Jean-Numa Ducange : “Il y a un dialogue constant entre la France et Marx”

Spécialiste des gauches dans les pays germanophones et en France, des marxismes et de la Révolution française, Jean-Numa Ducange est maître de conférences à l’Université de Rouen. Auteur de Jules Guesde, l’anti Jaurès ?, il présente la biographie d’un homme passé aujourd’hui au second plan. Nous sommes revenus avec lui sur des figures marquantes de gauche, l’héritage du marxisme ainsi que sa perception des gilets jaunes en tant qu’historien.


LVSL – Vos travaux mettent en avant la figure de Jules Guesde. Pouvez-vous revenir sur son itinéraire, les controverses autour de sa personne notamment sa position pendant l’affaire Dreyfus ? 

Jean-Numa Ducange – Jules Guesde est un des principaux représentants du socialisme français à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. C’est l’autre figure qui, après Jean Jaurès, a beaucoup compté dans la création du Parti socialiste en 1905. Le fait qu’il ait introduit le marxisme par le biais de contacts tant personnels que directs en France le distingue des autres membres du parti.

Ce n’est pas un théoricien, ce n’est pas quelqu’un qui a une pensée stratégique et politique très élaborée. Par contre, il a pris son bâton de pèlerin et a parcouru les quatre coins de la France pour expliquer ce qu’est la lutte des classes, la plus-value, le tout en quelques mots simples et accessibles à un large public de travailleurs. Il a introduit le socialisme dans un certain nombre de lieux, notamment dans le Nord où il demeurera longtemps très influent et deviendra député.

Pour comprendre la longue tradition du socialisme et même du communisme dans le Nord (une des régions parmi les plus denses en termes de militants de gauche), il faut avoir en tête cette figure de Jules Guesde. Parmi les points qui sont importants, soulignons que dans les années 1860, Jules Guesde est un républicain. Au moment de la Commune de Paris en 1871, il n’est pas encore socialiste ; il est alors journaliste à Montpellier et prend parti pour la Commune. C’est important car il passera plusieurs séjours en prison du fait de ce soutien (et pour toute une série de prises de position ensuite). En ce sens, il est différent d’autres dirigeants socialistes comme Jean Jaurès qui ont une carrière plus « lisse » dans le cadre de la République.

“Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance.”

Il est essentiel de rappeler cela car Guesde est quelqu’un qui entretient un rapport conflictuel avec l’État. Cela explique pour partie le fait qu’il se retrouve davantage dans l’idéologie marxiste. Il est également passé par l’anarchisme. Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance. Cela n’est pas connoté négativement : c’est quelqu’un qui représente l’aile gauche du mouvement socialiste, influencée par le marxisme.

Il joue aussi un rôle important au moment de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas resté positivement dans l’histoire de la gauche : contrairement à Jean Jaurès il n’a finalement pas pris part à la défense du capitaine Dreyfus. Pour rappel, le capitaine Dreyfus est condamné pour des raisons liées au fait qu’il soit juif, ce qui est lié à l’antisémitisme très fort dans la France du XIXème siècle.

Initialement, les socialistes ne se mobilisent pas plus que les autres. Seulement, certains socialistes vont finir par prendre position pour défendre Dreyfus en tant qu’homme, en tant qu’individu, au-delà des classes sociales. Jules Guesde et quelques autres voient cela d’un œil négatif. Cependant, Jules Guesde n’est pas antisémite, même s’il est incontestable que dans les milieux socialistes et plus largement de gauche de l’époque, il y a des réflexes et des propos antisémites. Cela se décèle notamment quand on regarde la presse locale.

Mais si Guesde prend parti contre la défense de Dreyfus, c’est parce qu’il pense que le socialisme doit rester un socialisme de classes, un socialisme indépendant du monde bourgeois et de l’État. Pour pouvoir conserver cette indépendance, il ne faut pas se mêler à la défense d’un militaire. Ce sont ces militaires qui fusillent les ouvriers, ceux sont eux qui tirent dans les manifestations ; pour eux, il est inconcevable de le défendre. Cela ne justifie pas tout mais cela permet de comprendre. Je le disais auparavant, Guesde avait été marqué par la Commune de Paris et par une certaine hostilité vis-à-vis de l’État. C’est essentiel parce qu’au moins à cette période, d’autres sont davantage intégrés à la République tandis que lui pense qu’il faut s’y opposer frontalement.

Il ne faut pas oublier que Guesde a aussi fait le choix de ne pas défendre Dreyfus pour des raisons d’opportunité politique. La CGT a été créée en 1895. Il y a une sorte de créneau qui consiste à être sur la position suivante : défendre la singularité du mouvement ouvrier qui ne soit pas uniquement républicain (et pas uniquement « de gauche », car être « de gauche » cela revient à se situer sur l’arc républicain, ce que refuse justement une partie du mouvement ouvrier).

“On ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde.”

Cela ne lui permettra pas de remporter la victoire au sein du mouvement socialiste, mais lui y donnera néanmoins une place assez importante. Ensuite, alors que l’affaire Dreyfus sera sur le point de se terminer, il deviendra après Jean Jaurès le deuxième personnage du socialisme. Il faut savoir que dans un premier temps, lorsque le Parti socialiste est crée en 1905, les formules employées par le parti sont plutôt marxistes et marquées par la lutte des classes, plus que d’autres partis sociaux-démocrates européens. Cela montre l’empreinte de Guesde. Mais en même temps, Jaurès essaye d’effectuer une synthèse entre socialisme, républicanisme et marxisme et va prendre à terme plus d’importance par rapport à Guesde.

Dans tous les cas, on ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde : c’est quelqu’un de connu et populaire, même s’il est très critiqué par d’autres. Il se trouve qu’il ne va pas être assassiné le 31 juillet 1914 et qu’il va en plus être ministre de l’Union sacrée en août 1914. Cela ne va pas favoriser sa bonne réputation auprès de certains, notamment auprès de ceux qui deviendront communistes. Au congrès de Tours en 1920, vieillissant et malade, il va faire le choix de rester, comme le dit Léon Blum, « à la vieille maison », au Parti socialiste et ne pas rejoindre ceux qui sont au Parti communiste.

Parmi les partisans de Guesde, certains iront du côté socialiste, d’autres du côté communiste. Il va être de ce fait une des sources du communisme et du socialisme. On peut dire que grâce à lui, le marxisme a eu une première influence politique en France. Il ne s’agit pas d’une influence intellectuelle, car je le rappelle, il n’est pas théoricien. Il a cependant contribué à greffer ce qui constituait une idéologie étrangère, en provenance d’Allemagne, sur le terreau du socialisme français.

LVSL – Cela fait cette année un siècle que Rosa Luxemburg a été assassinée avec son camarade Karl Liebknecht. Pourriez-vous revenir sur la doctrine, la conception qu’avait Luxemburg de la révolution et l’héritage qu’elle a laissé derrière elle ?

Jean-Numa Ducange – Il est au préalable important de préciser que Rosa Luxemburg est une femme, juive polonaise, qui a fait le choix d’être naturalisée allemande à la toute fin du XIXème siècle. Elle pensait que l’avenir du socialisme se jouait à l’époque en Allemagne. C’est là qu’il y avait le parti socialiste le plus puissant d’Europe. L’Allemagne était devenue depuis Bismarck le premier pays industrialisé du continent, entraînant un grand nombre d’ouvriers, de grandes concentrations industrielles.

Rosa Luxemburg

Le parti politique qu’était la social-démocratie allemande était fondamentalement, tant idéologiquement qu’en terme d’implantation, le plus puissant. C’est pour cela que Rosa Luxemburg fait le choix de se battre en son sein. Une des premières grandes controverses qu’elle mène concerne la question de la révolution. Elle va rapidement incarner l’aile gauche de la social-démocratie allemande. C’est une incarnation paradoxale. Ce n’est pas quelqu’un qui vient d’Allemagne, mais elle va trouver sur son chemin d’autres représentants de l’aile gauche comme Clara Zetkin ou Karl Liebknecht.

Ces personnes-là vont travailler avec elle. Elle va contribuer à maintenir l’idée que même s’il y a des changements dans le système capitaliste, même si le niveau de vie des ouvriers augmente, la rupture révolutionnaire reste nécessaire. Où ? Quand ? Comment ? Cela se discute mais il ne s’agit pas pour elle d’adopter une réforme graduelle. Là est l’enjeu de sa controverse avec Bernstein.

On peut noter deux autres grands moments dans sa vie. Tout d’abord, 1905 : la date de la première révolution russe. C’est l’époque à laquelle, à la suite des mouvements, elle écrit une brochure intitulée Grève de masse, parti et syndicat. Dedans, elle avance notamment l’idée que tout en restant dans le parti social-démocrate et dans les syndicats qui lui sont liés, pour en quelque sorte « régénérer » le parti qui a tendance à s’enfermer dans une routine bureaucratique, à s’intégrer aux institutions, il est nécessaire de faire intervenir ce qu’elle appelle la « grève de masse ». La « grève de masse », ce n’est pas la « grève générale ». Elle n’emploie pas le terme de grève générale parce que ce sont les syndicalistes révolutionnaires français qui l’emploient et Luxemburg est pour maintenir le lien entre le syndicat et le parti, ce que refuse la CGT en France.

La grève de masse, c’est l’idée selon laquelle, en lien avec les syndicats ou dans les syndicats, à l’extérieur des partis ou dans les partis, les masses doivent être en mouvement, se mobiliser régulièrement pour régénérer les organisations. C’est quelque chose de primordial qui la distingue d’autres sociaux-démocrates de son époque. L’autre question qui est importante pour elle et qui marque beaucoup sa conception de la rupture révolutionnaire, c’est la conception de la nation.

Elle défend un internationalisme intransigeant, qui ne veut absolument pas jouer la carte de l’intégration à la nation du socialisme (comme le fait Jean Jaurès en France). Il y a des polémiques très fortes avec Jean Jaurès sur cette question. Ce rejet du patriotisme la distingue des autres. Le troisième moment qui pourrait être retenu dans sa vie (et qui est le dernier étant donné qu’elle s’est faite assassiner en janvier 1919), c’est sa controverse, ses positions par rapport aux bolcheviks et à la révolution russe.

Il est admis que Rosa Luxemburg a été une révolutionnaire de premier plan et qu’elle a beaucoup compté sur l’action de masses pour faire la révolution. Elle a compté sur les conseils ouvriers, une forme de démocratie par en bas apparue une première fois pendant la révolution de 1905 et qui a resurgi en Allemagne, en Russie, et dans quelques autres pays en 1918. En même temps, ce n’était pas une activiste dans le mauvais sens du terme puisqu’elle s’est ralliée à l’insurrection qui lui a coûté sa vie parce que la majorité de ses camarades en avait décidé ainsi. Elle la trouvait pourtant prématurée, et jugeait dangereux de s’y engager. Elle avait bien mesuré la situation.

Peu avant son décès, un débat important fût sa controverse avec les bolcheviks, qui pourrait être résumée en trois points (à noter que le texte qu’elle a écrit sur la révolution russe a été publié après sa mort, elle n’a pas rendu ses critiques publiques). La première chose avec laquelle elle est en désaccord, c’est l’idée qu’il faut donner la terre aux paysans. Cela peut sembler paradoxal mais elle pensait que tout ce qui consistait à distribuer la propriété à telle ou telle personne, à des petits artisans, à des petits paysans, retarderait l’émergence d’une grande propriété collective.

Le socialisme devait se fonder sur l’extension de la propriété. Elle était donc en désaccord avec Lénine. Elle était en désaccord également pour les raisons déjà évoquées sur la question de la nation et s’oppose au mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Non pas qu’elle soit contre le fait que les gens disposent d’eux-mêmes, mais s’oppose à l’idée qu’il soit nécessaire de constituer des petits États en Europe centrale et orientale. Pour elle, c’est créer des petits États avec de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui empêcheront les ouvriers de s’unir. Lénine joue quant à lui stratégiquement sur ce droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour créer de nouvelles nations et désintégrer les empires de l’époque.

Le dernier point, c’est la question de la liberté, de la démocratie dans le processus révolutionnaire. Dans son texte sur la révolution russe, elle a été extrêmement critique à l’égard des bolcheviks qui ont pris des mesures répressives assez tôt, dès 1917 et 1918, lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Elle pense que quelles que soient les difficultés historiques, les circonstances, il doit quoi qu’il arrive y avoir une démocratie à l’intérieur du parti, un droit de s’exprimer librement et puis également un droit – même s’il ne doit pas être unique et complet – à la représentation politique.

Elle ne s’oppose pas à tout parlementarisme, elle a en effet milité avant 1914 à toutes les élections pour le Reichstag en Allemagne, pour que le SPD ait des représentants. Elle pensait aussi que la représentation devait certes passer par les conseils ouvriers, par une démocratie directe sans pour autant être hostile à l’idée qu’il faille combiner différents types de représentation. Cela me paraît important car elle se distingue des sociaux-démocrates modérés réformistes de l’époque et des plus radicaux comme les bolcheviks.

Plusieurs éléments expliquent sa postérité. Quand on est historien, il faut être un minimum honnête sur la façon dont cela se passe après la mort des personnalités de premier plan. Comme Jean Jaurès, elle est morte en martyre, ni l’un ni l’autre n’ont pris le pouvoir : ce sont des personnalités plus facile à s’approprier que ceux qui accèdent au pouvoir. Aussi parce qu’elle était une femme défendant des conceptions politiques qui n’étaient ni trop modérées pour une toute partie de la gauche ni non plus trop directement rattachées au bolchevisme.

Ainsi, lorsqu’il y a eu des critiques du stalinisme et de la social-démocratie, elle est apparue comme une voix alternative tout en ayant été officiellement condamnée par Staline en 1931. Cela explique qu’elle soit apparue comme une figure assez populaire dans les années 1970. C’était quelqu’un de charismatique, avec un grand pouvoir d’attraction. De même que pour Guesde, ces gens étaient d’immenses orateurs. Même si on ne conserve peu ou pas d’enregistrements (surtout pour ceux du XIXème siècle), ils laissent aussi une trace dans les mémoires collectives : les gens qui ont pu les entendre ont transmis de génération en génération la mémoire de leurs combats.

LVSL – Nous venons d’évoquer plusieurs piliers du socialisme allemand et français. Qu’est-ce qui distingue ces deux socialismes et en quoi ont-ils influé sur les trajectoires politiques de leurs pays respectifs ?

Jean-Numa Ducange – Tout dépend d’où on part. Si on part d’aujourd’hui, il apparaît que la tradition allemande de la social-démocratie est une tradition beaucoup plus consensuelle, gestionnaire que la tradition française, dans laquelle il y a eu davantage l’influence pendant longtemps d’un parti socialiste et d’un parti communiste plus radical que la social-démocratie allemande. C’est un paradoxe car le marxisme est initialement né dans la social-démocratie allemande. Pour résumer, comment en est-on arrivé à cette tradition de la cogestion entre syndicat et patronat en Allemagne ?

Avant la Première Guerre mondiale, il y avait une tradition marxiste extrêmement forte dans la social-démocratie allemande. Elle s’est progressivement estompée. Il y a un siècle, lors de la révolution allemande, des choses extrêmement importantes se sont jouées pour la suite de l’Allemagne. Je ne pense pas uniquement à la tragédie qui est celle de 1933 mais plus largement à l’histoire des relations sociales dans ce pays. Juste après la proclamation de la République en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord dans lequel ils s’accordent sur un certain nombre de points. Pour le dire rapidement, c’est l’origine de la cogestion entre patronat et syndicat. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé.

Il s’est défini de façon plus radicale et a longtemps voulu garder une certaine distance à l’égard des partis politiques. Quand la CGT a été créée en 1895, elle a été fondée sur une base qu’on va ensuite qualifier de syndicalisme révolutionnaire. D’où vient cette base syndicaliste révolutionnaire ? De façon générale, il y a une tradition révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1871), un long cycle des révolutions, une tradition à la fois plus glorieuse et victorieuse qui fait qu’il y a, au moins dans les mots, une plus grande radicalité dans le socialisme français. Il ne faut pas oublier que les révolutions allemandes ont échoué : 1848 a été un échec qui a pesé durablement.

Cela compte également en France mais demeure dans les mémoires de manière plus tragique en Allemagne encore car cette révolution n’a pas permis d’unifier le pays. En 1919, c’est une révolution qui s’est aussi mal terminée avec l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si on pense sur le long terme, ces assassinats ont créé une fracture au sein de la gauche qui a contribué à la victoire du nazisme en 1933.

La tradition de consensus, qui vient donc de loin, s’est d’autant plus solidifiée après la Seconde Guerre mondiale pour ce qui est de l’Allemagne, qu’il y a eu l’expérience nazie. L’idée selon laquelle il fallait une grève générale est par exemple devenue impopulaire (et illégale) car cela risquait de déstabiliser le pays. A cela s’ajoute l’Allemagne de l’Est, qui a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest. A contrario du côté français, la force de la tradition révolutionnaire se maintient.

Mais il y a autre chose. Le républicanisme tel qu’il est conçu en France, la République consolidée depuis les années 1870 (si on met à part le cas de Vichy), aussi légaliste et étatiste soit-elle au bout d’un moment, tout cet héritage provient d’une révolution. Cela induit que les socialistes ont un double héritage : républicain et révolutionnaire. Ils n’ont aucun mal à assumer le lien entre les deux. Cela induit que même lorsqu’ils sont très républicains, très légalistes, dans leur « logiciel » ils conservent longtemps un grand respect pour la Révolution française : elle demeure présente car c’est une perspective positive, glorieuse et victorieuse.

En Allemagne, la tradition révolutionnaire c’est 1848, 1918. Ce sont des échecs donc il est plus dur de les intégrer. Il y a aussi des raisons sociales et politiques profondes aux différences entre l’Allemagne et la France ; mais le rôle de la tradition révolutionnaire a selon moi joué un grand rôle même s’il ne faut pas caricaturer : ce n’est pas la glorieuse France révolutionnaire face à l’Allemagne bismarckienne et étatiste.

La tradition allemande est également intéressante en termes d’élaboration théorique et d’expériences concrètes (notamment les conseils ouvriers en 1918-1919). Ce sont des chemins différents pour les raisons que j’ai évoquées et qui ne se sont malheureusement pas croisés suffisamment pour empêcher le pire : ni pour empêcher 1914, ni pour empêcher le fascisme. Malgré tout, dans l’imaginaire subsistent des couples franco-allemands comme Jaurès et Bebel. Il y a aussi la social-démocratie à la Willy Brandt, certes modérée, mais beaucoup de militants de gauche trouveraient cela tout à fait acceptable !

LVSL – Dans Marx, une passion française, vous défendez l’idée selon laquelle malgré l’effondrement de l’URSS, du PCF et l’avènement des démocraties libérales, la figure de Marx continue à hanter l’imaginaire français. Comment expliquer cela aujourd’hui ?

Jean-Numa Ducange – La spécificité de la France c’est qu’il y a une longue tradition d’influence du marxisme. Marx a initialement beaucoup été influencé par la France, les socialistes utopiques et la tradition socialiste française avec Fourrier, Proudhon, Saint Simon, etc.

D’une certaine manière, le socialisme français n’avait pas besoin d’aller chercher une référence extérieure pour continuer à se développer. Pourtant l’introduction du marxisme a eu lieu pour plusieurs raisons. D’abord parce que Marx est apparu à certaines grandes figures du socialisme français comme quelqu’un de tout à fait complémentaire au dispositif français (révolution, république, ce qui a été au préalable expliqué).

Prenons l’exemple de Jean Jaurès qui, certes, n’est pas marxiste à la manière de Jules Guesde. C’est un normalien, agrégé, universitaire, qui a un parcours républicain au départ assez classique, et qui se rapproche progressivement du socialisme. Ce qui est intéressant quand il se rapproche du socialisme c’est qu’il trouve des éléments décisifs dans Marx : l’idée de la lutte des classes (à l’échelle historique, il trouve que la lutte des classes est très pertinente pour comprendre la Révolution française par exemple), l’idée qu’il y a un affrontement entre la bourgeoisie, le prolétariat, etc.

Cela explique le fait qu’assez tôt dans le socialisme français, introduire Marx a tout de même été nécessaire pour pouvoir changer l’ordre politique et social. Dès le début, à la fin du XIXe siècle puis quand le parti socialiste se crée en 1905, il y a une influence du marxisme. Cette influence dans le parti socialiste s’installe dans la durée au moins jusqu’aux années 1970, voire 1980. Le parti socialiste est alors marqué par un discours empreint de marxisme, de lutte de classes.

