Start-up nation : quand l’État programme son obsolescence

Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, promouvant la “French Tech” au Consumer Electronics Show de Las Vegas en 2016. © Christophe Pelletier

Depuis de nombreuses années, les start-ups françaises peuvent se targuer d’avoir à leur disposition de nombreuses subventions publiques et un environnement médiatique favorable. Partant du postulat que la puissance privée est seule capable d’imagination et d’innovation, l’État français finance à tour de bras ces « jeunes pousses » dans l’espoir schumpéterien de révolutionner son économie. Cette stratégie économique condamne pourtant la puissance publique à l’impuissance et à l’attentisme.

En 2017, Emmanuel Macron avait largement axé sa campagne présidentielle sur un discours général favorable à l’entreprenariat. La stratégie économique française valorise ainsi la création de nouvelles entreprises, dites jeunes pousses ou start-ups. En avril 2017, le futur président français assène qu’une « start-up nation est une Nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une ». Ces entités ont pour vocation de proposer des technologies de ruptures disruptives, selon l’expression de l’économiste américain Clayton Christensen, c’est-à-dire une redéfinition des règles du jeu économique venant remplacer les anciens schémas de pensée.

Cette configuration institutionnelle favorable aux start-ups n’est cependant pas apparue subitement lors de la dernière présidentielle. Le label French Tech est en effet lancé dès 2013 par Fleur Pellerin, alors Ministre déléguée chargée des Petites et moyennes entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique. Ce programme a pour ambition de développer les jeunes pousses hexagonales. Les successeurs de Fleur Pellerin vous tous accompagner et poursuivre ce mouvement d’effervescence : en 2015 sont lancés le French Tech Ticket ainsi que le French Tech Visa en 2017.

Ce discours s’accompagne d’un appel à créer le plus de licornes possibles : des start-ups valorisées sur les marchés à plus d’un milliard d’euros. Alors que la France compte 3 licornes en 2017, ce chiffre est passé à 15 en 2020. Le gouvernement espère qu’il en sera crée 10 de plus d’ici 2025. Ce constant appel à l’innovation s’inspire de l’exemple israélien, parangon de la start-up nation, qui compte une jeune pousse pour 1400 habitants. Poussé par l’afflux de liquidités fourni par son ministère de la défense, l’État hébreux s’est lancé très tôt dans cette stratégie économique. Les nombreuses start-ups qui y sont créées permettent à Israël de mieux peser sur la scène internationale : son secteur de l’innovation représente 10% de son PIB et près de la moitié de ses exportations.

De l’État providence à l’État subventionneur

Toutes ces entreprises ne se sont pas créées d’elles-mêmes. Pour leur écrasante majorité, elles ont largement été financées par la puissance publique. Dès 2012, tout un écosystème institutionnel favorable à l’entreprenariat individuel est mis en place. En pleine campagne présidentielle, François Hollande promet une réindustrialisation rapide et efficace de la France. Afin d’atteindre cet objectif ambitieux, ce dernier entend créer « une banque publique d’investissement qui […] accompagnera le développement des entreprises stratégiques ». Quatre mois plus tard naît la Banque Publique d’Investissement (BPI), détenue par la Caisse des Dépôts et des Consignations (CDC) ainsi que par l’État. La BPI a pour mission de « financer des projets de long terme » et d’œuvrer à la « conversion numérique » de l’Hexagone. Très vite, l’institution devient un outil permettant à l’État de financer massivement les start-ups. La BPI subventionne ainsi le label French Tech à hauteur de 200 millions d’euros et est actionnaire de nombreuses start-ups françaises.

Comme le pointe un rapport publié par Rolland Berger, une grande majorité des entreprises du French Tech Next 40/120 — un programme regroupant les start-ups françaises les plus prometteuses — a reçu des prêts et des subventions de la puissance publique.  On estime ainsi que 89% de ces entreprises ont reçu une aide indirecte de la BPI ! En pleine crise sanitaire, l’institution obtient plus de 2 milliards d’euros pour soutenir ces entreprises innovantes tandis que 3,7 milliards du plan de relance décidé en 2020 par le gouvernement a été fléché vers la création et l’aide aux start-ups. Cedric O, Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, confirme ainsi qu’il « va y avoir des opportunités suite à la crise [sanitaire], tout comme celle de 2008 ».

Pléthore de pays européens semblent ainsi se tourner vers des stratégies de numérisation de l’économie, passant souvent par un soutien sans faille aux start-ups.

Pour autant, l’État français ne soutient pas ses start-ups uniquement sur le plan financier. La loi Pacte de 2019, en continuité avec la loi Allègre de 1999, facilite les passerelles public-privé et encourage les chercheurs à créer des entreprises. Ces dispositions législatives permettent à des recherches menées et financées grâce à de l’argent public d’être « valorisées », c’est-à-dire en réalité privatisées, par le secteur lucratif. Des Sociétés d’Accélération du Transfert de Technologies (SATT) ont été créées pour accélérer ce processus dans de nombreuses universités. Plus de 250 start-ups ont été développées par le prisme de ce réseau depuis 2012. L’Union européenne n’est pas en reste dans cette stratégie de soutien massif aux « jeunes pousses ». Sa stratégie Horizon 2020, un programme de 79 milliards d’euros étalé entre 2014 et 2020, dédiait 20% de son budget à la création de start-ups. Pléthore de pays européens se tournent eux aussi vers des stratégies de numérisation de l’économie, souvent via un soutien sans faille aux start-ups. En 2012, le ministre italien de l’économie, sous le gouvernement du technocrate Mario Monti, a promulgué une loi qui a permis à l’État italien de dépenser 200 millions d’euros pour aider les jeunes entreprises du pays, dans le but de « promouvoir la mobilité sociale ». Depuis 2019, le fonds national pour l’innovation italien a dépensé 245 millions d’euros pour subventionner 480 start-ups.

Le mythe des start-ups souveraines et créatrices d’emplois

Si les nations européennes axent autant leurs stratégies économiques sur le développement des start-ups, c’est avant tout car cette politique permet aux États de prétendre agir dans des domaines clefs où leur incurie a mainte fois été pointée du doigt : la lutte contre le chômage de masse et la mise en place d’une souveraineté technologique.  

Nombre de médias se sont ainsi fait le relais de la start-up mania, louant la capacité de la French Tech à « créer 224.000 nouveaux emplois d’ici à 2025 » et à être le « fer de lance de l’économie ». Ces jeunes pousses permettraient de créer jusqu’à « 5,2 emplois indirects qui dépendent de [leur] activité » et d’œuvrer à la réindustrialisation de la France. Ce constat mérite pourtant d’être nuancé. Comme cela a déjà été évoqué, la start-up mania s’accompagne d’une aide inconditionnelle de l’État français par le prisme de la BPI. Pourtant, comme l’ont analysé nos confrères du Média, le bilan de l’institution est tâché de nombreux scandales. La banque, dès sa création, n’a pas été pensée comme un organisme capable de contenir et d’endiguer la désindustrialisation de l’Hexagone. M. Moscovici, alors ministre des finances, déclarait ainsi en 2012, que « la BPI n’est pas un outil défensif, c’est un outil offensif, n’en faisons pas un pompier ». L’institution est en effet souvent demeurée indifférente aux plans de licenciements et en a même favorisé certains comme le confirment les exemples des entreprises Veralia et Arjowiggins. Une loi du 23 mars 2020 a quant à elle permis d’ouvrir le conseil d’administration de l’institution à des acteurs privés, laissant une fois de plus planer le doute sur la capacité et la volonté de la banque publique d’agir pour le bien commun.

Plutôt que de défendre le droit de tout citoyen à obtenir un emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, l’État dépense des sommes faramineuses afin d’encourager la création d’entreprises à l’avenir très incertain.

Il est également permis de rester sceptique face à une stratégie de réduction de chômage structurelle se basant principalement sur le soutien à des start-ups qui participent à la « plateformisation » de notre économie. En proposant de mettre en contact clients et professionnels, des entreprises telles que Uber ou Deliveroo s’évertuent à détruire code du travail et régulations étatiques. Alors qu’elles sont vendues comme des instruments permettant de lutter contre le chômage, ces start-ups ne peuvent exister et espérer devenir rentables que par une grande flexibilité et en excluant leurs travailleurs du salariat. Le gouvernement socialiste espagnol vient ainsi récemment de légiférer afin de contrôler ces géants de l’économie de plateforme, permettant de conférer un statut de salarié aux livreurs qui étaient considérés comme des travailleurs indépendants. À peine la nouvelle annoncée, Deliveroo a annoncé qu’elle comptait mettre fin à ses activités dans le pays, tandis que ses concurrents Stuart, Glovo et UberEats critiquaient cette décision qui va mettre « en danger un secteur qui apporte 700 millions d’euros au PIB national ».

En somme, la France semble avoir abandonné toute stratégie ambitieuse de réduction du chômage de masse. Plutôt que de défendre le droit de tout citoyen à obtenir un emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, l’État dépense des sommes faramineuses afin d’encourager la création d’entreprises à l’avenir très incertain. Dans cette politique qui s’apparente à un véritable choix du chômage, les citoyens sont appelés à innover alors même que les multiples causes du chômage structurelle sont éludées. Pour autant, cette incurie étatique ne date ni du quinquennat Hollande ni du mandat du président Macron : Raymond Barre déclarait en 1980 que « les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! ».

NDLR : Pour en savoir plus sur les choix politiques et économiques ayant conduit à un chômage de masse persistant, lire sur LVSL l’interview de Benoît Collombat par le même auteur : « Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales ».

Outre l’argument des créations d’emplois, le soutien aux start-ups est également justifié par une nécessaire préservation de la souveraineté nationale. Dès qu’éclate en 2013 l’affaire Snowden, la préservation de la vie privée et la souveraineté technologique deviennent des préoccupations politiques majeures. Des entrepreneurs ont profité de ce phénomène pour proposer des technologies souveraines capables de réduire l’impuissance des nations européennes face à l’espionnage de masse. Les États comme la France vont alors largement baser leur politique de défense de la souveraineté nationale par un soutien massif à des start-ups.

L’exemple de l’entreprise Qwant est sur ce point éloquent tant il permet de montrer les insuffisances et les impasses d’une telle approche. Fondée en 2011 par Jean-Manuel Rozan, Eric Léandri et Patrick Constant, l’entreprise se rêve en « Google français » en proposant un moteur de recherche souverain. Alors que la société n’est pas loin de la faillite, l’affaire Snowden lui permet de faire un large lobbying au sein des institutions françaises. Ces efforts seront rapidement récompensés puisque la Caisse des Dépôts et des Consignations investit en 2017 plus de 20 millions d’euros dans le projet tout en détenant 20% de son capital. En janvier 2020, l’État annonce même que Qwant est désormais installé sur les postes informatiques de l’administration publique. Pourtant, force est de constater que cette aide massive n’a pas permis de bâtir un moteur de recherche réellement souverain : en 2019, soit sept ans après sa création, Qwant utilise la technologie de Bing (Microsoft) dans 75% des recherches effectuées. Une note de la Direction interministérielle du numérique (DINUM) pointe également les nombreuses failles de l’entreprise, tels que les salaires mirobolants de ses dirigeants et les nombreux problèmes techniques du logiciel utilisé par Qwant, qui laissent perplexe quant au soutien massif que lui prodigue l’État. Plus largement, rien n’indique qu’une entreprise créée sur le sol français ne tombera pas aux mains de fonds d’investissements étrangers : parmi les licornes « françaises », la start-up Aircall (téléphonie via IP) est détenue à majorité par des acteurs non-français, tandis que Voodoo (jeux vidéo) a fait rentrer le géant chinois Tencent à son capital.

Quand les start-ups remplacent l’État

Le recours aux start-ups s’explique également par une prétendue incapacité de l’État à innover, à comprendre le marché et à « prendre des risques ». Ce mythe, pourtant déconstruit méthodiquement par l’économiste Mariana Mazzucato dans The Entrepreneurial State (paru en français en 2020), laisse penser que seul le secteur privé est capable de faire évoluer nos activités économiques et donc de créer des emplois. Comme l’analyse l’auteure, « le « retard » de l’Europe par rapport aux États-Unis est souvent attribué à la faiblesse de son secteur du capital-risque. Les exemples des secteurs de haute technologie aux États-Unis sont souvent utilisés pour expliquer pourquoi nous avons besoin de moins d’État et de plus de marché ». Nombre de start-ups se servent de ce mythe auto-réalisateur pour légitimer leur activité.

