Aux États-Unis, les syndicats enchaînent les victoires

Le 27 septembre 2023, Joe Biden est venu soutenir les ouvriers de l’automobile en grève, organisés par le syndicat UAW. C’est le premier Président américain en exercice à faire une telle action. © Compte Twitter du syndicat UAW

La récente victoire des 146.000 membres du syndicat de l’automobile UAW dans leur grève contre le « Big Three » (Ford, General Motors et Stellantis) s’ajoute à une longue liste de succès syndicaux aux États-Unis. Le pays semble en proie à un renouveau du mouvement ouvrier qui s’observe aussi bien dans les conflits sociaux que la création d’antennes syndicales dans des secteurs réputés impossibles à mobiliser. Outre les augmentations de salaire et les améliorations des conditions de travail, les luttes portent parfois sur la gestion de la production et constituent une réponse efficace aux menaces induites par les bouleversements technologiques comme l’intelligence artificielle et la transition énergétique. Assistons-nous à un tournant dans l’histoire sociale du pays ?

Avec seulement 6 % des travailleurs du privé syndiqués, les Américains partent de loin. À ce taux de syndicalisation abyssal s’ajoute un droit du travail anémique et particulièrement favorable aux employeurs. Contrairement à la législation française, la représentation du personnel au sein des entreprises de plus de 50 salariés n’est pas automatique. L’écrasante majorité des Américains travaillent sans bénéficier d’un accord d’entreprise ou d’un accord de branche. L’utilité des syndicats n’est pourtant plus à démontrer : les Américains syndiqués bénéficient de meilleures conditions de travail et gagnent en moyenne 33% de plus que leurs homologues non syndiqués, à poste, qualification et localisation géographique comparable. De même, la stagnation du salaire des classes moyennes et laborieuses est parfaitement corrélée avec l’effondrement du taux de syndicalisation.

Si ce dernier est aussi bas, c’est d’abord car établir une présence syndicale dans une entreprise relève du parcours du combattant. Pour pouvoir négocier collectivement, les travailleurs doivent parvenir à implanter une antenne syndicale dans leur entreprise, ce qui nécessite deux étapes clés. Premièrement, une pétition doit réunir la signature d’un tiers des employés du site considéré. Une fois cette condition remplie et la validité de la pétition reconnue par les instances gouvernementales, l’entreprise a l’obligation d’organiser un référendum sous 45 à 90 jours. Une majorité des salariés doit alors voter en faveur de la création du syndicat. Une fois celui-ci mis en place, il sera habilité à négocier un accord salarial sous douze mois. Cette opération doit être renouvelée sur chaque site de production et dans chaque filiale. Ainsi, chaque café Starbucks et entrepôt Amazon – deux entreprises connues pour leur lutte contre les syndicats – est le théâtre d’une lutte acharnée. Ce processus est donc semé d’embûches à toutes les étapes pour les travailleurs qui désirent s’organiser collectivement.

Monter un syndicat, un travail de haute lutte

En outre, le patronat fait souvent appel à des consultants spéciaux (qui touchent, à l’échelle du pays, plusieurs centaines de millions de dollars de chiffre d’affaires chaque année) pour décourager les employés à se syndiquer lorsqu’une pétition est détectée ou un référendum prévu. Dernier obstacle, le droit de grève est strictement encadré et de nombreux accords d’entreprises prévoient – en contrepartie des concessions patronales – l’interdiction de la grève en dehors des périodes de négociations salariales prévues tous les quatre à cinq ans. Autrement dit, lorsqu’une entreprise décide de fermer une usine, impose un plan de licenciement ou une réorganisation de la production, les syndicats sont virtuellement impuissants. Et pour déclencher une grève à l’issue de négociations salariales infructueuses, les syndicats doivent obtenir l’autorisation préalable en faisant voter leurs membres par référendum. La grève est ainsi plus souvent utilisée comme une menace pour faire aboutir une négociation. Lorsqu’elle a lieu, elle représente l’aboutissement ou le durcissement d’un conflit plutôt que son commencement.

Le droit de grève est strictement encadré et de nombreux accords d’entreprises prévoient – en contrepartie des concessions patronales – l’interdiction de la grève en dehors des périodes de négociations salariales.

Ces faiblesses manifestes sont pourtant transformées en force lorsque la conjoncture économique est favorable aux travailleurs. L’échéance des négociations salariales étant connue à l’avance, elle fait office de date butoir pour le déclenchement potentiel d’une grève. Le vote préalable sert d’avertissement au patronat et permet de mobiliser les troupes en amont. Et la stratégie de négociation, tout comme la formulation des demandes et la préparation du conflit, peut s’organiser méticuleusement dans les mois qui précèdent la négociation salariale. Enfin, à l’exception des États où des lois existent (« right to work laws ») pour rendre cette pratique illégale, les accords d’entreprises incluent systématiquement des clauses forçant l’entreprise à ne recruter que des personnes syndiquées dans son personnel (ou à obliger ses employés à devenir membres du syndicat à l’embauche).

Ainsi, là où des syndicats sont implantés, leur représentativité est généralement très forte et leur capacité à mobiliser leurs membres pour mener une lutte est plus élevée que dans une entreprise française. Et ce, alors qu’il n’existe pas de grande centrale ou confédération syndicale aussi large que ce que l’on peut observer en France. L’essentiel des syndicats américains est propre à une entreprise ou un secteur, même si un grand nombre d’entre eux sont par ailleurs membres d’une des deux fédérations nationales (l’AFL-CIO ou American Federation of Labor étant de loin la plus large, ndlr) dont l’activité se limite essentiellement à du lobbying auprès des partis politiques et des élus du Congrès fédéral. Ce paradoxe explique en partie pourquoi la plus grande combativité des syndicats américains se limite aux luttes dans les entreprises.

Une combativité retrouvée

Ces dernières décennies, les syndicats américains avaient pris l’habitude de jouer en défense. Les négociations salariales consistaient à éviter de trop concéder au patronat tout en demandant des hausses de salaire modestes, dans une attitude de cogestion de l’entreprise, voire de collusion avec le patronat, par des directions syndicales gangrenées par la bureaucratie. Sur l’autre front, à savoir le taux de syndicalisation, les efforts se concentraient davantage sur l’enraiement du déclin dans des secteurs fortement impactés par les délocalisations ou les difficultés économiques que sur la création de nouvelles antennes syndicales.

Depuis quelques années, la tendance s’est inversée. Les syndicats repartent à l’offensive en affichant des revendications fortes, en déployant des efforts considérables pour s’implanter dans de nouvelles entreprises et en organisant des grèves massives. Cette combativité retrouvée s’explique par différents facteurs. D’abord, l’embellie économique affichée depuis 2015 et les conditions de travail dégradées depuis la récession de 2007-2009 ont créé un rapport de force plus favorable aux travailleurs. Ces effets structurels se sont amplifiés après la crise du Covid : les confinements ont provoqué une conscientisation des classes laborieuses américaines, que ce soit via les pertes d’emplois massifs qu’ils ont engendrés (le chômage partiel est rare aux Etats-Unis, ndlr) ou le travail des salariés « essentiels » en première ligne pendant la crise.

À cela s’est ajoutée la reprise économique qui a entraîné des tensions sur le marché du travail et une forte inflation. Les conditions sont ainsi réunies pour une mobilisation importante : les grandes firmes américaines engrangent des profits records pendant que leurs employés voient leurs conditions de travail dégradées et leurs salaires rognés par l’inflation provoquée par leurs employeurs. Compte tenu du manque de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, les syndicats bénéficient d’un rapport de force historiquement favorable.

Le soutien mitigé de Joe Biden aux syndicats

La fibre pro-syndicale de l’administration Biden, le regain de popularité des syndicats et l’intérêt électoral bien identifié par les élus démocrates aident également à créer des conditions favorables. Joe Biden cultive une image de politicien proche de la classe ouvrière, exhorte les entreprises à augmenter les salaires dans ses discours et fustige la théorie du ruissellement. À la place, il insiste fréquemment sur l’importance des syndicats dans la dynamique de croissance de l’économie et leur rôle historique pour construire la classe moyenne qui aurait fait le succès de l’Amérique.

Joe Biden cultive une image de politicien proche de la classe ouvrière, exhorte les entreprises à augmenter les salaires dans ses discours et fustige la théorie du ruissellement.

Derrière cette image pro-syndicale, le bilan de Biden sur la question est nuancé. D’un côté, il fut le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève pendant le récent conflit opposant l’UAW (United Automobile Workers) aux constructeurs automobiles. Il a également nommé des individus pro-syndicats à des postes clés de l’administration chargé d’arbitrer les conflits sociaux et soutient – du moins en théorie – le projet de loi « Pro Act » conçu pour renforcer le pouvoir syndical. Cet activisme a toutefois montré ses limites lorsque Biden a demandé au Congrès d’interdire la grève des travailleurs ferroviaires en forçant l’adoption de l’accord de branche négocié par les directions syndicales mais rejeté par la base. Il a également échoué à inclure des clauses pro-syndicales dans ses différents grandes lois d’investissement public (le Inflation Reduction Act, le Chips Act et le plan de rénovation des infrastructures) se limitant à des clauses pour distribuer les subventions publiques aux entreprises pratiquant le « Made in America » sans inclure des conditions sur l’emploi de travailleurs syndiqués. L’action de l’administration Biden en la matière est donc limitée. Celle des élus et proches de la gauche radicale américaine est en revanche plus palpable.

