Jean Wyllys : « Il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens »

Jean Wyllys © Ministère brésilien de la culture

Jean Wyllys est une des figures pop de la politique brésilienne. Connu grâce à l’émission Big Brother Brasil, élu en 2010 sous l’étiquette du PSOL (Parti socialisme et liberté) à Rio de Janeiro, réélu deux fois, il vient récemment d’abandonner son siège de député et de fuir le Brésil en raisons de nombreuses menaces de morts. Militant LGBT et adversaire implacable de Bolsonaro, l’arrivée au pouvoir du président ultraconservateur a décuplé les campagnes homophobes contre lui et les risques pour sa vie. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Retranscrit et traduit par Sarah de Figuereido.


LVSL – Vous avez renoncé en janvier 2019 à votre mandat de député pour lequel vous aviez été réélu, et vous vivez depuis en exil à Berlin, où vous travaillez sur votre thèse de doctorat. Comment en êtes-vous arrivé à cette situation ? Est-ce du fait de l’accroissement de menaces ces dernières années que vous avez pris cette décision ? Craigniez-vous pour votre vie ?

Jean Wyllys – J’ai quitté le Brésil en décembre dernier et j’ai décidé de ne plus y revenir. J’ai renoncé à mon troisième mandat de député pour lequel j’avais été réélu. Ma décision s’explique effectivement par l’accroissement des menaces. Je suis menacé depuis mon arrivée au Parlement en 2011. Les fondamentalistes chrétiens et les masculinistes qui éprouvent de la haine envers les femmes et les homosexuels me menaçaient déjà depuis 2011. Les violences ont augmenté en 2016, au moment de la destitution de Dilma Rousseff. Lors de sa procédure d’impeachment, j’œuvrais activement pour la défense de la démocratie, pas nécessairement pour la défense du gouvernement de Dilma, mais bien de la démocratie. Si Dilma Rousseff avait été une mauvaise dirigeante, ce sont des élections qui auraient dû l’éloigner du pouvoir, pas un coup d’État institutionnel. Car il s’agissait bien d’un coup d’État institutionnel, accusant Dilma Rousseff de « crime de responsabilité », concept juridique qui existe au Brésil. On a par ailleurs assisté à beaucoup de misogynie durant toute cette procédure d’impeachment. J’ai défendu Dilma et la démocratie, et les menaces, provenant de toutes parts, se sont intensifiées. C’est au moment de l’assassinat de Marielle Franco en 2018 que nous avons réellement pris conscience qu’il y avait une véritable association de cette nouvelle extrême droite avec des organisations criminelles, paramilitaires et mafieuses qui contrôlaient – et contrôlent toujours – une partie de l’État de Rio de Janeiro. Si on y ajoute à la campagne de diffamation dont je faisais l’objet, tout cela m’a fait comprendre que je ne n’étais plus en sécurité au Brésil, et qu’il pouvait m’arriver quelque chose. J’ai donc décidé de partir.

LVSL – Quel bilan faites-vous des présidences de Lula et de Dilma Rousseff ? Avez-vous le sentiment que les espoirs suscités par l’élection de Lula en 2003 ont été déçus ?

JW – Oui, en partie. De mon point de vue, ce que nous appelons « l’ère Lula » a constitué un véritable âge d’or pour le Brésil. Nous étions alors une nation en plein développement, en situation de quasi plein emploi, très peu de gens étaient au chômage. Les politiques de redistribution mises en œuvre ont conduit à une transformation significative du pays, y compris en matière d’exploitation sexuelle des enfants, parce que leurs mères; bénéficiant alors d’un revenu minimum, n’avaient plus besoin de vendre leurs enfants aux réseaux d’exploitation sexuelle. Lula était du côté du mouvement LGBT. Il a créé des séminaires LGBT aux niveaux municipal, régional et fédéral. Lula a négocié des accords commerciaux et mené une politique internationale qui a permis au Brésil d’accéder à une certaine autonomie et a transformé le pays en un véritable géant diplomatique. Au moment de l’invasion de l’Irak, lorsque les États-Unis ont cherché l’appui du Brésil, Lula a déclaré : « ma guerre est contre la faim ». Nous occupions donc une place importante, il y avait un réel climat de bonheur dans le pays, et quand il y a un climat de bonheur, quand les meilleurs aspects de l’identité nationale deviennent hégémoniques, les gens sont plus ouverts à la diversité. Il s’est donc agi de très belles années pour les femmes et pour le mouvement LGBT.

