Hubert Guillaud : « Fragmentation et intensification sont les deux caractéristiques de la division du travail numérique »

Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 
Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Zoom n’est pas seulement un outil de visioconférence. C’est aussi une nouvelle manière de travailler, de produire et, ce faisant, de reconfigurer les rapports de force caractéristiques du travail salarié. Dans Coincés dans zoom (Fyp, 2022), Hubert Guillaud, journaliste spécialiste des questions numériques et ancien rédacteur en chef du média InternetActu, décrit les tendances à l’œuvre dans le développement tous azimuts de ces nouveaux outils du télétravail. Possibilité d’inscrire un nouveau rapport à l’environnement traditionnel de travail ou risque d’une société de surveillance encore plus terrifiante que la nôtre, webcam oblige ? Autant de tensions sur lesquelles il est revenu dans cet entretien. Propos recueillis par Audrey et Simon Woillet. 

LVSL – Une récente étude très remarquée de la Fondation Jean-Jaurès décrit l’apparition d’une fatigue quasi-existentielle dans tous les secteurs de la société et qui pourrait aller jusqu’à affecter la productivité des Français. En vous lisant, on aurait tendance à penser au contraire que c’est la généralisation des outils et espaces de travail numériques qui, en s’accélérant, affectent la productivité et partant, le moral des Français. Qu’en pensez-vous ? 

Hubert Guillaud – Avant d’accuser les outils numériques, il faut se pencher sur le contexte global des rapports de force au sein du monde du travail qui est aujourd’hui assez délétère. Ce qu’étudie notamment Thomas Coutrot et Coralie Pérez dans leur ouvrage Redonner du sens au travail. Bien sûr, le déploiement des outils numériques et les changements incessants qu’ils permettent, en favorisant des comportements de surveillance et la mesure de la productivité par le biais d’indicateurs chiffrés participe à cette démoralisation. Mais si le moral n’est pas bon c’est en raison de la sape généralisée, depuis plusieurs années déjà, de tout ce qui concerne le travail.

Depuis les lois travail notamment, nous assistons à une attaque législative en règle des droits du travail, que l’on songe au plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement par exemple ou aux changements concernant les modalités d’attribution de l’assurance chômage qui viennent d’être votées ou encore au dialogue social qui est aujourd’hui quasi-inexistant à l’intérieur de beaucoup d’entreprises. Ce à quoi il faut ajouter la stagnation des salaires avec l’inflation, qui, pour beaucoup de professions, les AESH en particulier, signifie qu’il est de plus en plus difficile de vivre de son travail. 

« Pour 45% des Français, le salaire est la seule motivation pour travailler. Il y a trente ans, ils n’étaient que 30%. »

L’individualisation s’est exacerbée et la conflictualité jadis encadrée par le droit est aujourd’hui devenue le fait d’affrontements informels, voire laisse la place à une apathie mortifère pour les salariés. Un sondage IFOP paru en octobre indiquait que pour 45% des Français, le salaire est la seule motivation pour travailler. À titre de comparaison, il y a trente ans, ils n’étaient que 30%. On a tendance à réduire cette question à celle du pouvoir d’achat, mais ce que traduisent ces chiffres, c’est la résignation et la dégradation des moyens et des modalités de travail. Notre rapport au travail a donc changé ces dernières années, le numérique l’a fait basculer mais n’est pas le seul en cause. 

LVSL – Vous montrez dans votre livre qu’en faisant entrer Zoom et partant, tous les outils de télégestion numérique, dans le quotidien des travailleurs, la crise sanitaire a eu pour conséquence la dégradation des conditions de travail, y compris pour des professions supérieures comme les cadres. Peut-on dire que ces outils numériques dégradent le travail, voire nuisent à la productivité des travailleurs ? 

H.G. – Le télétravail ne dégrade pas la productivité, c’est même plutôt l’inverse. Le télétravail a permis aux professions supérieures de retrouver un espace de productivité qu’ils n’avaient pas réellement acquis dans la période précédente. Auparavant il fallait prendre une après-midi pour aller à une réunion. Désormais, il est possible d’enchaîner plusieurs réunions dans la journée. Et entre temps, vous avez du temps disponible pour travailler sur vos dossiers. Les réunions ne sont pas plus productives qu’avant, mais la productivité personnelle a, elle, explosé. 

C’est quelque chose que l’on voit depuis très longtemps dans le télétravail. Les chiffres montrent que les employés en télétravail – des cadres supérieurs la plupart du temps – ont une bien meilleure productivité que lorsqu’ils sont en présentiel. Le rapport à la productivité est donc un peu plus complexe. 

Reste que les outils numériques transforment la production et les manières de produire. La fragmentation et l’intensification sont les deux caractéristiques essentielles de la nouvelle division du travail numérique. Des micro-tâches de reporting apparaissent, qui consistent à découper le travail pour le confier aux uns et aux autres. Derrière les indicateurs de performance ainsi élaborés, vous êtes amenés à contrôler et à faire plus de choses. Le télétravail ou le travail avec les outils numériques démultiplie les tâches que l’on vous confie. Il y a donc une tension entre le gain apparent d’autonomie offert par ces outils et la réalité d’un travail toujours plus intensif en termes de micro-injonctions. 

LVSL – On a souvent tendance à penser que cette nouvelle culture de la visio permanente impose de nouvelles techniques de management. Qu’en est-il selon vous ? 

H. G. – Le management aujourd’hui y répond mal. Il se contente de la manière dont il sait faire, c’est-à-dire par du contrôle, de la surveillance et des process supplémentaires. C’est quelque chose qui est en contradiction avec ce que permettent ces outils, qui devraient normalement offrir une forme d’autonomie des cadres en leur permettant de mieux gérer leur charge de travail.

Le problème de Zoom, c’est qu’il a été vécu pour beaucoup d’entreprises comme très contraignant à utiliser. La plupart des outils ont servi à surveiller les salariés, notamment en les convoquant sans arrêt à des réunions pour vérifier qu’ils étaient bien à leur poste. Les cadres dirigeants des entreprises ont eu beaucoup de mal à répondre à la demande formulée par les salariés d’intégrer par ces outils plus d’autonomie dans le travail, parce qu’historiquement le discours managérial était plutôt opposé au télétravail. L’entreprise a toujours vu cela d’une manière assez négative. 

C’est quelque chose qui a changé sous la contrainte, lorsqu’on est monté à plus de dix millions de télétravailleurs au pire moment de la pandémie. Il y a eu d’un coup un appel d’air et le distanciel devient aujourd’hui un enjeu économique majeur pour les gestionnaires. La surveillance renforcée introduite avec ces nouveaux instruments va à l’encontre de l’autonomie et nous place face au risque de voir émerger un jour des outils d’évaluation et de surveillance en temps réel des attitudes émotionnelles des salariés, à travers la reconnaissance faciale notamment, à côté des outils déjà mis en place de monitoring de l’activité sur les documents ou les environnements de travail numériques.

« Ce que l’entreprise se met à scruter dans les réunions Zoom, c’est davantage que vos comportements, la manière dont vous représentez vos émotions, la manière dont vous parlez, la manière dont vos yeux regardent l’interlocuteur, les expressions du visage. »

Ce qui peut en partie expliquer cette montée de la surveillance c’est qu’au cœur de la crise sont montés sur ces outils de télétravail des gens qui n’en avaient pas la maîtrise, voire s’y trouvaient mis en défaut professionnellement, du dirigeant âgé à certains collaborateurs mal dégourdis avec l’outil informatique. Ou encore un certain nombre de professions intermédiaires, dont le travail, plus difficilement visible au quotidien pouvait laisser planer le doute d’une désertion. Alors qu’on pensait initialement accompagner le mouvement initié par le covid et donner plus d’autonomie aux employés, la réaction a finalement été de se dire qu’il fallait encore plus surveiller.