Après le mouvement « Occupy Wall Street » sous Obama et la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016, de nombreux activistes et militants formés ou politisés pendant cette campagne ont réinvesti leurs forces et savoir-faire dans le syndicalisme. La gauche américaine s’est structurée et organisée et ces transformations ont produit des effets importants dans de nombreux syndicats. Des directions historiques ont été remplacées par de nouveaux leaders plus politisés, militants et motivés.

Certains syndicats ont ainsi été débordés par leur base après avoir déçu lors des cycles de négociations de 2017 à 2020. Cela a notamment été le cas dans le secteur du fret ferroviaire, de l’éducation et de l’automobile. Autrement dit, la mobilisation s’est d’abord faite par la base et par un travail de fourmi de militants labourant le terrain. Par exemple, la direction de l’UAW, principal syndicat de l’automobile, a été renversée début 2023 suite à des efforts internes partis de la base, soutenus par des campagnes de dons nationales organisées par des organisations issues de la gauche et parfois fondées par d’anciens cadres des campagnes de Bernie Sanders comme « More Perfect Union ». Ces efforts d’organisation par la base ont aussi reçu le soutien d’une presse indépendante et radicale qui emploie de nombreux délégués syndicaux ou spécialistes des conflits sociaux parmi ses journalistes, notamment Jacobin (par ailleurs partenaire de LVSL, ndlr), dont certains ont ensuite été recrutés par l’UAW pour organiser la grève. Autrement dit, la conjoncture économique et le poids des structures sociales n’expliquent pas tout. Le savoir-faire américain en matière d’organizing, c’est-à-dire l’organisation des travailleurs entre eux pour mener des luttes collectives, a aussi joué un rôle essentiel.

Des victoires impressionnantes

La grève des enseignants de Chicago de 2012 a, par de nombreux aspects, servi de modèle aux conflits sociaux suivants. Les vieilles directions syndicales avaient été renversées par des équipes venues de la base et bien plus combatives. Ces dernières ont réussi à fermer l’ensemble des écoles du comté de Chicago pour bloquer la privatisation de l’école publique et obtenir des hausses de salaires et de moyens. Pendant une semaine, vingt mille enseignants ont ainsi cessé le travail. Cet exploit a été renouvelé en 2017 et 2018 dans plusieurs États conservateurs (Virginie-Occidentale, Oklahoma…) où l’ensemble des écoles de ces gigantesques territoires ont fermé pendant une semaine ou plus. Puis le comté de Los Angeles a mené une grève historique (45.000 enseignants fermant toutes les écoles pendant cinq jours avant d’obtenir gain de cause) qui a fait des émules dans d’autres académies, comme à Denver. À chaque fois, ces mouvements avaient le soutien des parents d’élèves, souvent présents sur les piquets de grève. Le privé a pris le relais, avec des grèves ou conflits sociaux remarqués dans le secteur de l’aviation civile et de l’Industrie (General Motors et John Deere, en 2019). Après le Covid, la grande distribution et des enseignes comme Starbucks, Amazon et Trader Joe ont connu des vagues de syndicalisation de sites.

Mais c’est à partir de 2022 que les victoires les plus impressionnantes se sont succédé. Citons par exemple les 340.000 livreurs et chauffeurs d’UPS, qui ont obtenu des hausses de salaire de 15 à 40 % et une amélioration des conditions de travail par la simple menace de faire grève, ou les pilotes de ligne qui ont obtenu entre 30 et 46 % d’augmentation sur 4 ans. Les travailleurs de l’Université publique de Californie (doctorants, postdocs, assistants, laborantins, surveillants, administrateurs) ont eux obtenu jusqu’à 50 % d’augmentation après avoir fermé 11 campus pendant 6 semaines. Les 130.000 travailleurs du rail, qui n’ont été stoppés dans leur élan que par un vote du Congrès, mais ont néanmoins obtenu gain de cause sur la majorité de leurs revendications sans avoir à faire grève. Les 40.000 membres de l’entreprise paramédicale Kaisers, qui ont obtenu des augmentations de salaire à deux chiffres et le recrutement de davantage de personnel. Plus récemment, les 11.000 membres de la guilde des scénaristes d’Hollywood ont mené une grève victorieuse de 146 jours ayant arrêté l’ensemble de la production cinématographique du pays. Une lutte suivie par celle des 160 000 acteurs syndiqués d’Hollywood, qui vient également de se solder par une victoire. Et enfin, celle dont tout le monde parle, la grève historique de l’UAW contre les « Big Three » de l’automobile.

Tous ces succès ont été permis par une détermination sans faille à mener des grèves dures, massives, et longues. Aux États-Unis, il n’existe pas de préavis de grève pour une seule journée ; toute grève est automatiquement reconduite et peut donc durer des mois en étant suivie par près de 100 % du personnel. Cette capacité de mobilisation s’explique par le travail réalisé en amont par les « organizers » et les délégués syndicaux chargés de discuter en face à face avec tous les employés, de recueillir les doléances, de jauger l’appétit pour la grève et de mobiliser les troupes. Elle est facilitée par l’utilisation de caisses de grèves bien fournies et une forte solidarité avec les grévistes, avec la venue de délégués d’autres syndicats sur les piquets de grève. A titre d’exemple, les routiers membres du syndicat des Teamsters ont refusé de livrer les sites industriels en lutte, afin de faciliter l’arrêt de la production.

La grève de l’UAW, un modèle à suivre ?

Le principal syndicat automobile du pays occupe une place à part dans l’histoire du mouvement ouvrier américain. Ses victoires passées avaient l’effet d’un fer de lance et permis aux ouvriers du secteur automobile d’être les mieux payés du pays. Mais à partir des années 1980, les conditions se sont fortement dégradées, comme dans le reste de l’industrie. En 2009, les « Big Three » sont au bord de la faillite et l’UAW accepte de nombreuses concessions soi-disant temporaires pour sauver Ford et remettre GM et Stellantis (alors Chrysler) debout après la mise sous protection du régime des faillites et le plan de sauvetage de l’administration Obama. Depuis, ces trois entreprises ont connu une forte embellie, avec des profits records depuis la reprise économique post-Covid : 250 milliards de dollars entre 2013 et 2022, en hausse de 92 % sur la période. Shawn Fain, le charismatique délégué syndical et ancien électricien de Ford, a été élu à la tête du syndicat au printemps 2023, contre la direction historique, sur la promesse d’une approche plus militante et d’un bras de fer ambitieux lors des négociations salariales à venir.

Lui et ses équipes ont tenu leurs promesses. La première chose qui frappe dans la conduite du conflit est le sens stratégique déployé par l’UAW. Fait inédit, le syndicat a décidé de frapper les trois gros constructeurs automobiles en même temps, alors qu’il s’était jusqu’ici limité à des grèves contre un des trois constructeurs (celui jugé le plus prenable), l’idée étant que les deux autres firmes seraient forcées de s’aligner pour éviter une fuite de leur main-d’œuvre vers le concurrent. À cette grève menée sur tous les fronts s’est ajoutée une stratégie inédite de mise à l’arrêt progressive des usines une par une. Plutôt que de demander aux 146.000 membres de stopper le travail simultanément, le conflit a débuté par la fermeture de trois sites importants dans les chaines logistiques. Le simple fait de choisir les sites au dernier moment a désorganisé la production, les directions patronales ayant mal anticipé les sites visés et déplacé des stocks en vain.

Au fil des semaines et de l’avancée des négociations, de nouvelles fermetures de sites étaient décrétées en fonction des progrès réalisés. Les constructeurs ayant fait état d’une bonne volonté étaient parfois épargnés par la nouvelle vague de fermeture, tandis que ceux qui traînaient des pieds étaient durement sanctionnés. Cela a permis de faire jouer les trois entreprises les unes contre les autres, mais également d’économiser les forces des grévistes et la caisse de grève en évitant de mettre en grève des employés travaillant dans des sites secondaires. Économiser ces ressources a permis de verser à chaque gréviste (environ 50.000 sur les 146.000 au pic de la grève) un salaire de 500 dollars par semaine, tout comme aux employés placés au chômage technique par les directions patronales en guise de représailles. Enfin, cela a permis de maintenir la pression sur le patronat, qui savait que les 825 millions de dollars de la caisse de grève permettaient de financer un conflit de très longue durée.

À ces considérations tactiques s’est ajoutée une approche volontariste et offensive. L’UAW a déployé un langage de lutte de classe assumé, attaquant la « cupidité » du patronat et revendiquant des hausses de salaire de 46 %, soit le même pourcentage que les gains des PDG des Big Three sur les 4 dernières années. L’opinion publique a très rapidement pris parti en faveur de l’UAW, donnant lieu à des passages médiatiques désastreux de certains PDG sommés de s’expliquer sur leur refus d’augmenter leurs salariés dans les mêmes proportions que leurs propres augmentations. La rhétorique déployée par Shawn Fain a ainsi permis de mobiliser ses troupes tout en retournant l’opinion publique au point de créer une menace sur l’image de marque des constructeurs américains. Chaque semaine, Fain révélait les progrès réalisés dans les négociations lors de lives diffusés sur les réseaux sociaux et repris par la presse. Les entreprises ayant fait des concessions se voyaient félicitées et épargnées par un durcissement du conflit, les autres fustigées.

