Comment Ursula von der Leyen accompagne le glissement vers la droite de l’Union européenne

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. © European Parliament

Le récent discours sur « l’état de l’Union » d’Ursula von der Leyen montre combien la Présidente de la Commission européenne concentre toujours davantage de pouvoir entre ses mains – y compris au-delà de ce que prévoient les traités. Alors que sa gestion fait l’objet de nombreuses critiques, elle prépare activement sa réélection l’an prochain, en misant sur une alliance entre le PPE et une partie de l’extrême-droite européenne. Par Francesca de Benedetti, traduction Jean-Yves Cotté [1].

Les dirigeants européens de droite ou d’extrême-droite ont souvent eu la tentation de s’octroyer des pouvoirs illimités. Il y a dix ans, le Premier ministre hongrois Viktor Orban théorisa le premier la « démocratie illibérale », un nouveau modèle politique, où la séparation des pouvoirs s’efface peu à peu. Matteo Salvini, dirigeant de la Lega Nord, lui emboîta le pas en exigeant les « pleins pouvoirs » pour transformer l’Italie. 

Cette tendance va-t-elle s’étendre à la présidente de la Commission européenne ? La question du déficit démocratique de l’Union n’est toujours pas réglée ; au contraire, celui-ci ne fait que s’aggraver sous les coups de boutoir des violations présumées de l’État de droit, tant dans les pays membres qu’au sommet de l’Europe.

Si le standard démocratique dont se vante en permanence l’UE est ainsi remis en question, sa prétendue vocation sociale l’est également, à un moment où des dizaines de millions de gens sont frappés par la hausse du coût de la vie. Dans un tel contexte, les actions de von der Leyen sont à la fois la conséquence du néolibéralisme à marche forcée imposé par l’UE et l’annonce d’un futur plus « illibéral ».

Ursula von der Leyen a débuté son discours sur l’État de l’Union en vantant en termes élogieux la vitalité démocratique de l’UE, déclarant que « dans un peu moins de 300 jours, les Européens se rendront aux urnes dans notre démocratie unique et remarquable. »

Cette pratique du discours sur l’État de l’Union est une importation américaine : le premier discours de ce type remonte à George Washington en 1790. Depuis l’avènement des médias de masse, ce moment symbolise, du moins officiellement, un élément fédérateur. L’UE a repris cette idée en 2010 instaurant un discours annuel délivré par le président ou la présidente de la Commission. Censé annoncer le programme législatif, et engager ainsi la responsabilité de la tête de l’exécutif européen, ce discours traduit également le capital dont jouit cette dernière.

Ursula von der Leyen, dont le mandat est presque achevé, vise à l’évidence sa réélection. Raison pour laquelle elle a fait de ce discours sur l’état de l’Union un discours de campagne en vue des élections européennes de juin prochain, comme en témoigne l’introduction citée précédemment.

Il est tout aussi évident qu’elle opère un glissement à droite que l’on peut qualifier de « mélonisation » [en référence à Giorgia Meloni, ndlr]. Von der Leyen, qui a été plusieurs fois ministre dans les gouvernements d’Angela Merkel, est membre du Parti populaire européen (PPE), dont le président est Manfred Weber. Traditionnellement allié aux socio-démocrates dans une « grande coalition », le PPE hésite désormais sur la coalition à bâtir à partir de l’année prochaine. Il a ainsi intensifié ses discussions avec les Conservateurs et réformistes européens (CRE), présidés alors par l’Italienne d’extrême-droite Giorgia Meloni. Ce dialogue a débouché sur une alliance tactique qui commence à porter ses fruits.

Avant de devenir présidente du Conseil italien en octobre dernier, Meloni, issue du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, avait refusé de promouvoir la formation d’une alliance d’extrême-droite au niveau européen comme l’envisageaient Matteo Salvini, Viktor Orban et Marine Le Pen. En contrepartie, et étant donné son discours très pro-européen et atlantiste, elle est devenue une interlocutrice à part entière de la droite au pouvoir dans l’UE, à savoir le PPE. Si Weber n’avait pas rendu fréquentable la dirigeante post-fasciste italienne, celle-ci aurait eu plus de mal à gouverner. Mais c’est exactement ce contre quoi elle s’était prémunie.

L’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance droite/extrême-droite.

