Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public

Depuis plusieurs années, et avec une rapidité tendant à s’accentuer, la gestion de l’hôpital public s’apparente de plus en plus à celle d’une entreprise privée. Elle s’appuie sur une logique managériale inspirée de l’industrie connue sous le nom de Nouveau management public – NMP. Sa diffusion à l’hôpital repose en grande partie sur la prolifération d’une novlangue managériale qui exerce une puissante pression sur la mobilisation mentale des agents : le langagement ou agir sur les comportements par le langage.

Prendre le pouvoir de manière quasi hypnotique sur les esprits et ainsi manipuler plus aisément médecins, soignants et personnels administratifs par la seule force du langage. Dans toutes les entreprises, des séances sont consacrées à l’enrôlement psychologique des salariés. Mais n’y a-t-il pas des limites à ne pas franchir ? On peut s’interroger en rapprochant deux citations, la seconde analysant la première sous le prisme de l’étude faite par le philologue Victor Klemperer1 de la langue employée par les nazis. En premier, à travers un courriel envoyé à tous les médecins d’une Commission médicale d’établissement, un exemple de la novlangue en cours. Aucun mot ne relève du domaine de la santé comme si le critère n’était pas à prendre en compte par le personnel médical : « Un nouveau pacte de gestion porteur d’une ambition à long terme qui repose sur des orientations stratégiques claires favorisées par un desserrement de la contrainte financière exogène (« tendanciel » ) ». Le choix des mots, les nazis l’avaient compris, est primordial comme le note Victor Klemperer dans LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, écrit en 1947 : « [La langue] ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral surtout si je m’en remets inconsciemment à elle. » Santé, cachez ce mot que je ne saurais entendre, pourrait-on aussi écrire en faisant référence au domaine littéraire en paraphrasant Molière.

Choisir pour un courriel ce langage, c’est choisir les valeurs de tout un courant de pensée économique. Depuis les années 1970, on assiste à une néolibéralisation dans la gestion des États fondée sur la croyance économique et politique d’une nécessité de concurrence dérégulée entre tous les acteurs. Les services publics n’ont pas tardé à suivre cette loi d’airain avec l’apparition de nouvelles méthodes managériales issues du monde de l’industrie : le Nouveau management public (NMP). Des réformes successives ont abouti à gérer, grâce au NMP, l’hôpital public comme une entreprise privée soumise à des logiques gestionnaires de « rationalisation des coûts » et de mise en concurrence des structures entre elles en visant « l’efficience économique » 12 pour faire de l’hôpital une « nouvelle industrie » 3. La logique a même été poussée jusqu’à mettre en concurrence les services médicaux entre eux.

Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier.

Progressivement, le modèle de gestion s’est rapproché de celui de l’entreprise privée4. Alors que le service public hospitalier a longtemps représenté un secteur préservé du NMP, il est désormais un acteur agissant et innovant dans cette nouvelle voie managériale. Cette dernière est à l’origine d’une tension chez les soignants entre une certaine conception de leur métier et un nombre toujours plus important de contraintes5. Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier. Selon leur attitude face au NMP, ils se partagent, selon leurs propres dires, en soignants « résistants », en « convertis », en « faux croyants » ou encore en « intermédiaires ambivalents » 6. L’évolution vers le « tout comptable » –ou « économisation » pour parler en novlangue – des soins qui découle de ces méthodes s’appuie sur un double discours économique de mobilisation et de justification qui vise à légitimer ces dispositions managériales dans le but de discipliner les comportements et la subjectivité du soignant7. C’est donc d’abord par le langage, par les mots et le discours que la novlangue managériale « exerce une emprise sur les soignants8 et que celle-ci constitue un dispositif visant une gouvernementalité efficace ».

Ce discours managérial a tendance à complexifier les mots, à utiliser des mots à la mode, à se composer d’anglicismes, de sigles abscons et à manier des substantifs percutants renforcés par des adjectifs et des adverbes contraignants, le tout à l’origine d’un niveau de généralité et d’abstraction élevé et visant à établir une communauté de langage de manière aconflictuelle9.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben10 et influence par conséquent la conduite des soignants, et au premier chef des médecins, notamment par enrôlement comme nous le développerons plus loin. Nous pouvons parler ici d’un engagement par incorporation de ce langage (phénomène passif par « imbibition ») ou par appropriation (phénomène actif et volontaire). Un processus que nous qualifions de « langagement » est à l’œuvre. Inspiré du terme management, lui-même issu du latin « manus agere » (agir par la main), ce néologisme, par symétrie, signifie « agir par le langage ». Il renvoie à l’utilisation de mots et d’expressions qui contribuent à artificialiser la langue comme on artificialise les sols pour enrôler les gens. Il s’appuie sur une réalité fictionnelle élaborée à des fins de manipulation : ce langage ment.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben et influence par conséquent la conduite des soignants.

Les dispositifs managériaux

Désormais, à l’hôpital comme dans d’autres services publics, le déploiement et l’importance des dispositifs managériaux encadrent quasi totalement l’activité des soignants. Ces pratiques managériales, changeantes et difficiles à appréhender pour le profane, visent à planifier l’activité et à modeler les comportements du soignant de manière impersonnelle et insidieuse. Elle procède de ce que Michel Foucault nomme « dispositif ». Marie-Anne Dujarier, qui s’inscrit dans la tradition du concept de dispositif de Foucault11, relève trois types de dispositifs managériaux en interaction pour encadrer le travail et donc les comportements : dispositifs de finalités, de procédés et d’enrôlement12.

Le premier type renvoie au management par les nombres avec comme conséquence pour le travailleur autant d’objectifs quantifiés à atteindre et s’appuie sur toute une tradition de management communément appelée « management par les objectifs ». Il s’agit d’une fonction de contrôle du travail qui est évalué par des critères sélectifs avec des auto évaluations dans une logique de comparaison et de compétition avec d’autres services, celle-ci étant présentée comme un jeu dans lequel le travailleur est contraint de prendre part. Les dispositifs de procédés, de formes variées (méthodes, protocoles, procédures, démarches, etc.) ont pour but d’ordonner les tâches et de standardiser leurs exécutions en fixant la manière de procéder, de dire, voire de penser. Enfin, les dispositifs d’enrôlement permettent de faire accepter pour qui les utilise, les dispositifs de finalités et de procédés par le travailleur. Ils sont essentiellement discursifs et portés par la communication à l’aide « d’une sorte de script langagier managérial ». Celui-ci met l’accent sur la nécessité d’être performant, de s’adapter, d’anticiper, de réduire les déficits, d’innover… Le travail en serait rendu plus intéressant, plus épanouissant. Relever ces défis serait une promesse de développement personnel. Parfois, de manière moins positive, il informe des sanctions possibles encourues par les réfractaires.

Les conséquences des dispositifs managériaux pour le travailleur peuvent être bénéfiques puisqu’ils peuvent le soulager grâce à l’automatisation des tâches productives répétitives et pénibles. Certaines situations non productives peuvent aussi tirer bénéfice de cette automatisation avec une efficience importante et conférant une légitimité à ces dispositifs : protocoles médicaux, procédures de maintenance… Cependant, cette rationalisation de l’activité permet de réguler une organisation par le haut, à distance, loin du terrain avec des objectifs fixés par une hiérarchie ; ils deviennent peu discutables puisque censément rationnels. Ces dispositifs sont aussi porteurs de normes qui organisent le monde du travail. De part leur caractère impersonnel, « ils concrétisent un rapport social désincarné » empêchant une domination rapprochée mais muée d’une certaine façon en une « violence symbolique » théorisée par Bourdieu13.

Finalement, selon Dujarier, « ces trois types de dispositifs tentent donc d’orienter l’activité humaine vers l’atteinte de scores quantifiés, en empruntant des chemins productifs préétablis, au nom d’un sens précis ».

À titre d’illustration, l’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants. Elle est évaluée par des indicateurs jugés pertinents par ces derniers14 mais contestés par les soignants. L’exemple paradigmatique est celui de la démarche qualité dont l’ambition, via un processus de certification, vise à évaluer la qualité et la sécurité des soins dans les établissements de santé non par des soignants mais par ces seuls experts à l’aide de critères élaborés par la Haute autorité de santé (HAS)15.

L’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants.

Nous pouvons également citer dans un autre registre, comme exemple d’un chemin productif préétabli, celui de la tarification à l’activité (T2A). La T2A consiste en une « rémunération des hôpitaux sur la base de leur production en groupe homogène de malades, production renseignée dans le système d’information »16. Les recettes de l’hôpital dépendent des actes codés, souvent par les médecins eux-mêmes, dans une recherche d’accumulation d’actes dits rentables et en évitant ceux qui le sont moins. Cette logique gestionnaire conduit à la « promotion et la routinisation d’un langage médico-économique » chez les soignants. Le risque étant que la pratique de soins soit gouvernée par la logique gestionnaire de la T2A qui prône « l’efficience médico-économique » et met au cœur de la pratique les coûts et les tarifs hospitaliers.

L’ensemble des pratiques managériales exercent donc la fonction de dispositif au sens foucaldien qui permet une certaine gouvernementalité managériale et donc de diriger la conduite des hommes. Dans cet ensemble de dispositifs, le discours managérial par le processus complexe de langagement assujettit efficacement les individus par enrôlement.

Contenu et diffusion du discours managérial à l’hôpital

Le discours managérial hospitalier moderne constitue un outil privilégié pour diffuser les nouvelles pratiques managériales venues de l’entreprise privée dans le domaine du soin. Son contenu, proche de ce que l’on entend communément par « langue de bois », se caractérise par une complexification des mots17 : « initialiser » pour commencer, « finaliser » pour finir, « gouvernance » pour direction, « problématique » pour problème, « positionnement » pour position, « questionnement » pour question. Parfois, la périphrase se fait encore plus nébuleuse : vouloir devient « s’engager dans une démarche volontariste globale » ; poursuivre se transforme en « adapter une logique de consolidation » 18. Ce discours s’appuie très volontiers sur des mots à la mode et sur des substantifs aux terminaisons excessivement techniques en « ence » ou « ance » (efficience, excellence, performance, gouvernance) ou en « ion » (motivation, responsabilisation, innovation, restructuration)19. Il fait profusion d’anglicismes (reporting, benchmarking, team building, consulting), de sigles abscons confinant au sabir pour initiés. Il recourt à des oxymores (« changement permanent », « évolution continue ») véhiculant la « doublepensée » de Georges Orwell20, recycle des notions existantes, utilise des « mots-valises » et des « mots-écrans ».

Dans un contexte d’économicisation des discours, et plus particulièrement dans le contexte de la contrainte budgétaire à l’hôpital public où l’impératif de limiter les dépenses prédomine, le dialecte se teinte de termes tels que « parts de marché », « taux de croissance », « déficit », « état prévisionnel des recettes et des dépenses », « crédits d’intéressement » . Le style global se fait volontiers engageant avec des verbes et des adjectifs d’action et d’obligation. (« il faut que », « nous devons ») incitant à adapter une logique de consolidation »18.

À situation inédite doit correspondre un lexique inédit. La période pandémique actuelle n’échappe pas à cette règle de réajustement des mots en rendant caduques, désuets et pour tout dire ringards ceux utilisés jusque-là. Nous voyons donc fleurir désormais les termes de « capacitaire » à la place de nombre de lits, « distanciel » pour remplacer à distance et son pendant « présentiel », « retex » pour réunion de retour d’expérience. On dira désormais d’un service qu’il est « covidé » quand il prend en charge des patients atteints d’une infection Covid-19. Des cas groupés d’infection deviennent des « clusters », le dépistage des patients se transforme en « testing » et la recherche de cas contacts en « tracing ». Ce langage très technique, parfois aride, est qualifié par certains auteurs de « novlangue managériale » en référence à la « newspeak » de l’auteur de 1984 puisqu’elle exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation du récepteur, les soignants dans le cas de l’hôpital public, qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

La novlangue managériale exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation des soignants qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

Ce discours « dispensateur de vérité » décrédibilise toute velléité de contradiction, car on ne s’oppose pas à la vérité. Cette déconstruction de la réalité par le discours managérial peut être qualifié de sophistique au sens de Platon21 dans le sens où son apparente vérité repose sur un mensonge et une manipulation du réel et dont la finalité est de constituer une nouvelle réalité22. En ayant recours aux injonctions contradictoires, il amène à « rendre impossible la possibilité de répondre de manière adéquate aux demandes formulées puisqu’elles procèdent d’une impossibilité logique ». À titre d’exemple, il paraît illusoire de faire preuve d’autonomie quand l’activité professionnelle est contrainte par des objectifs multiples à atteindre et de nombreuses normes. Par conséquent, les concepts mêmes censés structurer l’organisation et promus par le discours managérial sont vidés de leur sens par un mécanisme de « sensure »23 (créativité, liberté, autonomie, innovation, réactivité). Ce discours se donne alors « les allures d’un discours logique et rationnel qui décrit une réalité extérieure au langage alors que, précisément, le propre de la fiction est de ne renvoyer à aucune réalité et de n’avoir d’existence que dans et par le langage »24.

Sandra Lucbert analyse cette façon de penser et d’édicter hors sol, à des fins de manipulation du réél dans le service public25 ou en entreprise26. Elle montre qu’à travers ce langage s’exerce une « euphémisation du pouvoir » mais également une musique d’ambiance tournant en boucle et réduisant, selon l’expression d’Orwell, « l’esprit à l’état de gramophone » 27, amené à répéter sans cesse, et sans réflexion, les concepts creux entendus en permanence.

Langagement et effets de dispositif du discours managérial

Ce discours vise à conduire les comportements sans conflit et en véhiculant une image idéale de l’organisation qui est son objet (entreprise, administration, hôpital, etc.). Les conséquences de ce discours en termes de gouvernementalité sont nombreux et insidieux, ce qui en fait un dispositif efficace. La fiction créée et véhiculée par ce discours tend à modifier les comportements et à limiter les risques « en façonnant – voire en empêchant – la prise de décision par la suspension du processus délibératif »28. Son caractère performatif repose ainsi sur la construction d’individus fictifs – le leader, l’employé modèle – simplifiant la vision du monde au sein de l’organisation : une figure d’autorité héroïque capable de simplifier la complexité et de faire face aux défis dont l’employé ou le subordonné doit suivre au plus près les objectifs, les règles, les injonctions qu’il élabore. Ce type de discours enlève donc toute initiative, tout libre arbitre, toute réflexivité, toute remise en question d’un fonctionnement érigé et édicté en idéal et conçu seulement par ceux qui sont censés avoir les ressources nécessaires pour le faire. En outre, sur cet employé ou subordonné fictif, considéré comme un individu standard, va s’appliquer tout un processus d’évaluation et de formation visant à l’améliorer de manière standardisée sans tenir compte de ses valeurs, de ses choix, de ses réflexions. Ce management s’exerce sur un travailleur dépourvu de son altérité par des méthodes qui visent à le modeler pour améliorer sa performance et le faisant ainsi qualifié de « management désincarné » par Anne-Marie Dujarier. C’est un effet extrêmement normatif que produit ce discours.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques. L’accaparement des mots place le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique », c’est à dire dans une position où celui-ci perçoit son propre discours comme illégitime en regard du modèle normatif du discours managérial29. Ceci génère une auto-délégitimation du locuteur qui, ne parlant finalement pas le même langage, inhibe sa parole qu’il considère comme moins juste, plus simple et se sent donc moins compétent. De plus, ce discours entraîne un effet de sidération pouvant mettre une partie des auditeurs en situation d’incompréhension et les excluant de fait du mécanisme de décision. Cette novlangue managériale peut être à l’origine d’une emprise et d’un importante souffrance au travail en perdant « la confiance dans la capacité à dire et à faire sens » . Celle-ci en vient à être intériorisée par le travailleur et il devient difficile de s’en défaire soit pour se défendre soit pour analyser la situation sous un autre angle. Cette appropriation forcée exerce alors une « violence secondaire » car le sujet devient dépendant à cette novlangue pour en critiquer son emprise. De cette façon, elle met au silence celui qui en souffre : « Elle lisse, normalise le vécu par un langage qui laisse peu voire pas de place à l’interprétation, et permet d’euphémiser voire d’occulter la violence en limitant le partage émotionnel sur le vécu existentiel ». Finalement, le discours managérial constitue un dispositif puissant, grâce à « une triple fonction : idéologique en véhiculant les valeurs des dirigeants ; symbolique comme signe du pouvoir ; pragmatique en tant qu’outil d’influence du comportement »29.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques plaçant le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique ».

Langagement tel que le pratique l’hôpital public

Au niveau institutionnel, les réunions de service, de pôle ou encore de commission médicale d’établissement s’enchaînent alors dans un flux ininterrompu de verbiage inintelligible qui s’écoule en permanence et dont il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens. Le point de départ de cette réflexion est le souvenir douloureux de l’auteur de ces lignes au cours d’un séminaire organisé en grande pompe dans un CHU pour programmer, à l’échéance de dix ans, des travaux d’envergure sur un site hospitalier. Les équipes administratives et soignantes étant jugées insuffisamment compétentes en la matière, le CHU s’était offert un grand cabinet de consultants pour l’occasion. L’objectif affiché était celui de réduire, grâce à ce cabinet, les centaines d’heures nécessaire de réunions pour un tel projet en deux jours de séminaire. Ce fut un spectacle grandiose de vidéos engageantes sur la mission de ce cabinet dans ce projet, de diaporamas où l’esthétique de l’iconographie le disputait à celle de la novlangue et d’ateliers de mises en situations que l’on ne rencontre jamais mais pour lesquelles ils nous a été dispensés gracieusement des outils pour désormais mieux s’en sortir. Quant à l’objectif des travaux dans tous ce galimatias et cette profusion d’inventions ludiques, il a semble-t-il été rapidement perdu de vue. Toutefois, ce séminaire a été l’occasion d’apprendre grâce à une vidéo touchante ce qu’est l’empathie (nombre de spectateurs étaient soignants et n’ont pas bronché) ou une autre volontairement maladroite sur comment optimiser sa pause café (alors que ce qui fait l’intérêt d’une pause est justement de ne rien optimiser mais de lâcher un peu prise).

De ce flux ininterrompu de verbiage inintelligible, il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens.

Ce grand raout, certainement coûteux30, pour arriver aux conclusions finalement que tout est décidé avant ou après et de nous donner que la seule illusion d’avoir participé aux décisions. Avec des moments d’émouvante naïveté lorsque les médecins tentaient d’expliquer leurs souhaits et besoins et que l’interlocuteur, consultant, nous ramenait sans cesse sur son terrain sans fournir de réponses concrètes mais en ayant recours à ce type de réponse systématique : « Nous ne sommes pas là pour discuter du nombre de lits nécessaires », autre formulation du célèbre sketch de Coluche : « Écrivez-nous ce dont vous avez besoin, nous vous expliquerons comment vous en passer ». Ce séminaire renfermait la quintessence de ce qui vient d’être développé : euphémisation du pouvoir, censure, délégitimation de l’interlocuteur, insécurité linguistique et profusion de termes artificiels.

