La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la sécurité sociale

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Nombre de dirigeants politiques, particulièrement en temps de crise, vantent les bienfaits du système de sécurité sociale à la française. Dans leurs bouches, il ne se résume cependant qu’à un moyen de financer la protection sociale. C’est nier au système français de sécurité sociale son caractère le plus spécifique : la mise à l’abri des travailleurs hospitaliers et l’imperméabilité aux logiques de marché, établies avant l’ère néolibérale. Comprendre l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux », qui semble préoccuper Olivier Véran, implique alors de renouer avec les principes fondateurs du régime général de sécurité sociale.

Le désastre hospitalier français

En dépit des conséquences sociales, psychologiques et économiques déplorables qu’elles entraînent, les mesures de confinement sont prises dans une perspective simple : éviter la surcharge des hôpitaux français. Il importe dès lors de poser la question centrale dont découlent toutes les autres : quelle est la cause de la crise de l’hôpital public ?

L’ensemble des soignants déplore le manque de moyens en général dans nos hôpitaux : personnels, blouses, masques, gants, lits [1], médicaments… C’est bien ce manque de moyens qui engendre d’une part la saturation des patients – qu’on ne sait plus comment recevoir –, et d’autre part les scènes surréalistes de soignants équipés de sacs poubelles en guise de surblouses pour se protéger.

Ce manque de moyens accordés à l’hôpital est légitimé par un hypothétique « trou de la sécu » : déficitaire, la sécurité sociale nécessiterait des coupes budgétaires d’envergure pour éviter de crouler sous sa dette et disparaître. Depuis plus de trente ans et sans relâche, toutes les politiques autour de la sécurité sociale vont dans ce sens, et ont légitimé la fermeture de lits qui s’est faite systématiquement contre l’avis du personnel hospitalier, et qui se révèle particulièrement néfaste aujourd’hui.

En plus du manque de moyens dont il dispose, le personnel soignant se plaint régulièrement d’être débordé. Le fait que l’hôpital ne recrute pas suffisamment n’y est pas étranger. La soumission du personnel hospitalier à l’agenda des Agences régionales de santé (ARS) [2] et des directeurs d’hôpitaux, qui relaient des injonctions administratives hors-sol, lesquelles déresponsabilisent et dessaisissent le personnel hospitalier des grandes questions qui le regardent en premier lieu, joue également un rôle important. Si les soignants sont parvenus à jouer leur rôle lors de la première vague contre vents en marées, c’est en grande partie parce qu’ils étaient libérés de certaines des innombrables injonctions administratives et financières qui les contraignent en temps normal.

Manifestation du personnel soignant le 16 juin 2020. © Parti Socialiste/Mathieu Delmestre CC BY-NC-ND 2.0

À l’origine de la crise : la déresponsabilisation du personnel hospitalier

Les discours visant notamment à promouvoir l’action des ARS « au plus près du terrain » méritent à tout le moins un examen critique. Bras armé de l’administration étatique dans la gestion de l’hôpital, les ARS habilitent des bureaucrates et un personnel de direction étranger au corps soignant à décider du sort de l’hôpital public. Ces décisions se prennent à la place du personnel qui y travaille au quotidien.

S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux tout en œuvrant à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Toutes les orientations désastreuses auraient ainsi pu être évitées si le personnel hospitalier avait lui-même décidé collectivement du cap à suivre, comme c’était le cas avant que le régime général de sécurité sociale ne soit la cible de contre-réformes. S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux français tout en œuvrant quotidiennement à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Un demi-siècle de rupture avec l’esprit du régime général de sécurité sociale

Dans le contexte des années 1960, le « déficit de la Sécu » catalyse progressivement les débats. Elle est ainsi accusée d’être un frein pour la compétitivité du pays, de telle sorte que les finalités initiales du système, qu’elles soient sociales ou politiques, s’effacent au profit d’un débat gestionnaire.