Ensuite, l’autre spécificité de la France qui sera le seul pays dans ce cas-là en Europe de l’Ouest (avec l’Italie) c’est qu’il y aura un Parti communiste extrêmement puissant qui fera une quinzaine de pourcents à partir des années 1930 et qui va ensuite devenir le premier parti de gauche jusque dans les années 1970. Ce Parti communiste français est très marqué par le marxisme. Il s’agit certes d’un marxisme assez fossilisé voire stalinien pendant tout une période. Mais c’est un marxisme qui se voulait également propagandiste, éducateur, avec l’idée que le marxisme était quelque chose que la classe ouvrière et les classes populaires devaient s’approprier pour changer le monde avec toute une série d’écoles de formation, de brochures simples, etc.

Tout cela a été travaillé profondément pendant des dizaines d’années, poursuivant de ce point de vue la tâche que s’était fixée Jules Guesde. Une des raisons qui explique la forte référence à Marx, c’est ce travail politique qui a pendant longtemps été fait par le Parti communiste. Vous allez me dire que le Parti communiste a décliné. Je l’ai remarqué… Il faut voir aussi qu’il existait également toute une extrême gauche assez forte, notamment trotskyste, avec des bataillons militants non négligeables et des intellectuels de premier plan. Il faut souligner que tous ces courants avaient amené le marxisme à un niveau très élevé dans l’espace public dans les années 1970.

Ensuite, le marxisme a presque disparu, spectaculairement dans les années 1980 et 1990, proportionnellement en quelque sorte à l’influence qu’il avait eu auparavant. Puis cela est revenu dans les années 2000. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord un substrat qui vient de loin et que je viens d’expliquer : de génération en génération les choses se sont transmises. Il y a eu de nombreuses éditions de Marx, on en trouve, retrouve continuellement. Cela n’a jamais disparu.

Le fait que le modèle soviétique ait maintenant disparu depuis un certain temps joue également. Si beaucoup de gens ne voulaient plus se référer au marxisme c’était à cause du modèle soviétique, qui leur paraissait négatif ; or on peut maintenant lire Marx indépendamment du stalinisme. A cela s’ajoute (ce n’est pas propre à la France) la crise récente du système : après la crise des subprimes de 2008, la possibilité d’une crise profonde du capitalisme a de nouveau été envisagée. Ce regain d’intérêt pour Marx s’est fait presque indépendamment des partis politiques : on a vu des émissions, des journaux de nouveau s’intéresser à Marx. Tout simplement, les gens se sont demandés pourquoi ne pas relire Marx au regard du contexte et l’état du capitalisme.

Même Jacques Attali qui est peu suspect de critique du capitalisme a fait en 2005 une biographie de Marx en disant que Marx était très bien pour analyser le capitalisme mais… surtout pas pour la partie politique. On a là une ambiance, des références qui font qu’il est un peu redevenu « à la mode ». Et dans les courants politiques de gauche, il demeure lu et cité. Ce qui est difficile à estimer (difficulté méthodologique majeure pour les historiens !) c’est que les gens ne lisent pas forcément les textes. La forte présence à la référence sur le long terme est en rapport avec une culture politique marxisante qui a beaucoup essaimé, du travailleur à l’intellectuel, dans différents domaines. La France est un des pays où incontestablement, la référence à Marx a eu et a encore du sens.

Je parlais de crise économique, j’ajouterai la crise de la représentation et des institutions, même si cela est moins facile à connecter directement au marxisme : Marx est quelqu’un qui a vécu cela de son vivant. Il a connu des révolutions, des changements de régime, des aspirations nouvelles via des révolutions. Il trouvait initialement que la Commune de Paris était folklorique, il ne pensait pas que cela pouvait avoir lieu. Puis il a changé d’avis.

“La plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France.”

C’est quelqu’un qui, quand on le relit dans son contexte, réagit en fonction des bouleversements politiques. Sur la politique précisément, notamment sur le poids de la tradition bonapartiste, Marx a écrit des choses qui peuvent continuer à nourrir notre réflexion sur la Vème République et la tradition révolutionnaire française (à propos de laquelle il est parfois très sévère).

Nul hasard à tout cela: la plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France. Il y a un dialogue constant entre la France et Marx. Il s’est beaucoup inspiré de la France pour concevoir sa doctrine et, quand il observe la vie politique européenne, la France a eu à plusieurs reprises un intérêt particulier pour lui. C’est une sorte d’amour-haine qui s’est prolongée durant presque toute sa vie.

LVSL – Certains commentateurs ou personnalités politiques voient dans les gilets jaunes l’émergence d’un processus révolutionnaire. En tant que spécialiste de la révolution française et auteur de nombre de textes sur les révolutions, comment envisagez-vous ce mouvement social ? 

Jean-Numa Ducange – Comme le suggère la question, je l’envisage comme un mouvement social en premier lieu. Certes un certain nombre de revendications qui ont émergé peuvent faire penser à d’autres périodes révolutionnaires. On a parfois rapproché les gilets jaunes des sans-culottes ou d’autres catégories populaires qui contestent l’ordre existant à travers un certain nombre de revendications. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête.

“Une révolution quand on en parle avec un minimum de distance, c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.”

On peut aussi dire, pour prolonger ce que nous avons déjà souligné que, comme la France est un pays où structurellement il existe une tradition contestataire nourrie de l’expérience révolutionnaire, de différentes idéologies dont le marxisme, il existe un niveau de conflictualité assez fort, structurellement plus fort que dans d’autres pays. Ce mouvement des gilets jaunes en est une expression. Quand il y a des périodes d’accalmie on demande si la France est un pays normalisé, si on va finir par avoir un syndicalisme à l’allemande avec moins de grèves, etc. On voit bien que ce n’est pas le cas.

Cela étant dit, en termes strictes de définition je serai plus prudent. Si on compare le mouvement à la Révolution française ou à d’autres mouvements comme les révolutions russes (ou même à des échecs comme 1848 et je pourrais prendre d’autres révolutions à l’échelle internationale comme la Chine en 1949), je pense qu’il faut faire très attention. Une révolution – quand on en parle avec un minimum de distance – c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.

Si on parle de Révolution française, ce n’est pas uniquement du fait des sans-culottes et des fortes contestations, c’est aussi parce qu’ont eu lieu d’importants transferts de propriété, des changements constitutionnels considérables. Je ne dis pas que cela ne va pas arriver mais au stade où nous en sommes, si le mouvement devait décliner sans traduction politique immédiate, il serait difficile de le classer comme une « révolution ». Il peut même arriver que des mouvements de la sorte renforcent le pouvoir existant. Le « parti de l’ordre » peut se renforcer quand il a des mouvements contestataires en face de lui même s’il a été initialement déstabilisé.

C’est ma réserve sur la définition de révolution : la Révolution française a mis à bas la monarchie absolue, proclamé une République, mis en place une nouvelle constitution. Les processus révolutionnaires russes ou chinois (on pourrait en prendre d’autres) ont mis à bas un régime et entraîné un changement de personnel politique et des changements économiques décisifs. Nous n’en sommes absolument pas là et il est important de le dire, sinon, on ne comprend plus les comparaisons. Il faut faire attention aux parallèles avec 1789 et 1792.

Cela est à prendre avec précaution : le mouvement des gilets jaunes est fortement hétérogène selon les endroits et sa traduction politique n’ira pas nécessairement dans le sens que certains espèrent. Tout cela est d’autant plus à analyser subtilement que le mouvement peut certes traduire concrètement l’idée selon laquelle le référent gauche / droite ne fait plus vraiment sens pour une partie de la population ; mais d’autres franges y restent attachées, même s’il s’agit de catégories particulières. Comment tout cela va se combiner à terme ? Il n’y a aucune réponse évidente.

En définitive, on ne peut pas considérer de manière mécanique que tout le processus peut être pensé comme « révolutionnaire » même s’il traduit quelque chose de profond dans la société actuelle.

 

Houellebecq : matérialisme et finitude

« Le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur qui est sans paradoxe est comme l’amant qui est sans passion : un médiocre type » disait Kierkegaard. De paradoxes, l’oeuvre de Houellebecq en est gorgée. Plat romancier dont le succès tiendrait à la médiocrité de la modernité pour les uns. Écrivain de génie qui a saisi mieux que nul autre l’esprit du temps pour les autres. La parution de son dernier roman Sérotonine nous invite à relire son oeuvre.

Ce livre est un étrange retour aux thématiques de ses premiers romans, celles qu’on avait découvertes avec Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. On y retrouve la vie morne et terne, les échecs amoureux, la misère sexuelle et la décrépitude des corps. Mais alors qu’Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires excluaient tout motif transcendant, Sérotonine s’achève sur une référence à la figure du Christ. Trajectoire paradoxale, mais comme le rappelait Henri Lefebvre, un paradoxe est souvent une contradiction non-perçue. C’est cette contradiction inhérente à l’oeuvre de Houellebecq qu’il s’agira d’interpréter.

Un matérialisme tensionnel : histoire et biologie

Extension du domaine de la lutte s’est imposé comme un classique dans lequel des personnes aux convictions divergentes peuvent se retrouver. Le style plat et décalé du roman dévoile à merveille un univers désenchanté. À travers le récit d’un cadre informaticien et d’un de ses collègues, Houellebecq décrit la misère sexuelle, affective et intellectuelle des individus dans la société capitaliste post-industrielle. Leur seul objectif : l’amour, c’est-à-dire la jouissance sexuelle. Objectif impossible pour le narrateur et son collègue, tous deux trop laids et trop peu intéressants pour séduire. Une sensibilité conservatrice et réactionnaire y verra le désastre d’un monde soustrait à toute transcendance politique ou religieuse. Un monde réduit à la seule logique de la comptabilité marchande. Une sensibilité de gauche y verra les ravages du capitalisme contemporain qui par réification prive les individus de la possibilité de donner un sens authentique à leur vie. Il n’y a nulle transcendance dans les premières oeuvres de Houellebecq, au sens rigoureux du terme : rien ne trouve son principe hors de ce monde insipide.

Une des thèses notoires de Houellebecq est que l’expansion du capitalisme post-industriel affecte et infecte le plan sociétal ou inter-individuel. Cette expansion de la logique capitaliste conduit à une extension de la lutte : la sexualité est un système de hiérarchie sociale dans lequel se déroule une lutte sans merci entre les individus. Lutte qui a pour enjeu de pouvoir forniquer. La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. Cet axe principal de l’oeuvre de Houellebecq permet de comprendre les références toujours plus appuyées à la biologie. Références que l’auteur de Plateforme utilise bien au-delà de leur domaine scientifique borné et qui constitueront une grille d’interprétation réductionniste-biologique.

Là est la contradiction : entre une interprétation matérialiste-historique du monde social et une lecture biologiste. Ces deux grilles d’interprétation sont toutes les deux opérantes dans Extension du domaine de la lutte. En effet, le monde social que décrit Houellebecq peut être lu comme une certaine phase des sociétés occidentales dans la dynamique générale du capitalisme. On pourrait presque voir un schéma marxiste : l’expansion de la logique économique conduit à une transformation des moeurs et des modes de vie. Or, Houellebecq nous livre dans le même roman la célèbre description du mâle alpha ou mâle dominant. Dans la veine d’un darwinisme social, la lutte sexuelle est pensée moins sous l’angle d’une résultante socio-historique que sous le modèle transposé de la sélection naturelle. Cela conduit logiquement à une naturalisation de la conflictualité sociale. Cette dernière sera pensée avec le prisme d’une nature humaine quasi-indépendante du procès socio-historique.

Extension du domaine de la lutte contient cette contradiction, qu’on retrouvera sous des formes différentes dans les oeuvres ultérieures. Mais l’oscillation entre une grille de lecture matérialiste-historique et un prisme réductionniste-biologique se fera toujours plus en faveur du second terme.

L’infléchissement réductionniste

Dans Les particules élémentaires, un des deux protagonistes fait une découverte scientifique révolutionnaire. Elle dissocie la reproduction du plaisir et permet de créer une nouvelle espèce issue de l’être humain. Il met fin à sa vie dès cette découverte réalisée, ayant gâché son amour. Les deux autres personnages principaux connaissent un sort encore plus sombre. On voit comment le primat biologique s’affirme : à la misère sexuelle et ses conséquences sociales et psychiques, seule une solution biologique est possible.

On retrouvera cette idée plus développée dans La possibilité d’une île. Mettant en scène un personnage d’un rare cynisme, le roman narre la vie d’un humoriste qui ne croît en absolument rien, sauf en l’amour (entendre : la jouissance procurée par l’acte copulatoire). Cet individu fréquente une secte religieuse qui fait une découverte révolutionnaire sur le clonage humain. N’ayant pu réaliser son amour, le protagoniste se suicide. Il est l’ancêtre lointain d’une nouvelle espèce néo-humaine. Les membres de cette dernière peuvent procréer seuls et ne communiquent entre eux que par télématiques. Libérés de la tyrannie du sexe, donc du monde social, ils sont par là même délivrés de tout un panel d’émotions humaines comme la tristesse ou la joie. Ils vivent ainsi en sérénité. L’infléchissement biologique est radical : le procès socio-historique du monde humain est anéanti par le motif de l’évolution de l’espèce.

Il n’y a dès lors nulle surprise à voir le retour du religieux dans Soumission. Dans Plateforme et La possibilité d’une île, Houellebecq, par ses personnages, prévoyait le déclin inéluctable des pays musulmans. Ces derniers, en important les nouvelles avancées technologiques et scientifiques des pays “occidentaux”, intègrent également leurs valeurs athées et nihilistes qui minent la vitalité religieuse. Soumission contredit cela. Après une description de la résorption du chômage en France digne d’un économiste de bac à sable, Houellebecq pense l’Europe sauvée essentiellement par le regain religieux. C’est qu’il a abandonné toute vision historique pour sombrer dans un registre purement vitaliste. Houellebecq pense la « civilisation européenne »  comme un organisme en phase terminale de décrépitude. Au contraire l’ « Islam », dispose d’une vitalité jeune et guerrière, prête à conquérir de nouveaux territoires. Le sophisme organiciste, qui consiste à appliquer des modèles biologiques à des réalités socio-historiques, est une antienne aussi vieille que la pensée politique.

Une acceptation implicite de l’idéologie dominante : la finitude

Ce réductionnisme biologique mène tout droit au nihilisme. De la même manière qu’un organisme naît, croît et périt, les réalités socio-historiques sont anéanties et l’être humain est ravalé au rang de la bête. Le bonheur, c’est remplir le temps qui nous sépare de la mort en copulant. Le sens — le corps a pour terme la mort — anéantit le sens — la signification d’un vécu humain authentique. L’être humain n’a d’autre but que de persévérer dans son être, c’est-à-dire pour le dire aussi vulgairement que Houellebecq, il n’a d’autres desseins que de baiser. Le sexe est la condition de toute relation dans l’univers de Houellebecq. Ce prisme qui naturalise relations sociales et sociétales ne conduit qu’à faire le lit de l’idéologie du néolibéralisme. Selon cette dernière, la conflictualité sociale n’est pas due à une division inégalitaire et structurelle de la société en classes. Elle n’est pas due à l’exploitation de certains par d’autres, à une appropriation exclusive par certains des ressources et des moyens de production, à une concentration des monopoles.

Pour l’idéologie dominante du néolibéralisme, cette conflictualité a bien plus à voir avec une nature humaine. Le monde socio-historique est conflictuel comme l’est le règne animal. On comprend la rémanence du « darwinisme » social.

La vision du bonheur chez Houellebecq est symptomatique de cela. L’auteur de Soumission pense majoritairement le bonheur sous le modèle romantique de la fusion-isolation de deux membres. Un couple est heureux lorsque chaque membre s’adonne pour l’autre. Un couple n’est heureux que dans un état de relative autarcie sociale, lorsqu’on ne pense plus à ses proches, au collectif, mais exclusivement au bien de l’autre. Les rares individus qui accèdent temporairement à l’amour dans l’oeuvre de Houellebecq accomplissent dans le geste même de mise entre parenthèse du monde social le modèle idéologique du néolibéralisme : ils se retirent du monde politique et social. Cette vision de l’homo eroticus n’a rien à envier à l’homo economicus de l’économisme.

Houellebecq passe pour un critique au vitriol de la modernité libérale. S’il en dévoile bien les aspects sombres avec un indéniable talent, il adopte pourtant certaines de ses caractéristiques essentielles. Il en décrit certes avec une pénétrante acuité les conséquences politiques et sociales désastreuses, mais il n’en ébauche nullement le début d’une contestation. La noirceur de son propos n’aboutit pas à une contestation littéraire. À la possibilité toujours ouverte de transformer le règne des choses, Houellebecq opte plutôt pour la résignation. Une résignation certes torturée et cynique — romantisme oblige —, mais une acceptation tout de même. L’être humain est fini, borné. Il se replie sur lui-même, sur l’échelon individuel. Atome sociale, il ne s’oriente qu’en fonction de ses fins exclusivement personnels. Il n’est capable d’aucune action collective revendicative.

L’individu est incapable de désirer un monde égalitaire. L’être humain est strictement limité à ses seuls intérêts individuels, c’est-à-dire, pour le dire dans le ton de Houellebecq, à tout ce qui touche sa bite. Il n’est capable d’aucun mode poussé de vie collective. On arguera qu’il y a bien un aspect social dans Sérotonine. Mais Houellebecq n’aborde la révolte des paysans qu’à la fin du roman, en quelques pages. Et il l’amène de manière boiteuse, par l’ex-profession du narrateur. Houellebecq n’en fait qu’un arrière-fond qui sert d’accompagnement aux vicissitudes amoureuses du protagoniste. Il ne la travaille pas pour elle-même dans sa portée symbolique et politique. Il développe somme toute peu la fonction de l’Union européenne dans cette crise du monde agricole et paysan. On regrette cela, car ce sujet toujours plus brûlant mériterait un grand roman. On ne peut certes pas imposer à l’écrivain ses thématiques. Mais il semble que cela soit davantage lié à un symptôme du refoulement du monde social. Refoulement qui a pour cause ce réductionnisme biologique.

Le cas Houellebecq : le refoulement du monde social comme symptôme de notre modernité

Déhistoriciser le monde social, en faire un processus naturel, c’est se condamner à créer toutes sortes de golems. Des créations symboliques et matérielles, engendrées par l’être humain, mais qui se retournent contre lui et l’asservissent. Et le monde social en vient à oublier qu’il est à l’origine de ces hypostases, qu’elles prennent des formes aussi différentes voire opposées que Dieu, la Religion, la Nation ou l’Économie de marché.
Houellebecq déclarait il y a quelques années, en 2015, qu’il n’« était plus athée ». Et il se confiait sur un plateau télé en disant que l’athéisme était de plus en plus difficile. Dès lors, on ne doit pas s’étonner que Sérotonine s’achève sur la figure du Christ. Le réductionnisme biologique, présent jusqu’à même le titre, conduit nécessairement à reconduire de nouvelles hypostases en déhistoricisant le monde social. Il amène nécessairement à une sorte de retour de la transcendance, figure larvée de la rédemption d’un monde jugé immoral ou amoral.

Grand écrivain au style plat, visionnaire conservateur, anti-moderne qui doit une grande part de son succès et de son style aux conditions historiques et culturelles de la modernité, Houellebecq est assurément paradoxal. Mais il n’y a plus la contradiction dynamique et ouverte de son premier roman. Il ne reste désormais qu’un jeu entre un réductionnisme-biologique et un spiritualisme larvé. Ces deux éléments se renforcent en s’opposant. Cela laisse loin l’enthousiasme qu’on pouvait avoir après Extension du domaine de la lutte et La carte et le territoire.

Houellebecq désormais se répète. Cela se ressent dans la structure narrative de l’oeuvre. Mais aussi dans le style et le contenu de l’ouvrage, où il multiplie les provocations sans arrêt. À tel point que ça en devient lassant et rédhibitoire pour la lecture. Surenchérissant, Houellebecq décrit une sexualité encore plus « dépravée ». Une femme se retrouve à être pénétrée par un doberman et à sucer simultanément un bull-terrier. On y lit aussi que les Hollandais ne sont pas un peuple mais une race exécrable de commerçants. Et le narrateur mentionne plusieurs fois la perte de sa “virilité” qui le chagrine fort, “vu qu’il n’est pas un pédé”.

C’est presque avec délivrance qu’on lit alors la référence christique à la dernière page. Comment se sauver de ce romantisme cynique, attardé et pathétique sinon par une figure transcendante qui assure la rédemption ?

Assurément, Houellebecq ressasse, radote. Il est intellectuellement mort. Mort qu’il avait peut-être anticipée. En effet dans La carte et le territoire, grand roman, il se mettait lui-même en scène comme personnage. Personnage qui finit assassiné. Il y a tout lieu de penser que sa mort romanesque témoignait encore de son génie visionnaire ; elle préfigurait sa mort de grand écrivain. Depuis La carte et le territoire nous n’assistons plus qu’à la décrépitude d’un cadavre.