Hélas, dans la pratique du soin, l’influence du discours managérial semble particulièrement efficace pour assurer la gouvernementalité des soignants et particulièrement des médecins. Il ne faut pas s’y méprendre. Si, lors de réunions, il nous est présenté avec forces émoticônes infantilisants, positifs ou négatifs selon les résultats obtenus face aux objectifs imposés, des comparaisons entre services en termes de durée moyenne de séjour, de taux de rotation et d’occupation des lits, de « produits vendus » (sic), c’est bien pour maintenir les différents services en compétition permanente pour le classement de celui qui est le plus rentable. En somme, la vielle antienne customisée 2.0 du « diviser pour mieux régner » qui nous conduit à nous opposer les uns les autres plutôt que de constituer un collectif solidaire face aux injonctions administratives.

Dès lors qu’un nouveau projet médical souhaite être créé, il faut le développer telle une étude de marché avec son lot de concepts issus du commerce et de la finance : rentabilité, parts de marché, retour sur investissement, public ciblé… Alors, si l’équipe souhaite approfondir son projet pensé comme offre médicale nécessaire pour les patients, à elle d’endosser la fonction de commercial pour vendre son produit à la direction. De médecin, on passe à négociant en soins. Dans le cœur même de l’activité quotidienne du soin, cette gestion managériale et son langage nous rattrapent. Quel médecin n’a jamais prononcé ce genre de phrase, au moins in petto : « Ce patient dépasse depuis longtemps la durée moyenne de séjour, il faut qu’il sorte du service » ? Un exercice de traduction nous permet de retrouver le sens de la phrase qui était en réalité : « Ce patient n’a plus besoin de soins médicaux, il peut sortir du service ». Mais par le martelage incessant et l’imbibition permanente de cette novlangue, « l’esprit de gramophone » se réduit à répéter sans y prendre garde ce type de propos et oublie à quel moment un patient peut quitter un service : quand il est guéri ou sur la voie de la guérison.

De manière similaire, force est de constater à quel point, par appropriation dans le cas de la démarche qualité, l’activité de soins peut se résumer à ne prendre en compte chez le patient que les indicateurs jugés pertinents dans la pratique de soins. Seront valorisés alors l’évaluation de la douleur mais non son traitement ni le temps d’écoute passé avec le patient, la désignation d’une personne de confiance mais sans expliquer clairement son rôle et les raisons de ce choix, l’envoi du compte-rendu de l’hospitalisation au médecin traitant dans les sept jours et un certain nombres d’indicateurs à l’intérieur obligatoires mais sans vérifier la pertinence des informations cliniques données. Le risque est grand de réduire cette fois le soignant à un « cocheur de case » pour reprendre la typologie des « jobs à la con » de David Graeber31.

En définitive, le langagement comme dispositif d’enrôlement par le discours, à travers la fabrication des normes de soins, l’importance donnée à des objectifs chiffrés à atteindre ou « ratiocratie », la diffusion d’une logique gestionnaire prééminente et le développement de la démarche qualité conduit de plus en plus les comportements des soignants. De plus, l’accumulation des tâches ingrates et ennuyeuses qui découlent de cette gestion managériale procède de ce que Graeber appelle la « bullshitisation » du travail et tend à vider de son sens notre métier de soignant et à justifier l’emploi de ceux qui développent et nous assignent à user de ces dispositifs. L’hôpital entreprise en marche !

Notes :

1 Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France., Aspects historiques et réglementaires, IRDES 2019.
2 Pierre-André Juven, Fréderic Pierru Fanny Vincent, La casse du Siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019
3 Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Paris, Tracts Gallimard, 2020
4 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, La Fabrique, Paris 2018
5 Emmanuel Triby, « Processus d’économisation et discours économique dans des écrits de cadres de santé », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, (sous la direction de C. Grenouillet, C. Vuillermot-Febvet), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015
6 Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression, Paris, La Découverte, 2010
7 Emmanuel Triby, op. cit.
8 Agnès Vandevelde-Rougale, La novlangue managériale. Emprise et résistance, Paris, Eres, 2017
9 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
10 Cf. la définition conceptuelle de dispostif de Foucault dans Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, volume III
11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2014
12 Anne-Marie Dujarier, Le management désincarné, Paris, La Découverte, 2015
13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
14 Hugot Bertillot, Expertise, indicateurs de qualité et rationalisation de l’hôpital : le pouvoir discret de la « nébuleuse intégratrice », Revue française d’administration publique, 2020
15 https://www.has-sante.fr/jcms/c_411173/fr/comprendre-la-certification-pour-la-qualite-des-soins#toc_1_2
16 Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris, Presses Universitaires de France, 2016
17 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
18 Certains des exemples sont issus d’échanges avec Stéphane Velut que je remercie à nouveau pour son éclairage.
19 Michel Feynie, op. cit.
20 George Orwell, 1984, 1949
21 Platon, Le Sophiste.
22 Malik Bozzo-Rey, Influencer les comportements en organisation : fictions et discours managérial, Le Portique, 2015
23 Socialter, Sensure, quand les mots nous privent de sens, n°45 avril/mai 2021
24 Malik Bozzo-Rey, op. cit
25 Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Editions Verdier, 2021
26 Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Seuil, 2020
27 George Orwell, Essais, articles, lettres, tome 3 (1943-1945), Ivrea, 1998
28 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
29 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
30 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-recours-aux-marches-publics-de-consultants-par-les-etablissements-publics-de-sante
31 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018

Comment Macron a sacrifié la santé des Français

À l’heure du bilan du quinquennat, il est difficile de ne pas évoquer la question de la santé publique. Tandis que les hôpitaux français déclenchaient leurs plans blancs pour faire face aux vagues de contaminations et que les déprogrammations de soins se multipliaient, le gouvernement n’avait qu’une obsession : soigner sa communication « de guerre » et mandater des cabinets de conseils privés – au lieu de donner à l’expertise médicale, aux spécialistes et aux citoyens leur juste place dans la prise de décision. Niant toute forme de responsabilité dans le manque de moyens, dans la mise en difficulté des soignants et dans les nombreux dysfonctionnements du système de santé, le président s’est appliqué à entretenir un climat de tension sociale par un discours de culpabilisation et par des mesures arbitraires, au détriment des plus précaires. Ainsi, ces deux dernières années ont rendu d’autant plus tragiques le mépris du chef de l’État pour les principes fondamentaux de la santé publique et son projet de démanteler coûte que coûte ce qu’il restait encore de l’hôpital public.

La santé sous Macron : un bilan catastrophique, qui ne se résume pas à la période de la crise sanitaire

Force est de constater que les deux premières années du dernier quinquennat ont contribué à affaiblir notre système de santé publique. Ce bilan repose sur trois principales défaillances : la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, la détérioration des conditions de travail des soignants, ainsi que les difficultés accrues d’accès aux soins pour les citoyens.

Devenue obsessionnelle depuis le tournant de la rigueur en 1983, l’austérité budgétaire soumet chaque année un peu plus l’hôpital public à la concurrence féroce des établissements privés de santé. Les hôpitaux ont ainsi subi 11,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans la dernière décennie. Dans ce sens, les trois projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) précédant la pandémie prévoyaient des économies sur les dépenses d’assurance-maladie dans les hôpitaux de 1,67, 1,61 et 1 milliards d’euros entre 2017 et 2019. Des moyens qui ont, par la suite, cruellement manqué.

Fin 2018, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lançait le plan « Ma santé 2022 ». Une réforme « qui fai[sai]t la part belle au privé » comme le titrait l’Humanité, et qui prévoyait notamment de transformer les petits établissements hospitaliers en « hôpitaux de proximité », sans maternité, ni chirurgie, ni urgence. Dans le même temps, les déserts médicaux n’ont cessé de progresser sur notre territoire. Selon le géographe de la santé Emmanuel Vigneron, la diminution du nombre de médecins généralistes s’est accélérée entre 2017 et 2021. La densité médicale par département, c’est-à-dire le nombre de médecins généralistes rapporté à la population, a diminué de 1 % par an en France sur cette période, contre 0,77 % en moyenne sous le quinquennat de François Hollande. Comme le relevait alors un article du Monde, « les trois quarts des 100 départements français voient leur situation se dégrader, seuls dix-sept se trouvent en stagnation, huit en amélioration ». Or, la densité médicale est selon la Drees un « facteur aggravant » du non-recours aux soins, dans la mesure où les personnes pauvres ont huit fois plus de risques de renoncer à des soins dans les déserts médicaux. Une enquête de novembre 2019 révélait déjà que 59 % des Français ont dû renoncer à des soins, la majorité pour des raisons financières.

Face à cette situation dégradée, les dirigeants politiques se sont rendus coupables de négligence et d’irresponsabilité, en faisant la sourde oreille aux revendications des soignants qui rappelaient une évidence : l’hôpital public ne remplit plus sa mission d’accueil inconditionnel depuis des années. En janvier 2018, une grande grève dans les Ehpad de toute la France réclamait déjà « davantage de moyens humains pour plus de dignité ». En avril 2018, des personnels d’hôpitaux psychiatriques, au Rouvray, menaient une grève de la faim pendant trois semaines. Leurs collègues de l’hôpital psychiatrique du Havre ont dans la foulée occupé le toit d’un bâtiment pendant trois semaines. À l’hôpital psychiatrique d’Amiens, un campement de protestation a duré pendant près de cinq mois. En avril 2019, des services d’urgences des hôpitaux parisiens se sont mis à leur tour en grève. Un mouvement s’est structuré à travers le Collectif inter-urgences (CIU) qui a rapidement essaimé à travers le pays de telle sorte qu’en juin, 120 services étaient en grève. En août, ils étaient 200. Toujours sans que l’exécutif ne prenne au sérieux les revendications de ces soignants qui ont pourtant tiré, à de maintes reprises, le signal d’alarme.

En janvier 2020, à l’aube de la crise du Covid-19, Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, avait ému les Français en déclarant que, faute de moyens, elle était obligée de jouer le jeu de l’économie de moyens et du rationnement des soins. Avec des centaines d’autres médecins du Collectif inter-hôpitaux (CIH), elle démissionnait de ses fonctions administratives. Cette décision était symbolique du malaise de certains soignants forcés de rompre avec leur éthique médicale pour des raisons de rentabilité et de perte d’humanité au sein de leur profession. Des enjeux qui s’annonçaient d’autant plus problématiques à mesure que la pandémie devenait une réalité concrète dans les services hospitaliers.

Face à la crise, un « chef de guerre » qui continue de désarmer ses soldats

Emmanuel Macron nous l’a répété ad nauseam : face au virus, nous étions « en guerre ». Et pour mener cette guerre à ses côtés, en pleine crise hospitalière, il a fait le choix de nommer Jean Castex comme Premier ministre, à la suite de la démission d’Édouard Philippe. Si les médias se sont empressés – sans doute à raison – d’y voir l’influence de Nicolas Sarkozy sur l’actuel locataire de l’Élysée, ce choix était également révélateur du programme macronien en matière d’hôpital public. Ancien directeur de l’hospitalisation et de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, de 2005 à 2006, Jean Castex a été le maître-d’œuvre de la réforme de la tarification à l’activité – la funeste T2A –, pilier de la transformation de l’hôpital en entreprise et des soignants en experts-comptables.

La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie […] invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte ».

L’indicateur le plus frappant de cette fuite en avant du gouvernement reste le scandale provoqué par la suppression de lits d’hospitalisation au plus fort de la crise. Fin 2016, la France comptait plus de 404 000 lits d’hospitalisation à temps complet. Fin 2020, le chiffre était tombé à 386 835, soit plus de 17 000 lits supprimés en quatre ans. La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie, selon la Drees, invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte » dont se sont gargarisé le chef de l’État et ses équipes gouvernementales.

Pendant que plans blancs et déprogrammations de soins se multipliaient pour faire face à la cinquième vague, une étonnante bataille de chiffres agita les autorités sanitaires en décembre 2021. En effet, alors qu’une étude du Conseil scientifique faisait état de « 20 % de lits publics fermés sur le territoire » depuis 2019, faute de soignants pour s’en occuper, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) publiait quant à elle, le 16 décembre 2021, une enquête sur les ressources humaines commandée par le ministre de la Santé Olivier Véran, qui avançait le chiffre de 2%.

Au-delà de ces éléments de langage qui visaient à rassurer les Français sur l’état de leur hôpital public, de telles stratégies de communication semblaient bien vaines face aux remontées « du terrain ». Dans un article de Marianne, Arnaud Chiche, médecin anesthésiste-réanimateur dans les Hauts-de-France et président du collectif Santé en danger, alertait sur le fait que « ces déprogrammations sont moins la conséquence d’un afflux massif de patients Covid à l’hôpital, que d’une pénurie de soignants médicaux et paramédicaux ». Contrairement à ce que nous assurait le gouvernement, la cause de l’engorgement des hôpitaux n’était pas conjoncturelle, c’est-à-dire liée à la crise du Covid, mais bien structurelle, en raison d’une aggravation des conditions de travail et d’un épuisement des personnels soignants. « Ces réorganisations incessantes ont en outre accéléré l’effondrement du système sanitaire, en désorganisant le travail du soin et en poussant les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission », notent quant à eux Barbara Stiegler et François Alla, auteurs du tract Santé publique année zéro paru chez Gallimard.

Le ministère de la Santé a ainsi déserté la bataille pour l’hôpital public et laissé s’aggraver la santé générale des Français. Avec une baisse de 13% de séjours hospitaliers hors Covid en 2020, de nombreux Français souffrant de maladies chroniques, de cancers, d’AVC ou d’infarctus, n’ont pas pu être pris en charge. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif de médecins de l’AP-HP déplore la normalisation de ces ruptures de soin et estime qu’« en imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite ».

Ce hiatus entre le discours et la réalité concrète de l’action du gouvernement fut particulièrement flagrant lorsque Emmanuel Macron décida de placer le 14 juillet 2020 sous le signe de la « reconnaissance » envers les personnels soignants, alors même que ces derniers manifestaient le même jour pour dénoncer un Ségur de la santé qualifié d’« imposture » par les syndicats. Christophe Le Tallec, vice-président du Collectif inter-urgences, dénonçait en ce sens un « hommage bling-bling » et réclamait « un soutien matériel et financier, pas juste un jeu de communication raté ». Dans le même article de Libération, Murielle, cadre en Ehpad, témoigne : « Tant que l’on continuera à faire des Ségur avec des gens qui n’y connaissent rien, sans demander directement aux soignants ce qu’ils en pensent, on ne changera jamais rien ! » Une nouvelle occasion manquée.

Un reniement historique des principes de santé publique, au détriment de celle des Français

Par-delà le démantèlement de l’hôpital, c’est le principe même de santé publique qui a été sérieusement ébranlé par la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. S’il était presque impossible, en mars 2020, de mettre sérieusement en cause les décisions prises par l’Élysée, dans un contexte d’urgence sanitaire inédit, nul ne peut ignorer la dimension idéologique de celles-ci. Des choix politiques ont été faits. L’application uniforme des restrictions sanitaires sur l’ensemble de la population, d’une part, sans prise en compte des inégalités géographiques, économiques et de santé préexistantes. Une enquête publiée par la Drees en juillet 2020 permettait déjà d’identifier les principaux facteurs de vulnérabilité face au virus : présence de comorbidités aggravantes (obésité et diabète entre autres), forte exposition à la contamination (sur le lieu de vie ou de travail), difficultés d’accès aux soins.

À cette vulnérabilité sanitaire se sont ajoutées de nouvelles problématiques, liées au confinement et aux restrictions sanitaires : dégradation de la santé mentale, de la sécurité matérielle et physique, des conditions de logement, difficultés à maintenir une activité scolaire ou professionnelle. Refusant de reconnaître le caractère cumulatif des inégalités sociales et niant toute forme de responsabilité dans la mise en difficulté des populations les plus vulnérables, le gouvernement s’est contenté d’appliquer de façon arbitraire et selon des principes prétendument « universels » une feuille de route dictée par une poignée de proches conseillers. Se rêvant héros de guerre, le chef de l’État a laissé une partie considérable de la population basculer dans la grande précarité. En octobre 2020, un article du Monde comptait ainsi un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, par rapport aux 9,3 millions d’avant crise.

Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

La mise au ban des réfractaires à la politique sanitaire a, d’autre part, constitué un autre point fort de cette « gestion de crise ». Accusées indistinctement de complotisme, les personnes émettant parfois de simples doutes sur le bien fondé de la stratégie du « tout vaccinal », ou hésitant à se faire vacciner, quelle qu’en soit la raison, ont enfin été qualifiées d’« irresponsables » par le président.

Cette déclaration, volontairement polémique, a permis de révéler un tournant dans la stratégie macronienne. Dépassé par l’augmentation continue des cas graves à l’hôpital et ne parvenant pas à répondre aux appels à l’aide du personnel soignant, le gouvernement a surfé sur le climat de méfiance latent, accusant lui-même les non-vaccinés d’être à l’origine de l’effondrement du système de santé. Un discours d’autant plus contre-productif qu’il a suffi à radicaliser les positionnements de chacun.

Créant ainsi un lien de causalité entre la « seule » attitude civique qui vaille – aller se faire vacciner – et le sauvetage de l’hôpital public – et, par-là, la remise en marche de la société tout entière –, le discours gouvernemental a rigoureusement établi une inversion des responsabilités. Nos responsables politiques n’étaient plus condamnables, puisqu’ils se plaçaient eux-mêmes du côté des victimes. Ils n’étaient plus tributaires de l’engorgement des hôpitaux, de l’épuisement du personnel soignant, ni même du tri des patients en réanimation. Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Emmanuel Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

Pour y remédier, et en déclarant vouloir « emmerder » les non-vaccinés, Emmanuel Macron est passé du « paternalisme soft » (d’après la formule d’Henri Bergeron) à la guerre ouverte contre tous les ennemis de l’intérieur. S’il est évident que, derrière la fracturation du pays et la désignation d’un adversaire politique commun, se cachait une stratégie rhétorique rondement menée, on peut également y voir le triomphe du libéralisme autoritaire, version restaurée du libéralisme thatchérien visant à évincer du système collectif les individus inadaptés.

C’est donc une interprétation pervertie des principes républicains qui sert au gouvernement à justifier l’application indifférenciée des politiques sanitaires sur l’ensemble de la population et à imposer un schéma ami/ennemi en éliminant les seconds. À travers cette distinction entre citoyens exemplaires et citoyens de seconde zone, au cœur du dispositif du « passe sanitaire » bien que contraire aux principes les plus élémentaires de notre pacte social, Emmanuel Macron enterre définitivement toute conception d’une santé publique démocratique et inconditionnelle.

Une gestion de crise confiée aux cabinets de conseil privés au détriment de l’expertise médicale

La révélation récente de la place donnée aux cabinets de conseil privés – notamment l’américain McKinsey – dans la gestion de crise, et de l’instrumentalisation de l’expertise médicale à des fins politiques, illustre bien le cynisme du gouvernement, dont la principale bataille a été celle de l’opinion. Ainsi émancipé des avis du Conseil scientifique avec une décomplexion désarmante, Emmanuel Macron pouvait laisser libre cours à sa posture de savant et de politique. Les médias eux-mêmes ne pouvaient que souligner « comment l’entourage d’Emmanuel Macron met[tait] en scène un président qui serait devenu épidémiologiste ».