Dès 1958, le général de Gaulle instaure le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination et non plus l’élection des directeurs de caisses. Le décret du 12 mai 1960 marque quant à lui le retour de l’État dans la gestion des caisses, en renforçant le pouvoir des directeurs au détriment des Conseils d’administration élus. Dans une logique semblable, il crée l’École nationale supérieure de la sécurité sociale, qui a l’ambition de former les directeurs de caisse, alors qu’auparavant, ces administrateurs étaient élus par les travailleurs eux-mêmes, à travers des élections sociales qui opposaient les différents syndicats entre eux.

Cette prise de contrôle de l’hôpital public par l’État et ses administrations éloignées des réalités se renforce encore davantage en 1967, avec la décision du général de Gaulle d’instaurer le paritarisme dans les conseils d’administration des caisses du régime général. 

La réduction progressive de la part des cotisations au profit d’impôts dans le financement du régime général – la création de la CSG par Michel Rocard en 1990 en est un parfait exemple – a aussi pour conséquence de favoriser une étatisation de la Sécurité sociale, avec notamment à termes des Projets de Loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) votés chaque année par le Parlement, de telle sorte qu’il revient de façon croissante aux administrations étatiques de décider des orientations de la Sécurité sociale sans prendre en compte l’avis des travailleurs. 

Enfin, le refus de voir dans la subvention un moyen d’investir sans s’endetter – dont la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale mise en place en 1996 par le gouvernement Juppé est une manifestation paradigmatique – constitue un autre leitmotiv caractéristique des politiques qui se succèdent depuis plus de trente ans en France.

Déplorer l’absence de planification étatique lors de la crise du Covid manque donc une partie du problème : cette critique ne donne pas à voir les causes du désastre hospitalier et les principes du régime général de sécurité sociale qui ont été maintes fois bafoués.

Les principes du régime général

À plusieurs égards, le régime général apparaît comme une rupture profonde avec le consensus qui prévalait auparavant. D’abord en ce qu’il amorce un changement dans la définition du travail – décrit notamment par les travaux de Bernard Friot – puisqu’il permet, grâce aux cotisations qui alimentent ses caisses originellement gérées par des travailleurs élus, d’attribuer une qualification aux personnels soignants, retraités et autres parents [3] ; les travailleurs sont ainsi reconnus comme tels hors du champ de la seule mise en valeur de capital.

Surtout, le régime général ouvre la voie à un mode de financement alternatif de l’activité économique : la subvention. Permise par la cotisation, elle est le mécanisme qui permet de changer le régime de propriété de l’outil de travail, ici l’hôpital, afin que le droit du personnel hospitalier à décider des fins et des outils de son travail soit véritablement effectif.

Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation à la fois du travail et de l’investissement des logiques de marché et de rentabilité.

Il existe deux moyens capitalistes de financer l’investissement : le recours au crédit bancaire d’une part, et aux marchés de capitaux d’autre part. Dans les deux cas, cela produit toujours un enrichissement d’agents économiques qui ne contribuent pas directement à la création de valeur par le travail – les prêteurs et les actionnaires.

Le régime général subvertit ces deux logiques en proposant une voie alternative. En socialisant une part de la valeur économique, grâce à la cotisation qui alimente les caisses du régime général, celles-ci sont à-mêmes de subventionner l’investissement sans s’endetter et sans ouvrir la possibilité aux actionnaires de décider des orientations de la production. En d’autres termes, au-delà d’ouvrir la voie à un investissement à plus faible coût – pas d’intérêts à payer ni de dividendes à verser –, la subvention permet d’instituer à grande échelle la copropriété d’usage, conférant aux travailleurs le pouvoir de décider de l’investissement qui les concerne.

Les investissements subventionnés par les Caisses d’assurance maladie à partir des années 1950 ayant rendu possible la construction d’hôpitaux et de CHU en France ont suivi cette dynamique. Ces financements par les cotisations des travailleurs ont permis de marginaliser la propriété lucrative et de poser le personnel hospitalier comme copropriétaire d’usage de l’hôpital.

Renouer avec l’esprit initial de la Sécurité sociale

Au-delà des enjeux de responsabilisation des travailleurs et de libération d’un régime de propriété lucrative qui les dessaisit des fins et des moyens de leur propre travail, le régime général ouvre aussi la voie à ce que les décideurs – devenus les travailleurs – n’agissent et ne décident avec d’autre intérêt que celui de soigner dans de bonnes conditions. Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation du travail et de l’investissement des logiques de marché et de profit.