« C’est une prophétie auto-réalisatrice que de considérer l’État comme encombrant et uniquement capable de corriger les défaillances du marché. »

Mariana Mazzucato, économiste, autrice de The Entrepreneurial State

Il est intéressant de noter que cette mentalité a également imprégné les dirigeants d’institutions publiques. Un rapport de la CDC ayant fuité en 2020 et prétendant redéfinir et révolutionner la politique de santé française chantait les louanges du secteur privé, des partenariats public-privé et de 700 start-ups de la healthtech. La puissance publique finance volontiers des jeunes pousses du domaine de la santé, à l’image d’Owkin, qui utilise l’intelligence artificielle pour traiter des données médicales, ou encore Lucine qui, grâce à des sons et des images, revendique la capacité de libérer des endorphines, de la morphine ou de l’adrénaline. La CDC détient également 38,8% d’Icade santé, un des acteurs majeurs du secteur privé et lucratif de la santé en France. De fait, les start-ups médicales s’immiscent de plus en plus au sein des institutions privées, à l’image d’Happytal, financé à hauteur de 3 millions d’euros par la BPI, qui propose à prix d’or aux hôpitaux des services de pré-admission en ligne ou de conciergerie de patients hospitalisés. Pour encourager les jeunes pousses à envahir les hôpitaux publics, la puissance publique va jusqu’à prodiguer, via un guide produit par BPI France, des conseils pour entrepreneurs peu scrupuleux expliquant comment passer outre des agents publics dubitatifs et méfiants qui ont « tendance à freiner les discussions » !

Ainsi, comme l’analyse Mariana Mazzucato, « c’est donc une prophétie auto-réalisatrice que de considérer l’État comme encombrant et uniquement capable de corriger les défaillances du marché ». Pourtant, les start-ups ne pullulent pas uniquement grâce à ce zeitgeist favorable à l’entreprenariat, mais profitent directement de l’incapacité de l’État à fournir des services à ses citoyens, renforçant d’autant plus le mythe évoqué par Mariana Mazzucato. L’exemple de l’attribution à Doctolib du vaste marché de la prise de rendez-vous en ligne des Hôpitaux de Paris (AP-HP) en 2016 est révélateur de ce phénomène : devenu incapable de fournir un service public de prise de rendez-vous, l’État a dû confier les données de santé de millions de français à cette start-up française. La même expérience s’est répétée lors de la prise des rendez-vous de la vaccination contre le COVID-19, qui ont permis à l’entreprise d’engranger des millions de nouveaux clients sans aucune dépense de publicité.

Vers une bulle spéculative ?

Outre les questions que soulève le soutien massif de l’État français aux jeunes pousses du numérique, il convient également de se poser la question de la crédibilité économique de ces entreprises. En effet, il apparaît que nombre de ces sociétés participent à la financiarisation de nos activités économiques et deviennent des actifs spéculatifs et instables. Plus que de « changer le monde », un créateur de start-up recherche principalement à réaliser un « exit », c’est-à-dire à réaliser une belle plus-value via le rachat ou l’entrée en bourse de son entreprise. Dans un climat hostile et instable — on estime que seulement 20 % des jeunes pousses réussissent cet « exit » — les entrepreneurs sont poussés à dilapider le plus rapidement l’argent qu’ils ont à leur disposition. Cette stratégie, dénommée burn rate, est souvent perçue comme une perspective de croissance future par les investisseurs.

De plus, les entrepreneurs sont souvent poussés à embellir leurs entreprises en exagérant le potentiel des services qu’elles proposent, voire en mentant sur leurs résultats, comme le montrent les exemples de Theranos (tests sanguins soi-disant révolutionnaires), Rifft (objets connectés) ou The Camp (technopôle provençal en perdition adoubé par M. Macron). Cela conduit les start-ups technologiques à avoir un ratio de valorisation sur chiffre d’affaires très élevé. Alors qu’il n’est que de 2,6 fois pour Amazon, c’est-à-dire que la valorisation boursière de l’entreprise n’excède « que » de 2,6 fois son chiffre d’affaires, ce nombre atteint plus de 50 pour certaines licornes. Pour AirBnb, la troisième licorne mondiale valorisée à 25,5 milliards de dollars, le chiffre est par exemple de 28,6. Alors que dans une entreprise traditionnelle la valeur des actions est estimée par les investisseurs en fonction de l’estimation des bénéfices futurs d’une entreprise, ce chiffre est très largement secondaire dans les levées de fonds de start-ups. Ainsi, de nombreuses licornes ne prévoient pas à court ou moyen terme de réaliser des bénéfices. L’entreprise Lyft a par exemple enregistré l’an dernier une perte de 911 millions de dollar, tandis qu’Uber a perdu 800 millions de dollars en un trimestre. On estime que sur les 147 licornes qui existent autour du globe, seulement 33 sont rentables. En somme, les investisseurs s’intéressent principalement à la capacité d’une start-up à produire une masse d’utilisateurs la plus large possible. Ce phénomène justifie des dépenses gargantuesques par ces mastodontes de l’économie de plateforme :  Lyft a dépensé 1,3 milliard de dollars en marketing et en incitations pour les chauffeurs et les coursiers en 2018. Cet écosystème très instable a toutes les chances de participer à la création d’une bulle spéculative sous la forme d’une pyramide de Ponzi. En effet, si nombre de ces entreprises sont incapables à moyen terme de produire un quelconque bénéfice, que leurs actifs sont surévalués et que les règles du jeu économique poussent les entrepreneurs à dépenser sans compter tout en accentuant excessivement les mérites de leurs produits, les marchés financiers risquent de connaître une nouvelle crise technologique comparable à celle de 2001.

La stratégie économique de soutien massif aux start-ups adoptée par l’État français s’apparente ainsi fortement à une politique néolibérale. En effet, comme ont pu l’analyser Michel Foucault et Barbara Stiegler, le néolibéralisme, loin d’être favorable à un État minimal, comme le libéralisme classique, prône l’émergence d’un État fort capable de réguler l’économie et d’adapter les masses au sens de l’évolution capitaliste ; c’est-à-dire aux besoins du marché. Ce constat conduit l’auteure d’Il faut s’adapter (Gallimard, 2019) à affirmer que « la plupart du temps les responsables de gauche caricaturent ainsi le néolibéralisme en le prenant pour un ultralibéralisme lointain […] si bien que dès qu’un gouvernement fait appel à plus l’État, ces responsables croient que ça signifie que la menace ultralibérale a été repoussée ». De fait, plutôt que de considérer de facto une politique de soutien aux start-ups comme souhaitable et efficace, il conviendrait de rester prudent vis-à-vis de ce genre d’initiative. Une telle attitude serait d’autant plus vertueuse qu’elle permettrait de comprendre que « l’économie disruptive », loin de dynamiter les codes du secteur économique, imite sans scrupule les recettes du « monde d’avant ». Les concepts flous de « start-up » ou de « technologies de ruptures » y sont les nouveaux arguments d’autorité justifiant la destruction de nos écosystèmes, la disparition des petites entreprises et des services publics et la précarisation de pans entiers de la populations.

NDLR : Pour en savoir plus sur la différence entre libéralisme et néolibéralisme, lire sur LVSL l’article réalisé par Vincent Ortiz et Pablo Patarin : L’impératif néolibéral de « l’adaptation » : retour sur l’ouvrage de Barbara Stiegler.

Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ?

https://www.volkskrant.nl/nieuws-achtergrond/rutte-alleen-boos-als-niemand-het-ziet~b6410340/
Franche rigolade entre Mark Rutte, le premier ministre néerlandais et ses ministres, dont Jeroen Dijsselbloem, ancien président de l’Eurogroupe © Beeld anp pour De Volkskrant Capture d’écran

La crise sanitaire et économique au sein de l’Union européenne, conséquence de la propagation du coronavirus, finit d’ouvrir les plaies, béantes, de l’échec de toute tentative de construction d’un destin partagé entre les nations et peuples européens. Les plus incrédules, espérant un sursaut après le dramatique sauvetage de la Grèce, séquelle de la crise financière et économique de 2008, finissent sidérés face à, le mot est faible, tant d’indifférence. Dépassées sont les illusions d’une intégration économique et politique, vantées il y a bientôt trente ans avec le traité de 1992, signé dans la cité néerlandaise de Maastricht. Cruel apologue que nous livrent justement les Pays-Bas depuis trop longtemps en matière de solidarité européenne. Leur refus de toute aide réelle, autre que des bribes de dons, à destination des pays du Sud de l’Europe, est lourde de sens. Candides, car ils ne semblent plus mesurer leurs actes, les Néerlandais écrivent le codicille de trop du testament européen.


« Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations. » […] Le poète poursuit : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue ». Charles Baudelaire, dans ce poème en prose qu’est L’invitation au voyage, vient nous rappeler à quel point les Pays-Bas restent une nation étrangère, méconnue, qui interroge, que l’on songe à découvrir. La « Chine de l’Europe » aime rappeler, à l’image de l’empire du milieu, que c’est le monde qui vient à elle par le commerce, concept s’il en est, véritable trésor immatériel, et non le contraire.

Une puissance fondée sur le commerce maritime

Élucider l’attitude du gouvernement néerlandais dans l’énième crise que traverse l’Union européenne par une seule explication des stratégies politiciennes propres à la politique interne et aux résultats économiques des Pays-Bas ne saurait suffire. Le « petit pays, grande nation » de Charles de Gaulle a façonné son histoire par un remarquable sens de la maîtrise des eaux et, partant, du commerce maritime. Dès le XVIIe siècle, les anciennes Provinces-Unies, provisoirement libérées du joug de Philippe II d’Espagne, ont fondé la Compagnie unie des Indes orientales. Véritable première firme multinationale dans un monde précapitaliste, la société fut aidée par la puissance d’Amsterdam. Dans une société acquise majoritairement au protestantisme calviniste car religion d’État, l’actuelle capitale des Pays-Bas a supplanté commercialement les villes de la ligue hanséatique, aidée il est vrai par la Banque d’Amsterdam. La période est si faste pour les Provinces-Unies qu’elle est nommée de Gouden Eeuw, littéralement le Siècle d’or. Déjà, à cette époque, germe l’idée de ce que d’aucuns appelleraient aujourd’hui le chacun pour soi, couplé au plus trivial un sou est un sou.

Par Adam François van der Meulen — http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2017/tableaux-sculptures-dessins-anciens-xix-siecle-pf1709/lot.67.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=59766860
Le passage du Rhin, par van der Meulen (1672), représentant la victoire des armées du roi de France Louis XIV sur les Provinces Unies. 1672 est le Rampjaar, l’année désastreuse pour les Néerlandais

Libéraux, les Néerlandais le sont assurément. Mais leur libéralisme est pour l’essentiel une liberté fondée sur la liberté individuelle et le libre choix, soit une liberté de la responsabilité. La tolérance recouvre pour eux son sens premier, à savoir l’acceptation d’un comportement déviant, pourvu qu’il ne vienne pas troubler l’ordre moral. À ce titre, bien avant qu’ils n’agissent ainsi au niveau européen, les Néerlandais ont créé le système de verzuiling, ou pilarisation, qui régente la société en plusieurs piliers (catholicisme, protestantisme, libéralisme, socialisme etc.), avec, en filigrane, le respect des normes et valeurs de la société néerlandaise. Surannée dans sa pratique, elle témoigne cependant de la psychologie collective des descendants des Bataves.