Le faible crédit accordé à l’expertise médicale témoigne ainsi d’un éloignement des enjeux de santé publique au bénéfice d’un jeu de double légitimation entre le pouvoir politique et les instances sanitaires. Après avoir démontré que dans la stratégie du gouvernement, le calcul coût/bénéfice, censé orienter toute politique de santé publique, ne relevait plus d’un raisonnement médical mais d’un calcul politique, Barbara Stiegler et François Alla expliquent que « les structures d’expertises en étaient dorénavant réduites à assurer le service après-vente d’une série de décisions déjà prises par le président de la République ou par les membres de son gouvernement ». Autrement dit, le rôle des autorités sanitaires était limité à justifier les décisions prises par Macron et une poignée de conseillers en communication, a posteriori, au lieu de les précéder. Les « recommandations » n’étaient plus que des alibis au cœur d’une « légitimation réciproque » : l’exécutif justifiait ses mesures par des avis d’experts qui justifiaient eux-mêmes leur utilité par la prise de décision politique dont ils prenaient acte.

Une telle phrase permet de percer à jour le logiciel de gouvernance d’Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

La mise en conflit permanente des disciplines entre elles a également conduit à l’isolement et à l’atomisation des véritables experts médicaux. L’Académie des technologies, dans un rapport intitulé « Covid-19 : modélisations et données pour la gestion des crises sanitaires », rappelait les limites de la modélisation en santé puisque « les humains ne sont ni des plantes, ni des animaux, mais des êtres sociaux ». Une vision purement biomédicale de la crise s’est pourtant imposée, focalisée sur la légitimité du chiffre, sur les courbes d’incidence et sur les taux d’occupation des lits.

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le bien-fondé d’une vision aussi biaisée, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à renfort de slogans simplistes tel celui du ministère de la Santé d’Olivier Véran qui décrétait en août dernier qu’« on peut débattre de tout sauf des chiffres ». Une telle phrase suffit à révéler le logiciel de gouvernance sous Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

Le recours aux cabinets de conseil a évidemment joué un rôle clé dans cette religion du chiffre qui a dicté la gestion comptable de la pandémie. La place qu’ils ont prise dans la gestion de crise, de même que leur rémunération exorbitante avec de l’argent public, quand les soignants se voyaient toujours refuser des moyens nécessaires, constituent à ce titre un grave scandale d’État. Une plainte contre les cabinets McKinsey, JLL France et Citwell pour « détournement de fonds publics, favoritisme, corruption et prise illégale d’intérêts » a d’ailleurs été déposée début avril 2022 par l’association Coeur vide 19. Par exemple, ne serait-ce qu’entre décembre 2020 et mai 2021, le ministère de la Santé a rémunéré le cabinet américain McKinsey pour près de 10 millions d’euros, pour avoir participé à l’élaboration de la stratégie vaccinale du gouvernement.

Il est dès lors compliqué de déterminer la frontière entre les fondements idéologiques et purement médicaux dans le discours gouvernemental en matière de vaccination, comme le montrent Barbara Stiegler et François Alla qui dénoncent à ce titre la « rhétorique de la promesse largement entretenue par les services de marketing des laboratoires ».

Une telle stratégie conduit in fine à un appauvrissement regrettable du débat public, qui contraint les citoyens, spectateurs de querelles entre experts et non-experts, à se positionner au sein d’un clivage artificiel : « pour » – le masque, le confinement, et finalement le vaccin, de façon indifférenciée – ou « contre », sur des enjeux politiques et non sanitaires. À l’occasion d’une campagne de communication en partenariat avec la ministère de la Santé, la radio Skyrock allait jusqu’à inciter ses jeunes auditeurs à dénoncer leurs amis « pro-virus ».

Alors qu’une lutte contre toute pandémie nécessite d’avoir recours à l’intelligence collective pour être efficace, le gouvernement condamnait délibérément le débat public à une opposition manichéenne, qui n’a fait que renforcer la défiance d’une partie croissante de la population envers les autorités politiques, médicales et scientifiques. Ainsi, il abimait définitivement la possibilité d’un consentement éclairé des citoyens et, par là même, le fonctionnement démocratique de notre société, à la veille d’une échéance électorale primordiale.

Tirer les conséquences du mandat passé, pour éviter le pire

Faire le bilan de ces cinq années de mandat, et s’efforcer de voir une cohérence politique entre toutes les décisions prises avant et pendant la crise sanitaire, permet d’esquisser quelques hypothèses sur l’évolution de notre système de santé, en cas de réélection du président Macron. À ce titre, la question de la prise en charge de nos aînés est particulièrement éloquente. Celui qui promettait, en 2017, une loi Grand âge destinée à une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie, l’a finalement abandonnée, au plus fort de la crise sanitaire. À la place, il a condamné les personnes âgées à l’isolement social pendant plusieurs mois, entraînant, pour beaucoup, une perte définitive de leurs capacités physiques et cognitives. Comme si les nombreux témoignages en ce sens ne suffisaient pas, la série de scandales sur les conditions de vie et de travail dans les Ehpad, montre avec violence les conséquences de la négligence du gouvernement en matière de réglementation et de contrôle des établissements de soin privés.

Comment est-il possible, alors que deux ans de crise sanitaire avaient enfin mis en lumière l’urgence de repenser la prise en charge de nos aînés, qu’il ait fallu attendre la parution d’un livre – Les Fossoyeurs, en janvier 2022 – pour « découvrir » la maltraitance des résidents, les dérives bureaucratiques et les pratiques frauduleuses normalisées dans l’un des plus gros groupes d’Ehpad français ? Comment peut-on expliquer que Brigitte Bourguignon, nommée par Emmanuel Macron en juillet 2020 pour travailler sur les questions d’autonomie en fin de vie, n’ait pas jugé utile de s’assurer elle-même du bon fonctionnement de ces établissements ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur les réticences de cette dernière à rendre public le rapport du gouvernement sur Orpea ; une décision qualifiée de « choquante » par le sénateur LR Bernard Bonne, co-rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, qui a dû faire preuve d’« obstination » pour se le procurer ?

Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès.

Une chose est sûre, la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée sera, pour ce dernier, la garantie de ne pas être inquiété pour la gestion douteuse de ces affaires. Il pourra donc poursuivre en toute liberté son entreprise de privatisation du service public, renforçant la mainmise des grands groupes hospitaliers sur le système de santé et faisant fi des scandales politiques et sanitaires encore brûlants. À titre d’exemple, la signature en avril 2021 d’un « protocole de coopération » entre l’hôpital public et Clinéa, une filiale d’Orpea, permettra au groupe de s’étendre encore davantage, voire de se rendre indispensable en répondant à la problématique des déserts médicaux français.

Cette extension du privé dans de nombreux territoires rendra le transfert des patients inévitable, malgré l’augmentation des frais de prise en charge. Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès. Les soignants aussi devront s’adapter, car comme l’indiquait Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée, « là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Cela implique, entre autres, des évolutions de salaire et de carrière négociées au cas par cas (comme c’est déjà le cas dans la plupart des établissements privés), l’obligation de se plier aux injonctions budgétaires et de combler, continuellement, le manque d’effectifs.

Certes, l’épidémie de Covid-19, comme toutes les autres avant elle, a mis nos sociétés, partout dans le monde, en grande difficulté. Nul ne peut nier les conséquences dévastatrices engendrées par un simple virus, et probablement que nul n’aurait su apporter une réponse idéale à l’urgence sanitaire. Néanmoins, il s’agit maintenant de tirer les leçons de cet épisode, qui a eu pour – seul – mérite de mettre en lumière la fragilité de notre système de santé. Désormais, il est non seulement urgent de remettre nos dirigeants face à leurs responsabilités, mais également de retrouver nos droits et d’exercer notre devoir de citoyens en conséquence.

Présidentielle : vers un clivage liberté / sécurité sanitaire ?

À l’automne dernier, on pensait la crise sanitaire enfin terminée grâce à la vaccination quasi-générale. Mais voilà que le sujet est une nouvelle fois revenu sur le devant de la scène à la suite des déclarations du chef de l’État et des débats autour du passe vaccinal. En choisissant de cliver autour du vaccin, Emmanuel Macron espère serrer les rangs derrière lui et affaiblir ses adversaires politiques, quitte à faire monter encore le niveau de tension. Si cette stratégie peut fonctionner, elle n’en demeure pas moins fragile, à condition pour les opposants de proposer un plan alternatif face au virus.

Après plus d’un an de confinements et de couvre-feux à répétition, puis six mois de vie contrainte au passe sanitaire, la patience des Français n’a pas cessé d’être mise à l’épreuve. Mais, bon an, mal an, la crise sanitaire semblait progressivement s’éloigner il y a encore un mois. En témoignait la campagne présidentielle, centrée autour d’enjeux plus traditionnels : identité, pouvoir d’achat, environnement, sécurité… Jusqu’à ce que le variant Omicron ne se propage et que le gouvernement ne décide de renforcer encore la pression sur ceux qui refusent les injections régulières de vaccin.

Dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite.

Sur fond de records de contaminations, la tension politique est fortement montée à partir de l’annonce, au début des vacances de Noël, de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal et de la réduction de la durée entre les doses de vaccin. À la rentrée, les débats houleux à l’Assemblée nationale et les déclarations du président de la République, annonçant vouloir « emmerder » les non-vaccinés « jusqu’au bout » et considérer que « les irresponsables ne sont plus des citoyens », ont achevé de polariser le débat politique autour des questions sanitaires. Désormais, il est vraisemblable que l’élection présidentielle doive en grande partie se jouer sur cet enjeu.

Le « camp de la raison » contre les complotistes ?

Comme cela a été remarqué par la plupart des observateurs de la vie politique, les propos du chef de l’État ont été mûrement réfléchis. En effet, dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite. Une bonne partie de l’électorat, principalement les plus âgés, les voient en effet comme les responsables des contaminations et de la surcharge des hôpitaux. En focalisant l’attention sur cette minorité de citoyens, le gouvernement réalise d’ailleurs un autre coup politique : éviter d’aborder la question de la destruction de l’hôpital, du caractère liberticide des mesures prises au nom de la santé et des nombreux ratés et mensonges qui ont caractérisé sa « stratégie » depuis deux ans.

Sur le fond, l’opprobre quotidienne des non-vaccinés n’a pourtant pas lieu d’être. D’abord, en ce qui concerne les contaminations, les vaccinés propagent tout autant le virus que les non-vaccinés, d’autant plus que ces derniers sont déjà largement exclus de la vie sociale. Par ailleurs, si des centaines de milliers de personnes sont testées positives chaque jour, les formes graves sont beaucoup moins fréquentes qu’auparavant, à la fois en raison du vaccin et de la dangerosité bien plus faible du variant Omicron. Comme le soulignait par exemple récemment le journaliste David Pujadas, alors même qu’Omicron se diffuse tous azimuts, les décès et les réanimations augmentent peu, tandis que la durée d’hospitalisation chute. Enfin, comme l’expliquent de nombreux soignants, la surcharge des services de santé était antérieure au Covid et s’explique surtout par les politiques d’austérité et le manque de personnel, phénomène qui s’est singulièrement aggravé ces derniers mois. Dès lors, si les non-vaccinés sont évidemment plus susceptibles de finir à l’hôpital, il s’agit là d’un risque personnel et les accuser d’être les seuls responsables de l’engorgement des hôpitaux est tout à fait mensonger.

Ces éléments permettent d’ailleurs de comprendre la position du gouvernement sur l’obligation vaccinale. Après tout, si les non-vaccinés sont si dangereux, pourquoi ne pas rendre le vaccin obligatoire ? À cette question, les macronistes rétorquent que les sanctions seraient trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui rendrait la mesure inopérante en pratique. Or, au regard de la grande créativité en matière de mesures répressives durant ce quinquennat, des appels odieux à refuser de soigner les non-vaccinés ou encore des amendes bientôt en vigueur pour ces derniers en Grèce (100 euros/mois) et en Autriche (600 euros tous les trois mois), cette réponse paraît peu convaincante.

Le pouvoir a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle.

Ainsi, tout porte à croire que le pouvoir en place a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle. La stratégie mise en place actuellement rappelle d’ailleurs celle observée durant le mouvement des gilets jaunes, où Emmanuel Macron avait focalisé l’attention sur les violences d’une infime minorité de casseurs pour justifier la répression et éviter de répondre aux demandes de justice fiscale et de démocratie directe, populaires dans l’opinion. Comme il y a trois ans, l’usage d’un vocabulaire très violent et l’instauration de mesures qui accroissent la colère (répression policière à l’époque, passe vaccinal aujourd’hui) permet d’envenimer la situation afin que des violences décrédibilisent les contestations et permettent au Président de se poser en chef du parti de l’ordre. Et qu’importe si cela conduit à des menaces de mort sur des parlementaires ou à des attaques contre des pharmacies ou des centres de vaccination…

Des oppositions désemparées ?

En plus de servir d’écran de fumée pour cacher l’état de l’hôpital, le passe vaccinal vise également à fracturer les oppositions. En effet, étant donné que son socle électoral est faible, Emmanuel Macron a besoin d’affaiblir autant que possible ses concurrents pour la présidentielle. Or, si les électeurs macronistes soutiennent à une large majorité le passe vaccinal (89% selon un sondage IFOP conduit les 4 et 5 janvier), ce n’est guère le cas chez les autres formations politiques. De manière générale, deux groupes émergent : celui des électeurs socialistes et républicains, plutôt en accord avec la politique actuelle (respectivement 71% et 72% pour le passe vaccinal), et celui des électorats de la France Insoumise (opposé à 72%) et du Rassemblement National (contre à 58%), qui rejettent majoritairement le passe. Quant à EELV, les enquêtes d’opinion indiquent une très forte division sur le sujet, avec environ 50% des sympathisants de Yannick Jadot dans chaque camp.

En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat que lui.

À ce titre, les débats enflammés à l’Assemblée nationale ont permis d’observer la difficulté dans laquelle se trouvent les oppositions. Ainsi, le groupe socialiste, qui défend depuis plusieurs mois l’obligation vaccinale, s’est retrouvé très fracturé lors du vote : 7 de ses députés ont voté pour, 10 ont voté contre et 3 se sont abstenus. De même, alors que Valérie Pécresse avait déclaré que son parti « ne s’opposerait pas au passe », les votes des députés LR se sont dispersés en trois blocs quasi-équivalents : 28 pour, 24 contre et 22 abstentions. Des divisions internes qui promettent de durer avec l’examen de la loi au Sénat, qui s’ouvre lundi 10 janvier, où la droite est majoritaire, et suite à la proposition du député LR Sébastien Huyghe d’instaurer une « franchise médicale particulière pour les non-vaccinés ». En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble donc avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat, plutôt âgé et aisé, que lui.

Si cette opération de déstabilisation a bien fonctionné auprès des deux partis historiques, la France Insoumise et le Rassemblement National ont eux clairement choisi l’opposition au passe. Toutefois, alors que les députés insoumis se sont illustrés par des propositions alternatives en matière sanitaire (grand plan pour l’hôpital public, gratuité du masque FFP2, installation de purificateurs d’air et de capteurs CO2 dans les écoles…), le parti de Marine Le Pen s’est contenté de dénoncer la politique gouvernementale sans proposer une autre voie. Des nuances complètement ignorées par la majorité LREM, qui a immédiatement accusé les deux partis d’irresponsabilité et de sympathie à l’égard des antivax, sans preuves à l’appui. Le discours du gouvernement est donc désormais bien rodé : selon eux, La République en Marche représente le camp de la raison scientifique, tandis que ses adversaires sont soit trop divisés pour pouvoir prétendre gouverner le pays, soit caractérisés par un complotisme qui les décrédibilise quasi-immédiatement.

Une stratégie payante ?

Cette tactique sera-t-elle efficace pour remporter l’élection ? Il est encore trop tôt pour le dire. Selon les sondages, le passe vaccinal partage aujourd’hui la population française en deux moitiés égales, l’une opposée, l’autre favorable. Si des différences apparaissent suivant le secteur d’activité (les commerçants et artisans étant largement opposés au passe) ou le niveau d’éducation (les diplômés du supérieur y étant plus favorables que les autres), la position des Français sur le passe, et plus généralement les mesures « sanitaires », dépend surtout de l’âge. Ainsi, d’après un sondage de IFOP, seuls un tiers (33%) des 18-24 ans sont favorables au passe vaccinal, contre 69% des 65 ans et plus, avec une hausse corrélée à l’âge pour les tranches intermédiaires. Cet impact déterminant de l’âge, également visible dans une enquête sur la réaction des Français aux propos du Président à l’égard des non-vaccinés, s’explique assez facilement : les plus âgés, plus menacés par le virus, ont tendance à approuver une mesure présentée comme protectrice, alors que les jeunes, qui courent moins de risques et ont une vie sociale plus intense, se considèrent plus facilement « emmerdés ».

Or, malgré de multiples tentatives de communication pour séduire les jeunes (vidéo avec McFly et Carlito, compte TikTok, affiches à la Netflix…), Emmanuel Macron mise avant tout sur le vote des retraités, chez qui l’abstention est faible et la demande de stabilité et d’ordre élevée. Dès lors, la stratégie du gouvernement semble très bien calibrée pour attaquer Valérie Pécresse, dont l’électorat est en grande partie composé de personnes âgées. À l’inverse, la position de la France insoumise, outre qu’elle s’articule autour du primat de la liberté sur la sécurité, peut aussi se lire comme une tentative de séduction des jeunes, chez qui Jean-Luc Mélenchon réalise généralement ses meilleurs scores. Pour les autres candidats, la gêne que suscite ce clivage liberté/sécurité sanitaire les conduit à changer de thématique, en espérant mettre leurs enjeux favoris au centre du débat. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour, qui, bien qu’opposé aux mesures actuelles, reste très silencieux sur le sujet, préférant parler d’islam, d’immigration ou d’identité. Comme il l’a récemment déclaré à des militants, le candidat d’extrême-droite y voit en effet « un piège d’Emmanuel Macron » afin de « voler l’élection ».

Étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement.

Plus généralement, s’il est maintenant certain que l’enjeu sanitaire sera au cœur de cette campagne présidentielle, la perception des Français sur la crise sanitaire devrait encore évoluer fortement dans les trois prochains mois. Les records de contamination finiront-ils par démontrer l’inefficacité du passe à ceux qui le voyaient comme un bon outil ? Le fait qu’une grande partie de la population aura été touchée par le virus sans formes graves conduira-t-elle à relativiser sa dangerosité ? Quel pourcentage de vaccinés refuseront la troisième dose ? La stratégie du tout-vaccin sera-t-elle remise en cause au profit d’une panoplie de mesures, mobilisant notamment les récents traitements développés contre le Covid ? Autant de questions qui se poseront inévitablement et dessineront d’autres clivages que celui que le gouvernement cherche à instaurer en fonction du statut vaccinal.