L’origine de l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux » est donc à chercher dans la succession de réformes qui s’attaquent aux fondements du régime général, par le biais de la fiscalisation de son financement et de la bureaucratisation de sa gestion. Là où les soignants travaillaient, depuis 1946 et avant la succession de réformes libérales, sans la chape de plomb d’une direction éloignée de leurs réalités[4], ils œuvrent désormais pour rembourser un endettement – pourtant évitable grâce à la subvention –, supervisés par une bureaucratie qui n’est que le relais de diktats budgétaires régis par des logiques court-termistes de rentabilité.

Le supposé « trou de la sécu », agité en permanence pour légitimer les coupes budgétaires, n’est que le résultat parfaitement prévisible des politiques qui refusent de voir dans la subvention par les caisses du régime général un moyen alternatif de financer et de produire libérés des impératifs propres à l’endettement et à la finance actionnariale.

La critique des politiques de santé menées par les gouvernements successifs ne prend donc toute sa force que lorsqu’elle donne à voir que le régime général est bien plus qu’un moyen de financer la protection sociale. Le simple fait que l’hôpital n’ait pas à dégager de profits pour faire vivre des actionnaires permet, à n’en pas douter, que l’offre de soins soit accessible au plus grand nombre. Mais là où le régime général émancipe plus encore le travail et l’investissement, c’est en instaurant – grâce à la cotisation qui socialise la valeur et n’habilite pas l’État à décider à la place des travailleurs du quotidien – une copropriété d’usage sur l’outil de production de soins qu’est l’hôpital.

Sans ce retour à l’esprit initial de la Sécurité sociale, les hôpitaux français demeureront soumis à des injonctions de rentabilité contradictoires avec leurs impératifs sanitaires.

Notes :

[1] Les résultats de la Statistique annuelle des établissements de santé de 2019 (SAE : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1164.pdf) , de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) révèlent que l’hôpital public a perdu environ 20 000 lits d’hospitalisation complète depuis 2013. Sur la seule année 2019, ce sont 3 400 de ces lits d’hospitalisation complète qui ont été fermés, malgré l’avis défavorable des personnels hospitaliers dessaisis de ces questions par le fonctionnement étatisé et bureaucratique du système de soins.

[2] Créées par Alain Juppé en 1996, les « Agences régionales d’hospitalisation » sont devenues en 2010, par la loi dite HPST – Hôpitaux Patients Santé et Territoires, proposée par Roselyne Bachelot, les « Agences régionales de santé ».

[3] De même que le personnel soignant ne met en valeur aucun capital en travaillant dans l’hôpital public ou que les retraités touchent un salaire pour leur travail hors de l’emploi, la justification originelle des allocations familiales n’est en aucun cas la reconnaissance du coût que représenterait le fait d’avoir plusieurs enfants, mais bien plutôt le fait que les éduquer est un travail, qui implique une qualification et donc un salaire hors de l’emploi.

[4] Sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité Sociale, et de Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale.

La cotisation, puissant mécanisme d’émancipation

Des ouvriers travaillant ensemble.

Les mêmes arguments continuent d’agiter le paysage politique. Une partie de la gauche proteste contre les cadeaux fiscaux et la réduction des services publics. Une partie de la droite explique qu’il en va de l’attractivité et de la compétitivité de notre économie. S’il n’aura échappé à personne que depuis trente ans les discours se répètent des deux côtés, les observateurs attentifs auront noté que la distinction entre impôt et cotisation sociale n’est jamais faite : tous deux sont mis dans le même sac des « charges ». Cette absence de distinction doit nous interpeller. L’enjeu de cette dichotomie est pourtant crucial : la cotisation est, contrairement à l’impôt, un mécanisme intrinsèquement émancipateur.


Redistribuer ou répartir mieux ?

Pour beaucoup de celles et ceux qui aspirent à un monde plus juste, la redistribution que permet l’impôt est une arme qu’il faut revendiquer et défendre. Certes, l’impôt présente des avantages, mais il présente des défauts qui ne peuvent pas demeurer impensés, alors même que concevoir des solutions alternatives est un enjeu central dans tout projet émancipateur.

