, et 42 000 en 2014[10]. Le développement d’une prise en charge ambulatoire moins onéreuse compensa en partie la suppression des lits d’hospitalisation. De nouvelles structures médico-sociales et médico-psychologiques, à l’image des CMP ou des Centres d’activité thérapeutique à temps partiel (CATTP), furent créées, souvent à l’initiative des médecins ou d’associations d’usagers, et assurèrent la réadaptation sociale d’une partie des anciens internés. La politique de réduction des dépenses permit la croissance du champ médico-psychologique et associatif actuel.

Sur le plan institutionnel, les réformes de 1983 et de 1985[11] actèrent définitivement le secteur comme le principal mode de prise en charge des malades mentaux. La loi du 9 janvier 1983 mit fin au système de prix des journées pour établir une dotation annuelle pour l’hôpital psychiatrique, et la loi du 31 décembre 1985 rattacha les personnels des structures extra-hospitalières et les dépenses du secteur au budget des hôpitaux psychiatriques. Les représentants du Ministère de la Santé et de la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie, chargées depuis 1968 du budget des hôpitaux psychiatriques obtinrent ainsi la gestion de l’ensemble des dépenses de santé en psychiatrie.

Le système de la Dotation annuelle de fonctionnement paraît insuffisant pour assurer la pérennité du secteur

C’est en grande partie le même système de financement qui est en oeuvre aujourd’hui. La Dotation annuelle de fonctionnement (DAF), qui remplaça dès 1983 le système des prix des journées, finance la majorité des structures psychiatriques. Chaque année, un arrêté des Ministères des Finances et de la Santé fixe une dotation annuelle pour toutes les régions. Il incombe aux ARS de répartir ce financement selon les activités des structures intra et extra-hospitalières. Aussi, contrairement aux hôpitaux généraux et à certains services (Médecine, Chirurgie et Obstétrique) la grande majorité des structures psychiatriques ne sont pas financées par une tarification de l’activité, ou T2A, mais par une enveloppe de fonctionnement définie par le ministère de tutelle. Le ou la ministre de la Santé en fonction assure ainsi le fonctionnement des établissements psychiatriques financés par la DAF.

Ce système est également rattaché depuis 1997 à l’Objectif national de dépenses de l’assurance maladie (ONDAM), qui définit chaque année le taux de croissance des dépenses en santé. Dans cette optique, et afin de ne pas créer de déficits, la dotation annuelle en psychiatrie devrait se rapprocher du taux de croissance des dépenses de santé prévue par l’ONDAM. Or, l’augmentation continue depuis 10 ans de la file active en psychiatrie générale, la croissance soutenue du nombre de personnes ayant fréquenté au moins une fois une structure psychiatrique au cours de l’année, et donc des dépenses, n’a pas engendré une augmentation conséquente de la DAF. Depuis 2010, cette dernière semble stagner, tandis que les coûts des soins et de la prise en charge n’ont pas cessé de croître.

En effet, si l’ONDAM croît annuellement entre 2,5% et 3%, la dotation concernant les activités de psychiatrie n’a quant à elle augmenté que de 0,88% entre 2014 et 2018, soit de 78,2 millions d’euros en quatre ans. Selon un rapport de l’IGAS, la DAF des établissements spécialisés (psychiatriques) n’avait de même augmenté que de 0,7 % durant la période 2012-2015[12]. Bien que cette faible croissance de la dotation annuelle de fonctionnement n’explique qu’une partie des difficultés que connaissent les structures du secteur, et qu’il soit difficile de la rapprocher de l’activité concrète compte tenu de la très grande variété des établissements, elle demeure un indicateur du manque de moyens qui sont alloués à la psychiatrie. Afin de ne pas dépasser le budget annuel fixé par les ARS, les établissements psychiatriques sont de ce fait contraints de faire des économies sur le matériel et l’équipement, voire sur le nombre de soignants. Il en résulte un réel manque de moyens pour assurer une prise en charge de qualité, alors que le nombre de malades progresse chaque année. C’est particulièrement le cas pour les centres médicos psychologiques infanto-juvéniles (CMP-IJ).

Des partis d’opposition qui demeurent peu impliqués sur la question psychiatrique

La crise que traverse aujourd’hui le monde psychiatrique n’a jusqu’à présent éveillé l’attention que d’une poignée d’élus. Quelques députés du Parti Communiste Français (PCF) et de la France Insoumise (FI) s’y sont intéressés lors de déplacements dans leur circonscription. Le député FI François Ruffin avait notamment rencontré les agents de l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens. Il s’y rendit dès le mois d’août 2018, afin de mesurer selon ses termes « la réduction des déficits à l’œuvre ». François Ruffin déposa le 29 novembre une proposition de loi visant à augmenter la DAF. L’article 3 de sa proposition disposait ainsi que : « L’évolution de cette dotation par rapport à l’année précédente ne peut être inférieure à celle de l’objectif des dépenses d’assurance maladie. »

Le député préconisait ainsi que la dotation ne soit pas inférieure au taux de croissance de l’ONDAM. Si l’objectif national prévoyait une augmentation des dépenses de santé de l’ordre de 3%, la dotation annuelle pour la psychiatrie devrait croître d’un taux équivalent . Les députés de la majorité La République En Marche repoussèrent toutefois cette proposition. Le député réitéra son engagement en juillet 2018 en demandant l’augmentation du budget général de la psychiatrie de 30%. Hormis cette proposition d’urgence et quelques déclarations scandalisées, les partis d’opposition n’accordent guère d’intérêt à la psychiatrie. Aucune réforme ou proposition d’ampleur ne se dégagent des organisations politiques. Dans cette perspective, le projet de réforme de la ministre des Solidarités et de la Santé pourrait bien s’imposer.

Agnès Buzyn 2018-04-06 © Amélie Tsaag Valren

De la création de l’Assistance publique aux aliénés au XIXème siècle à la politique de secteur, la psychiatrie française s’est continuellement affirmée comme la première politique d’assistance publique. Encore aujourd’hui, la psychiatrie représente près de 10% des dépenses de l’assurance maladie et le soin demeure majoritairement assuré par les agents du service public. Ce dernier connait toutefois depuis le “tournant de la rigueur” de 1983 une baisse drastique de sa capacité d’accueil. Le nombre de lits d’hospitalisation a, depuis le premier mandat de François Mitterrand, été divisé par trois, et le financement des établissements psychiatriques via la DAF n’a pas été augmenté à la hauteur de la croissance des dépenses en santé mentale. A l’image des EPHAD, ou des hôpitaux généraux, les hôpitaux psychiatriques et les établissements de secteur apparaissent comme les structures d’un service public déstructuré, un service public étouffé par une politique de réduction des dépenses sur le long cours. Appliquée depuis près de 35 ans, cette politique semble avoir, et de manière continue, dégradé la qualité des soins et de la prise en charge. La misère actuelle que connaissent nombre d’établissements psychiatriques, et que dénonce la majorité des professionnels du champ psy, résulte pour partie des réformes engagées depuis les années 1980 par les gouvernements successifs.

 

[1] SWAIN, Gladys. Le sujet de la folie : naissance de la psychiatrie. Paris. Privat. 1977.

[2] CEBRON, Valentin. « Les personnels psychiatriques manifestent pour réclamer “un renouveau des soins psychiques” ». Le Monde [en ligne], 22 mars 2019, [consulté le 01/04/2019]. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/03/22/les-personnels-psychiatriques-battent-le-pave-pour-reclamer-un-renouveau-des-soins-psychiques_5439586_3224.html ; DEMARTHON, Jacques. « Psychiatrie. Environ 300 manifestants à Paris pour des soins « plus humains » ». Ouest France [en ligne], 21 mars 2019, [consulté le 01/04/2019]. Disponible sur : https://www.ouest-france.fr/sante/psychiatrie-environ-300-manifestants-paris-pour-des-soins-plus-humains-6273424 ; « Pour une psychiatrie « plus humaine » : les médecins, infirmiers et patients dans la rue ». Huffington Post [en ligne], 21 mars 2019, [consulté le 01/04/2019]. Disponible sur : https://www.huffingtonpost.fr/2019/03/21/pour-une-psychiatrie-plus-humaine-les-medecins-infirmiers-et-patients-dans-la-rue_a_23698022/

[3] C’est notamment le cas des hôpitaux psychiatriques de l’ancien département de la Seine qui furent construits durant la décennie 1860 (1867 pour Sainte-Anne, 1868 pour Ville-Evrard, 1869 pour Perray-Vaucluse).

[4] Loi n°7443 du 30 juin 1838 sur les aliénés.

[5] Les ouvrages Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault et Asylum du sociologue Erving Goffman, tous les deux publiés en 1961, sont régulièrement désignés comme les deux travaux universitaires ayant le plus contribué à la diffusion de la critique du système asilaire et du pouvoir médical.

[6] MINISTERE DE LA SANTE PUBLIQUE, octobre 1937. Circulaire du 13 octobre 1937 relative à la réorganisation de l’Assistance psychiatrique dans le cadre départemental (non parue au Journal Officiel).

[7] MINISTERE DE LA SANTE PUBLIQUE ET DE LA POPULATION, mars 1960. Circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales (Non parue au Journal Officiel), p.2.

[8] LOPEZ, Alain, TURAN-PELLETIER, Gaëlle,  novembre 2017. Organisation et fonctionnement du dispositif de soins psychiatriques, 60 ans après la circulaire du 15 mars 1960, Tome II Annexe [en ligne]  Rapport IGAS N°2017-064R. Paris. p.187. Disponible sur : www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2017-064R-Tome_II_annexes.pdf

[9] Ibid, p.13.

[10] Ibid, p.187.