Ainsi, il est possible que le calcul du gouvernement se retourne contre lui d’ici les élections d’avril, si les électeurs réalisent que les mesures mises en place, et en particulier le passe vaccinal, n’ont qu’une très faible plus-value sanitaire. Et s’il est encore trop tôt pour dire quel candidat bénéficierait le plus d’un tel retournement de situation, il est certain que, pour rassembler une majorité, les différents partis en compétition devront éviter toute action ou parole qui puisse les faire passer pour des antivax, faute de finir avec un score similaire à celui de Florian Philippot. Par ailleurs, étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement. Avec 70% des Français estimant que le Ségur de la santé n’a pas été suffisant (contre seulement 17% qui pensent l’inverse), la question de l’avenir du service public hospitalier constitue par exemple un angle d’attaque pour la gauche face aux tenants de l’austérité et de l’immigration zéro. Voilà peut-être la ligne politique permettant de réunir enfin la protection des libertés fondamentales et l’impératif de santé publique.

De Jaurès à Sanofi, la solution coopérative

Construction d’une grange par la communauté Amish aux Etats-Unis. @randyfath

À la suite de la crise du Covid, les appels à changer l’organisation générale de notre économie arrivent de toutes parts. Ces appels se divisent en deux catégories : soit ils préconisent le retour d’un État fort, soit ils se contentent de mesures cosmétiques sans s’attaquer à la racine du problème de l’entreprise, qui n’est autre que la recherche du profit à tout prix. Pourtant, tout attendre de l’État n’est pas la seule alternative possible. Comme le fit Jean Jaurès en son temps, on peut s’appuyer sur les coopératives pour instaurer une rupture majeure : la démocratie plutôt que le profit.


Nous faisons face à une triple crise. Une crise sociale, dont on se demande comment sortir : les inégalités sont exacerbées, les salariés précarisés, les entreprises délocalisées. Une crise sanitaire, dont l’idée d’une deuxième vague nous fait frémir : les médicaments sont importés, les soignants exténués, les hôpitaux délabrés. Une crise environnementale, dont les premiers effets se font déjà sentir : la nature est surexploitée, la biodiversité menacée, le climat déréglé.

Pourquoi ? Car toute action est jugée selon une même finalité : la rentabilité. Tant que cela rapporte davantage ou coûte moins cher, les conséquences sociales et environnementales ne comptent guère. D’où vient cette logique du profit à tout prix ? On en attribue généralement l’origine au « monde de l’entreprise ». Quoi de plus logique puisque les entreprises sont au cœur de nos sociétés ? La majorité des salariés y travaillent, les consommateurs achètent leurs produits et la fonction publique n’en finit pas de copier leurs méthodes.

L’entreprise : un concept économique, divers modèles juridiques

Ici, il est cependant nécessaire de faire une distinction entre l’économie et le droit. En économie, le concept d’entreprise désigne une organisation réalisant une activité économique de production d’un bien ou d’un service. En droit, l’entreprise n’existe pas en tant que telle [1]. Pour exister juridiquement, l’entreprise doit adopter l’un des multiples modèles juridiques reconnus par la loi : association, mutuelle, société civile d’exploitation agricole… pour une propriété privée ; société d’économie mixte, société publique locale, établissement public à caractère industriel et commercial… pour une propriété publique.

Pourtant, quand on pense au monde de l’entreprise, on le réduit généralement à un seul des modèles juridiques existants : la société de capitaux (Sanofi, Total, LVMH… pour les plus connues). En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent des capitaux. Ce sont donc les actionnaires ou associés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe capitaliste « une action = une voix ». Puisque ces actionnaires attendent un retour sur investissement, les dirigeants sont élus d’après leurs capacités à rentabiliser les capitaux investis : l’activité, les salariés, les ressources naturelles ou encore le territoire d’implantation ne sont que des variables d’ajustement au service de la logique du profit. Du point de vue des salariés, la démocratie s’arrête donc aux portes de la société de capitaux. Jean Jaurès le formula d’ailleurs en ces termes : « La Révolution a fait du Français un roi dans la société et l’a laissé serf dans l’entreprise ».

Or, ce modèle juridique étant le modèle d’entreprise le plus répandu, il est le cœur de notre système économique. On comprend donc mieux pourquoi cette logique du profit s’est diffusée jusque dans les moindres recoins de notre société, au détriment de la démocratie. Pour transformer la société en profondeur, il est donc indispensable de remplacer ce cœur par un modèle productif alternatif. Pour identifier cette alternative, un petit détour par la pensée de Jaurès peut justement s’avérer utile. Ce dernier ne se limita pas à une simple critique de la société de capitaux, et défendit abondamment un modèle bien particulier : la coopérative.

La démocratisation par la coopération, pilier de la transformation pour Jaurès

Dès la fin du XIXe siècle, Jaurès s’impliqua dans plusieurs initiatives coopératives : la verrerie ouvrière d’Albi, la Boulangerie socialiste de Paris, la Bourse des coopératives socialistes…[2] A partir de ces expériences, il en déduisit que « le socialisme ne peut, sans danger, ou tout au moins sans dommage, négliger la coopération qui peut ajouter au bien-être immédiat des prolétaires, exercer leurs facultés d’organisation et d’administration et fournir, dans la société capitaliste elle-même, des ébauches de production collective » [3].

Jaurès finit même par reconnaître la coopérative comme étant l’un des piliers de la transformation de la société, au même titre que le syndicat et le parti : « Lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie, il faut les utiliser toutes les trois au maximum » [4]. Dès lors, dans sa vision de la démocratie économique, Jaurès associait les travailleurs, mais aussi d’autres parties prenantes ayant un lien avec l’activité, actionnaires exceptés. La confrontation de ces points de vue divergents ne devait pas se limiter à une simple consultation, mais bien à l’implication de chacun dans la prise de décision.

La nécessaire confrontation de points de vue divergents

Ainsi, lorsqu’il prôna l’intervention directe de l’Etat, comme en 1912 à l’issue d’une nouvelle augmentation du cours du prix des céréales, il précisa : « Bien entendu, il ne faudra pas que ce pouvoir nouveau de l’État s’exerce bureaucratiquement. Des délégués des groupes de producteurs paysans et des consommateurs ouvriers interviendront dans la gestion, à côté des représentants directs de la nation tout entière et des hommes de science les plus qualifiés » [5]. Plutôt que d’imposer par en haut le prix des céréales, avec le risque qu’il soit déconnecté de la réalité, Jaurès concevait la confrontation de ces points de vue divergents dans un intérêt commun : la définition d’un prix juste, suffisamment rémunérateur pour les producteurs et relativement modéré pour les consommateurs, avec expertise scientifique à l’appui.

La confrontation de ces points de vue divergents avait enfin pour but d’éviter la concentration de pouvoirs dans les seules mains des dirigeants politiques. Car Jaurès était bien conscient des dangers inhérents au fait de « donner à quelques hommes une puissance auprès de laquelle celle des despotes d’Asie n’est rien » [6]. Or, encore aujourd’hui, on peut suivre Jaurès en s’inspirant du mouvement coopératif contemporain. Et ainsi instaurer de véritables ruptures dans l’organisation générale de la production et faire primer la démocratie sur la logique du profit.

En SCOP, la démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force

Prenons d’abord les 2300 Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) que compte notre pays [7]. La SCOP n’est pas une société de capitaux, mais une société de personnes. En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent leur force de travail. Ce sont donc les salariés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe démocratique « une personne = une voix » [8]. La logique de l’entreprise s’en trouve redéfinie : le profit n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service de l’activité et des emplois [9].

La pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux.

Serait-ce un non-sens économique ? Un modèle non soutenable ? Une fragile utopie ? Au contraire : d’une part, comme toute société commerciale, les SCOP sont soumises à l’impératif de viabilité économique. A l’inverse de nombreuses associations, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. D’autre part, les salariés de SCOP sont amenés à devenir associés de l’entreprise, afin de détenir au minimum 51% du capital. A l’inverse de nombreuses sociétés de capitaux, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs financiers. Surtout, la pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux [10].

Quelle est la source de cette résilience ? « La démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force » nous dit François Ruffin à propos des institutions politiques au temps de la crise du Covid [11]. Or, ce qui est vrai à propos de l’Etat l’est tout autant pour l’entreprise, même si les SCOP sont généralement plus proches de la démocratie représentative que de l’idéal autogestionnaire [12].

Cette démocratie est une force : elle favorise l’efficacité des décisions qui sont prises. En effet, puisque les dirigeants sont élus par les salariés, leurs décisions bénéficient d’une plus grande légitimité [13]. De plus, comme toute personne élue, ils doivent rendre des comptes auprès de leurs électeurs. Du point de vue des salariés, cette transparence facilite les échanges et la compréhension des enjeux associés à chaque décision [14]. Enfin, qui connaît mieux l’outil de travail que les salariés eux-mêmes ? La gouvernance partagée renforce donc la pertinence de décisions prises par rapport aux besoins et atouts de l’entreprise.

La démocratie est une force : elle favorise l’engagement des salariés. Boris Couilleau, dirigeant de Titi-Floris, une SCOP de plus de 1000 salariés spécialisée dans le transport de personnes en situation de handicap, le résume en ces termes « Quand on est locataire d’un logement, on n’en prend pas autant soin que lorsqu’on en est propriétaire. C’est le même mécanisme avec l’entreprise : quand on devient salarié associé d’une coopérative, on fait plus attention à son outil de travail, on s’implique davantage » [15]. Aussi, quand des difficultés économiques se présentent, les coopératrices et coopérateurs sont d’autant plus prêts à faire des efforts, pouvant aller jusqu’à une augmentation ou une baisse du temps de travail, une réduction des rémunérations, une réorganisation de l’activité… puisqu’ils savent que cela servira avant tout à maintenir à flot leur coopérative et leur emploi, et non à remplir les poches d’un actionnaire extérieur [16].

L’un des véhicules adaptés de la SCOP Titi-Floris. © Titi-Floris

La démocratie est une force : elle favorise la prudence en matière de gestion financière. Ainsi, les SCOP affectent en moyenne 45% des bénéfices réalisés à leurs réserves, 43% en participation à leurs salariés, contre seulement 12% en dividendes [17]. Cette répartition équilibrée du résultat est peu banale dans le monde de l’entreprise. Elle permet à ces coopératives de disposer de fonds propres importants, que ce soit pour faire face aux difficultés économiques ou pour investir sur le long terme. A titre de comparaison, Oxfam nous rappelle que les sociétés du CAC 40 affectent en moyenne à peine 27% des bénéfices en réinvestissement, seulement 5% aux salariés, contre 67% aux actionnaires [18].

La SCIC, modèle de démocratie sanitaire ?

La SCOP n’est pas l’unique forme juridique que peut prendre une coopérative. Les 900 Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) que compte notre pays sont, comme les SCOP, des sociétés de personnes. En leur sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui participent de diverses manières à l’activité. Ce sont donc les salariés mais aussi des usagers, des bénévoles, des collectivités locales, des organisations du même secteur ou encore des représentants de l’Etat, qui peuvent coopérer au sein d’une gouvernance partagée [19]. La démocratie est toujours une force, puisque la confrontation de ces points de vue divergents, chère à Jaurès, se retrouve bel et bien au service d’un intérêt commun.

On peut prendre comme exemple le centre de santé parisien Richerand, sous forme de SCIC depuis 2018. Issu du syndicalisme des industries électriques et gazières, anciennement EDF-GDF, ce centre était initialement géré par la seule caisse des œuvres sociales des électriciens et gaziers (Ccas) [20]. Le modèle coopératif a alors rendu possible l’implication dans la prise de décisions des salariés (médecins, dentistes, infirmiers, employés…), de groupes hospitaliers partenaires (AP-HP, Fondation Ophtalmologique Rothschild, Diaconesses Croix Saint-Simon), de professionnels du secteur médico-social (Institut de victimologie, association Parcours d’exil), de la ville de Paris, mais aussi des patients, ce qui constitue l’innovation majeure de ce type de coopérative. En outre, comme pour une grande partie des SCIC existantes, la coopérative Richerand a fait le choix de placer l’intégralité de ses bénéfices en réserve, au profit du projet de santé et de sa pérennité [21].

Ce modèle de démocratie sanitaire devrait-il être reproduit ? C’est en tout cas la volonté qu’a récemment exprimée une grande diversité d’acteurs : à Grenoble, un collectif de salariés, d’usagers et de syndicats souhaitaient reprendre un groupe hospitalier en cours de privatisation en SCIC [22] ; dans les Côtes d’Armor, d’anciens salariés de l’une des dernières usines françaises de masques, fermée fin 2018, viennent de relancer leur activité sous forme de SCIC, avec le soutien de syndicats et de collectivités locales [23] ; dans Le Monde, une tribune prône la constitution d’un réseau de SCIC pour produire en France les principes actifs et médicaments nécessaires à notre souveraineté sanitaire [24] ; dans son dernier manifeste, Attac se demande même « Pourquoi ne pas transformer Air France, Renault et Airbus, et même la SNCF, EDF ou la Poste, en SCIC nationales ? » [25].

De Sanofi à l’hôpital public, une solution pertinente

Que ce soit en SCOP ou en SCIC, la coopération incarne donc une rupture avec la logique de la recherche illimitée du profit pour les actionnaires.

Imaginons alors une généralisation de cette rupture, qui ferait probablement la une des journaux : « A partir de 2021, le géant pharmaceutique Sanofi, comme l’ensemble des entreprises du CAC40, sera soumise à un contrôle démocratique de sa stratégie. Ce contrôle sera réalisé par des représentants de salariés mais aussi d’usagers, de professionnels de la santé, d’associations environnementales, de l’Etat… » Qui sait ce qui pourrait alors être décidé, par exemple à propos de la répartition des milliards de bénéfices que Sanofi réalise chaque année : Augmenter sensiblement la rémunération de ses salariés ? Investir massivement dans la recherche contre le coronavirus ? Dédommager décemment les victimes de la Dépakine [26] ou des rejets toxiques de son site de Mourenx [27] ?

Une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité.

Car jusqu’à maintenant, la réalité fut bien différente : entre 2009 et 2016, 95% des 37 milliards d’euros de profit réalisé par Sanofi ont été versés aux actionnaires [28]. Et même en pleine crise du coronavirus, l’entreprise n’a pas eu trop de scrupules à annoncer qu’elle distribuerait encore plus de dividendes en 2020 qu’en 2019, pour un montant total de près de 4 milliards d’euros [29]. Ou encore qu’elle vendrait son vaccin contre le COVID-19 au pays le plus offrant, alors que 80% de son chiffre d’affaires est issu du remboursement des médicaments par la Sécurité Sociale française et qu’elle bénéficie chaque année de centaines de millions d’euros de subventions publiques, notamment à travers le Crédit d’impôt recherche et le CICE [30].

Par ailleurs, une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité. De l’avis du personnel soignant, cette rupture passerait par un changement du mode de gouvernance actuel : remettre l’humain au cœur de la décision, comme ce fut le cas au plus fort de la crise du COVID-19 [31]. Concrètement, le pouvoir ne doit plus être aux mains des managers et administratifs comme c’est le cas depuis 2009, mais des personnels médicaux, paramédicaux et des usagers.

La coopération : une solution non suffisante mais plus qu’inspirante

Revenons-en au mouvement coopératif. Bien sûr, lui non plus n’est pas parfait et sa seule généralisation ne sera pas suffisante pour résoudre tous les maux de notre société. D’abord, derrière les modèles coopératifs se cachent une large diversité de pratiques et de progrès à réaliser pour nombre de coopératives : accélérer leur virage écologique, approfondir leur démocratie interne, s’éloigner des méthodes de management néolibérales… Ensuite, l’extension des principes coopératifs doit être complétée par d’autres mesures indispensables à la transition écologique : protectionnisme solidaire et écologique, contrôle démocratique du crédit, réduction de la consommation et du temps de travail… Enfin, il ne faut pas négliger les actions spécifiques à mener contre toutes les formes d’oppressions, liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’origine… qui ne se résoudront pas magiquement lorsque les questions économiques et écologiques auront été traitées.

Néanmoins, il est d’ores et déjà possible de s’inspirer des succès de la coopération pour transformer la société. Et ce, sans se limiter au secteur de la santé, puisque les SCOP et SCIC sont présentes dans tous les secteurs d’activité. Parmi tant d’autres, on peut citer les services avec le Groupe Up (SCOP), l’alimentation avec Grap (SCIC), la presse avec Alternatives Economiques (SCOP), l’énergie avec Enercoop (SCIC), l’industrie avec Acome (SCOP) ou encore le sport avec le club de foot du SC Bastia (SCIC).

Car sinon, quoi d’autre ?

Car sinon, quoi d’autre ? L’imitation de la cogestion à l’allemande ? Certes, la cogestion vise à instituer la parité dans la prise de décision entre actionnaires et salariés. Mais, à quoi bon impliquer les salariés si la logique du profit continue d’avoir un rôle clé ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de subordonner intégralement cette logique à la pérennité de l’activité et d’intégrer à la gouvernance d’autres parties prenantes.

Le retour à une planification autoritaire et aux nationalisations ? Certes, la planification vise à fixer un cap ambitieux de transformation sociale. Mais, à quoi bon virer les actionnaires si les travailleurs et les citoyens restent soumis à une soi-disant élite éclairée ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de changer la société de manière démocratique et au plus près des besoins, des aspirations et de la créativité de chacun.

Bref, les germes d’une nouvelle société, plus juste, soutenable et démocratique, ne demandent ni à être copiés depuis l’étranger, ni à être ressuscités depuis un modèle dépassé. Les germes coopératifs sont déjà présents et ne demandent qu’à être développés massivement.