Le résultat parle de lui-même. L’UAW a obtenu 25 % d’augmentation des salaires, plus le rétablissement d’une prime pour juguler l’augmentation du coût de la vie qui avait été supprimée en 2009. Le système des deux types de contrats de travail (two tiers contract) qui permettait aux Big Three d’embaucher les nouveaux employés à une grille de salaire inférieure a été largement supprimé. Il s’agissait d’un poison du point de vue du syndicat puisque cela montait les employés les uns contre les autres, certains disposant d’un statut inférieur pendant les quatre à huit premières années d’ancienneté. De même, le recours aux intérimaires, idéal pour briser les grèves ou affaiblir les syndicats, va devenir bien plus coûteux. Certains employés intérimaires ou sous contrat « second tier » vont ainsi obtenir des hausses de salaire allant de 65 à 135 %. Chez Stellantis, l’UAW a obtenu la réouverture d’une usine et la promesse d’embauche de 5.000 nouveaux employés. Chez Ford et Stellantis, le droit de grève sera maintenu en cas de fermeture d’usine. General Motors, lui, s’est engagé à aligner les salaires de ses nouveaux employés dans les futures usines d’assemblages de batteries pour véhicules électriques sur ceux des employés syndiqués.

La victoire de l’UAW va au-delà des salaires. Elle renforce le pouvoir du syndicat, lui donne un droit de regard sur l’organisation de la production et met un coup d’arrêt à la menace qui pesait sur le secteur automobile du fait de la transition énergétique.

La victoire de l’UAW va donc au-delà des salaires. Elle renforce le pouvoir du syndicat, lui donne un droit de regard sur l’organisation de la production et met un coup d’arrêt à la menace qui pesait sur le secteur automobile du fait de la transition énergétique. En effet, les constructeurs espéraient profiter de ce bouleversement pour délocaliser la production de véhicules électriques dans des États du Sud des États-Unis, où les le droit syndical est beaucoup moins fort. L’UAW jouait en réalité sa survie, tant l’avènement de la voiture électrique pouvait signifier la disparition des emplois bien rémunérés et syndiqués. Contre toute attente, l’UAW a obtenu des avancées significatives sur ce front.

Vers un tournant du mouvement ouvrier américain ?

La victoire de l’UAW devrait faire boule de neige. Déjà, Toyota, qui a réussi à s’éviter la moindre présence syndicale, a promis des hausses de salaire conséquentes à ses employés pour s’aligner sur les « Big Three » et éviter les velléités syndicales dans ses usines. Shawn Fain a désormais une autre entreprise en ligne de mire : Tesla, qui résiste à toute implantation syndicale à coup de violation du droit du travail. Enfin, Fain a pris soin d’aligner les prochaines échéances du contrat d’entreprise sur le jour de la fête du Travail de 2028, donnant ainsi rendez-vous à tous les grandes entreprises et syndicats américains pour ce qu’il espère être un round de négociation qui se déroulera à l’échelle du pays. Ou au minimum, de l’Industrie automobile. « La prochaine fois, on ne s’attaquera pas qu’au Big 3, mais au Big 5 ou Big 6 », a-t-il déclaré, visant explicitement Volkswagen, Toyota et Tesla, qui n’ont pour l’heure pas de présence syndicale aux Etats-Unis.

Si on met en parallèle la victoire de l’UAW avec celle des scénaristes et des acteurs d’Hollywood, de nombreux points communs émergent. Dans les trois cas, c’est le travail de terrain en amont et la mobilisation de tous les employés qui a permis d’arracher une victoire significative. Ces succès s’opposent au récit d’une inéluctabilité des modifications du monde du travail par les nouvelles technologies. L’UAW a mis un coup d’arrêt au récit selon lequel la transition énergétique se ferait aux dépens des travailleurs et des emplois du monde d’avant. Les scénaristes et acteurs d’Hollywood ont eux réussi à contenir l’irruption de l’intelligence artificielle dans leurs métiers. Il était en effet à craindre que l’image d’acteurs soit utilisée pour des films sans qu’ils aient besoin de venir sur les tournages et que des scénarios de cinéma ou de séries soient écrits par des logiciels spécialisés. En outre, les travailleurs d’Hollywood ont également arraché la création de mécanismes de compensation financières pour récupérer une partie des gains réalisés par les plateformes de streaming. À chaque fois, des emplois promis à la disparition ont été sauvegardés.

Certes, ces victoires doivent être nuancées : le taux de syndicalisation continue de stagner aux Etats-Unis et les hausses de salaire ont du mal à compenser l’érosion du pouvoir d’achat par l’inflation (à l’échelle nationale). Néanmoins, l’enchaînement de victoires récentes et la politisation des questions liées au travail, notamment par Shawn Fain et l’UAW, offrent l’espoir d’inverser cette tendance.

Joker, la valse des mésinterprétations

Extrait du film Joker/ © DR

Auréolé par un prestigieux Lion d’Or du meilleur film à la Mostra de Venise, le Joker de Todd Phillips (sorti le 9 octobre en France) est rattrapé par la critique en Amérique du Nord. On lui reproche une apologie de la violence blanche, voire une représentation complaisante du masculinisme. Or la polémique en dit plus sur les obsessions et les errements intellectuels qui sévissent actuellement outre-Atlantique, que sur le film lui-même.


1971. Stanley Kubrick balance à la face du monde Orange mécanique. Son univers dystopique, où des jeunes en déperdition violent et tuent pour le plaisir, provoque un tollé. Au Royaume-Uni, on raconte, à tort, que des bandes de délinquants, imitant ainsi Malcolm McDowell et ses droogies, se livrent à de similaires actes répréhensibles. Kubrick, croulant sous les lettres de menaces et d’insultes, finit par demander lui-même qu’on retire son film des salles britanniques.

2019. Todd Phillips dévoile son tant attendu Joker. Le grand méchant mythique de Batman, déjà apparu quatre fois sur grand écran face au justicier, se voit offrir un long-métrage en solo, dans le but de raconter ses origines. Le film prend le prétexte du “clown maléfique”, afin de nous décrire la lente plongée dans la folie de ce protagoniste, reflet d’un monde malade, qui lorgne explicitement sur le Nouvel Hollywood, “Taxi Driver” en tête. Une oeuvre dense, à la mise en scène impeccable quoique très insistante sur ses effets, dont l’attraction principale demeure l’incroyable performance de Joaquin Phoenix, étique, désarticulé, fascinant. Son personnage, humoriste raté, atteint d’un handicap mental, lui attirant des rires nerveux, est rejeté par la société, condamné à l’état de monstre. C’est donc dans la monstruosité qu’il finit par s’épanouir.

Contrairement à Kubrick, Todd Phillips ne devrait pas connaître la même censure forcée. Mais le réalisateur de Joker, lui aussi, se retrouve au cœur d’une controverse, essentiellement aux Etats-Unis. Controverse assez inattendue, vue d’Europe, où il est encensé, couronné à Venise et déjà annoncé collectionneur de statuettes aux Oscar. Que lui reproche-t-on exactement ? En voici quelques exemples :

 – « Joker est le anti-héros que les rejetés et les enragés attendaient, et là est précisément le problème. Il faut s’inquiéter de l’idée d’une histoire dans laquelle on offre à un homme blanc une sorte de compréhension pour sa violence. » Sarah Hagi, Globe and Mail.

– « Avions-nous vraiment besoin d’un film brutal sur un terroriste blanc qui utilise la violence armée pour se venger de la société qui le rejette ? Avions-nous besoin de ça maintenant ? » Kathleen Newman, Refinery29.com.

– « Ce Joker pourrait facilement être adopté comme le saint patron des Incels. » Stephanie Zacharek, Time (Incel est le nom donné aux Involuntary Celibate, une communauté ultra-misogyne dont l’absence de situation amoureuse nourrit leur haine des femmes).

Enfin, comme quoi la France n’est pas tout-à-fait épargnée, faisons mention en bonus de cet article invraisemblable des Inrockuptibles : « Joker n’aurait-il pas l’air trop gay ? », dans lequel on apprend la chose suivante: parce que le Joker danse, il a l’air efféminé et puisqu’il a l’air efféminé, il a « l’air trop gay », quel que soit le sens profond de ce dernier propos. Ce qui, de fait, n’en devient que plus homophobe.

Violence du Joker versus violence de Marvel

Reprenons point par point. Joker serait complaisant vis-à-vis de son personnage titre, au point d’en excuser ses actes violents et choquants. Mais c’est précisément le contraire ! La violence du Joker choque, dégoûte ? Tant mieux ! Cela prouve que la mission du réalisateur est accomplie. Ce sentiment de malaise, né de l’inconfortable position de voyeur dans laquelle se trouve le spectateur, l’amènera à se questionner sur son propre rapport à la violence. Si Todd Phillips voulait glorifier cette dernière, il ne la rendrait pas dérangeante. Au contraire, elle n’en deviendrait que plus « fun ».

De fait, c’est là, précisément, qu’il conviendrait de s’inquiéter. Car depuis dix ans, les écrans abondent de films de super-héros Marvel, dérouillant à la chaîne des centaines de méchants plus ou moins anonymes, pour le pur divertissement des masses. Cette violence-là, par-contre, personne ne la remet plus en question. Elle est même héroïque, puisque c’est le Bien qui triomphe toujours du Mal, l’Ordre étant préservé. Elle est omniprésente, banalisée, standardisée en plus d’être euphémisée, rendue moins sanglante, pour convenir à un public de moins de 13 ans. Cette violence, qu’on n’identifie même plus en tant  que violence dérangeante, au contraire assimilée à de l’action simple, n’est-elle pas réellement plus condamnable ? Ne mérite-t-elle pas aussi son lot d’interrogations angoissées ?