[11] MINISTERE DES AFFAIRES SOCIALES ET DE LA SOLIDARITE NATIONALE & MINISTERE DE LA SANTE, janvier 1983. Loi n°83-25 du 9 janvier 1983 portant diverses mesures relatives à la sécurité sociale. JORF du 20 janvier 1983 ; Id, janvier 1986.  Loi n°85-1468 du 31 décembre 1985 relative à la sectorisation psychiatrique. JORF du 1er janvier 1986.

[12] LOPEZ, Alain, TURAN-PELLETIER, Gaëlle, novembre 2017. op.cit., p.84.

« We, The Revolution » : l’histoire française est-elle passée à la guillotine ?

La justice décapitée par les factions révolutionnaires ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

En France, on la retrouve partout sur les frontons, dans les discours, les livres d’histoire : mythe fondateur de la République, la Révolution est indéniablement le monument de tous les monuments. Mais est-ce un édifice inébranlable ? C’est tout l’enjeu du fascinant We, The Revolution, jeu vidéo développé par un studio polonais, sorti le 21 mars, et d’ores-et-déjà annoncé comme un succès du jeu indépendant. À travers Alexis Fidèle, juge du tribunal révolutionnaire, le joueur parcourt cette époque fondatrice, de la chute de la monarchie aux temps qui suivent le renversement de Robespierre. Dans une atmosphère dépeinte comme sombre et vénéneuse, on utilise la guillotine comme arme politique pour se hisser parmi les grands : bien plus que les idéaux, ce sont les violences et contradictions qui sont au cœur de ce palpitant récit. Mais à la fin, ne serait-ce pas la Révolution qui se fait guillotiner ?


Et si au moment de commencer votre weekend, vous entendiez une petite voix vous proposer de remplacer vos plans par un voyage dans le temps ? Résisteriez-vous bien plus longtemps s’il s’agissait plus précisément de partir en immersion au cœur de la Révolution française ? Cette promesse tentatrice est celle du jeu vidéo polonais We, The Revolution. Vous ne seriez pas la première personne à tirer les rideaux de votre chambre et, dans la pénombre, laisser votre weekend naissant passer sous la guillotine de cette fresque.

Aussi, risqueriez-vous d’en ressortir hanté par les vociférations de la Terreur et une vision aussi obscure que criminelle de cette période pourtant sacrée. Puissante œuvre d’art, outil d’une propagande sacrilège, ou encore, moment d’apprentissage des politiques manipulatoires… Qu’est-ce que We, The Revolution ?

Image We the Revolution ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Une sombre épopée dans la peau d’Alexis Fidèle, juge révolutionnaire

Sorti le 21 mars 2019 et déjà fort de son succès auprès d’un certain public de joueurs et des médias spécialisés, We The Revolution est d’ores-et-déjà assuré de marquer le jeu indépendant cette année. Alors que les grands studios de production vidéo-ludiques portent à l’écran toujours plus de sophistication et de complexité graphique, la petite équipe polonaise de Polyslash a fait un tout autre pari : l’atmosphère de leur jeu repose sur une puissance illustrative originale et proche de la bande-dessinée, qui fait se déployer l’histoire à travers la force des couleurs, des personnages et des symboles. Un choix audacieux et fort pertinent pour nous immerger dans la très mythologique période révolutionnaire. C’est que la sensation d’intimité avec la Révolution nous fait très vite plonger dans l’histoire.

Le joueur y incarne le personnage fictif d’Alexis Fidèle, un juge du tribunal révolutionnaire qui siège dans la première moitié des années 1790 : à travers ses yeux mais aussi ses actes, on projette notre conscience dans une époque où se côtoient et s’affrontent Louis XVI, Robespierre, Danton, mais aussi d’autres figures moins célèbres telles que Hébert, Pache, Roland ou encore Fouquier-Tinville. Très rapidement, Alexis Fidèle voit ses proches embarqués par la force des choses, dans l’immense et ici sombre odyssée révolutionnaire. L’atmosphère de profonde instabilité mêlée au poids de la sanglante guillotine pénètrent de manière venimeuse un joueur confronté très vite et en permanence à de lourds dilemmes moraux. Pour les amoureux de la période, l’effet addictif est sans limite.

C’est ainsi que We, The Revolution, utilise la petite histoire pour amener son public à la grande.

Comme dans des films hollywoodiens qui se déroulent sur fond historique, tels que The Patriot ou Gladiator, le personnage principal est un illustre inconnu dont le destin se mêle aux grands qui marquent l’histoire de leur temps, au prix de grandes souffrances pour lui et sa famille. Deux fils, une compagne et un vieux père donnent à Alexis Fidèle une épaisseur très humaine. C’est ainsi que We, The Revolution utilise la petite histoire pour amener son public à la grande. À cette différence près que le jeu ne nous embarque pas uniquement pour une poignée d’heures mais potentiellement quelques dizaines : l’empathie et l’identification produites avec ce personnage forment un puissant canal d’émotions, propice à la transmission d’une certaine vision de la Révolution. Et c’est bien aussi cela dont il s’agit car comme œuvre d’art de masse, ce jeu vidéo est à la fois le produit d’une volonté d’expression et un objet actif dans les champs des consciences, de la culture et donc, de la politique.

Alexis Fidèle et sa guillotine ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

We, the anti-Revolution ?

Vous ne l’avez peut-être pas encore compris, mais We, The Revolution ne transmet pas exactement une vision positive de la Révolution. Il serait d’autant plus mal avisé de l’offrir à Jean-Luc Mélenchon pour son anniversaire, que certains se souviendront peut-être de sa réaction critique à la sortie de Assassin’s Creed Unity en 2014. Dans ce jeu aussi, l’éclat et les idéaux de la Révolution sont très vite écartés au profit d’une atmosphère sombre et cynique : la guillotine, le sang et les viles manipulations sont le refrain de cette geste dont le fil rouge n’est autre que l’escalade vers la violence et la déliquescence de leaders révolutionnaires, bestialisés jusque dans leur représentation graphique.

Quant aux petites gens du peuple, le jeu nous les rend moins sympathiques encore que les gilets jaunes sur BFMTV un samedi après-midi. Là où dans Un Peuple et son roi (2018), le réalisateur Pierre Schoeller avait fait le choix de rapprocher la focale et le public des parcours de vie des sans-culottes, We, The Revolution en donne une image relativement grégaire et déshumanisée. On retrouve la vision offerte par des penseurs comme Gustave Le Bon, auteur de Psychologie des Foules (1895), pour qui les révolutions consistent en un effondrement des freins sociaux du peuple, libérateur des pulsions destructrices de la masse. En contraste, les monarchistes et aristocrates n’occupent dans le jeu qu’une position très secondaire : représentés très souvent sous des traits plus doux et délicats, ils occupent presque immanquablement la position de victimes et de bouc-émissaires sans que leurs rôles et responsabilités ne soient jamais présentés comme des facteurs de radicalisation du processus révolutionnaire.

La foule après une exécution ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Conscient ou non, ce parti-pris laisse des angles morts importants sur la période. Sur les motivations de la Révolution, le jeu n’évoque que peu ou pas, les libertés et acquis sociaux ou politiques obtenus, de l’abolition des privilèges et de l’égalité des droits, à l’affirmation de libertés religieuses et politiques alors inédites. De même, We,The Revolution ne met presque pas en scène les résistances de la puissante aristocratie française et le poids des coalitions monarchiques européennes envoyant des centaines de milliers de soldats contre la France, éléments qui viendraient donner une explication à la violence des gouvernements révolutionnaires. Les faiblesses de la contextualisation en laissent ainsi une impression caricaturale des révolutionnaires qui apparaissent alors avant tout comme des arrivistes assoiffés de sang et de pouvoir : le joueur lui-même est bien moins affairé à sauver la Révolution qu’à manigancer en s’alliant et/ou trahissant jacobins, girondins, partisans de Danton, Hébert ou encore Robespierre.

Robespierre et Hanriot, sombrement dépeints ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Comme pour Assassin’s Creed Unity, le jeu vidéo vient percuter la mythologie française en questionnant violemment le sens de cette Révolution qui est le récit fondateur, la Genèse quasi-biblique de notre République, presque comme une religion. Rappelons que le débat a bien entendu longtemps occupé les intellectuels : au siècle dernier, là où des historiens comme Georges Lefebvre et Albert Soboul ont pu affirmer la Révolution (y compris les temps Robespierristes de 1793-1794) comme une lutte populaire ou de classe, d’autres comme François Furet ont dénoncé ses crimes et le despotisme de ses dirigeants. Bien entendu, la polémique est passée du champ académique à la sphère du débat public et We, The Revolution met le joueur devant le dilemme très symbolique d’envoyer (ou pas) le « pauvre » Louis XVI à la guillotine. En 1793, Robespierre disait : « Louis doit mourir pour que la patrie vive ». En juillet 2015, un jeune politicien méconnu du nom d’Emmanuel Macron adressait comme une réponse à travers les âges au leader jacobin : « Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! »

Le jeu vidéo vient percuter la mythologie française en questionnant violemment le sens de cette Révolution qui est le récit fondateur, la Genèse quasi-biblique de notre République.

Si We, The Revolution vient plutôt conforter le deuxième que le premier, et s’attaque fortement au monument révolutionnaire, l’intérêt de ce jeu polonais est peut-être moins de parler de la Révolution française en particulier, que de mettre en lumière les rouages de la bataille pour le pouvoir. À l’instar du Prince (1532) de Machiavel, ne peut-on pas voir dans cette œuvre une leçon de réalisme, fut-elle cynique et amorale, sur la politique en général ?