L’enjeu des débats sur la souveraineté pendant la Révolution française, 1789-1795 – Intervention de Florence Gauthier

Le cercle LVSL de Paris organisait le 30 novembre dernier une conférence autour de la thématique de la souveraineté populaire telle qu’elle a été théorisée et mise en pratique sous la Révolution française. Florence Gauthier, historienne des révolutions de France et de Saint-Domingue Haïti, professeur à l’Université Paris 7-Diderot, a centré son intervention sur l’enjeu des débats sur la souveraineté pendant l’époque révolutionnaire, de 1789 à 1795. Nous retranscrivons ici l’intégralité de son intervention.


Comme nous nous en apercevons tous les jours, notre système électoral actuel nous empêche de contrôler nos élus, qu’ils soient députés, Président de la République ou autre. Notre Constitution actuelle précise bien que :

Titre I, Art. 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. ». Et dans Titre IV, Art. 27 : « Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote des membres du parlement est personnel ».

Il y a une contradiction ici entre la notion de souveraineté du peuple et celle de la représentation puisque le député dans l’Assemblée nationale est sans mandat et que son vote lui est personnel. La signification de ces articles n’apparaît sans doute pas encore clairement, mais je vais l’analyser en comparaison avec l’histoire de la Révolution française. Je commence par ce rappel :

Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est le pouvoir de prendre une décision politique qui concerne l’ensemble de la société, selon le principe anonyme, qui vient du fond des âges et que l’on cite à toutes les époques : « Ce qui concerne tout le monde doit être consenti par tous ».

Qui prend la décision ? Telle est la question centrale de l’exercice du pouvoir politique. Il y a trois réponses et si cela vous intéresse d’approfondir, lisez la source première qu’est Aristote, La Politique. Trois formes de prise de décision sont bien connues : soit une monarchie ou un chef sous tout autre dénomination, qui exerce le pouvoir de décision au niveau du législatif et de l’exécutif ; soit une aristocratie sous des dénominations variées ; soit encore le peuple ou démocratie. Il existe bien sûr une variété infinie de gouvernements mixtes entre ces trois formes.

J’en viens à l’histoire de la Révolution française et à la convocation des États généraux en 1789.

Qu’est-ce que les États généraux ?

Un rappel sur les institutions du Moyen Âge est indispensable pour comprendre de quoi il s’agit. Il faut se remettre dans l’ambiance de la chute de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle de notre ère, produite par un soulèvement des victimes de Rome dans cet espace Ouest-européen, rassemblant les esclaves des Romains, les peuples conquis mais non esclavagisés qui subissaient la présence romaine et les envahisseurs barbares qui, venus du fond de l’Asie, se déplaçaient vers ce finistère qu’est l’Europe, à la recherche de territoires où s’établir.

Les Romains ont tenté longtemps de repousser les Barbares, en construisant des murs de soldats, le limes, mais ont finalement été battus militairement au Ve siècle. Ce fut la fin de la civilisation romaine conquérante et esclavagiste. Les populations ont alors mêlé les corps et les savoirs, les conceptions des relations humaines et les institutions politiques. Elles ont produit de nouvelles langues et se sont consacrées d’abord à l’agriculture. La communauté villageoise est devenue le noyau de ces sociétés médiévales et a développé ses facultés agraires et politiques sans oublier la notion de droit, reprise des Romains et réinterprétée selon sa conception fondée sur le refus de l’esclavage.

Menacées par des bandes de pillards, les communautés villageoises ont dû organiser leur protection militaire et accepter les services de ce qui est devenu une noblesse militaire. Mais, au IXe siècle, cette noblesse a cherché à imposer aux communautés villageoises une forme de servage. C’est alors qu’un immense mouvement de paysans s’est levé et a duré du XIe au XIVe siècle, à travers le domaine Ouest-européen.

Les paysans ont alors négocié avec cette noblesse asservissante un contrat social qui délimitait, sur le territoire du village, les droits du seigneur et les droits des habitants du village. Les paysans ont rédigé ces chartes de communes et fait reconnaître leur propre droit face à celui du seigneur. Parmi les droits des habitants, il faut rappeler que le servage était interdit et que les habitants des deux sexes étaient reconnus comme personnes libres. Les habitants ont mis par écrit leur droits politiques : l’assemblée générale des habitants des deux sexes décide en commun de la vie du village sur tous les plans, politique, économique, social et juridique.

Enfin, au XIVe siècle, le roi proposa d’intégrer ses sujets à la prise de décision politique en créant les États généraux dans le royaume de France (il existe d’autres dénominations comme les Cortès en Espagne ou le Parlement en Angleterre). C’était le grand conseil du roi et tous les corps du royaume envoyaient leurs mandataires, chargés de leur mandat : à savoir, les communautés villageoises, les corps de métiers urbains, les communes urbaines et les deux ordres du clergé et de la noblesse, organisés eux aussi en corps avec leurs mandataires.

Le peuple, réuni dans le Tiers état dans le royaume de France, participait aux décisions politiques du royaume et surtout, avait le droit précieux de consentir le montant des impôts. Droit précieux que nous avons perdu, mais qui vient pourtant d’entrer en mouvement revendicatif récemment. Retenons qu’à partir des États généraux, la souveraineté était partagée entre le roi et ses sujets selon la Constitution du royaume, fondée sur ce contrat social éclairé par la conscience populaire du « sens commun du droit ».

Je dois préciser maintenant le système électoral de tous ces corps : c’est celui du fidei commis en latin, commis de confiance ou mandataire révocable par ses électeurs. Nous ne le connaissons plus, il a disparu en France depuis la répression brutale de la Commune de Paris de 1871 et il est interdit dans la Constitution actuelle comme je viens de le rappeler. Le commis de confiance est une institution que nous connaissons encore sous des formes qui ne sont pas celles du système électoral.

Un médecin que l’on choisit : si on trouve qu’il ne convient plus, on en choisit un autre, tout simplement. Un ministre est choisit par un roi ou par une assemblée habilitée à le faire. Si le ministre ne fait pas ce qu’on lui demande, il est remplacé tout simplement.

Dans le système électoral médiéval, l’assemblée générale des communautés villageoises, à titre d’exemple, choisissait ses mandataires pour se rendre aux États généraux : ce mandataire était chargé d’un mandat et il était entretenu par les mandants ou électeurs. S’il ne remplissait pas son mandat, ses mandants le rappelaient et le remplaçaient, tout simplement. L’institution du mandataire, choisie, contrôlée par ses mandants et révocable si elle trahit son mandat a été celle du système électoral dans toutes les élections depuis le Moyen-âge et a duré des siècles et faisait partie intégrante de la culture politique du peuple, mais aussi du clergé ou de la noblesse. L’institution du mandataire n’est pas une institution démocratique en soi, mais elle le devient lorsque c’est un corps comme les assemblées générales de communes qui le pratiquent.

Or, depuis le XVIIe siècle, le roi n’a plus convoqué les États généraux. Je ne peux expliquer les raisons faute de temps. Et, depuis ce moment, la monarchie a été qualifiée de « despotique et tyrannique » parce que les sujets du roi étaient exclus de la prise de décision politique. En 1789, la crise de la monarchie française était telle que le roi ne pouvait plus gouverner. Louis XVI a choisi de convoquer à nouveau les États généraux. Ce choix d’une solution politique, en associant ses sujets aux décisions à prendre pour le futur, est à mettre à son actif. Et la société s’en est largement réjouie.

Les élections du Tiers état se sont faites au premier niveau des assemblées générales des habitants des deux sexes des communautés villageoises, dans les villes divisées en quartiers ou par corps de métiers et ont choisi leurs mandataires chargés du mandat des cahiers de doléances. Les mandataires de ce premier niveau se sont retrouvés au chef-lieu de bailliage et ont choisi, parmi eux, les mandataires qui iraient à Versailles, mandatés par la refonte des doléances en un cahier de bailliage. Les États généraux, convoqués selon la tradition le 1er mai, se sont réunis à Versailles le 5 mai 1789.

Les États généraux se transforment en Assemblée nationale constituante

A Versailles, un noyau de députés proposa de donner une Constitution à la France et parvint à entraîner une majorité de députés, ouvrant ainsi l’acte 1 de la Révolution : le 20 juin 1789 par le Serment du Jeu de Paume, ces députés se déclaraient, par leur propre volonté, « Assemblée nationale constituante » et juraient de ne point se séparer avant d’avoir réalisé cette Constitution. La réponse du roi fut la répression : il se préparait à réprimer militairement les députés et la ville de Paris, qui suivait avec passion ce qu’il se passait à Versailles.

Pourquoi cette réponse du roi ? Parce que l’Assemblée nationale constituante lui a retiré sa souveraineté. Et pourquoi a-t-elle pu le faire ? Parce qu’elle était une assemblée de mandataires révocables devant leurs électeurs et il s’agissait bien de la souveraineté populaire en acte : les mandataires de tous les habitants du royaume.

L’acte 2 de la Révolution s’est produit en juillet 1789, au moment où le roi préparait la répression. Ce fut le peuple entier qui se souleva, sous forme de jacqueries énormes, dans quasiment tout le pays. Les Jacques armés s’en prirent à la féodalité et commencèrent le brûlement des titres de seigneurie, exprimant clairement leur refus de maintenir plus longtemps la féodalité. De plus, villes et campagnes prirent le pouvoir local et créèrent les Gardes nationales avec des citoyens volontaires. Ce soulèvement appelé par les contemporains « Grande Peur » entraîna l’effondrement de la grande institution de la monarchie. Pourquoi ? Parce que les intendants et les gouverneurs militaires, agents du roi, se cachèrent tant ils avaient peur.

En août 1789, le roi avait perdu sa souveraineté, son épée et son administration. La nouvelle situation du pays, au lendemain de la Grande Peur, va mettre en lumière le débat de fond sur la question centrale de la souveraineté. Le mouvement populaire de juillet a empêché le roi de réprimer : le peuple s’est armé avec les Gardes nationales et c’est lui qui a sauvé l’Assemblée constituante.

L’Assemblée vote deux décisions importantes : le 4 août, elle vote un décret rendant hommage à la jacquerie : « L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ». Mais elle ne l’appliquera pas. Et, le 26 août, elle vote une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui expose la théorie politique que je résume : les principes éthiques sont contenus dans l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », et dans le droit de résistance à l’oppression (Art. 2), elle fonde la société politique sur le principe de la souveraineté populaire et sur la suprématie du pouvoir législatif sur l’exécutif.

Mais, le principe de l’égalité en droits va diviser l’Assemblée en un « côté droit » qui refuse la Déclaration des droits et un « côté gauche » qui s’engage à défendre les principes de la Déclaration des droits.

A partir de là, le « côté droit » de l’Assemblée va passer à l’offensive et voter une Constitution établissant une monarchie constitutionnelle et une aristocratie des riches, qui réserve, comme son nom l’indique, les droits politiques à un certain niveau de richesses. C’est la Constitution de 1791, qui a été mise en application de septembre 1791 au 10 août 1792, qui l’a renversée.

Que faisait le mouvement populaire de 1789 à 1792 ?

Il s’est organisé d’une manière autonome : les paysans d’une part, qui représentent plus de 85 % de la population, vont poursuivre les jacqueries. Pourquoi ? Parce que l’Assemblée nationale ne répond pas à leur programme de suppression de la féodalité et de récupération des biens communaux usurpés par les seigneurs.

Les jacqueries vont reprendre et imposer leur rythme à la Révolution. Depuis juillet 1789, il y eut cinq autres jacqueries, soit deux par an entre 1789 et 1793, qui éclatent à travers le pays, renforcent le mouvement paysan et son pouvoir local et récupèrent, dans les faits, des communaux usurpés avec les droits d’usage et poursuivent le brûlement des titres féodaux. L’Assemblée nationale a décrété la Loi martiale contre toutes les formes du mouvement populaire, mais n’a pas les moyens de l’appliquer. Pourquoi ? Parce que les paysans se protègent en s’armant et que les soldats ne sont pas toujours disposés à réprimer : c’était cela aussi la Révolution. L’Assemblée nationale, avec la Loi martiale, a déclenché une guerre civile ouverte.

En ville, le peuple s’organise en assemblées générales électorales en quartiers de commune, appelés sections de commune. Ce fut l’institution révolutionnaire par excellence: les assemblées générales électorales pour les États généraux se sont maintenues et sont devenues le lieu de réunion des citoyens des deux sexes, pour préparer des manifestations, lire de façon collective les journaux, discuter des lois et reprendre peu à peu les pouvoirs locaux de la commune.

L’Assemblée a bien supprimé dans sa Constitution de 1791 les assemblées générales communales démocratiques, mais le mouvement populaire ne lui obéit pas. Par contre, le mouvement populaire découvre que la Constitution de cette Assemblée nationale viole les principes de la Déclaration des droits et c’est bien cette contradiction qui fut le ressort de la Révolution.

La Révolution du 10 août 1792.

En août 1792, la situation s’est gravement dégradée : le roi a réussi, avec la complicité de l’Assemblée, à déclarer la guerre dans l’espoir que les armées ennemies vont venir le rétablir sur son trône. Cette haute trahison du roi conduit le mouvement populaire à organiser sa propre défense et, le 10 août 1792, les Parisiens et les volontaires de tout le pays, qui viennent des départements pour défendre les frontières du Nord, renversent la Constitution de 1791 et la monarchie. Le roi est emprisonné et la Révolution convoque une nouvelle assemblée constituante, la Convention.

La Convention est élue au suffrage universel par les assemblées générales électorales communales et le système électoral est celui du mandataire révocable. La Convention proclame la République démocratique : comme avec la Déclaration des droits de 1789, le principe de la souveraineté populaire est rétabli, avec le système électoral du mandataire révocable.

Cependant, un nouvel obstacle apparaît, celui du nouveau « côté droit » de la Convention, formé du parti de la Gironde. La Gironde va réussir au début de la Convention girondine à rassembler une majorité de voix sur ses propositions. La Gironde a peur du mouvement populaire et d’une république démocratique et continue de s’opposer au programme paysan, qui propose une réforme agraire supprimant la féodalité et protégeant les biens communaux et leurs droits.

Le programme paysan est complété par le mouvement populaire urbain qui est victime de la politique de liberté illimitée du commerce des subsistances : il s’agit de détruire les protections des marchés publics et d’imposer des pratiques spéculatives qui cherchent à privatiser le marché afin d’imposer les prix. Nous connaissons bien ces pratiques aujourd’hui. A l’époque, l’offensive capitaliste visait le marché des subsistances : il faut bien comprendre que la hausse des prix provoque des famines et se révèlent mortelles pour les salariés aux revenus fixes.

Le mouvement populaire avait élaboré le programme du Maximum pour répondre à cette offensive mortifère : il défendait « le droit à l’existence et aux moyens de la conserver comme premier des droits de l’homme » et avait même, en la personne de Robespierre, exprimé cela par un concept remarquable : celui « d’économie politique populaire » pour se libérer de « l’économie politique despotique ». Le mouvement populaire s’exprimait avec le courant appelé la Montagne. Mais la Gironde lui répondit à nouveau par la Loi martiale. La Convention était une assemblée constituante et la Gironde prépara la discussion sur la Constitution, mais l’interrompit en février 1793, craignant la poussée démocratique. Elle réussit ainsi à gouverner sans constitution jusqu’à sa chute.

De plus, la Gironde déclara une guerre de conquête avec l’objectif d’occuper la rive gauche du Rhin : la guerre était un moyen de prendre le pouvoir et de créer une diversion. Mais, les peuples occupés n’aimèrent pas la conquête girondine et se défendirent si bien que la politique girondine échoua : l’adversaire menaçait maintenant les frontières de la République. C’est alors que la majorité de la Convention changea et exprima son refus de la politique girondine.

La Révolution des 31 mai-2 juin 1793

Comme pour le 10 août, le peuple organisa sa propre défense et ce furent les assemblées générales des sections de Paris, appuyées par les volontaires partant aux frontières, qui organisent une nouvelle insurrection le 31 mai 1793.

Que demandaient-ils ?

Non la dissolution de la Convention, mais le rappel des députés de la Gironde qu’ils jugeaient infidèles depuis plusieurs mois. Le 31 mai, les sections parisiennes vinrent à la Convention réclamer les 32 députés et ministres qui avaient perdu leur confiance. La discussion dura jusqu’au 2 juin et les mandataires infidèles furent destitués.

Voilà un exemple remarquable de l’application de l’institution du mandataire révocable par le peuple souverain. Ces 31 mai-2 juin furent pacifiques, il n’y eut ni mort ni blessé. Et les 32 rappelés furent assignés à résidence, chez eux. La Montagne, qui n’était pas majoritaire en voix à la Convention, fit des propositions qui emportèrent la majorité des députés. Le premier débat de la Convention montagnarde fut celui sur la Constitution qui fut votée le 26 juin suivant, avec une Déclaration des droits naturels, proche de celle de 1789 et une Constitution fondée sur le principe de la souveraineté populaire et de la démocratie communale.

Le 17 juillet, la Convention votait enfin la grande Loi agraire qu’attendaient les paysans : suppression des rentes féodales, partage des terres entre seigneurs et paysans, reconnaissance de la propriété des biens communaux aux communes, partage égal des héritages entre les enfants des deux sexes, y compris les enfants naturels et ouvrait une série de mesures pour distribuer des lopins de terre aux paysans sans terre.

La politique du maximum concernant le marché des subsistances fut enfin appliquée et la politique montagnarde prit en mains la défense des frontières. Pour mener à bien cette politique, la Convention montagnarde renforça la souveraineté populaire au niveau de l’application des lois.

Ce sera mon dernier point. 

L’exécutif était, depuis 1789, décentralisé : il n’y avait plus d’appareil d’État. L’application des lois se faisait au niveau local des communes, des districts, des départements par des administrateurs élus par les assemblées générales communales. En décembre 1793, la Convention montagnarde organise le Gouvernement révolutionnaire. Pour empêcher la non application des lois, tactique des contre-révolutionnaires élus dans les instances démocratiques, la loi du Gouvernement révolutionnaire décida que l’application des lois se ferait au niveau de la Commune, sous le contrôle des assemblées générales sur leurs administrateurs élus. Ce fut ainsi que la législation que je viens de rappeler a pu s’appliquer avec une grande rapidité et répondre au mouvement populaire et surtout mettre fin à la guerre civile.

La décentralisation communale sous le contrôle des assemblées générales communales dissuadait efficacement les actes contre-révolutionnaires. Pour conclure sur la souveraineté populaire : il n’y a pas eu de dictature avec la Convention montagnarde, mais au contraire un approfondissement de la démocratie communale, expression de la souveraineté du peuple, qui contrôlait les pouvoirs publics, le législatif par le système électoral du mandataire révocable et l’exécutif par la décentralisation et l’application des lois au niveau de la commune.

Le 9 thermidor-17 juillet 1794, les opposants à cette République démocratique et sociale faisaient tomber la Montagne sur un simple vote et détruisirent cette souveraineté populaire, clé de cette expérience.

Les conséquences du 9 thermidor sur la souveraineté populaire

Je précise que ce qui a été maintenu de cette période démocratique a été la réforme agraire : les divers régimes qui ont suivi thermidor, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la restauration des Bourbons etc. n’ont jamais osé défaire la réforme agraire, qui s’est maintenue en France.

Il faut souligner que ce fut une des rares réformes agraires en faveur des paysans qui ait pu se maintenir, ce n’a pas été le cas ni en URSS ni en Chine au XXe siècle. Louis XVIII répondait à ses Ultraroyalistes, qui lui demandaient de rétablir la féodalité en France : « Messieurs, voulez-vous rallumer la guerre civile en France ? ». Alors, les Ultraroyalistes se sont calmés.

Par ailleurs, il est important de savoir que la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen a été expulsée, depuis thermidor, du droit constitutionnel français. Vérifiez dans les Constitutions de la France qui ont suivi, c’est une recherche intéressante à vérifier. Et ce n’est que plus de 150 ans après, en 1946, à la suite d’une guerre terrible contre fascisme et nazisme que la Déclaration des droits de 1789 a été réintroduite dans le droit constitutionnel français. Puis, l’ONU a voté sa « Déclaration universelle des droits de l’homme » en 1948.

Enfin, les droits politiques des femmes qui existaient depuis le Moyen Âge, ont eux aussi été supprimés à l’occasion des diverses Constitutions avec leurs diverses formes d’aristocratie des riches depuis Thermidor.

Après la répression sauvage de la Commune de Paris de 1871, la Troisième République a annoncé le rétablissement du suffrage universel, mais c’est inexact : les femmes en étaient exclues et la misogynie, soit une forme de division du peuple, fut légalisée depuis.