Les effets de la crise économique, notamment la crise des subprimes aux États-Unis qui a fait exploser la bulle immobilière, et la crise commerciale chinoise, ont affecté l’économie brésilienne au moment où Dilma Rousseff est devenue présidente. Le nombre de chômeurs a alors augmenté, pas de manière très significative, mais assez pour être relevé. Il y avait alors un écart très important entre le dollar et le real brésilien. Quand cela se produit, la population devient inquiète et facilement manipulable. C’est ce qui s’est passé au Brésil : la population, inquiète des conséquences de la crise, s’est fait manipuler par la télévision, surtout par la Rede Globo. Cela a joué un rôle décisif dans le développement du mouvement antipétiste [ndlr, anti Parti des travailleurs], qui n’avait rien à voir avec les supposées frustrations des électeurs des gouvernements pétistes. Les gens se sont mis à détester le PT non pas parce que le PT était entaché par la corruption, mais parce qu’il a mis en place des mesures qui ont changé la société, telles que la reconnaissance du statut de travailleuses pour les employées domestiques, la mise en place de politiques de discrimination positive avec l’instauration de quotas dans les universités publiques pour les étudiants noirs et les élèves d’écoles publiques, ainsi que dans les concours de la fonction publique, ce qui a permis aux noirs de pouvoir investir la sphère publique. Ces mesures ont engendré une haine de classe très importante de la part des élites brésiliennes dans lesquelles la classe moyenne se reconnaît : la classe moyenne est profondément envieuse vis à vis des élites, elle rêve d’être riche. Les élites ont donc manipulé celle-ci contre les pauvres et les noirs. Au Brésil, la classe moyenne est très raciste, xénophobe, misogyne et homophobe. Elle a donc été manipulée et a commencé à haïr le PT. On a fait croire que le problème était la corruption, mais ce n’était pas la corruption parce que la classe moyenne est elle-même très corrompue et n’hésite pas à frauder le fisc.

LVSL –  Vous semblez considérer que tout le monde est corrompu au Brésil, et donc que la corruption n’est pas la cause de la chute du PT. Mais en Italie, par exemple, la corruption touche la classe politique et la population, et ça n’empêche pas les électeurs d’en faire une question centrale et un motif de haine contre le personnel politique. Pensez-vous réellement que ce n’est pas un des motifs importants de la chute du PT ?

Le problème n’est pas la corruption. Si le problème était la corruption, la classe moyenne aurait à faire son autocritique tant elle est corrompue. Le problème, c’est que la corruption est toujours le fait d’autrui, toujours le fait des pauvres dans les discours. L’antipétisme n’est pas lié à la corruption, mais au fait que le PT a contribué à l’émancipation d’une classe qui menace la classe moyenne. Lorsque les pauvres ont commencé à prendre l’avion, à entrer dans les universités publiques jusqu’alors réservées à une élite, quand ils ont commencé à passer et à réussir les concours de la fonction publique, cela a dérangé la classe moyenne, car cela remettait en cause ses privilèges. Cette dernière ment délibérément en faisant croire qu’elle hait le PT parce qu’il est corrompu. Le système politique brésilien a toujours été corrompu, et ce bien avant que le PT n’arrive au pouvoir. Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) est corrompu, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) est corrompu, la majorité des partis – surtout de droite – sont corrompus, les banques sont corrompues, les grands chefs d’entreprises sont corrompus parce qu’ils fraudent le fisc. Il n’y avait pas de réelle volonté d’affronter le problème de la corruption, mais plutôt une utilisation du discours anti-corruption pour écarter le PT du pouvoir.

LVSL – Comment analysez-vous les causes du vote Bolsonaro ? Croyez-vous que l’on puisse le réduire à une frange conservatrice de la société brésilienne, ou pensez-vous qu’il puisse être considéré comme un vote anti establishment, anti élites, contre les politiques de développement menées dans le pays, de la part de personnes qui voyaient en Bolsonaro la figure de l’outsider comme a pu l’être Lula en son temps ?