[1] FAVEREAU, Olivier et EUVÉ, François. Réformer l’entreprise. Etudes, Août 2018

[2] DRAPERI, Jean-François. La république coopérative: théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles. Larcier, 2012

[3] JAURES, Jean. Coopération et socialisme. La Dépêche de Toulouse, 24 juillet 1900, cité dans DUVERGER, Timothée. Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste? La République de l’ESS, Juillet 2017 : https://ess.hypotheses.org/391

[4] GAUMONT, Jean. Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur. F.N.C.C, 1959, cité dans DRAPERI (op. cit. 2012)

[5] CHATRIOT, Alain et FONTAINE, Marion. Contre la vie chère. Cahiers Jaurès. Société d’études jaurésiennes, Décembre 2008, Vol. N° 187-188

[6] DUVERGER (op. cit. 2017)

[7] CG SCOP. Chiffres clés 2019 : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-chiffres-cles/

[8] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scop ? : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html

[9] CHARMETTANT Hervé, JUBAN Jean-Yves, MAGNE Nathalie et RENOU Yvan. La « sécuflexibilité » : au-delà des tensions entre flexibilité et sécurité de l’emploi, les sociétés coopératives et participatives (Scop)‪. Formation emploi, 2016, vol. 134

[10] Le service des études de la CG SCOP. Bilan chiffré 2019 : une progression régulière. Participer, Le magazine des Sociétés coopératives. Scopedit. Mai 2020

[11] RUFFIN, François. Leur folie, nos vies: la bataille de l’après. Les Liens qui Libèrent, 2020

[12] CHARMETTANT Hervé. Les Scop à « direction forte » : quelle place pour la démocratie ?. Centre de recherche en économie de Grenoble, HAL, 2017

[13] CHARMETTANT et al. (op cit, 2016)

[14] CHARMETTANT (op cit, 2017)

[15] Entretien réalisé par téléphone le 28 février 2019

[16] CHARMETTANT et al (op cit, 2016)

[17] Le service des études de la CG SCOP (op. cit. 2020)

[18] Oxfam France et Le Basic, CAC 40 : des profits sans partage, comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités. [Rapport], 2018

[19] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scic ? : http://www.les-scic.coop/sites/fr/les-scic/les-scic/qu-est-ce-qu-une-scic.html

[20] MILESY, Jean-Philippe. La santé pour tous et par tous. Economie sociale, le nouvel élan solidaire. Hors-série Politis, Mars 2019

[21] Le projet de santé de la Coopérative – La Coopérative de Santé Richerand : http://richerand.fr/le-projet-de-sante/

[22] Clinique mutualiste : Éric Piolle appelle à reporter la vente. Place Gre’net : https://www.placegrenet.fr/2020/04/22/crise-sanitaire-eric-piolle-appelle-a-reporter-la-vente-de-la-clinique-mutualiste/291787

[23] Usine de masques dans les Côtes-d’Armor : où en est le projet porté par la Région ?  France 3 Bretagne : https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/cotes-d-armor/guingamp/usine-masques-cotes-armor-est-projet-porte-region-1845160.html

[24] « Créons un réseau de sociétés coopératives d’intérêt collectif pour produire les médicaments ». Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/10/creons-un-reseau-de-societes-cooperatives-d-interet-collectif-pour-produire-les-medicaments_6042341_3232.html

[25] ATTAC. Ce qui dépend de nous, manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire. Les Liens qui Libèrent, 24 juin 2020

[26] Dépakine: Sanofi refuse d’indemniser les victimes. L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/depakine-sanofi-refuse-d-indemniser-les-victimes_2057667.html

[27] Sanofi ferme son usine à la pollution record. Politis.fr : http://www.politis.fr/articles/2018/07/sanofi-ferme-son-usine-a-la-pollution-record-39137/

[28] Oxfam (op. cit. 2018)

[29] Sanofi distribuera cette année un dividende un peu supérieur à l’an dernier. Boursorama : https://www.boursorama.com/bourse/actualites/sanofi-distribuera-cette-annee-un-dividende-un-peu-superieur-a-l-an-dernier-dea6baa9688fc6c117808079430dfa96

[30] Des élus français s’indignent que le vaccin à l’étude de Sanofi serve prioritairement les États-Unis. BFMTV : https://www.bfmtv.com/politique/des-elus-francais-s-indignent-que-le-vaccin-a-l-etude-de-sanofi-serve-prioritairement-les-etats-unis_AV-202005140061.html

[31] NAEBEL, Rachel. Comment transformer l’hôpital en bien commun, géré par les soignants et les usagers, non par les financiers. Basta ! : https://www.bastamag.net/Manif-soignants-hopital-Olivier-Veran-salaire-segur-de-la-sante-fermeture-de-lits

Comment nous avons abandonné les personnels de santé

Grève des personnels de santé à Rennes. © Vincent Dain

Ils étaient nombreux, depuis un an, à manifester leur colère face à un gouvernement accusé de mettre en péril l’hôpital public. Tous les moyens étaient bons pour interpeller l’État : jets de blouses, démissions en cascade, grève de codage. Sur l’ensemble du territoire français, les personnels de santé prenaient possession de leur espace de travail pour y graver leur désarroi :  « On coule » ; « Urgences en grève ». Le sentiment de détresse est profond, favorisé par quinze années de conversion forcée au néolibéralisme. Aujourd’hui, pris dans le tumulte d’une épidémie qui frappe par sa virulence, les soignants font bloc, en mettant de côté animosité et amertume, au nom du fameux sens du sacrifice dont le gouvernement se délecte. Mais le soutien de ce dernier semble arriver bien tard. 


L’épidémie actuelle révèle la condition et l’état des personnels de santé. Cette dynamique n’a pas commencé aujourd’hui : au contraire, le mal-être est profond, installé depuis des années. Les enquêtes se succèdent et dressent une interminable liste de maux qui frappent tout le personnel hospitalier. Elles soulignent la tendance croissante au travail empêché, à l’incivilité des patients, à la surcharge de travail. Un grand nombre de soignants se dit épuisé, assume dormir peu. Si les personnels de santé sont très souvent exposés au burn-out, les cas de suicide sont de plus en plus communs, ce qui illustre un désarroi et une détresse sans commune mesure. Ainsi, un quart des soignants a déjà eu des idées suicidaires au cours de leur carrière, lié à leur activité professionnelle. Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants : la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est plus élevée qu’ailleurs. Selon Hervé, infirmier en réanimation exerçant dans le Sud : « On gère des situations qui ne sont pas faciles, on travaille beaucoup avec la mort. Quand on s’occupe de quelqu’un entre 18 et 20 ans et qu’il se retrouve à mourir au bout de 24h parce qu’il a une leucémie foudroyante, cela choque oui. »  Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur les cause de ce mal-être au travail : les causes sont plurielles et en grande partie liées à une certaine logique de management.

Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants :  la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est élevée plus qu’ailleurs.

Alors que le mal-être s’ancre dans la durée, l’hôpital public est toujours aussi dépourvu de moyens matériels et humains. Certains établissements sont dans un état de délabrement prononcé. Pour Corentin, infirmier en Charente-Maritime : « Les chambres sont en piteux état et la peinture s’effrite. » Le manque de matériel est aussi souligné : « Le bladder scan est souvent en panne. De sortes que nous sommes obligés de nous le partager, notamment entre certaines unités, mais aussi avec les soins intensifs. » D’éminents professeurs s’inquiètent aussi, comme nous le rappelle Hervé : « L’exemple des boîtes opératoires est hallucinant. Souvent, certaines sont à moitié vide, ce qui pose d’énormes problèmes. À présent, des professeurs qui rapportent plus de 700 000 euros par semaine tout de même, demandent plus de moyens. » Ce que confirme le sociologue Pierre- André Juven, contacté par LVSL qui, reprenant les plaintes des collectifs-urgences et inter-hôpitaux, affirme qu’il existe « un manque de matériel, par exemple des pieds de perfusions et de brancards cassés ». Selon lui, « l’hôpital public accueille de plus en plus de patients et les autres structures de santé – la médecine de ville en l’occurrence – ne sont pas actuellement en capacité de décharger l’hôpital de son activité. » Pour preuve, le nombre de passage aux urgences a explosé de 10 à 21 millions par an en l’espace de vingt ans.

Le soin rongé par le néolibéralisme

Les injonctions liées à la performance sont la cause directe de ce sentiment de détresse, ainsi que du manque de moyens alloués. Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au cœur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. Cette décennie constitue un véritable laboratoire visant à marchandiser le soin et à privatiser les hôpitaux. Selon le méta-langage en vigueur, il convient de réorganiser le système de santé français, mais aussi de le remettre à l’équilibre. De pareilles injonctions sont venues ajouter de la pression à une institution qui, vraisemblablement, n’en avait guère besoin. Les dispositifs se sont alors multipliés, se révélant tous inadaptés. La tarification à l’activité ou T2A ne cesse depuis sa création de conduire les hôpitaux vers la faillite. Pour Pierre-André Juven, avec cet outil d’allocation des ressources, « on fait rentrer les établissements de santé dans une logique de la rentabilité, au sens où on leur dit que vos recettes vont dépendre de votre volume d’activité et de votre capacité à produire de façon rentable le soin ». Hervé, infirmier en réanimation, illustre cette logique par l’exemple suivant : « Aujourd’hui, avec la tarification à l’activité, en réanimation, il est préférable qu’on ait un patient intubé, ventilé, avec des grosses plaies sur lesquelles on fera des pansements, que l’on pourra chiffrer, qu’un patient qui va mieux. Dans le cas où il va mieux, il faut le faire sortir, au risque que son état se dégrade. » Les vertus d’un hôpital-entreprise, vantées par quelques managers, se révèlent absurdes : « À présent, on est obligé de faire un maximum de soins, quitte à tricher. On gère les soins comme une entreprise. Cela ne devrait pas être le cas. Les gens payent pour avoir un tel système de santé. »

Dans le même temps, la rationalisation de l’organisation hospitalière est apparue comme l’objectif principal à atteindre. La non-compensation des départs à la retraite et la multiplication des postes vacants sont devenues la norme. Pourtant, la productivité augmente continuellement, ce qui fait écho à la surcharge de travail dont souffrent les soignants. Pour preuve, Pierre-André Juven remarque qu’entre 2010 et 2017, celle-ci a augmenté de 14 % alors que les effectifs ont crû de seulement 2 %. Les moyens n’augmentent également guère, comme le témoigne la diminution constante du nombre de lits. Selon le Quotidien des médecins : « En 2017, les établissements de santé étaient déjà passés sous la barre symbolique des 400 000 lits d’hospitalisation à temps complet, soit 69 000 lits de moins qu’en 2003 et même 100 000 lits supprimés en une vingtaine d’années ! » Selon l’OCDE, la France disposait en 2018 de seulement 3,1 lits d’hôpitaux en soins intensifs pour mille habitants, soit un peu plus de 200 000 lits pour une population de 67 millions, classant la France au 19e rang sur 35 pays. 

Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au coeur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. 

De façon générale, les budgets dédiés aux hôpitaux publics n’ont eu de cesse de baisser. Comme le rappelle Romaric Godin, l’objectif national de croissance des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) est établi sous les 3 % par an, alors qu’entre 2002 et 2009, il était toujours au-dessus de ce niveau. Les années passent, et ces dépenses augmentent, notamment à cause du vieillissement de la population. Pour Romaric Godin pourtant « les moyens disponibles représentent depuis dix ans entre la moitié et les deux tiers des besoins ».

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L’Hôpital de l’Hôtel-Dieu en grève à Paris en France.

Aujourd’hui, les praticiens désertent l’hôpital public, ce que souligne Hervé : « Je touche 1650 euros en tant qu’infirmier. Quand on fait des nuits, on est seulement payé un euro de plus de l’heure. Les praticiens hospitaliers eux, touchent 2200 euros. C’est pour cela que personne ne veut venir. Les infirmiers libéraux, eux gagnent entre 5000 € et 6000 €. Alors, si demain je te propose, soit de gagner cette somme, d’être ton propre patron, de choisir tes horaires, ou soit de travailler dans le secteur public et de toucher 1600 euros, tu choisis quoi ? ». Le salaire est donc la pomme de discorde ultime face à un gouvernement qui fait la sourde oreille à toutes les revendications des soignants. Hervé renchérit : « Un infirmier qui commence est à 1600 euros, une aide-soignante à 1400 euros. Les ASH, elles sont au SMIC, et travaillent dans des conditions déplorables. Là on en a marre ». Candice, aide-soignante à Paris, est l’exemple parfait de ce ras-le-bol, de ce désenchantement pour le public, qui s’en est échappée pour aller vers d’autres horizons. « L’hôpital public, j’ai décidé de le quitter. Il fallait à tout prix faire du chiffre, peu importe le personnel, sucrer des jours de repos pour que le service tourne, certains médecins trouvaient que l’on se plaignaient trop et ne prenaient pas en compte nos détresses. » À la lumière de ces propos, on peut imaginer la sidération des soignants en écoutant le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, déclarant : « La meilleure prime qu’on peut donner aux soignants, c’est de respecter les gestes sanitaires, de ne pas faire la fête, de ne pas sortir, de ne pas encombrer inutilement la médecine de ville et les urgences ». Ces propos, qui témoignent d’une véritable déconnexion vis-à-vis de la réalité de terrain, sont aussi le signe du mépris de l’exécutif pour les conditions de travail du personnel hospitalier. Dans la même veine, Emmanuel Macron a même reconnu, mercredi 25 mars que : « Nos soignants, qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies, se sont battus, souvent, pour sauver l’hôpital ». Ces propos, proprement surréalistes, gagnent en absurdité lorsqu’on les met en regard avec l’inaction criante du gouvernement pour sauver l’hôpital public.

Les inégalités de genre dans un hôpital en crise

Certaines professions de la santé, aides soignantes, agents de services hospitaliers,  majoritairement féminines, se caractérisent par des conditions de travail déplorables. Ces femmes manipulent des charges lourdes et exercent des mouvements souvent douloureux et harassants. Pour Candice, le sentiment d’être inférieure en tant qu’aide-soignante est aussi prégnant. « Nous n’avons pas les même parcours que les autres, autant d’années d’études au compteur, ni les mêmes responsabilités. Cependant on a tous besoin des uns des autres pour qu’un service fonctionne, on joue tous un rôle essentiel dans la bonne prise en charge des patients. Ils font certes parfois plus d’heures mais la pénibilité du métier nous revient quand même à nous, les infirmières et aide-soignantes. Je pense que notre voix à nous importe peu, tandis que celle des médecins seraient sans doute plus prise en compte. »

La question des hiérarchies sociales et genrées mine ainsi le monde de l’hôpital. Si les médecins hospitaliers sont à présent majoritairement des femmes, la domination masculine reste encore la norme. Les auteurs du livre La casse du siècle font ainsi ce constat : « L’hôpital est un lieu où la sociologie des professions répond à un ordre économique et social bien défini. La grande majorité des médecins et des chirurgiens sont des hommes, avec de bons salaires, quand la très grande majorité des infirmières et des aides-soignantes sont des femmes, mal payées. Les tribunes récentes dénonçant le sexisme et le harcèlement sexuel à l’hôpital ne témoignent pas uniquement d’agissements individuels, elles sont la marque d’une domination genrée systémique, en grande partie due au pouvoir étendu des hommes médecins et le plus souvent couverte par les directions redoutant de voir l’image de leur hôpital ternie ». De la faible part de femmes dans les postes PU-PH (professeurs de médecine) à l’impossibilité de remplacer les congés maternité, il reste encore un long chemin à parcourir avant de parvenir à bousculer cet ordre établi.

Les dernières heures de l’hôpital public ?

Tout semble avoir de nouveau vacillé pour les soignants en cette période d’épidémie. Alors que les personnels de santé pilotent une machine à bout de souffle, le coronavirus frappe  de plein fouet certaines régions, dont le Grand-Est mais aussi l’Île-de-France, qui peinent à prendre en charge des patients qui abondent chaque jour. Marc Noizet, médecin dans le Grand-Est, relate ces difficultés au micro de France Culture : « C’est vraiment une déferlante continue. À chaque instant, il faut essayer de réinventer comment on va trouver des lits, comment il faut réorganiser nos unités, comment est-ce qu’on peut trouver du personnel, comment on peut trouver du matériel ». À Paris, les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) subissent eux aussi brutalement l’épidémie. Pour faire face à cette dernière, il a été décidé de déprogrammer les activités de chirurgie, d’amarrer de nouveaux lits de réanimation, de former de nouveaux infirmiers. Seuls des moyens humains et matériels conséquents pourront permettre aux personnels de santé de sortir de cette crise. Hervé et ses pairs le savent plus que jamais, et dans le Sud, on se tient prêt : « Mon service de réanimation est la première ligne du département. Le moindre patient qui est réanimatoire dans le département doit être hospitalisé dans notre service. À présent, c’est plus compliqué, il n’y a bientôt plus de places. Les patients vont devoir aller dans des autres services de réanimation, situés dans des hôpitaux périphériques. Une fois toutes ces options épuisées, on devra ouvrir les blocs opératoires mais aussi les monter en chambre de réanimation. C’est déjà ce qui se passe dans le Grand-Est ».

Pour les hôpitaux saturés du Grand-Est, des “hôpitaux de campagne” installés par l’armée sur le parking des CHU © Capture d’écran : France 24

Ces mêmes moyens divergent d’établissements en établissements, de régions en régions. Hervé souligne ainsi les efforts, tardifs tout de même, de la direction pour donner aux personnels les moyens de faire leur travail. « Dans l’hôpital où j’exerce, on a assez de matériels pour pouvoir prévoir la crise. Au contraire, on est même soulagé, la direction et l’hôpital mettent les moyens qu’il faut quand il s’agit de nous aider à gérer la crise ». Toutefois, selon lui : « Tout ça, on aurait pu le prévoir avant. Normalement, tous les moyens que l’on demande maintenant, ça aurait du être prévu depuis longtemps, en amont. »  S’il exerce dans un CHU, ils n’oublie pas pour autant ses collègues des plus petits hôpitaux. « Pour les hôpitaux périphériques du groupement hospitalier de territoire, c’est différent. Ils n’ont ni assez de masques, ni assez de gants. C’est très compliqué ». Pour Didier, brancardier exerçant dans un hôpital public de proximité dans le Var, les moyens manquent encore cruellement : « On nous demande de faire plus, mais avec aussi peu de moyens qu’auparavant. Les cadres nous demandent de revenir sur nos congés, de remplacer les arrêts maladie. C’était déjà le cas, mais encore plus en ce moment. Nous manquons de masques, de protections, de blouses. Nous travaillons avec le strict minimum et les protocoles de soins mis en place sont faits avec ce strict minimum ».

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique. Alors que le 25 février, le ministre de la Santé, Olivier Véran, assurait que le gouvernement préparait l’arrivée du virus et même, qu’il anticipait les choses, peu de temps après, le 3 mars, sur France 2, l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, déclarait à son tour travailler à avoir des « stocks de masques à faire des commandes », mais aussi à « vérifier que les services de réanimation avaient le nombre de machines suffisants ». Aujourd’hui pourtant, dans certaines régions et pour certaines professions, la pénurie de masques est criante. Pire, on constate désormais la contamination de milliers de soignants. Maxime, urgentiste, rappelle quant à lui que certaines professions, souvent oubliées, sont plus touchées que d’autres. Les ambulanciers, notamment, tous comme les médecins libéraux, en particulier SOS Médecins, pâtissent du manque de réactivité des pouvoirs publics. 

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique.

Finalement, l’État s’est peu à peu désengagé, se retrouvant dans une position peu confortable à l’égard de ses citoyens. D’où les dérobades et autres déclarations hasardeuses et maladroites. Le gouvernement, à rebours des recommandations de certains rapports gouvernementaux ou de l’OMS, affirme que le masque ne sert à rien pour la majorité de la population. Ce que résume ainsi Arnaud Mercier : « Les autorités placent aussi de nombreux travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire : « nous vous demandons d’aller travailler » mais « nous ne pouvons pas vous fournir les moyens garantissant votre protection minimale ». Aujourd’hui, l’État, supposé protéger, poussé dans son obsession de la dépense publique, affirme ne plus vouloir stocker, pour ne pas dépenser plus. Le principe comptable a suppléé à celui de la précaution, conclut le professeur à l’Université Panthéon-Assas. 