En janvier 2022, l’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance. Le groupe CRE, qui comprend également le parti espagnol Vox et le parti polonais Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, a gagné une vice-présidence à cette occasion. De facto, il s’agit donc de la fin du « cordon sanitaire » contre l’extrême droite qui avait prévalu jusque-là. Depuis, les élections en Suède et en Finlande, où chaque nouveau premier ministre appartient au PPE et gouverne actuellement avec le soutien de l’extrême-droite, ont renforcé l’attrait de cette option. Weber, le président du PPE, a ouvert la porte à de tels accords : en matière d’alliances gouvernementales, post-fascistes et post-nazis ne représentent plus un tabou pour le PPE.

Dépassant les luttes intestines qui les opposent, Manfred Weber et Ursula von der Leyen sont parvenus à s’entendre. Alors que la présidente de la Commission songe à un deuxième mandat, elle opère un net virage à droite. 

D’une manière similaire à la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron, la méthode de travail de Von der Leyen est de toujours tirer la couverture à elle. Cette concentration du pouvoir qui va parfois jusqu’à exclure les commissaires européens de la prise de décision. Durant la pandémie, son ambition de se voir accorder les « pleins pouvoirs » est apparue au grand jour quand le New York Times a dévoilé qu’elle avait négocié la livraison des vaccins Pfizer en échangeant directement par SMS avec le PDG du géant pharmaceutique. Plusieurs mois plus tôt, des eurodéputés avaient déjà dénoncé le manque de transparence de la Commission, comme en témoignait le « cabinet noir » où seuls quelques-uns d’entre eux, pendant quelques minutes à peine, ont eu accès aux contrats des vaccins, mais dont certaines parties étaient censurées.

Après la révélation de « l’affaire des SMS », la médiatrice de l’UE est arrivée à la conclusion que « la Commission aurait dû rechercher les documents demandés, y compris ceux qui n’avaient pas été enregistrés. En la matière, la Commission a fait preuve de mauvaise gestion administrative. » Le Parquet européen enquête sur cette affaire et sa procureure en chef a dénoncé le « manque de transparence » de la Commission.

L’alliance tactique avec Meloni exacerbe l’attitude de Von der Leyen. En plusieurs occasions, la présidente de la Commission européenne a apporté son soutien à la présidente du Conseil italien : à chaque fois que Meloni l’invite, Von der Leyen accepte. Elle s’est rendue en Émilie-Romagne après les inondations qui ont touché le nord de l’Italie, puis, plus récemment, sur l’île de Lampedusa après que Meloni ait dénoncé la pression migratoire que subissait l’Italie.

Mais c’est surtout leur déplacement conjoint à Tunis l’été dernier qui est le plus parlant en termes de manque de transparence de l’UE. Von der Leyen y a offert à Meloni une tribune pour développer sa propagande et promouvoir l’idée d’un accord avec Kaïs Saïed, le président autoritaire de la Tunisie, pour la gestion des flux migratoires, en enrayant les traversées de la Méditerranée. Alors que Saïed est un avocat de la théorie du « grand remplacement » et a miné la démocratie dans son pays, la Commission européenne a rapidement signé un mémorandum d’entente avec la Tunisie.

Sophie in’t Veld, eurodéputée libérale, a aussitôt souligné que ce mémorandum avait « le statut juridique d’un sous-bock », avant de demander : « Pourquoi Mark Rutte et Giorgia Meloni étaient-ils présents lors de la signature de ce mémorandum ? Quel est le statut juridique de cette prétendue ’Team Europe’ ? C’est un fantasme ! » Von der Leyen « respecte de moins en moins l’équilibre des pouvoirs ; elle brouille le principe de séparation des pouvoirs. Il en résulte un manque de contrôle démocratique : Qui devons-nous tenir pour responsable de ce mémorandum ? »

L’inconsistance de cet accord UE-Tunisie est apparue en septembre : Dans une lettre du 7 septembre, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a signalé que « plusieurs États membres ont exprimé leur incompréhension face à l’action unilatérale de la Commission. » Cela n’a pas empêché Von der Leyen d’affirmer une semaine plus tard, dans son discours sur l’état de l’Union de l’an dernier que « nous avons signé avec la Tunisie un partenariat […] et nous voulons maintenant travailler sur des accords similaires avec d’autres pays. » 

« Nous, l’Europe » est de plus en plus « Moi, Von der Leyen ». À cet égard, le discours sur l’État de l’Union 2023 est emblématique. Le regard tourné vers les élections de 2024, la présidente de la Commission a annoncé de nouveaux rôles, de nouvelles procédures et de nouveaux rendez-vous, dont elle est l’unique gardienne.