Cette panique vient donc en partie de l’élargissement des personnes concernées par le télétravail mais ce phénomène s’est depuis complètement refermé. Dans ces outils-là, vous n’avez plus que des cadres et des professions intellectuelles supérieures. Le problème est qu’il reste aussi des jeunes cadres, des gens qui ne sont pas tout à fait cadres et qu’il faut encadrer à distance. D’où la persistance de la surveillance via ces outils. 

Ces outils devraient servir à élargir l’autonomie de ceux qui ne sont pas cadres ou de ceux qui ne le sont pas encore. Autrement dit, permettre une prise de distance avec l’environnement de travail, qui garantirait aux travailleurs un nouveau rapport de force avec le management traditionnel. Ce n’est malheureusement pas encore ce que l’on observe. C’est cette tension qui devient un peu problématique. Est-ce que les outils vont se refermer dans une forme de contrôle absolu ou au contraire s’ouvrir, les dirigeants se convaincant que le plus important est que les salariés se sentent autonomes dans leur travail, qu’ils puissent le gérer comme ils le veulent ? C’est cette tension-là qui est en question dans la situation actuelle d’entre-deux.

Je suis assez pessimiste parce que je vois bien que les entreprises, vis-à-vis de ce type d’outils, ont plutôt tendance à refermer les possibles et à contrôler plus qu’autre chose. Ces outils ne font pour l’instant qu’accentuer encore le fonctionnement traditionnel du management dans ces entreprises. Pour certaines, le fonctionnement était assez libre et ouvert et il l’est resté. Pour la plupart, le caporalisme l’a emporté et ces outils sont restés aussi top down, aussi contraignants que l’entreprise elle-même. 

LVSL – Vous citez Laine Nooney qui dans un article intitulé « How the personal computer broke the human body » écrit que « Zoom n’est que la continuation d’une longue histoire de douleurs que l’ordinateur a infligé aux corps humains ».  Quelles sont selon vous les nouvelles formes de souffrance au travail liées à la numérisation des modes de production ? 

H.G. – L’introduction des outils numérique a depuis très longtemps induit des comportements et des modalités très variées de déplacement des corps dans le temps et dans l’espace. Dans les entrepôts et bâtiments de logistique par exemple, les employés portent soit des casques à commande vocale, soit des bippers. Le travailleur du XXIe siècle est de manière générale de plus en plus suivi par ces outils qui lui imposent une forme d’intensification du travail. Il faut faire ce que la machine vous dit de faire. Telle est la première contrainte qui s’applique sur les corps. Dans le télétravail, cette contrainte s’ajoute à d’autres, plus triviales. Celle par exemple d’être assis, d’être à distance, etc. Ce qui ne manque pas de s’accompagner de nombreuses pathologies de la sédentarité. 

Mais ces outils ne s’emparent par seulement des corps, ils convoquent également un « travail émotionnel » portant sur la manière dont vous vous comportez et dont vous vous présentez. Zoom est un outil vidéo. Ce que l’on voit, ce sont des visages. Ce que l’entreprise se met à scruter dans les réunions Zoom, c’est davantage que vos comportements, la manière dont vous représentez vos émotions, la manière dont vous parlez, la manière dont vos yeux regardent l’interlocuteur, les expressions du visage. Jadis, le taylorisme contrôlait les mouvements productifs des salariés et les cadences dans l’entreprise. Désormais ce sont les visages, les postures et les expressions émotionnelles qui sont surveillés.

Cette question de la gestion des émotions au travail et du travail de la présentation de soi a été explorée par tout un champ universitaire, notamment par Arlie Hochschild. Ce qui nous est demandé dans ces outils, c’est d’être souriant, d’être poli, de poser des questions convenablement… Ce qui transforme aussi les rapports sociaux. Aujourd’hui plus personne ne s’énerve dans une téléréunion alors que c’était monnaie courante dans des réunions en présentiel. Il y a donc bien une nouvelle discipline du corps et des expressions qui est ici engendrée par ce nouveau milieu sociotechnique. 

LVSL – Qu’en est-il des outils qui n’en passent pas par la vidéo, de type Telegram ou Slack ? Ne mobilisent-ils pas pareillement un travail émotionnel ? 

H.G. – Dans les messageries de type Telegram et Slack qui se sont généralisées pendant le covid, il faut pouvoir gérer des conversations multiples avec des émojis, c’est-à-dire avec des symboles qui peuvent être mal interprétés étant donné qu’à distance, il y a toujours une forme d’opacité des intentions. Il en va de même qu’avec les perceptions sensorielles liées à la vidéo où peuvent se loger des signaux non-verbaux difficilement lisibles. Cela peut être des expressions du visage dont il semble qu’elles veulent dire quelque chose alors qu’elles signifient parfois le contraire de ce que l’on y voit, faute d’une bonne connexion.

« La montée des contenus et des applications vidéo qui vont des plateformes comme Youtube, aux plateformes de consommation de divertissement quasi-instantané comme TikTok montrent bien que la racine du rapport social à internet est encore et toujours l’audiovisuel. »

De même, les expressions écrites des messageries et les mails déclenchent souvent de petites guerres ou des incompréhensions très fortes dont la responsabilité incombe à la distance induite par ce nouveau cadre de travail. Ces outils impliquent donc de la part de leurs utilisateurs de faire des efforts supplémentaires pour expliciter leurs intentions. 

LVSL – Vous expliquez dans votre livre que les logiciels de visioconférence modernes ressemblent plus au paradigme de la télévision que du navigateur web et vous explicitez la logique « d’inter-passivité » qui constitue selon vous la sociabilité et la communication propre à ces outils. Peut-on dire qu’à la suite de la télévision et d’Internet, l’ère de Zoom constitue un changement de paradigme dans notre rapport social à l’information et à la communication ? 

H.G. – Le changement de paradigme s’est fait avec Internet. Nous sommes passés d’une promesse d’un internet coopératif, collaboratif très fort avec, dès le début, des systèmes dans lesquels il était possible de travailler ensemble comme les wikis, à un internet marchand et individualiste. Aujourd’hui, ce qui se transforme vraiment, c’est le côté télévisuel de l’internet. Zoom le montre bien. La montée des contenus et des applications vidéo qui vont des plateformes comme Youtube, aux plateformes de consommation de divertissement quasi-instantané comme TikTok montrent bien que la racine du rapport social à internet est encore et toujours l’audiovisuel.

On voit une transformation de ce web des pionniers avec la promesse d’une démocratisation qui n’a pas eu lieu, tant la complexité des infrastructures et des langages cachés par le web sémantique et ses avatars contemporains recouvre encore inexorablement le problème de l’illectronisme massif auxquelles nos sociétés sont aujourd’hui confrontées, jusque dans nos élites dirigeantes. 

Aujourd’hui, nous tombons dans une sorte « d’internet-télévision » dans lequel tout est fait par vidéo, ce qui nécessite des formes de compétences qui ne sont pas très partagées socialement. Tant en termes de savoir-faire matériels que de savoir-être posturaux, scéniques. 

Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 
Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 

C’est cet internet-là qui prend aujourd’hui le pas. La conséquence, c’est cette « inter-passivité » qui impose à tout le monde d’être passif à l’égard des normes de production de ce qui est consommé, c’est-à-dire, ici, regardé et écouté. Zoom par exemple est un outil qui sert davantage à écouter les autres qu’à réellement prendre la parole. Nous utilisons ces outils sans mobiliser les mécanismes de friction, de critique, de questionnement, de compréhension, qui sont pourtant nécessaires. 

Nous regardons notre fil TikTok, mais nous n’y agissons pas réellement. De même avec Zoom, nous pouvons être en plusieurs endroits à la fois, sans pour autant être impliqué véritablement nulle part. Comme dans le modèle de la télévision, cela renforce le pouvoir de celui qui a la main sur l’éditorialisation. Celui qui peut couper le micro, distribuer la parole, etc. Ces outils sont très top down, très classiques. Ils donnent le pouvoir à celui qui l’administre. On peut vous couper la parole, on peut vous exclure très facilement. Il y a peut-être encore moins qu’avant la possibilité d’une contestation et de réactions.