Et ce n’est qu’avec la Déclaration des droits, en 1946, que les droits politiques des femmes ont été rétablis en France, les deux ensemble : il est certain que la Résistance a été un grand moment de retrouvailles avec « le sens commun du droit ».

Mais de nouveau, ce dernier est attaqué avec virulence.

Crédits : © Vincent Plagniol pour LVSL

Bibliographie sélective

Sur les théories politiques et le droit naturel :

Jacques Godechot éd., Les Constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flammarion.

John Locke, Deux traités de gouvenement, (1690), trad. Paris, Vrin, 1997.

Ernst Bloch, Droit naturel et dignité humaine, (1961) trad. Paris, Payot, 1976.

Florence Gauthier, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, (1992) Paris, Syllepse, 2014.

Voir le n° 64, « Le droit naturel », revue Corpus, Paris, 2013.

Sur la question agraire :

Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris/Oslo, Colin, 1931 ;

Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne, (1920) La Boutique de l’Histoire, 1996.

Rodney Hilton, Bondmen made free, trad. de l’anglais sous le titre approximatif Les mouvements paysans au Moyen-âge, Paris, Flammarion, 1979.

Peter Linebaugh, The Magna Carta Manifesto. Liberties and Commons for all, Univ. of California Press, 2008.

Henry Doniol, La Révolution français et la féodalité, (1876) Genève, Megariotis, 1978.

Anatoli Ado, Paysans en révolution, 1789-1794, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1996.

Florence Gauthier, « Une révolution paysanne. Les caractères originaux de l’histoire rurale de la Révolution française », voir site internet : http://revolution-francaise.net/2011/09/11/448-une-revolution-paysanne

Sur le système électoral :

Florence Gauthier, « Révolution française : souveraineté populaire et commis de confiance », sur le site www.lecanardrépublicain.net/spip.php?article751

“Le devoir de l’historien n’est pas de juger, mais de comprendre et d’expliquer” – Entretien avec Gérard Noiriel

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© Agone

Gérard Noiriel est historien du monde ouvrier et pionnier de l’histoire de l’immigration. À l’origine du Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire, il est également l’auteur d’une Histoire populaire de la France, parue en septembre dernier chez Agone. Dans cet entretien, il revient sur son parcours personnel de chercheur, et plus largement sur sa conception du métier d’historien, conscient à la fois de son rôle dans la société, et de la nécessité de maintenir l’autonomie du champ scientifique. Entretien réalisé par Leo Rosell, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous avez publié en septembre dernier une Histoire populaire de la France, domaine en plein essor quelques années seulement après celle de Michelle Zancarini-Fournel et le mouvement initié par Howard Zinn aux Etats-Unis, ou E. P. Thompson en Angleterre. Quelle a été votre démarche en abordant ce sujet, vos objectifs principaux, et les enjeux de cette histoire ?

Gérard Noiriel – Je pense que nous sommes dans un contexte où la nécessité se fait sentir, y compris chez un certain nombre d’historiens, de revenir au populaire, alors que dans les décennies antérieures, il y avait eu un désintérêt pour cette question. Si je prends mon cas, j’ai commencé par travailler sur l’histoire ouvrière, puis j’ai bifurqué vers l’histoire de l’immigration. D’autres collègues sont passés à l’histoire des femmes, par exemple. Nous étions en même temps les héritiers d’une génération qui, elle, avait beaucoup étudié l’histoire ouvrière. Dans le contexte politique où nous sommes, la nécessité se fait sentir de réinvestir la question populaire pour tous ceux qui croient encore un peu à l’action civique. C’est la première raison qui m’a poussé à écrire ce livre.

La seconde raison est que je voulais aussi intégrer l’ensemble des recherches que j’ai pu mener depuis 40 ans au sein d’une même problématique. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que le point commun de toutes ces recherches était la question du populaire. J’avais aussi une demande d’Agone qui datait d’une dizaine d’années – quand ils ont publié la version française du livre d’Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours – de me lancer dans l’écriture d’un ouvrage similaire pour la France. J’ai donc accepté cette proposition, j’ai commencé à y travailler, puis, pris par d’autres travaux notamment sur le ‟Clown Chocolat”, j’ai mis ce sujet de côté et c’est seulement depuis trois ou quatre ans que j’ai repris cette tâche de façon intensive.

“L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives.”

Au niveau de la problématique, j’ai une double formation en histoire et en sociologie, ce qui m’a conduit à développer un domaine qu’on appelle aujourd’hui « la socio-histoire ». C’est peut-être ce qui me différencie de ce qu’a fait Michelle Zancarini-Fournel. J’ai commencé ma carrière dans l’entourage, sans en être très proche non plus, de Pierre Bourdieu et, dans une moindre mesure, de Michel Foucault. Leur approche des relations de pouvoir m’a parue fondamentale pour comprendre le monde social, c’est pourquoi je l’ai placée au centre de ma réflexion sur le « populaire », qui ne se limite pas, loin de là, aux classes populaires.

Ce que je montre dans ce livre, c’est que l’histoire populaire est un processus de longue durée qui résulte des relations dialectiques qui se sont nouées au cours du temps entre les dominants et les dominés. L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives, ce qui a contraint les classes dominantes à modifier leur discours et leurs stratégies.

LVSL – Vous insistez justement sur la « marginalisation du populaire », notamment à travers la mobilisation de l’histoire par Emmanuel Macron, une histoire sans peuple. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce que vous entendez par « populaire » ?

G. N. – Dans cette perspective, on peut poser la question de la différence entre une population et un peuple. Pour moi une population est un ensemble d’individus juxtaposés, sur un territoire, alors que le peuple est composé d’individus ayant un lien entre eux. C’est la question du lien social qui est fondamentale et qui traverse tout cet ouvrage. Je montre que, dans le cas français, c’est l’État qui a constitué le lien social, le lien à distance entre des individus qui ne se connaissent pas, mais qui sont quand même liés les uns aux autres.

“Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux.”

C’est la raison pour laquelle j’ai commencé cette histoire à l’époque de Jeanne d’Arc, qui est le début de l’État, à travers un État royal qui s’impose à la fin de la guerre de Cent ans. La construction du peuple français débute à ce moment-là et, dans un premier temps, la relation de domination est une relation d’assujettissement. C’est-à-dire que les membres du peuple français sont liés entre eux en tant que sujets du roi. C’est le rapport de souveraineté qui lie un roi à des sujets. Cette relation de pouvoir parcourt les siècles de l’Ancien Régime, avec une définition de la domination construite sur le fait que le roi de France et plus globalement la noblesse représentent le peuple français parce qu’ils sont d’une autre essence, d’une autre « race » que le peuple. Aux yeux du roi, issu de la noblesse, c’est cette distinction qui légitime ses privilèges, puisqu’il détient son pouvoir de droit divin.

Tout ceci est rompu avec la Révolution française, où l’on passe à un nouveau lien, structurellement institutionnalisé par l’État et qui devient un lien de citoyenneté. Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux. Cela change radicalement la définition même de la « représentation ». A partir de 1789, les dirigeants de l’État représentent la nation parce que les gouvernants ont la même identité que les gouvernés.

Ce changement est extrêmement important car il définit une nouvelle étape dans la conception de la souveraineté. Se greffe là-dessus la question économique, qui s’articule à la question politique avec le développement du capitalisme et la naissance du mouvement ouvrier. Cette époque, que l’on peut décrire comme « l’ère des révolutions », débute vers 1750 et s’achève avec l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Elle est dominée par tous les grands épisodes révolutionnaires de l’histoire de France, au cours desquels s’affrontent deux conceptions de la citoyenneté : la conception bourgeoise, fondée sur la délégation de pouvoir (mettre un bulletin dans les urnes tous les 5 ans), et la conception populaire, fondée sur la démocratie directe, qui est mise en œuvre dès 1792 par les ‟sans-culottes”. On retrouve ce modèle en 1848 – comme Louis Hincker l’a étudié dans sa thèse sur ‟les citoyens combattants” – puis sous la Commune de Paris avec une première expérience de communisme municipal.

On entre ensuite dans une nouvelle époque, celle dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui mais dont nous sommes peut-être en train de sortir, époque qui débute avec la nationalisation de la société française. Dans une reconstruction autour de la Troisième République s’impose le principe de délégation de pouvoir, donc de démocratie électorale, dans un cadre national avec un clivage central qui oppose désormais les nationaux aux immigrés étrangers et aux colonisés.

Les trois grands modèles historiques de relations de pouvoir que je viens d’évoquer constituent des matrices à l’intérieur desquelles se logent d’autres formes de domination sociale, qui traversent aussi les classes populaires, comme la domination masculine ou encore les clivages fondés sur la nationalité ou l’origine des personnes. La difficulté propre à une histoire populaire entendue ainsi est de réussir à articuler toutes ces dimensions pour aboutir au temps présent.

LVSL – Vous avez déjà évoqué votre passage d’une histoire du mouvement ouvrier à celle de l’immigration qui s’est, selon vous, souvent apparentée à un « non-lieu de l’histoire ». Qu’est-ce qui a provoqué ce glissement dans vos thématiques de recherche, et surtout comment expliquez-vous le fait que l’immigration soit devenue un enjeu politique majeur dans le débat public ?

G. N. – J’ai fait ma thèse sur les ouvriers sidérurgistes et les mineurs de fer de la région de Longwy. Dans leur immense majorité, ces ouvriers étaient aussi des immigrants ou issus de l’immigration. La thématique était donc déjà présente, mais à l’époque, personne ne travaillait sur l’immigration. Des gens me disaient qu’on ne pouvait pas faire carrière en histoire, en France, en travaillant là-dessus. À l’inverse, aujourd’hui on me demande pourquoi j’ai choisi ce créneau porteur, ce qui est amusant avec du recul.

“Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens.”

J’étais déjà dans une logique militante. Enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy, j’avais vécu là-bas les grandes grèves de 1979-80 qui ont mobilisé toute la région pendant près de 6 mois. L’histoire ouvrière avait été beaucoup défrichée par toute une génération avec Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé, Michelle Perrot ou encore Yves Lequin, mais l’immigration, en tant qu’objet propre de la recherche historique, était un champ complètement inexploité. Je me suis lancé dans cette voie et me suis rendu compte qu’au-delà de Longwy, l’immigration avait eu un impact très grand dans l’histoire de France, et je l’ai donc intégrée à mes réflexions.

© Michel Olmi
Manifestation intersyndicale de sidérurgistes de Longwy à Nancy le 4 janvier 1979. © Michel Olmi

Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens. Ce champ de recherches a mobilisé une grande partie de mon énergie pendant de nombreuses années parce que je me suis battu pour la création d’un lieu de mémoire, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) devenue le Musée de l’immigration.

J’ai montré dans mes livres que ce sujet avait constamment été au centre de la vie politique et sociale de la France depuis les années 1880, moment où le « problème » de l’immigration surgit dans le débat public. La plupart des questions que l’on pose aujourd’hui étaient en fait déjà posées à l’époque. Par exemple, la question des ‟clandestins” apparaît à ce moment-là, même s’il n’y a pas encore de statistiques. Mais aussi la question de ce que l’on appelle aujourd’hui le communautarisme, à propos d’Italiens qui ont osé siffler la Marseillaise, bien avant que la question revienne au devant de l’actualité à la suite d’un match de football entre la France et l’Algérie.

Les immigrés ne sont pas pour autant responsables de ce fait, qui serait plutôt imputable au regard national qui est porté sur les migrants. J’ai analysé cette situation comme une structure et comme un symptôme, une pathologie de l’État-nation, républicain, parce que ce n’est pas partout pareil. En France, la construction républicaine de la société a apporté des choses très positives, comme l’intégration des classes populaires, mais en même temps, elle a généré cette espèce de fantasme sur l’étranger, sur l’espion étranger, sur les minorités. On annonce toujours des catastrophes pour la nation due à « l’invasion » des migrants, mais celles-ci n’ont jamais lieu. On trouve déjà chez les penseurs antisémites de la fin du XIXème siècle, comme Drumont, ce discours apocalyptique, qui est surtout un fonds de commerce. La naissance de la presse de masse a beaucoup amplifié cette dimension commerciale, car il faut susciter les peurs pour mieux vendre.

Je pensais, en faisant cette histoire de l’immigration, que l’on parviendrait à contrer ces discours-là, mais j’ai dû me rendre compte que cela ne fonctionnait pas comme je l’aurais souhaité, parce qu’il existe des intérêts beaucoup plus puissants que des intérêts purement intellectuels ou rationnels.

En ce sens, le Front National représente une nouvelle forme d’extrême-droite, et c’est pourquoi je n’aime pas trop qu’on fasse des amalgames avec les années 30. Ceux qui comparent Le Pen et Hitler ou même Pétain ne sont plus crédibles car les gens pensent : « Si Le Pen était un horrible nazi, est-ce que les télés l’inviteraient en prime time ? Auraient-ils invité Hitler ? » Ils sentent l’hypocrisie de cet argument. Les médias en profitent car jouer avec les peurs permet de vendre davantage. Et ça, Le Pen l’a bien compris, en multipliant les scandales. Dans le programme du RN, la République n’est pas remise en cause. L’extrême-droite dans les années 30, comme l’extrême gauche d’ailleurs, remettait en cause la démocratie. On a donc un changement de structure, ce qui rend plus difficile la solidarité.

“Aujourd’hui la situation est différente. Beaucoup ne craignent pas le RN. Au contraire, ils l’identifient à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer »”

En 1934, le front antifasciste s’est constitué parce que beaucoup de gens avaient pris conscience que, au-delà des immigrés, eux-mêmes étaient mis en cause et que le triomphe du fascisme représentait un risque pour eux. Si beaucoup d’entre-eux se désintéressaient de l’exploitation des immigrés, ils se sentaient directement concernés. La formation du front antifasciste permit de construire une alliance de classe et d’aboutir à un programme qui prenait en compte les questions économiques et sociales tout en défendant les droits des « minorités », comme les immigrés, les réfugiés et les Juifs.

Depuis les années 1980, la pacification des rapports sociaux et la restructuration de l’espace public ont permis la montée inéluctable d’une nouvelle extrême droite. Cette nouvelle extrême droite ne se donne plus des objectifs révolutionnaires, elle ne dit plus explicitement qu’elle veut abattre la démocratie.

Aujourd’hui, la majorité des Français n’éprouve plus ce genre de craintes. Au contraire, ils identifient le RN à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer », et les formes de divisions qui ont toujours existé au sein des classes populaires fonctionnent d’autant mieux. On rencontre cette difficulté quand on veut maintenir quand même une solidarité avec les gens qui viennent d’autres pays, qui ont connu de nombreuses souffrances. C’est pourquoi il est paradoxalement plus difficile de mener ce combat aujourd’hui que dans les années 30, ce qui est plutôt inquiétant.

Lorsqu’Emmanuel Macron évoque les années 30, il ne s’attaque donc pas aux racines du mal. Rappelons que les démocraties ont finalement triomphé du fascisme et du nazisme en mettant en œuvre des politiques économiques et sociales en tout point opposées à celles qu’il défend aujourd’hui. De même que la crise du capitalisme, le « Jeudi Noir » de Wall Street en octobre 1929, a joué un rôle décisif dans la montée en puissance des forces réactionnaires en Europe, c’est la crise du capitalisme financier qui explique aujourd’hui l’accession au pouvoir de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, sans parler du Brésil et des Etats-Unis. Le New Deal aux Etats-Unis, de même que le Front Populaire en France, avaient ouvert la voie dès les années 1930 aux politiques keynésiennes qui se sont imposées au lendemain de la guerre, afin de mettre un terme aux catastrophes inéluctables de la doxa libérale, incarnée aujourd’hui par Macron.

Le plus grave, c’est que ces réflexions superficielles sur le retour des années 30, discours instrumentalisé à l’approche des Européennes pour servir l’opposition qu’il veut créer entre progressistes et nationales, ont permis à Zemmour et consort de dénoncer la « dramatisation » de la situation actuelle pour défendre les dirigeants d’extrême-droite ayant conquis récemment le pouvoir, sur fond de : « Salvini n’est pas Mussolini » ou « Orban n’est pas Hitler ».

LVSL – Nous aimerions également revenir sur votre conception du métier d’historien. Vous apparaissez comme un historien engagé, qui n’hésite pas à assumer ses idées et à intervenir dans le débat public. Quelle articulation faites-vous entre discours scientifique et discours militant ?

G. N. – C’est une chose qui m’a toujours préoccupé. Je me suis initié à l’engagement politique dans les années 70, quelques temps seulement après 68. Il y avait alors une très forte mobilisation dans les universités. J’étais militant à l’UNEF au départ, puis l’UNEF ayant des liens étroits avec l’UEC à Nancy, je suis devenu étudiant communiste, avant d’adhérer au PCF, ce qui n’a pas été facile. J’ai connu la glaciation, le retour en arrière du PCF, la question du stalinisme.

“Il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.”

Le stalinisme était une entreprise menée par les dirigeants du parti pour culpabiliser les intellectuels, en nous disant : « Vous êtes des Bourgeois, alors que nous représentons la classe ouvrière ». Ce genre de discours a paralysé l’esprit critique de beaucoup d’intellectuels de gauche. J’en ai tiré la leçon qu’il fallait lutter pour maintenir l’autonomie de la réflexion. Cela n’empêche pas de travailler avec des partis, quand ils vous invitent, mais en gardant une large autonomie, en évitant d’être utilisé comme courroie de transmission. C’est l’idée que j’ai défendue et je la défends encore.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus tellement du PCF mais des associations qui parlent au nom des « minorités », des « femmes », etc. Il faut faire aussi une analyse critique de ces mouvements, en se demandant toujours qui parle en leur nom, quel est le statut des porte-paroles. Il ne s’agit pas de discréditer ces luttes auxquelles je participe moi-même en tant que citoyen, mais de préserver l’autonomie de la réflexion savante, c’est-à-dire ne pas juger mais expliquer et comprendre.

C’est une démarche qui n’est pas facile à mener parce que, en même temps, je me considère comme un historien engagé, ce qui pose le problème des limites de l’objectivité. Je dis que l’objectivité est un horizon. On mène des combats au nom de l’objectivité même si on ne l’atteint jamais. C’est pour cette raison que je pense que la démocratisation de l’accès au monde universitaire permet aussi d’ouvrir le champ de la réflexion. En même temps, il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.

J’ai tenté d’appliquer ces principes à mon propre univers, notamment dans mon livre sur la « crise » de l’histoire ; en évoquant les rapports de domination au sein même du champ historique. Cela ne m’a pas empêché de faire carrière dans l’institution. C’est pourquoi je dis à mes collègues : « Vous êtes dans un pays où l’on peut développer des critiques publiques sans risquer la prison, ni même l’exclusion. Alors pourquoi, vous, les universitaires êtes-vous aussi frileux ? Pourquoi les problèmes internes à notre petit milieu sont-ils presque toujours débattus en catimini ou en petits comités ? Pourquoi n’est-ce pas exposé dans l’espace public ? »

C’est une forme d’autocensure tout à fait regrettable. J’ai toujours eu pour principe de ne jamais entrer dans des cabales privées, c’est-à-dire que j’ai toujours formulé des critiques d’abord publiquement, ce qui m’a évité d’être pris dans toutes les formes de commérage qui existent à l’université comme dans tous les milieux sociaux. Je pense que nous avons un devoir d’exemplarité. Nous avons une relative autonomie, nous sommes fonctionnaires. On nous donne cette protection pour nous permettre d’affronter un certain nombre de contradictions. Je sais bien que la posture que je représente est assez minoritaire dans ma discipline, mais je pense qu’elle mérite d’exister.

LVSL – Vous parlez justement de critiques au sein du milieu universitaire mais aussi dans le débat public. Vous dénoncez notamment les usages que peut connaître l’histoire à des fins militantes à travers le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a conduit à créer cette association et n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec l’autonomie du chercheur que vous prônez ?

G. N. – Comme son nom l’indique, l’objectif majeur de ce comité est de veiller sur les usages publics de l’histoire à des fins mémorielles, notamment par les hommes politiques. Michèle Riot-Sarcey, Nicolas Offenstadt et moi-même avons fondé ce comité en 2005 parce qu’une loi remettait en cause l’autonomie des enseignants-chercheurs en voulant les obliger à présenter le « rôle positif » de la colonisation.

Parallèlement, le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) voulait intenter un procès à un collègue qui avait écrit des choses sur l’esclavage qui ne lui plaisaient pas. Ces deux extrêmes nous ont poussés à créer ce comité, même si nous n’étions pas tous sur la même longueur d’ondes quant à nos attentes.

J’étais de ceux qui créaient ce comité pour préserver l’autonomie de la recherche, c’est-à-dire que si une loi nous avait imposé de présenter les aspects négatifs de la colonisation, j’aurais réagi de la même manière parce qu’un historien, un enseignant en histoire, n’a pas à entrer dans des jugements moraux. Il doit expliquer le passé, ce qui signifie, en l’occurrence, expliquer en quoi a consisté le système de domination qu’on appelle la colonisation.