Passant en permanence du « nous » au « moi », elle a notamment annoncé : « Nous désignerons un représentant de l’UE pour les PME placé sous mon autorité directe et pour chaque nouveau texte législatif, nous procédons à un contrôle de compétitivité, confié à un comité indépendant. » Dans la même ligne, elle a également déclaré avoir « demandé à Mario Draghi […] d’établir un rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne. »

L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG.

Or, la procédure législative de l’UE prévoit déjà des consultations publiques. Le choix d’inventer un nouveau rôle pour représenter les intérêts des entreprises doit être interprété comme un clin d’œil à la base du PPE ; mais Von der Leyen ne fait là qu’accroître le déficit démocratique béant de l’UE. Les entreprises et les lobbys jouissent déjà d’un accès privilégié à l’élaboration des politiques de la Commission, contrairement aux ONG et aux organisations de la société civile que Von der Leyen et ses acolytes refusent généralement de recevoir. L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG. L’extrême-droite italienne a commencé à s’en prendre aux ONG qui viennent en aide aux migrants, alors que de son côté Weber instrumentalise le scandale du « Qatargate » (des mallettes de billets retrouvés dans les domiciles de plusieurs personnalités éminentes du Parlement européen, ndlr) pour essayer de limiter les possibilités d’action des ONG à Bruxelles.

Marc Botenga, eurodéputé belge du PTB, rappelle aussi les angles morts du discours de von der Leyen : « La Commission européenne n’écoute pas les représentants syndicaux, et la présidente a complètement exclu les travailleurs de son discours annuel : elle n’a pas trouvé la place de parler des prix inabordables ni des droits des travailleurs. »

Si le PPE respecte de moins en moins le cordon sanitaire contre l’extrême-droite, parallèlement il en érige un contre la gauche, qu’il s’agisse des partis de gauche ou des militants écologistes. Pour Botenga, « le but est de déligitimer et marginaliser toute contestation ».

La mainmise sur le pouvoir d’Ursula von der Leyen et de Giorgia Meloni vise à étouffer toute contestation. Il convient d’appréhender conjointement la vulnérabilité de la gouvernance démocratique européenne avec la pression en faveur des politiques néolibérales. Bruxelles n’a pas le moins du monde renoncé à l’austérité : malgré le plan de relance européen « Next Generation EU » qui a permis une réponse commune à la pandémie, le débat sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance reste dominé par le principe du contrôle étroit des dépenses publiques. La centralisation des pouvoirs entre les mains des dirigeants néolibéraux ne peut qu’aggraver l’absence de dimension sociale de l’UE et son déficit démocratique.

En 2021, le Parlement européen a fait pression sur von der Leyen parce qu’elle avait tardé à déclencher le mécanisme de conditionnalité des fonds européens au respect de l’État de droit, un nouvel outil qui permet à Bruxelles de suspendre les différentes aides financières à un État coupable de violations de l’État de droit. En raison d’un accord tacite entre Angela Merkel et Viktor Orban, la présidente de la Commission a en effet attendu les élections hongroises d’avril 2022 avant de déclencher ce mécanisme, favorisant de facto, la position d’Orban.

Depuis l’alliance tactique entre le PPE et le CRE de Meloni, l’Italie et la Grèce ont multiplié les menaces contre l’État de droit. Malgré cela, Von der Leyen passe ses vacances au bord de la mer dans la maison du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis et se prête à la propagande de Meloni. Alors que von der Leyen promet dans son discours sur l’État de l’Union, de débuter par les rapports sur l’État de droit aux pays en voie d’adhésion, la présidente ne fait aucune mention de la Hongrie, de la Pologne, de la Grèce, de l’Italie et des gouvernements de droite dure qui ne cessent de saper la démocratie en Europe.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Ursula von der Leyen Is Taking Europe to the Right ».