La promesse du Web 2.0 et de la démocratisation des outils numériques tels que l’ordinateur personnel et le smartphone reposait sur un transfert de responsabilité des éditeurs vers les consommateurs, par rapport à la télévision, c’était l’usager qui allait « composer librement » sa grille de programmes culturels. Le retour en force de la verticalité cachée derrière l’apparence faussement naïve des contenus des plateformes de divertissement et des nouveaux instruments du management informatique, constitue une forme de retour du refoulé de la verticalité sociale au cœur du monde numérique actuel.

LVSL – La volonté de dire qu’on ne peut pas tout faire porter sur le numérique est très présente dans votre livre. Sans dire que la technique est neutre, il faut reconnaître qu’il lui préexiste une certaine philosophie dégradée du travail qui est d’abord à analyser et c’est peut-être la focale que doit prendre la pensée critique aujourd’hui. 

H. G. – Oui, il est certain qu’il faut autant analyser l’impact de ces outils, ce qui les caractérise et ce qui les renforce mais les outils ne sont pas hors du monde. Le travail se dégrade depuis plusieurs années. Ces outils y participent également mais ils ne sont pas premiers non plus. La première cause de dégradation du travail, c’est la législation, pas les outils. Si la législation était bien plus forte, les outils pourraient être un peu plus libérateurs.

C’est typique de notre société du « laisser-faire » ultra-libéral : les accords de télétravail dans les entreprises sont très peu contraignants pour les employeurs et restent dans une logique d’individualisation des conditions de travail, pour éviter de raisonner en termes de droits collectifs des travailleurs. Quelques règles ont été définies à droite et à gauche, des règles de remboursement ou des frais qui sont pris en charge. Souvent assez mal et très faiblement. La plupart du temps, ce sont des choses qui se discutent d’une manière très individuelle. Le fait de pouvoir être à deux ou trois jours en distanciel ne dépend pas de ce que vous faites mais de qui vous êtes dans la structure. 

LVSL – Zoom s’est aujourd’hui fait rattraper par Teams qui a pris le monopole sur les outils de télétravail et qui offre des méthodes de plus en plus subtiles de surveillance du temps de travail et d’encadrement des tâches. Ces outils ne sont-ils pas aussi le signe d’un capitalisme de la donnée avec une contractualisation double du travailleur, avec son employeur, mais aussi avec ces solutions américaines qui revalorisent ces données pour leur propre compte ? 

H. G. – Zoom n’est pas un GAFAM mais effectivement Teams appartient à Microsoft et est devenu leader du marché bien devant Zoom. Zoom est une entreprise valorisée à plus de 116 milliards de dollars. Ce n’est pas autant que les plus gros, mais cela lui donne un confort sans précédent et cela lui permet de fonctionner comme bien des plus gros avec des équipes dédiées à l’évolution du logiciel. On est donc dans cette logique-là, bien que les niveaux stratosphériques de valorisation entre les uns et les autres soient encore discriminants pour les nouveaux acteurs, la tendance à la concentration monopolistique reste néanmoins l’horizon existentiel de ce secteur.

Dans Slack, comme dans Microsoft Teams ou Zoom, les données appartiennent à la fois aux entreprises, à l’administrateur de la session mais aussi à l’entreprise qui loue le service. Donc cette dernière peut également exploiter les données et c’est comme ça qu’ils essayent de faire l’avenir de leurs outils. C’est en exploitant ces données qu’ils vont créer de nouvelles fonctionnalités, créer de nouvelles formes de dépendances, de contrôle ou de surveillance et eux-mêmes pouvoir revendre les données à d’autres acteurs.

Ce sont donc bien des outils numériques dont le but, comme les autres, est de renforcer la productivité, de créer de l’efficacité par tous les moyens possibles, tout en récoltant au passage les données les plus précises possibles sur les comportements des utilisateurs. Avec bien évidemment des effets de bord qui sont l’exploitation de ces données par les acteurs ou entreprises qui peuvent fermer des canaux Slack ou contrôler les canaux dits privés dans ces outils. Leur modèle vise à créer en effet, une dépendance au sentier caractéristique de leur visée monopolistique.

LVSL – Pour Norbert Elias, la curialisation des guerriers transforme le comportement corporel et psychologique, en passant d’une logique de force à une logique de séduction courtisane, pour s’affirmer à la cour. L’outil technique lié à ce phénomène historique était selon Elias l’invention des couverts modernes. Il explique ainsi que dès qu’il y a une transformation technique qui agit sur les corps, même le trottoir dans l’espace urbain, l’énergie nerveuse est contrainte, puis déplacée vers de nouveaux horizons d’investissement individuels, déterminés par la culture et les normes socio-politiques dominantes. Mais ce processus d’euphémisation progressive de la violence au cours de l’histoire ne détruit pas l’énergie qui est ainsi remodelée. De nouveaux modèles d’agressivité correspondent ainsi aux nouveaux paradigmes sociotechniques. Ici, cette violence, où se retrouve-t-elle lorsqu’elle est euphémisée par les émojis, par les messageries ou par Zoom ? 

H. G. – Cette énergie se retrouve dans la dégradation des conditions de travail, dans des tensions, dans un rapport au travail qui se distend de plus en plus. Les outils numériques ne sont pas les seuls à distendre ce rapport au travail, c’est une continuité d’action de toute la sphère politico-sociale qui produit ces transformations. Le fait qu’il y a de moins en moins de justice au travail, avec des rapports qui sont davantage caporalistes et autoritaires font que cette violence structurelle de l’exploitation économique se transforme jusqu’à un stade qui suppose moins d’implication des individus dans le travail. Nous l’avons vu avec la grande démission qui a touché aussi bien les cadres que les professions intermédiaires.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 

En réalité, derrière les titres racoleurs, il n’y a pas une moindre implication au travail mais le sentiment d’un travail dégradé et très individualisé. Le collectif disparaît au profit de personnes qui sont convoquées les unes avec les autres et qui doivent faire sens commun, sans que la société, l’État ou les entreprises ne leur en donnent véritablement les moyens, faute d’une véritable vision commune des enjeux.

Le boom des outils de partage, de mise en commun, de travail en commun n’est que le symptôme d’une incapacité des classes dirigeantes à produire une interprétation moderne et juste de la division sociale du travail dans la période actuelle. Ce sont les individus qui sont convoqués au travail et non pas réellement les groupes, ce qui se fait au détriment de la coopération et de la collaboration réelles. Ces outils s’intègrent par ailleurs dans des process qui sont eux-mêmes individualisants : les primes, les tâches, les jours de télétravail sont individualisés. Où est le collectif ? Où est la socialisation ? C’est cela qui se délite dans ces outils. On peut donc dire qu’ils sont le témoignage d’un individualisme triomphant, dans une époque qui appelle au contraire un retour des cadres collectifs et du partage.