Woke culture

Non, parce que Marvel fait quelque chose qui plaît beaucoup aux critiques : il met en scène une (relative) diversité de personnages – Asiatiques, Noirs, femmes, homosexualité très récemment, le studio s’applique tellement qu’on pourrait s’interroger sur la présence de quotas. Le Joker, lui, est un tueur, un homme ET il est Blanc. Donc, apologie des tueurs blancs masculinistes, forcément. Ce dernier point est caractéristique de la principale préoccupation intellectuelle aux Etats-Unis ces derniers temps, la culture du woke. Cet anglicisme qui vient de to wake (s’éveiller) désigne les œuvres qui se sont donc « éveillées » aux problématiques de représentation dénoncées ces dernières années – d’abord le manque de minorités ethniques, avec notamment #OscarSoWhite, puis le manque de femmes, dans le sillon de #MeToo.

Ces combats, il faut évidemment les mener pour bousculer la très masculine et très blanche industrie hollywoodienne. Mais c’est devenu le seul prisme politique de certains critiques pour analyser le cinéma. Or le sens global d’un film ne saurait se réduire à une question de représentation de telle ou telle catégorie à travers les personnages. Il réside dans l’articulation de plusieurs signifiants, donnés par le script, les dialogues, la mise en scène (le choix du cadre et la manière dont les personnages y prennent vie), le montage et la musique qui enrobe le tout. Si seule la représentation compte, alors on n’interroge plus la société capitaliste, ni les institutions en tant que telles, on se contente de se demander si tout le monde y est dignement représenté. Et on ne comprendrait toujours pas mieux le métrage… Alors revenons-y.

Arthur Fleck, avant d’être un Blanc, un tueur, est un paumé. Sa descente aux enfers est la conjonction de trois niveaux de violence qui, ensemble, constituent le cocktail de sa folie. D’abord, une violence intime, profonde : une enfance battue, dont il garde un terrible stigmate – cette pathologie mentale, ce rire glaçant incontrôlé. Ensuite, conséquence de cette maladie, une violence symbolique : Arthur met mal à l’aise les gens, il est mis au ban de la société. Son handicap conduit à son rejet de la normalité. En ce sens, le film montre avec brio que cette société est elle-même malade, au moins autant que lui. La ville décrépit, les inégalités et la misère rampent, les colères brûlent. Bref, la violence sociale plane partout, et Arthur en est aussi victime – il vit dans un taudis, n’a plus accès aux services de santé, et se fait tabasser par un gang de gamins dans une ruelle. Ce que dit Todd Phillips, c’est simplement que la violence sous toutes ses formes engendre la violence. Son personnage n’obtient jamais ni bénédiction ni absolution. Il est établi, depuis le départ, que tous ses projets sont motivés par la folie – et que cette folie ne tombe pas de nulle part.

Un fou sur les barricades

Par exemple, malgré le chaos ambiant, ce monde cruel qui l’entoure, sa seule préoccupation au départ, naïve, pathétique, est d’attirer les projecteurs sur lui, de devenir un humoriste star du petit écran (l’occasion pour le film de caster face à lui Robert de Niro pour une référence très explicite à La Valse des Pantins). C’est à ce propos qu’interviennent d’autres critiques : le Joker deviendrait un symbole de la révolution en fin de film, ce qui contribuerait à l’icôniser comme « anti-héros des enragés ». A noter que cette lecture-ci a son pendant négatif, avec d’un côté les apôtres du “restons modérés”, qui s’inquiètent d’une incitation, au mieux à sortir manifester, au pire à l’insurrection ; mais aussi un pendant positif – on a pu lire l’avocat Juan Branco, en France, se féliciter carrément d’une oeuvre « ode aux luttes insurrectionnelles et aux gilets jaunes en particulier ». Ne lui en déplaise, Todd Phillips n’a, lui non plus, probablement pas lu Crépuscule, et n’appelle certainement pas à l’insurrection.

Car si le Joker devient un héros pour les révoltés de Gotham, c’est d’abord par pure coïncidence, puis par opportunisme. Le Joker n’a aucun projet politique, encore une fois. Sa seule préoccupation, c’est lui-même et le regard qu’on lui porte. Il se trouve que son premier crime (la meilleure scène du film, peut-être) est le meurtre de trois millionnaires. Les médias croient y déceler une coloration politique, compte tenu du climat social, et cela suffit à le porter en symbole de la contestation contre ceux qui concentrent les richesses. Mais c’est un pur hasard. Et si le Joker finit, à la fin, par accepter le costume de héros populaire, c’est parce que cela lui offre enfin la scène que tout le monde, jusque-là, lui refusait.

Todd Phillips n’appelle donc pas à la violence. Son film n’est pas prescriptif mais descriptif. Il prétend seulement dépeindre une société qui s’écroule, pour laquelle la violence sera la seule issue. Et, en sous-texte, il dit qu’en l’absence de changement de cap, le peuple pourrait bien se tourner vers un fou pour peu qu’il ait un briquet et un bidon d’essence. Toute ressemblance avec l’Amérique de Trump n’est évidemment pas à exclure. C’est ce message annonciateur de la crise à venir qu’il faut retenir. Et que la valse des mésinterprétations contribue à brouiller.

Le nouvel Hollywood : la parenthèse du rêve américain

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© Caleb George

En novembre 1980, alors que Ronald Reagan est élu président des États-Unis, le film La porte du Paradis réalisait un échec cuisant entraînant la chute de la société de production United Artists. Cette fresque critique de l’histoire américaine symbolisait ainsi la fin d’une ère artistique débutée à la fin des années 60, qui avait vu Hollywood passer d’usine à rêve à un miroir du mal-être américain en pleine période de contestations.


 

Dans son fameux essai rédigé en 1957, Roland Barthes écrit : « Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, (…) il abolit la complexité des actes humains (…) il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules » (p.217).

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Horatio Alger, écrivain promoteur du self made man. © Whipple, John Adams

Ainsi, les États-Unis d’Amérique ont souvent présenté une vision mythique de leur Histoire : le rêve américain, la démocratie libérale, la consommation ostentatoire ou encore le mythe du self made man. Issu du transcendantalisme d’Emerson et des romans de l’écrivain Horatio Alger, il promeut le fait que tout individu a les capacités d’accomplir ses ambitions les plus folles, quelles que soient ses origines sociales ou ethniques. C’est ce que le philosophe canadien C.B Macpherson analyse comme « l’individualisme possessif ».

Cette mythification est motivée par le fait que, contrairement au continent européen, les États-Unis sont perçus comme une terre vierge découverte notamment par la conquête de l’ouest, le mythe de la destinée manifeste occultant ainsi le passé indien. Ce concept de terre vierge et l’absence d’Histoire ancienne avec une société féodale a pour conséquence une absence fondamentale de vision de classe comme on pourrait en trouver dans les pays européens. Tocqueville déjà relève en son temps cette vision égalitariste de la société américaine avec la fameuse « égalité des conditions ». Or les États-Unis, comme le fait remarquer l’ancien haut-fonctionnaire Pierre Conesa dans son essai Hollywar : Hollywood, arme de propagande massive (2018) n’ont jamais eu de ministère de l’éducation nationale et par conséquent aucun récit national institutionnel.

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American Progress, 1872, John Gast, peinture allégorique de la Destinée manifeste américaine.

Le cinéma américain apparaît de facto comme un outil essentiel dans la propagation de ces mythes historiques énoncés pour fabriquer un imaginaire commun à la société américaine. 

Il serait excessif de ne voir chez Hollywood qu’une officine idéologique au service de l’État américain, en raison de la complexité de l’industrie cinématographique américaine. Hollywood a plusieurs fois proposé une variété de sujets sensibles dès les premières décennies, avec des réalisateurs courageux tels que Frank Capra avec Monsieur Smith au Sénat (1940) évoquant les zones d’ombre de la démocratie américaine ou King Vidor qui réalise Notre pain quotidien en 1934 sur la question sociale.

Il faut pourtant constater que l’industrie hollywoodienne se distingue par sa situation quasi-monopolistique. Dès 1939, les grands studios surnommés les majors représentent 80% de la production cinématographique. Ils véhiculent alors dans une large majorité de leurs œuvres une idéologie consensuelle accompagnée des mythes fondateurs américains, fabriquant un imaginaire commun pour la population américaine comme l’a analysé Anne-Marie Bidaud dans le livre Hollywood et le rêve américain : Cinéma et idéologie aux Etats-Unis (1994).

De plus, la violence de la chasse aux sorcières durant la période du maccarthysme à Hollywood, avec la liste noire mise en place par la MPAA (Motion Picture American Association, rassemblement des majors) en 1947 active jusqu’aux années 1960, démontre bien l’importance du cinéma américain comme vecteur de cohésion nationale.

Le déclin du Hollywood traditionnel

Toutefois, dans l’après-guerre, les studios qui régnaient de manière monopolistique vont progressivement voir leur pouvoir s’affaiblir face aux arrêts anti-trusts de la Cour suprême entre 1948 et 1952.