D’abord, si l’impôt permet de redistribuer le niveau de valeur économique qui ne lui échappe pas à travers l’évasion, la fraude ou les niches fiscales, il légitime du même coup le profit puisque c’est lui, en grande partie, qui le finance. Ainsi, « l’impôt prend acte de l’existence du capital et le taxe »  : il n’émancipe jamais véritablement les bénéficiaires de la redistribution fiscale car il tend structurellement à légitimer la première répartition des ressources, celle-là même à l’origine du besoin de redistribution en raison des profondes inégalités créées.

L’enjeu n’est pas d’abandonner totalement l’impôt mais de l’améliorer en le rendant plus progressif ou en supprimant les niches néfastes écologiquement et socialement. Cependant, l’impôt ne peut pas tout, notamment parce qu’il est contourné, mais aussi parce que son fonctionnement même ne permet pas d’agir en amont des inégalités primaires, lesquelles découlent de ce système que légitime la fiscalité. Il convient alors logiquement de réfléchir à d’autres moyens. 

Cotisons : décidons

Il existe justement un mécanisme bien plus émancipateur qui socialise une part de la valeur économique pour qu’elle soit gérée par les travailleurs qui l’ont produite : la cotisation sociale.

La cotisation opère un renversement radical par rapport à l’impôt. Là où ce dernier intervient après la première répartition des ressources, la cotisation agit en amont : elle fait partie intégrante de la distribution primaire. De ce fait, il n’y a pas, dans la cotisation, au contraire de l’impôt, de prélèvement qui puisse être objectivement présenté comme relevant de la confiscation : la socialisation du salaire a lieu lors de la première distribution. Elle correspond à une partie de la valeur créée par les travailleurs, est gérée par ceux-ci, et échappe aux logiques capitalistes d’allocation de ressources. 

« L’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production. »

C’est d’ailleurs cette idée qui fonde le régime général de la Sécurité Sociale mis en place à partir de 1946 : les Caisses d’Assurance Maladie sont alimentées par les cotisations sociales et, jusqu’à la fin des années 1960, ce sont des travailleurs élus par leurs pairs qui les dirigent. Le système de protection sociale « à la française » renferme ainsi originellement des principes de démocratie économique et sociale d’une ampleur inouïe, qu’il convient à présent de réactualiser. Car non seulement les cotisations rendent possible un accès universel à la protection sociale, mais leur gestion par les travailleurs élus a pour conséquence inestimable de responsabiliser ces derniers et de leur octroyer le pouvoir – légitime – de gérer une partie de la valeur produite (environ un tiers du PIB) notamment en matière d’investissement et de salaires socialisés à verser.

Changer la définition du travail

Comme l’énonce l’économiste et sociologue Bernard Friot, « l’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production ». C’est bien cette distinction qui permet de comprendre pourquoi le régime général de Sécurité Sociale est si précieux : il nous permet de gérer en partie la production de richesse. Cette socialisation par les cotisations ouvre la voie à un mode de production libéré de la logiques capitaliste. 

Ce mécanisme permet en effet de financer un certain nombre de salaires en outrepassant le marché. C’est d’abord le cas du salaire des soignants, qui travaille dans l’hôpital public sans alimenter aucun capital par des profits, bien que des processus inspirés du management entrepreneurial y soient désormais appliqués. La cotisation permet de reconnaître leur travail dans une logique alternative au capitalisme, et de ce fait commence à changer la définition du travail. En effet, le travail n’est pas une notion naturelle ou immuable : elle varie avec le temps et les institutions. Il faut par ailleurs distinguer l’activité du travail. La première représente à peu près toute action que nous entreprenons, à la différence du travail qui est la part de notre activité reconnue par une institution légitime comme contribuant à la création de valeur économique. Dans le système de production capitaliste, ce qui transforme notre activité en travail c’est le fait qu’elle mette en valeur du capital. En octroyant aux soignants un salaire (grâce à la cotisation) alors même qu’ils ne mettent pas en valeur de capital dans un hôpital public qui n’appartient à aucun actionnaire, le régime général les reconnaît comme contribuant à la création de valeur économique, et commence à subvertir la définition capitaliste du travail.