L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte à l’égard de leurs partenaires européens ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. La fermeté dont se prévalent le premier ministre et son ministre pourrait être une manifestation de l’euroscepticisme qu’on impute aux Néerlandais depuis une quinzaine d’années. Ces derniers ont pourtant été moteurs de la construction européenne. Dès 1951, ils ont participé comme fondateurs à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, ils ont fait partie des six signataires du Traité de Rome aux côtés de la Belgique, du Luxembourg, de la RFA, de la France et de l’Italie. Les Pays-Bas ont vu dans la construction européenne un moyen pour eux de compter davantage sur la scène diplomatique alors qu’au même moment la France de De Gaulle et la RFA de Konrad Adenauer se rapprochaient. L’adhésion au projet européen s’est poursuivie, notamment durant les années 1970 et 1980, avec l’application du nouveau modèle social néerlandais, le poldermodel, et l’approbation de l’Acte unique en 1986, qui préfigure la création du marché unique européen et de leurs quatre libertés que sont la liberté de biens, de services, de capitaux et de personnes. En 1992, lors de la signature du traité de Maastricht, les Néerlandais ont été davantage partisans du traité fondateur de l’Union européenne, bien plus que les Français, les Danois ou encore les Allemands.

« L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. »

Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que les Pays-Bas ont profondément changé d’optique vis-à-vis du projet européen. La première anicroche est venue de l’abandon du florin, dont les Néerlandais demeurent très fiers, pour la monnaie unique, en 2001. Cet abandon ne les as pas empêchés d’accroître leurs excédents commerciaux depuis, tout comme en a profité l’Allemagne. Cette crispation s’est accompagnée de la montée en puissance du fantasque candidat de la droite radicale Pim Fortuyn. Il fut assassiné en 2002 par un militant écologiste afin de, d’après sa déclaration à son procès, protéger les citoyens musulmans, nombreux aux Pays-Bas, face aux philippiques du leader populiste. Dans un pays où la criminalité est très faible et le terrorisme inexistant, l’assassinat d’une personnalité d’envergure a rendu les Néerlandais très méfiants à l’égard des étrangers, des citoyens musulmans et plus généralement du modèle multiculturel. L’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, dont les propos à l’encontre des musulmans ont marqué, a crispé davantage encore la société néerlandaise, ce qui a profité à l’ascension d’une extrême droite europhobe, anti-immigration et anti-islam.

Une élite euroréaliste mais surtout très libérale

Geert Wilders, avant qu’il ne fondât en 2006 le PVV, le Parti pour la liberté, clairement d’extrême droite et europhobe, avait déjà battu le rappel lors du référendum visant l’établissement d’une constitution européenne en 2005. Aucun observateur de la vie politique néerlandaise n’avait prévu ce qui s’est apparenté à un séisme : le non l’a emporté à 61,5%, bien plus que les 54,4% de refus en France. Le possible élargissement de l’Union européenne à la Turquie, l’abandon du florin ou encore les craintes issues de la directive Bolkestein ont joué dans cette opposition massive de la population néerlandaise. Depuis ces évènements, les Pays-Bas n’ont jamais cessé de se présenter comme favorables au projet européen, alors qu’on pourrait plutôt les qualifier d’euroréalistes, méfiants mais pas complètement eurosceptiques. Cette défiance s’inscrit pleinement dans l’attitude que les gouvernements néerlandais successifs ont eu par rapport aux autres pays européens depuis. Pour les Néerlandais, la construction européenne est devenue un moyen de défendre leurs intérêts économiques et commerciaux plutôt qu’un investissement dans un projet politique commun, qui pour eux resterait de toute évidence dominé par des puissances plus importantes qu’eux et économiquement faillibles. Ils n’ont pas hésité à ce titre de refuser à 61% en 2016 par référendum l’accord d’association prévu entre l’Union européenne et l’Ukraine. Le référendum fut provoqué par la campagne menée par Thierry Baudet, leader du Forum pour la démocratie, qui souhaite incarner un profil moins sulfureux que Geert Wilders, ce qui gêne la coalition au pouvoir. Ce n’est qu’après de longs mois de négociations à l’échelle européenne, et quelques concessions données au passage, que le parlement néerlandais a pu ratifier l’accord. Preuve qu’euroréaliste convient mieux qu’eurosceptique, les Néerlandais considèrent à 89% en 2017, à l’occasion des 50 ans du Traité de Rome, que la construction européenne est une bonne chose. Si les Néerlandais sont hostiles à davantage de fédéralisme, ils ne feignent pas d’oublier que la construction européenne n’est pas étrangère à leur prospérité économique.

Alors que la crise financière et économique de 2008 aurait pu entraîner un élan de fraternité entre les États européens, il n’en fut nullement question à La Haye. Mark Rutte, l’actuel premier ministre (VVD, libéral), dirige en coalition le pays depuis maintenant dix ans. Il est, à cet égard, le chef d’État à la longévité la plus longue au sein des dirigeants européens avec… la chancelière allemande Angela Merkel. Le mot d’ordre du premier ministre libéral, qu’on surnomme Mister Téflon, le caméléon ou encore Mister Silicon, est l’opposition nette à tout transfert de souveraineté vers Bruxelles et surtout davantage de fédéralisme économique et surtout, à une mutualisation des dettes européennes, portée par la France et les pays d’Europe du Sud. En 2012, lorsque le maintien de la Grèce dans la zone euro a fait l’objet d’un questionnement, Mark Rutte avait menacé de revenir au florin s’il « s’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ». En interne, le programme politique du premier ministre tranche de fait avec les aspirations de certains gouvernements au sud de l’Escaut : ajustement des dépenses avec une dette redescendue à 49,3% du PIB fin 2019, un taux de chômage sous la barre des 5% et un excédent commercial impressionnant, de 10,7% du PIB en 2018 – là où bien des pays du Sud affichent un déficit, ce qui permet aux Pays-Bas d’être parmi les pays les plus contributeurs au budget européen.

Mark Rutte a menacé de revenir au florin s’il « S’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ».

Le premier ministre a été soutenu dans cette politique par son ministre des Finances travailliste Jeroen Dijsselbloem, de 2012 à 2017. Ce dernier, président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018, avait déclaré qu’il fallait « mettre fin à la croissance du bien-être bâti sur des dettes ». Si c’était sa seule sortie de route, ses homologues européens et les pays du Sud de l’Europe s’en seraient contentés. Mais Jeroen Dijsselbloem, surnommé Dijsselbourde, est coutumier des faux pas et des billevesées. Lié par une indéfectible amitié avec l’ancien et très puissant ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, « l’Allemand en sabots », comme le surnomment les médias grecs, n’a eu de cesse de défier les principes élémentaires propres à la diplomatie. C’est ainsi qu’en 2017, alors qu’il était interviewé par le journal allemand FAZ, le ministre a lancé : « Durant la crise de l’euro, les pays du Nord ont fait montre de solidarité (sic) avec les pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j’accorde une importance exceptionnelle à la solidarité. Mais on a aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout mon argent en schnaps et en femmes et ensuite vous demander de l’aide ». Ce n’est pas faute d’avoir souhaité plus de souplesse : Dijsselbloem, à sa prise de poste, a voulu se démarquer de ses prédécesseurs, notamment Jan Kees de Jager, jugés trop rugueux… ! Déjà, à l’époque, Antonio Costa, le premier ministre socialiste du Portugal, avait demandé que le ministre « disparaisse des radars ». Quant à la confédération européenne des syndicats (CES), elle avait exigé que le poste de président de l’Eurogroupe échoie à une personne ayant « plus d’ouverture d’esprit ».

Wopke Hoekstra, argentier et « brute » des Pays-Bas

L’attitude du nouveau ministre des Finances Wopke Hoekstra depuis le début de la crise provoquée par le coronavirus, que Les Échos ont présenté comme le nouveau « Monsieur non » de l’Union européenne – et dont le principal journal néerlandais, De Telegraafa relaté les attaques émises par le quotidien économique – s’apparente manifestement à l’aboutissement d’une politique de fermeté que les Pays-Bas mènent à l’échelle européenne et non comme une rupture avec le passé. L’arrivée de Hoekstra à la tête du ministère des Finances coïncide avec le renouvellement du parlement néerlandais en 2017. Après sept mois de négociations, une courte majorité de 76 sièges sur 150 s’est formée et Mark Rutte s’est allié aux centristes pro-européens du D66, avec l’Union chrétienne et avec la CDA, parti démocrate-chrétien conservateur dont est issu l’ambitieux Wopke Hoekstra. Qualifié de « brute » par certains de ses homologues au sein de l’Eurogroupe, Hoekstra n’agit pas uniquement pour des motifs spécifiquement économiques mais également pour de basses raisons politiques. Les élections législatives de 2021 promettent une rude bataille entre le VVD de Mark Rutte et la CDA de Wopke Hoekstra, qui rêve de le doubler sur sa droite.

Peu de temps après l’installation du gouvernement Rutte III au Binnenhof, le siège du parlement néerlandais, Mark Rutte et son ministre des Finances ont, dès 2018, tué dans l’œuf la tentative de création d’un budget de la zone euro, portée principalement par Emmanuel Macron. Le 13 février 2019, le premier ministre, dans un discours prononcé à Zurich à la veille des élections européennes, a proposé l’imposition du principe selon lequel « un accord est un accord ». L’idée étant d’interdire les largesses accordées par la Commission européenne aux pays ne respectant pas les règles, en matière de droits de l’homme… mais surtout en matière budgétaire avec la règle des 3% de déficit public maximum du PIB. Le premier ministre néerlandais le dit sans ambages : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

Sûr de son attitude, quoique qualifiée de « pingre » là encore par le premier ministre portugais Antonio Costa, Mark Rutte s’est obstiné au Conseil européen de février 2020, obséquieux, dans sa volonté que le prochain budget européen 2021-2027 ne dépasse pas 1% du PIB total contre… 1,074%, proposé par Charles Michel, le président du Conseil européen. Bravache, il est arrivé au Conseil européen avec une biographie du pianiste Chopin pour « passer le temps ». Quant à Wopke Hoekstra, il a, dès son accession, travaillé à la formation d’une nouvelle ligue hanséatique, telle que la surnomme le Financial Times. Composée, outre les Pays-Bas, du Danemark, de la Suède et de l’Autriche dans le premier cercle, de l’Irlande, de la Finlande et des pays baltes selon certaines négociations, l’expression de nouvelle ligue hanséatique est plus heureuse que d’autres : « Hoekstra et les sept nains », « club des Vikings », « coalition du mauvais temps/météo pourrie » ou encore « l’anti-Club Med », etc. Bien que cette ligue soit informelle, le poids économique de l’ensemble des pays équivaut à 18,5% du PIB européen, sachant que le poids de la France est à 17,5%. Les Pays-Bas, toujours méfiants à l’égard des principales puissances économiques de l’Union, et tout particulièrement de la France, ont longtemps pu compter sur le Royaume-Uni. Mais avec le Brexit et l’affaiblissement d’Angela Merkel après plus de dix ans de pouvoir, les Néerlandais ont souhaité eux-mêmes jouer dans la cour des grands.

Wopke Hoekstra, au sujet de la crise en Italie et en Espagne : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ».