LVSL – Par ailleurs, de nombreuses polémiques agitent régulièrement le débat public concernant des rééditions et autres commémorations d’auteurs tels que Louis-Ferdinand Céline, Charles Maurras ou Lucien Rebatet, et même Hitler avec Mein Kampf. Quelle est votre position sur cette question ? Les trouvez-vous légitimes ou dangereuses ?

G. N. – J’avoue ne pas avoir énormément réfléchi à cette question. Personnellement, je serais plutôt favorable à une réédition accompagnée d’un appareil critique. On ne peut pas empêcher les diffusions sous le manteau, par internet, donc cela se fera dans tous les cas sans garde-fou, sans contrôle.

Ceux qui plaident pour la censure sont confrontés au problème des limites. Le cas de Céline peut interpeller mais alors pourquoi pas celui de Barrès ? Va-t-on rééditer Barrès ? Zeev Sternhell a montré dans ses travaux que Barrès avait tenu des propos explicitement antisémites pour lesquels aujourd’hui il irait en prison. De même, interdira-t-on, par exemple, les représentations que Toulouse-Lautrec a données dans ses dessins, du Clown Chocolat avec une tête de singe ? On voit bien que quand on met le doigt dans cet engrenage il n’y a plus de limites parce il n’y a pas de critères vraiment objectifs qui les définissent.

Je préfère affronter la chose avec un appareil critique qui permette aux gens de se faire une idée. Ceux qui veulent se procurer et lire ces ouvrages trouveront toujours le moyen de le faire. Je suis même persuadé qu’une interdiction créerait des émules, l’interdit attire, tout comme la répression. J’ai montré dans mon livre combien la répression a aussi favorisé les causes que l’on voulait interdire.

LVSL – Dans cette perspective, vous dites vouloir sortir du milieu strictement universitaire et vous adresser à un public qui ne lirait pas forcément vos ouvrages. Comment vous y prenez-vous, à votre échelle, pour lutter contre cette tendance à l’élitisme de la recherche historique ? Quel enjeu représente pour vous l’éducation populaire ?

G. N. – C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a frappé lorsque j’ai découvert ce milieu. J’ai raconté très rapidement mon itinéraire : je viens d’un milieu populaire. À l’époque, on n’allait pas au lycée lorsqu’on était un enfant de milieu populaire, on était orienté vers des collèges d’enseignement général, jusqu’en 3ème, puis on passait le brevet et on devenait employé. Moi, j’ai pu continuer mes études parce que j’ai passé le concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs, ce qui était une chance que n’ont plus les jeunes des classes populaires.

“Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse”

Aujourd’hui, pour devenir instituteur, il faut faire des études jusqu’à 25 ans. Comment voulez-vous que les gens issus de milieux modestes y parviennent ? En 1970, j’ai dû démissionner de cette école normale pour pouvoir continuer mes études à l’université car comme l’Éducation nationale nous avait payé nos études, elle voulait nous garder dans l’enseignement primaire.

J’ai été marqué par ce genre de discriminations. C’est ce qui explique que lorsque je suis arrivé à l’université de Nancy II, je me suis rapidement engagé à l’UNEF puis à l’UEC. Ce sont des professeurs d’histoire médiévale, comme Robert Fossier et Michel Parisse, qui m’ont donné le goût pour la recherche. Une passion qui m’a fait accepter la discipline qu’il fallait nécessairement respecter pour réussir l’agrégation. Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse, dirigée par Madeleine Rébérioux.

J’ai eu mon premier poste universitaire comme « caïman » (agrégé répétiteur) à la rue d’Ulm à 36 ans. D’ailleurs ce n’était pas un poste d’historien – je n’ai jamais eu de poste d’historien -, c’était un poste de sociologue, créé pour animer le DEA de sciences sociales qui venait d’être mis sur pied. J’ai travaillé et appris beaucoup avec le sociologue Jean-Claude Chamboredon, qui a été mon mentor et pour qui j’ai toujours eu une énorme admiration et une énorme affection. Passer de la petite école normale des Vosges à la grande Ecole normale de la rue d’Ulm fut une expérience marquante.

J’ai été brutalement transposé dans un monde qui était à des années-lumière de celui que j’avais connu jusque-là. J’ai découvert, avec surprise, le fonctionnement réel du monde universitaire. Il y avait un énorme hiatus : je connaissais désormais physiquement ces universitaires et ces grands intellectuels dont j’avais lu les écrits, ce qui est une expérience extraordinaire parce qu’on passe de la représentation qu’on se fait des gens quand on les lit à la réalité. C’est cette expérience qui m’a conduit par la suite à m’intéresser à la réception des discours universitaires, et notamment des miens.

“J’ai toujours voulu garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire.”

Ce poste à l’ENS m’a donné aussi la chance de pouvoir travailler avec des élèves brillants et passionnés eux aussi par la recherche, comme Philippe Rygiel ou Emmanuelle Saada, qui sont devenus ensuite des collègues.

J’ai toujours voulu, malgré tout, maintenir un pied en dehors du champ universitaire pour pouvoir garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire. J’ai créé plusieurs associations, j’ai participé à la création d’une quarantaine de documentaires pour la télévision, j’ai été l’un des membres fondateurs de la Cité de l’immigration. Après avoir démissionné du conseil scientifique, avec 7 autres collègues, au moment où Sarkozy a créé son ministère de l’identité nationale, j’ai fondé l’association DAJA (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes), qui rassemble des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs pour poursuivre le travail qu’on avait commencé au sein du comité de préfiguration de la CNHI et c’est comme cela qu’on a découvert le Clown Chocolat.

Creative Commons
Photo du Clown Chocolat par Du Guy, 1917, BNF.

Depuis dix ans que notre collectif existe, nous avons surtout privilégié les actions concrètes dans les milieux populaires (centres sociaux, MJC, médiathèques etc.), avec peu de moyens et peu de visibilité médiatique, mais en gardant la maîtrise de notre travail. C’est ce que nous continuons à faire aujourd’hui.

LVSL – Dans la période très contemporaine, vous observez une fragmentation des luttes, à laquelle travailleraient activement les dominants selon vous. Vous identifiez notamment l’usage d’un seul critère d’identité comme stratégie de la classe dominante pour casser des luttes, à travers une concurrence des dominés. Comment lutter contre cette fragmentation des luttes ?

G. N. – Il y a différents niveaux : un niveau déjà proprement intellectuel, et un niveau politique. Le premier est de notre responsabilité, à savoir essayer de penser cette question-là et de l’analyser. Il faut déjà voir comment la classe dominante traite ce que j’appelle la « concurrence des bonnes causes », et ce n’est pas simple. On l’a vu avec l’affaire du voile islamique où les féministes et les gens qui défendaient le voile se sont affrontés.

J’ai connu la « convergence des luttes », dans les années 70, avec des gens qui militaient côte à côte. On luttait tout à la fois pour les Palestiniens, contre l’antisémitisme, pour le féminisme, avec le mouvement ouvrier, etc. Aujourd’hui, on assiste fréquemment à des affrontements entre des gens qui vont dénoncer l’antisémitisme et d’autres qui dénoncent le racisme. Le mouvement ouvrier et les luttes sociales passant très souvent à la trappe.

“Il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre.”

Dans le dernier chapitre de mon Histoire populaire de la France, j’essaie de comprendre pourquoi les choses ont évolué ainsi depuis 20 ans, et comment fonctionnent ces stratégies de mise en concurrence. Il faudrait développer une analyse poussée de ces contradictions et, à partir de là, trouver comment on peut retrouver le chemin de la convergence des luttes en rétablissant le primat des luttes sociales. Je pense que ça reste déterminant.

Je pense qu’il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre. C’est ce qui nous manque actuellement, car nous sommes trop pris par l’arène politique. Il est donc nécessaire de récupérer de l’autonomie pour faire ce travail-là, d’où naîtront de nouvelles formes de stratégies.

On ne peut pas reprocher aux politiques, aujourd’hui, de ne pas faire ce travail si nous, qui avons en tant qu’intellectuels une responsabilité particulière dans la réflexion sur la société, ne l’avons pas fait. Vous qui représentez l’avenir de ce pays, vous devez vraiment prendre à bras le corps ces questions-là car elles sont fondamentales.

Propos recueillis par Leo Rosell. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.

Sources :

https://agone.org/memoiressociales/unehistoirepopulairedelafrance/

http://www.alternativelibertaire.org/local/cache-vignettes/L500xH333/4janv79Nancy-cec5c.jpg?1539368196 © Michel Olmi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chocolat_(clown)#/media/File:Chocolat_-_Du_Guy.jpg

Image à la Une © Editions Agone

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Sommes-nous dans les années 30 ? – note de blog de Gérard Noiriel

 

« 59 % des montants de la dette réclamée à la France sont illégitimes » – Entretien avec Éric Toussaint

Eric Toussaint en conférence

Eric Toussaint est docteur en sciences politiques et porte-parole du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes). Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec Zoé Konstantopoùlou et dissoute le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec. Son dernier livre Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (Les liens qui libèrent, 2017) traite de nombreux cas de répudiations de dettes durant l’Histoire. C’est notamment autour de ce thème que nous l’avons rencontrés.


LVSL –Trouvez-vous que la dette soit un sujet trop peu discuté dans les médias traditionnels ? Si oui, pour quelles raisons selon vous ?

Éric Toussaint – Elle est souvent évoquée mais elle ne l’est jamais dans le sens où le CADTM et moi l’abordons. Le discours des médias dominants et des gouvernements consiste à dire qu’il y a un excès de dette, trop de dépenses publiques des États, et, en conséquence, qu’il faut payer la dette et réduire ces dépenses publiques. Avec le CADTM, nous essayons tout d’abord de nous demander d’où viennent les dettes. Est-ce que les buts poursuivis via l’accumulation des dettes étaient légitimes ? et est-ce qu’elles ont été contractées de manière légitime et légale ? Voilà l’approche que nous essayons d’avoir et il est certain en effet que celle-ci n’est jamais évoquée dans les médias dominants. Ceux-ci n’y voient pas d’intérêt, et puis cette question est selon eux déconnectée de leur réalité.

LVSL – Vous avez construit une typologie des dettes selon qu’elles soient illégitimes voire odieuses. Pouvez-vous nous présenter les caractéristiques de ces types de dettes ?

Éric Toussaint – Il y a eu tout d’abord l’élaboration d’une doctrine sur la dette odieuse par un juriste conservateur russe et professeur de droit à l’Université de Saint-Pétersbourg pendant le régime tsariste (Petrograd à l’époque, était la capitale de l’empire russe), Alexander Nahum Sack. Il a élaboré celle-ci en réaction à la répudiation de la dette à laquelle le pouvoir soviétique a recouru en 1918. Lui n’était pas d’accord, il s’est exilé en France et a alors commencé par recenser tous les litiges en matière de dettes souveraines entre la fin du 18ème siècle et les années 1920. Il a étudié les arbitrages internationaux, les jurisprudences, les actes unilatéraux. De tout cela, il a pu construire une doctrine de droit international qui s’applique en partie aujourd’hui. Celle-ci établit un principe général qui affirme que même en cas de changement de gouvernement, de régime, il y a continuité des obligations internationales.

Néanmoins, cette doctrine intègre une exception fondamentale, celle de la dette odieuse qui se fonde sur deux critères. Le premier critère est rempli si l’on peut démontrer que les dettes réclamées à un État ont été contractées contre l’intérêt de la population de cet État. Le deuxième critère est rempli si les prêteurs étaient conscients de ce fait ou s’ils ne peuvent pas démontrer qu’ils étaient dans l’impossibilité de savoir que ces dettes étaient contractées contre l’intérêt de la population. Si ces deux critères se trouvent ainsi satisfaits, alors ces dettes contractées par un gouvernement antérieur sont odieuses, et le nouveau régime et sa population ne sont pas tenus de les rembourser. Pour le CADTM, cette doctrine doit être actualisée car la notion de ce qui est contraire à l’intérêt d’une population donnée a évolué depuis les années 1920, tout simplement car le droit international a évolué. C’est surtout le cas après la seconde guerre mondiale, où l’on a construit des instruments juridiques contraignants comme le PIDESC (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) ou le PIDCP (Pacte international relatif aux droits civils et politiques), qui permettent de déterminer ce qui est conforme ou contraire à l’intérêt d’une population.

À propos de la dette illégitime, celle-ci peut être définie en termes moins contraignants. Il n’y a pas la visée explicite d’aller à l’encontre de la population. Cette dette est « seulement » qualifiée d’illégitime du fait qu’elle a été accumulée pour favoriser l’intérêt de minorités privilégiées. Par exemple, c’est le cas quand une dette publique est contractée pour sauver les grands actionnaires de banques, alors que ces banques sont responsables d’un marasme dû à une crise bancaire. Dans ce contexte-là, des dettes accumulées depuis la crise bancaire de 2007-2008 dans des pays tels que la France ou les États-Unis sont des dettes illégitimes. Le CAC (Collectif pour un audit citoyen de la dette publique) a d’ailleurs déterminé par ses travaux que 59 % des montants de la dette réclamée à la France sont illégitimes. Cette masse correspond en partie au sauvetage bancaire mais aussi à toute une série de cadeaux fiscaux dont bénéficient les très grandes entreprises, et qui ne respectent pas les principes de justice fiscale et sociale. Par ailleurs, le renoncement des États de la zone euro à financer la dette étatique auprès de la banque centrale et la mise sur le marché de la dette oblige ces États à payer des taux d’intérêts supérieurs à ceux qu’ils auraient dû payer s’ils pouvaient se financer auprès de la banque centrale. Nous devrions donc déduire le montant de dette accumulée résultant de cette différence de taux.

« Pendant des années, il y a eu une interprétation erronée de la doctrine de A.N. Sack, qui limitait l’applicabilité de répudiation de la dette odieuse à des régimes dictatoriaux. »

LVSL – Au sujet de leur répudiation, comment les dettes sont-elles répudiées ? Vous citez, dans votre livre, beaucoup d’exemples de répudiation de dette, dès lors, y voyez-vous une continuité dans les contextes politiques qui favorisent ces répudiations ?

Éric Toussaint – Tout d’abord, il y a généralement un changement de régime ou de gouvernement qui aboutit à une remise en cause de ce qui a été accumulé comme dette jusqu’au moment du changement. Par exemple, en 1837 aux États-Unis, il y a eu une rébellion citoyenne dans quatre États qui a abouti au renversement de leurs gouverneurs, accusés par les populations d’être corrompus et d’avoir passé des accords avec des banquiers pour financer des infrastructures qui n’ont pas été réalisées. Les nouveaux gouverneurs ont répudié des dettes et les banquiers affectés par ces répudiations sont allés jusque devant la justice fédérale des États-Unis. Mais ils y ont été déboutés ! C’est un cas fort intéressant. La répudiation a été la résultante d’une mobilisation citoyenne, d’une dénonciation du comportement de certaines autorités par une population outrée, et qui s’est insurgée contre le paiement des dettes.

Autre exemple, au Mexique, le gouvernement du président Benito Juarez, libéral au sens du 19èmesiècle, c’est-à-dire pour la séparation de l’État et de l’Église, pour l’enseignement public gratuit, laïque et obligatoire, est renversé en 1858 par les conservateurs locaux. Ceux-ci empruntent aux banquiers français, suisses et mexicains pour financer leur gouvernement illégal. En 1861, quand Benito Juarez revient au pouvoir avec le soutien du peuple, il répudie les dettes contractées par les conservateurs. En janvier 1862, le gouvernement français de Bonaparte déclare la guerre au Mexique sous le prétexte d’obtenir le remboursement de la dette due aux banquiers français. Un corps expéditionnaire français qui a atteint 35 000 soldats impose alors le règne du prince autrichien Maximilien Ier, qui est proclamé empereur du Mexique. Mais Benito Juarez revient au pouvoir, encore une fois, avec l’appui populaire et il décide de répudier les dettes contractées par le régime de Maximilien d’Autriche entre 1862 et 1867. Cela a donné de bons résultats pour le pays. Toutes les grandes puissances ont reconnu le régime de Benito Juarez et ont signé des accords commerciaux avec lui, y compris la France après la chute de Bonaparte en 1870.

Enfin, on peut évoquer la révolution russe où la population était opposée aux dépenses du régime tsariste, et aux guerres que celui-ci menait. Et lorsque les soviets prennent le pouvoir en Octobre 1917, en conséquence de leur prise de pouvoir, un des décrets qui est adopté est d’abord la suspension de paiement, et puis la répudiation de la dette. Ces exemples témoignent d’actes que l’on peut qualifier d’unilatéraux.

Il peut y avoir également d’autres exemples dans lesquels on retrouve cette-fois-ci une intervention internationale. En 1919, au Costa Rica, il y a un renversement d’un régime anti-démocratique et un retour à un régime démocratique, associé à une décision du congrès costaricain de répudier des dettes contractées par le régime antérieur. Face à la menace d’intervention britannique, le Costa Rica demande alors un arbitrage neutre. Les deux pays s’accordent pour désigner le président de la Cour Suprême des États-Unis comme arbitre, et celle-ci délibère en faveur du Costa Rica ! C’est intéressant au niveau de la jurisprudence, et cela sert de référence à A.N. Sack car celui-ci est un admirateur des États-Unis.

Or, le président-juge de la Cour Suprême des États-Unis, William H. Taft, affirme que la dette réclamée au Costa Rica par une banque britannique, la Royal Bank of Canada, est une dette accumulée par le Président Federico Tinoco pour son bénéficie personnel et contre l’intérêt de la population. La banque n’a pas pu démontrer qu’elle ne savait pas que cet argent était emprunté par F. Tinoco en sa seule faveur. Surtout, à aucun moment dans le jugement, W.H. Taft ne se réfère au caractère despotique du régime, et A.N. Sack en ressortira dans sa doctrine que peu importe la nature du régime antérieur, cela n’a pas d’importance, ce qui compte dans l’appréciation de la dette est l’utilisation qui est faite de l’argent emprunté. De mon point de vue, cela est fondamental car pendant des années, il y a eu une interprétation erronée de la doctrine de A.N. Sack, qui limitait l’applicabilité de répudiation de la dette odieuse à des régimes dictatoriaux.  Pour A.N. Sack, sa doctrine se fonde à propos d’un gouvernement régulier sur un territoire donné, à un régime qui exerce un pouvoir réel, et qu’il soit légitime ou non, là n’est pas la question.

A.N. Sack, même s’il ne parle pas de « peuple » mais de « nation », et c’est toute la différence du contexte historique avec aujourd’hui et l’évolution parallèle du droit, mentionne clairement les intérêts de la population, notamment à partir d’un cas très précis : le traité de Versailles de Juin 1919. Celui-ci dit que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la Pologne ne peuvent pas être mises à charge de la Pologne restituée dans son existence en tant qu’État indépendant car justement cette dette a été contractée pour coloniser la Pologne et donc contre l’intérêt du peuple polonais. Dans le même traité il est dit que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser ses territoires d’Afrique (Namibie, Tanganyika, Cameroun, Togo, Ruanda-Urundi) ne peuvent pas être mises à charge des populations de ces territoires. Là intervient la notion d’intérêt des populations, avec laquelle A.N Sack ne sympathise pas, mais qui a pris du sens à partir de cette période. Effectivement, le Président des États-Unis de l’époque, Woodrow Wilson, publie une déclaration en Janvier 1918 qui proclame le droit des peuples à l’autodétermination. Dès lors, une dette accumulée pour coloniser une population donnée remet en cause le droit de ce peuple à l’autodétermination. Cette évolution du droit justifie ma position qui est de dire : reprenons les critères élaborés par A.N. Sack sur la base de la jurisprudence mais tenons compte de l’évolution du droit international.

LVSL – Si l’on regarde alors le cas de la Grèce en 2015, on retrouve un changement de gouvernement avec l’arrivée du pouvoir de Syriza et Alexis Tsipras, et un appui social important. Pourtant au final, celui-ci a déconsidéré et ignoré le travail de la Commission sur la vérité de la dette publique grecque pour laquelle vous avez œuvré. Quels sont les paramètres politiques qui ont empêché ce mouvement propice vers une possible répudiation d’une partie de la dette grecque ? 