Les caisses du régime général financent également d’autres rémunérations : celle des chômeurs, des retraités et même des parents, via la CAF. Trois ministres communistes, Maurice Thorez, Marcel Paul et Ambroise Croizat, épaulés par la CGT, ont mis ce système en place dès 1946. Ici, le salaire a d’émancipateur le fait qu’il reconnaît une qualification à des personnes indépendamment de l’occupation ou non d’un poste de travail. La qualification devient l’abstraction qui permet de mesurer la capacité d’un travailleur à produire de la valeur économique. Dans le secteur privé – et grâce à une conquête centrale de la lutte des classes au XXème siècle – la qualification est rattachée au poste de travail. La conquête reste cependant partielle car les propriétaires lucratifs conservent le pouvoir sur le poste. Dans le système public, les fonctionnaires d’Etat sont titulaires de leur grade – donc de leur qualification – et le salaire leur est attribué peu importe le poste de travail qu’ils occupent : le support de leur qualification (dont dépend leur salaire) n’est pas leur poste, mais leur personne même.

Ambroise Croizat, syndicaliste et personnalité politique (PCF). Il est ministre du travail sous différents gouvernements entre 1945 et 1947 et crée la Sécurité Sociale © Rouge Production

Les pensions versées aux retraités, aux chômeurs ou aux parents imitent ce système. Le fondement de l’allocation familiale n’est pas la reconnaissance du coût d’un enfant, mais bien la reconnaissance que l’élever implique une qualification, rattachée aux parents indépendamment d’un poste de travail. Il en va de même pour les retraites. Le ministre de la production industrielle Marcel Paul parle de « salaire d’inactivité de service » pour les électriciens-gaziers retraités. Le versement de la pension par les caisses de retraite est donc à envisager comme le droit à une continuité de salaire pour les retraités, lesquels restent les titulaires reconnus de leur qualification, dans une logique libérée du marché du travail. On est bien loin de la vision libérale-capitaliste de la retraite comme simple « différé des cotisations » qui passerait par une collection de points dont dépendraient nos droits.

Enfin, les caisses du régime général permettent de financer une autre forme de salaire socialisé, grâce aux prestations en nature. Les travailleurs, qui sont les seuls à produire la valeur économique dont une part est socialisée à travers la cotisation, décident collectivement des critères de conventionnement. Il est ensuite possible à chacun de dépenser ce salaire socialisé – sous forme de prestation en nature –  auprès de professionnels conventionnés. Là encore, on pourrait réactualiser ce mécanisme et l’étendre à d’autres secteurs. Partant par exemple du principe qu’une alimentation saine est un besoin vital, lequel serait rencontré en transformant l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, il serait dès lors envisageable de bâtir une sécurité sociale de l’alimentation.

Marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail

Par ailleurs, la cotisation se révèle encore plus émancipatrice quand elle permet aux caisses qu’elle alimente de financer l’investissement nécessaire à l’activité économique par subvention. Autrement dit, la subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.

Si la plupart des investissements implique bien une avance, qui permettra de dégager plus de travail, et donc plus de valeur économique, la cotisation ouvre la voie à un autre mode de financement de l’activité économique. Au lieu que l’avance nécessaire à l’investissement provienne du crédit ou des marchés de capitaux qui achètent des titres de propriété et nous posent comme étrangers au travail [1], la cotisation permet de réaliser cette avance grâce à la part de valeur social  isée que gèrent les directeurs et directrices de caisses élus. Ainsi, la cotisation nous dispense purement et simplement des prêteurs et de la dette d’investissement.

“La subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.”

Un des meilleurs exemples pour illustrer ce concept est la vague d’investissements subventionnés par les Caisses d’Assurance Maladie à partir des années 1950 en vue de construire des hôpitaux et CHU en France : les caisses de l’Assurance Maladie ont subventionné l’investissement et personne ne s’est endetté. Ce mécanisme permet donc de marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail : ainsi financé, l’hôpital n’appartient à aucun propriétaire cherchant à s’accaparer une part de la valeur produite par le travail du personnel hospitalier. Cette copropriété d’usage gagnerait à être étendue à bien d’autres secteurs.