JW – C’est un vote contre la classe politique. C’est le cas au Brésil mais également dans d’autres régions du monde : le peuple hait les hommes politiques et se sent mis à l’écart du système politique. Mais ce sont ces mêmes personnes qui élisent ces représentants politiques. C’est un comportement schizophrénique. Ils élisent les mauvaises personnes et critiquent après coup tous les représentants politiques en les mettant tous dans le même sac. Dans mon cas, par exemple, j’ai réalisé mes mandats avec la plus grande exemplarité à tout point de vue. Je crois que ce qui a rendu possible la victoire de Bolsonaro est en premier lieu le fait qu’il ait réussi à s’adresser à la fois aux conservateurs, aux pauvres et à la classe moyenne qui votent en faisant abstraction de la dimension économique.

Le Brésil a connu 350 ans d’esclavage. C’est très long, et cela a profondément marqué la société qui est raciste et refuse de voir les noirs investir les espaces du pouvoir. La société brésilienne est également très machiste et misogyne. Beaucoup de femmes sont tuées au Brésil. Il y a de nombreux féminicides et la violence conjugale est très répandue. C’est un pays homophobe et Bolsonaro a su mettre le doigt là-dessus et raviver ces discriminations et préjugés, grâce aux fake news et avec beaucoup d’argent. Il s’agissait de l’argent de grands chefs d’entreprise qui sont restés anonymes et qui ont financé les campagnes contre les candidats Fernando Haddad et contre d’autres candidats issus de l’establishment.

LVSL – Nous avons beaucoup évoqué la question du racisme. Comment expliquer que des personnalités noires telles que Ronaldinho ou des habitants des favelas aient voté pour Bolsonaro ?

JW – Des gays et des lesbiennes ont également voté Bolsonaro. Les gens peuvent aimer leurs oppresseurs. Il y a des esclaves qui aiment leurs maîtres. Il y a des gens qui collaborent avec leurs oppresseurs. La domination commence à l’intérieur même des classes opprimées. La domination masculine, par exemple, germe parmi les femmes machistes et les gays homophobes. Nous n’avons pas d’églises, d’écoles et de cinémas séparés. Nous consommons tout ce que les gens consomment. Cette société rend les hétérosexuels homophobes et nous rend également – nous les homosexuels et lesbiennes – homophobes. La différence, c’est que les hétérosexuels ne doivent pas lutter contre leur désir et contre leur impératif d’identité de genre. C’est donc une bataille que nous menons à l’intérieur de nous-mêmes. C’est pour cette raison que beaucoup de noirs ont voté pour Bolsonaro malgré son discours raciste, car il y a un oppresseur qui se cache en eux. Les discours les plus conservateurs émanent des classes populaires. Ce sont les classes populaires qui veulent que le police soit brutale et violente, mais en définitive ce sont elles les victimes.

LVSL – Devant ce genre d’ambiguïté venant des personnes opprimées, quel type de stratégie préconisez-vous face à Bolsonaro et face à cette nouvelle hégémonie ultra-conservatrice qui est en train de s’imposer au Brésil ?

JW – Il s’agit d’une question qui ne concerne pas simplement le Brésil, mais le monde entier. L’extrême droite gagne du terrain partout dans le monde, en ravivant ces types de préjugés et de discriminations dans des moments de crise économique. Le discours de l’extrême droite est un discours très « facile », qui jette la pierre sur des groupes historiquement discriminés. Il est très simple d’affirmer que le problème du chômage en Europe est dû à l’immigration. Il est très simple, pour des chrétiens, de dire que le problème vient des musulmans, qui pratiquent une religion différente, de même qu’il est très simple d’affirmer que le problème de l’éclatement du modèle familial vient des personnes gays, lesbiennes et LGBT. Je crois que pour résister à cela nous devons changer de méthode. Les gauches utilisent toujours le même jargon et des phrases toutes faites qui ne parlent pas à tout le monde. Nous devons changer notre manière de nous adresser aux gens. Nous devons utiliser des outils contemporains tels que les mèmes – nous devrions créer une usine de mèmes. Nous devons utiliser l’humour. Nous devons revenir dans les rues, investir les endroits où les églises jouent ce rôle de rapprochement des gens. La gauche est très élitiste. Elle critique les gens qui regardent la télévision, les séries, la téléréalité. Elle croit que les gens se comportent comme des porcs qui passent leur temps à manger. Les gens ont soif de beauté, de représentation symbolique, et s’ils n’ont pas d’argent pour aller au théâtre, à l’opéra, pour consommer la culture des élites, ils doivent se rabattre sur la culture de masse. Il ne faut pas diaboliser cette culture de masse, il faut se l’approprier.