Éric Toussaint – Oui, c’est extrêmement important d’analyser ce cas. Il s’agit tout simplement ici de l’incapacité de Tsipras à adopter une stratégie adaptée au contexte réel dans lequel la Grèce se trouvait. Si l’on regarde le programme de Thessalonique présenté en Septembre 2014, sur lequel il a été élu, il y avait toute une série d’engagements très importants qui impliquaient notamment une réduction radicale de la dette. Il y avait en effet des mesures qui devaient provoquer des changements radicaux par rapport à l’austérité la plus brutale qui avait été menée, par rapport aux privatisations, et par rapport à la manière dont les banques grecques avaient été sauvées. Lui a entrepris une démarche qui n’était pas du tout cohérente avec le programme et les engagements qu’il avait pris. Sa stratégie fut celle d’une concession très rapide à la Troïka, composée de la BCE, de la Commission et de l’Eurogroupe, ce dernier étant d’ailleurs une instance qui n’a pas de statut juridique, qui n’existe pas dans les traités. Mais c’est bien dans ce dernier que le gouvernement Tsipras a accepté d’être enfermé.

Varoufakis allait négocier et signer des accords avec l’Eurogroupe, présidé alors par Jeroen Dijsselbloem. Selon moi, c’est cette stratégie qui a amené à une première capitulation le 20 Février 2015, quasiment d’entrée. Le fait d’accepter de prolonger le mémorandum de quatre mois, de respecter le calendrier de paiements, et de s’engager à soumettre des propositions d’approfondissement des réformes à l’Eurogroupe, c’est poursuivre dans la servitude. Beaucoup ont interprété cela comme l’adoption d’une attitude intelligente, tactique de la part de Tsipras. En réalité, les termes de l’accord du 20 février 2015 constituaient un renoncement. Cela l’a définitivement emmuré. Or, il aurait dû revenir en arrière en admettant devant son peuple et devant l’opinion internationale qu’il avait été naïf en acceptant les termes du 20 Février. Face au refus de la Troïka de respecter les vœux émis par le peuple grec, il aurait dû déclarer qu’en faisant des concessions, il avait cru à tort que l’Eurogroupe allait également en faire. Dès lors, il aurait pu conclure sur la nécessité de changer d’approche. Mais il ne l’a pas fait alors qu’il avait la légitimité pour le faire, ce que nous avons ensuite vu lors du référendum qu’il a gagné. Mais même après celui-ci, il n’a pas appliqué la volonté populaire alors qu’il s’était engagé à le faire ! C’est donc Tsipras lui-même qui a empêché que l’on aille, entre autres, vers une répudiation de la dette.

LVSL – Peut-il aujourd’hui advenir une situation similaire avec l’Italie ? N’y a-t-il pas une volonté de la part des institutions européennes d’être beaucoup plus fermes avec des gouvernements de gauche, progressistes, plutôt qu’avec d’autres ? 

Éric Toussaint – Alors, avec l’Italie, nous sommes à un stade où l’on a l’impression, fondée sur des éléments réels, que le gouvernement Salvini, pour lequel je n’ai aucune sympathie évidemment, est un peu plus ferme que le gouvernement de Tsipras face aux diktats des dirigeants de Bruxelles. C’est néanmoins à relativiser car, pendant la campagne, Salvini demandait un mandat au peuple italien pour une sortie de l’euro et dès qu’il a participé à la conception du gouvernement avec Di Maio, il a accepté le cadre et le carcan de l’euro. Là où le gouvernement italien à l’air de rester ferme, c’est sur le refus de la stricte discipline budgétaire. Mais attendons la suite, car le plus important reste à venir. Si l’affrontement se poursuit et se durcit, quelle attitude le gouvernement italien va-t-il adopter au bout du compte ? Nul ne le sait. Il est en tout cas des plus regrettables de constater que c’est un gouvernement en partie d’extrême droite qui désobéit à l’Union européenne avec l’argument du refus de l’austérité à tout prix, alors que cette posture devrait être celle adoptée par un gouvernement démocratique et progressiste. Il est très dommage de voir le gouvernement polonais désobéir à l’austérité, le gouvernement hongrois désobéir sur d’autres aspects, et de voir d’autres gouvernements rester dociles par rapport aux politiques injustes dictées par les dirigeants de Bruxelles. Par exemple en Espagne, le gouvernement Pedro Sanchez a déposé un budget conforme aux règles édictées depuis Bruxelles.

D’un autre côté, il est absolument certain qu’il y a une volonté des institutions européennes d’être plus dures avec des gouvernements de gauche démocratique et progressistes qu’avec d’autres. Mais en même temps chez les premiers et notamment dans le cas de la Grèce, il n’y a pas eu de désobéissance. Ce qui est extraordinaire et ce sur quoi il faut absolument insister dans le cas de Tsipras, c’est que quelques jours après son élection en Janvier 2015 et la constitution de son gouvernement, alors qu’il n’avait encore pris aucune mesure, le 4 Février, la BCE a coupé les liquidités normales aux banques . C’était une déclaration de guerre. D’un autre côté, des gouvernements de droite et d’extrême droite désobéissent, mais où sont les mesures fortes de l’UE contre eux ? On ne les a pas encore vues.

« Le Quantitative easing n’est pas suffisamment analysé par les économistes en général, y compris les hétérodoxes de gauche, qui ne voient pas cette arme mise aux mains des États à partir du moment où ceux-ci décident de désobéir. »

LVSL – Partons de l’article récent de Renaud Lambert et Sylvain Leder dans le Monde Diplomatique Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer. Prenons le cas d’un pays comme la France qui voit l’élection d’un gouvernement de gauche progressiste et résolument déterminé à rompre avec le néolibéralisme. Le gouvernement annonce rapidement un moratoire sur la dette pour envisager la répudiation de sa partie illégitime. Comment dès lors éviter la panique financière et les dommages collatéraux économiques et sociaux qui s’en suivraient ?

Éric Toussaint – Je ne dirais pas qu’il s’agirait d’éviter la panique bancaire mais plutôt : comment la gérer ? Celle-ci sera là quoi qu’il arrive et il faut s’y préparer. Pour la limiter, j’avance un instrument qui n’est pas évoqué dans l’article du monde diplomatique et j’ai d’ailleurs eu un échange avec Renaud Lambert à ce propos. La BCE, dans le cadre du Quantitative easing (QE), a acheté pour un peu plus de 400 milliards de titres français à des banques privées. Elle a cela dans son bilan (Site officiel de la BCE, Breakdown of debt securities under the PSPP, consulté le 3 novembre 2018). Elle les a achetés aux banques privées, mais c’est le trésor français qui paie les intérêts à la BCE, et le capital à l’échéance des titres. Or, si la BCE fait mine à l’égard d’un gouvernement de gauche en France d’adopter une mesure comme elle l’a prise par rapport au gouvernement Tsipras, le gouvernement français peut décider de ne pas rembourser, face à la volonté de la BCE de l’empêcher d’accomplir son mandat démocratique. C’est un argument d’une puissance considérable qui inverse le rapport de force que la BCE pensait dominer. Je suis étonné qu’aucun des économistes consultés par Le Monde diplomatique n’y ait pensé. Le Quantitative easing n’est pas suffisamment analysé par les économistes en général, y compris les hétérodoxes de gauche, qui ne voient pas cette arme qui est mise aux mains des États à partir du moment où ceux-ci décident de désobéir. La Troïka serait dans une situation terrible.

Par ailleurs, je partage avec les auteurs de ce très intéressant article du Diplo la stratégie qui consiste également à vouloir diviser les créanciers. Par exemple, pour revenir encore sur le cas grec, Tsipras aurait pu dans un premier temps se concentrer sur le FMI. En effet, les six milliards qu’il fallait rembourser avant le 30 Juin 2015 concernaient seulement le FMI. Le gouvernement grec aurait dû cibler frontalement le FMI.

Aussi, lorsqu’on parle de panique sur les marchés et de menace de dégradation de la note de la France, si celle-ci affirme vouloir se financer autre part que sur les marchés, qu’importe alors la note que les agences lui attribueront. Il faut mettre en œuvre une politique alternative de financement en réalisant un emprunt légitime. Le gouvernement devrait imposer aux entreprises les plus importantes d’acquérir un montant donné de titres de la dette française à un taux d’intérêt fixé par les autorités publiques et pas par les « marchés ». Cela renvoie à ce que l’on appelait le circuit du trésor qui a fonctionné entre la deuxième guerre mondiale et les années 1970. Pour cela, il faut vraiment lire la thèse, éditée en livre, de Benjamin Lemoine et intitulée L’ordre de la dette. Cet ouvrage dit tout sur ce circuit du trésor qui a été oublié dans la mémoire.

LVSL – Comment expliquez-vous que lorsqu’on traite l’histoire des faits économiques, notamment à l’Université, la question de la dette soit peu traitée ?

Éric Toussaint – C’est un impensé car tout simplement c’est un tabou. C’est vraiment impressionnant alors qu’il n’y a pas que des auteurs hétérodoxes qui écrivent là-dessus. Par exemple, il y a des personnes comme Kenneth Rogoff, qui a été économiste en chef au FMI, et Carmen M. Reinhart, qui fournit des papiers pour le NBER (National Bureau of Economic Research), qui ont co-écrit un livre dont le nom était Cette fois, c’est différent : Huit siècles de folie financière, dans lequel ils évoquent profondément la question de ces dettes souveraines. La littérature sur la dette par des économistes classiques ou néo-classiques est très importante mais elle est très peu enseignée dans les universités effectivement. Elle commence cependant à l’être au niveau du droit dans les universités américaines, notamment par des pointures telles que Mitu Gulati, Professeur à l’Université de Duke, ou Odette Lienau, Professeure associée de droit à l’Université Cornell et qui a produit une thèse intitulée : « Repenser la question des dettes souveraines ». C’est dans les universités européennes que ce sujet socioéconomique et juridique vital est absent. Mais à mesure que la dette publique va prendre de nouveau une place centrale, les dinosaures et autres conservateurs dans les universités ne pourront plus éviter le débat sur des sujets comme la dette odieuse, la suspension de paiement et sur la répudiation.

Mais pourquoi les riches votent-ils à gauche ?

https://www.facebook.com/Thomas-Frank-300407053332512/
© Thomas Frank

L’historien Thomas Frank analyse la lente conquête des classes populaires par la droite radicale aux États-Unis. Son dernier livre, Pourquoi les riches votent à gauche, paru en anglais juste avant l’élection de 2016, sonne comme une alarme. Sa traduction en français chez Agone, avec une préface de Serge Halimi, peut nous donner les clefs pour comprendre cette évolution et inverser la tendance.


En Europe comme en Amérique, les anciens grands partis de gauche semblent suivre une trajectoire similaire qui les pousse toujours plus vers un consensus centriste et libéral. Cette stratégie conduit pourtant systématiquement à un effondrement électoral, ou même à une « pasokisation », en référence à l’ancien grand parti de la gauche grecque, aujourd’hui réduit à un groupuscule parlementaire. En réaction, les partis et les mouvements de droite connaissent cependant un mouvement inverse qui les pousse vers des positions toujours plus radicales. Quelles sont les raisons derrière ce glissement politique ? La question a déjà été posée à de nombreuses reprises mais bien peu nombreux, finalement, sont les intellectuels à avoir vraiment analysé la situation. La sortie en français de l’ouvrage Pourquoi les riches votent à gauche chez Agone (Titre original : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016) nous donne l’occasion de parler de l’un d’eux. Thomas Frank n’est pourtant pas facile à cerner. On a pu le lire dans le Harper’s Magazine, sur Salon.com, dans le Financial Times, le Guardian et le Monde diplomatique, mais il est aussi l’auteur de plusieurs livres. Selon les endroits où il s’exprime, il peut être à la fois un auteur, un analyste politique, un historien, un journaliste, un critique culturel ou même un « culture war author ». Ce qui est certain, c’est qu’il aussi un visionnaire.

Pour comprendre son importance, il faut revenir sur sa carrière. Thomas C. Frank est né en 1965 et a grandi à Mission Hills, Kansas, une banlieue dans l’aire urbaine de Kansas City, Missouri. Il étudie à l’Université du Kansas puis à l’Université de Virginie, et reçoit un doctorat en Histoire de l’Université de Chicago après une thèse consacrée à la publicité aux États-Unis dans les années 1960. Il fonde en 1988 un magazine de critique culturelle : The Baffler. La revue, qui deviendra notamment célèbre pour avoir éventé la supercherie du « Grunge speak » dans le New York Times(1), se vante de critiquer « la culture business et le business de la culture ».

Page Facebook publique de Thomas Frank, photos du journal
Thomas Frank à Graz, en Autriche, en 1998. © Thomas Frank

Les deux premiers ouvrages de Thomas Frank (Commodify Your Dissent(2), composé d’articles qu’il a écrit pour The Baffler, et The Conquest of Cool(3), tiré de sa thèse) ont pour sujet la cooptation de la dissidence par la culture publicitaire, c’est-à-dire la marchandisation de la langue et du symbolisme non-conformiste et contestataire, en particulier celui de la jeunesse. Il s’agit d’un sujet dont l’actualité est frappante, et qui est tout-à-fait éclairant sur le rôle que tient la publicité dans la société contemporaine, les liens entre capitalisme, culture populaire et médias de masse et les relations sociales de pouvoir dans l’espace médiatique.

À l’occasion de la parution de The Conquest of Cool, Gerald Marzorati écrit dans The New York Times Book Review le 30 novembre 1997(4) :

« [Thomas Frank est] peut-être le jeune critique culturel le plus provocateur du moment, et certainement le plus mécontent. […] Sa pensée ainsi que sa prose nous renvoient à une époque où la gauche radicale représentait, en Amérique, plus que des conférences et des séminaires suivis par des professeurs foucaldiens. Frank s’est débarrassé du jargon de mandarin ; pour lui, il est question de richesse et de pouvoir, de possédants et de dépossédés, et c’est clair et net. »

Le troisième ouvrage de Thomas Frank, publié en 2000 et intitulé One Market Under God(5), examine la confrontation entre démocratie traditionnelle et libéralisme de marché, et s’attaque en particulier à ceux qui considèrent que « les marchés sont une forme d’organisation plus démocratique que les gouvernements élus ». Ici encore, l’actualité de l’analyse est brûlante et démontre que Thomas Frank avait parfaitement compris les enjeux politico-économiques qui ouvraient le nouveau millénaire.

La conquête conservatrice des classes populaires

L’ouvrage qui va le rendre célèbre aux États-Unis sera publié en 2004, peu avant l’élection présidentielle que George W. Bush remportera face au Démocrate John Kerry, sous le titre What’s the Matter with Kansas?(6). Présent 18 mois sur la liste des best-sellers du New York Times, il sera traduit en français sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite. Ce livre est en grande partie tirée de l’expérience de Thomas Frank avec les évolutions politiques de son État d’origine, le Kansas, et représente une analyse politique magistrale qui est encore souvent reprise aujourd’hui.

Thomas Frank part d’un constat : les régions rurales des États-Unis, et en particulier dans le Midwest, font partie des zones les plus pauvres du pays. Alors que ces endroits furent le foyer d’un populisme agrarien de gauche radicale à la fin du XIXe siècle et qu’elles souffrent énormément des politiques libérales depuis les années 1970, comment se fait-il que ces régions soient autant acquises aux Républicains ? Ainsi, le comté le plus pauvre des États-Unis à l’époque (hors réserves indiennes) se trouvait à la frontière entre le Nebraska et le Kansas : ce comté de fermiers et de ranchers déshérités votait pour les candidats Républicains avec des marges de plus de 60 points. Comment, se demande Thomas Frank dans ce livre, peut-on autant voter contre ses intérêts ?

https://www.tcfrank.com/books/whats-the-matter-with-kansas/
Pourquoi les pauvres votent à droite ? © Thomas Frank

La réponse se trouve aussi, en écho avec son travail sur la publicité, dans une appropriation de la contestation. Cette fois, c’est la droite qui a coopté le ressentiment contre l’establishment et l’a retourné à son profit. Thomas Frank montre que les Républicains conservateurs du Kansas qui étaient les plus radicaux au sein du parti se sont présentés comme les ennemis des « élites » : les politiciens du Congrès mais aussi les producteurs d’Hollywood ou les journalistes de la « Beltway », cette région urbanisée allant de Boston à Washington, D. C. En jouant sur le ressentiment des classes populaires blanches rurales et suburbaines, ils ont rapidement marginalisés les Républicains modérés et se sont assurés une domination presque totale sur la politique de l’État. Cependant, leur critique de l’élite se fait surtout sur un terrain culturel ; une fois au pouvoir, les Républicains conservateurs mettent en place une politique néolibérale qui nuit fondamentalement à l’électorat populaire. Malgré cela, au Kansas, les électeurs continuent à voter de plus en plus à droite. Ce phénomène, que l’on retrouve à travers l’entièreté du Midwest et du Sud, est appelé le « backlash » (contrecoup) conservateur par Thomas Frank. Le backlash se construit surtout sur des questions culturelles comme l’avortement, le port d’armes et le mariage gay. Dans le monde du backlash, les « libéraux » (au sens américain, c’est-à-dire la gauche) sont unis dans leur désir de détruire ces symboles de l’Amérique traditionnelle ; ils méprisent les « vrais Américains » qui vivent dans le « Heartland », le centre rural du pays. En opposition, on parle volontiers de « libéraux côtiers » pour qualifier les habitants de New York ou de San Francisco.

Le porte-étendard du backlash conservateur dans le Kansas est Sam Brownback, qui était à l’époque l’un des deux sénateurs de l’État. Il en sera par la suite le gouverneur, de 2011 à 2018, période pendant laquelle sa politique de baisse massive d’impôts ruinera totalement le budget étatique. L’entièreté de sa carrière se construira sur cette thématique anti-establishment.

« Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite. »

Ce backlash conservateur n’est pas un phénomène récent aux États-Unis ; selon Thomas Frank, on peut retrouver ses origines à l’époque de Richard Nixon. Ce backlash vit une accélération avec l’ère Reagan mais surtout avec la « révolution conservatrice » menée par Newt Gingrich, qui fut élu Speaker de la Chambre des Représentants après la large victoire des Républicains aux élections de mi-mandat de 1994, sur un programme très conservateur (« The Contract with America »). Le repli identitaire sur des valeurs culturelles, au premier chef l’avortement, se cristallise vraiment à cette époque. Ce que Thomas Frank souligne avec justesse, cependant, est qu’il ne s’agit pas d’un banal mouvement réactionnaire et que l’on ne peut pas se contenter de l’expliquer par le racisme de la société américaine, comme beaucoup le font. Il montre au contraire que les militants anti-avortement, les plus radicaux et les plus nombreux au sein du backlash, s’identifient énormément aux militants abolitionnistes de la période précédant la guerre de Sécession. Le Kansas lui-même a été fondé par des abolitionnistes venus de Nouvelle-Angleterre cherchant à empêcher les habitants du Missouri voisin, esclavagistes, de s’établir sur ces terres. Le conflit, parfois très violent, qui opposa abolitionnistes et esclavagistes dans les années antebellum fait évidemment écho, pour ces militants, à celui qu’ils mènent contre l’avortement. Ils s’identifient également aux populistes agrariens de la fin du XIXe siècle qui secouèrent la politique américaine. Emmenés par William Jennings Bryan, un natif du Nebraska trois fois candidat à la présidentielle pour le parti Démocrate, ces populistes (comme ils s’appelaient eux-mêmes) militaient contre les monopoles et les grands banquiers qui dominaient l’économie. Ces deux mouvements populaires étaient sous-tendus par de forts sentiments religieux évangéliques, comme l’est aujourd’hui le mouvement « pro-life ». Ces activistes mettent leur lutte en parallèle avec leurs prédécesseurs comme une dissidence contre le pouvoir en place et son hégémonie culturelle. En ce sens-là, le backlash dans le Midwest est à dissocier de celui du Sud profond (Louisiane, Alabama, Mississippi, Géorgie) qui a plus à voir de son côté avec un maintien ou un renforcement de la suprématie blanche et se berce souvent de nostalgie confédérée. Mais malgré tous les beaux sentiments des conservateurs du Midwest, ce backlash les amène tout de même à voter avec constance contre leurs intérêts économiques. Contrairement à l’époque de William Jennings Bryan, le ressentiment populaires ne se tourne plus contre les élites économiques. « Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite », écrit Thomas Frank.

Quand il écrit What’s the Matter with Kansas, il ne pouvait pas prévoir le « Tea Party », ce mouvement né en 2009 qui pousse le backlash encore plus loin, ni Donald Trump. Ces événements donnent pourtant à son livre une teneur presque prémonitoire ; ce qui se passait dans le Kansas en 2004 s’est étendu à toute la nation.

Gardant toujours un œil sur la droite américaine, il publie dans les années suivantes deux livres décortiquant le pillage systématique des services publics par les conservateurs (The Wrecking Crew(7)) et la façon dont la crise économique fut utilisée pour justifier le néolibéralisme par la droite (Pity the Billionaire(8)). Son dernier livre est publié sous le titre Listen, Liberal(9) en 2016, six mois avant l’élection qui a fait de Donald Trump l’homme le plus puissant du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une continuation de What’s the Matter with Kansas, en ce qu’il reprend là où s’était arrêté son dernier chapitre : quelle est la responsabilité des Démocrates dans ce fiasco ?