Pendant ce temps, la virulence de l’épidémie marque les corps et les esprits. Les soignants sont exténués et certains doivent effectuer des réanimations longues et lourdes. Pour nombre d’entre eux, des décisions éthiques devront être prises bientôt, lorsqu’il faudra choisir entre certains patients. La sidération aussi domine, au regard de l’impuissance qu’ils expriment devant des patients, parfois jeunes, dont l’état de santé se détériore à une vitesse extrême. Beaucoup affirment n’avoir jamais vu ça, même parmi les plus expérimentés. Si parfois, ils avaient l’impression d’être dépassés, cette fois-ci, ce sentiment domine pour de bon. Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Heureusement, au cœur de cette situation désespérée, les personnels de santé font bloc. « Pour le moment, tout le monde se soutient. Quand certains craquent, on essaie de prendre le relais. Les coups durs, c’est lorsque le personnel est touché, comme aujourd’hui ou deux soignants ont été testés positifs », affirme Didier. Vanessa, elle aussi, loue cet esprit de solidarité : « Des retraités appellent pour revenir à l’hôpital, des praticiens du privé aussi. On fait front commun. » Lorsque le spectre de la mort n’est jamais loin, la solidarité reste un rempart salutaire. « La solidarité que l’on constate au sein de nos équipes, au sein de notre établissement, et avec toute la périphérie, la médecine de ville, y compris l’hospitalisation privée, est exceptionnelle : il y a des solidarités qui se sont créées qui n’ont jamais existé jusqu’ici, et qui permettent de tenir » estime Marc Noizet. 

Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Derrière la tragédie en cours, revient sans cesse en toile de fond une question : comment avons-nous pu abandonner les personnels de santé ? Jadis, les professions de la santé étaient respectées en raison des missions qui leur étaient confiées : l’accueil du citoyen, le soulagement du patient, le combat contre la maladie et la mort. L’hôpital apparaissait en quelque sorte comme la plus noble incarnation de la République, accueillant tous les citoyens, sans aucune différence, pour leur prodiguer le meilleur soin possible. La rentabilité était un mot inconnu, le profit un blasphème inconcevable.  

Denis, brancardier, s’indigne : « Comment peut-on dire que nous avons le meilleur système de santé du monde ? C’est dramatique de se rendre compte que nous sommes si démunis ». Hervé lui s’agace non pas de la gestion dévastatrice des gouvernements précédents, mais de l’attitude apathique d’une population anesthésiée par le langage adoucisseur des élites administratives et managériales : « On est reconnu en ce moment, mais demain, les héros que nous sommes seront dans la rue, et peut être même, à la rue  ».

Pour aller plus loin, lectures conseillées :

Fanny Vincent, Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019.

Stéphane Velut, Hôpital, une nouvelle industrie, Gallimard, 2020.

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf

Blues blanches et coupes budgétaires : petite histoire du financement de l’hôpital

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Au bout de trente ans de réformes successives, l’hôpital public, qui s’est progressivement structuré depuis l’après-guerre, atteint aujourd’hui ses limites. Des urgentistes au reste des hospitaliers, 2019 a vu un vent de fronde se lever contre l’idéal néolibéral à l’œuvre dans notre système de soins. Retour sur la genèse d’une dynamique budgétaire aux conséquences néfastes.


Le système hospitalier français vit depuis plusieurs mois un mouvement social global, centré sur la question de son financement. « Cette crise […] qui traverse l’hôpital est profonde, dangereuse, elle appelle à une accélération des réformes » rappelait en décembre dernier Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France. Car l’histoire de l’hôpital public et de ses réformes est aussi celle de son financement. Confisqués aux congrégations religieuses en 1790, municipalisés en 1796, puis étatisés en 1941, les hôpitaux ne connaissent que quatre grandes réformes sur le plan juridique entre la Ie et la IVe République. Les fondements du service public hospitalier que nous connaissons aujourd’hui n’arrivent qu’avec la Ve République et la réforme hospitalo-universitaire de 1958 [1]. Le système hospitalier se structure alors progressivement, financé jusqu’alors sous la forme d’un prix de journée [2], puis sous la forme d’une dotation globale de fonctionnement (DGF) annuelle à partir de 1983. L’hôpital évolue, son financement aussi. À partir de 1996, un Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est voté annuellement au Parlement, fixant une enveloppe fermée pour le financement de la santé. Parallèlement, l’hôpital n’est pas épargné par les conflits sociaux : les grèves de 1988, 1995, 1999 et 2001 expriment un malaise grandissant chez les soignants, que l’exécutif tente de juguler par le plan Hôpital 2007, proposé en 2003.

Évolution du mode de financement de l’hôpital public – © Ugo Padovani

La tarification à l’activité, au cœur du mécontentement

Parmi les mesures phares, le passage progressif entre 2004 et 2008 à la tarification à l’activité (T2A) achève un changement dans le paradigme de financement hospitalier. D’une logique de moyens prévalente auparavant, l’hôpital se voit imposer une logique de résultats. Après 20 ans de valse hésitante entre contrôle de gestion et régulation, cette dernière prend définitivement place, incarnée par la T2A.

La T2A fonctionne selon un principe simple : une catégorisation stricte des soins, afin d’y affecter un financement en conséquence. Sur cette base se construit un système complexe, au sein duquel s’appliquent règles de codages, catalogues de diagnostics et d’actes ou procédures multiples de financement, aboutissant presque algorithmiquement à un tarif précis et fixé pour chaque année. Celui-ci est établi par rapport au coût moyen d’un groupe considéré similaire de patient, observé sur un échantillon d’hôpitaux et réajusté afin d’encourager certaines pratiques.

Une partie des revendications des soignants est directement issue de l’instauration de ce coût moyen. En effet, l’utilisation d’une variable dynamique au cœur du calcul du financement instaure factuellement une mise en concurrence entre les structures hospitalières. Si un hôpital réduit ses dépenses, la moyenne est revue à la baisse en conséquence, et charge aux autres structures de faire de même pour s’adapter à des tarifs fluctuants annuellement : une recherche de l’efficience permanente en somme, sans retour en arrière possible. De même, si un hôpital augmente son activité, la répartition de l’enveloppe fermée que constitue l’ONDAM entre un nombre croissant d’actes de soin conduit mécaniquement à une baisse du tarif. La même somme finit divisée par un nombre croissant d’actes, et la part allouée à chacun s’affaiblit. Habitué à prodiguer des soins, les soignants doivent apprendre à produire de l’activité pour maintenir à flot leur service, sous la menace permanente d’une baisse des moyens alloués.

Ce décalage entre le coût réel d’une prise en charge et le tarif qui y associé par l’assurance maladie conduit ainsi à l’apparition d’une notion de rentabilité selon les actes de soin pratiqués et in fine à une spécialisation dans les procédures les plus rentables pour les structures de soins [3]. Et puisque contrairement au privé, l’hôpital public ne peut pas choisir ses patients, les contraintes subies n’y sont que plus fortes.

« L’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs »

Mais la T2A n’est qu’un volet des évolutions qu’a subi l’hôpital public ces dernières années. Nouveaux modes de gouvernance, création des pôles [4], changement de mode de prévision budgétaire : la tarification à l’activité s’inscrit dans une réforme globale de l’hôpital initiée en 2003, dont elle est le symbole sans toutefois qu’on ne puisse l’y résumer. L’hôpital a dû adapter son fonctionnement à l’évolution des pratiques de soins, plus techniques et coûteuses. Mais si la médecine repousse sans cesse ses limites, la réalité tend à nous rappeler que son financement est, lui, bien limité.

À l’image des enseignants, le personnel paramédical est le premier à vivre cette austérité. Avec un point d’indice gelé entre 2010 et 2016, puis augmentant à un taux largement inférieur à l’inflation depuis, les infirmiers vivent ce manque de financement au quotidien. La revendication du Collectif Inter-Hôpitaux de revaloriser de 300€ mensuels les salaires paramédicaux n’est ainsi pas un calcul hasardeux, car cela permettrait aux infirmiers et infirmières d’atteindre le seuil du salaire moyen des pays de l’OCDE, au sein duquel la France fait pâle figure [5]. En conséquence, ce manque d’attractivité finit par entraîner dans son sillage le reste des problèmes subis par le secteur : 400 postes infirmiers sont vacants uniquement sur les hôpitaux de Paris, aggravant d’autant plus la charge de travail des actifs.

On peut ainsi commencer à cerner la dynamique qui est à l’œuvre dans la crise que vit l’hôpital public actuellement : aux points cités précédemment s’ajoute la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) 2019, qui a supprimé la compensation par l’État des pertes de financements de l’assurance maladie dues aux baisses de cotisations, ravivant par-là la situation de tension actuelle. Par exemple, en 2018, alors que l’augmentation des dépenses s’établissait à 4%, l’évolution du financement par l’assurance maladie n’avait été revue que de 2% à la hausse [6]. Et 2020 n’y échappe pas, avec une prévision de 3,3% d’augmentation des charges pour l’hôpital associée à une hausse du financement de 2,4% seulement.

Chaque année apporte donc son écart entre financement et dépenses, avant même que celui de l’année précédente ne soit comblé.  Et les « problèmes d’organisation » évoqués par Agnès Buzyn pour justifier les manquements budgétaires dénoncés par les soignants ne peuvent masquer une réalité, celle d’un service public en souffrance face à une augmentation des besoins sans moyens en conséquence.

Un point de rupture atteint

Comment ne pas lier ces faits au constat apporté par le mouvement social né dans notre système hospitalier au cours de l’année 2019, d’abord par le collectif inter-urgences puis le collectif inter-hôpitaux ? Alors que plus de 1 100 médecins, dont 600 chefs de service, ont annoncé leur démission de toute fonction administrative pour alerter sur le manque de moyens, le point de rupture semble atteint lorsque ceux-ci déclarent que « l’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs » dans leur tribune commune. Après une décennie d’application des principales réformes d’organisation de l’hôpital (T2A, mode de gouvernance), ces dernières montrent déjà leurs limites. La question des choix sur l’avenir se pose donc dans un contexte sans précédent, car, pour un exécutif ayant une conception managériale du service public, rester sourd aux appels collectifs reviendrait finalement à privilégier une fuite en avant dénoncée par ces mêmes praticiens. Avec le risque de « revenir vers l’hôpital-hospice du XIXe siècle qui prend en charge les plus pauvres et les plus démunis, les autres ayant recours à la médecine privée », alerte le Pr Xavier Mariette, chef du service de rhumatologie de l’hôpital Bicêtre.

Après 20 ans d’expérimentation sur le financement et la gestion de l’hôpital public, la « croisée des chemins » qu’évoquait le Pr Antoine Pelissolo en octobre dernier prend finalement tout son sens. Les alternatives existent, mais il faudrait pour cela en premier lieu accepter l’échec de l’orientation néolibérale des réformes passées. Et lorsque l’utopie des uns devient la dystopie des autres, nul doute que le dialogue ne sera pas aisé, car les comptes de frais n’ont plus d’effet sur ceux qui en sont arrivés à compter les morts.

 

 

[1] Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France : aspects historiques et réglementaires, IRDES, 2019.

[2] Apparu dans la première moitié du XIXe siècle afin d’opposer aux divers organismes d’assurance un tarif à rembourser, le tarif de journée établissait initialement un coût unique journalier par patient. Complexifié avec le temps pour se normaliser et s’adapter aux conditions d’hospitalisation, le principe a évolué et est resté en vigueur jusqu’en 1983 et la mise en place de la dotation de fonctionnement globale. Voir Claire Bouinot, Les origines du prix de journée dans les hôpitaux en France (1850-1940), CREFIGE.

[3] OCDE (2017), « Améliorer l’efficience du système de santé », dans Etudes économiques de l’OCDE : France 2017, Éditions OCDE, Paris.

[4] La création des pôles hospitaliers d’activité fait partie de la Nouvelle gouvernance hospitalière mise en place via le plan Hôpital 2007. Les pôles réunissent des services par mutualisation des ressources, en cohérence entre eux.

[5] Panorama de la santé 2019, OCDE – La France est classée 28e sur 32 pays de l’OCDE sur les salaires infirmiers, en comparaison au salaire moyen du pays.

[6] Rapport Sécurité sociale 2019, Cour des Comptes.

Défendre les services publics est un enjeu démocratique

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Manifestation en faveur du service public © ActuaLitté

Les services publics sont plus que jamais au cœur du débat citoyen : des volontés réformatrices aux mobilisations sociales, cette actualité nous rappelle la place centrale que cette notion occupe dans notre démocratie. Le service public à la française a en effet longtemps été perçu comme une spécificité, un trésor national durement acquis, intimement lié à l’idéal républicain. Tout service public est de fait une action d’intérêt général, qui recoupe des activités aussi essentielles que stratégiques, dont l’État doit être le responsable. Pourtant, ce principe fondamental a été balayé par les logiques néolibérales, qui ont déresponsabilisé l’État, et importé la vision gestionnaire et comptable des entreprises privées dans les services publics. Loin d’être une simple évolution économique, ces choix traduisent une véritable mutation civilisationnelle, qui doit être questionnée au nom de nos principes démocratiques.


Un état des lieux alarmant

Après trois décennies de mise en concurrence, de privatisation, et de course à la rentabilité, le constat est sans appel : les services publics français sont exsangues, avec des personnels de plus en plus sous pression qui ne trouvent plus de sens dans leur métier. On pense bien sûr aux hôpitaux, et notamment à la longue grève menée par les urgences, mais aussi au corps enseignant, ou encore aux forces de l’ordre, aux fonctionnaires de la Poste ou de la SNCF. Aucun secteur n’est épargné par cette logique de mise en concurrence et de démantèlement, qui passe par des coupes budgétaires, le non-renouvellement des postes, ou une accélération de la cadence de travail au nom de la rentabilité. La logique de marché a donc bel et bien triomphé des services publics, au travers d’un mode de gestion fondé sur des logiques managériales et comptables. Cette situation est d’autant plus critique qu’elle a non seulement engendré la désorganisation des services publics, mais qu’elle leur a aussi fait perdre leur essence. En effet tout service public repose sur les principes d’égalité, de continuité, d’adaptabilité et de clarté dans les comptes publics, ici durement malmenés par les logiques de privatisation.

Cette mutation sans pareil est due en grande partie à l’introduction du nouveau management public dans les années 1980. Cette méthode d’administration, tout droit héritée des grands principes néolibéraux, va progressivement s’imposer comme nouveau paradigme structurel et organisationnel du service public. Le contexte économique joue aussi en faveur de sa mise en application, alors que le modèle de l’État providence ne parvenait pas à résorber le chômage de masse, ni la crise économique de la deuxième moitié des années 1970. L’idée que les services publics sont trop coûteux, trop archaïques et manquent de transparence s’impose alors, et on imagine que ceux-ci doivent copier le fonctionnement des entreprises privées, plus flexibles, plus rentables et plus performantes. Cette politique économique d’origine anglo-saxonne est très rapidement mise en application par les administrations de Margaret Thatcher et Ronald Reggan. Ce programme conservateur érigeant le secteur privé en norme s’accompagnait nécessairement d’un désengagement notoire de l’État et d’une baisse des cotisations sociales et des impôts. Cette doctrine a été très vite importée en France, dès les années 1990, notamment avec la thématique de l’État stratège, introduisant ainsi la notion d’objectif dans la gouvernance étatique. L’État providence a donc sensiblement muté en État stratège, inaugurant ainsi un vaste mouvement de privatisations et de désengagement étatique, cristallisé par la célèbre formule de Lionnel Jospin en 2001, selon laquelle « L’État ne peut pas tout ». Pourtant, le démantèlement progressif depuis des années du service public est vécu comme dégradation continue : on ne peut que rappeler les privatisations controversées des PTT, de France Télécom, de la gestion de l’eau, ou encore des autoroutes.

L’État providence a donc sensiblement muté en État stratège, inaugurant ainsi un vaste mouvement de privatisations et de désengagement étatique.

L’autre corollaire de cette logique est le désengagement progressif de l’État français de ses territoires. En effet, la présence de l’État se manifeste par la présence des services publics, censés mailler le pays afin de garantir le fonctionnement républicain, qui s’incarne dans des terminaisons nerveuses, que ce soient un bureau de poste, une école, un hôpital ou une gendarmerie. Or, ceux-ci ne cessent de disparaître, et les territoires les plus déshérités sont les premiers touchés, qu’il s’agisse des zones rurales, des espaces enclavés ou des banlieues. Les grandes métropoles concentrent désormais tous ces services au nom de leur plus grande rentabilité. Alors que le service public est le seul patrimoine de ceux qui n’en ont pas, le dernier rempart des citoyens dépourvus de capital, – qu’il soit culturel, économique, ou social – celui-ci a abandonné sa mission fondamentale d’émancipation. La compétitivité l’a encore une fois emporté sur la solidarité et la redistribution, car la déstructuration du service public ne peut qu’engendrer l’augmentation des inégalités entre les citoyens et les territoires. Ainsi, le projet néolibéral aujourd’hui mis en œuvre en France propose une vision très réduite du service public, qui resserre l’État autour de ses fonctions régaliennes. Dans le contexte actuel, quelles sont donc les alternatives à la privatisation et à la marchandisation des services publics ? Il s’agit alors de repenser l’essence de celui-ci à travers son histoire, afin de le défendre et de le protéger au nom de nos principes démocratiques.

Le projet néolibéral aujourd’hui mis en œuvre en France propose une vision très réduite du service public, qui resserre l’État autour de ses fonctions régaliennes.

Le service public est « notre écosystème républicain »

L’histoire de la formation du service public est en effet une construction très ancienne, dont les prémices remontent à la Révolution française. On voit alors apparaître l’idée que l’État doit avoir le contrôle sur des secteurs essentiels relevant du bien commun. L’idée se consolide ensuite au début de la IIIème République, autour des grandes lois sur les libertés élémentaires et sur l’éducation. Le second moment fort de la solidification et de l’implantation du service public naît des suites de la Première guerre mondiale, qui renforce l’idée d’une indissociabilité de la République et du service public, identifié dès cette époque comme une spécificité française. On peut rappeler entre autres les lois sur les accidents de travail dès la fin du XIXème siècle, ou encore la mise en place de l’équivalent de nos allocations familiales dans les années 1920, mais aussi les lois sur l’assurance maladie sous le gouvernement Tardieu (1929-1930).

Durant cette époque de l’entre-deux-guerres, une théorie du service public s’élabore donc, notamment par l’intermédiaire de la figure fondatrice de Léon Duguit, juriste de formation, qui donne au service public sa définition moderne : « un ensemble de services – qu’il s’agisse de protections, de commodités, etc. – que seule la puissance gouvernante est en mesure d’apporter aux citoyens ». Très influencé par Émile Durkheim, Duguit voyait dans la solidarité sociale une norme objective, qui s’imposait aux gouvernants, et dont l’État n’était qu’un mode de réalisation. Ainsi conçu, l’État trouvait dans le service public à la fois le fondement de sa légitimité et la limite de ses prérogatives[1]. Cependant, il faut attendre la Seconde guerre mondiale pour que les services publics fassent florès avec l’avènement de l’État providence.