Nous devons faire comme Antonio Gramsci propose : penser stratégiquement l’occupation de l’espace. Nous ne pouvons pas faire une révolution du jour au lendemain, mais il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens. C’est ce que j’ai essayé de faire durant mes huit années de mandat : essayer d’adopter une posture pop, utiliser le langage et la culture pop, évoquer des grandes stars telles que Beyoncé pour parler de politique et de choses sérieuses. C’est une véritable stratégie. Cela ne veut pas dire que je considère que la politique n’est pas une chose sérieuse, mais je suis convaincu que c’est ainsi qu’on arrive à toucher et à réveiller les gens.

En Géorgie, la lutte difficile contre une homophobie de masse

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Drapeau géorgien / Wikimedia commons

En Géorgie, l’homophobie continue d’être un phénomène de masse. Malgré le travail des associations, la situation s’est récemment tendue pour les personnes LGBT, au moment où la jeunesse de la capitale, Tbilissi, et avec elle la communauté gay, descendait dans la rue pour revendiquer de nouvelles libertés. Un mouvement fustigé par certaines franges conservatrices du pays, au nom de la morale. Au-delà d’une lutte pour des droits nouveaux, la situation de la communauté LGBT+ illustre la tension qui touche la société géorgienne, traversée par des valeurs contradictoires. Un reportage de Grégoire Nartz.


La rue Vashlovani est plongée dans la pénombre. Seuls quelques néons, la lumière de ses bars et de rares appartements l’éclairent. Nous sommes pourtant à deux pas de l’avenue Roustaveli, axe principal et animé de Tbilissi, la capitale de la Géorgie. La ruelle abrite le Success bar. Un faux palmier sur le trottoir, une porte étroite, un autocollant représentant un cœur sur lequel est écrit son nom… L’entrée de l’établissement est assez discrète, comparée aux autres débits de boisson de la rue, toutes portes ouvertes sur l’extérieur et tables sur l’asphalte, où des groupes discutent bruyamment. « C’est un bar gay », nous signifie Vakhto, un client adossé au mur. Il semble étonné de voir des inconnus s’intéresser au lieu, unique club à être ouvertement dédié aux LGBT[1] de toute la cité caucasienne, plus grande ville du pays avec plus de 1,4 millions d’habitants. « Beaucoup de gays sont réticents à fréquenter le Success, car ils ont peur de rencontrer quelqu’un qu’ils connaissent en arrivant à proximité ».

Nous avons rendez-vous à l’intérieur avec Levan Berianidze, directeur d’Equality movement, la plus grande association LGBT de Géorgie. Forte de 36 employés, elle apporte de l’aide au niveau social, juridique et psychologique aux personnes LGBT du pays. Enregistré officiellement en tant qu’association, Equality movement n’entretient pas de lien avec l’État géorgien, ne touche aucune subvention publique et n’est financé que par des organismes internationaux.

Anglais impeccable, discours assuré, Levan assume pleinement son mini-short, son T-shirt aussi long qu’une robe et des cheveux longs en chignon, dans un pays où les codes stricts de la virilité et de la bienséance font naître nombre de regards réprobateurs dans la rue. « Mon style fait très gay », dit-il en mimant des guillemets avec les doigts. « Mais j’apprends à faire fi du harcèlement dans la rue ». Que se passerait-il s’il tenait son copain par la main en public ? « Nous ne faisons jamais ça, nous serions probablement frappés par quelqu’un ».