Internet : une si longue dépossession (2/2)

À l’occasion de la sortie du livre du théoricien critique Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for the future (Verso, 14 juin 2022), le journaliste spécialiste des conséquences politiques du numérique Hubert Guillaud nous propose de mieux comprendre les enjeux de la privatisation de nos biens sociaux (espaces de communications, services publics, industries…) par la numérisation à l’américaine et d’en retracer le fil historique. Un texte essentiel pour se repérer dans les grands enjeux contemporains d’internet (centralisation, décentralisation, articulation des différents réseaux et des différentes échelles, gouvernance privée versus gouvernance publique et intervention des citoyens dans ces transformations). (Partie 2/2)

Coincés dans les plateformes

Les années 90 sont les années du web. En 1995, l’internet ne ressemble plus tout à fait à un réseau de recherche. Avec 45 millions d’utilisateurs et 23 500 sites web, l’internet commence à se transformer. Chez Microsoft, Bill Gates annonce qu’internet sera leur priorité numéro un. Jeff Bezos lance Amazon. Pierre Omidyar AuctionWeb, qui deviendra eBay. C’est le début des grandes entreprises de l’internet, de celles qui deviendront des « plateformes », un terme qui mystifie plus qu’il n’éclaircit, qui permet de projeter sur la souveraineté qu’elles conquièrent une aura d’ouverture et de neutralité, quand elles ne font qu’ordonner et régir nos espaces digitaux. Si la privatisation d’internet a commencé par les fondements, les tuyaux, au mitan des années 90, cette phase est terminée. « La prochaine étape consistera à maximiser les profits dans les étages supérieurs, dans la couche applicative, là où les utilisateurs utilisent l’internet ». C’est le début de la bulle internet jusqu’à son implosion. 

eBay a survécu au crash des années 2000 parce qu’elle était l’une des rares exceptions aux startups d’alors. eBay avait un business model et est devenu très rapidement profitable. eBay a aussi ouvert un modèle : l’entreprise n’a pas seulement offert un espace à l’activité de ses utilisateurs, son espace a été constitué par eux, en les impliquant dans son développement, selon les principes de ce qu’on appellera ensuite le web 2.0. La valeur technique de l’internet a toujours été ailleurs. Sociale plus que technique, estime Tarnoff (pour ma part, je pense que ce n’est pas si clair, l’industrialisation inédite qui s’est construite avec le numérique, n’est pas uniquement sociale, elle me semble surtout économique et politique). 

En 1971, quand Ray Tomlinson invente le mail, celui-ci devient très rapidement très populaire et représente très vite l’essentiel du trafic du premier réseau. L’e-mail a humanisé le réseau. Les échanges avec les autres sont rapidement devenu l’attraction principale. Avec eBay, Omidyar va réussir à refondre sa communauté en marché. Le succès des plateformes du web 2.0 va consister à «fusionner les relations sociales aux relations de marché », par trois leviers : la position d’intermédiaire (entre acheteurs et vendeurs), la souveraineté (la plateforme façonne les interactions, écrits les règles, fonctionne comme un législateur et un architecte) et bien sûr les effets réseaux (plus les gens utilisent, plus l’espace prend de la valeur). La couche applicative de l’internet va ainsi se transformer en vastes centres commerciaux : des environnements clos, qui vont tirer leurs revenus à la fois de la rente que procurent ces espaces pour ceux qui veulent en bénéficier et de la revente de données le plus souvent sous forme publicitaire (mais pas seulement). La collecte et l’analyse de données vont d’ailleurs très vite devenir la fonction primaire de ces « centres commerciaux en ligne »« La donnée a propulsé la réorganisation de l’internet », à l’image de Google qui l’a utilisé pour améliorer son moteur, puis pour vendre de la publicité, lui permettant de devenir, dès 2002, profitable. C’est la logique même du Capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff. Une logique qui préexistait aux entreprises de l’internet, comme le raconte le pionnier des études sur la surveillance, Oscar H. Gandy, dans ses études sur les médias de masse, les banques ou les compagnies d’assurances, mais qui va, avec la circulation des données, élargir la surface de sa surveillance. 

« Quand le capitalisme transforme quelque chose, il tend à ajouter plus de machinerie »

Malgré toutes ses faiblesses (vous atteignez surtout les catégories produites par les systèmes que la réalité des gens, c’est-à-dire la manière dont le système caractérise les usagers, même si ces caractères se révèlent souvent faux parce que calculés), la surveillance des utilisateurs pour leur livrer de la publicité ciblée va construire les principaux empires des Gafams que nous connaissons encore aujourd’hui. Si la publicité joue un rôle essentiel dans la privatisation, les  «Empires élastiques » des Gafams, comme les appels Tarnoff, ne vont pas seulement utiliser l’analyse de données pour vendre des biens et de la publicité, ils vont aussi l’utiliser pour créer des places de marché pour les moyens de production, c’est-à-dire produire du logiciel pour l’internet commercial. 

« Quand le capitalisme transforme quelque chose, il tend à ajouter plus de machinerie », rappelle Tarnoff avec les accents de Pièces et Main d’œuvre. Avec les applications, les pages internet sont devenues plus dynamiques et complexes, « conçues pour saisir l’attention des utilisateurs, stimuler leur engagement, liées pour élaborer des systèmes souterrains de collecte et d’analyse des données »« Les centres commerciaux en ligne sont devenus les lieux d’un calcul intensif. Comme le capitalisme a transformé l’atelier en usine, la transformation capitaliste d’internet a produit ses propres usines », qu’on désigne sous le terme de cloud, pour mieux obscurcir leur caractère profondément industriel. Ces ordinateurs utilisés par d’autres ordinateurs, rappellent l’enjeu des origines du réseau : étendre le calcul et les capacités de calcul. Tarnoff raconte ainsi la naissance, dès 2004, de l’Elastic Compute Cloud (EC2) d’Amazon par Chris Pinkham et Christopher Brown, partis en Afrique du Sud pour rationaliser les entrailles numériques de la machine Amazon qui commençait à souffrir des limites de l’accumulation de ses couches logicielles. EC2 lancé en 2006 (devenu depuis Amazon Web Services, AWS, l’offre d’informatique en nuage), va permettre de vendre des capacités informatiques et d’analyse mesurées et adaptables. Le cloud d’Amazon va permettre d’apporter un ensemble d’outils à l’industrialisation numérique, de pousser plus loin encore la privatisation. Le Big Data puis les avancées de l’apprentissage automatisé (l’intelligence artificielle) dans les années 2010 vont continuer ces accélérations industrielles. La collecte et le traitement des données vont devenir partout un impératif

La tech est désormais le dernier archipel de super-profit dans un océan de stagnation. Pire, la privatisation jusqu’aux couches les plus hautes d’internet, a programmé la motivation du profit dans tous les recoins du réseau.

Dans le même temps, les utilisateurs ont conquis un internet devenu mobile. L’ordinateur devenant smartphone n’est plus seulement la machine à tout faire, c’est la machine qui est désormais partout, s’intégrant non seulement en ligne, mais jusqu’à nos espaces physiques, déployant un contrôle logiciel jusque dans nos vies réelles, à l’image d’Uber et de son management algorithmique. L’industrialisation numérique s’est ainsi étendue jusqu’à la coordination des forces de travail, dont la profitabilité a été accrue par la libéralisation du marché du travail. La contractualisation des travailleurs n’a été qu’une brèche supplémentaire dans la gestion algorithmique introduite par le déploiement sans fin de l’industrie numérique, permettant désormais de gérer les tensions sur les marchés du travail, localement comme globalement. La force de travail est elle-même gérée en nuage, à la demande. Nous voilà dans le Human Cloud que décrit Gavin Mueller dans Breaking things at Work ou David Weil dans The Fissured Workplace

Coincés dans les profits !