Le ministre ne s’est donc pas privé, fin mars, en pleine crise du coronavirus, de plaire davantage à son électorat plutôt qu’à manier le langage diplomatique. Wopke Hoekstra a de fait demandé qu’une enquête interne européenne soit menée pour savoir comment certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, ont pu se retrouver avec un système hospitalier et des budgets défaillants ! Il ajoute : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ». La levée de boucliers à l’étranger provoquée par ces psalmodies a atteint un niveau rarement égalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pêle-mêle, Antonio Costa a qualifié de « répugnants » les propos du ministre néerlandais. Porté par sa colère, il a ajouté : « Ce type de discours est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union européenne ». Finissant dans une aspersion acrimonieuse, il termine : « Personne n’est disposé à entendre à nouveau des ministres des Finances néerlandais comme ceux que nous avons entendus en 2008 et dans les années qui ont suivi ». Mais le dirigeant portugais n’a pas été le seul à recadrer rudement l’impétueux ministre. La ministre socialiste espagnole des Affaires étrangères Arancha Gonzàlez a indiqué à Wopke Hoekstra que « nous sommes dans ce bateau de l’Union européenne ensemble. Nous avons heurté un iceberg inattendu. Nous sommes tous exposés au même risque désormais. On n’a pas de temps de tergiverser sur des billets de première ou de seconde classe ». Regrettant une semaine après son manque d’empathie, le ministre n’a pourtant pas changé d’un iota son discours, expliquant que les coronabonds allaient créer davantage de problèmes que de solutions, ce qui lui a valu cette fois-ci une réponse assassine de la députée italienne du M5S Tiziana Beghin : « Le manque de solidarité n’est pas un problème d’empathie. L’Europe doit écrire une nouvelle page de son histoire, pas un essai d’économie ». En réponse, le gouvernement néerlandais a proposé la mise en place d’un fonds de solidarité de dix à vingt milliards d’euros sous forme de dons. Aumône à mettre en regard avec les centaines de milliards d’euros que les Italiens empruntent annuellement sur les marchés.

https://twitter.com/Daphid/status/1247524160877654016
Le ministre des Finances Wopke Hoekstra © David van Dam Capture écran Twitter

La détermination avec laquelle le ministre néerlandais s’est opposé aux coronabonds et à l’activation du mécanisme européen de solidarité (MES), sans contrepartie de réformes structurelles, lors de la réunion de l’Eurogroupe s’explique donc par une santé économique que le gouvernement ne veut pas remettre en cause, par des arrières pensées politiques internes mais également par une manière de penser les échanges et la solidarité aux antipodes de certains autres États européens. Le gouvernement, après avoir tergiversé sur le confinement, a pourtant prévu des mesures fortes de soutien à l’économie : 4000 € pour toute PME touchée par la crise, aide financière pour les indépendants entre autres. Enfin, jusqu’à 65 milliards d’euros sont prévus pour soutenir l’ensemble de l’économie et les services publics du pays, que le parlement a déjà approuvé, preuve qu’il est capable de largesses budgétaires lorsqu’il s’agit des intérêts personnels des Pays-Bas.

Les Pays-Bas : frugaux sûrement, paradis fiscal assurément

Pour autant qu’ils soient vertueux sur le plan budgétaire, les Pays-Bas ne sont pas exempts de critiques en la matière. Suite aux Paradise Papers, le gouvernement a été obligé de modifier sa politique d’imposition aux entreprises, sous la pression de la Commission européenne, politique qui consistait en la création de sociétés « boites aux lettres » comme dans le Delaware aux États-Unis avec un taux d’imposition de 2%. Par ailleurs, le conglomérat pétrolier et gazier Shell avait réussi à ne payer aucun impôt en 2017 malgré un bénéfice de 1,3 milliard d’euros. Plusieurs multinationales néerlandaises ont ainsi pu économiser jusqu’à 15 milliards d’euros en imposition. La politique fiscale néerlandaise est ainsi tellement opaque que l’ONG Oxfam place le pays comme quatrième paradis fiscal au monde, certes derrière les Îles Vierges, les Bermudes ou les Îles Caïmans, mais devant la Suisse, l’Irlande ou le Luxembourg. Le premier ministre italien Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à mettre les Pays-Bas face à leurs responsabilités en expliquant dans le Sueddeutsche Zeitung : “Avec leur dumping fiscal, ils attirent des milliers de grandes sociétés internationales qui s’y délocalisent. Cela leur donne un afflux massif de deniers publics dont les autres pays de l’Union manquent : 9 milliards d’euros sont perdus chaque année par les autres pays de l’Union, selon une étude de l’ONG Tax Justice Network”.

Surtout, ce que les Pays-Bas oublient, c’est qu’ils ne sont pas l’Allemagne et qu’ils ne disposent ni de la puissance diplomatique, ni même de la puissance économique pour exiger, à eux seuls, de tels efforts à des pays comme l’Italie ou l’Espagne. Mark Rutte s’est empressé d’édulcorer les propos de Wopke Hoekstra, voyant qu’excepté la Finlande et l’Autriche, il ne disposait plus d’aucun soutien. Mais l’affront fait en particulier à l’Italie risque de laisser des traces, telle une meurtrissure. Dès la fin du mois de mars, de nombreux appels ont été relayés dans la péninsule pour boycotter les marques néerlandaises, comme Unilever, Philips ou encore Heineken. Même en Belgique, la première ministre Sophie Wilmès a refusé d’accueillir des patients néerlandais, jugeant qu’ils étaient suffisamment responsables pour se débrouiller seuls et ce tant que la Belgique n’atteigne pas le pic de l’épidémie. L’inquiétude qui pointe aux Pays-Bas n’est pas sans raisons : l’Irlande, pourtant membre de la nouvelle ligue hanséatique, s’est jointe à la France et à treize autres pays pour plaider en faveur de la création de coronabonds. Cette défection s’ajoute à celle en interne, en la personne du président de la banque centrale des Pays-Bas, Klaas Knot, qui insiste pour dire que « l’appel à la solidarité est extraordinairement logique ». Enfin, même Wolfgang Schäuble, aujourd’hui président du Bundestag, a écrit une tribune commune avec son homologue français Richard Ferrand dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour que soient pensées « de nouvelles étapes vers la solidarité et l’intégration politico-financière ». L’Allemagne joue ici une partition qu’elle maîtrise depuis l’arrivée d’Angela Merkel en 2005 à la chancellerie : jouer au-dessus de la mêlée sans toutefois accepter le rôle qui est le sien. Il n’est pourtant pas déraisonnable de penser que les Pays-Bas et la ligue hanséatique se rangeraient derrière l’Allemagne si cette dernière venait à tendre la main à l’Italie et à l’Espagne.

« Par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe ».

Il n’empêche. Les Pays-Bas semblent avoir voulu jouer une partition mortifère. Leurs soi-disant palinodies en matière de solidarité budgétaire n’ont trompé personne. Les répercussions sont pourtant considérables. L’avenir de l’Union européenne ne reposerait donc que sur les basses œuvres fomentées par les dirigeants d’un pays ? Ne serait-ce pas finalement l’Union européenne, dans son architecture, qui est coupable de déprédation commise à l’encontre des citoyens européens ? Si, comme l’explique le philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar dans Mediapart et Le Monde, les Néerlandais sont plus pragmatiques que les Allemands et qu’ils peuvent dévier de « l’orthodoxie juridico-monétaire », il ajoute non sans raison que les « Néerlandais n’ont jamais cru très profondément en l’Europe. Ils n’ont jamais aimé l’Europe politique. Les Néerlandais croient dans les institutions européennes. Non pas pour construire l’Europe politique, mais plutôt pour dépolitiser les rapports de force entre les États membres et pour se protéger des grands ». En 2019, l’Institut néerlandais des relations internationales, le Clingendael, a mené une enquête pour savoir quelle était l’opinion des Européens à l’égard du royaume de la tulipe. La principale idée à retenir était que les Pays-Bas travaillent avec efficacité, certes, mais sans la moindre empathie. 2019 semble déjà si loin et les Pays-Bas ne sont pas seuls tributaires de la désunion européenne. Mais, par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’Histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe.

Arnaud Montebourg : « Les sociaux-démocrates ne servent à rien »

© Clément Tissot
© Clément Tissot

Nous avons retrouvé Arnaud Montebourg rue de l’Opéra, dans les locaux parisiens de son entreprise Bleu Blanc Ruche. D’abord réticent à l’idée de parler politique, nous avons finalement passé en revue avec lui les principaux thèmes qui ont structuré son engagement, du Made in France à la démondialisation, jusqu’au sujet lourd qu’est la politique industrielle. Ministre de l’économie et du redressement productif de 2012 à 2014, nous avons pu aborder le poids de la haute administration et les contraintes de l’exercice du pouvoir. « L’Union européenne s’est retournée contre les peuples » déplore-t-il en constatant la fin de l’utopie fédéraliste et le déclin accéléré de la social-démocratie partout sur le continent. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Matis Brasca.


LVSL – Depuis votre départ du gouvernement Valls, vous avez voulu porter le combat du Made in France à travers une série d’initiatives, que ce soit avec les meubles (Habitat), les éoliennes (NewWind) et maintenant le miel (Bleu Blanc Ruche). Mener des initiatives privées, est-ce pour vous une nouvelle manière de faire de la politique ?

Arnaud Montebourg – C’est un combat de longue date que je menais déjà bien avant d’occuper des fonctions gouvernementales à l’économie et à l’industrie. J’ai défendu le patriotisme économique comme moyen de rassembler les forces productives d’un pays dès ma première profession de foi quand j’étais jeune député en 1997. Pour moi, c’est une ligne de vie ininterrompue. Qu’elle s’incarne dans des actes politiques ou dans des initiatives entrepreneuriales, il n’y a pas de rupture, c’est une forme d’indivisibilité de ma vie. Est-ce que c’est une nouvelle manière de faire de la politique ? Une entreprise, c’est évidemment beaucoup plus modeste. Mais c’est ce que je tente de faire en créant des entreprises qui permettent de montrer qu’il est possible de rémunérer des gens qui travaillent sur le sol français, de respecter un certain modèle social et de faire en sorte que des préoccupations environnementales soient soutenues par les consommateurs. Cet alliage est un alliage rentable et plein d’avenir. C’est une vision de la société mais, en même temps, elle est opérationnelle. C’est-à-dire qu’il faut gagner sa vie, payer les gens, embaucher, délivrer les bulletins de salaires, c’est tout à fait concret. Ça me donne une certaine fierté de vivre dans le monde de l’entreprise en cohérence avec mes convictions personnelles.

LVSL – Ce combat pour le Made in France a été accompagné ou repris par de nombreuses personnalités de différents bords politiques, d’Yves Jégo, à Bruno Le Maire plus récemment. Ne craignez vous pas que ce projet devienne un simple argument de communication ?

Arnaud Montebourg – Je l’ai fait lorsque j’étais au gouvernement avec l’exemple de la marinière qui avait surpris à l’époque, mais qui est finalement devenue un emblème. Comme une manière de dire qu’il est possible pour le producteur, pour le consommateur, pour le distributeur, pour tous les agents économiques d’avoir des réflexes patriotiques, c’est-à-dire de privilégier le travail qui est fait sur le sol français ou dans les circuits courts.

C’est un combat transpartisan. Peu importent les alternances politiques, ce combat peut être mené par tous ceux qui veulent y adjoindre leurs forces.

Cependant, cela n’a pas toujours été le cas. Nous avons déploré des pertes de contrôle d’entreprises assez importantes qui ont été décidées par le gouvernement. Cela avait été le cas de la prise de contrôle d’Alstom par General Electric, contre laquelle je m’étais élevé. J’avais défendu l’idée de la nationalisation d’Alstom, qui m’avait été accordée mais n’a pas été mise en œuvre par mon successeur au Ministère de l’économie Emmanuel Macron. La conséquence, c’est qu’Alstom a été vendu à Siemens. Nous avons donc donné sous François Hollande la moitié d’Alstom aux Américains, et avec Emmanuel Macron l’autre moitié aux Allemands. Pourtant Alstom représente le transport ferroviaire et la maîtrise de nos capacités technologiques de fabrication d’électricité, c’est-à-dire deux éléments stratégiques pour notre nation.

« Il est parfaitement possible d’empêcher l’hémorragie des prises de contrôle de nos entreprises. »

Je dois dire ma fierté rétrospective d’avoir soutenu la nationalisation partielle de Peugeot. Nous avons décidé d’évincer la famille Peugeot, de la ramener au niveau modeste de 14% de participations, l’État est entré au capital à hauteur de 14% en investissant 800 millions d’euros pour construire une alliance forte avec les Chinois, ce qui nous a permis de sauver une entreprise qui était alors en quasi faillite. Cette nationalisation partielle montre qu’il est possible que l’État fasse des choix intelligents et durables. Aujourd’hui, les contribuables peuvent se réjouir de la décision que j’ai prise puisque les 800 millions d’euros de l’époque doivent valoir le double ou peut-être même le triple.

Surtout, Peugeot est aujourd’hui devenue une entreprise prospère qui crée des emplois et qui a racheté Opel, démontrant ainsi que l’alliance d’intérêts publics et privés dans un cadre de reconquête des outils productifs nationaux est un projet politique intelligent.

Malheureusement les libéraux, ceux qui sont d’avis qu’il faut laisser faire parce que le marché a toujours raison, contre la décision collective des nations, pensent souvent le contraire. C’est pourquoi j’ai à déplorer qu’on ait vendu, sous le mandat actuel, non seulement Alstom aux Allemands, mais aussi les chantiers navals STX aux Italiens. Ce sont là des pertes de contrôle très importantes. Une fois que le centre de décision nous a échappé, une fois que ceux qui ont acquis ces entreprises décident de faire selon leurs intérêts propres, des intérêts qui ne sont pas les nôtres, alors vous n’avez plus que vos yeux pour pleurer pour tenter d’empêcher les fermetures. Ce mode d’aliénation d’un bien industriel national est l’anti-Made in France.