Ouverture du procès de Louis XVI par Alexis Fidèle ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Un jeu politique sur le jeu politique

À travers le juge Fidèle, le joueur découvre très rapidement un univers judiciaire entaché par les jeux d’influence, les dettes et les services rendus : le premier prévenu rencontré depuis le pupitre n’est autre que Frédéric Fidèle, le très jeune fils d’Alexis, accusé de violences à l’égard d’un petit voisin. Déjà apparaît la tentation d’épargner sa progéniture, de contenter sa compagne, et d’envoyer des hommes de main pour intimider les plaignants. Bien entendu, tout finit par se savoir dans le Paris révolutionnaire et il faut savoir tour à tour épargner et investir sa réputation comme un capital toujours fluctuant. Aux côtés du célèbre accusateur Fouquier-Tinville qui veille à la condamnation de tout crime et à la bonne tenue des procès, on apprend rapidement à composer.

Il s’agit de soutenir Danton, Hébert et d’autres grandes figures, ou bien de les faire décapiter en orientant leurs procès.

Cette justice sans majuscule se trouve rapidement éloignée de l’idéal pour apparaître comme une forme de pouvoir aussi corruptible que les autres. Nommer des alliés à des postes clefs du système judiciaire ? Vous le ferez. Couvrir et dévoiler les scandales afin de renforcer votre position politique ? Vous le ferez. Déclencher des violences pour pouvoir ensuite les réprimer ? Vous le ferez également, et bien pire encore. Ainsi, lorsque le commandant Hanriot nous demande de l’autoriser à utiliser le feu des armes contre les manifestants, on ne peut s’empêcher de penser aux LBD, au cas d’Alexandre Benalla ou encore aux manipulations effectuées par le parquet pour protéger ce dernier. De la nomination de Rémy Heitz, très proche du pouvoir, comme procureur de la ville de Paris, à la perquisition judiciaire effectuée chez Mediapart, pourtant à la pointe des investigations sur la dite affaire, le fait du prince n’est jamais loin.

Dans We, The Revolution aussi, on reçoit à son pupitre les courriers de puissants personnages nous demandant d’intercéder en leur faveur et outre la magistrature, le jeu offre la possibilité de faire appel à des hommes de main pour arriver à ses fins : à son service, on trouve le brutal Clovis (sorte de Vincent Crase de l’époque révolutionnaire), ainsi que le diplomate, Jacques-Louis David, et Ramel, le conspirateur (dans un style plus proche de Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri). Les relations familiales jouent également un rôle primordial dans les stratégies d’influence, nous rappelant que dans ces sphères, vies privée et publique sont perpétuellement entremêlées : derrière Alexis Fidèle comme chez tout homme ambitieux, on trouve une clique qui s’active et pour qui la fin justifie les moyens.

Alexis Fidèle et Ramel, conspirant contre Robespierre ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Rapidement le juge cesse ainsi d’être un simple caporal au service des généraux : usant tantôt de la ruse du renard, tantôt de la force du lion, il devient lui-même un homme politique, avec des objectifs, des intérêts à défendre, des alliés et des ennemis. Le joueur peut ainsi décider de soutenir Danton, Hébert et d’autres grandes figures, ou bien de les faire décapiter en orientant leurs procès avec des questions bien tournées. Toutefois, dans les petites comme les grandes affaires, aucun verdict ne tombe sans produire des effets positifs ou négatifs au sein des différentes factions (le peuple, les révolutionnaires et les aristocrates) et l’on ne saurait survivre sans l’art de ménager les uns et les autres. Le jeu offre toujours la possibilité de prendre la parole avant que ne s’abatte la guillotine et d’affirmer ainsi son rôle de tribun et sa réputation auprès du peuple. Cet art oratoire et manipulatoire sert également lors de négociations avec toutes sortes d’interlocuteurs, du garde ronchon qui refuse de fermer les yeux sur un méfait que l’on a commis, à un député, ou au maire de Paris lui-même que l’on cherche à rallier à sa cause.

Clientélisme, corruption, stratégies d’influence et trahisons : c’est notamment ce que les joueurs de We, The Revolution découvrent de la politique locale et nationale à travers un gameplay très proche du célèbre jeu indé Papers, Please ! (2013). Divisé en trois actes, ce jeu nous amène progressivement d’une histoire basée sur des faits réels à son détournement quasi-total au profit d’une fiction très libre : l’histoire d’Alexis Fidèle nous donne à sentir comment une saga familiale conduit tout autant qu’elle subit tragiquement la force des grands événements.

Là où la Révolution a justement consisté à faire chuter les idoles, la fiction offre au joueur l’expérience de ce même pouvoir grisant, et c’est peut-être ce qui rend ce jeu si vénéneux et fascinant

Vous l’aurez compris, qu’on l’aime ou pas, et qu’il le veuille ou non, We, The Revolution contribue à forger les imaginaires sur la politique, la Révolution et l’histoire française. Là où la Révolution a justement consisté à faire chuter les idoles, la fiction offre au joueur l’expérience de ce même pouvoir grisant, et c’est peut-être ce qui rend ce jeu si vénéneux et fascinant : en mettant en scène les pulsions et le passage à l’acte, et en embarquant les joueurs dans cette spirale, il se fait l’iconoclaste d’une période légendaire. Au risque de lui-même passer à la guillotine de la critique historienne et politique.

La justice décapitée par les factions révolutionnaires ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

 

 

Reprendre l’ascendant idéologique pour déconstruire le vieux monde

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CC0 Domaine public – Think outside of the box

Nous allons nous aventurer dans une réflexion – assurément contestable – mais qui touche du doigt, nous semble-t-il, une réalité de notre époque. Nous vivons de plein fouet la crise politique qu’engendre l’individualisme des égos. Cette crise tient tout d’abord du paradoxe puisqu’elle se manifeste elle-même à travers un rejet des égos du personnel politique comme intellectuel. Ce rejet se traduit parfois par l’abstention.


La capacité de l’individualisme à forger des esprits critiques, sinon allergiques, à toutes formes d’incarnation matérielle d’une idéologie ou « mystique » collective – qu’elle soit alternative, révolutionnaire, critique ou même conforme à l’idéologie dominante – tient peut-être aussi de notre histoire et des dérives du pouvoir dont elle recèle. En s’emparant de la chute de l’URSS via l’image symbolique de la chute du mur de Berlin en 1989, Francis Fukuyama, universitaire américain, affirme que nous assistons à cette époque à la « fin de l’Histoire »1 et surtout par extension, à la victoire des démocraties libérales et de l’économie de marché face à toute autre structuration, notamment communiste ou socialiste d’une société. Ce discours a d’ailleurs servi les nombreux occidentaux néo-libéraux, partisans de la construction de l’Union Européenne et notamment Alain Madelin déclarant en 1992 à Chalon-sur-Saône : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. »

Pourtant, loin s’en faut, ce n’est pas la fin de l’Histoire : de nombreuses critiques sont formulées, sans qu’elles parviennent pour le moment à se matérialiser au sein d’un groupe social unifié, au sein d’un appareil politique stable. En attendant, nous constatons un affaiblissement de l’idéologie communiste à la française, de son parti, mais surtout, des institutions qu’elle a créées, celles-là même qui forgent encore aujourd’hui une partie de notre socle social. Du fait de cette fin de l’Histoire, nous devrions donc nous empêcher de penser/panser le communisme, de se saisir de maintes alternatives dont il a été l’initiateur ? Quotidiennement, ne trouvons-nous pas aux vicissitudes du capitalisme bien des excuses ? Dès lors nous sommes en droit de nous demander : le peuple français souhaite-t-il réellement ce démantèlement ?

Une idéologie, dominante ou non, instituée ou non, implique d’être partagée de manière collective et souvent massivement. Par les temps qui courent, il existe tant et plus de moyens de partager ses idées, de construire une idéologie et d’émettre des critiques, qu’il devient difficile de croire en l’apparition d’une grande « masse » du peuple français, descendant dans la rue, investissant l’espace public et ce pour défendre un bouquet d’idées homogènes. Après 40 ans de « psychologie positive », de recherche du bonheur intérieur, de développement personnel où la responsabilité individuelle est la seule explication rationnelle à sa condition d’existence, comment pourrions-nous encore y croire à l’ère de l’individualisme ?2

Autre effet de cet individualisme des égos, d’autant plus au sein des classes sociales supérieures ou les professions intellectuelles, il y a là – très précisément – un réflexe critique systématique que nous voudrions expliciter: en s’attachant avant même d’adhérer à une idéologie, à la déconstruire, à pointer du doigt ses contradictions, à discourir sur ses éventuels risques, nous nous privons de possibles, d’ouvertures, de renouveaux. Ce travail critique, nécessaire et bien des fois salutaire, apparaît donc contre-productif lorsqu’il se met au service d’un déjà-là, d’un déjà-vu inculqué comme un indépassable, un « insurmontable ». Effet pervers d’une « scientificité froide » enfermant toutes les aspirations qu’une idéologie balbutiante encore non instituée, peut engendrer.

Avant même qu’une nouvelle représentation du monde ou de la légitimité ait été mise en place théoriquement et politiquement, elle est déjà vouée aux gémonies. Encore fût-elle renvoyée à ses impensées, ce serait constructif ! Mais non elle est tout bonnement rejetée. Sans vergogne on crie haro sur ses contraintes son inconstitutionnalité et ses limites ! Pourtant ce nouveau-né théorique, cette nouvelle esquisse du collectif, quelles qu’en soient ses imperfections constitue bien, au commencement, la seule démarche possible si nous souhaitons édifier, pas à pas, une organisation matérielle aussi viable qu’audacieuse. Structure qui ultérieurement, soyons-en certains, sera prompte à combler ses impensées via des choix collectifs.