Les biens réelles abstractions de ces empires élastiques ont enfin été rendues possibles par la financiarisation sans précédent de cette nouvelle industrie. Tout l’enjeu de la privatisation d’internet, à tous les niveaux de la pile, demeure le profit, répète Tarnoff. La financiarisation de l’économie depuis les années 70 a elle aussi profité de cette industrialisation numérique… Reste que la maximisation des profits des empires élastiques semble ne plus suffire. Désormais, les entreprises de la tech sont devenues des véhicules pour la pure spéculation. La tech est l’un des rares centres de profit qui demeure dans des économies largement en berne. La tech est désormais le dernier archipel de super-profit dans un océan de stagnation. Pire, la privatisation jusqu’aux couches les plus hautes d’internet, a programmé la motivation du profit dans tous les recoins du réseau. De Comcast (fournisseur d’accès), à Facebook jusqu’à Uber, l’objectif est resté de faire de l’argent, même si cela se fait de manière très différente, ce qui implique des conséquences sociales très différentes également. Les fournisseurs d’accès vendent des accès à l’internet, au bénéfice des investisseurs et au détriment des infrastructures et de l’égalité d’accès. Dans les centres commerciaux en ligne comme Facebook, on vend la monétisation de l’activité des utilisateurs ainsi que l’appareillage techno-politique qui va avec… Dans Uber ou les plateformes du digital labor, on vend le travail lui-même au moins disant découpé en microtranches et micro-tâches… Mais tous ces éléments n’auraient pas été possibles hors d’internet. C’est la promesse d’innovation technologique qui persuade les autorités de permettre à ces entreprises à déroger aux règles communes, qui persuade les investisseurs qu’ils vont réaliser une martingale mirifique. Mais dans le fond, toutes restent des machines non démocratiques et des machines à produire des inégalités. Toutes redistribuent les risques de la même façon : « ils les poussent vers le bas, vers les plus faibles » (les utilisateurs comme les travailleurs) « et les répandent autour d’eux. Ils tirent les récompenses vers le haut et les concentrent en de moins en moins de mains »

Pourtant, rappelle Tarnoff, l’action collective a été le meilleur moyen pour réduire les risques, à l’image des régulations qu’ont obtenues dans le passé les chauffeurs de taxis… jusqu’à ce qu’Uber paupérise tout le monde. L’existence des chauffeurs est devenue plus précaire à mesure que la valorisation de l’entreprise s’est envolée. Le risque à terme est que la machine néolibérale programmée jusqu’au cœur même des systèmes, ubérise tout ce qui reste à ubériser, de l’agriculture à la santé, des services public à l’école jusqu’au développement logiciel lui-même. 

Pourtant, les centres commerciaux en ligne sont très gourmands en travail. Tous ont recours à une vaste force de travail invisible pour développer leurs logiciels, les maintenir, opérer les centres de données, labéliser les données… La sociologue Tressie McMillan Cottom parle d’« inclusion prédatrice » pour qualifier la dynamique de l’économie politique d’internet. C’est une logique, une organisation et une technique qui consiste à inclure les marginalisés selon des logiques extractives. C’est ce que montrait Safiya Umoja Noble dans Algorithms of oppression : les « filles noires » que l’on trouve dans une requête sur Google sont celles des sites pornos, les propositions publicitaires qui vous sont faites ne sont pas les mêmes selon votre niveau de revenu ou votre couleur de peau. Les plus exclus sont inclus, mais à la condition qu’ils absorbent les risques et renoncent aux moindres récompenses. L’oppression et les discriminations des espaces en ligne sont désormais le fait d’une boucle de rétroaction algorithmique qui ressasse nos stéréotypes pour ne plus s’en extraire, enfermant chacun dans les catégories que spécifie la machine. Nous sommes désormais pris dans une intrication, un enchevêtrement d’effets, d’amplification, de polarisation, dont nous ne savons plus comment sortir. 

« L’exploitation des travailleurs à la tâche, le renforcement des oppressions sexistes ou racistes en ligne, l’amplification de la propagande d’extrême-droite… aucun de ces dommages sociaux n’existeraient s’ils n’étaient pas avant tout profitables. » 

Les inégalités restent cependant inséparables de la poursuite du profit pour le profit. La tech est devenuel’équivalent de l’industrie du Téflon. Pour l’instant, les critiques sont mises en quarantaine, limitées au monde de la recherche, à quelques activistes, à quelques médias indépendants. Le techlash a bien entrouvert combien la tech n’avait pas beaucoup de morale, ça n’empêche pas les scandales des brèches de données de succéder aux scandales des traitements iniques. Réformer l’internet pour l’instant consiste d’un côté à écrire de nouvelles réglementations pour limiter le pouvoir de ces monopoles. C’est le propos des New Brandeisians (faisant référence à l’avocat américain Louis Brandeis, grand réformateur américain) qui veulent rendre les marchés plus compétitifs en réduisant les monopoles des Gafams. Ces faiseurs de lois ont raison : les centres commerciaux en ligne ne sont pas assez régulés ! Reste qu’ils souhaitent toujours un internet régi par le marché, plus compétitif que concentré. Pourtant, comme le souligne Nick Srnicek, l’auteur deCapitalisme de plateforme, c’est la compétition, plus que la taille, qui nécessite toujours plus de données, de traitements, de profits… 

Pour Tarnoff, il y a une autre stratégie : la déprivatisation. « Que les marchés soient plus régulés ou plus compétitifs ne touchera pas le problème le plus profond qui est le marché lui-même. Les centres commerciaux en ligne sont conçus pour faire du profit et faire du profit est ce qui construit des machines à inégalités ».« L’exploitation des travailleurs à la tâche, le renforcement des oppressions sexistes ou racistes en ligne, l’amplification de la propagande d’extrême-droite… aucun de ces dommages sociaux n’existeraient s’ils n’étaient pas avant tout profitables. » Certes, on peut chercher à atténuer ces effets… Mais le risque est que nous soyons en train de faire comme nous l’avons fait avec l’industrie fossile, où les producteurs de charbon se mettent à la capture du CO2 plutôt que d’arrêter d’en brûler ! Pour Tarnoff, seule la déprivatisation ouvre la porte à un autre internet, tout comme les mouvements abolitionnistes et pour les droits civiques ont changé la donne en adressant finalement le coeur du problème et pas seulement ses effets (comme aujourd’hui, les mouvements pour l’abolition de la police ou de la prison).

Mais cette déprivatisation, pour l’instant, nous ne savons même pas à quoi elle ressemble. Nous commençons à savoir ce qu’il advient après la fermeture des centres commerciaux (les Etats-Unis en ont fermé beaucoup) : ils sont envahis par les oiseaux et les mauvaises herbes ! Sur l’internet, bien souvent, les noms de domaines abandonnés sont valorisés par des usines à spam ! Si nous savons que les réseaux communautaires peuvent supplanter les réseaux privés en bas de couche technologique, nous avons peu d’expérience des alternatives qui peuvent se construire en haut des couches réseaux. 

Nous avons besoin d’expérimenter l’alternet !

Nous avons besoin d’expérimenter. L’enjeu, n’est pas de remplacer chaque centre commercial en ligne par son équivalent déprivatisé, comme de remplacer FB ou Twitter par leur clone placé sous contrôle public ou coopératif et attendre des résultats différents. Cela nécessite aussi des architectures différentes. Cela nécessite d’assembler des constellations de stratégies et d’institutions alternatives, comme le dit Angela Davisquand elle s’oppose à la prison et à la police. Pour Tarnoff, nous avons besoin de construire une constellation d’alternatives. Nous devons arrêter de croire que la technologie doit être apportée aux gens, plutôt que quelque chose que nous devons faire ensemble.

Comme le dit Ethan Zuckerman dans sa vibrante défense d’infrastructures publiques numériques, ces alternatives doivent être plurielles dans leurs formes comme dans leurs buts, comme nous avons des salles de sports, des bibliothèques ou des églises pour construire l’espace public dans sa diversité. Nous avons besoin d’une décentralisation, non seulement pour combattre la concentration, mais aussi pour élargir la diversité et plus encore pour rendre possible d’innombrables niveaux de participation et donc d’innombrables degrés de démocratie. Comme Zuckerman ou Michael Kwet qui milite pour un « socialisme numérique »  avant lui, Tarnoff évoque les logiciels libres, open source, les instances distribuées, l’interopérabilité…, comme autant de leviers à cet alternumérisme. Il évoque aussi une programmation publique, un cloud public comme nous avons finalement des médias publics ou des bibliothèques. On pourrait même imaginer, à défaut de construire des capacités souveraines, d’exiger d’Amazon de donner une portion de ses capacités de traitements, à défaut de les nationaliser. Nous avons besoin d’un secteur déprivatisé plus gros, plus fort, plus puissant. 