© Clément Tissot
© Clément Tissot

Je constate que nous avons laissé faire beaucoup trop de choses et que sonner aujourd’hui le rassemblement autour du Made in France, comme le fait Bruno Le Maire, est malheureusement une sorte de posture bien tardive. Il aurait premièrement été justifié de ne pas prendre les décisions qui concernent ces deux grandes entreprises stratégiques et, deuxièmement, de chercher à les soutenir par le décret que j’ai laissé derrière moi du 14 mai 2014. Ce décret permet d’interdire les prises de contrôle par des fonds d’investissement ou des entreprises ayant des intérêts qui ne sont pas les nôtres dans des secteurs stratégiques. Il est parfaitement possible d’empêcher l’hémorragie des prises de contrôle de nos entreprises. Je déplore donc cette atteinte au patriotisme économique de la part de mes successeurs.

LVSL – En rapport avec cela, les dispositions essentielles de la Loi Florange, celles qui concernaient l’obligation d’accepter une offre de reprise en cas de cessation d’activité, ont été cassées par le Conseil Constitutionnel et le décret du 14 mai 2014 est resté d’une certaine manière lettre morte. Vous avez affirmé votre opposition à une série de privatisations des actifs nationaux (Alstom, Florange, Aéroports de Paris…) mais vos efforts ont été largement contrariés. Alors que peut faire l’État aujourd’hui ? A-t-on fait une croix définitive sur la possibilité de mener une politique industrielle indépendante ?

Arnaud Montebourg – L’État peut beaucoup. Il ne peut pas tout, c’est vrai, mais il peut faire énormément. Il peut se rendre maître d’entreprises qui ont une utilité stratégique pour la nation. Grâce à la Banque Publique d’Investissement (BPI) – dont je suis l’un des géniteurs – il peut permettre le financement d’entreprises, et peut donc avoir une politique de filière. Grâce à la mobilisation que j’avais engagée autour de plans industriels, il peut planifier des développements dans de nombreux secteurs. Plans industriels qui sont d’ailleurs confiés au secteur privé. Je trouve que les entreprises d’un secteur donné sont généralement plus visionnaires que des administrations qui ne connaissent pas tout à fait le secteur, même si on a besoin que l’État et le secteur privé travaillent ensemble. En partant, j’avais laissé sur la table 34 plans industriels, mon successeur les a réduits à 9. Quand j’avais présenté à l’Élysée les 34 plans de la nouvelle France industrielle, j’avais dit qu’on ne ferait peut-être pas 34 tirs au but, mais que multiplier les initiatives permettait d’augmenter les chances de réussite. Donc la politique industrielle repose sur la volonté de ceux qui nous dirigent. Elle peut parfaitement reprendre son cours demain avec d’autres dirigeants qui ne sont pas des libéraux, c’est-à-dire qui ne sont pas des amoureux du “laissez-faire” (comme disait John Maynard Keynes en 1926 dans un livre prémonitoire de la crise de 1929 qui s’appelait La fin du laissez-faire), et qui n’ont pas de politique industrielle.

« La politique industrielle repose sur la volonté de ceux qui nous dirigent. »

On m’a beaucoup reproché de faire de la médecine d’urgence et de courir après les plans sociaux. Mais même quand on restructure on peut toujours préserver un outil industriel, un outil de travail. On demande aux banquiers de renoncer à certaines de leurs prétentions, aux dirigeants de partir quand ils ont été incompétents, aux actionnaires de prendre leurs pertes et aux salariés et aux syndicats d’accepter que l’entreprise retrouve une meilleure fortune : non pas la fermeture complète, mais accepter de réduire le niveau des effectifs en attendant de repartir. C’est ce qui s’est passé dans de nombreuses entreprises où on a fait ce travail de chirurgie et de sauvetage au forceps. Il y a beaucoup d’endroits en France où on me remercie, où on me dit merci d’avoir sauvé telle ou telle entreprise qui maintenant est repartie et embauche.

Les Allemands ont fait ça. Les Allemands ne sont pourtant pas des bolcheviks, ce sont des ordolibéraux. Dans “ordolibéralisme” il y a le mot “ordo”, c’est-à-dire qu’ils détestent le désordre. Ils considèrent que l’État ou le Land a une responsabilité dans l’action économique, ils n’ont jamais abandonné l’action de l’État et la politique industrielle. Quand il y a eu la grande crise de 2008, ils ont payé les ouvriers au chômage technique à rien faire – ils repeignaient les usines en blanc – en attendant que ça reparte. En France, on a fait des plans sociaux partout, on a tout fermé. On s’est effondrés, au point que nous sommes maintenant derrière l’Espagne et l’Angleterre en termes de part industrielle dans la richesse nationale. Les Allemands ont tout gardé : ils ont financé le maintien des outils industriels. Voilà une bonne politique industrielle.

LVSL – La politique industrielle que vous avez voulu mener s’est heurtée à un certain nombre de contraintes : le verrou du Conseil constitutionnel, les directives de la Commission européenne, le G20 etc. Comment contourner ces contraintes ?

Arnaud Montebourg – Le Conseil constitutionnel intervient quand la loi s’exprime, or il n’y a pas besoin de lois pour faire une politique industrielle. D’autre part il y a effectivement le contrôle a posteriori de la Commission européenne sur les aides d’État, mais il faut savoir lui résister. C’est le rôle d’un dirigeant politique de défendre une part de la souveraineté, ce que l’on appelle la subsidiarité, en disant : ceci ne vous concerne pas et je n’admets pas vos verdicts. Troisièmement le G20 n’a aucune capacité à intervenir dans les affaires des États. Faites des G20, je saurai pour ma part vous faire des politiques industrielles qui contrediront ses orientations. Ce qui compte ce n’est pas le dire, c’est le faire.

LVSL – Dans votre action gouvernementale, vous vous êtes aussi heurté à la haute administration, et en particulier à la direction du Trésor. Quel est le poids de la haute administration sur les décisions économiques et politiques ? S’agit-il d’un « État dans l’État » ?

© Clément Tissot
© Clément Tissot

Arnaud Montebourg – La haute administration prétend être autrement plus légitime que ne le sont les gouvernants. Elle se croit, dans sa culture et dans sa formation, dépositaire de l’intérêt national, beaucoup plus que le ministre qui passe : parce qu’elle est là, pour toujours. Donc le travail que doit faire un dirigeant politique à la tête d’un ministère, c’est soumettre son administration à ses vues. C’est un travail difficile mais qui est réalisable assez facilement quand on a du caractère. L’administration pense toujours de la même manière, ses dirigeants sont formés avec les mêmes polycopiés, les mêmes professeurs, au sein des mêmes écoles ; ils répètent donc leurs polycopiés, leurs professeurs et leurs écoles. Ces gens-là n’ont aucune légitimité. Mais je dois dire que quand l’administration a un chef, elle le reconnaît. Le politique doit donc exercer son primat, et il n’y aura pas de difficultés.

Vous faites parfois face à des actes de déloyauté manifeste qu’il faut réprimer. Et je peux vous dire, j’ai botté les fesses des gens ! Quand vous êtes dans une entreprise, si une personne est déloyale, vous la virez, c’est pareil dans l’administration. Je ne peux pas vous dire mieux ! Il suffit de le faire et de ne pas en avoir peur. Quand on laisse faire l’administration, c’est soit qu’on est d’accord avec elle, et qu’on s’abrite derrière pour se dédouaner, soit c’est parce qu’on n’a pas les capacités ou le caractère nécessaire pour faire autrement, mais on n’a rien à faire comme ministre dans ce cas là. Savoir soumettre son administration à ses vues c’est le critère de la compétence.

LVSL – Dans le cas des gouvernements Ayrault et Valls, ne pas aller contre la haute administration résultait donc d’un choix politique ?

Arnaud Montebourg – Comme le ministre ne choisit pas ses collaborateurs, il y a évidemment un problème : quand vous voulez les sortir, vous devez le faire en conseil des ministres, donc cela remonte au Président. Cela devrait être démantelé. L’article 13 de la constitution donne au Président le pouvoir de décider de toutes les nominations. Or chaque administration devrait être obéie de son chef, et pour ce faire les directeurs des administrations centrales doivent être choisis par le ministre selon des critères qui lui sont propres. C’est une réforme importante, à mener dans le cadre de ce que j’ai toujours défendu comme devant être la Sixième République.

LVSL – En lien avec le Made in France, vous avez longtemps incarné l’option de la démondialisation à gauche. Cette notion a-t-elle toujours du sens aujourd’hui pour vous ?

Arnaud Montebourg – Pour moi, démondialisation et Made in France, c’est le même mot. La démondialisation c’est le rétrécissement du monde, cela traduit le fait que toute une génération de dirigeants politiques convertie au libre-échange a organisé la concurrence déloyale entre des systèmes économiques, politiques et sociaux, totalement hétérogènes. Cela a eu pour conséquence de détruire beaucoup d’emplois dans les pays industrialisés, et a provoqué partout la montée des populismes. Ces conséquences justifient selon moi la nécessité d’un protectionnisme, que j’ai toujours défendu. Les peuples sont en train de nommer des gouvernements radicaux qui ne s’en prennent plus seulement aux produits, mais aussi aux hommes. Le libre-échange est aujourd’hui condamné par des peuples qui ont compris que c’était leur mort économique lente. Comme disait Hubert Védrine, quand vous mettez en concurrence des classes ouvrières qui ont 150 ans de syndicalisme et d’acquis sociaux d’une part, avec des esclaves asiatiques de l’autre, il est évident que la compétition ne s’exerce pas de façon égale et loyale. Il est naturel que les classes ouvrières se posent la question du libre-échange.

« La démondialisation est en train de se réaliser. »

J’ai relu ma profession de foi de 1997 et j’y ai découvert que je défendais déjà cette idée, ça ne s’appelait pas comme ça mais le contenu était le même. A l’époque, les négociations préparant la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), lors des accords de Marrakech, venaient de se terminer. C’était la fin du GATT [processus d’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, initié en 1947, qui s’achève en 1994 avec la création de l’OMC], et le cinéma français avait défendu l’exception culturelle. Qu’est-ce que l’exception culturelle ? C’est le droit d’être protectionniste dans l’ordre du cinéma. J’avais donc dit qu’il fallait faire aussi l’exception industrielle et agricole ; c’est-à-dire le droit d’être protectionnistes dans tous les domaines, pas seulement en matière de culture. Finalement, il n’y aurait que le cinéma français qui aurait le droit d’être protectionniste mais la classe ouvrière, elle, n’aurait pas le droit de l’être parce que ce n’est pas bien ? J’avais été élu sur ces thèmes là.

La démondialisation est en train de se réaliser. Premièrement, mes analyses et mes propositions d’alors étaient prémonitoires : la part du commerce mondial dans les richesses nationales est effectivement en train de se rétrécir d’une façon considérable. Deuxièmement, les mouvements de capitaux ont rétréci au lavage, eux aussi. Ils n’ont pas retrouvé les mêmes niveaux qu’avant la crise de 2008. Troisièmement, il y a partout dans le monde des peuples qui veulent réduire l’état des échanges et défendre le circuit court, sur l’idée qu’il y a un rapport entre ce que je produis et ce que j’achète. Il y a en quelque sorte deux cerveaux dans la tête de l’homme ou de la femme : d’un côté le cerveau droit qui veut du low-cost, sans atteinte au pouvoir d’achat, et de l’autre un deuxième cerveau, un cerveau citoyen, qui veut des emplois pour ses enfants, des PME florissantes, un bon modèle social et des lois environnementales d’avant-garde. Ces deux cerveaux sont en train de se reconnecter. Il est normal que l’on défende nos emplois, nos PME et notre modèle social en achetant Made in France. La démondialisation est donc en train de se réaliser, pas seulement économiquement et financièrement, mais aussi culturellement – c’est le Made in France – et politiquement, par la remise en question des traités de libre-échange.