Pour mettre fin à l’idéologie dominante du capitalisme, les risques autoritaires du passé nous tétanisent. Tel un garde-fou, nous adoptons un mécanisme (sain ou non, telle est la question) que nous nommons ici « scientificité froide ». Cette scientificité paralysante nous remplit malgré nous d’un égo qui se défie de tous les au-delà. Que cette scientificité froide et ce réflexe critique existe et puisse être bénéfique, soit. Pourtant, il nous semble important de comprendre que l’idéologie dominante s’accommode parfaitement de ce mécanisme, car il la consacre comme seul principe de réalité possible, ou en tout cas, permet d’en prolonger sa durée. L’individualisme des égos sert donc l’immobilisme. Ce faisant, combien de penseurs critiquent dans le même temps capitalisme et communisme ? Cela n’amène pour autant à court terme qu’un effet palpable: la perpétuation de l’ordre actuel du capitalisme et la déconstruction d’une alternative décredibilisée, souvent par le prisme d’un risque de dérives autoritaires, de restrictions de « libertés individuelles », notamment celle d’entreprendre.

« Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques. […] Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français. »

Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met pourtant face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques par exemple. Cela nécessite aussi d’être plus offensif en coupant court aux préjugés véhiculés par certains commentateurs médiatiques. Ces derniers n’ont de cesse d’alimenter des références ou des comparaisons rocambolesques aux figures des mouvements latino-américains, à toutes incarnation politique revendiquant une sortie du néolibéralisme, de l’économie de marché. En tentant d’effrayer une masse occidentale souvent mal-informée sur ces sujets, leur stratégie discursive tend à renvoyer uniquement aux personnages comme Chavez, Bolivar, Castro et consorts à l’imagerie révolutionnaire, sinon autoritaire, sans pointer du doigt d’autres aspects fondamentaux de leurs politiques. Pourtant, en France, nous avons les armes idéologiques et des faits historiques à mettre en lumière afin de ne pas tomber dans ces anathèmes irrationnels. Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français.

Si les grévistes du Front Populaire ont obtenu des avancées sociales, c’est parce qu’ils étaient des millions dans la rue avec des objectifs politiques clairs, inspirés directement d’idéologies prêtes à questionner notre façon de concevoir le travail, prêtes à interroger la valeur ajoutée et son appropriation, la vie en société, prêtes à redéfinir les responsabilités citoyennes. Ces idéologies en somme se proposaient de réécrire le contrat social, à redessiner la voie de la coexistence. Pour ce faire, elles remettaient en cause les fondements de l’idéologie dominante et notamment la puissance de l’État. En 1946, on retrouve cette aspiration à un renouveau au sortir de la seconde guerre mondiale chez les syndicalistes et communistes révolutionnaires, lorsqu’ils instituent la sécurité sociale, le statut de la fonction publique et des électriciens et gaziers, au grand dam des gaullistes, du MRP, de la SFIO.

Est-il nécessaire de rappeler le contexte économique et l’état des infrastructures au sortir de la guerre ainsi que la durée de la journée de travail ? Cette capacité à penser l’émancipation de l’individu, la création d’une autre société, la construction de nouveaux horizons est d’autant plus remarquable qu’elle s’observe dans un contexte de guerres, d’impérialismes, d’aliénation au travail. Aujourd’hui la survie économique engendrée par l’emploi contraint et les temps qu’il confisque – mettons de côté l’épanouissement qu’il peut procurer individuellement – ne permet pas encore d’exercer convenablement sa citoyenneté. En effet, refonder ou construire des institutions sur la base de nouveaux rapports sociaux établis collectivement, à l’échelle locale ou nationale, cela prendra nécessairement du temps et beaucoup d’énergie.

Voilà à quoi nous a mené la construction progressive de « l’individualisme des égos ». Cette caractéristique auxiliaire de l’individualisme nous volent d’emblée les potentiels way-out, les échappatoires au système en place. Dès lors il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui les hérauts d’un nouveau monde, les personnalités de premier plan qui font montre pourtant d’un courage exemplaire en exprimant au grand jour l’idée d’une autre hégémonie, l’idée d’un autre possible collectif, soient l’objet des critiques les plus virulentes. Les gilets jaunes sont une incarnation de la nécessité d’un coup de balai, mais dont les tenants de l’idéologie dominante récusent toute légitimité. Et nous le savons, si les gilets jaunes courent bien des risques, le plus grand péril auquel ils font face reste cette scientificité froide, méthodique, qui s’échine à désarmer toute volonté d’émancipation collective, y compris, parfois, dans les rangs de leurs sympathisants. Aussi doivent-ils absolument faire le lien entre leur condition d’existence et l’idéologie néolibérale. Nous pensons que la plupart d’entre eux ont déjà fait ce chemin ; en atteste la volonté de changer les institutions, d’instituer une assemblée constituante, une démocratie plus directe en faisant entrer des sujets dans l’agenda politique par l’intermédiaire du référendum d’initiative citoyenne.

L’enjeu, ici, est d’aider à construire une nouvelle idéologie qu’il faudra dotée un jour prochain de forces politiques, syndicales et associatives, forces issues du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cet enjeu est plus que nécessaire à l’heure de l’urgence environnementale et de l’accumulation de richesses faramineuses. Une contre-hégémonie politique et culturelle, structurée par des arguments empiriques, reste à construire avec confiance et détermination, en acceptant, parfois, le risque que peut représenter l’inattendu, l’incertain. Pour cela, les citoyens, mais aussi les intellectuels se réclamant de cette contre-hégémonie, ayant leur part de responsabilité dans sa fondation, ont tout intérêt à analyser les différentes strates et composantes qui instituent l’état de fait actuel, pour penser un nouveau contrat social, redéfinir ce qui fait valeur ou non dans nos vies et dans nos sociétés. Un des éléments clés à interroger nous semble être notre rapport au travail et son utilité dans la société, au-delà de son sens et sa forme nécessairement hétérogènes, mais surtout la répartition de ses fruits et de sa création de richesse, de la possession des moyens de production etc.

Et pourquoi pas, pour point de départ, se saisir de ce qui a déjà été tenté en France et qui ne semble pas faire hurler dans les chaumières : la prolongation et la continuité de la sécurité sociale comme solution à l’émancipation collective. Nous devrions décorréler son financement du seul productivisme et de l’emploi c’est à dire des seuls revenus du travail salarial. Nous devrons aller chercher ses financements vers les profits et leur capitalisation privée servant à leur propre reconduction et leur extension. En construisant des bourses du travail et des caisses de salaires socialisées, ne pourrions-nous pas reprendre la main sur ce qu’est le travail ? Car d’autres formes sont à valoriser, celles engendrant des externalités sociales substantiellement positives, locales ou non, diminuant le coût de certains faits sociaux fortement dommageables : dépression, suicide, burn-out, solitude, perte de sens, isolement de personnes âgées et/ou en situation de handicap, anomie… Des thèmes relativement proche d’une institution que nous connaissons et dont les fonds par un éventuel surplus de cotisations, pourraient d’autant plus rembourser ces activités, pour enfin donner un salaire décent à tous les travailleurs sociaux, de santé, de soins et d’accompagnement en tout genre, à qui nous ne rendons jamais assez hommage.

Moins d’État, plus de sécurité sociale. Moins d’impôts, plus de profits collectivisés grâce au système de cotisations. Inventons des organisations politiques et économiques vertueuses. Inspirons-nous de notre histoire, de Louis Blanc et ses ateliers sociaux. Ces organisations seraient nécessairement populaires puisqu’elles seraient participatives, inclusives et démocratiques. Mais d’autres arguments offensifs peuvent encore nous pousser plus loin dans la capacité à saper les bases stratégiques de l’idéologie néolibérale.

https://www.google.fr/search?tbm=isch&source=hp&biw=1536&bih=742&ei=bMQLXYqzA4HTwQLOyIXgCQ&q=Louis+Blanc&oq=Louis+Blanc&gs_l=img.3..0l10.404.2145..2388...0.0..0.307.2891.2-11j1......0....1..gws-wiz-img.....0.hLUluceGHm8#imgrc=yYqU21pAAIIGkM:
“Portait de Louis Blanc”. Photo Etienne Carjat

Ils peuvent être tirés premièrement, de l’enseignement de notre héritage politique français, notamment des ministres communistes de 1946 : l’assignation d’un salaire, non pas à un poste de travail, mais à la personne, en fonction de ses qualifications reconnues automatiquement par l’État. D’autres encore, émanant de réflexions plus actuelles peuvent porter sur la régulation des problématiques rencontrées au sein des espaces de travail de notre époque (l’entreprise n’étant pas le terme le plus adéquat à l’ensemble des possibles relations de travail, en fonction de comment nous le considérons).

 

«Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste.»

Pensons d’abord à la limitation des écarts de salaire dans une même entreprise ou la création et l’autogestion par les travailleurs de caisses de salaire, vers lesquelles les employeurs privés devraient verser le salaire net, ainsi que l’ensemble des cotisations patronales et salariales. Sans oublier la possibilité – qui sera sans doute conspuée – d’augmenter les cotisations sur les bénéfices et non plus que sur les salaires, transférant celles-ci du seul « coût » du travail vers celui du « coût » du capital. Une solution pour éviter la rémunération indécente des actionnaires ? Plus l’on empoche, plus l’on prélève des cotisations. Ce procédé ne permettrait-il pas de de considérablement baisser le coût de la masse salariale ? Ces solutions ne permettraient-t’elles pas notamment de rééquilibrer les écarts de salaire pouvant exister entre différents secteurs d’activité ? Mais surtout, l’objectif est de reprendre possession des fruits et de la valeur véritable de notre travail réel.

Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste. Elle dévoie le sens originel des luttes et des aspirations sociales et s’approprie subrepticement les renouveaux qui éclosent des citoyens, notamment dans le numérique, mais aussi dans certains pans de l’économie sociale et solidaire. Pourtant, à l’heure des entreprises du numérique, dont le chiffre d’affaire et les taux de croissance font pâlir les anciens dirigeants du secteur industriel, la part de la valeur ajoutée pourrait être largement ponctionnée en cotisation sociale sans aucun effet sur la capacité de l’entreprise à rémunérer correctement les salariés.