C’est oublier pourtant que ces idées (nationaliser l’internet ou Google hier, AWS demain…) ont déjà été émises et oubliées. Déconsidérées en tout cas. Tarnoff oublie un peu de se demander pourquoi elles n’ont pas été mises en œuvre, pourquoi elles n’ont pas accroché. Qu’est-ce qui manque au changement pour qu’il ait lieu ?, semble la question rarement posée. Pour ma part, pourtant, il me semble que ce qui a fait la différence entre l’essor phénoménal de l’internet marchand et la marginalité des alternatives, c’est assurément l’argent. Même si on peut se réjouir de la naissance de quelques coopératives, à l’image de Up&Go, CoopCycle ou nombre de plateformes coopératives, les niveaux d’investissements des uns ne sont pas les niveaux d’investissements des autres. Le recul des politiques publiques à investir dans des infrastructures publiques, on le voit, tient bien plus d’une déprise que d’une renaissance. Bien sûr, on peut, avec lui, espérer que les données soient gérées collectivement, par ceux qui les produisent. Qu’elles demeurent au plus près des usagers et de ceux qui les coproduisent avec eux, comme le prônent les principes du féminisme de donnéeset que défendent nombre de collectifs politisés (à l’image d’InterHop), s’opposant à une fluidification des données sans limites où l’ouverture sert bien trop ceux qui ont les moyens d’en tirer parti, et plus encore, profite à ceux qui veulent les exploiter pour y puiser de nouveaux gains d’efficacité dans des systèmes produits pour aller à l’encontre des gens. Pour démocratiser la conception et le développement des technologies, il faut créer des processus participatifs puissants, embarqués et embarquants. « Rien pour nous sans nous », disent les associations de handicapés, reprises par le mouvement du Design Justice.

« Écrire un nouveau logiciel est relativement simple. Créer des alternatives soutenables et capables de passer à l’échelle est bien plus difficile », conclut Tarnoff. L’histoire nous apprend que les Télécoms ont mené d’intenses campagnes pour limiter le pouvoir des réseaux communautaires, comme le pointait à son tour Cory Doctorow, en soulignant que, du recul de la neutralité du net à l’interdiction des réseaux haut débit municipaux aux US (oui, tous les Etats ne les autorisent pas, du fait de l’intense lobbying des fournisseurs d’accès privés !), les oppositions comme les régulateurs trop faibles se font dévorer par les marchés ! Et il y a fort à parier que les grands acteurs de l’internet mènent le même type de campagne à l’encontre de tout ce qui pourra les déstabiliser demain. Mais ne nous y trompons pas, souligne Tarnoff, l’offensive à venir n’est pas technique, elle est politique !

« Pour reconstruire l’internet, nous allons devoir reconstruire tout le reste ». Et de rappeler que les Ludditesn’ont pas tant chercher à mener un combat d’arrière garde que d’utiliser leurs valeurs pour construire une modernité différente. Le fait qu’ils n’y soient pas parvenus doit nous inquiéter. La déprivatisation à venir doit être tout aussi inventive que l’a été la privatisation à laquelle nous avons assisté. Nous avons besoin d’un monde où les marchés comptent moins, sont moins présents qu’ils ne sont… Et ils sont certainement encore plus pesants et plus puissants avec le net que sans !

***

Tarnoff nous invite à nous défaire de la privatisation comme d’une solution alors qu’elle tient du principal problème auquel nous sommes confrontés. Derrière toute privatisation, il y a bien une priva(tisa)tion, quelque chose qui nous est enlevé, dont l’accès et l’enjeu nous est soufflé, retranché, dénié. Derrière l’industrialisation numérique, il y a une privatisation massive rappelions-nous il y a peu. Dans le numérique public même, aux mains des cabinets de conseils, l’État est plus minimal que jamais ! Même aux États-Unis, où l’État est encore plus croupion, les grandes agences vendent l’internet public à des services privés qui renforcentl’automatisation des inégalités

Malgré la qualité de la synthèse que livre Ben Tarnoff dans son essai, nous semblons au final tourner en rond. Sans investissements massifs et orientés vers le bien public plutôt que le profit, sans projets radicaux et leurs constellations d’alternatives, nous ne construirons ni l’internet de demain, ni un monde, et encore moins un monde capable d’affronter les ravages climatiques et les dissolutions sociales à venir. L’enjeu désormais semble bien plus de parvenir à récupérer les milliards accaparés par quelques-uns qu’autre chose ! Si nous avons certes besoin de constellations d’alternatives, il nous faut aussi saisir que ces constellations d’alternatives en sont rarement, en tout cas, que beaucoup ne sont que des projets politiques libéraux et qu’elles obscurcissent la nécessité d’alternatives qui le soient. Le secteur marchand produit nombre d’alternatives mais qui demeurent pour l’essentiel des formes de marchandisation, sans s’en extraire, à l’image de son instrumentation de la tech for good, qui conduit finalement à paupériser et vider de son sens la solidarité elle-même. Comme il le dit dans une interview pour The Verge, nous avons besoin de politiques et de mobilisations sur les enjeux numériques, pas seulement d’alternatives, au risque qu’elles n’en soient pas vraiment ! La constellation d’alternatives peut vite tourner au techwashing.  

Il manque à l’essai de Ben Tarnoff quelques lignes sur comment réaliser une nécessaire désindustrialisation du numérique (est-elle possible et comment ?), sur la nécessité d’une définanciarisation, d’une démarchandisation, d’une déséconomisation, voire d’un définancement de la tech, et donc pointer la nécessité d’autres modèles, comme l’investissement démocratique qu’explorait récemment Michael McCarthy dans Noema Mag. Et même ce changement d’orientation de nos investissements risque d’être difficile, les moyens d’influence et de lobbying des uns n’étant pas au niveau de ceux des autres, comme s’en désolent les associations de défense des droits américaines. C’est-à-dire, comme nous y invitait dans la conclusion de son dernier livre le sociologue Denis Colombi, Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ?, à comment rebrancher nos choix d’investissements non pas sur la base des profits financiers qu’ils génèrent, mais sur ce qu’ils produisent pour la collectivité. C’est un sujet que les spécialistes de la tech ne maîtrisent pas, certes. Mais tant qu’on demandera à la tech de produire les meilleurs rendements du marché pour les actionnaires (15% à minima !), elle restera le bras armé du capital. Pour reconstruire l’internet, il faut commencer par reconstruire tout le reste ! 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for our digital future, Verso, 2022. 

Journaliste, blogueur, Hubert Guillaud, longtemps rédacteur en chef d’InternetActu.net, décrypte comme nul autre nos vies dans les outils du numérique. @hubertguillaud

Lire la première partie de cet article.

Internet : une si longue dépossession (1/2)

@maximalfocus

À l’occasion de la sortie du livre du théoricien critique Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for the future (Verso, 14 juin 2022), le journaliste spécialiste des conséquences politiques du numérique Hubert Guillaud nous propose de mieux comprendre les enjeux de la privatisation de nos biens sociaux (espaces de communications, services publics, industries…) par la numérisation à l’américaine et d’en retracer le fil historique. Un texte essentiel pour se repérer dans les grands enjeux contemporains d’internet (centralisation, décentralisation, articulation des différents réseaux et des différentes échelles, gouvernance privée versus gouvernance publique et intervention des citoyens dans ces transformations). (Partie 1/2)

Ben Tarnoff est un chercheur et un penseur important des réseaux. Éditeur de l’excellent Logic Mag, il est également l’un des membres de la Collective action in tech, un réseau pour documenter et faire avancer les mobilisations des travailleurs de la tech. 