LVSL – Ne craignez-vous pas que ce changement culturel, qui doit selon vous accompagner le Made in France, ne soit porté que par les citoyens et les acteurs privés et induise ainsi une déresponsabilisation de l’État ?

Arnaud Montebourg – La société est pionnière sur le politique. C’est la société qui dirige le politique, contrairement à ce que certains croient. C’est elle qui met dehors les dirigeants qu’elle a élus et en installe d’autres. Le souverain n’est pas le dirigeant comme c’était le cas sous les anciennes monarchies. Le souverain, c’est le peuple, et c’est lui qui décide in fine – même s’il ne peut pas toujours intervenir comme le proposait Pierre Mendès-France dans La République moderne. Or la société a compris sa responsabilité et la met en œuvre. Les gens votent donc avec leurs bulletins de vote certes, mais aussi avec leurs cartes bleues. Ce mouvement transforme tous les métiers. Regardez ce qui se produit à une vitesse exceptionnelle dans la grande distribution. Les supermarchés sont partout en difficulté. Les gens utilisent internet comme moyen de contrôle de leur acte d’achat, ils enquêtent sur les producteurs. La société est en train de guider l’avenir du collectif, et les politiques devront suivre, ils n’auront pas le choix.

« Les Français sont les derniers à défendre le bien commun qu’est l’Union européenne. Tous les autres ont des politiques nationalistes. »

LVSL – Nous parlions tout à l’heure des contraintes auxquelles vous vous étiez heurté pendant votre expérience gouvernementale. Mais au-delà du Conseil constitutionnel ou de la haute administration, vous aviez dû également faire face au gouvernement allemand. Pensez-vous qu’en France nous soyons naïfs à l’égard de la politique de nos voisins européens ?

Arnaud Montebourg – Totalement naïfs. Les Français sont les derniers à défendre le bien commun qu’est l’Union européenne. Tous les autres ont des politiques nationalistes. Les Allemands ont une politique nationaliste : ils décident, les autres s’adaptent. Chacun défend son intérêt. La France oublie de le faire parce qu’elle est obligée de défendre cette espèce de vision que toute une génération politique nous a léguée. Mais elle est seule et se retrouve à chaque fois comme la variable d’ajustement. Puisqu’elle porte l’Europe, elle fait toujours des concessions à son détriment. Je l’ai vu dans toutes les politiques, depuis la question des pots catalytiques jusqu’à celle de l’énergie : les allemands ont décidé tout seuls d’arrêter le nucléaire et d’ouvrir des centrales à charbon, ils sont les premiers pollueurs d’Europe mais personne ne leur dit rien. Ils ont aussi décidé d’ouvrir les vannes aux migrants et aux réfugiés qui sont arrivés à hauteur d’un million dans leur pays, ce qui a provoqué des réactions politiques négatives de part et d’autre, dans les pays voisins… L’Allemagne prend des décisions seule, l’Italie prend des décisions seule, et la France porte encore, comme une cariatide esseulée, ce linteau fissuré qui menace de s’effondrer.

« L’Union européenne s’est retournée contre les peuples. »

Les peuples ne soutiennent plus l’Union européenne parce qu’elle ne marche pas et ne traite pas les problèmes. L’Union européenne s’est retournée contre les peuples. Depuis la crise grecque, on a eu des déclarations de dirigeants européens expliquant que les élections, c’est bien, mais que ça ne doit pas changer la politique économique décidée par l’Union européenne. Ces atteintes à la liberté de choix ont fait de l’Union européenne un épouvantail populaire.

© Clément Tissot
© Clément Tissot

LVSL – Cette crise de l’Union européenne a partie liée avec la crise de la social-démocratie partout sur le continent. On pense aux résultats du Parti Socialiste aux dernières élections, ou de ceux du SPD, du PD, du PASOK… Pensez-vous que ce paradigme de crise engendre la chute de toute la social-démocratie ?

Arnaud Montebourg – La chute de la social-démocratie correspond pour moi au fait que les sociaux-démocrates ne servent à rien. Ils ont échoué ou ils ont trahi leur mission historique qui était d’équilibrer les excès du capitalisme. Particulièrement après une crise aussi grave que celle de 2008 qui a mis par terre le niveau de vie de 600 millions de citoyens qui appartenaient aux classes moyennes. Sur ce sujet, il y a eu dernièrement une étude du cabinet McKinsey – qui n’est pas vraiment une officine mélenchonniste. Cette étude montrait que ces dix dernières années, dans les pays de l’OCDE, 580 millions de citoyens avaient vu leur niveau de vie baisser ou stagner, alors que dans la décennie précédente c’était seulement 10 millions d’entre eux. Les dix années de mondialisation et de mise en concurrence des revenus tirés vers le bas, ainsi que la gestion austéritaire de la crise, ont provoqué la révolte des classes moyennes. Cela a provoqué Trump, Salvini, les néo-nazis au pouvoir en Autriche, l’Alternative für Deutschland comme probable deuxième parti et force d’alternance possible en Allemagne, Marine Le Pen au deuxième tour à 33%…

La social-démocratie a été l’auteur de cet appauvrissement : le matraquage fiscal par Hollande, Renzi et l’austérité, et je ne parle même pas du PASOK. Partout, ils ont été les agents de cette austérité contre leur propre électorat – ça a été leur bêtise – mais surtout contre la masse des gens qui n’avaient aucune responsabilité dans la crise financière. Donc la social-démocratie finit comme le Parti Communiste après la chute du Mur, comme le Parti Radical après la guerre quand la République était établie et qu’on n’avait plus besoin d’eux. On n’a plus besoin de ces partis qui ont failli dans leur mission. Il est normal que les peuples se tournent vers d’autres forces politiques, pour le pire ou pour le meilleur, et que de nouvelles forces politiques émergent.

LVSL – L’Union européenne est entrée dans une crise existentielle majeure avec un paysage politique inimaginable il y a dix ans : des gouvernements illibéraux à l’Est, le Brexit, et la coalition M5S/Lega en Italie. Est-ce la fin de l’utopie fédéraliste ?

Arnaud Montebourg – Je le crois, parce que la construction du noyau dur fédéral s’est faite sur des orientations politiques qui ne sont pas consensuelles, et contre les majorités sociologiques de tous les pays européens. C’est une stratégie létale pour les constructeurs de l’Union européenne. Beaucoup ont défendu la réforme dans l’Union européenne, « on ne veut pas de cette Europe, on en veut une autre »… Aujourd’hui, on sait que c’est à prendre ou à laisser : et les peuples ont décidé de laisser parce qu’on leur a dit que c’était à prendre ou à laisser. Il fallait refuser le traité de Lisbonne, une partie de mon parti de l’époque, dont François Hollande, l’a approuvé avec Nicolas Sarkozy, moi je ne l’ai pas voté. On paie à présent la facture de décisions qui ont été prises à ce moment là. Quand M. Juncker dit qu’il n’y a pas de démocratie contre les traités et que Mme Merkel déclare que « la démocratie doit se conformer aux marchés »…

Nous avons besoin de la construction européenne. Mais qu’est-ce que les peuples accepteront ? A mon avis, une Union rétrécie aux puissances qui comptent. Peut-être pas le retour aux seuls fondateurs, mais par exemple aussi à la péninsule ibérique… En tout cas à l’Europe occidentale, puisque nous n’avons pas de valeurs communes avec les pays de l’Est, il y a un problème là ! Les orientations devront donc être différentes. S’il reste des éléments fédéralistes, ils devront être cantonnés dans une Union qui n’a pas d’autre choix que d’être rétrécie. Vous ne pouvez pas prendre de décisions à 28 ! Vous avez déjà essayé de prendre des décisions à 28 dans votre famille ? Même à 6, essayez de le faire.

Aujourd’hui l’Europe est une paralytique. Elle ne prend aucune décision dans la guerre commerciale entre Trump et la Chine. Face aux excès du trumpisme, comme en matière de climat, l’Union européenne est absente. Il n’y a pas de politique climatique européenne, il y a l’Allemagne avec ses centrales à charbon, la Pologne avec ses centrales à charbon et la France avec son nucléaire : il y a un problème. Cette vision fédéraliste est absurde, et n’a aucune chance de prospérer. Il faut donc inventer autre chose pour que l’Europe reste unie et continue à être la première puissance mondiale qu’elle doit être.

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Matis Brasca. Photographe : Clément Tissot.

Tribune : L’unité de la gauche est-elle un mirage ? Par Philippe Légé

http://www.laprovence.com/actu/en-direct/4618347/melenchon-si-hamon-avait-retire-sa-candidature-il-serait-premier-ministre.html
Capture France 2

Philippe Légé est enseignant-chercheur en économie à l’université de Picardie Jules Verne. Il aborde, dans cette tribune, la question de l’unité de la gauche, posée presque tous les jours depuis la victoire de Benoit Hamon aux primaires de la BAP.

L’échec de la politique de F. Hollande était très prévisible. La volonté de N. Sarkozy de revenir dans le jeu électoral aussi. Mais plusieurs évènements de la fin du quinquennat l’étaient beaucoup moins : les attentats, l’ampleur des divisions au PS autour de la déchéance de nationalité et du projet de loi Travail, la victoire de F. Fillon aux primaires et les révélations sur ses affaires, le renoncement de F. Hollande à sa propre succession, le succès d’opinion de la candidature Macron et le soutien médiatique dont elle bénéficie, etc. Malgré le caractère mouvant de la situation politique depuis environ un an, voici quelques éléments de réflexion afin d’essayer d’y voir plus clair.

La catastrophe sociale

La situation sociale est exécrable. Fin 2016, le taux de chômage au sens du BIT était au même niveau que fin 2012 lorsque François Hollande promettait « l’inversion de la courbe du chômage ». On compte notamment 1,2 millions de chômeurs de longue durée. Beaucoup d’électeurs de Hollande sont en colère du fait du renoncement à de nombreuses promesses : renégocier le traité européen, museler la finance, attribuer le droit de vote aux étrangers pour les élections locales, fermer la centrale de Fessenheim avant la fin 2016, etc. Il y eut aussi quelques surprises ahurissantes : la loi Travail imposée à coups de 49-3, un « pacte de responsabilité » qui coûtera cette année la bagatelle de 41 milliards d’euros, etc. Même dans le monde enseignant, où le PS jouait pourtant sur du velours après les 66 000 suppressions de postes effectuées par Sarkozy, le gouvernement a réussi l’exploit de devenir impopulaire.

Les conséquences électorales

Durant le quinquennat, le PS a perdu toutes les élections intermédiaires et par voie de conséquence les deux tiers de ses élus ! La droite et surtout le FN ont progressé. Aux européennes de 2014, le FN est même arrivé en tête en obtenant 25,18% des suffrages (contre seulement 6,47% en 2009).

On sait donc depuis des mois que le second tour des Présidentielles sera très marqué par la droitisation et la déception induites par la politique du gouvernement. Aujourd’hui, les intentions de vote pour Benoit Hamon parmi les fonctionnaires sont deux fois plus faibles que celles pour François Hollande en 2012 parmi ces mêmes fonctionnaires[1]. En outre, le FN mène une campagne très habile et sa promesse de « Remettre la France en ordre » rencontre un écho favorable dans les classes populaires. En dépit des trois affaires judiciaires la concernant, Marine Le Pen peut même « Au nom du peuple » gagner les voix de nombre d’électeurs dégoûtés par la corruption de Cahuzac ou l’emploi fictif de Mme Fillon. Rappelons que cinq jours avant le « coup de tonnerre du 21 avril 2002 », il paraissait « assez peu vraisemblable » à Lionel Jospin de se retrouver derrière Jean-Marie Le Pen. Aujourd’hui, avec 27% d’intentions de vote, le FN est assuré d’être présent au second tour de l’élection présidentielle.