Ce chapelet d’idées nous le croyons est significatif : si nous avons de la volonté, nous nécessitons maintenant d’idéologues et de scientifiques éclairés, afin de structurer une pensée ambitieuse prompte à combattre au quotidien « l’individualisme des égos », à nous dessiller les yeux. Nous devons ré-enchanter le politique sur le fond comme sur la forme, notamment après avoir totalement cerner ses rouages actuels, comme l’a fait Juan Branco dans son ouvrage Crépuscule. Nous nous devons de servir l’Homme : son identité, son altérité, son avenir. La seule critique très superficielle de la politique politicienne et des égos des figures politiques n’est pas suffisante pour inverser le rapport de force qui est à l’œuvre. Surtout lorsqu’elle est proférée par des personnes dont l’intérêt n’est que de réconforter leur propre égo.

Bien que de nombreux philosophes aient polémiqué entre les siècles sur la nature de l’homme – en tant qu’être profondément seul ou individualiste (Pascal), ou à l’opposée, comme animal social (Aristote) -, force est de constater que l’appropriation de ces différentes conceptions servent de piliers aux idéologies façonnant notre monde social et l’instauration de certaines valeurs dominantes. L’individualisme a moins pour effet d’arracher ou de gommer tout individu à une quelconque identité collective que de mettre un point d’honneur à se détacher de ses semblables par une quelconque distinction, somme toute infime, sinon insignifiante. Cela permet d’affirmer ou faciliter la mise en place d’un système de démarcation de l’autre, le plaçant en concurrence avec notre propre identité. Par exemple, la relation que l’Homme entretient à son apparence vestimentaire est symptomatique de cette distinction, laissant proliférer un certain nombre d’industrie confortant ce désir de ne pas être comme, ou être mieux que tout le monde. De même, le mythe de la méritocratie a cet égard dans le secteur éducatif s’est très bien accommodé de ce soucis de s’élever au-dessus de sa condition, confortant aujourd’hui un mécanisme d’entre-soi et de distinction quasi-assumée sur le prestige d’avoir étudier au sein de tels ou tels établissements ainsi que le fameux clivage public / privé ou grandes écoles / universités.

Alors, après 40 ans de néolibéralisme et la promotion d’une vision de la société comme étant la somme d’individualités, peut-être est-il temps, de nouveau, d’affirmer une autre manière de penser, à l’heure où existe une volonté populaire de se saisir d’un signifiant collectif – le gilet jaune -, d’un sentiment de communauté de destin et de but : renverser un ordre politique jugé à bout de souffle. Au début, le collectif sera peu nombreux, mais les autres suivront, soyons-en sûr.

  1. https://www.atlantico.fr/decryptage/1605307/25-ans-apres-la-fin-de-l-histoire-francis-fukuyama-maintient-c-est-bien-la-fin-alexandre-delvalle-eric-deschavanne
  2. Lire Happycratie, Comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies, Eva Illouz et Edgard Cabanas, 2018

Les sources du conflit yéménite

La République du Yémen est déchirée depuis plus d’une décennie par une succession de luttes internes et externes. Entre l’unification du pays en 1990 et la guerre du Saada en 2004, le pays a connu seulement quatorze années de relative stabilité. Depuis 2014, il est sujet à une guerre civile, qui concerne principalement les rebelles houthis chiites et les loyalistes de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, ainsi qu’à des exactions sporadiques, provenant notamment des combattants de l’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique NDLR) et de la branche yéménite de l’organisation État islamique. Le conflit s’est internationalisé depuis 2015, avec la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, intervenant plusieurs fois sur le territoire. Retour sur les sources de ce conflit dans ce pays de 27 millions d’habitants – l’un des plus pauvres du Moyen-Orient.


Les deux Yémens

Pays le plus pauvre du Moyen-Orient, le Yémen serait-il victime d’une « guerre silencieuse », comme l’ont baptisé un certain nombre de médias – avant, bien souvent, de renouer avec le silence médiatique qui caractérise ce conflit ? L’ONU a qualifié la situation yéménite de « pire crise humanitaire actuelle au monde ». La famine – qui menace 14 millions de Yéménites – et le terrorisme et les insurrections qui y grondent menacent fortement la stabilité du pays. Le Yémen, sous les bombardements incessants de la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, n’existe et ne fonctionne pratiquement plus en tant qu’État. Pour comprendre les enjeux et le contexte historique de cette crise, il faut remonter au renversement du royaume du Yémen, dans les années 1960, et à la scission du Yémen en deux régimes différents : un État islamique au Nord, un régime marxiste à parti unique au Sud, jusqu’à son unification en 1990. Le Yémen actuel a été fortement marqué par la division entre deux États et deux régimes politique très différents.

Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXe siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé. Une lutte s’engage entre indépendantistes à tendance socialiste arabe (nationalisme arabe, NDLR) soutenus par l’Égypte panarabiste de Gamal Abdel Nasser, et les Britanniques. Le 30 Novembre 1967, le Yémen du Sud officialise son indépendance. L’aile marxiste du Front de libération nationale du Yémen (FLN du Yémen NDLR) prend le pouvoir en 1969. En 1970, la « République démocratique populaire du Yémen » est née, d’inspiration soviétique, avec la fusion de tous les partis politiques dans la création d’un parti unique.

« Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXE siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé »

Le nord du pays, où les musulmans ont été les plus présents par le passé, est l’un des berceaux de la culture islamique, et plus particulièrement du chiisme. Le royaume du Yémen, monarchie chiite, présent depuis le IXe siècle, et marqué historiquement par diverses occupations et soumissions de la part de l’Empire ottoman, devient officiellement un royaume chiite en 1908 sous le règne de Yahya Mohammed Hamid ed-Din. Un coup d’État, mené le 27 septembre 1962 par des nassériens, renverse la monarchie chiite.

Ils prennent le contrôle de Saana et déclarent la République arabe du Yémen. S’ensuit alors une guerre civile entre monarchistes au Nord, soutenus par la Grande-Bretagne, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, et nationalistes arabes au Sud, soutenus par la République arabe unie (République éphémère, sur l’idée d’un modèle d’union panarabiste voulu par Nasser, composée des actuelles Égypte et Syrie) et l’URSS. Le conflit, souvent interprété comme « une guerre par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Égypte » se solde par le retrait du soutien de l’Égypte – affaiblie militairement et financièrement par la guerre des Six-jours – en 1967 avec le sommet de Khartoum, qui marque la fin de l’offensive égyptienne. Peu après, les royalistes assiègent Saana jusqu’en 1968 et prennent le contrôle du territoire.

La République arabe du Yémen est créée officiellement en 1970, sous le contrôle du Nord, après que l’Arabie Saoudite et les puissances occidentales ont reconnu le gouvernement officiel. Le régime instaure une République (islamique) à parti unique en 1982.

La réunification du « Grand Yémen » et l’internationalisation des conflits internes

La réunification du Yémen se fait après quelques années de normalisation des relations entre le Nord et le Sud. Cependant, le processus et les négociations entamées en 1972 se trouvent retardés à cause de la menace d’une guerre civile ouverte en 1979 qui fait suite à de nombreuses tentatives avortées de coups d’État, tant dans le Sud que dans le Nord (respectivement à Aden et à Saana). Les négociations et la volonté d’unification sont réaffirmées lors d’un sommet au Koweït en mars 1979. Malgré tout, ces négociations sont entachées de tentatives de déstabilisation dans le nord du pays, après que le Sud a armé des guérillas marxistes, mais elles reprennent en 1988, avec un plan d’unification clair tant politiquement que constitutionnellement.

Le fait que ce processus de réunification prend autant de temps est lié aussi bien aux deux situations politiques distinctes du Nord et du Sud, qu’au contexte de guerre froide dans le monde arabe avec le soutien financier et matériel de l’URSS au Sud et des puissances occidentales au Nord. La désescalade des tensions entre Nord et Sud est donc associée à la fin de la guerre froide dans le monde arabe et à la reprise des négociations dans les années 1980 entre Nord et Sud.

La République du Yémen naît le 22 mai 1990. Une nouvelle Constitution est soumise à l’approbation du peuple yéménite, et ratifiée en mai 1991. Ali Abdallah Saleh, ancien président du Nord, devient le président de la République du Yémen, alors que Ali Salim Al-Beidh, secrétaire général du Parti socialiste yéménite (parti unique dans le Sud) devient vice-président. Ils se fixent l’objectif d’une période de transition de trente mois pour réussir à stabiliser et à fusionner les deux systèmes politiques et économiques.

D’anciens cadres socialistes de l’ancienne République démocratique populaire du Yémen tentent de faire sécession dans le sud du pays réunifié, de mai 1994, jusqu’à la fin de cette éphémère guerre civile en juillet 1994. Ce conflit interne marque l’unification finale du territoire, et débouche sur la volonté de reconstruction d’un pays larvé par les guerres et les conflits incessants. En juin 2004, commence alors l’insurrection houthiste.

Économiquement, le Yémen est l’un des pays les plus pauvres du monde. Il n’intègre (en tant que 160e pays) l’OMC qu’en juin 2014. Le pays souffre de graves pénuries d’eau, au point que les spécialistes de la question se penchent sur le cas du Yémen et d’une possible guerre de l’eau dans cette région dès le début des années 2000. En effet, les terres agricoles sont pauvres, et l’agriculture ne représente qu’environ 10 % du PIB. Peu après le début de la déstabilisation notoire de l’État central, on estime qu’environ 30 % des terres agricoles sont utilisées pour la culture du khat, une plante narcotique douce, très prisée au Yémen, dont la culture nécessite un gros apport d’eau et qui utiliserait de 40 à 45 % des ressources en eau du pays.