On assimile alors l’idée du service public à l’ordre et à la paix, et à la protection des droits individuels s’est ajouté l’assistance et la protection du travail, la culture, l’éducation, l’augmentation des richesses. Le service public s’entendait alors comme une véritable obligation que les gouvernants se doivent de remplir au profit de tous les gouvernés. Le service public doit donc assurer l’égalité d’accès des citoyens à ces services, et cette égalité implique une péréquation des tarifs. Ainsi, le citoyen qui habite une région enclavée, où la puissance publique doit fortement investir pour financer une ligne de chemin de fer, un réseau électrique ou un système de distribution de gaz, aussi bien que le citoyen qui habite une grande ville, où ces mêmes investissements sont globalement moins onéreux, sont logés à la même enseigne et ont le même accès au service, au même prix ! C’est bien en cela que le service public est la pierre angulaire de notre écosystème républicain [2].

Quel avenir pour nos services publics ?

Pourtant, nous assistons depuis 25 ans à la remise en cause progressive de ce principe majeur qui fonde notre pacte républicain et notre pacte social. Tous les gouvernements, socialistes comme de droite, se sont essayés à la réforme des services publics, sous couvert de vouloir « rénover » notre modèle social. Le gouvernement d’Emmanuel Macron ne pouvait échapper à cette logique, et le rapport CAP 2022 sur l’action publique semble bien décidé à poursuivre cette entreprise de déstructuration et de privatisation minutieuse. Encore une fois, les grands principes du managérialisme contemporain sont invoqués : si l’on veut que notre secteur public puisse se réformer, il faut le rendre plus « souple », plus « adaptable », plus « lisible ». L’usager doit devenir un « client », qui doit en avoir pour son argent. Ainsi, comme le rappelle Romaric Godin dans son article sur Mediapart : « Le service public n’est plus alors payé par un impôt ou une cotisation, autrement dit par une mise en commun de moyens, mais directement par l’usager. La contrepartie est évidemment que l’usager peut demander un service personnalisé, prioritaire et privilégié proportionnel à ses moyens. C’est la notion de service public qui, en réalité, est ici attaquée de front, en apparence à la marge, en réalité au cœur. »

Les Français demeurent profondément attachés au service public, réellement compris comme un trésor national.

Faisons-nous donc face à un déclin irréversible du service public ? Si les réformes proposées par le rapport CAP2022 laissent peu de doute quant à ce projet, sur le terrain rien n’est si évident ni si facile. En effet, les Français demeurent profondément attachés à la notion de service public, réellement comprise comme un trésor national. L’actualité sociale récente le prouve : de nombreuses revendications des gilets jaunes demandaient plus d’État, et donc plus de service public. De même, les grèves et les mobilisations des corps des soignants, des pompiers, ou des enseignants persistent, très largement soutenues par l’opinion publique. Il s’agit donc de faire du service public un enjeu majeur du débat démocratique, qui doit être discuté, questionné, construit avec les citoyens. À l’heure où les services publics sont à bout de souffle, où le monde associatif ne peut devenir le supplétif d’un État démissionnaire, cet enjeu démocratique devient de plus en plus central. Le service public doit donc être au cœur de l’actualité et de l’information, pour se construire en tant qu’objet de débat public et de questionnement de notre modèle démocratique. Dans cette logique, LVSL vous propose un dossier sur la question, intitulé « Le crépuscule des services publics ? », afin d’étudier les mutations à l’œuvre dans toutes les fractions, et à tous les échelons du service public. Le premier volet sera donc dédié aux services publics sociaux, en commençant par les deux plus menacés, à savoir l’éducation et la santé. Il sera suivi d’un second portant sur les infrastructures. Enfin, le dernier chapitre de ce dossier sera consacré aux services publics régaliens, eux aussi mis à l’épreuve, tout comme la notion d’État.


[1] Pour plus de détails sur cette question, voir la leçon inaugurale au Collège de France d’Alain Suppiot

[2] La formule est de Jean Garrigues dans l’entretien accordé à Éric Fottorino et Laurent Greilsamer dans l’hebdomadaire “Le 1”

Hôpital public : les soignants ont leurs maux à dire

Manifestation du Comité Inter-Hôpitaux / Inter-Urgences – © Ugo Padovani

Engagé dans une mobilisation historique, l’hôpital public en crise commence à dévoiler les contours d’un mouvement de lutte pour sa sauvegarde. En mars dernier, la crise que traverse l’hôpital public est devenue visible avec le début de la grève des urgences. Depuis, le mouvement prend de l’ampleur dans tous les secteurs hospitaliers et, pour les soignants, l’hiver s’annonce contestataire.


Jeudi 10 octobre, le Collectif inter-hôpitaux (CIH) tenait sa première assemblée générale dans les amphithéâtres de la faculté de médecine de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, afin de répondre à la nécessité d’agir que le collectif avait pointé dans sa tribune fondatrice publiée le 22 septembre. À travers les témoignages, les expériences diffèrent, mais les constats sont communs. Tous pointent le manque de moyens, tant matériels qu’humains, les financements insuffisants, la suppression de lits ou la transformation de l’hôpital public en en “usine à soin” : « Nous sommes à la croisée des chemins, nous vivons notre dernière chance de sauver l’hôpital » résumait le Pr. Antoine Pelissolo, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Henri-Mondor. Lors de cette assemblée fondatrice, deux motions sont votées, l’une concernant les modalités d’actions et l’autre les revendications à faire entendre. Ces dernières pointent en particulier le manque de moyens et réclament l’ouverture de lits et l’embauche du personnel nécessaire. Les restructurations successives sont en effet devenues si dramatiques qu’elles en viennent à mettre en danger les patients.

« Nous sommes à la croisée des chemins, nous vivons notre dernière chance de sauver l’hôpital »

Ces coupes budgétaires sont précisément ce qui a achevé de convaincre les hospitaliers mobilisés de la nécessité d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Dans un fond de grève des urgences qui patine, l’annonce d’une hausse du budget de la santé inférieure à son augmentation structurelle a finalement fait sortir des rangs les plus réticents. Alors que l’hôpital public devrait voir ses dépenses augmenter structurellement de 4% en 2020, l’annonce d’une hausse de l’Objectif national de dépense d’assurance maladie (ONDAM) plafonnée à 2,3% a été vue comme un nouveau coup dur par des services déjà en souffrance : « La rigueur s’est transformée en austérité, entraînant le cercle vicieux de la pénurie » mentionnait la motion votée lors de l’assemblée du CIH. Médecins, paramédicaux et même pontes du milieu médical, tous sont concernés par la question du financement, allant bien au-delà de leurs intérêts spécifiques.

«Quand tout sera privé, on sera privés de tout »

Au cœur des revendications, la question du financement de l’hôpital est donc primordiale. Pour réclamer un plan d’urgence pour l’hôpital public, les actions classiques se mettent en place. À Saint-Louis, dans le nord de Paris, le hall de l’hôpital est décoré aux mots d’ordre du mouvement, avec l’objectif de sensibiliser les usagers à une problématique qui les touche directement. Les soignants mobilisés commencent alors à tracter, avec en ligne de mire la journée de mobilisation nationale du 14 novembre prochain, qui sera une journée très symbolique pour un mouvement qui cherche encore ses limites. Mais en parallèle, ce mouvement s’est doublé d’une “grève du codage”, qui consiste en un arrêt de la transmission des informations permettant à l’hôpital de facturer à l’Assurance maladie les actes médicaux concernés. Cette grève du codage n’est pas un geste anodin, car cette transmission constitue le cœur du fonctionnement de la “tarification à l’activité” (ou T2A), qui régit le mode de financement actuel de l’hôpital. Très critiquée, cette “tarification à l’activité” est visée par les revendications du mouvement, car elle entraîne une gestion managériale de l’acte médical. De fait, cette “coupure des vivres” s’est imposée comme un moyen d’action aussi symbolique que pragmatique, dans la mesure où une grève ordinaire aurait été un coup dans l’eau pour les soignants, automatiquement réquisitionnés lors des grèves pour assurer la continuité des soins : « Il y a plus de personnel dans les services les jours de grève que le reste du temps, avec les assignations ! » renchérissait un membre du personnel de la Pitié-Salpêtrière. Car, avec 400 infirmières déjà manquantes dans les services de l’AP-HP (Île-de-France) du fait de difficultés de recrutement, les grèves obligent l’administration à assigner une grande partie des soignants, pour des services travaillant déjà en effectifs restreints. L’arrêt du codage, s’il peut sembler paradoxal – il empêche le financement de la structure pour appeler à son augmentation – présente néanmoins l’avantage pour le mouvement d’être incontournable par l’administration. Cela constitue un élément essentiel pour le mouvement, qui lui permet d’instaurer un véritable rapport de force.

Gerbe de fleur pour le budget de l’hôpital public – Manifestation du Comité Inter-Hopitaux / Inter-Urgences – © Ugo Padovani

Avec déjà 309 services mobilisés sur l’AP-HP au 24 octobre, le CIH semble avoir instauré ce rapport de force, poussant Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, à « alerter chacun des conséquences pratiques du non-codage », dans un courrier adressé à l’ensemble des soignants des Hôpitaux de Paris le 16 octobre dernier. Et si le plan pour l’hôpital que devrait proposer Agnès Buzyn mi-novembre est grandement attendu, c’est avec le scepticisme d’un monde plus habitué aux coupes budgétaires masquées qu’aux financements suffisants. Les réformes passent, mais le sentiment d’avoir entre les mains un service public en déliquescence demeure pour beaucoup. En effet, les réponses de l’exécutif à cette crise des urgences sont loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Le “Pacte de refondation des urgences” annonçait en septembre dernier un financement de 750 millions supplémentaire, après 6 mois de mouvement, mais celui-ci n’a pas eu l’effet escompté car cette somme n’est qu’un redéploiement, qui se fera au détriment des autres secteurs. Les services d’urgences n’étaient à l’origine que la partie émergée d’un service public en tension, mais ceux-ci sont désormais les précurseurs d’un mouvement global de l’hôpital public.

« C’est un cri d’alarme que poussent les soignants »

« Aujourd’hui c’est un cri d’alarme que poussent les soignants. Pas pour notre bien-être ou des revendications individuelles, mais pour notre devoir d’être garants de notre santé à tous, des malades d’aujourd’hui et de demain » écrivait en septembre dernier le Dr. Sophie Demeret, neurologue. Alors que le mouvement prend de l’ampleur, la question des suites à donner au mouvement revient quotidiennement. La journée de mobilisation nationale est bien prévue le 14 novembre à Paris mais, en interne, personne ne veut se contenter d’un bref coup d’éclat médiatique. Car quelle que soit l’issue, l’essentiel a déjà débuté : derrière les portes aseptisées, dans les réunions et assemblées, un autre Hôpital panse son avenir.

Manifestation du Comité Inter-Hôpitaux / Inter-Urgences – © Ugo Padovani

Sabrina Ali Benali : “L’hôpital a été transformé en usine à malades !”

https://www.youtube.com/watch?v=hO2o37njhEo
Capture YouTube / MédiapartLive

La France a découvert Sabrina Ali Benali le 11 janvier 2017, dans une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux. Elle y dénonçait la dégradation des conditions de travail dans les structures de soin et le manque de moyens dont elles souffrent. Le 30 janvier dernier, la mobilisation dans les EHPAD a révélé le malaise profond qui traverse le secteur de la santé. Il y a quelques jours, une nouvelle mobilisation a eu lieu pour forcer le gouvernement à agir. Nous l’avons interrogée pour mieux comprendre ce qui a conduit à la dégradation du système de santé.


LVSL – La France vous a découverte le 11 janvier 2017, lorsque vous avez mis en ligne une vidéo pour dénoncer la situation dans les structures de soin, une vidéo qui a rencontré un écho extrêmement puissant puisqu’elle a fait 12 millions de vues. Par la suite, Patrick Cohen a tenté de vous discréditer en indiquant que vous ne travailliez ni pour l’AP-HP [Assistance publique-Hôpital public, ndlr] ni dans un service d’urgences, informations inexactes qui ont fait l’objet d’une réponse de votre part. Quel regard portez-vous sur cet épisode ?

Sabrina Ali Benali – Bien avant cet épisode, je rejoignais les critiques de l’école bourdieusienne sur le traitement de l’information par les médias mainstream. Une majorité commentait le buzz plutôt que son fondement : le malaise dans les structures de soin.

J’ai décidé d’accepter toutes les invitations pour pouvoir défendre mon propos avec la plus large diffusion possible. Certains plateaux ont été des expériences intéressantes, d’autres beaucoup moins satisfaisantes. Certains journalistes, censés faire un portrait sur moi, n’avaient même pas vu mes vidéos. J’ai reçu des invitations pour parler d’une grève avant qu’ils ne se rendent compte qu’elle avait en fait lieu… au Portugal ! Ce présentisme absolu de l’information conduit à un vrai manque de sérieux dans la façon de faire du journalisme. Imaginez, si nous, les médecins, faisions notre travail de manière aussi approximative . Gloups…

Pour ce qui est de l’affaire France Inter, je ne m’attendais pas à une telle entreprise de décrédibilisation. La veille de l’émission au cours de laquelle Patrick Cohen fait son “mea culpa” en disant que j’avais menti, un membre de son équipe m’avait demandé une vérification de mon statut d’interne de l’AP-HP. Je lui ai envoyé mes fiches de paie et la convention de mon hôpital avec l’AP-HP. Donc le lendemain, Patrick Cohen ment sciemment en disant que je ne suis pas salariée de l’APHP qu’il n’y a pas de service d’urgence où je travaille.

Le soutien des soignants par milliers de selfies à été spontané. Ils se sont postés en photos avec des pancartes : “Soutien à Sabrina, son combat, c’est le nôtre, c’est le vôtre.” Le dessinateur des BD Vie de Carabin a fait une bande dessinée sur mon aventure pour m’apporter son soutien. Pratiquement tous les syndicats hospitaliers m’ont soutenue par communiqués et les urgentistes connus de la profession, Patrick Pelloux, Christophe Prudhomme et Gerald Kierzeck ont tourné une vidéo de soutien à mes côtés.

France Inter a reçu un grand nombre de messages d’auditeurs indignés sur la page du médiateur de Radio France. Au lieu de reconnaître leurs erreurs, ils ont poursuivi les mensonges avec de grossières manœuvres comme inventer que je travaille à la maternité attachée à l’hôpital dans lequel j’exerce, pour faire croire qu’il n’y avait pas de service d’urgence sur ce site, etc… On voit là le bas niveau d’une défense qui s’enfonce dans ses mensonges.

Le plus important dans cette histoire est que si j’ai refusé partout d’indiquer le nom de l’hôpital dans lequel je travaillais, c’est d’abord parce que ces problèmes sont systémiques et existent dans tous les hôpitaux. Ils ne sont pas liés à la structure dans laquelle je travaille mais aux politiques de santé nationales qui mettent tous les services de soins dans ces situations.

“J’ai trouvé effrayant qu’ils soient capables d’aller aussi loin. Ils peuvent être d’une violence inouïe quel que soit l’impact sur la vie des gens, juste pour démonter la parole de quelqu’un et défendre des intérêts.”

Ensuite, par respect pour ma hiérarchie, mes collègues et pour les patients et leurs familles, il paraît évident de ne pas révéler les dysfonctionnements au risque de les mettre en danger. La révélation par Patrick Cohen et par le médiateur de Radio France de l’arrondissement dans lequel se trouvait l’hôpital à eu d’importantes conséquences à l’intérieur de l’hôpital et pour les familles des patients concernés qui ont parfois pu reconnaître leur histoire.

J’ai trouvé effrayant qu’ils soient capables d’aller aussi loin. Ils ne pouvaient pas ignorer qu’en faisant un mauvais mensonge avec un nom de maternité, les gens retrouveraient le véritable hôpital associé à cette structure et donc, le lieu dans lequel se sont passés les désagréments dont je parle. Ils peuvent être d’une violence inouïe quel que soit l’impact sur la vie des gens, juste pour démonter la parole de quelqu’un et défendre des intérêts.

LVSL – Tarification à l’acte, durée moyenne de séjour, virage ambulatoire, le ton très jargonnant des commentateurs et des acteurs politiques rend parfois la compréhension de ce qui se passe dans les structures de soin un peu compliquée. Pouvez-vous revenir sur la volonté politique qu’il y a derrière ?

Sabrina Ali Benali – Il y a un livre qui explique cela beaucoup mieux que moi : L’hôpital en réanimation. Trois décennies de pente douce vers une idéologie libérale du secteur de la santé ont oeuvré à changé les mots, les structures, les financements du système et ses engagements. Ces mutations s’opèrent doucement. On commence par parler de modernité, de flexibilité et de polyvalence, puis de management, de rentabilité et de productivité. A la fin, on attache à l’hôpital le vocabulaire de n’importe quelle entreprise. Pour le considérer comme tel, il faut d’abord le nommer comme tel. Le sens d’une chose commence toujours par son appellation. Les indicateurs de qualité et de productivité ont prospéré : DMS, GHM, GHS etc. puis le mode de financement T2A (Tarification à l’activité), les partenariats public-privé , la volonté de doubler la chirurgie ambulatoire.

Des secteurs entiers de l’hôpital sont à présent sous-traités (restauration, hygiène, blanchisserie, etc.), on a recours massivement aux personnels intérimaires. Tous ces éléments tendent à modifier complètement l’organisation et la mission de l’hôpital public. D’une structure ayant une mission d’intérêt général, il devient une entreprise ayant pour objectif d’avoir un budget à l’équilibre.

Dans les années 80, on a obligé les hôpitaux à se financer auprès de banques privées. Certains hôpitaux ont donc contracté des prêts toxiques et ont ensuite dû faire face à des taux d’intérêt terribles. Dans le même temps, on a complètement verticalisé les instances décisionnaires du secteur de la santé. Le ministère nomme les directeurs d’ARS (agences régionales de santé), ceux ci nomment les directeurs d’hôpitaux , lesquels nomment les chefs de pôles de services. On a réduit à peau de chagrin le pouvoir décisionnaire des associations d’usagers, professionnels de santé et syndicats pour s’assurer que les rouages fonctionnent.

Chaque année, on s’applique à réguler l’ONDAM (l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie) de manière à obtenir le fameux “retour à l’équilibre” exigé par Bruxelles. Le problème c’est que les besoins en santé de la population croissent d’environ 4% par an (vieillissement de la population, modernisation scientifique, technologique) et on décide d’augmenter l’ONDAM de l’année de seulement 2%.On sait donc qu’on ne répondra pas aux besoins en santé du pays.

“C’est devenu le taylorisme hospitalier. Le film Burning out le montre bien : il y a un moment dans le film où l’anesthésiste confie : “le matin, je ne sais même pas qui j’endors”.”