La responsabilité du gouvernement socialiste

Cette situation est souvent présentée de façon déformée. Ce n’est pas Jean-Luc Mélenchon qui est responsable de la catastrophe actuelle mais le gouvernement socialiste et, indirectement, tous ceux qui ne s’opposent pas à la politique économique déflationniste mise en place en Europe. Fin juin 2012, on pouvait déjà constater que le discours du Bourget semblait « bien loin », que le soutien populaire risquait « de rapidement faire défaut au pouvoir en place » et qu’il était « urgent de construire une opposition de gauche à l’austérité, sans quoi l’extrême-droite se nourrira des fruits de la désillusion »[2]. La construction d’un front d’opposition de gauche s’est heurtée à l’échec du Front de Gauche et au sectarisme de l’extrême-gauche. Ceci étant dit, la question est de savoir ce qu’il faut faire à présent.

L’unité électorale de la dernière heure ?

Beaucoup ont cru que la victoire de B. Hamon rendait possible de conjurer la catastrophe au dernier moment. On pouvait certes rêver d’une unité de l’aile gauche du PS et de l’ex Front de Gauche sur la base d’une critique du bilan de Hollande et d’un projet de rupture… mais il fallait bien admettre dès le départ que c’était une entreprise désespérée. En outre, l’échec de cette tentative d’unité ne résulte pas de la mauvaise volonté des uns ou des autres. Dans un message diffusé sur les réseaux sociaux, l’écrivain Denis Robert estime que lorsque « le FN emportera la présidentielle » et une centaine de sièges à l’Assemblée, « nous le devrons à ces deux coqs qui font passer leurs intérêts avant les nôtres ». C’est d’abord exonérer le gouvernement qui mène une politique désespérante et laisse le chômage à un niveau extrêmement élevé. Et c’est ensuite faire de la question des alliances politiques une question d’ego, de personnes. Alors même que ni Mélenchon ni Hamon n’avaient vraiment la possibilité de réaliser cette alliance.

Le nœud du problème

Supposons que Hamon n’ait pas sa part de responsabilité dans cette situation catastrophique (c’est une première fiction) et que, comme lui a indiqué Mélenchon dans sa lettre, nous lui fassions « de bon cœur crédit de [sa] bonne foi » (deuxième fiction). Admettons donc les mains blanches et les bonnes intentions : la situation catastrophique demeure, tant sur le plan social que celui du rapport de force électoral gauche-droite. La question est alors : Hamon peut-il contribuer à y remédier ? Comme lui écrit Mélenchon, il est « légitime et honnête que nous te demandions des garanties politiques précises sur ton engagement à rompre avec le quinquennat et son bilan ». C’est la moindre des choses. Par honnêteté vis-à-vis de ses électeurs, Mélenchon ne peut pas faire abstraction de cette question. Mais Hamon peut difficilement y répondre positivement parce qu’il est prisonnier de l’appareil du PS.

Dès lors, même en admettant que le programme de Hamon soit un bon programme (c’est une troisième fiction[3]) à partir duquel on puisse négocier un compromis programmatique, il reste une difficulté de taille, sans doute insurmontable. La possibilité qu’un tel compromis soit effectivement mis en œuvre ne se résume pas à la volonté, ou à l’ampleur des divergences idéologiques, entre deux individus. En dépit de son régime très présidentiel, la France est une démocratie parlementaire. Pour gouverner il faut une majorité au Parlement. Or, tant que Hamon ne remet pas en cause la composition très droitière des candidats PS aux législatives, toutes ses promesses seront mensongères : comment peut-il prétendre appliquer un programme idéologiquement proche de Mélenchon avec des députés comme Valls ? El Khomri ? etc. Ce ne sont pas des cas isolés : celles et ceux qui ont soutenu la politique de Manuel Valls jusqu’au bout forment la grande majorité des candidatures retenues par le PS. Dans ces conditions, qui votera les lois d’un programme commun Hamon-Mélenchon ? En outre, avec de tels candidats aux législatives, la fiction consistant à exonérer le candidat Hamon de la responsabilité du bilan ne tient plus. Ses futurs parlementaires sont majoritairement ceux qui revendiquent le bilan positif du quinquennat, ceux qui ne reconnaissent pas la catastrophe. Et son équipe de campagne est le fruit de compromis internes.

Le recyclage des vallsistes

L’équipe de campagne de Hamon ne comprend pas seulement des « frondeurs » et des personnalités de la gauche ou du centre du PS. Certains droitiers se sont certes ralliés à Macron, comme Gérard Collomb, François de Rugy (qui avait pourtant promis le contraire afin de pouvoir participer à la primaire du PS !) et Christophe Caresche. Mais ce n’est pas tous leur cas. Véronique Massonneau, qui était la directrice de campagne de François de Rugy, a annoncé qu’elle « continuera à travailler » avec ce dernier mais qu’elle soutient désormais Benoit Hamon. Les vallsistes Dominique Raimbourg, Elsa Di Méo, André Viola et Luc Carvounas ont intégré l’équipe de campagne de Hamon. Carvounas, bras droit de Valls, est ainsi chargé de « chapeauter les parlementaires ». Pour mémoire, en janvier 2013 il comparait le PCF et le FN[4]. Deux mois plus tard, Carvounas insultait Jean-Luc Mélenchon en le qualifiant de « petit Robespierre de mauvaise facture » qui « éructe » des propos « violents et outranciers contre le président de la République »[5].

Après avoir insulté la jeunesse rassemblée par Nuit Debout « qui est un peu le miroir d’une autre jeunesse plus réactionnaire qui s’était rassemblée pour la manif pour tous »[6], Carvounas déclarait pendant les grèves de 2016 que la CGT est « une forme de caste gauchisée » et que « bien sûr ce sont des privilégiés »[7]. C’est classique : quiconque lutte contre les injustices est qualifié par la droite de réactionnaire ou de privilégié. Mais prétendre opposer au « populisme » de Mélenchon une « gauche » accueillant de telles pratiques est… pour le moins problématique ! Luc Carvounas (qui est membre des instances fédérales du PS depuis l’âge de 25 ans) ajoutait que Philippe Martinez (qui a travaillé en usine avant de devenir secrétaire général de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie à l’âge de 47 ans) est un « permanent politique ». Et durant l’été 2016, Carvounas organisait la fronde… pour le cumul des mandats : « Après les parlementaires de droite, au tour de quelques sénateurs de gauche de s’attaquer à la loi interdisant le cumul des mandats. […] Si ces élus assurent ne pas vouloir totalement mettre à bas l’interdiction du cumul des mandats, cette initiative venant d’élus qui s’étaient déjà opposé à ce texte lors de son examen ne laisse aucun doute sur leur intention »[8]. Pourquoi Benoit Hamon intègre-t-il un tel profil dans son équipe ?

Le succès de Hamon, symptôme de la crise du PS

La primaire peut permettre de gagner en popularité mais elle n’est pas une procédure démocratique. On peut comprendre celles et ceux qui sont allés voter pour « dégager Valls ». Mais il ne faut pas tirer du résultat l’idée que Hamon est majoritaire dans le PS. Il a gagné avec un apport important de voix extérieures au parti. Même Philippe Marlière est obligé, dans son plaidoyer pour une alliance de « la gauche de gauche » avec B. Hamon, de reconnaître que ce dernier est « minoritaire pour le moment dans l’appareil du parti »[9]. « Pour le moment » : oui, comme pour toute chose. Mais il est vain de croire que cela puisse changer avant les élections. Bon connaisseur du Parti Socialiste, dont il fut militant, P. Marlière reconnaît d’ailleurs que les marges de manœuvres de Hamon sont très limitées lorsqu’il explique que l’argument de Mélenchon concernant les candidatures aux législatives « est plus recevable que le précédent à ceci près qu’il est très théorique. La question de la désélection de candidat-es s’est posée à Jeremy Corbyn, et il s’est heurté à un mur. Quand on est politiquement minoritaire dans un parti, il est quasi-impossible de procéder à ce type de « nettoyage » car Hamon serait rapidement débarqué par un putsch interne ».

C’est exact, si ce n’est que l’argument « très théorique » débouche sur un enseignement bien concret : la seule solution pour l’unité serait que Hamon prenne le risque de faire éclater le PS, devenant ainsi celui qui dénoue les contradictions au sein de son parti. Il n’a pas fait ce choix difficile (ou « quasi-impossible ») qui impliquait beaucoup de départs vers Macron et supposait en outre l’organisation d’un Congrès. Ce n’est pas très surprenant : le succès de la candidature Hamon est davantage le symptôme de la crise interne au PS que le résultat d’une victoire politique.

La « gauche » est électoralement minoritaire

Philippe Marlière a sans doute raison de penser que la relative faiblesse interne de Hamon conduira ce dernier à suivre une stratégie politique consistant à convaincre le cœur de l’appareil d’accepter un certain gauchissement de son discours : « Mieux vaut tenter de convaincre le ventre-mou du parti de se rallier à une politique qui suscite l’intérêt et le soutien des électeurs de gauche, que de menacer ou sanctionner a priori des élu-es en vertu de leur comportement passé ». Reste à savoir si la « gauche de gauche » préfère épauler Hamon dans cette opération séduction vis-à-vis du ventre-mou du PS – qui a voté tous les budgets d’austérité et toutes les lois régressives – plutôt que de mener à bien la campagne entamée il y a près d’un an par Jean-Luc Mélenchon. On en revient à la question de savoir si cette politique « qui suscite l’intérêt » a des chances d’être effectivement mise en œuvre.

Imaginons à présent que toutes les conditions précédentes soient réunies et que Benoit Hamon parvienne à imposer à son parti le gauchissement de la composition des listes des candidats aux législatives (quatrième fiction). De nombreux candidats de l’aile droite du PS perdent leur investiture au bénéfice de l’ex-Front de Gauche. Quel serait le résultat ? Aux présidentielles, même en cas d’alliance, le total de la gauche est pour l’instant inférieur de quinze points à celui obtenu en 2012. Penser que ces sondages ne donnent aucune indication sur le rapport de force électoral ou penser que la dynamique de l’unité suffirait malgré tout à obtenir une majorité au parlement c’est prendre ses rêves pour des réalités. Les sondages situent « le total Hamon-Jadot-Mélenchon dans une fourchette de 26 à 29% […] la prévisible majorité présidentielle se trouve dans l’incertitude pour les législatives qui suivent. En 2012, il a fallu 42 % au premier tour de la présidentielle pour avoir 40 % à celui des législatives »[10]. Même Hamon le sait : il ne fait pas campagne pour gagner mais pour limiter la casse.

Conclusion

Rêver d’un retour de la gauche plurielle, n’est pas seulement illusoire. C’est aussi oublier que cette expérience a eu lieu il y a 20 ans et qu’elle a fini par la déception et par la disqualification du PS au premier tour de l’élection présidentielle. Il faut construire l’unité autour d’un compromis programmatique progressiste et valable dans le monde d’aujourd’hui. Comme l’explique le ministre-président wallon Paul Magnette, qui fut un fervent fédéraliste mais se définit aujourd’hui comme un « fédéraliste meurtri et un peu désespéré », l’Europe « est en train de se désintégrer. Les gens ne le voient pas encore, mais c’est comme un feu de cheminée : ça a pris, c’est invisible, mais à un moment donné on le verra. Et le Brexit en est le premier symbole »[11]. Jean-Luc Mélenchon prend acte de cette situation : « L’Europe de nos rêves est morte. C’est seulement un marché unique et les peuples sont soumis à la dictature des banques et de la finance. Comment stopper ce cauchemar ? ». Son programme cherche à y répondre. Rien de tel chez Benoit Hamon, dont les promesses ne vaudront rien tant qu’il ne remettra pas en cause les traités européens. C’est d’ailleurs ce que vient d’expliquer Jean-Luc Mélenchon : « il n’est pas possible de régler la différence qui par exemple nous sépare sur la question essentielle de l’Europe ».

Faire abstraction des conditions concrètes est le meilleur moyen de ne rien construire dans la durée. En France, la recomposition des forces politiques est imminente. Or, il existe un choix électoral susceptible d’améliorer les conditions dans lesquelles elle se déroulera et, peut-être, de favoriser le mouvement populaire de transformation sociale. Malgré les limites de sa candidature, notamment dans le domaine des questions internationales, il faut soutenir Mélenchon et, pour les législatives, œuvrer au rassemblement de toutes les forces de gauche indépendantes du PS. Sur les 577 circonscriptions, il n’y a pour l’instant que deux cas dans lesquels l’unité prévaut entre EELV, Ensemble, France Insoumise et le PCF[12]. La priorité n’est-elle pas de multiplier les expériences de ce type et, pour les présidentielles, de convaincre les très nombreux électeurs n’ayant pas encore fait leur choix de voter pour Jean-Luc Mélenchon ?