La perte de puissance des majors procède également de la démocratisation de la télévision qui concurrence de plus en plus Hollywood. Ces différents bouleversements font chuter l’audience cinématographique, mettant en péril l’industrie hollywoodienne. Le déclin de ces studios se vérifie avec différents échecs de super-productions à l’image de Cléopatre de Joseph L. Mankiewicz en 1963 qui manque de peu de faire couler la Fox. Par ailleurs, les nababs, dirigeants emblématiques de ses studios, sont morts tel Louis B. Mayer en 1957 ou trop vieux pour comprendre les évolutions de la société à l’image de Sam Goldwyn qui qualifie Blow-Up (1967) d’Antonioni « d’ignoble cochonnerie ». Enfin, le code Hayes, implanté dans les années 30 sous la pression des groupes puritains et des ligues de vertu perd en influence. Il est remplacé en 1968 par un nouveau système plus conciliant.

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Cléopâtre réalisé par Joseph Mankiewicz en 1963. © Trailer screenshot

Le début du nouvel Hollywood

Si le cinéma américain traverse une crise existentielle durant l’Après-guerre, le cinéma européen connaît au même moment une renaissance. D’une part, le cinéma italien avec le néoréalisme cherche à montrer de manière quasi-documentaire la réalité et le quotidien des classes populaires italiennes. D’autre part, la nouvelle vague française révolutionne les conventions cinématographiques. Ces deux mouvements vont alors particulièrement influencer les jeunes réalisateurs trentenaires américains à la fin des années 1960.

Cette période voit également les fondements de la société américaine complètement bouleversés. Un désenchantement général touche alors toutes les catégories de la population américaine en raison de la guerre du Viêt-Nam qui remet en cause le bien-fondé de la destinée manifeste américaine, du scandale du Watergate remettant en cause la confiance dans les institutions américaines et le début de la crise économique qui fait perdre foi dans le rêve américain.

Divers sondages traduisent en effet ce mal-être qui traverse la société américaine. Le centre de recherche sur l’opinion publique de l’Université du Michigan révèle en 1972 que 53% des Américains interrogés croient que « le Gouvernement est aux mains de grands intérêts économiques qui travaillent pour leur seul profit ». En 1975, un organisme catholique effectue un sondage révélant que 83% des personnes interrogées pensent que “les responsables qui dirigent le pays” ne disent pas la vérité. Enfin, le New York Times révèle dans ces mêmes années que des analystes d’opinion publique s’adressant au Comité du Congrès affirment que « la confiance du public à l’égard du gouvernement et de l’avenir économique du pays était sans doute à son plus bas niveau depuis qu’il est possible de calculer scientifiquement ce genre de choses ».

L’ensemble de ces facteurs artistiques et politiques convergent alors pour produire ce que le journaliste américain Peter Biskind a nommé en 1998 « le nouvel Hollywood ». Ces jeunes cinéastes trentenaires pétris des évolutions cinématographiques européennes vont pouvoir imposer leurs vues artistiques face à l’affaiblissement du pouvoir des studios.

Le critique français Jean Baptiste Thoret va jusqu’à parler d’une  «Prise d’assaut de la citadelle hollywoodienne ».

Biskind fait débuter ce mouvement par la sortie de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn en 1967, qui devait initialement être réalisé par François Truffaut ou Jean Luc Godard. Cette œuvre présente une vision idyllique et révolutionnaire du célèbre couple de gangsters avec une mise en scène sauvage et violente à l’image de la scène finale qui montre l’assassinat du couple de manière frontale. Pauline Kael, critique au New-Yorker, déclarait à l’époque « Bonnie and Clyde montre sur grand écran cet espace public terriblement révélateur des choses que les gens ressentent en ce moment, des choses dont ils parlent et sur lesquelles on écrit beaucoup ».

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Manifestation contre la guerre du Viet-Nam à Whashington DC en 1967. © Fank Wolfe

Le cinéma américain, auparavant outil de fabrique du rêve américain et du consensus national, s’est désormais transformé en fenêtre sur le paysage politique américain. Si l’analogie est faite par Pauline Kael vis-à-vis de la violence du conflit vietnamien, la génération de ces jeunes réalisateurs qui émerge n’hésite pas à traduire le scepticisme général vis-à-vis des mythes américains et de la société actuelle en appuyant sur les défauts du système américain. La génération de ces nouveaux cinéastes va ainsi réaliser pléthore de films critiques sur les fondations de la société américaine : le rêve américain [1], les institutions américaines [2]. Enfin, ces films sont aussi témoins d’un mépris pour une vision idyllique en préférant montrer la violence des structures sociales [3] et refusent aussi le traditionnel happy end qui avait autrefois lieu même pour les films critiques du système américain.

Pourtant, à partir de 1975, on peut déjà voir que le mouvement du Nouvel Hollywood commence à s’effriter du fait des évolutions économiques. Les succès de Jaws et Star Wars font apparaître un nouveau modèle plus prolifique pour l’industrie hollywoodienne : le blockbuster, qui plait à toutes les classes sociales et en particulier aux adolescents américains, jeune public dépolitisé. Enfin, les nouveaux rois du nouvel Hollywood dans les années suivantes, assurés de la confiance des studios se lancent dans des films qui ne rencontrent pas le succès escompté. Scorcese voit par exemple son film New York New York réalisé en 1977 échouer au box-office.

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George Lucas, le créateur de Star Wars. ©AP Wirephoto

Enfin en 1977 Friedkin réalise un remake du film Le salaire de la peur (1953) de Clouzot, Sorcerer, avec un aspect critique sur le pouvoir. Mais son film termine en fiasco total du fait de la sortie conjointe avec Star Wars. Le critique Samuel Blumenfeld déclare ainsi : « Le public américain de la fin des années 70 voulait voir un film dans l’espace, déconnecté du réel, où la frontière entre le bien et le mal est clairement délimitée, plutôt qu’un film dans la jungle, dont les quatre personnages principaux sont à la base des ordures. Et qui en plus tient un discours politique dénonçant la mainmise des multinationales américaines sur l’Amérique du Sud ».

Une fois de plus ces évolutions cinématographiques sont en corrélation avec les évolutions politiques. En 1974, Nixon quitte la Présidence face aux révélations du Watergate. Il est remplacé par Ford tandis les troupes américaines quittent définitivement le Viet-Nam en 1975. À cela s’ajoute en 1976 les célébrations du bicentenaire de l’indépendance américaine qui ravivent le patriotisme américain et les mythes fondateurs de la société américaine, alors qu’en 1979 la prise des otages américains lors de la révolution iranienne est vue comme une grave humiliation par une majorité d’Américains. Enfin, dans son récent essai La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme-autoritaire (2018), le philosophe français Grégoire Chamayou démontre à partir de multiples archives l’organisation d’une réaction opérée par le haut (milieux économiques, industriels, politiques) face aux luttes écologiques, politiques et sociales qui agitaient la société américaine au début des années 70. 

La porte du paradis : Le chant du cygne du nouvel Hollywood

Pourtant, en février 1979, tout laisse à songer que le nouvel Hollywood a encore de beaux jours devant lui. L’un de ses réalisateurs emblématiques, Francis Ford Coppola remet à Michael Cimino l’oscar du meilleur réalisateur pour The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), fresque de trois heures évoquant le conflit vietnamien depuis l’oeil de trois cols bleus de Pennsylvanie.

Auréolé par ce succès, Cimino signe avec United Artists un contrat lui donnant carte blanche pour réaliser le film La Porte du Paradis. Le scénario écrit dès 1974 évoque de manière romancée un événement sombre et peu connu de l’Histoire américaine, la guerre du Comté de Johnson qui, en 1892, vit un conflit sanglant entre des paysans immigrés originaires de l’Europe de l’est et une association de propriétaires fonciers soutenue par les autorités fédérales américaines.

Rapidement, la production du film va dépasser les prévisions avec un tournage de sept mois au lieu de deux et un budget prévisionnel qui va être dépassé pour atteindre le chiffre de 44 millions de dollars (ce qui équivaut aujourd’hui à un budget digne d’une superproduction Marvel). Le montage aboutit alors à une durée finale de 3H39. Le film sort en novembre 1980. Il est étrillé d’une manière particulièrement violente par la critique puis retiré au bout d’une semaine d’exploitation par United Artists pour refaire le montage. Le film ressort en 1981, avec cette fois une durée de 2H30 mais rien n’y fait. Il est retiré au bout d’une semaine d’exploitation. Quelques mois après, la société United Artists fait faillite.

Beaucoup expliquent alors l’échec de La porte du paradis par la mégalomanie de Cimino. D’un point de vue artistique, nombreux sont ceux qui lui reprochent la durée beaucoup trop longue du film faite d’ellipses, son style trop européen, contemplatif et la lenteur du rythme. Enfin, la faillite de United Artists n’est pas directement liée à l’échec de La porte du Paradis mais plutôt de la réalisation d’une dizaine de films non sortis la même année.

L’échec de La porte du Paradis symbolise quelque chose de plus important. Le film sort deux semaines après l’élection de Ronald Reagan. Ancien acteur de série B, ayant participé directement à la chasse aux sorcières à Hollywood en tant que président de la SAG (Screen Actor Guild), il fait ses premières armes politiques en militant activement auprès du candidat républicain à la présidence de 1964 Barry Goldwater, partisan de la suppression de la sécurité sociale, des droits civiques, et de l’usage de l’arme nucléaire.