Le sabotage du régime général de la Sécurité Sociale

Certes, on peut discuter des modalités de versement des cotisations. Mais cela ne leur ôterait en rien leur caractère révolutionnaire qui permet non seulement d’agir en amont de la première distribution et de ne pas légitimer le profit, mais d’ouvrir en plus la voie à des perspectives bien plus radicales car portant en elles les germes d’institutions macroéconomiques alternatives au capitalisme.

Rappelons en effet que lorsque les caisses sont gérées par les salariés, elles ne dépendent pas de l’Etat. Mais la bourgeoisie capitaliste qui colonise la sphère publique ne cesse d’œuvrer pour une reprise en main par l’Etat d’un tel creuset producteur de richesse. Battu en brèche, le régime général de la Sécurité Sociale est de plus en plus financé par l’impôt et de moins en moins par la cotisation [2]. Il s’agit là d’un enjeu de classe de premier ordre : dès lors que c’est l’impôt qui alimente les caisses de la Sécurité Sociale, leur gestion devient affaire de l’Etat, non plus de celles et ceux qui en produisent la valeur.

Confondre les impôts et les cotisations est un formidable cadeau à la bourgeoisie capitaliste, qui conserve ainsi son hégémonie sur le travail et l’investissement. Le régime général est un outil de premier ordre pour marginaliser la définition capitaliste du travail, qui ne vise que le profit. Mais en le présentant comme un mécanisme de solidarité nationale et intergénérationnelle, la bourgeoise en nie le caractère révolutionnaire.

En fait, le régime général de la Sécurité Sociale permet de reconnaître une multitude de personnes comme travaillant, donc exerçant une activité qui a une valeur économique, en leur attribuant un salaire financé par les cotisations, qui dépend d’une qualification rattachée à leur personne. Sans le régime général, qui subvertit les logiques capitalistes, les soignants ne seraient pas reconnus comme contribuant à la création de valeur économique : ils seraient cantonnés à la valeur d’usage et on exalterait leur utilité sociale. Dans ce sens, le régime général amorce bien un changement dans la définition du travail. Mais il a aussi pour objet central de responsabiliser les travailleurs et de leur donner un droit et un pouvoir économiques considérables : gérer la part de la valeur socialisée. Dès lors, l’origine du financement de la Sécurité Sociale, entre impôt et cotisation sociale, est une bataille idéologique fondamentale et non un simple problème comptable.

Réarmer les travailleurs, ne plus les définir négativement comme de simples vaincus, leur redonner le pouvoir de décider de l’usage d’une part des richesses produites, ouvrir la voie à des modes de production non capitalistes, changer la définition du travail ou encore solvabiliser – grâce à la cotisation – un type de demande conventionnée : autant d’horizons enthousiastes que la cotisation nous permet d’atteindre. L’annulation de cotisations sociales en sortie de Covid doit nous faire réagir : il s’agit de saboter encore davantage l’hôpital public, ni plus ni moins. Mais pour toutes les raisons évoquées ici, il est nécessaire d’aller au-delà de l’opposition aux allègements de charges : il est temps de rendre aux salariés l’important pouvoir qu’ils ont conquis, notamment grâce à des combats syndicaux et à l’expérience ministérielle d’Ambroise Croizat. 

[1] C’est également un enjeu sémantique de parler d’insertion dans le marché du travail, comme si le travail, devenu marchandise, était fatalement extérieur aux travailleurs, alors même que c’est eux qui produisent la valeur.

[2] L’un des plus puissants vecteurs de cette contre-révolution est l’instauration, en 1991 par le gouvernement Rocard, de la Contribution Sociale Généralisée (CSG), qui ouvre ensuite la voie, à partir de 1996, aux Lois de Financement de la Sécurité Sociale, qui évincent purement et simplement les salariés de la gestion de leur régime général et rompt avec les logiques de démocratie économique et sociale.