Philippe Légé

Sources :

[1] Enquête du CEVIPOF publiée le 21/02/17.

[2] https://blogs.mediapart.fr/philippe-lege/blog/010712/le-changement-et-maintenant

[3] Lire les critiques du projet de revenu universel formulées par Jean-Marie Harribey ou David Cayla : http://l-arene-nue.blogspot.fr/2016/05/un-revenu-universel-peut-il-liberer-la.html ; http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2016/06/26/il-faut-choisir-entre-revenu-minimum-et-salaire-minimum/ ; https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-11-automne-2016/dossier-le-travail-en-question-s/article/travail-collectif-valeur-et-revenu-l-impossible-dissociation

[4] « Les relations entre les anciens alliés socialistes et communistes ne cessent de se dégrader. Après les coups d’éclat communistes au Sénat, la parodie de vœux envoyée fin décembre par le PCF à François Hollande n’a pas été appréciée rue de Solférino. “Le FN aurait pu en signer l’esprit !”, s’en étrangle encore Luc Carvounas, secrétaire national du PS aux relations extérieures » Source: http://www.lemonde.fr/politique/article/2013/01/09/l-unite-de-facade-de-la-gauche-au-pouvoir_1814376_823448.html#iyPdGXJo4KDg3MpE.99

[5] http://lelab.europe1.fr/jean-luc-melenchon-un-petit-robespierre-de-mauvaise-facture-pour-luc-carvounas-7601

[6] http://www.dailymotion.com/video/x47qeuu_luc-carvounas-sur-nuit-debout-les-manifestants-sont-comparables-a-ceux-de-la-manif-pour-tous_tv

[7] http://www.lci.fr/politique/pour-un-senateur-ps-la-cgt-est-une-caste-de-privilegies-et-son-patron-un-permanent-politique-1260032.html

[8] http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/coulisses/2016/08/17/25006-20160817ARTFIG00092-offensive-a-gauche-contre-la-loi-interdisant-le-cumul-des-mandats.php

[9] https://www.contretemps.eu/marliere-vote-hamon-ps-gauche/

[10] http://www.regards.fr/qui-veut-la-peau-de-roger-martelli/article/les-faux-semblants-de-l-union

[11]http://www.lecho.be/dossier/maastricht/Paul_Magnette_L_Europe_est_en_train_de_se_desintegrer.9859074-8732.art?ckc=1

[12] Ces organisations portent dans la 1ere circonscription de la Somme la candidature de François Ruffin et de sa suppléante Zoé Desbureaux, et dans la 1ere circonscription des Hautes-Alpes celle de Pierre Villard et de sa suppléante Karine Briançon.

Crédits Photo :

Capture France 2 http://www.laprovence.com/actu/en-direct/4618347/melenchon-si-hamon-avait-retire-sa-candidature-il-serait-premier-ministre.html

Décès de Xavier Beulin : l’agro-business perd l’un de ses plus fidèles alliés

Lien
©Vimeo

«  Xavier Beulin a donné au syndicalisme et aux filières agricoles des lettres de noblesse et un élan incomparable. » [Communiqué FNSEA, 19 février 2017.] Xavier Beulin, dirigeant de la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) et du groupe Avril est décédé. La classe politique française du PCF à Fillon en passant par Macron et Hamon lui rendent hommage. Qui était vraiment Xavier Beulin ?  On vous explique son bilan.

 

Conflits d’intérêts et réseaux d’influence

Qui est vraiment Xavier Beulin ? C’est une enquête de Reporterre qui démêle la position centrale de celui-ci dans les réseaux du monde agricole. Homme d’affaires, syndicaliste, représentant de collectivités publiques… Xavier Beulin était multi-casquettes ! Ainsi, Président du premier syndicat agricole français (la FNSEA), il était aussi vice-président du syndicat agricole majoritaire à l’Union Européenne (Copa-Cogeca). Egalement président de l’EOA (Alliance Européenne des oléo-protéagineux). Mais aussi vice-président du CETIOM (institut de recherche spécialisé dans les filières oléagineuses).. Et, par le passé, président de l’Association Française des oléagineux et protéagineux (jusqu’en 2011) et président du Haut-Conseil à la coopération agricole et du conseil d’administration de FranceAgriMer, établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Rien que ça ! Mais ses responsabilités ne s’arrêtaient pas là. Il présidait aussi l’IPEMED (institut de coopération avec les pays méditerranéens) et le CESER (Conseil Economique Social et Environnemental Régional) du Centre. Ainsi que le conseil de surveillance du Port Autonome de La Rochelle, deuxième exportateur français de céréales. Ainsi, vous mesurez l’ampleur des conflits d’intérêts que portait Xavier Beulin. Juge et partie de tous les sujets liés de près ou de loin à l’agro-industrie française et européenne.

16923357_10211847332281406_502189238_n

Le réseau de Xavier Beulin, par l’Association nationale des producteurs de lait, 2012.

 

Qui tient la FNSEA, contrôle l’Agriculture 

Xavier Beulin était surtout connu pour son statut de président de la FNSEA à partir de 2010. La FNSEA, créé en 1946, à toujours participé à la gestion de l’agriculture et des emplois agricoles avec les gouvernements successifs. Sa puissance repose sur son contrôle historique des chambres d’agriculture, et surtout leurs budgets. Diriger la FNSEA permet donc d’orienter le budget des chambres d’agricultures et notamment l’accès aux aides publiques. En d’autres termes : c’est avoir la tirelire de 700 millions d’euros (2014) et distribuer l’argent tel des bons points. D’après Reporterre, être adhérent à la FNSEA devient presque un passage obligé pour les agriculteurs qui souhaiteraient voir leurs requêtes aboutir (prêts, conseils juridiques, etc.) Car la FNSEA est omnipotente ! Membre des conseils de délibération sur l’achat des terres agricoles, des conseils des banques de prêts, de l’assurance Groupama, de la sécurité sociale des agriculteurs (MSA), dans l’enseignement… Jusque dans les milieux politiques à toutes les échelles, des mairies rurales à la Commission Européenne.

16924047_10211847348561813_1407562182_n

Forte de 300 000 adhérents, la FNSEA a par ailleurs déclaré la guerre aux autres syndicats minoritaires tels que la Confédération Paysanne. En instrumentalisant des manifestations musclées craintes des gouvernements, facile de s’ériger en unique représentant du monde agricole et en interlocuteur officiel privilégié. Et ça fonctionne ! Création du Ministère de l’Agriculture et de l’agroalimentaire, rejet de l’écotaxe, agrandissement des élevages, assouplissement de la directive Nitrates, aide à l’irrigation agricole… Longue est la liste des renoncements et des connivences du Parti Socialiste avec monsieur Beulin. Qui tient la FNSEA, contrôle l’agriculture en France.

 

Xavier Beulin le businessman

Certains s’étonneront de voir Benoît Hamon pleurer la disparition de Xavier BeulinMais rien de plus logique quand on sait qu’en décembre 2013 déjà, François Hollande se déplaçait pour les 30 ans d’ Avril (ex-Sofiproteol).  Et faisait un discours élogieux pour ce géant céréalier de l’agro-industrie française pesant plus de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et c’est le même François Hollande qui parle aujourd’hui d’ « une perte majeure pour la France »  au sujet de son décès. L’histoire d’amour entre le gouvernement socialiste et les affaires de monsieur Beulin ne sont plus un secret pour personne. Ainsi, pendant que la justice rejetait la suspension du projet de ferme-usine des Milles Vaches (12 mars 2014), les membres du gouvernement Hollande, notamment M. Le Foll, ministre de l’agriculture et M. Martin, alors ministre de l’Ecologie, paradaient aux Etats-Généraux de l’Agriculture, organisés par la FNSEA. Inutile de préciser que le gouvernement Hollande avait choisi son camp. Et que dire du conseil d’administration de la multinationale Avril ? Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante d’Areva, Pierre Pringuet (président de l’Association Française des Entreprises Privées), et autres collègues ou ex-collègues de Xavier Beulin dans d’autres conseils d’administration de banques, coopératives, etc. Le monde est petit !

 

16837773_10211847333201429_2039492401_n
Capture d’écran

L’oligarchie productiviste et libérale en action

Xavier Beulin était tout puissant. Comme le souligne Reporterre : “quand cette puissance se cumule avec celle d’un grand groupe agro-industriel, comme Avril, on est, simplement, dans une logique oligarchique, où public et privé se combinent à l’avantage des intérêts privés”. Pour Xavier Beulin, il n’y a d’autre choix possible que celui de l’industrialisation de l’agriculture ! Ainsi, les activités d’ Avril visent à assurer un maximum de débouchés à la filière des huiles et protéines végétales. Et Avril est partout : dans les huiles Lesieur et Puget, dans les œufs Mâtines, dans le marché de l’alimentation animale. Mais aussi dans le biodiesel, les cosmétiques et les matelas en mousse puisque la branche Avril est le leader européen de l’oléochimie. Et même dans les OGM avec Biogemma ! C’est un homme aux dents longues et aux bras extensibles qui sait se faire entendre. Il ira jusqu’à qualifier les opposants au barrage de Sivens de djihadistes verts.  C’est le patron de la FNSEA qui parle, le ministre de l’ombre de l’agriculture moderne. Alors les propos sont fondés. Aucun tollé dans la presse. Seuls les écologistes s’insurgeront.

 

Le productivisme, fossoyeur de l’ agriculture paysanne

Mais comment prétendre défendre les intérêts paysans quand l’ activité de Xavier Beulin vise à faire grandir les exploitations pour produire et vendre toujours plus de Colza ? Plus les exploitations sont grandes plus les agriculteurs ont recours aux céréales et aux farines végétales payantes. L’herbe grasse et gratuite n’est pas rentable pour le système agroindustriel pour lequel s’est battu Xavier Beulin. Ainsi, il n’est rien d’autre qu’un des bourreaux de la paysannerie française. En 20 ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de moitié (24% pour les moyennes et grandes exploitations, 36% pour les petites). La taille moyenne des exploitations est en augmentation et les revenus en baisse de 18,6% rien qu’entre 2012 et 2013 ! Les charges des exploitations (semences, engrais, pesticides, carburant) représentent 40% des dépenses en 2013 contre 36% en 2010. Et les suicides d’agriculteurs n’en finissent pas. La machine libérale est à l’œuvre. Les agriculteurs français sont tenaillés entre une politique agricole commune qui encourage la surproduction et une pression de la grande distribution pour une baisse des prix qui étrangle les petits producteurs. Ironiquement, Xavier Beulin lui-même a reconnu la catastrophe dans son livre “Notre agriculture est en danger”. Le rendement moyen de la production de blé est passé de 15 quintaux à l’hectare à 65 en 40 ans. Pourtant 20 000 fermes sont menacées de disparition. 40% des poulets et une tomate sur trois sont importés de l’Union Européenne. Que dire par ailleurs des scandales de maltraitance animale dans les abattoirs ? De la recrudescence de l’usage des pesticides et du gâchis général de l’eau pour des productions démesurées ? Sivens en était l’exemple parfait. L’agriculture française reste championne d’Europe sur le papier. Mais dans les faits elle souffre.

Xavier Beulin et ceux qui le pleurent aujourd’hui sont les bras armés de cette oligarchie capitaliste tentaculaire. Oligarchie qui détruit des écosystèmes et des hommes par le biais d’une agriculture productiviste. Nous avons aujourd’hui le choix. Persister dans une agro-industrie mortifère composée d’exploitations de plus en plus grandes et détenues par des capitaux financiers.  Ou bien engager une transition agroécologique qui mettra en valeur les exploitations familiales, les circuits-courts, le juste prix et une alimentation raisonnée et de qualité. Les signaux positifs sont là : on observe une hausse de 16% des surfaces en bio en 2016.  La disparition de l’homme d’affaires ouvrira, peut-être, une opportunité pour les militants d’un autre monde.


En savoir plus :

 

Crédit photo : ©Vimeo