Après 10 ans en tant que gouverneur de Californie, Reagan est élu en 1980 sur un programme libéral-conservateur associé à une volonté de retour aux mythes fondateurs de la société américaine. Jean Baudrillard écrit à ce propos dans son excellent essai Amérique (1998) : « L’Amérique entière est devenue californienne, à l’image de Reagan. Ancien acteur, ancien gouverneur de Californie, il a étendu aux dimensions de l’Amérique la vision cinématographique et euphorique, extravertie et publicitaire, des paradis artificiels de l’Ouest. Il a installé une sorte de chantage à la facilité, renouvelant le pacte primitif américain de l’utopie réalisée. (…) Si l’utopie est réalisée, le malheur n’existe pas, les pauvres ne sont plus crédibles. Si l’Amérique est ressuscitée, alors le massacre des Indiens n’a pas eu lieu, le Vietnam n’a pas eu lieu. ».

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Ronald Reagan et sa femme Nancy. © Unknown

Or La porte du paradis est une charge frontale contre l’ensemble de la mythologie américaine tel que le rêve américain, la conquête de l’ouest, le mythe du self made man, l’optimisme mais surtout celui de la terre vierge américaine faisant normalement abstraction des classes sociales. En effet lors de la réunion des propriétaires qui décide de l’exécution des émigrés, l’un des personnages principaux déclare « Je suis prisonnier de ma classe », ce qui valut ainsi à Cimino d’être accusé de crypto-marxisme par différents critiques. 

La porte du paradis est donc un film anachronique dans cette nouvelle période de résurrection des mythes américains. Il est victime d’une réaction artistique symbolique des années Reagan. La décennie qui suivra verra alors une large reprise en main de la production cinématographique par les studios tandis que le cinéma américain des années 80 n’est pas exempt de « l’effet Kaboul »[4], avec un retour de l’opposition binaire du bien contre le mal et le retour du mythe from rags to riches, malgré quelques productions indépendantes tel que Reds de Warren Beatty en 1981.

La porte du paradis est ainsi « l’inutile cassandre » énoncée à la société américaine à l’aube d’une décennie qui verra l’installation durable du paradigme néoconservateur et néolibéral 

Cimino réussira malgré tout à retourner à la réalisation 5 ans plus tard avec L’année du dragon (1985), film noir où il fait dire à l’un de ses personnages : « Plus personne ne se souvient de rien dans ce pays ».

La période du Nouvel Hollywood a ainsi accompagné artistiquement la grande vague de contestations qui a touché la société américaine. Le rôle politique du cinéma a aussi eu une forte importance durant les années 70 dans d’autres pays tel l’Italie au travers de réalisateurs comme Elio Petri qui dans des films marquants comme Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon(1971) ou Todo Modo(1977) dresse un réquisitoire puissant du pouvoir italien en pleines années de plomb.

 

[1] La Lauréat, Le Plongeon, Cinq pièces faciles

[2] À cause d’un assassinat, Conversation secrète

[3] Macadam Cowboy, Un après-midi de chien, Taxi Driver

[4] Cette formule est de Olivier Duhamel et Jean-Luc Parodi

Bibliographie:

Jean Baudrillard, Amérique, Le Livre de Poche, 1998

Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain: Cinéma et idéologie aux Etats-Unis, Armand Colin, 1994

Peter Biskind, Le nouvel hollywood, Le Cherche Midi, 2002

Pierre Conesa, Hollywar, Robert Laffont, 2018

Jean Baptiste Thoret, Le Cinéma Américain des Années 70, Cahiers du Cinéma, 2017

Hollywood et l’écologie : la peur bleue de la terreur verte

Une affiche du film Avengers : Infinity War/ © DR

D’Avengers à Godzilla, nombreux sont les blockbusters hollywoodiens à choisir comme antagonistes principaux des « écoterroristes », prêts à commettre des massacres au nom de la protection de la planète. L’occasion de questionner la représentation des crises écologiques à Hollywood, entre prise de conscience des drames à venir et refus des studios d’interroger les causes structurelles de ces crises.

Attention ! Cet article contient des spoilers sur les films Avengers et sur la série Game of Thrones.


La scène restera sans doute longtemps dans les mémoires des spectateurs du monde entier. D’un claquement de doigt, le tout-puissant Thanos raie de la carte de l’univers la moitié des espèces vivantes et clôture ainsi sur une note très sombre Avengers : Infinity War, troisième volet des aventures de la super-équipe de héros Marvel. Générique de fin. Le super-vilain a gagné… du moins, avant qu’une pirouette spatio-temporelle et scénaristique ne défasse son œuvre morbide, dès l’épisode suivant (Avengers : Endgame). 

Même vaincu, Thanos s’est d’ores et déjà imposé, à la faveur du colossal succès commercial des deux films (quasiment 5 milliards de dollars de recettes en tout), comme le méchant de cinéma le plus emblématique de la décennie 2010. Originaire de la planète Titan, dernier survivant d’une civilisation si gloutonne en ressources qu’elle a fini par s’éteindre, il est convaincu de la nécessité d’un contrôle radical de la démographie. Qui passe, grandiloquence hollywoodienne oblige, par l’usage d’un artefact surpuissant, le Gant de l’Infini, capable d’anéantir instantanément des milliards de vies. Le Thanos du grand écran n’a pas grand-chose à voir avec l’original des comics, plus empreint de mythologie grecque, de dialectique entre l’amour et la mort – Eros et Thanatos, dont il tire son nom. C’est donc par choix qu’un écoterroriste est mis en scène dans Avengers, une incarnation de la pensée malthusienne poussée à l’extrême. Un choix loin d’être anodin, tant cette figure de méchant motivée par des convictions environnementalistes est devenue courante dans l’industrie du cinéma américaine.

LES NOUVEAUX GÉNOCIDAIRES

On peut même parler d’un nouvel archétype, dont on retrouve des variations dans plusieurs blockbusters très récents. Dans Godzilla II, sorti en mai 2019, le Colonel Alan Jonah libère d’énormes créatures sur Terre afin de régler son compte à l’humanité, qu’il perçoit, au vue de la crise climatique, comme un virus à éradiquer. Point de vue partagé par l’excentrique milliardaire Richmond Valentine dans Kingsman (2014), le scientifique mégalo Carlton Drake dans Venom (2018), ou l’Atlante Ocean Master dans Aquaman (2018). Si tous rivalisent d’ingéniosité dans leurs plans génocidaires (diffuser un signal pour forcer les hommes à s’entretuer, se servir d’un symbiote alien à des fins eugénistes ou tout simplement engloutir l’Homo Sapiens sous les flots), ils se retrouvent dans la même intention – sauver la planète – ce qui passe à chaque fois par une « purification apocalyptique ».

Les antagonistes, à Hollywood, sont les réceptacles des craintes et des haines de l’Oncle Sam. Soviétique durant la Guerre Froide (Rocky IV), arabe après la guerre du Golfe puis le 11 septembre (True Lies), le méchant hollywoodien est le miroir hyperbolique de son époque. Que dire alors de l’occurrence de ces nouveaux bad guys, militants climatiques caricaturés et radicalisés à l’extrême ? 

L’EXORCISME DE LA RADICALITÉ

L’industrie hollywoodienne n’est pas exactement un nid de gauchistes radicaux. Ni de radicaux tout court, d’ailleurs. Les gros studios (Disney, Universal, Warner…), multinationales de l’art mondialisé, adhèrent complètement au capitalisme, au libéralisme américain et restent majoritairement proches du Parti Démocrate, sauce Hillary Clinton. Rien de surprenant donc, à les voir représenter négativement la radicalité politique. « Hollywood a besoin de convoquer des figures de radicalité pour mieux les exorciser, pour promouvoir à l’opposé une voie modérée. Quitte à faire, parfois, une association entre terrorisme et gauchisme », explique Gabriel Bortzmeyer, docteur en études cinématographiques. 

Dans cette configuration, la coloration écologiste du méchant devient secondaire, prétexte à la dualité classique et purement morale entre le gentil sauveur et le méchant exterminateur. Pratique, puisque cela évite de se poser la question des causes structurelles de la crise environnementale. Dans Avengers, il est évident pour tous les héros que Thanos doit être arrêté pour éviter le massacre, mais la question des ressources limitées dans un monde fini, qui motive Thanos, n’est jamais posée.  

Pour Gabriel Bortzmeyer, Hollywood a en effet tendance à « externaliser les causes » dans ces représentations des cataclysmes environnementaux, que ce soit en montrant une catastrophe instantanée ou, ici, en faisant endosser la catastrophe à un fou furieux d’écoterroriste. Il faut dire aussi que le spectacle reste la préoccupation première du blockbuster. Mettre en images l’effondrement soudain est plus simple et surtout plus divertissant que de filmer la pollution invisible, l’empoisonnement silencieux de l’eau et de l’air, etc. Comme le rappelle l’historien et spécialiste de la culture populaire William Blanc,

« La pop-culture n’est pas un documentaire politique. On déplace le discours dans un monde imaginaire et tout fonctionne donc par allusion. » 

CONSCIENCE VERTE A HOLLYWOOD ?

Pour William Blanc, il faut quand même voir un signal positif dans l’apparition de ces méchants : celle d’une prise de conscience par Hollywood du problème environnemental. « Ces personnages-là incarnent la crainte que la nature se venge et qu’elle finisse par engloutir l’espèce humaine”, analyse-t-il. “C’est à la fois un discours politique et une soupape cathartique”. 