Il a publié notamment un manifeste, The Making of tech worker movement – dont avait rendu compte Irénée Régnauld dans Mais où va le web ? -, ainsi que Voices from the Valley, un recueil de témoignages des travailleurs de la tech. Critique engagé, ces dernières années, Tarnoff a notamment proposé, dans une remarquable tribune pour Jacobin, d’abolir les outils numériques pour le contrôle social (« Certains services numériques ne doivent pas être rendus moins commodes ou plus démocratiques, mais tout simplement abolis »), ou encore, pour The Guardian, de dé-informatiser pour décarboner le monde (en invitant à réfléchir aux activités numériques que nous devrions suspendre, arrêter, supprimer). Il publie ce jour son premier essai,Internet for the people, the fight of your digital future (Verso, 2022, non traduit). 

Internet for the People n’est pas une contre-histoire de l’internet, ni une histoire populaire du réseau (qui donnerait la voix à ceux qui ne font pas l’histoire, comme l’avait fait l’historien Howard Zinn), c’est avant tout l’histoire de notre déprise, de comment nous avons été dépossédé d’internet, et comment nous pourrions peut-être reconquérir le réseau des réseaux. C’est un livre souvent amer, mais assurément politique, qui tente de trouver les voies à des alternatives pour nous extraire de l’industrialisation du net. Sa force, assurément, est de très bien décrire comment l’industrialisation s’est structurée à toutes les couches du réseau. Car si nous avons été dépossédés, c’est bien parce qu’internet a été privatisé par devers nous, si ce n’est contre nous. 

Nous sommes en train de passer du techlash aux technoluttes, d’une forme d’animosité à l’égard du numérique à des luttes dont l’objet est d’abattre la technologie… c’est-à-dire de dresser le constat qu’internet est brisé et que nous devons le réparer. 

« Les réseaux ont toujours été essentiels à l’expansion capitaliste et à la globalisation. Ils participent à la création des marchés, à l’extraction des ressources, à la division et à la distribution du travail. » Pensez au rôle du télégraphe dans l’expansion coloniale par exemple, comme aux câbles sous-marins qui empruntent les routes maritimes des colons comme des esclaves – tout comme les données et processus de reporting standardisés ont été utilisés pour asseoir le commerce triangulaire et pour distancier dans et par les chiffres la réalité des violences commises par l’esclavage, comme l’explique l’historienne Caitlin Rosenthal dans son livre Accounting for Slavery : Masters & Management.

« La connectivité n’est jamais neutre. La croissance des réseaux a toujours été guidée par le désir de puissance et de profit. Ils n’ont pas été conduits pour seulement convoyer de l’information, mais comme des mécanismes pour forger des relations de contrôle. » La défiance envers le monde numérique et ses effets n’a cessé de monter ces dernières années, dénonçant la censure, la désinformation, la surveillance, les discriminations comme les inégalités qu’il génère. Nous sommes en train de passer du techlash aux technoluttes, d’une forme d’animosité à l’égard du numérique à des luttes dont l’objet est d’abattre la technologie… c’est-à-dire de dresser le constat qu’internet est brisé et que nous devons le réparer. Pour Tarnoff, la racine du problème est pourtant simple : « l’internet est brisé parce que l’internet est un business ». Même « un internet appartenant à des entreprises plus petites, plus entrepreneuriales, plus régulées, restera un internet qui marche sur le profit », c’est-à-dire « un internet où les gens ne peuvent participer aux décisions qui les affectent ». L’internet pour les gens sans les gens est depuis trop longtemps le mode de fonctionnement de l’industrie du numérique, sans que rien d’autre qu’une contestation encore trop timorée ne vienne le remettre en cause. 

Privatisation partout, justice nulle part

Internet for the People, Ben Tarnoff
Ben Tarnoff, Internet for the People (Verso, 2022)

L’internet n’a pas toujours eu la forme qu’on lui connaît, rappelle Tarnoff. Né d’une manière expérimentale dans les années 70, c’est à partir des années 90 que le processus de privatisation s’enclenche. Cette privatisation « n’est pas seulement un transfert de propriété du public au privé, mais un mouvement plus complexe où les entreprises ont programmé le moteur du profit à chaque niveau du réseau », que ce soit au niveau matériel, logiciel, législatif ou entrepreneurial… « Certaines choses sont trop petites pour être observées sans un microscope, d’autres trop grosses pour être observées sans métaphores ». Pour Tarnoff, nous devons regarder l’internet comme un empilement (stack, qui est aussi le titre du livre de Benjamin Bratton qui décompose et cartographie les différents régimes de souveraineté d’internet, qui se superposent et s’imbriquent les uns dans les autres), un agencement de tuyaux et de couches technologiques qui le compose, qui va des câbles sous-marins aux sites et applications d’où nous faisons l’expérience d’internet. Avec le déploiement d’internet, la privatisation est remontée des profondeurs de la pile jusqu’à sa surface. « La motivation au profit n’a pas seulement organisé la plomberie profonde du réseau, mais également chaque aspect de nos vies en ligne ».

En cela, Internet for the people se veut un manifeste, dans le sens où il rend cette histoire de la privatisation manifeste. Ainsi, le techlash ne signifie rien si on ne le relie pas à l’héritage de cette dépossession. Les inégalités d’accès comme la propagande d’extrême droite qui fleurit sur les médias sociaux sont également les conséquences de ces privatisations. « Pour construire un meilleur internet (ou le réparer), nous devons changer la façon dont il est détenu et organisé. Pas par un regard consistant à améliorer les marchés, mais en cherchant à les rendre moins dominants. Non pas pour créer des marchés ou des versions de la privatisation plus compétitifs ou réglementés, mais pour les renverser »

« La “déprivatisation” vise à créer un internet où les gens comptent plus que les profits ». Nous devons prendre le contrôle collectif des espaces en ligne, où nos vies prennent désormais place. Pour y parvenir, nous devons développer et encourager de nouveaux modèles de propriété qui favorisent la gouvernance collective et la participation, nous devons créer des structures qui favorisent ce type d’expérimentations. Or, « les contours précis d’un internet démocratique ne peuvent être découverts que par des processus démocratiques, via des gens qui s’assemblent pour construire le monde qu’ils souhaitent ». C’est à en créer les conditions que nous devons œuvrer, conclut Tarnoff dans son introduction. 

Coincés dans les tuyaux

Dans la première partie de son livre, Tarnoff s’intéresse d’abord aux tuyaux en nous ramenant aux débuts du réseau. L’internet n’est alors qu’un langage, qu’un ensemble de règles permettant aux ordinateurs de communiquer. À la fin des années 70, il est alors isolé des forces du marché par les autorités qui financent un travail scientifique de long terme. Il implique des centaines d’individus qui collaborent entre eux à bâtir ces méthodes de communication. C’est l’époque d’Arpanet où le réseau bénéficie de l’argent de la Darpa (l’agence de la Défense américaine chargée du développement des nouvelles technologies) et également d’une éthique open source qui va encourager la collaboration et l’expérimentation, tout comme la créativité scientifique. « C’est l’absence de motivation par le profit et la présence d’une gestion publique qui rend l’invention d’internet possible »

C’est seulement dans les années 90 que les choses changent. Le gouvernement américain va alors céder les tuyaux à des entreprises, sans rien exiger en retour. Le temps de l’internet des chercheurs est fini. Or, explique Tarnoff, la privatisation n’est pas venue de nulle part, elle a été planifiée. En cause, le succès de l’internet de la recherche. NSFNet, le réseau de la Fondation nationale pour la science qui a succédé à Arpanet en 1985, en excluant les activités commerciales, a fait naître en parallèle les premiers réseaux privés. Avec l’invention du web, qui rend l’internet plus convivial (le premier site web date de 1990, le navigateur Mosaic de 1993), les entreprises parviennent à proposer les premiers accès commerciaux à NSFNet en 1991. En fait, le réseau national des fondations scientifiques n’a pas tant ouvert l’internet à la compétition : il a surtout transféré l’accès à des opérateurs privés, sans leur imposer de conditions et ce, très rapidement. 