L’homophobie, un héritage soviétique qui perdure

Les LGBT en Géorgie font profil bas. Selon le questionnaire réalisé par le World values survey, un réseau de scientifiques qui recense des données sur l’évolution des mœurs de par le monde, en 2014 en Géorgie, sur 1202 individus interrogés, 1034 personnes estimaient que l’homosexualité est inacceptable (« never justified »). « Nous portons un masque en permanence, car être gay entraîne des problèmes quotidiens en Géorgie. Ni ma famille, ni mon entourage ne sait que je suis gay, excepté quelques amis très proches », témoigne Vakhto.

Pour Levan Berianidze, l’homophobie en Géorgie découle des pratiques en cours sous l’URSS, quand le pays était une république soviétique. L’homosexualité était alors pénalisée et réprimée. L’historien Arthur Clech, membre du Centre d’étude des mondes russes, caucasiens et est-européens (Cercec), écrit que l’homosexualité « a été […] investie à l’époque soviétique d’un contenu moral (“décadente”, “perverse”), idéologique (“capitaliste”) et étrangère (occidentale ou asiatique) ». Par exemple, sous Staline, « les homosexuels sont présentés […] comme des éléments étrangers portés sur l’espionnage ». Dans la Géorgie d’aujourd’hui, cette rhétorique qui consiste à présenter l’homosexualité comme contraire aux valeurs traditionnelles est encore à l’œuvre, comme en Tchétchénie toute proche ou en Russie. L’église orthodoxe la présente ainsi comme un péché et une anomalie dans la culture géorgienne.

« La question de l’homosexualité monte et elle est plus politisée »

« L’homophobie est relativement diffuse dans la société géorgienne, mais comme dans d’autres sociétés. Ce que l’on voit, c’est que la question de l’homosexualité monte et elle est plus politisée », estime Silvia Serrano, professeure à Paris-Sorbonne et spécialiste de la Géorgie. Selon elle, cette thématique a été portée dans le débat public par des mouvements antagonistes. « D’une part, par les associations de lutte contre l’homophobie, qui expriment leurs revendications en s’inspirant des manières de faire occidentales [happenings, emploi d’un vocabulaire en anglais…, N.D.L.R.]. Cela est très clivant. D’autre part, des groupes réactionnaires se saisissent aussi des questions de mœurs et de l’homosexualité. L’un de ces groupes néo-conservateurs les plus puissants émane de l’église orthodoxe, qui a elle aussi un discours très clivant sur le sujet. De manière générale, ces groupes sont soutenus par les autorités orthodoxes, parfois explicitement, parfois implicitement ».

Depuis 2014, une loi anti-discrimination garantit en Géorgie la liberté d’être pour toute identité minoritaire, quelle qu’elle soit. Pourtant, les hommes politiques jouent du sentiment homophobe. « Au sein de nombreux partis, l’homosexualité est utilisée pour faire peur aux électeurs et leur dire ‘nous allons nettoyer la société’. Les politiques jouent sur ces peurs. On le voit en périodes électorales : les discours de haine augmentent », expliquent Eka Tsereteli et Nino Kharchilavade, directrice et militante de l’organisation Women’s initiatives supporting group (WISG), dont l’action est orientée en faveur des femmes et des lesbiennes. Silvia Serrano va dans le même sens : « La focale sur le thème de l’homosexualité permet de ne pas parler d’autres problèmes. Qu’ils soient conservateurs ou libéraux, les mouvements politiques jouent à fond là-dessus car c’est un thème clivant et qu’en matière de politiques économiques, de développement social ou de relation avec la Russie, leurs discours se ressemblent et sont d’une vacuité sans nom ». En quelque sorte, arroser l’arbre qui cache la forêt.

« Il y a une grande différence entre ce que dit la loi et la réalité »

Le gouvernement lui-même a une attitude contradictoire sur la question. En tant qu’association qui agit au niveau éducatif, législatif et qui produit rapports et articles, le WISG est amené à travailler avec le pouvoir, pour l’orienter en matière de droits des minorités. « Le gouvernement essaye de montrer à l’Union européenne et aux États-Unis qu’il est pro-occident. Il veut leur prouver que le pays prend la voie de l’intégration à leur espace. Il a donc des obligations légales. La Géorgie est le seul pays de l’ancien monde soviétique à avoir ratifié la plupart des traités sur les droits de l’homme », remarquent les deux militantes. « Pour autant, est-ce que le gouvernement nous écoute ? Sur certaines questions, il écoute sans prendre notre expertise en considération. Sur d’autres dossiers, il est très ouvert. Par exemple, il a créé une structure chargée de mettre en œuvre un plan d’action sur l’égalité entre les genres. »