Une catharsis car – vautrons-nous dans le spoil – à la fin, ce sont quand même les gentils qui gagnent. Les méchants sont éliminés, ou vaincus, ce qui est source de soulagement. Game of Thrones et le Roi de la Nuit, devenu allégorie de la menace climatique qui pèse sur les hommes, en livrent un bon exemple. Dans l’épisode 3 de la dernière saison, la jeune Arya tue le Roi de la Nuit d’un coup de couteau. « Quand vous regardez notamment les réactions en live aux Etats-Unis, où les gens regardent ça de manière collective, il y a une explosion de joie”, note William Blanc. “Il y a ce côté “si seulement ça pouvait être comme ça dans la réalité, aussi simple”. Bien sûr, contrairement au Roi de la Nuit, le réchauffement climatique ne sera pas résolu en un coup, il faudra des générations”. 

Reste à savoir si la catharsis, la purge des craintes et des passions, est une bonne ou une mauvaise chose dans le cas de l’écologie. Pour Bortzmeyer, pessimiste quant à la conscientisation politique réelle d’Hollywood, « ce procédé alimente les angoisses tout en inoculant un espoir qui les neutralise. Hollywood, loin de refléter des mentalités, administre des affects collectifs à la manière d’un anxiolytique cinématographique”.  

Tout dépend, en fait, de ce que retient le public. Surtout, de ce qu’il se réapproprie. « Prenez Game of Thrones”, observe William Blanc. “Dans les manifestations pour le climat, vous verrez des gens avec des pancartes Winter is not Coming. La pop-culture est un point d’appui pour développer un discours militant. Les figures écolos, même les méchants, participent à une ambiance et une prise de conscience politique”. Thanos et les autres super-vilains ne sont, fort heureusement, pas encore érigés en héros de la cause écolo. Mais ils contribuent indirectement à alimenter le débat : des articles très sérieux ont pu être publiés sur le mal-fondé du malthusianisme de Thanos, concluant notamment qu’un contrôle démographique, si radical soit-il, ne servirait à rien et que la clé réside dans un changement de mode de production et de consommation.  

Si Hollywood craint toute forme radicale de la politique, c’est qu’il est aussi dans son rôle : divertir le plus grand nombre et ne s’aliéner personne. Au spectateur d’être dans le sien. Libre à lui de débrancher son cerveau, d’ignorer le sous-texte politique, quel qu’il soit, ou bien de le laisser résonner avec sa propre subjectivité politique. 

Le blockbuster chinois peut-il conquérir le monde ?

© deepskyobject, Flickr

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », écrivait Alain Peyrefitte en 1973, dans une formule si célèbre qu’elle en est devenue éculée. Force est de constater pourtant qu’en matière de marché mondial du cinéma, la Chine semble ronronner et que le box-office international, ultra-dominé par les superproductions hollywoodiennes, n’a pas ne serait-ce qu’un frisson à l’idée d’une concurrence venue de Pékin. Pourtant, la Chine a ses blockbusters qui font des recettes équivalentes à celles des géants américains… en s’appuyant seulement sur le marché intérieur. L’industrie du cinéma chinois tente maintenant de passer à la vitesse supérieure : lancer ses champions à la conquête des marchés occidentaux.


En 2017, dans le club prestigieux des dix plus gros succès du box-office mondial, aux côtés des attendus poids lourds de Disney (le remake de La Belle et la Bête, le nouveau Spiderman) ou d’Universal Studios (Fast & Furious 8), on retrouvait un invité surprise. Avec 870 millions de dollars encaissés, le blockbuster chinois Wolf Warrior 2 fait cette année-là mieux que des licences emblématiques du cinéma mondialisé comme Pirates des Caraïbes ou encore Les Gardiens de la Galaxie. Un tour de force d’autant plus grand que le film n’a quasiment pas été exporté en dehors du territoire national : 854 millions de dollars sur 870 ont été réalisés dans les salles obscures chinoises, 16 millions seulement à l’international.

Le premier marché cinématographique au monde

Le marché chinois est en réalité si puissant que les blockbusters locaux n’ont pas besoin de s’exporter pour réaliser des recettes équivalentes ou supérieures à celles des productions hollywoodiennes. L’émergence rapide d’une classe moyenne urbanisée a conduit à l’explosion de la fréquentation des salles en Chine continentale depuis les années Deng Xiaoping.

Le marché chinois est très récemment devenu le premier au monde, devant son concurrent nord-américain. Plus encore, il devient une étape essentielle dans les stratégies commerciales des studios occidentaux. Fast & Furious, Transformers, ou encore Jurassic World sont autant de franchises qui doivent en grande partie leur succès planétaire à leur popularité dans les salles chinoises. Ces dernières font même parfois office de planche de salut pour des longs-métrages à la peine en Europe et en Amérique. En 2016, l’adaptation en film du jeu vidéo Warcraft est sauvée de la catastrophe par le public chinois : sur les 400 millions de dollars de recettes mondiales, 50 % proviennent des entrées en Chine.

Rachats et stratégies d’influence

Ce poids croissant de la Chine n’a pas échappé aux gros studios américains et européens, qui multiplient ces dernières années les partenariats de coproduction avec les producteurs et distributeurs chinois, pour s’assurer une place sur leur marché. Parfois au prix d’étonnantes contorsions : par exemple, cette année, devant le peu d’engouement des Chinois pour la franchise Star Wars, Disney a renommé son Solo : A Star Wars Story en Ranger Solo lors de la sortie chinoise, pour éviter de faire fuir le public. Les partenariats stipulent aussi parfois de tourner des scènes en Chine, offrant une vitrine non négligeable pour le pays.

Wang Jianlin, propriétaire de Wanda Group, principal acteur de l’industrie chinoise du cinéma © crédits : Stuart Isett, Flickr

Mais les arrangements sont parfois plus politiques. Les partenaires n’hésitent plus à imposer leurs choix. Le blockbuster Marvel Doctor Strange, coproduit par la Chine, a ainsi délocalisé un personnage censé être tibétain au Népal, pour ne pas fâcher les investisseurs. Répondre à ce genre de cahier des charges permet aux studios d’éviter la censure redoutée de Pékin, prompte à charcuter le montage des films qui ne lui plaisent pas, ou tout simplement à en interdire l’exploitation sur son territoire.

Parallèlement, les gros bonnets du cinéma chinois investissent directement dans le cinéma occidental en achetant des parts dans des studios. Fundamental Films, basé à Shanghai, est propriétaire à 27,9 % d’Europacorp, la société du Français Luc Besson. Ce qui lui a permis, en 2017, d’imposer un acteur chinois au casting de Valérian. Le géant Wanda Group, dirigé par le milliardaire chinois Wang Jianlin, détient depuis 2016 Legendary, le studio américain à l’origine de Jurassic World, Godzilla, Warcraft ou encore Pacific Rim. La société est aussi depuis 2012 propriétaire de la chaîne de cinémas AMC Theater, une des plus importantes des Etats-Unis.

Dépasser Hollywood : le rêve de Wanda Group et du gouvernement chinois

C’est là tout le paradoxe de l’industrie cinématographique chinoise à l’international : elle est à la fois partout et nulle part. Car les champions occidentaux du box-office mondial ont beau être de plus en plus cofinancés par l’argent chinois, ils n’en demeurent pas moins identifiés comme purement nord-américains ou européens, diffusant les valeurs occidentales standardisées par la mondialisation et le capitalisme triomphant.

La Chine dépasse tous les records par son dynamisme économique, mais sait qu’en matière de soft power elle ne constitue pas un concurrent sérieux pour l’hégémonie nord-américaine. En matière de cinéma, elle a longtemps été dans l’ombre des films hong-kongais qui se sont exportés durant l’âge d’or des années 1980-1990, avec ses réalisateurs emblématiques (John Woo, Tsui Hark, Wilson Yip). Pire encore (aux yeux de Pékin), même Taïwan a plus de notoriété critique et commerciale, grâce à des cinéastes comme Ang Lee (Tigre et Dragon). Tout le défi pour la Chine continentale est de transformer les succès nationaux de ses films en triomphes internationaux. Depuis le début des années 2000, Pékin a bien compris que les films étaient de formidables ambassadeurs pour promouvoir sa vision du monde, bien plus que la propagande à l’ancienne.

L’Empire du Milieu s’est donc donné les moyens de conquérir le marché mondial. En se dotant des plus grands studios de cinéma du monde, d’abord : les Hengdian World Studios (surnommés un temps Chinawood), ouverts en 1996, dépassent les studios Universal en surface. Mais même eux s’inclinent devant la rutilante Qingdao Movie Metropolis, ouverte en 2018 par Wanda Group. Avec cela, la Chine a les équipements technologiques pour concurrencer en qualité le cinéma américain. Et ça tombe bien. Dépasser Hollywood, c’est le rêve avoué derrière cette nouvelle « Cité du cinéma ».

Franchir la grande muraille culturelle

Or derrière les gros poissons du cinéma chinois, le Parti communiste n’est jamais loin. Le dirigeant de Wanda Group, Wang Jianlin, est un fidèle du parti. Wu Jing, réalisateur-producteur-acteur du triomphe Wolf Warrior 2, sorte de Michael Bay version Beijing, n’a jamais caché son nationalisme et sa proximité avec le pouvoir ; ils constituent d’ailleurs l’essence même de son film, qui raconte l’histoire d’un ancien soldat des forces spéciales chinoises qui sauve des populations africaines martyrisées par les Occidentaux. Le film s’inscrit pleinement dans la stratégie de rapprochement chinois avec les Etats africains.