En 1995, la privatisation des tuyaux est achevée. Pour tout le monde, à l’époque, c’était la bonne chose à faire, si ce n’est la seule. Il faut dire que les années 90 étaient les années d’un marché libre triomphant. La mainmise sur l’internet n’est finalement qu’une mise en application de ces idées, dans un moment où la contestation n’était pas très vive, notamment parce que les utilisateurs n’étaient encore pas très nombreux pour défendre un autre internet. D’autres solutions auraient pu être possibles, estime Tarnoff. Mais plutôt que de les explorer, nous avons laissé l’industrie dicter unilatéralement ses conditions. Pour elle, la privatisation était la condition à la popularisation d’internet. C’était un faux choix, mais le seul qui nous a été présenté, estime Tarnoff. L’industrie a récupéré une technologie patiemment développée par la recherche publique. La dérégulation des télécoms concomitante n’a fait qu’accélérer les choses. Pour Tarnoff, nous avons raté les alternatives. Les profits les ont en tout cas fermé. Et le «pillage » a continué. L’épine dorsale d’internet est toujours la propriété de quelques entreprises qui pour beaucoup sont alors aussi devenues fournisseurs d’accès. La concentration de pouvoir prévaut à tous les niveaux, à l’image des principales entreprises qui organisent et possèdent l’information qui passent dans les réseaux. Google, Netflix, Facebook, Microsoft, Apple et Amazon comptent pour la moitié du trafic internet. La privatisation nous a promis un meilleur service, un accès plus large, un meilleur internet. Pourtant, le constat est inverse. Les Américains payent un accès internet parmi les plus chers du monde et le moins bon. Quant à ceux qui sont trop pauvres ou trop éloignés du réseau, ils continuent à en être exclus. En 2018, la moitié des Américains n’avaient pas accès à un internet à haut débit. Et cette déconnexion est encore plus forte si en plus d’habiter loin des villes vous avez peu de revenus. Aux États-Unis, l’accès au réseau demeure un luxe. 

Pour Tarnoff, brancher plus d’utilisateurs dans un internet privatisé ne propose rien pour changer l’internet, ni pour changer sa propriété, ni son organisation, ni la manière dont on en fait l’expérience.

Mais l’internet privé n’est pas seulement inéquitable, il est surtout non-démocratique. Les utilisateurs n’ont pas participé et ne participent toujours pas aux choix de déploiements techniques que font les entreprises pour eux, comme nous l’ont montré, très récemment, les faux débats sur la 5G. « Les marchés ne vous donnent pas ce dont vous avez besoin, ils vous donnent ce que vous pouvez vous offrir »« Le profit reste le principe qui détermine comment la connectivité est distribuée »

Pourtant, insiste Tarnoff, des alternatives existent aux monopoles des fournisseurs d’accès. En 1935, à Chattanooga, dans le Tennessee, la ville a décidé d’être propriétaire de son système de distribution d’électricité, l’Electric Power Board. En 2010, elle a lancé une offre d’accès à haut débit, The Gig, qui est la plus rapide et la moins chère des États-Unis, et qui propose un accès même à ceux qui n’en ont pas les moyens. C’est le réseau haut débit municipal le plus célèbre des États-Unis. Ce n’est pas le seul. Quelque 900 coopératives à travers les États-Unis proposent des accès au réseau. Non seulement elles proposent de meilleurs services à petits prix, mais surtout, elles sont participatives, contrôlées par leurs membres qui en sont aussi les utilisateurs. Toutes privilégient le bien social plutôt que le profit. Elles n’ont pas pour but d’enrichir les opérateurs. À Detroit, ville particulièrement pauvre et majoritairement noire, la connexion a longtemps été désastreuse. Depuis 2016, le Detroit Community Technology Project (DCTP) a lancé un réseau sans fil pour bénéficier aux plus démunis. Non seulement la communauté possède l’infrastructure, mais elle participe également à sa maintenance et à son évolution. DCTP investit des habitants en « digital stewards » chargés de maintenir le réseau, d’éduquer à son usage, mais également de favoriser la connectivité des gens entre eux, assumant par là une fonction politique à la manière de Community organizers

Pour Tarnoff, brancher plus d’utilisateurs dans un internet privatisé ne propose rien pour changer l’internet, ni pour changer sa propriété, ni son organisation, ni la manière dont on en fait l’expérience. Or, ces expériences de réseaux locaux municipaux défient la fable de la privatisation. Elles nous montrent qu’un autre internet est possible, mais surtout que l’expérience même d’internet n’a pas à être nécessairement privée. La privatisation ne décrit pas seulement un processus économique ou politique, mais également un processus social qui nécessite des consommateurs passifs et isolés les uns des autres. À Detroit comme à Chattanooga, les utilisateurs sont aussi des participants actifs à la croissance, à la maintenance, à la gouvernance de l’infrastructure. Tarnoff rappelle néanmoins que ces réseaux municipaux ont été particulièrement combattus par les industries du numériques et les fournisseurs d’accès. Mais contrairement à ce que nous racontent les grands opérateurs de réseaux, il y a des alternatives. Le problème est qu’elles ne sont pas suffisamment défendues, étendues, approfondies… Pour autant, ces alternatives ne sont pas magiques. « La décentralisation ne signifie pas automatiquement démocratisation : elle peut servir aussi à concentrer le pouvoir plus qu’à le distribuer ». Internet reste un réseau de réseau et les nœuds d’interconnections sont les points difficiles d’une telle topographie. Pour assurer l’interconnexion, il est nécessaire également de « déprivatiser » l’épine dorsale des interconnexions de réseaux, qui devrait être gérée par une agence fédérale ou une fédération de coopératives. Cela peut sembler encore utopique, mais si l’internet n’est déprivatisé qu’à un endroit, cela ne suffira pas, car cela risque de créer des zones isolées, marginales et surtout qui peuvent être facilement renversées – ce qui n’est pas sans rappeler le délitement des initiatives de réseau internet sans fil communautaire, comme Paris sans fil, mangés par la concurrence privée et la commodité de service qu’elle proposent que nous évoquions à la fin de cet article

Dans les années 90, quand la privatisation s’est installée, nous avons manqué de propositions, d’un mouvement en défense d’un internet démocratique, estime Tarnoff. Nous aurions pu avoir, « une voie publique sur les autoroutes de l’information ». Cela n’a pas été le cas. 

Désormais, pour déprivatiser les tuyaux (si je ne me trompe pas, Tarnoff n’utilise jamais le terme de nationalisation, un concept peut-être trop loin pour le contexte américain), il faut résoudre plusieurs problèmes. L’argent, toujours. Les cartels du haut débit reçoivent de fortes injections d’argent public notamment pour étendre l’accès, mais sans rien vraiment produire pour y remédier. Nous donnons donc de l’argent à des entreprises qui sont responsables de la crise de la connectivité pour la résoudre ! Pour Tarnoff, nous devrions surtout rediriger les aides publiques vers des réseaux alternatifs, améliorer les standards d’accès, de vitesse, de fiabilité. Nous devrions également nous assurer que les réseaux publics locaux fassent du respect de la vie privée une priorité, comme l’a fait à son époque la poste, en refusant d’ouvrir les courriers ! Mais, si les lois et les régulations sont utiles, « le meilleur moyen de garantir que les institutions publiques servent les gens, est de favoriser la présence de ces gens à l’intérieur de ces institutions ». Nous devons aller vers des structures de gouvernances inclusives et expansives, comme le défendent Andrew Cumbers et Thomas Hanna dans « Constructing the Democratic Public Entreprise »(.pdf) (à prolonger par le rapport Democratic Digital Infrastructure qu’a publié Democracy Collaborative, le laboratoire de recherche et développement sur la démocratisation de l’économie).

Lire la deuxième partie de cet article.