L’ère Obama : autopsie d’un échec

Alors qu’elle avait tout gagné en 2008, la gauche étasunienne a perdu la Chambre et le Sénat, un millier de sièges dans les assemblées étatiques, n’a réussi à imposer qu’une timide réforme de l’assurance-maladie et n’a qu’à peine régulé l’industrie des services financiers. En 2016, Wall Street fonctionne comme avant, et si la reprise est là sur le papier, les trois-quarts des Américains estiment que la récession est toujours en cours. Le chômage baisse mais la grande majorité des nouveaux profits ont été captés par les actionnaires, et les jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail et de l’immobilier écrasés par la dette étudiante.

Thomas Frank explique dans Listen, Liberal que ceci n’est pas simplement dû à la malchance ou aux aléas de l’économie. Le parti Démocrate est en fait devenu un parti d’élites, ceux qu’il appelle la « classe professionnelle », ou « classe créative » : les médecins, les ingénieurs, les avocats, éditorialistes, fondateurs de start-ups et cadres de la Silicon Valley. Cette classe était celle qui était la plus acquise au Parti Républicain dans les années 1960 – aujourd’hui, elle est devenue la plus Démocrate. De fait, le niveau d’éducation et le vote démocrate sont parfaitement corrélés dans la population blanche, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas du revenu (les très riches continuent à voter Républicain). C’est cette classe professionnelle qui contrôle le Parti Démocrate aujourd’hui, et elle impose son programme libéral en matière d’économie.

Pourquoi les riches votent à gauche ? © Thomas Frank

En termes politiques, les éléments-clefs mis en avant par les Démocrates centristes qui représentent cette catégorie d’intérêts sont la méritocratie, l’expertise, le consensus, la politique bipartisane. Ce genre de discours délaisse complètement les thèmes démocrates traditionnels qui s’adressaient aux travailleurs, aux syndicats, aux habitants des zones rurales, qui promettaient de défendre les Américains moyens contre les intérêts monopolistiques ; en bref, défendre le « small guy ». Selon Thomas Frank, c’est ce changement chez les Démocrates qui pousse l’électorat populaire dans les bras des Républicains. Ce changement a commencé avec Bill Clinton, dont le mandat a été marqué par la signature de l’ALENA, le plus grand accord de libre-échange de l’histoire des États-Unis. Ce projet avait pourtant été rédigé par l’administration de George H. W. Bush, mais c’est Bill Clinton qui lui a permis d’entrer en vigueur : il aura un effet destructeur sur l’industrie du Midwest. C’est aussi sous Bill Clinton que la loi Glass-Steagall, qui régulait Wall Street depuis 1933, a été abrogée. Cette politique, à l’opposé de ce que défendaient les Démocrates depuis Franklin D. Roosevelt, était justifiée par des arguments rationnels : c’est-à-dire sur l’avis d’économistes et de banquiers, de techniciens de la politique et de l’économie. Ainsi, le secrétaire du Trésor de 1995 à 1999, Robert Rubin, était un ancien membre du conseil d’administration de Goldman Sachs. Avoir un diplôme d’une université de l’Ivy League est une condition sine qua non pour être accepté au sein de cette élite, de même que croire dur comme fer à la loi du marché, à la dérégulation et au libre-échange.

La présidence de Barack Obama n’échappa pas à cette tendance. Les Démocrates se trouvaient, en 2008, dans une situation parfaite pour réformer l’économie en profondeur : ils contrôlaient le Congrès et la crise financière appelait à punir les responsables. Mais plutôt que d’appliquer les lois anti-trusts et d’imposer des politiques de régulation à Wall Street, ils n’ont mis en place que de timides réformes. Selon Thomas Frank, cela s’explique par le fait que l’agenda démocrate était fixé par la “classe professionnelle” qu’il décrit, qui voit les régulations d’un mauvais œil et préfère appliquer les recommandations d’économistes : la présidence Obama a marqué l’avènement de la technocratie aux États-Unis. Pour les élites démocrates, les banquiers de Wall Street sont des personnes tout à fait recommandables : elles possèdent un diplôme prestigieux, donc elles savent ce qu’elles font, et se comportent de manière rationnelle. Thomas Frank rejoint ici la critique faite par Elizabeth Warren, sénatrice Démocrate du Massachusetts, ancienne professeure de droit à Harvard et figure de l’aile gauche du parti : selon elle, l’administration Obama avait le pouvoir et la légitimité pour punir lourdement les responsables de la crise, mais cela n’a pas été fait(10).

« Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté. »

Malgré l’espoir historique qu’a suscité Barack Obama, la situation ne s’est pas vraiment améliorée sous sa présidence pour l’électorat populaire, qui avait majoritairement voté pour lui hors du Sud. Les banques « too big to fail » sont sauvées, les traités de libre-échange continuent d’être signés, la logique du marché continue de triompher. Ce faisant, les élites démocrates, se parant de responsabilité morale, sont persuadées de mettre en place les politiques les plus efficaces et les plus rationnelles. Après tout, elles font consensus parmi les spécialistes, et les objectifs traditionnels du parti Démocrate (justice sociale, égalité des chances, partage des richesses) ne peuvent plus permettre à la gauche de gagner à leurs yeux. Le reproche d’inéligibilité fait à Bernie Sanders rappelle l’identique rengaine contre Jeremy Corbyn. Pourtant, Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté en 1952 et ne ferait pas rougir un Kennedy. Que Sanders soit devenu marginal illustre parfaitement comment le Parti Démocrate a pu perdre les cols bleu du Midwest américain. À travers le pays, les électeurs blancs sans diplôme sont devenus un groupe solidement républicain, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans.

Bien avant l’élection de Trump, tous les éléments étaient donc déjà présents pour sa victoire. De fait, c’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. L’Iowa, État agricole du Midwest, avait été gagné par Obama en 2008 avec neuf points d’avance ; en 2016, Trump l’a remporté avec une marge de dix points. Difficile d’accuser des personnes qui ont voté deux fois pour Obama d’avoir voté Trump par racisme ; et ce sont précisément ces électeurs qui ont voté pour Obama puis pour Trump qui lui ont permis de remporter l’élection, en gagnant des États qui n’avaient pas été remportés par les Républicains depuis 1988 comme le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Mais plutôt que de remettre en question leur stratégie, dont ils sont persuadés qu’elle est la seule rationnelle, les élites Démocrates, comme le montrait déjà Thomas Frank six mois avant l’élection, préfèrent analyser ce backlash comme une expression bêtement raciste. Quand Hillary Clinton se vante d’avoir gagné des districts représentant les deux-tiers du PIB étasunien avant de qualifier ses électeurs d’« optimistes, divers, dynamiques, allant vers l’avant », en opposition à ceux de Trump décrits comme simplement racistes et misogynes, elle représente parfaitement la vision qu’a l’élite démocrate de la situation électorale actuelle. Incapables de remettre en question leur vision technocratique de la politique, ils préfèrent analyser en termes manichéens tout ce qui ne va pas dans leur sens : les électeurs de Trump doivent être racistes et l’élection n’a pu qu’être truquée par la Russie. Même si ces sujets ne peuvent être ignorés, les élites du Parti Démocrate réduisent leur analyse de l’élection de 2016 à ces deux facteurs explicatifs. Pourtant, l’œuvre de Thomas Frank donne une vision très claire de ce qui a mal tourné dans la politique américaine. Depuis 1992, les Démocrates pensent qu’ils peuvent ignorer les classes populaires, acquises depuis des générations au parti ; l’idée qu’ils puissent changer de camp paraissait impensable. Pourtant, les classes populaires blanches votent aujourd’hui en masse pour les Républicains. La résistible ascension de Donald Trump et des Républicains était tout à fait prévisible et est la conséquence de problèmes qui ne risquent pas de disparaître subitement.

Ce bref aperçu de la carrière de Thomas Frank montre clairement qu’il a parfaitement compris son époque. La progressive conquête des classes populaires par les Républicains est un phénomène de longue durée, mais les signes avant-coureurs étaient déjà sous les yeux des Démocrates en 2004. What’s the Matter with Kansas? pourrait presque décrire l’élection de 2016 : Steve Bannon, le directeur de campagne de Trump, a fait du ressentiment économique son cheval de bataille principal. Donald Trump fut élu en promettant la fin du libre-échange et de la domination des élites. Il n’en fut rien(11), bien entendu, comme cela avait été le cas dans le Kansas et ailleurs par le passé.

« C’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. »

La traduction française de What’s the Matter with Kansas? s’intitule Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013). La traduction de Listen, Liberal sous le titre Pourquoi les riches votent à gauche montre bien le rôle complémentaire des deux ouvrages, chacun donnant une des clefs pour résoudre l’énigme de l’échec de la gauche américaine.

Thomas Frank a commencé sa carrière en montrant comment la publicité s’appropriait la contestation et la contre-culture, et il est devenu un des auteurs politiques les plus connus au sein de la gauche américaine en montrant comment les conservateurs s’appropriaient le mécontentement et le populisme. Sa compréhension des enjeux politiques de son époque est soutenue par sa formation d’historien de la culture et des idées : il associe l’analyse socio-économique et l’analyse culturelle des phénomènes politiques.

Aucun règne ne peut durer éternellement, cependant, et celui du rationalisme centriste pas plus que les autres. La résurgence au sein du parti Démocrate d’un mouvement cherchant à le ramener à ses racines constitue une réponse au consensus libéral qui domine le parti depuis Bill Clinton, et pourrait bien renverser le paradigme politique. Comme Thomas Frank le dit dans Listen, Liberal, la gauche avait par le passé la capacité d’apporter des réponses au mécontentement populaire, et c’est là qu’elle trouvait sa véritable force. Bernie Sanders a réussi à obtenir 43 % des voix avec une campagne fondée uniquement sur des contributions individuelles, une performance historique qui signifie que quelque chose a changé au sein du parti. Si les Démocrates arrivent à redevenir un parti populaire, ils pourront inverser la tendance historique à laquelle ils font face et qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche.

Ce type de changement ne peut venir que de l’intérieur du Parti Démocrate. Mais l’analyse éclairée de Thomas Frank donne un examen de long terme se reposant sur l’histoire politique, culturelle et sociale des États-Unis qui permet à tous les observateurs d’élargir leur champ de vision et de mettre en perspective la situation politique actuelle. L’analyse rigoureuse de Thomas Frank a mis en évidence les sources du backlash conservateur qui se développe aux États-Unis dès le début des années 2000 et qui a directement mené à la présidence Trump. À l’heure où ce contrecoup commence à se faire sentir en Europe, la lecture de Thomas Frank devient nécessaire.


Illustration : Photo prise par Thomas Frank pour illustrer la quatrième de couverture de son prochain livre. ©Thomas Frank

Frank, Thomas : Commodify Your Dissent: Salvos from the Baffler, W. W. Norton & Company, 1997.

3 Frank, Thomas : The Conquest of Cool: Business Culture, Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, University of Chicago Press, 1997.

5 Frank, Thomas : One Market Under God: Extreme Capitalism, Market Populism, and the End of Economic Democracy, Anchor Books, 2000.

6 Frank, Thomas : What’s the Matter with Kansas?: How Conservatives Won the Heart of America, Picador, 2004.

7 Frank, Thomas : The Wrecking Crew: How Conservatives Ruined Government, Enriched Themselves, and Beggared the Nation, Metropolitan Books, 2008.

8 Frank, Thomas : Pity the Billionaire: The Hard-Times Swindle and the Unlikely Comeback of the Right, Metropolitan Books, 2012.

9 Frank, Thomas : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016.

L’Equipe : un roman national

L’image est dans le domaine publlic.

Depuis sa création en 1900, c’est le journal sportif de référence. Pourtant, dans la première moitié du XXe siècle, de sa naissance à la Libération, ce quotidien qui n’était pas encore l’Equipe a accompagné les crises majeures de la France. Souvent dans le mauvais camp.

Naissance de la presse sportive populaire

Il faut faire un peu d’histoire du sport et de la presse pour en arriver à la création en 1900 de l’Auto-Vélo, premier ancêtre de l’Equipe. Jusqu’à la révolution industrielle, le concept même de sport est un marqueur de classe. Seuls les plus aisés, disposant de temps libre, peuvent consacrer une partie de leur planning à des activités physiques (chasse, pêche, yachting, golf et boxe). Par voie de conséquence, les premiers journaux consacrés au sport sont écrits par et pour les gentlemen.

Dès 1733, la Boston Gazette fait référence au combat de boxe Faulkoner-Russel. C’est la première apparition avérée d’un événement sportif dans la presse mondiale. Un siècle plus tard (1838) naît en Angleterre le premier journal spécialisé, The Bell’s Life. Il faudra attendre 1854 en France et la publication du titre Le Sport, sous-titré “Journal des gens du monde”.

La gazette de Boston. ©Library of Congress. L’image est dans le domaine public.

Du côté du prolétariat, on est loin de ce genre de préoccupations. Certes, on trouve quelques occurrences d’activité plus ou moins sportives depuis le Moyen-Âge, vaguement codifiées (la soule normande, le calcio florentin…), mais on n’est pas ici face à un phénomène de masse. Football et rugby se séparent seulement à la moitié du XIXe siècle et n’en sont qu’à leurs balbutiements quand se développe le premier instrument de massification populaire du sport : la bicyclette.

Si une dizaine d’inventeurs se disputent la création du premier modèle de vélo moderne, avec pédales et freins, une chose est certaine : c’est un immense succès populaire immédiat. Dès 1867 et la première commercialisation, les petites gens s’équipent à tour de bras. Les modèles se perfectionnent constamment, pour approcher des vélos que nous connaissons aujourd’hui dès 1884.

Avec la massification, naissent les premières courses – rapidement très populaires – et les premiers champions. La presse, logiquement, ne peut pas faire l’impasse sur ce phénomène et s’en empare. Se met alors en place un mariage d’intérêts convergents entre l’industrie du cycle, la presse sportive et le cyclisme lui-même. Les titres de presse, financés par de riches industriels, se mettent à organiser des courses, créant de facto les sujets qu’ils vont traiter. C’est ainsi que l’ancien grand reporter Pierre Giffard, pour le compte du Petit Journal, organise une course Paris-Brest-Paris en 1891. Suivront d’autres courses cyclistes, mais également automobiles (Paris-Rouen, 1894), ainsi que le Marathon de Paris (1896).

En 1892, naît en France le premier journal de référence consacré au sport et s’adressant aux classes populaires : le Vélo. Il est fondé par Pierre Rousseau, rejoint quatre ans plus tard par le déjà cité Pierre Giffard, et financé par des fabricants de pneumatiques. Le plus important d’entre eux, le Comte Jules-Albert de Dion, a fait fortune avec l’automobile et l’auto-rail (premiers trains sans locomotive) avec sa société De Dion-Bouton. Il est aussi à l’origine du salon de l’Automobile, de l’Automobile Club de France et de l’Aéro-Club de France. Bref, c’est un personnage qui compte dans le Tout-Paris de la fin du siècle.

Affaire Dreyfus et presse sportive

Si le Vélo est un vrai succès de kiosque, la guerre fait rage en coulisse entre Giffard et De Dion. Au cœur du conflit, l’affaire Dreyfus.

Pour rappel, le capitaine Alfred Dreyfus, juif, est condamné au bagne à perpétuité en 1894 pour trahison en faveur de l’Empire allemand et envoyé au bagne à l’Île du Diable, en Guyane. Cette affaire, énorme scandale judiciaire, révèle l’antisémitisme latent et la haine de l’Allemagne de l’époque, gigantesque après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871. Déjà à l’époque, on connaît le nom du vrai coupable, Ferdinand Esterhazy, acquitté au cours d’une parodie de procès. Emile Zola rentre dans la grande Histoire avec son “J’accuse” en Une de l’Aurore, grand quotidien de ce temps, qui lui vaudra un an de prison ferme. Toujours considéré comme coupable, Dreyfus est gracié par le Président Loubet en 1899, avant d’être définitivement innocenté en 1906. Tout au long des 12 années que dure cette affaire historique, la France se divise férocement en deux camps : Dreyfusards et anti-Dreyfusards.

Pierre Giffard est un Dreyfusard convaincu. Le Comte de Dion, lui, comme la majeure partie de l’aristocratie de l’époque, est un anti. En 1900, Giffard se présente aux élections législatives en Seine-Inférieure, zone tournée vers l’élevage de chevaux. De Dion organise discrètement la distribution de son livre publié l’année précédente, “la fin du cheval”, le faisant passer pour son programme politique. Conséquence directe de ce coup de vice : Giffard est battu. Le divorce est consommé entre les deux hommes et le comte prend une décision radicale : il va créer un clone du Vélo, rédigé par des hommes de confiance.
Le 16 octobre 1900, naît l’Auto-Vélo. Le journal est confié à Henri Desgrange, ancien coureur professionnel, organisateur de courses et, accessoirement, celui qui a fait construire le tristement célèbre “Vél d’Hiv”.

Dans les premiers temps, le Vélo reste largement devant en termes de ventes. Il intente même un procès à son concurrent pour “contrefaçon du titre” – gagné en 1903 – qui oblige l’Auto-Vélo à se renommer l’Auto. Desgrange, sur une idée du journaliste Géo Lefèvre, décide alors d’organiser la plus grande épreuve cycliste qu’on n’ait jamais vue : le Tour de France. La première édition de la Grande Boucle s’élance le 1er juillet 1903 et rencontre un succès populaire jamais démenti depuis. Instantanément, L’Auto prend les commandes du marché de la presse sportive. Dès 1904, son illustre prédécesseur le Vélo est contraint de mettre la clé sous la porte. L’Auto, depuis lors, est en situation de monopole quasi-permanent en France, aucun concurrent n’ayant jamais réussi à le faire trembler sur ses solides fondations.

Grande Boucle vs. Grande Guerre

Le 28 juin 1914, le jour même de l’assassinat à Sarajevo de l’Archiduc Franz Ferdinand, héritier de l’Empire Austro-Hongrois, qui déclenche la Première guerre mondiale, s’élance le 12e Tour de France. Une épreuve qui se déroule normalement, traversant des villes qui seront dévastées par les combats quelques semaines plus tard (Belfort, Longwy). Fin juillet, l’Auto publie le tracé du Tour 1915, qui n’aura jamais lieu. Dès le 3 août, Desgrange, fondateur de l’épreuve, écrit dans son journal : “Mes p’tits chéris ! Mes p’tits gars français ! Ecoutez-moi ! Les Prussiens sont des salauds… Il faut que vous les ayez, ces salauds-là ! Il faut que vous les ayez !”. Comme les autres, les coureurs cyclistes sont mobilisés pour la “Grande Guerre”. Lorsque l’armistice est signée, le 11 novembre 1918, 48 coureurs ayant participé au Tour de France sont morts, dont 3 anciens vainqueurs : Lucien Mazan (1907-1908), François Faber (1909) et Octave Lapize (1910).

L’Auto relance le Tour de France le 29 juin 1919, le jour de la signature du Traité de Versailles. La Grande Boucle est bouclée. Dans une France en ruines, seuls onze coureurs terminent l’épreuve, ce qui fera écrire à Desgrange : “J’ai ramené onze poilus : je peux dire que ce sont de fiers lapins”. Comme le reste du pays, l’Auto reprend petit à petit une activité normale.

Le duel avec Paris-Soir

Depuis que le légendaire Joseph Pulitzer a lancé le concept de rubrique sportive dans les journaux généralistes dans le New York World, en 1883, ce procédé s’est généralisé un peu partout dans le monde. La France ne fait pas exception mais l’Auto vampirise ce marché. En 1923, apparaît pourtant un concurrent qui bénéficie d’un avantage stratégique absolument majeur. En effet, Paris-Soir est distribué… le soir. Les résultats et commentaires sportifs qui paraissent le lendemain dans l’Auto sont donc déjà obsolètes pour ceux qui ont lu ce nouveau journal. Les conséquences en termes de tirage sont énormes. Paris-Soir devient gigantesque avec jusqu’à 1,8 millions d’exemplaires vendus par jour à la veille de la guerre, en 1939. Pour avoir une idée, la seule rubrique sportive emploie 118 journalistes et fait appel à 139 correspondants ponctuels. Pour contrer ce mastodonte qui joue sur son propre terrain, le quotidien sportif de référence va prendre un virage étonnant. A partir de 1937, l’Auto ouvre une rubrique d’informations générales, qui s’appellera “savoir-vite”. Erreur fatale.