Wu Jing sur le tournage de Wolf Warrior 2. © Célina Horan

Problème, ce type de films à gros sabots a peu de chances de convaincre qui que ce soit passée la frontière. Plaire à un public international biberonné depuis plus d’un siècle à la « machine à rêves » américaine est un challenge autrement plus difficile. La Grande Muraille, sorti en 2017, fait figure de coup d’essai. Le long-métrage de Zhang Yimou, produit par Wanda Group, tourné à Qingdao, intègre dans son casting la superstar américaine Matt Damon. De quoi attirer les Occidentaux en salles.

A mille lieux de l’archétype du héros blanc qui arrive dans un monde inconnu dont il résout instantanément tous les problèmes (le syndrome Avatar), Damon y campe plutôt un Occidental auquel le spectateur non chinois peut s’identifier, qui ne comprend pas grand-chose et qui va découvrir les enjeux en même temps que lui.

Logiquement, c’est surtout le casting chinois qui est mis en valeur dans La Grande Muraille. Le film s’éloigne aussi du modèle du blockbuster américain, en mettant davantage l’accent sur l’esprit de corps et la coopération entre les individus au service du collectif (le film raconte comment l’armée chinoise défend la Grande Muraille d’une horde de démons, or les stratégies militaires déployées demandent la synchronisation parfaite de tous les guerriers).

La Grande Muraille n’a que partiellement réussi sa mission. La plupart des critiques, sentant peut-être venir le cheval de Troie, ont accueilli ce film très froidement. Pourtant, il n’a pas à rougir de ses recettes en Occident. Plus de 800 000 entrées en France, 160 millions de dollars de recettes hors box-office chinois (où il a fait à peu près autant d’argent). Pas de quoi faire vaciller l’hégémonie d’Hollywood, certes. Mais le signal est là : il est possible pour un film produit et réalisé en Chine de connaître un succès de masse avec une histoire pourtant très ancrée dans la culture chinoise. A l’heure où les blockbusters se font de plus en plus calibrés et standardisés par les « majors », la Chine pourrait même jouer la carte du vent de fraîcheur et faire un gros coup dans les prochaines années.

Bis repetita à Hollywood ou comment ne pas apprendre de ses erreurs

©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Le lundi 19 juin avait lieu au Grand Rex l’avant-première de Baywatch : Alerte à Malibu, dernière grosse production de la Paramount. Léger bémol : la salle, vide au 9/10e. Avec 177 369 571 de dollars de bénéfices pour 70 000 000 de budget, le film est un demi-échec pour les producteurs hollywoodiens. Il s’inscrit dans une série de revers pour les blockbusters : du dernier Pirates des Caraïbes à Valérian en passant par La Momie, l’enchaînement des fiascos traduit un essoufflement qui n’est pas sans rappeler les années 1960 à Hollywood.

La vieille analyse marxiste, caricaturale et caricaturée, selon laquelle toute production artistique est en grande partie façonnée par ses conditions de production est quelque peu tombée en désuétude. Dénoncée à raison pour son réductionnisme, elle n’est pourtant pas dénuée de tout intérêt dans le cas de l’industrie cinématographique. Elle permet effectivement de rendre compte, dans une certaine mesure, du caractère inégal de la qualité de la production cinématographique au fil du temps. L’exemple du cinéma américain des années 1970-1990 est, à cet égard, très symptomatique.

A la fin des années 1960, l’industrie du cinéma américaine est exsangue. En 1950, 20,6 millions de spectateurs s’étaient rendus dans les salles de cinéma, un nombre déjà moins élevé qu’avant-guerre. En 1975, la fréquentation des salles est tombée à 4,6 millions de spectateurs. Au cours des années 1950 et 1960, Hollywood, jouissant de bénéfices confortables, s’est laissé aller à la facilité : alors que l’Europe commence à connaître la modernité cinématographique (Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman sort en 1957, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais en 1959, L’avventura de Michelangelo Antonioni en 1960), les studios américains multiplient les films standardisés à l’instar de La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), comédie musicale lénifiante et pleine de bons sentiments.

A la fin des années 1960, les grandes majors hollywoodiennes (Paramount, Universal, MGM, la Fox) sont au bord de la faillite. Pour éviter la débâcle, elles doivent à tout prix parvenir à attirer à nouveau les spectateurs. Cette situation de crise va octroyer à la nouvelle génération de réalisateurs, la première à avoir fréquenté les universités de cinéma (celle de UCLA notamment), nourrie au cinéma européen, une liberté dont la précédente n’avait pas pu bénéficier. Cette jeune génération, à l’inverse des dirigeants vieillissants des studios, comprend la société américaine des années 1970, son mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt nam, l’émergence d’une nouvelle gauche. Les majors se résolvent alors, à contrecœur, à déléguer une partie de leur pouvoir à ces jeunes réalisateurs qui, eux, semblent en phase avec les nouveaux goûts du public.

Alors que dans les années 1950 les réalisateurs qui refusaient de céder à la standardisation étaient marginalisés et condamnés à tourner leurs films dans des conditions déplorables (à l’instar du sublime Shadows de John Cassavetes, tourné avec un budget dérisoire et des acteurs non professionnels), ceux des années 1970 vont jouir d’un pouvoir dont jamais les réalisateurs n’avaient pu bénéficier. Pour la première fois, ils obtiennent le final cut (ce sont eux qui ont le dernier mot concernant leurs films, les studios ne peuvent plus remonter les films à leur guise comme ils avaient l’habitude de le faire).

C’est le Bonny and Clyde d’Arthur Penn, film particulièrement violent pour l’époque, qui marque l’acte de naissance, en 1967, de ce que l’on appellera le Nouvel Hollywood. Suit toute une série de films exigeants et novateurs, qui mêlent la violence et les problématiques américaines de Bonny and Clyde et le thème de l’aliénation propre au cinéma européen.

Ces films, distribués par les grands studios, touchent un vaste public. De grands cinéastes émergent alors. Peter Bogdanovich ouvre le bal en 1971 avec La Dernière Séance : film d’apprentissage qui entraîne le spectateur au coeur d’une Amérique rurale plongée dans l’ennui sur fond de Guerre de Corée. Il s’agit de l’une des oeuvres les plus pessimistes de la décennie. Martin Scorsese s’inscrit également dans ce renouveau avec Mean Streets (1973, première étape d’une collaboration fructueuse avec Robert De Niro) puis Taxi Driver (1976), l’un des premiers films à traiter la question de la guerre du Viêt nam, emblématique du Nouvel Hollywood par sa violence et sa noirceur. Le Viêt Nam devient rapidement une préoccupation majeure des cinéastes contemporains : Francis Coppola l’aborde dans Apocalypse Now (1979, Palme d’Or), Michael Cimino dans Voyage au bout de l’enfer (1978), fresque de 3h20 qui s’attarde surtout sur les conséquences psychologiques de la guerre. Illustration saisissante de la liberté inédite dont jouissent ces jeunes réalisateurs, la carte blanche donnée par les studios à Michael Cimino pour son film suivant. La Porte du Paradis (1980) s’avèrera finalement être un fiasco commercial sans précédent, entrainant la faillite de son producteur United Artists. L’échec du film signe symboliquement la fin du Nouvel Hollywood.

L’effervescence ne dure en effet qu’une décennie. L’immense succès commercial de films à grand spectacle (Les dents de la mer, Star Wars), consensuels et nettement moins politisés que ceux du début des années 1970, vient renflouer les studios. Ces derniers dégagent des bénéfices plus importants que jamais et reprennent peu à peu leur pouvoir. Cela engendre un retour à la standardisation : Star Wars est ainsi décliné en trois épisodes. L’ère des suites et de la reproduction des recettes qui fonctionnent s’ouvre à Hollywod, au détriment des films novateurs et originaux. Les années 1980, années prospères pour l’industrie hollywoodienne, sont une décennie incomparablement moins intéressante que la précédente du point de vue artistique. Les films qui se démarquent par leur originalité sont produits et distribués par des compagnies indépendantes new-yorkaises (Stranger than paradise de Jim Jarmush ou Blood Simple des frères Coen en 1984) et bénéficient d’une exposition bien moindre que les films de Scorsese dix ans auparavant.

Bien entendu, ce déclin artistique ne s’explique pas uniquement par la meilleure santé financière des studios hollywoodiens. Le nouveau climat politique qui s’installe aux États-Unis (l’avènement du reaganisme et des yuppies) y est également pour beaucoup. Toutefois, il est difficile d’expliquer ce phénomène sans évoquer, comme on vient de le faire brièvement, les conditions de production des films. Par ailleurs, il ne s’agit pas de rejeter sans réserve le principe même des films à gros budgets. Les studios hollywoodiens ont à leur disposition nombre de réalisateurs créatifs et compétents sachant mettre à profit les moyens colossaux à leur disposition. Les Gardiens de la Galaxie, réalisé par James Gunn et sorti en 2014, apportait par exemple un vent de fraîcheur bienvenu au genre super-héros. De la même manière, le nouveau Spiderman, « blockbuster réjouissant dans ses dialogues et ses personnages secondaires comme dans ses scènes d’action tonitruantes », fait du bien au genre. Malgré un système à bout de souffle qui pousse à la standardisation et semble répéter les mêmes erreurs, il reste donc à Hollywood des cinéastes capables d’innovation.

Crédits photos : ©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Pour aller plus loin :

  • BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorcese, Spielberg… La révolution d’une génération, Le Cherche midi, coll. « Documents », 2002.
  • BERTHOMIEU Pierre, Hollywood moderne – le temps des voyants, Rouge profond, 2011.

Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

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©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/