Si quelques avancées sont notables au sommet de l’Etat, le chemin à parcourir est encore immense au sein de la société. Pour Levan Berianidze, « la loi de 2014 est plus protectrice pour les personnes LGBT que celles de certains pays de l’Union européenne. Mais il y a une grande différence entre ce que dit la loi et la réalité. Par exemple, si votre employeur découvre que vous êtes gay, il n’a pas le droit de vous licencier pour cela, mais dans les faits, il va trouver une excuse légale pour le faire ou vous pousser à la démission. »
Les évènements récents ont montré toute la prégnance de l’homophobie en Géorgie et la difficulté pour les personnes LGBT de se montrer au grand jour.

Les personnes LGBT au cœur des manifestations pour le club Bassiani

Outre les soucis du quotidien dont souffrent les personnes LGBT, les militants pour leurs droits font face à un mur. Leur expression est aujourd’hui réduite à néant. Depuis 8 ans, le mouvement LGBT peine à organiser des moments forts pour tenir le pavé et revendiquer ses droits en public. À chacune de ses tentatives pour sortir dans la rue, les pouvoirs publics lui mettent des bâtons dans les roues (voir encadré). Face à un contexte dangereux pour eux, ils ont cette année décidé d’annuler la manifestation prévue le 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Malgré l’assurance des forces de l’ordre de protéger le cortège, les organisateurs ont craint une attaque les visant. Il y a cinq ans, un impressionnant déchainement de haine à leur encontre lors de la gay-pride[2] avait conduit dix-sept personnes à l’hôpital et traumatisé les participants. Surtout, la journée mondiale contre l’homophobie aurait eu lieu trop peu de temps après une mobilisation qui a marqué les esprits de toute une frange de la jeunesse géorgienne.

En effet, cinq jours plus tôt, la communauté LGBT et avec elle tous les jeunes branchés de Tbilissi vivaient deux jours d’intense mobilisation spontanée. Dans la nuit du 11 au 12 mai, les clubs Bassiani et Gallery café, hauts lieux de la nuit à Tbilissi, font l’objet de descentes de police, durant lesquelles leurs dirigeants et des trafiquants et consommateurs de drogues présumés sont arrêtés. Une soixantaine de personnes sont ainsi interpellées. C’est là une action du gouvernement dans sa guerre contre la drogue, alors que dans les semaines précédentes, plusieurs intoxications ont amené la mort de cinq jeunes. Pour les voix conservatrices du pays, les clubs sont responsables de ces morts par leurs mœurs « amorales ».

Pour la jeunesse branchée de Tbilissi, l’opération de police est une attaque contre un mode de vie. Car le Bassiani, en plus d’être l’un des établissements les plus réputés de la musique électro en Europe, est aussi la maison de la jeunesse libérale et pro-occidentale géorgienne. Dans les heures qui suivent la descente et l’expulsion des adeptes du Bassiani, ces derniers se rassemblent devant l’ancien Parlement, sur l’avenue Roustaveli, au cœur de Tbilissi. Ils vont y rester toute la journée du samedi 12 mai, pendant que sous les fenêtres du bâtiment d’État, des DJs mixent et font danser la foule. Leur slogan, « We dance together, we fight together, we win together », est repris en soutien par des clubbers du monde entier, notamment des DJs réputés. Ils dénoncent la violence policière et revendiquent une autre politique de lutte anti-drogue, dans un pays où l’on peut être condamné à 8 ans de prison en cas de possession de quelques grammes de stupéfiants. Mais pas seulement…