Le pétrole représente environ 80 % des revenus gouvernementaux et étatiques, et 90 % des exportations yéménites. Peu avant le début de l’instabilité économique et politique du pays, les exportations de pétrole étaient à environ 350 000 barils par jour, passant à moins de 200 000 voire 150 000 barils par jour selon certains observateurs depuis le début de la guerre civile. Les principaux clients du Yémen sont des pays d’Asie ou du golfe Arabique, avec en tête 30 % de ses exportations pour la Chine.

De fait, le Yémen est un pays avec un État central structurellement faible. En effet, il est divisé en plusieurs grandes tribus (environ soixante-quinze) groupées elles-mêmes en confédérations de tribus, ensuite subdivisées en divers clans à travers tout le pays. Ces divisions qui s’appliquent sur des zones géographiques spécifiques – donc éclatées à travers le pays – se superposent à des différences religieuses, dans un pays où le sunnisme est majoritaire, mais où le chiisme a régné durant plus d’un millénaire sous la forme étatique d’une monarchie chiite (de tendance zaydite).

« La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entre les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydites et sunnites »

L’échiquier politique yéménite a toujours été marqué par la présence de confédérations de tribus et de clans. La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entres les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydite et sunnites, ces derniers étant majoritaires dans le pays, et soutenus par l’Arabie Saoudite wahhabite et les pétromonarchies du golfe Arabique dans leur ensemble.

Si l’internationalisation du conflit yéménite n’est pas neuve, elle s’est accrue durant ces dernières années. L’Arabie Saoudite était déjà un soutien du pouvoir en place (de la monarchie chiite au Nord, souvent présentée comme proche des puissances occidentales) avant l’instauration de la République, se retirant après une période de stabilisation quelques années avant la réunification des deux Yémens. L’ingérence de l’Arabie Saoudite et de sa guerre par procuration contre l’Iran a fragilisé le Yémen et sa structure centrale. L’Iran, de son côté, bien que ne partageant pas le courant politico-religieux des zaydites, ne reste pas indifférente face à l’insurrection houthiste, et arme et soutient ce soulèvement.

Cette guerre par procuration, attisée par l’Arabie Saoudite et la coalition internationale arabe (« Alliance Militaire Islamique ») créée par Mohammed Ben Salmane à cette occasion pour officiellement « combattre le terrorisme dans le monde », est alimentée aussi par la France et les États-Unis. La France est le premier pays fournisseur d’armes et de logiciels de guerre destinés à contrer l’insurrection houthiste. Les États-Unis, quant à eux, fournissent un soutien logistique à l’Arabie Saoudite en plus de cargaisons d’armes en quantité considérable. Alliés à l’Arabie Saoudite pour des raisons géostratégiques, la France et les États-Unis souhaitent s’assurer qu’elle demeure hégémonique dans cette région du monde et ne recule pas face à l’Iran.

Le zaydisme : la matrice religieuse de l’insurrection

Les partisans de Houthi (chef religieux et ancien membre du parlement yéménite et fondateur du mouvement des houthis) sont les héritiers nostalgiques de la monarchie chiite zaydite ; présente depuis le IXe siècle jusqu’à la révolution républicaine de 1962 ; principalement installés dans le gouvernorat de Sa’dah et dans le nord-ouest du pays.

L’insurrection houthiste a pour but politique la réinstauration de cette monarchie zaydite, système politico-religieux proche du califat islamique, avec comme chef d’État et guide spirituel uniquement l’un des descendants de la lignée d’Ali, gendre et cousin du prophète, quatrième imam de l’Islam et premier imam pour les chiites.

Le chiisme zaydite, est aujourd’hui presque exclusivement représenté au Yémen, même si de rares minorités existent en Inde, en Iran, ou en Arabie Saoudite. On retrouve cependant de nombreux fondateurs de dynasties, comme Moulay Idriss, fondateur de la dynastie des Idrissides au Maroc (789), ou Sidi Sulayman Ier, fondateur de la dynastie des Sulaymanides en Algérie (814).

« On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, DE par son concept politico-religieux »

Le zaydisme est une branche particulière du chiisme. En effet, les zaydites rejettent la notion d’occultation de l’imam (chacune des branches du chiisme ayant son « imam caché » par rapport à la descendance d’Ali. Il s’agit de légitimité quant au titre d’imam dans l’histoire islamique).

Les chiites ismaéliens, quant à eux, prétendent qu’il y a quatre imams cachés, alors que les duodécimains considèrent que le dernier imam n’est pas mort, mais a été occulté. On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, de par son concept politico-religieux, mais aussi par le fait d’être en conflit avec les écoles de pensées traditionnelles chiites quant à l’occultation, ou à l’application d’une stratégie politico-religieuse.

L’école de pensée zaydite affirme que seul l’un des descendants directs d’Ali, l’un des premiers califes de l’Islam et acteur majeur dans le schisme de l’islam (sunnisme/chiisme), mérite de diriger la monarchie. C’est l’un des piliers de la pensée zaydite, d’où l’installation sur la longue durée de l’insurrection houthiste et de l’ambivalence de l’ex-président Saleh – lui-même chiite – quant au mouvement des houthis.

Si la situation est aujourd’hui si compliquée et complexe à saisir, il faut revoir l’influence des différents acteurs de la région, et l’influence des puissances occidentales, du panarabisme qui a marqué le XXe siècle dans le monde arabe, et l’omniprésence du chiisme zaydite uniquement présent sur le territoire yéménite.
Malgré le silence parfois absurde des médias occidentaux sur la guerre yéménite, certaines tribunes consacrent quelques analyses de cette guerre, cependant laconiques quant aux origines mêmes du conflit. En raison de l’extrême complexité des événements qui ont mené à la situation actuelle et à la déliquescence structurelle de l’État yéménite.


Note de vocabulaire :

Schisme de l’islam : (Fitna en arabe, on parle ici de la première fitna) La mort de Mohammed, le dernier prophète de l’Islam, marque un tournant dans l’histoire islamique. Dans la continuité du califat, il faut trouver un successeur pour le contrôle du territoire ainsi que pour le commandement des croyants et des armées. Certains proches et compagnons préfèrent se référer à la « sunna » (aux lois tribales et traditionnelles, ce qui donnera le courant sunnite, dérivé de sunna, donc) et choisissent Abou Bakr comme successeur, tandis que d’autres se tournent vers Ali, cousin et gendre du prophète, (Chiya Ali en arabe, ce qui donnera le chiisme).

Sunnisme : courant majoritaire de l’islam. Souvent présenté (à raison) comme le courant orthodoxe de l’islam. Se réfère à la « sunna », la ligne conductrice de Mohammed, dernier prophète de l’Islam. Environ 90% des musulmans dans le monde sont sunnites.

Chiisme : courant minoritaire de l’islam. Se différencie du sunnisme de part son histoire dans le schisme de l’islam. Les chiites se réfèrent à Chiya Ali, cousin et gendre du prophète comme premier imam successeur du prophète.

Nationalisme arabe : Le nationalisme arabe se réfère fondamentalement à ce que l’on appelle aussi le socialisme arabe. Il s’agit d’un panarabisme (mouvement politique qui tend à unifier tous les peuples arabes NDLR) à l’initiative de Gamal Abdel Nasser, premier président de la République arabe d’Égypte et pionnier de la culture politique de l’identité arabe. Il s’agissait de s’unir contre le colonialisme et de se fonder en une puissance économique, culturelle, militaire contre le bloc occidental.

AMLO face aux fractures de l’histoire mexicaine

Le Mexique d’aujourd’hui et de demain, peint par Diego Rivera en 1934 dans l’escalier d’honneur du Palais National, résidence du Chef de l’Etat.

Le 1er décembre dernier, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a pris ses fonctions de Président des États-Unis mexicains. Élu sur une plateforme anti-néolibérale de lutte contre les inégalités et de défense de la souveraineté mexicaine, il hérite d’un pays aux fractures multiples léguées par deux siècles d’une histoire marquée par les guerres civiles, les ingérences et une conflictualité endémique. A l’heure où, pourtant, le néolibéralisme revient globalement en force en Amérique latine, appuyé par Washington, retour sur l’histoire politique d’un peuple plusieurs fois privé du contrôle de son destin, qui attend d’AMLO qu’il mène à bien la « quatrième transformation » du Mexique.


Il est impossible de comprendre les défis que doit affronter le gouvernement d’AMLO sans remonter à l’aube du XIXème siècle, à l’époque où le Mexique acquiert son indépendance.

Les fractures ouvertes par l’indépendance

Le soir du 15 septembre 1810, Miguel Hidalgo, un prêtre de la paroisse de Dolores sonne les cloches de son église pour appeler à l’insurrection contre le gouvernement de Joseph Bonaparte, devenu roi d’Espagne deux ans plus tôt. Il venait sans le savoir de déclencher la guerre d’indépendance. Celle-ci est finalement proclamée onze ans plus tard par le traité de Córdoba, qui consacre la « première transformation » du pays.

S’ouvre alors un conflit entre libéraux et républicains d’une part, imprégnés de l’esprit des Lumières, et conservateurs d’autre part, attachés au legs de l’Église catholique. Les premiers finissent par l’emporter, et la République est proclamée quelques mois plus tard. Ce conflit entre libéraux et conservateurs devient un clivage structurant, que l’on retrouvera tout au long de l’histoire mexicaine, et qui se manifeste encore aujourd’hui, par exemple autour des débats comme celui sur l’interruption volontaire de grossesse. Jusqu’en 1855, le pays connaît une très forte instabilité : les libéraux et les conservateurs mènent une lutte acharnée, les guerres civiles et les coups d’États se succèdent tandis que plusieurs États déclarent la sécession : le Guatemala, le Honduras ou le Texas.