Comme tous les journaux restés à Paris, l’Auto passe sous contrôle allemand pendant l’Occupation. A partir de 1940, le Tour de France n’est plus organisé. Avec l’Hexagone séparé en deux zones, c’était devenu trop compliqué pour Henri Desgrange. Il meurt cette même année et laisse la place à Jacques Goddet, déjà directeur de la publication depuis 1931 et qui restera en poste jusqu’à la fin des années 80.

C’est l’homme de presse allemand Gerard Hibbelen qui prend les commandes en 1941, en achetant les parts de l’actionnaire principal, Raymond Patenôtre.  Au nom de la Propaganda-Abteilung-Frankreich (le département de la propagande en France du IIIe Reich), la direction est confiée à un Français, Albert Lejeune, et le surnommé “De Mirecourt”, un autre Français membre de la Gestapo, est chargé de surveiller la rédaction. Dans la rubrique généraliste, la propagande pro-nazie est la norme, surtout à partir de 1943.

A partir du 17 août 1944, deux jours avant le début officiel de la Libération de Paris, tous les journaux ayant sombré de gré ou de force dans la collaboration sont interdits et voient leurs bien confisqués. L’Auto est dans le lot. Paris-Soir également, qui était sorti pendant toute la guerre en deux éditions. L’une, allemande, depuis Paris. L’autre, publiée par la rédaction d’origine en fuite, depuis Nantes d’abord, puis Lyon. La course pour sortir le premier numéro post-Libération est perdue par les historiques, qui ne parviendront pas à sauver leur journal.

«Les journaux de la trahison [sont] enfouis à jamais dans la fosse commune des déshonneurs nationaux »

– Pierre-Henri Teitgen, ministre de l’Information (26/10/44)

L’Auto est donc interdit de parution. L’enquête du Ministère de l’Information lui reproche d’avoir publié des textes favorables à l’Allemagne nazie, hostiles à la Résistance et aux Alliés, ainsi que d’avoir fait oeuvre de propagande pour le STO. Circonstance aggravante, le fait d’être un journal de sport aurait du rendre tout ceci plus facile à éviter.

Tout un tas de personnalités et d’institutions vont se mettre en ordre de bataille pour sauver le quotidien sportif, notamment les dirigeants de plus grandes fédérations : football, athlétisme, cyclisme, rugby, boxe, ou Jules Rimet, président de la Fifa… Emilien Amaury, directeur de la Presse clandestine pendant la guerre et dirigeant du Parisien Libéré, par ailleurs futur propriétaire de L’Equipe, use aussi de son influence.

Divers industriels investissent dans le nouveau projet de Jacques Goddet, qui change de nom et devient Vitesse. Enfin, le rôle de Jacques Chaban-Delmas, secrétaire général du ministère de l’Information, international de rugby et futur maire de Bordeaux, s’avère décisif pour permettre le dépôt d’un dossier en contestation de l’interdiction.

En effet, les membres de la rédaction ont des arguments à faire valoir pour leur défense. Ils prouvent que plusieurs membres de la rédaction ont fait preuve d’actes de résistance et de bravoure. Certains sont même rentrés au journal pendant l’Occupation, jusqu’en 1942, pour jouer double-jeu, comme Patrice Thominet, l’un des chefs du mouvement Vengeance.

On insiste sur le fait que les  rotatives de l’imprimerie du faubourg Montmartre ont aussi imprimé des tracts résistants. Progressivement, la figure de Jacques Goddet devient centrale dans cette contre-Histoire et le mythe du Goddet chef d’une imprimerie à la fois légale et clandestine voit le jour. Sur cette partie de l’histoire, l’historien Gilles Montérémal propose une analyse très critique, estimant qu’elle a sûrement été arrangée a posteriori pour créer le mythe du chef irréprochable et permettre au journal de renaître de ses cendres. Dans les faits, il semblerait que Jacques Goddet n’ait appris les activités clandestines qu’à la toute fin de la guerre et ait juste “laissé faire”.

C’est le 20 décembre 1945 que la FNPF (Fédération Nationale de la Presse Française) approuve la demande et c’est finalement sous le nom de l’Equipe que le journal anciennement titré l’Auto-Vélo, puis l’Auto, ressort en kiosque le 28 février 1946.

Il fait face à la concurrence de Sports, journal ouvertement communiste, mouvement politique très puissant et alors membre du gouvernement. L’Equipe fait profil bas et tente d’occulter la guerre par tous les moyens. Le journal ne dit jamais rien du passé des athlètes, ni ne s’émeut lors de la réouverture du Vél d’Hiv après le drame de juillet 1942.

Contrairement à Sports, ultra-politisé, qui tombe rapidement dans la propagande primaire, avec des reportages enamourés sur l’URSS ou un entretien fleuve accordé à Hô-Chi-Minh en juillet 1946. Ce titre va s’écrouler très vite et succombera finalement aux grèves de février-mars 1947.

De l’autre côté, la stratégie apolitique de l’Equipe fonctionne. Comme Goddet et quelques partenaires possèdent des parts dans le Parc des Princes ou le Palais des Glaces, ils peuvent reprendre leur stratégie de promotion de leurs propres compétitions et booster les ventes.  Avec le retour du Tour de France dans le giron de la maison-mère en 1947, via la société Amaury (toujours en charge aujourd’hui), l’Equipe reprend sa position monopolistique et ne la quittera plus. La première moitié du XXe siècle fut chaotique, l’histoire de l’Equipe en est une belle illustration.

Matthieu Le Crom

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La gazette de Boston. ©Library of Congress. L’image est dans le domaine public.

Histoire globale et populaire : Des alternatives au « roman national » ?

©Piero d’Houin dit Inocybe. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.
A l’heure où Emmanuel Macron se pose en président « jupitérien », dernier symptôme d’une certaine nostalgie monarchique, il est intéressant de se pencher sur le rapport que chacun entretient à l’imaginaire national et donc à l’Histoire de France. Si l’usage opportuniste de l’Histoire par les politiques n’est pas nouveau, la cristallisation du débat public français sur le thème de l’identité à partir des années 1980 vient relancer l’intérêt des politiques pour ce que peut être, selon Ernest Renan, le « riche legs de souvenirs » de la nation. Plus récemment, on a ainsi vu Marine Le Pen faire de Jeanne d’Arc « la plus extraordinaire héroïne de notre roman national » et, campagne présidentielle oblige, François Fillon souhaiter « réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national ». Il faut rappeler que les manipulations historiques sont loin de se cantonner au champ politique. Sous couvert de vulgarisation, éditorialistes et “historiens de garde” – à l’image de Max Gallo, récemment disparu – trouvent dans les médias un espace privilégié pour propager une vision fantasmée de l’histoire de France, et ce jusque dans les commentaires du Tour de France.

 

L’histoire globale : Faire de la France une “nation parmi d’autres

Dans un tel contexte, la parution début janvier de l’Histoire mondiale de la France vient à la fois dépoussiérer un genre désormais classique et souligner un renouvellement historiographique prometteur, celui de l’histoire globale. En ce qui concerne le genre, l’ouvrage se distingue autant par le fond que par la forme. En effet, ce projet éditorial ambitieux est le résultat d’un collectif de 122 historiennes et historiens réunis sous la direction de Patrick Boucheron, médiéviste et professeur au Collège de France dont la leçon inaugurale interrogeait « Ce que peut l’histoire », c’est à dire « l’émancipation critique ». Cette même volonté d’émancipation se retrouve d’ailleurs dans l’exigence d’accessibilité et de clarté de l’ouvrage. Cela se traduit par le choix de la forme familière de la chronologie (146 dates allant de la préhistoire aux attentats de 2015) mais aussi par une écriture sur le « mode de l’enquête », sorte de retour aux sources étymologiques de la discipline (du grec historia “enquête” ).


Car qu’entend-on ici par histoire mondiale de la France ? D’abord, pleinement, une histoire de France qui ne déserte pas plus les hauts lieux qu’elle ne néglige les grands personnages. Il s’agit moins d’élaborer une autre histoire que d’écrire différemment la même histoire : plutôt que de se complaire dans les complexités faciles du contre-récit ou dans les dédales de la déconstruction, on a cherché à affronter, sans louvoyer, toutes les questions que l’histoire traditionnelle d’une France toujours identique à elle-même prétend résoudre.” 


Pour ce qui est du fond, comme le fait remarquer Patrick Boucheron dans son Ouverture, l’ambition des auteurs est délibérément politique. Tout d’abord, il s’agit de défendre une « conception pluraliste de l’histoire » contre les crispations réactionnaires évoquées plus haut, par exemple en neutralisant la question des origines en faisant débuter le livre par la Préhistoire. Mais la véritable singularité de cette Histoire mondiale de la France est ailleurs, comme l’indique d’ailleurs son titre. Une formule de Jules Michelet, placée en exergue du livre, nous annonce d’emblée de quoi sera fait la suite : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. »

Influencés par l’historiographie anglo-saxonne de la global history, les auteurs revisitent par le prisme transnational certaines dates bien connues de l’histoire de France (52 avant J.-C, 800, 1515…) mais proposent aussi des dates plus surprenantes, comme l’emprisonnement du Marquis de Sade en 1784 ou encore la révolte kanak de 1917. Cet éclairage particulier permet par exemple de mieux comprendre en quoi la défaite d’Alésia, mythe paradoxalement fondateur d’une identité “gauloise” résistant à l’envahisseur romain puis allemand, n’est en fait que l’ultime épisode d’une romanisation sociale et culturelle de la Gaule amorcée des siècles auparavant.


https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Siege-alesia-vercingetorix-jules-cesar.jpg
Peint par le français Lionel Royer après le traumatisme de la guerre franco-prussienne de 1870, le tableau Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César (1899) inaugure la mythification d’Alésia et de Vercingétorix comme symboles d’une défaite paradoxalement “glorieuse”. Musée CROZATIER. L’image est dans le domaine public.

Un tel projet, à la fois savant et engagé, ne pouvait donc que soulever les critiques des défenseurs autoproclamés de l’Histoire de France, habitués à voir dans les travaux d’historiens une dissolution de la fierté nationale. C’est le cas de l’essayiste Eric Zemmour pour qui l’ouvrage vise tout simplement à « dissoudre la France en 800 pages ». Même refrain chez l’académicien et intellectuel médiatique Alain Finkielkraut, auteur de L’identité malheureuse, qui voit dans les auteurs de l’Histoire mondiale de la France des « fossoyeurs du grand héritage français ». Habitué des polémiques, on peut néanmoins noter qu’il est bien moins fringant lorsqu’il s’agit de débattre face à un contradicteur aguerri, en l’occurrence avec Patrick Boucheron en 2016. Ce qui lui fait un point commun de plus avec Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », récemment invité par Finkielkraut sur France Culture pour débattre tant bien que mal avec le démographe Hervé Le Bras. Mais la critique la plus dure vient du milieu universitaire lui-même en la personne de l’historien et académicien Pierre Nora, auteur du triptyque sur les Lieux de Mémoire, qui va jusqu’à dénoncer l’avènement d’une « ère des dates alternatives » en Histoire. Accusation qui poussera les auteurs de l’Histoire mondiale de la France à répondre dans la foulée que la « vérité commune » défendue par Nora ne doit en rien constituer une « vérité absolue » là où le travail de l’historien vient au contraire nourrir le débat public par la production constante de savoirs nouveaux.

Du “roman national” à l’histoire populaire

Tout compte fait, si l’on peut s’étonner de la virulence de ces attaques, c’est que la démarche des auteurs de l’Histoire mondiale de la France n’est finalement pas si singulière qu’on pourrait le penser. D’une part, parce que les alternatives et déconstructions du « roman national » ont toujours existé, bien qu’elles interviennent le plus souvent à rebours. C’est le cas pour Le Mythe national (1987) de Suzanne Citron, qui vient déconstruire le « Petit Lavisse » de 1913, réédité en 2013 au grand dam des historiens.

D’autre part, cette Histoire mondiale fait partie d’un renouvellement historiographique plus large, dans le sillage de l’éclatement théorique de la « Nouvelle Histoire » des années 1970. A cet égard, l’histoire populaire, dite « par le bas », est particulièrement intéressante car, bien que l’expression soit née sous la plume de l’historien français Georges Lefebvre dès 1932, il faudra attendre les travaux d’historiens marxistes britanniques (E. P. Thompson, C. Hill) pour qu’elle émerge réellement dans les années 1960. A l’inverse de l’histoire officielle, celle des grands hommes et de l’événement fondateur, l’histoire populaire met en lumière non seulement les classes populaires et leur capacité à influencer le cours de l’histoire par “les luttes et les rêves”, pour reprendre le titre du livre de l’historienne M. Zancarini-Fournel, mais aussi l’ensemble des opprimés et des vaincus de l’Histoire, en France ou ailleurs.

Partisan de la “radical history“, Howard Zinn en est le représentant le plus emblématique, notamment depuis la parution de son Histoire populaire des États-Unis d’Amérique, vendue à des millions d’exemplaires et depuis déclinée en film.

En définitive, si le « roman national », l’histoire globale et l’histoire populaire constituent bien trois portes d’entrée différentes sur l’histoire de la France, prises séparément elles ne peuvent prétendre à l’exhaustivité. Néanmoins, l’histoire globale et populaire a le mérite d’assumer ses partis pris là où bon nombre de travaux partisans se cachent derrière une posture de légitimité et de scientificité. A l’image de l’Histoire mondiale de la France, on peut donc désormais souhaiter que la future production historique sera populaire et transnationale. Populaire dans tous les sens du terme, à la fois accessible au plus grand nombre et ne masquant pas le rôle des classes laborieuses. Transnationale à un moment où les histoires nationales, et a fortiori celle de la France, ne peuvent s’envisager autrement que dans des rapports constants à l’extérieur, aujourd’hui encore plus qu’hier.

Crédits photos : ©Piero d’Houin dit Inocybe. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César (1899), Lionel Royer. Musée CROZATIER. L’image est dans le domaine public.

Dunkerque : Nolan, l’art au détriment de l’histoire

Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Christopher Nolan est l’un des derniers auteurs d’Hollywood à savoir plier les studios à sa volonté. Trois ans après Interstellar, le voilà qui s’attaque à une page de la Seconde Guerre Mondiale, l’opération Dynamo, qui s’est déroulée en 1940 à Dunkerque. Épisode méconnu en France, le film à fait naître une polémique pour son prisme très anglo-saxon. 

Une indéniable maîtrise

S’il y a bien quelque chose chez Nolan qui met à peu près tout le monde d’accord, c’est que le bonhomme sait tenir une caméra, et la critique française a majoritairement salué l’intensité du métrage. On retrouve la patte du réalisateur : usage presque fétichiste de la pellicule, volonté de réduire au maximum l’usage d’effets spéciaux pour accentuer le réalisme. Fidèle à lui-même, à sa narration, Nolan propose un triptyque déstructuré qui se déploie dans trois espace-temps : un premier concentré sur le périple d’un aviateur (l’excellent Tom Hardy), un second sur une famille quittant les côtes anglaises avec son bateau de plaisance pour récupérer les tommies1 trappés à Dunkerque, et une dernière trajectoire, celle d’un biffin anglais tentant tant bien que mal de quitter la France. Le ciel, la plage, la mer. Trois zones, trois récits, trois temporalités qui s’entremêlent dans une indéniable maîtrise.

Les personnages n’ont pas d’histoire, et le spectateur est avec eux comme ils se meuvent dans la bataille, sans repère, sans boussole. Ils ne sont que lignes de fuite, les uns essayant de s’approcher du chaos, les autres de le fuir. Cilian Murphy, commotionné, veut convaincre les civils qui l’ont repêché, qui le méprisent pour sa lâcheté, de faire demi-tour pour l’Angleterre. Hanté, il finira par commettre la destruction qu’il essaye de fuir. Le jeune Peter (Tom Glynn-Carney) finit par comprendre ce soldat égaré et par perdre son innocence étroite et âpre comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : “On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté.”

Quelques scènes sont d’une rare qualité. Lorsque Tom Hardy, malgré l’épuisement de ses réserves de carburant, se refuse progressivement à quitter Dunkerque alors que sombrent les navires, la caméra s’attarde, le cadre se stabilise pour mieux capter l’isolement silencieux du pilote, au-dessus du fracas. Nolan ne nous dit pas tout, laisse la subjectivité se saisir de la scène. L’incomplet produit plus d’effet que le complet” disait Nietzsche.2 Car le complet méprise, enferme le spectateur dans l’incapacité à exercer son intelligence interprétative sur l’œuvre.

Hans Zimmer, victoire par chaos

Autre moment à signaler, la scène où Collins (Jack Lowden), le second aviateur, est enfermé dans le cockpit après avoir tenté un amerrissage. L’eau monte. Il tente de défoncer le haut du fuselage pour se libérer. Un coup porté. Chaque choc change le cadrage. Un deuxième. Le son est oppressant, envahissant. Un troisième. Son arme tombe, il tente de la récupérer. Quand par intervention miraculeuse, il est finalement dégagé, toute la salle se remue de soulagement. L’effet est réussi.

La musique de Hans Zimmer et le mixage sonore sont parfaitement exécutés. Dans un film à la narration volontairement décousue, le son est la seule continuité, le seul repère, désagréable, pour le spectateur.

Nolan ne devrait jamais finir ses films

On sort du film avec un sentiment toutefois contrasté. Quelques dénouements sont malheureusement très téléphonés (le gazoil qui prend feu, l’arrivée de la flottille). On évite de peu la grosse faute de goût lorsque le film se clôt sur un discours de Churchill, le fameux “We shall fight on the beaches“, violons à l’appui. Nolan ne devrait jamais finir ces films. Si l’on évite la catastrophe, on passe aussi à côté du chef d’œuvre. A croire que cette tirade a été ajoutée pour les besoins de la bande-annonce et de la campagne promotionnelle.

Comme dans The Dark Knight où Nolan s’était senti obligé de donner un sens à tous les actes de Double-Face en les faisant ridiculement endosser par Batman ; comme dans Interstellar où il avait réussi la prouesse de trouver une fin à la fois prévisible et tirée par les cheveux. Trop de Nolan tue le Nolan. Il tente de tout justifier, il fait de la téléologie et, rétrospectivement, il gâche.

Mais surtout, bon, dieu où sont les français ?

A part un personnage de resquilleur qui tente de prendre le large, à l’anglaise, avec un uniforme volé de la British Army, les Frenchies ne sont là qu’au début et à la fin. Une présence en forme d’alibi.Je suis innocent puisque vous voyez bien qu’on les aperçoit, là, les grenouilles, à 3 minutes 40.” Perverse dédicace, quota indigne. Ultime et honteux retournement, c’est même l’amiral anglais qui décide finalement de rester sur la jetée pour aller récupérer encore d’autres Français. On croit rêver, quand on sait que 16 000 soldats français sont morts pour défendre la ville, que 123 navires français ont été coulés, que Dunkerque a été détruite à 90% !3 Accueillant avec les honneurs les 140 000 soldats français et belges évacués, le peuple anglais avait été en son temps moins ingrat. Un journaliste du Monde a parlé de “cinglante impolitesse” pour qualifier cet oubli.4 Indélicatesse impardonnable, pourrait-on ajouter.

Ainsi, la réussite formelle du film est d’autant plus énervante que Nolan commet une faute morale et une invisibilisation historique. La faute n’est pas artistique, elle est presque politique.

Nolan pourra toujours se justifier en expliquant qu’il n’est pas là pour tout le monde, qu’il ne se sent pas obligé de mentionner tous les aspects de l’Histoire, et qu’au nom du parti-pris il aura choisi de se focaliser sur trois formes d’immersion particulières et spécifiques.

Conclusion : il faut qu’un réalisateur hexagonal fasse son Dunkerque, du point de vue français, avec les moyens modernes5, qui raconterait leur sacrifice, ce qui est d’autant plus nécessaire que la France s’agite en ce moment avec sa mémoire, et qu’elle aurait bien besoin qu’on lui parle de ceux qui, même quand le désespoir était à son comble, ont été des héros.

Cinéma français, à toi de jouer.

 

Ah si l’écho des chars dans mes vers vous dérange
S’il grince dans mes cieux d’étranges cris d’essieu
C’est qu’à l’orgue l’orage a détruit la voix d’ange
Et que je me souviens de Dunkerque Messieurs
 
C’est de très mauvais goût j’en conviens Mais qu’y faire
Nous sommes quelques-uns de ce mauvais goût-la
Qui gardons un reflet des flammes de l’enfer
Que le faro du Nord à tout jamais saoula.
Aragon, Plus belle que les larmes.

Crédits photos : Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

1Soldat anglais

2Humain, trop humain, page 141, Gallimard, Paris, 1968.

3https://www.youtube.com/watch?v=XaR1BH-yuIA

4http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/07/19/dunkerque-un-deluge-de-bombes-hors-sol_5162278_3476.html

5Verneuil s’est déjà attelé à la tâche en 1964 avec Un week-end à Zuydcoote.