Le Bassiani, une maison pour la communauté LGBT

Dans le rassemblement, les slogans en faveurs des droits des LGBT fleurissent. Les membres de la communauté sont nombreux parmi les protestataires. « C’était notre combat à nous aussi, on se sentait solidaire », explique le directeur d’Equality movement. « Avant le milieu des années 2010, il n’existait pas de communauté LGBT à proprement parler en Géorgie, car les gens ne se connaissaient pas entre eux. Les soirées Horoom, des évènements queer organisés au Bassiani depuis 2015 et qui rencontrent encore beaucoup de succès, ont participé à la construction de cette communauté. » D’où l’attachement des LGBT au Bassiani, qu’ils considèrent comme un cocon gay-friendly, et leur engagement dans le mouvement spontané du 12 mai. Sakho, qui était au Bassiani le soir de la descente de police et reste marqué par la violente évacuation qui a suivi, a même le sentiment diffus que « tout cela était fait pour effrayer les gens LGBT »…
Dans la journée du 13 mai, alors que la rave continue, un nouvel acteur fait son apparition aux abords du Parlement. Plusieurs centaines de militants d’extrême droite se rassemblent dans l’idée d’en découdre avec la jeunesse des clubs. Pour éviter que la situation ne dégénère, la police dresse un cordon de sécurité entre pro-Bassiani et ultra-conservateurs, qui entonnent des slogans tels que « la Géorgie sans pédérastes ».

Une lutte entre valeurs

La protestation devient alors le reflet de la lutte entre les valeurs libérales et conservatrices qui parcourt la société géorgienne. Sur RFI, Zviad Gelbakhiani, un des fondateurs de Bassiani, résumait l’enjeu de ce face à face : « Bassiani, au-delà d’être un club techno, a émergé comme un mouvement, une sorte de miroir des valeurs de l’Occident que nous voulons et ces opérations contre Bassiani sont aussi une action contre ces valeurs. » Les LGBT se retrouvent malgré eux au cœur de la mêlée. Par ce qu’ils sont et ceux à quoi ils aspirent, ils incarnent plus encore que les autres clubbeurs ce que la frange conservatrice de la société géorgienne rejette. Levan Berianidze remarque que « les protestataires ont été stigmatisés et démonisés, notamment sur la base de la présence de slogans et de personnes queer ».

Régis Genté, le journaliste français qui a justement suivi les évènements pour RFI, nous explique que pour lui, « le combat se cristallise autour des questions LGBT et de dépénalisation de la drogue, mais il en devient prisonnier… Au fond, il s’agit de liberté, d’un choix de société, mais cela finit par se réduire à une problématique qui touche peu de Géorgiens, voire qui va à l’encontre de leurs valeurs… »

Face au risque de plus en plus élevé, les manifestants lèvent le camp en fin de journée du dimanche 13 mai. « Le gouvernement nous a fait du chantage en disant qu’en cas de violences, ils n’auraient pas les capacités de nous protéger et nous serions ainsi tenus responsables de tout débordement », fustige le directeur d’Equality movement. « Ils utilisent clairement la présence des groupes d’extrême droite dans le but de nous effrayer et de nous dissuader de se mobiliser ».

Dans l’impasse, imaginer le futur

Quelques jours plus tard, les associations LGBT décident donc d’annuler la parade de la journée internationale de lutte contre l’homophobie. D’autant que la Marche géorgienne, un des mouvements fascistes qui a contre-manifesté le 13 mai, a appelé à ne pas laisser les homosexuels parader et que l’Église orthodoxe a désigné le 17 mai comme « jour de la pureté familiale ». L’avertissement du gouvernement a résonné au moment de prendre la décision. Il résonne encore aujourd’hui, à l’heure d’imaginer de nouvelles formes de mobilisation. « Nous ne savons plus comment faire. Il faut que nous nous réunissions pour trouver de nouvelles façon d’agir car nos approches se sont révélées inefficaces », souffle Levan, qui se dit « désorienté ».

« Oui, ce qui s’est passé lors du mouvement pour le Bassiani a influencé notre choix d’annuler la marche du 17 mai. Nous savons que le contexte est dangereux pour nous », expliquent Eka Tsereteli et Nino Kharchilava. « Avec ces protestations et les obligations du gouvernement envers les institutions internationales, la communauté LGBT rencontre un grand écho. Mais comme le gouvernement agit sur la loi et pas sur les comportements, un fossé se creuse entre notre visibilité grandissante et la forte homophobie du pays. Certaines forces tenant un discours homophobe, voire ouvertement fasciste, utilisent ce fossé ». Pourtant, les deux femmes gardent espoir. « Il faut travailler tous les jours pour changer les mentalités. Travailler sur l’éducation, sur la législation, sur les stéréotypes. Travailler sur tous les niveaux pour avoir un changement réel. »