« Cet épisode fait du Mexique un territoire périphérique à côté du géant étasunien. Un statut de subordination dont, aujourd’hui encore, il n’est pas sorti. »

Ce chaos inquiète les puissances européennes, le pays ne remboursant plus sa dette. Ainsi, Louis-Philippe met en place un blocus sur le port de Veracruz dans l’épisode de la “guerre des pâtisseries ». De même, les États-Unis d’Amérique qui veulent annexer le Texas déclarent la guerre au Mexique et s’emparent finalement en 1848 des actuels États de l’Arizona, du Colorado, de la Californie, du Nevada, du Nouveau-Mexique, du Texas et de l’Utah. Cet épisode fait du Mexique un territoire périphérique à côté du géant étasunien. Un statut de subordination dont, aujourd’hui encore, il n’est pas sorti.

L’année 1855 marque une victoire décisive pour les libéraux ; elle ouvre la voie à un processus qui aboutit à la « seconde transformation » du pays. Le gouvernement conservateur en place est renversé, une Constituante est convoquée, les juridictions ecclésiastiques et militaires sont abolies, une partie des biens du clergé est redistribuée et les Jésuites sont bannis.

Benito Juárez, premier Président d’origine indigène du pays et l’un des principaux modèle d’AMLO © Pelegrín Clavé

En 1858, Benito Juárez devient Président du pays après avoir proclamé la nouvelle Constitution. Mais très vite, il doit faire face à l’hostilité des conservateurs qui déclenchent une nouvelle guerre civile : c’est la « guerre de la Réforme », qui dure trois ans. Juárez parvient à l’emporter et impulse les « Lois de Réforme », qui sont à la base de l’État mexicain moderne. Issu d’une famille pauvre d’indigènes, franc-maçon profondément attaché aux idées des Lumières, il nationalise les biens du clergé, institue le mariage civil et la liberté de culte et sécularise les hôpitaux.

La guerre civile ayant durablement déstabilisé l’économie du pays, Juárez choisit de suspendre le paiement de la dette extérieure en 1861. Ceci servira de prétexte à Napoléon III pour engager l’expédition du Mexique aux côtés des Anglais et des Espagnols. Si ces deux derniers se retirent rapidement, la Convention de Soledad ayant permise un accord sur la dette, le premier décide de poursuivre le conflit. Son objectif est d’instaurer un Empire catholique favorable aux Français pour contrebalancer le poids des États-Unis protestants. Il place sur le trône un Habsbourg, Maximilien, finalement renversé et fusillé en 1867. Juárez reprendra alors le pouvoir jusqu’en 1872 et continuera sa politique de réformes, opérant ainsi la “deuxième transformation » du Mexique.

Quatre ans plus tard, en 1876, l’ancien rival de Juárez, le Général Porfirio Díaz, réussit un coup d’État, marquant le début de 34 ans de dictature.  Si le « Porfiriat » assure au pays une certaine prospérité, elle ne se fait qu’au profit d’une petite minorité : ainsi, au crépuscule de son régime, 97% des paysans ne possèdent aucune terre. Il met un terme à la liberté de la presse tout en récompensant la « presse jaune », sensationnaliste et fidèle au régime. Il persécute ses opposants politiques et écrase les révoltes indigènes. L’historien Leslie Manigat décrira le Porfiriat comme « une immense entreprise d’exploitation et d’aliénation ». En 1910, le Caudillo annonce vouloir se présenter pour un dixième mandat. En réaction, un jeune démocrate, Francisco Madero, annonce également sa candidature : arrêté, il s’échappe aux États-Unis, d’où il s’emploie à organiser le renversement de Díaz.

Le 20 novembre 1910, une insurrection dirigée contre Díaz commence dans le Nord du pays et s’étend au Sud avec le soulèvement du révolutionnaire Emiliano Zapata, à la tête d’un mouvement en faveur de la restitution des terres aux paysans. C’est le point de départ de la “troisième transformation », qui fait chuter Díaz et débouche sur une période de conflictualité structurelle. Face à la contestation, Díaz démissionne et s’exile à Paris en mai 1911. Madero, « l’apôtre de la Révolution », est élu à la magistrature suprême mais sera assassiné moins de deux ans plus tard, lorsque le général Victoriano Huerta mènera un coup d’État en février 1913. Le nouveau Président doit alors faire face à de multiples fronts d’oppositions armés, dans un pays à la conflictualité endémique : des héritiers de Juárez aux continuateurs de Madero, sans oublier les partisans de Zapata. Si ces trois factions parviennent à faire tomber Huerta en juillet 1914, leurs divisions apparaissent néanmoins rapidement : une nouvelle période de guerre civile s’ouvre, dont l’un des enjeux structurants sera la propriété des terres. Cette période va marquer l’histoire du Mexique en profondeur. Aujourd’hui encore, les “zapatistes” du Chiapas revendiquent l’héritage d’Emiliano Zapata et l’autonomie par rapport au gouvernement mexicain.

Si l’exécutif contrôle à peu près tout le Mexique dès 1920, le pays est pourtant loin d’être pacifié. En 1926 éclate ainsi la guerre des Cristeros : des milices chrétiennes conservatrices, réunies dans la Ligue nationale pour la défense de la liberté religieuse et soutenues par Rome, se soulèvent contre le président Plutarco Calles et parviennent à lever 50 000 hommes, déclenchant des affrontements sanglants qui vont durer jusqu’en juin 1929.

Le Parti de la révolution institutionnelle : de l’héritage révolutionnaire à l’usure du pouvoir

Trois mois plus tôt cette année-là, en mars, Calles tournait une nouvelle page de l’histoire du Mexique en fondant le Parti national révolutionnaire avec le soutien des communistes. Celui-ci deviendra en 1946 le Parti de la révolution institutionnelle (PRI). Comme nous allons le voir, c’est ce parti qui demeure au pouvoir de façon continue de 1929 à 2000. Tout commence comme dans un rêve : le nouveau parti s’inscrit dans l’héritage révolutionnaire, et promeut une idéologie nationaliste teintée de marxisme. Il poursuit ainsi la « troisième transformation » ouverte par la Révolution mexicaine de 1910 : assainissement des finances publiques, construction de routes, barrages et chemins de fer, forte politique d’alphabétisation, distribution massive de bourses universitaires, création de mutuelles ouvrières, révision de la fiscalité, mise en place du salaire minimum et légalisation du divorce… De même, sur le plan international, le Mexique choisit avant l’heure une politique de non-alignement et est l’un des premiers États souverain à reconnaître l’Union soviétique.

Cárdenas nationalisant le pétrole représenté par Adolfo Mexiac

Cette politique d’inspiration socialiste prend un tournant plus radical en 1934, lorsque Lázaro Cárdenas accède au pouvoir. Celui-ci poursuit la répartition des terres, renforce considérablement le financement des écoles, mène une politique en faveur des indigènes et nationalise l’industrie pétrolière qui appartenait pour l’essentiel à des entreprises étasuniennes.

« La propagande politique doit utiliser tous les moyens de communication (…), Ainsi nous pourrons concevoir un monde dominé par une tyrannie invisible qui adoptera la forme extérieure d’un gouvernement démocratique »

Le pays connaît un boom économique, l’industrialisation explose et le taux de croissance annuelle dépasse les 5%. Le Mexique est le seul pays avec l’Union soviétique à soutenir ouvertement la République espagnole, dont elle accueille 20.000 réfugiés. Autre réfugié célèbre accueilli par Cárdenas : Léon Trotski, qui s’installera chez Frida Kahlo, tandis que l’époux de cette dernière, Diego Rivera, peindra Marx sur les murs du palais présidentiel tel Moïse apportant les tables de la loi.

C’est à partir de 1940 que le rêve s’assombrit, le nouveau Président Avila Camacho opérant alors un virage conservateur que suivront ses successeurs : les programmes sociaux et de redistribution des terres se ralentissent, et le parti se coupe peu à peu de sa base, notamment syndicale. Même si jusqu’aux années 80 on compte encore quelques réformes progressistes, comme la légalisation du vote des femmes ou la gratuité des livres scolaires fournis par un monopole d’État, un fonctionnement politique de plus en plus clientéliste et de moins en moins démocratique se met en place. Le Président nomme son successeur en Conseil des ministres en le pointant du doigt, son élection avec un score tournant autour des 90% n’étant plus qu’une formalité. Une archive de la police secrète, ouverte en 2000, révèle ainsi la stratégie du PRI, devenu de facto parti unique : « La propagande politique doit utiliser tous les moyens de communication – les mots écrits pour les lettrés, les images graphiques, les utilisations audiovisuelles de la radio, de la télévision et du cinéma pour les moins instruits – [ainsi] nous pourrons concevoir un monde dominé par une tyrannie invisible qui adoptera la forme extérieure d’un gouvernement démocratique »[1]. La répression de l’opposition, de plus en plus féroce, atteint son paroxysme en 1968 lorsque, à quelques jours de l’ouverture des Jeux Olympiques de Mexico, les révoltes étudiantes sont écrasées dans le sang. Bilan : entre 200 et 300 morts.

Le cauchemar se poursuit avec l’arrivée au pouvoir de Miguel de la Madrid en 1982. A l’image du Royaume-Uni et des États-Unis d’Amérique, le Mexique effectue un brusque virage néolibéral. La libéralisation du commerce engendre une baisse marquée de la production nationale, causée par la hausse des importations. Le chômage explose, les subventions agricoles sont fortement réduites, et le pouvoir d’achat baisse de 50% en trois ans. De corrompu, le parti passe à mafieux, s’appuyant toujours davantage sur des milices pour imposer son hégémonie, milices qui deviendront les cartels d’aujourd’hui .