Il semble quand même particulièrement stupide de ne jamais prendre le raisonnement de l’autre côté : les recettes de la sécurité sociale viennent des cotisations. Si plus de monde travaille donc cotise, les recettes augmentent et les dépenses (assurance chômage) diminuent. Pourtant, les gouvernements successifs passent leur temps à détruire des emplois. Quesaquo ?

De plus, le chômage augmente la mortalité. Un chômeur coûte plus cher à notre système de santé. On comprend dès lors qu’il ne s’agit pas d’un problème de logique car nos décideurs savent compter et ce que je dis n’est un secret pour personne. C’est donc une véritable volonté politique de destruction du service public qui se met à l’oeuvre de manière progressive. On crée le déficit. Pour tuer un chien, dites qu’il a la rage.

https://www.facebook.com/sabrina.alibenali/videos/10211200508466588/
Extrait d’une vidéo de Sabrina Ali Benali, sous le pseudonyme de Sabrina Aurora.

Malheureusement, ces analyses théoriques ont depuis longtemps des conséquences pratiques désastreuses : Il faut faire toujours plus vite, avec moins de monde et moins de moyens. Il faut vider les  lits, rendre la chirurgie rentable et faire un maximum d’actes en moins de temps possible. On ne soigne plus des gens, on soigne des organes. Ce que l’administration attend du soignant, ce n’est pas qu’il soit humain et professionnel, c’est qu’il soit rapide et polyvalent. Rassurer un patient ce n’est pas rapide, accompagner un enfant au bloc opératoire ce ‘est pas rentable et opérer des patients ne peut pas être un travail à la chaîne.

“Nous, on a fait un métier pour prendre soin des gens et on a l’impression de les maltraiter. Il y a une vraie dichotomie. Cela devient l’inverse de ce pour quoi on a fait nos métiers, et c’est ce qui crée la contestation.”

C’est devenu le taylorisme hospitalier. Le film Burning out le montre bien : il y a un moment dans le film où l’anesthésiste confie : “le matin, je ne sais même pas qui j’endors”. On passe d’une salle à l’autre. Avant, il y avait une équipe avec un chirurgien, un anesthésiste, une infirmière de bloc. Il y avait une ambiance. Maintenant, il y a un turnover permanent entre les intérimaires. L’aide soignante a six minutes entre chaque opération pour nettoyer le bloc avant la nouvelle intervention.

Les patients doivent être endormis avant le bloc pour gagner du temps. Dans le film, on voit l’anesthésiste et le chirurgien se disputer à ce propos : l’anesthésiste dit “cela fait 25 minutes qu’il dort alors qu’on a même pas commencé à l’ouvrir”. Le chirurgien a toujours les mains dans son opération précédente. En l’absence d’analyse politique du phénomène, on responsabilise les individus. Les tensions professionnelles deviennent énormes. Voilà comment nous en sommes arrivés à des usines à malades, des usines à vieux, des usines à patients en libéral. Tout le secteur de la santé a été transformé en usines avec des ouvriers du soin. Le temps est un luxe que nous n’avons plus.

LVSL – Le 30 janvier dernier, la grande journée de mobilisation dans les EHPAD, à l’appel de tous les syndicats, a été plutôt bien suivie. La pétition pour défendre la dignité des personnes âgées dans les EHPAD approche d’ailleurs les 500 000 signatures. A cette occasion, on a beaucoup entendu que les EHPAD étaient devenus des “usines à vieux”. Comment en est-on arrivé là ?

Sabrina Ali Benali – Les EHPAD subissent les mêmes règles que celles appliquées aux hôpitaux. Il doivent sans arrêt faire plus avec moins de monde et moins de moyens. La différence, c’est qu’à l’hôpital, la majorité des patients ont des séjours relativement courts tandis que les EHPAD sont des lieux de vie. Ils subissent donc la pression de la rapidité des soins et des actes sur eux de manière quotidienne. Dans un lieu où ils sont venus pour qu’on prenne soin d’eux, ils sont préssés, dépêchés, oubliés. Les soignants perdent le sens de leur fonction car ils ne soulagent plus, ils ont la sensation de devenir maltraitants.

J’ai rencontré Anne-Sophie Pelletier Garcia qui a participé à la lutte de l’EHPAD des Opalines : 117 jours de grève pour obtenir 2 postes supplémentaires. On a fait un métier pour prendre soin des gens et on les maltraite. Il y a une vraie dichotomie, c’est de ce point de rupture que naît  la contestation.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur la politique menée par Agnès Buzyn, et notamment sur la réforme de la tarification qui a mis le feu aux poudres ?

Sabrina Ali Benali – Madame Buzyn continue l’ouvrage de ses prédécesseurs. Elle arrive à un moment où la question qui se pose c’est comment continuer quelque chose dont les gens ne veulent plus ? Pour le faire, elle utilise des artifices par lesquels elle promet de ne plus appliquer bêtement la tarification à l’acte. Elle déguise ce mensonge en promettant une ”réforme globale” avec ”une réflexion globale”.

Elle se justifie en indiquant que les gens ne sont pas plus mal soigné à l’étranger ou les dépenses de santé sont moins grandes. En Espagne, la crise du soin est gigantesque, les gens sont sur liste d’attente pendant plus de 6 mois pour avoir leur rendez-vous opératoire. En Grèce, la mortalité infantile a augmenté de 50%, en Angleterre, la prise en charge de chimiothérapie pour les cancers du sein n’est plus remboursée après un certain âge… Affirmer qu’on n’est pas plus mal soigné dans les autres pays d’Europe, comme le fait Agnès Buzyn, est un mensonge.

Regardons maintenant ce qui se cache derrière sa réforme globale. Elle propose des objectifs de 70% de chirurgie ambulatoire. ”C’est un objectif de pertinence de soins”. La vérité c’est que 70% des dépenses des hôpitaux sont liés à la masse salariale donc réduire les personnels de nuit ça fait des économies . Pour cela, quoi de mieux que la chirurgie ambulatoire ! Plus de service ouvert la nuit. L’hôpital devient un ”hôtel” de jour, opération comprise dans le menu !

“L’objectif d’Agnès Buzyn n’est pas que les gens aillent bien. Son objectif, elle l’a dit au début de son mandat, c’est le retour à l’équilibre pour 2020. Et le modèle du retour à l’équilibre budgétaire, c’est le McDrive de la médecine.”

Attention, je ne m’oppose pas à la chirurgie ambulatoire en général. Cette méthode est très bien pour des patients autonomes, ayant subi des opérations aux procédures simples, aux risques post-opératoire faibles et pouvant s’assurer un accès aux soins à domicile ensuite.  

Je suis contre la généralisation de cette méthode de manière déraisonnée pouvant mettre en danger la vie des patients avec des retours à domicile trop précoces. Aux urgences, nous recevons énormément de patients à 24, 48 ou 72 heures d’une chirurgie ambulatoire. On les appelle les “patients boomerang”. La sortie trop précoce est donc dangereuse pour eux et une surcharge de travail supplémentaire pour les urgentistes.

L’objectif d’Agnès Buzyn  n’est pas que les gens aillent bien. Son objectif, elle l’a dit au début de son mandat, c’est le retour à l’équilibre pour 2020. Et le modèle du retour à l’équilibre budgétaire, c’est le McDrive de la médecine.

LVSL – Les arguments avancés dans cette lutte nous paraissent intéressants. On parle assez peu de la condition sociale des travailleurs dans les structures de soin. Ceux-ci avancent plutôt leur sentiment de culpabilité eu égard à la façon dont les patients sont traités. Le mot “dignité des patients” est régulièrement prononcé. Pourtant, le milieu hospitalier est un cadre de travail où les burn-outs sont quotidiens et où les suicides ne sont pas rares…

Sabrina Ali Benali – L’état de santé des soignants est la conséquence de la perte de sens de leur métier.  L’argent n’est pas l’élément central de nos métiers. On a juste envie de s’occuper des gens. Pour les soignants, la notion de dignité a une grande place car la relation est particulière face à nos patients. Ils sont  malades, seuls, apeurés, nus.

Aujourd’hui, non seulement, on ne peut plus répondre correctement à notre rôle humain, mais on aggrave parfois la situation de peur du patient en devenant un élément anxiogène supplémentaire en le pressant, en le faisant attendre, en ne l’écoutant pas faute de temps etc…

Ne plus pouvoir respecter la dignité de nos patients , ce n’est plus possible.

LVSL – Pensez-vous pouvoir obtenir quelque chose de la part du gouvernement ?

Sabrina Ali Benali – Avec la lutte, on peut toujours obtenir des choses mais en tant que militante politique, je ne me fais pas d’illusions sur les capacités d’obtenir des choses du gouvernement. Même si Agnès Buzyn voulait modifier quelque chose, elle ne pourrait pas car ce gouvernement répond au dogme des 3% de déficit demandés par la Commission européenne (accessoirement élue par personne). Les intérêts que sert cette volonté ne sont pas ceux du peuple mais ceux des banquiers et du grand capital. Si on veut vraiment changer les choses, il faut changer de politique globale. C’est pour cela que je milite.

Ceci étant dit, je crois qu’on peut les faire bouger et leur faire cracher des miettes. Les mouvements peuvent la faire plier en lui mettant la pression sur la taxe sur les salaires hospitaliers par exemple. Nos taxes de 12% sur les salaires pourraient être reversées à l’hôpital. Ça représente 4 milliards d’euros. On pourrait créer 100 000 emplois. C’est d’ailleurs la même somme qui a été redonnée aux plus riches par la suppression de l’ISF. Avec cette mesure, ils ont accepté de lâcher 4 milliards sans aucune création de richesse pour l’état pour venir ensuite nous chanter que les caisses sont vides. 

Sur le court terme, on pourrait obtenir une petite respiration mais il est évident qu’on n’arrivera pas à obtenir de modèle vertueux de long terme dans ce modèle économique. C’est comme quand un patient fait une hémorragie. On pose le garrot, ça peut tenir deux heures mais après il faudra quand même aller au bloc.

LVSL – Vous croyez que le système peut craquer ?

Sabrina Ali Benali – On ne peut pas décider du moment où ça craque ni même si ce moment va avoir lieu. Et que veut dire “ça craque?” 30 suicides en deux ans, 30% d’internes sous anti-dépresseurs, 40% des étudiants en troisième année d’infirmier qui se déclarent en souffrance psychologique. Ça craque déjà. On est déjà dans une situation extrêmement critique mais malheureusement, il n’y pas pas de limite infranchissable. Ça peut toujours être pire sans que l’on arrive à avoir une révolte de masse.

En  2015 en Grèce, les députés de la commission santé m’ont fait visité les dispensaires de santé mis en place pour faire face à l’incurie du système de santé. A l’époque, le pays avait un taux de 100% d’augmentation du nombre de suicides, 55 % d’augmentation de la mortalité infantile, les médecins partaient, les jeunes internes quittaient le pays, ceux qui restaient n’avaient plus de vacances. C’est la lente descente aux enfers et cela peut toujours être pire. Finalement, la révolte est arrivée mais avec le résultat qu’on connaît. Le peuple Grec à voté contre la Troïka. Pour autant, Tsipras n’a pas réussi à gagner le rapport de force. La Commission européenne a voulu donner un signal pour faire comprendre au peuple qu’il n’y avait pas d’alternative et que la démocratie s’arrêtait là ou commencent leurs profits.

Malheureusement, le chef d’état Grec n’avait pas prévu de plan de sortie des traités comme l’ont fait les Anglais ou les Islandais lorsqu’ils ont refusé de payer la dette illégitime des banques privées. De plus, la Grèce étant une faible puissance en Europe, le rapport de force n’était pas en leur faveur. A l’inverse, notre position de 5ème puissance du monde et 2ème d’Europe crée d’office un rapport de force bien plus favorable. A condition de vouloir le mener, pour le peuple, pour l’intérêt général. Malheureusement, ceci n’est pas le projet du gouvernement.

“Il n’y a pas de moment où ça craque. Cela craque déjà. 30 suicides en deux ans, 30% d’internes sous anti-dépresseurs, 40% des étudiants en troisième année d’infirmier qui déclarent être en souffrance psychologique, on attend quoi pour dire que ça craque ?”

La misère n’est pas synonyme de prise de conscience et de révolution. Le pouvoir exécutif va continuer sa politique. Cela ne veut pas dire que l’on doit les laisser faire. L’histoire de ce pays a montré qu’on attend pas gentiment que quelqu’un dise “je m’en vais”, “la révolution” consiste en l’affirmation d’un autre projet de société par le peuple. Il peut se produire de plusieurs façons : par les urnes, par une grève générale mettant le gouvernement en difficulté, par des prises de rue massives etc. J’espère vivement qu’un de ces moments arrivera et que l’on ne puisse plus sacrifier des vies humaines sur l’autel des chiffres.

Quand on me dit que je suis d’extrême-gauche, cela m’abasourdit. Il y a quelques jours, mon patient s’est effondré en larmes dans mon bureau me suppliant de faire un certificat disant qu’il avait besoin d’un hébergement. Le 115 n’avait plus de place. Ce monsieur avait une fracture, il était sous anti-coagulant. Personne ne pouvait l’héberger. Il pouvait sortir, dehors, sous la neige, tomber et mourir. En janvier 2018, un bébé de 6 semaines est mort dans la rue. Mourir dans les rues de France en 2018 est devenu un quotidien et c’est nous qui sommes extrémistes de penser que ce n’est plus possible ?

Il y a 9 millions de pauvres, près de 120 000 personnes qui vivent à la rue, et quand les députés France Insoumise demandent l’ouverture du Val de Grâce (hôpital vide) on nous traite de démagogues. Nous sommes sur terre pour un peu plus d’un demi-siècle. J’aspire juste à ce que tout le monde ait droit à un peu de bonheur et de quiétude pendant cette existence. Je ne parle pas d’aller au spa du Hilton. Avoir 5 semaines de congés par an, aller à la plage, offrir un cadeau de Noël à ses gosses, manger et dormir au chaud dans la cinquième puissance du monde, ça doit être possible non ?

Nos adversaires, eux, nous expliquent qu’il faut respecter les 3% pour des notations, quitte à ce que les travailleurs crèvent pour cela. Qui est extrémiste ? Qui est démagogue ? Ce dogme des 3% relève de la croyance. N’oublions pas que dans le même temps, on a un record du nombre de millionnaires en France.

Dès qu’il arrive, Macron fait la loi travail, Agnès Buzyn continue de détruire l’hôpital et Macron offre 4 milliards aux plus riches en supprimant une partie de l’ISF. Il supprime la taxe majorée sur les salaires et dividendes des banques et assurances au delà de 15 000 euros/mois . Avec tout cet argent gaspillé au profit des plus riches, il arrive quand même à expliquer qu’il ne peut pas augmenter les moyens de l’hôpital public.

LVSL – On a l’impression que ce mouvement de contestation est le premier qui prend depuis le début du quinquennat Macron. Quel regard portez-vous sur le mouvement social en France ? Croyez-vous que ce mouvement puisse être le déclenchement de quelque chose de plus massif ?

Sabrina Ali Benali – Macron a dit qu’il allait “nous botter le train”, cela prouve tout le mépris qu’il a pour nous. Je pense que ça peut converger. Quelle va être l’étincelle ? Personne ne le sait. Il faut bien comprendre qu’il a mis les gens dans une situation de précarité telle qu’ils nous disent “une journée de grève oui mais je ne peux pas perdre 5 journées de salaire”. C’est énorme pour plein de gens. On nous a tellement pressurisés, qu’avec les temps de transport, le travail, les enfants, les courses, etc… c’est difficile d’avoir l’esprit disposé à la contestation. L’autre jour, j’ai rencontré un patient qui travaillait la journée et était chauffeur Uber le soir pour pouvoir payer les études de ses enfants.  Quand pourrait-t-il se mobiliser ? C’est de l’esclavage moderne. Il travaille tout le temps. Il n’y a plus de sens à sa vie. Il ne fait que travailler pour vivre. Il n’y a même plus d’espace de bonheur, de rire alors qu’au fond, les gens ne veulent que cela.

De plus, les sources d’information sont relativement biaisées et n’aident pas à la prise de conscience.  On a tous vu passer ce sondage où on demande aux gens, “les cheminots ont la retraite à 52 ans, et le train gratuit pour toute la famille, trouvez-vous cela normal ?”. Dans ces conditions, on comprend pourquoi 60% des gens sont contre et prennent les cheminots pour des privilégiés.

“Nous devons avoir de la patience envers l’histoire. Non pas une patience inactive, trop commode, fataliste, mais celle qui engage toutes les énergies et ne se laisse pas abattre lorsqu’elle paraît mordre sur du granit, et qui n’oublie jamais que la brave taupe de l’histoire creuse sans cesse, jour et nuit, jusqu’à ce qu’elle perce à la lumière”.

A l’hôpital, il y a eu ce moment où les gens ont compris que ce n’était pas de notre faute mais de celle des institutions. Avant, les gens étaient véhéments. J’étais de garde, les gens disaient : “Pourquoi on attend aussi longtemps ? Qu’est-ce que vous faites ? Ce n’est pas normal”. Maintenant, on entend de plus en plus des messages d’encouragement. La parole s’est tellement libérée que les gens ont fini par savoir que nous étions des victimes, non des coupables. Il faut que, par d’autres canaux d’informations, les gens sachent que les cheminots ne sont pas des privilégiés. Les profs sont aussi caricaturés en fainéants qui ont trois mois de vacances l’été, qui ne foutent rien et bossent 15 heures par semaine.

J’ai l’impression qu’un puissant a lancé à terre un tout petit bout de pain de sa baguette. Deux pigeons ont faim et se le disputent. Est-arrivé le moment où les pigeons arrêtent de se battre et regarde en l’air vers celui qui s’est gardé tout le reste de la baguette. Emmanuel Macron et son gouvernement attaquent tout le front, c’est la stratégie du choc : soit ça pète, soit il se disent  “ils sont mal en peine et ne vont pas pouvoir se relever”. Une fois qu’on aura toutes les plaies dans le corps, va-t-on arriver à se relever ? C’est la question. Parfois, le décès de trop à l’hôpital, le travailleur suspendu, le suicide, déclenchent l’étincelle.  On ne sait pas quand arrivera l’élément qui conduira les gens à dire : “trop, c’est trop !”.

Quoiqu’il en soit, mon travail sera toujours de militer pour mettre en exergue une alternative. A chaque fois, au plus il avance, au plus c’est difficile de reconstruire. Mais n’oublions pas qu’il n’y a pas de fatalisme. Ce que l’homme a fait, il peut le défaire. Il ne faut jamais céder et toujours reprendre la lutte.

Nous devons avoir de la patience  envers l’histoire. Non pas une patience inactive, trop commode, fataliste, mais celle qui engage toutes les énergies et ne se laisse pas abattre lorsqu’elle paraît mordre sur du granit, et qui n’oublie jamais que la brave taupe de l’histoire creuse sans cesse, jour et nuit, jusqu’à ce qu’elle perce à la lumière.

 

Crédits photo : Capture YouTube / Médiapartlive