Addendum : Dernière manifestation du climat homophobe qui règne en Géorgie : le sort réservé à un joueur de l’équipe nationale de football. Guram Kashia a été l’objet d’un flot de réactions malveillantes après qu’il ait arboré un brassar arc-en-ciel lors d’un match, en octobre 2017, avec son club d’alors, le SBV Vitesse (Pays-bas). Des voix se sont alors élevées dans son pays pour réclamer sa mise à l’écart de l’équipe nationale, il a reçu des menaces et un drapeau arc-en-ciel a été brûlé devant la fédération géorgienne de football, dans un climat d’émeute. Il a récemment reçu le prix #EqualGame de l’UEFA, l’organisation européenne de football, qui récompense « la position courageuse en faveur de l’égalité » du joueur.

Grégoire Nartz

 

Notes :

[1] Le Success bar est l’unique lieu de rencontre 100% LGBT de Tbilissi. Plusieurs lieux à Tbilissi sont prisés des homos, comme le Bassiani, le Café-Gallery ou le Kiwi bar, ainsi que des festivals sur la côte de la Mer noire, notamment dans la ville de Batoumi. Si l’on peut qualifier ces clubs et bars de gay-friendly, seul le Success est une adresse créée par et pour les membres de la communauté LGBT. On y sirote des cocktails maison, dans un salon au mobilier années 60 ou sur la piste de danse, sous les lumières rouges et le regard de statues grecques sortant du mur. « Le Success bar a été originellement ouvert il y a 18 ans, quand j’étais encore enfant », raconte Nia Gvatua, patronne des lieux et diva extravagante. « C’était déjà un bar gay mais connu seulement de cercles privés. Je l’ai repris en mars 2017, en ai fait un lieu plus ouvert, plus coloré… J’ai tout changé sauf le nom et le concept. » Ces dernières années, différentes tentatives pour ouvrir d’autres clubs gays et lesbiens ont été tentées, sans que ces établissements ne rencontrent assez de succès pour survivre. Les affaires tournent pour Nia, mais la vie d’un bar gay dans un pays aussi homophobe que la Géorgie n’est pas de tout repos. Outre des intimidations d’homophobes de passage et les plaintes récurrentes de voisins, autant liées au bruit qu’à l’identité du bar, le Success a été fustigé sur les réseaux sociaux par Sandro Bregadze, leader du groupe fasciste de la Marche géorgienne. « Il a dit notamment que c’était le premier bar gay officiel à ouvrir, avec l’aide du gouvernement… Alors que ce gouvernement nous crache dessus ! », s’étrangle Nia. « Après ça, j’ai reçu beaucoup de commentaires insultants sur ma page Facebook ». La patronne a aussi eu à faire face à un vol d’argent et de matériel sur lequel la police a d’abord refusé d’enquêter, « parce que c’est un bar gay », affirme-t-elle.

[2] L’annulation décidée au dernier moment par les militants LGBT de la manifestation du 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, s’inscrit dans une succession de tentatives qui témoignent de la difficulté qu’ont les LGBT à se faire entendre.

La première gay pride de Géorgie remonte à 2010. Cette année-là et la suivante, la mobilisation est peu suivie et les cortèges ne dépassent pas la dizaine de militants.

2012 marque un tournant : les paradeurs, plus nombreux pour cette journée internationale, sont attaqués par des contre-manifestants mobilisés par l’église orthodoxe. Des prêtres mènent l’offensive. Les homos sont exfiltrés par la police. Un an plus tard, à l’appel des religieux, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui s’emparent du centre-ville de Tbilissi en scandant des messages nationalistes, arguant que l’homosexualité est « en contradiction avec les valeurs morales et traditionnelles géorgiennes ». Dans une atmosphère de chaos, le millier de LGBT venu défiler est de nouveau escorté par une police dépassée. 17 personnes sont blessées. Les années suivantes, le nouveau gouvernement élu en 2013, issu du parti de coalition Rêve géorgien, impose aux associations des lieux de rassemblements et des horaires matinaux peu propices à la visibilité de leurs actions.