En 1988, un dissident de l’aile la plus radicale du PRI, Cuauhtémoc Cárdenas, fils de l’ancien Président, se présente à l’élection présidentielle face au dauphin de Miguel de la Madrid, Carlos Salinas de Gortari. C’est ce dernier qui est déclaré élu malgré de nombreuses fraudes : notamment le système informatique de la commission électorale tombé mystérieusement en panne, et le recomptage des bulletins rendu impossible par l’incendie « accidentel » du Parlement où ils étaient stockés… Cette élection volée mène à la création du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), où l’on compte déjà parmi les fondateurs un certain Andrés Manuel López Obrador. Salinas de Gortari, quant à lui, poursuit l’œuvre de son prédécesseur en ratifiant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), faisant du Mexique un véritable protectorat étasunien, et en abrogeant l’article de la Constitution qui prévoyait la réforme agraire. De même, il privatise à tout va : c’est d’abord la compagnie de télécom, qui permettra à l’homme d’affaire Carlos Slim d’être aujourd’hui à la tête d’une fortune de 70 milliards de dollars, qui est dénationalisée ; viennent ensuite la compagnie aérienne, les autoroutes, les mines, les aéroports… Durant un an, une institution de crédit est privatisée en moyenne tous les vingt jours.

Si cette politique permet dans un premier temps une reprise relative de la croissance, elle se fait au détriment de millions de Mexicains qui sombrent très vite dans la misère la plus insupportable. La massification de la pauvreté se double de l’expansion d’une classe hyper-riche qui se concentre dans des oligopoles, engendrant ainsi toujours plus de corruption et de clientélisme. Autre corollaire de ce processus : l’émergence de deux groupes médiatiques hégémoniques, totalement soumis au pouvoir.

Le 1er janvier 1994, en réaction à l’ALENA et le jour même de son adoption, l’Armée zapatiste de libération nationale se soulève dans le Chiapas, la région la plus pauvre du pays. Après douze jours de guerre, le gouvernement fini par concéder un cessez-le-feu sous la pression internationale : depuis lors, les héritiers de Zapata, représentant de la cause indigène, construisent un modèle qui leur est propre, résolument anti-néolibéral, pacifiste, et d’inspiration anarcho-libertaire.

Cette même année 1994, vingt jours après avoir été élu sur le slogan « Pour le bien être de ta famille », le nouveau Président Ernesto Zedillo organise une dévaluation du peso de 200%. Le peso perd les deux-tiers de sa valeur par rapport au dollar étasunien, engendrant un retrait massif des capitaux et une grave crise économique qui fait chuter le PIB de 7%. Fort de son expérience, Zedillo finit sa carrière à l’ONU où il est chargé de programmes liés au financement de pays en voie de développement.

La fin de l’hégémonie du PRI et la fausse alternance

Le fort mécontentement populaire met fin à l’hégémonie du PRI en 2000. Pour la première fois depuis 1929, l’opposition parvient au pouvoir. Et quelle opposition : il s’agit du Parti action nationale (PAN) représenté par le conservateur Vicente Fox, ancien dirigeant de la filiale mexicaine de l’entreprise Coca-Cola. Son mandat se résume à prétexter la lutte contre la corruption pour faire enfermer – pas toujours sous de faux motifs – quelques opposants du PRI tout en s’enrichissant sur les deniers de l’État, et à expliquer que les migrants mexicains aux États-Unis sont contraints d’accepter des emplois dont « même les Noirs ne veulent pas ».

« Actuellement, la guerre contre la drogue au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde après le conflit syrien. Elle a déjà causé au moins 200 000 morts et 30 000 disparus »

En 2006, l’élection présidentielle voit s’affronter le dauphin de Fox, Felipe Calderón, et Andrés Manuel López Obrador, candidat du PRD et ancien maire de Mexico. La campagne de Calderón consiste à multiplier les insultes à l’égard d’AMLO, le décrivant comme un dangereux communiste qui ne serait que « démagogie, populisme et fausses promesses ». Le joyeux Calderón remporte finalement l’élection avec 0,58% des voix d’avance sur AMLO. 9% des votes sont remis en question et les suspicions de bourrage d’urnes semblent difficilement contestables, mais la Constitution n’est pas respectée. Bien entendu, avant même que son élection soit proclamée, l’Empire étasunien et ses pays satellites s’empressent de féliciter « le vainqueur ».

La colère gronde. Il s’agit maintenant pour Calderón de faire oublier cette élection pour le moins remise en cause. Quoi de mieux qu’une guerre ? Après les quelques déclarations anti-avortement et les privatisations d’usage, Calderón décide de lancer la guerre contre la drogue. Cette guerre, que le gouvernement d’AMLO cherche aujourd’hui à éteindre, a déjà causé au moins 200.000 morts et 30.000 disparus. Actuellement, la guerre contre la drogue au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde après le conflit syrien.

Le succès de l’entreprise est plus que médiocre. Si des dizaines de milliers de narco-traficants ont été arrêtés, les cartels, eux, n’ont pas disparus. Leur déstabilisation a engendré une explosion de la violence puisqu’ils se battent désormais entre eux pour le contrôle des territoires. Ils se sont restructurés, devenant plus nombreux et plus petits, encore plus difficile à déceler donc, et à combattre. Surtout, ils ont continué leur collaboration avec les barons politiques locaux et l’exécutif. Ainsi, le ministre de la Sécurité publique de Calderón est fortement contesté durant son mandat pour ses probables liens avec les narco-traficants – en 2018, « El Chapo » révèlera d’ailleurs lors de son procès avoir envoyé des millions de dollars au chef de l’État -. Enfin, la guerre contre la drogue permet également  la militarisation du pays : celle-ci est aujourd’hui accusée de multiples assassinats, féminicides et autres violations des droits de l’Homme.

Après avoir transformé son pays en remake du jeu vidéo GTA et fait passer le taux de pauvreté de 43 à 46%, Calderón cède sa place en 2012 au fringant Enrique Peña Nieto, marquant le retour du PRI au pouvoir. Cheveux gominés et look de gendre idéal : l’ancien avocat ressemble davantage à un acteur de telenovela – il a d’ailleurs épousé une star du genre – qu’à un chef d’État.

Vendu comme un produit marketing par les médias mexicains, soutenu par les oligarchies, Peña Nieto se présente comme le candidat d’un PRI « qui a changé », ne promettant que transparence, réformes et vertu. Son mandat s’avère être une accumulation de scandales de corruption : villa à 7 millions pour sa femme, des dizaines de gouverneurs du parti corrompus, mise en cause de liens avec l’évasion « del Chapo », quasi-totalité des marchés publics attribués en échange de pots de vin, construction de différents hôpitaux mais matériel médical transféré d’une inauguration à l’autre, si bien qu’aucun n’est utilisable…

Évolution de la production de pétrole au Mexique en milliers de barils par jour

Avec Peña Nieto, la guerre contre la drogue continue et, avec elle, son lot d’exactions et de barbarie. La tristement célèbre affaire des étudiants d’Ayotzinapa reste la plus emblématique du sextennat : en 2014, 43 étudiants partent du Guerrero, au Sud-Ouest du pays, pour aller manifester dans la capitale. Arrêtés, ils sont livrés à un cartel de drogue par la police à la demande des autorités locales : ils seront assassinés, et leurs corps brulés dans une décharge. Toujours sous le mandat de Peña Nieto, la situation des journalistes devient l’une des pires au monde : 2000 journalistes sont agressés et 41 assassinés, le plus souvent par la police ou des milices proches du pouvoir, et une grande partie d’entre eux sont mis sous écoute par l’exécutif. Le New York Times a révélé que ce ne seraient pas moins de deux milliards de dollars qui auraient été consacrés à acheter les médias durant son sextennat. Quant au nombre d’assassinat, il aura augmenté de 58%. Sur le plan économique, le taux de croissance du pays a baissé, le taux de pauvreté est passé à 53,2% en 2014 et les quatre plus grosses fortunes du pays ont vu leur capital représenter 10% du PIB. Enfin, Peña Nieto aura osé transgresser un tabou absolu de la politique mexicaine en ouvrant le secteur pétrolier à la privatisation, pourtant nationalisé depuis 1938. Résultat : la production est passée de 2482 millions de barils par jour en 2013 à 1986 millions de barils par jour en 2017 (soit une baisse de 20%), un épisode largement perçu comme une preuve de la soumission de Peña Nieto aux multinationales étasuniennes.

Devenu le Président le plus haï de toute l’histoire du Mexique, il semble bien que le mandat de Peña Nieto ait vacciné les Mexicains contre le PRI pour un certain temps. Ayant épuisé la cartouche conservatrice que représentait le PAN, les oligarchies n’ont cette fois pu empêcher AMLO de parvenir au pouvoir. Malgré les mises en garde contre le bolchévique « Andreï Manuelovitch », contre la « marionnette de Moscou », malgré la promesse d’une situation « à la vénézuélienne » au Mexique, AMLO a finalement été élu le 1er juillet 2018 avec 53,2% des voix au premier tour. Ayant pris ses fonctions le 1er décembre dernier, le nouveau Président doit maintenant relever un pays au bord de l’effondrement : les réformes seront longues à effectuer. Ingérences étasuniennes, corruption endémique, 5ème colonne des cartels et de l’Église : AMLO hérite de toutes les fractures léguées par l’histoire mexicaine. Néanmoins, peut-être hérite-t-il aussi de cette volonté populaire dans laquelle les trois premières « transformations » du Mexique ont trouvé leur origine.

 

[1] Archives générales de la nation (AGN), fonds de la direction générale de recherches politiques et sociales (DGIPS), boîte 2998/A.