Comment le néolibéralisme est devenu illibéral

https://en.wikipedia.org/wiki/File:Border_USA_Mexico.jpg
À gauche, des installations de l’U.S. Border Patrol à San Diego ; à droite, Tijuana. © Sgt. 1st Class Gordon Hyde

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la vie politique française serait désormais rythmée par un clivage entre libéraux et nationalistes. Or, le néolibéralisme a lui-même évolué ces dernières années dans un sens autoritaire, identitaire et nativiste. L’extrême-droite a patiemment construit une hégémonie culturelle en s’appropriant des concepts libéraux et marxistes. Un article pour comprendre la politique de l’oxymore de la Nouvelle Droite.


1989, le triomphe du capitalisme

La chute du Mur de Berlin a marqué la fin d’une ère. L’Union soviétique, une des deux superpuissances depuis 1945, se retirait purement et simplement du théâtre de l’Histoire. Le socialisme réel s’est apparemment effondré sous le poids de ses propres contradictions, et non par suite d’un conflit atomique ou d’une révolution violente. Francis Fukuyama a vu la fin de l’Histoire dans la chute de l’URSS. Celle-ci traduirait l’aspiration des peuples dits sous-développés aux standards de vie occidentaux, et leur conversion aux valeurs de la démocratie libérale.

« Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons » – Warren Buffett

En 2002, lorsqu’on demanda à Margaret Thatcher quelle était la réussite dont elle était la plus fière, elle répondit : « Tony Blair et le New Labour. Nous avons forcé nos opposants à changer d’avis ». La social-démocratie, sous Blair, Schröder, Hollande, Renzi, s’englue dans le centrisme. Pendant ce temps, les gauches postcommunistes et populistes demeurent durablement écartées du pouvoir. Le néolibéralisme est établi comme consensus, hégémonie culturelle au sens de Gramsci.

La réduction des dépenses publiques et des impôts est un axiome fondamental. De même, le néolibéralisme au pouvoir s’accommode très bien de tendances autoritaires lorsque l’austérité se heurte à des résistances populaires. La logique sociopolitique du néolibéralisme ressort crûment de cette citation du milliardaire américain Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons ». Cela ne l’a pas empêché de cosigner cet été une lettre ouverte appelant les candidats à la présidentielle de 2020 à instaurer un ISF, au nom de la responsabilité morale de l’Amérique ! Les temps changent…

Aux origines du néolibéralisme

Il faut garder à l’esprit que le libéralisme désigne à la fois une théorie politique et une doctrine économique fondées sur le rationalisme et le droit naturel. Sémantiquement, néo-libéralisme signifie nouveau libéralisme, par opposition au libéralisme classique de l’école de Manchester. Dans les tourments de l’entre-deux-guerres, il est compris que la main invisible du marché ne génère pas inéluctablement le progrès et l’équilibre. Le libre-échange et le laissez-faire de Smith, Ricardo et Say n’ont pas su enrayer les crises et dépressions économiques récurrentes. Les économistes libéraux le voient bien, et s’attachent à redéfinir leur doctrine.

Le renouveau du libéralisme commence au tournant du XXème siècle avec le « New Liberalism », ou « social-libéralisme » qui s’ouvre aux sensibilités socialistes dans une optique humaniste. Keynes et Beveridge, libéraux britanniques et penseurs de l’État-providence, sont des représentants éminents de ce courant.

L’opus magnum de © Walter Lippman

Tout autre est le libéralisme du Colloque Walter Lippmann, organisé en août 1938 à Paris. Plusieurs intellectuels majeurs y sont présents, entre autres Lippmann lui-même, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Raymond Aron. C’est à cette occasion que l’économiste Alexander Rüstow, penseur de l’économie sociale de marché (soziale Marktswirtschaft), crée le mot néolibéralisme. On voit à cette occasion une division claire entre les classiques tels qu’Hayek, partisans d’une adhésion stricte au laissez-faire, et les modernes comme Aron, favorables à la régulation du marché et à l’interventionnisme économique.

Le libéralisme n’est donc pas un bloc monolithique. Au contraire, il est traversé de débats théoriques. Par exemple, Hayek est aux antipodes du monétarisme de Milton Friedman. Le premier propose de neutraliser l’inflation, et donc les crises, par la création d’un marché concurrentiel des monnaies. Le second émet l’idée contraire que les crises sont dues à un manque de liquidités qui peut être résolu par une politique monétaire inflationniste. Friedman, conseiller de Reagan, Thatcher et Pinochet, contempteur du keynésianisme, est un acteur important de la recomposition néolibérale des années 70-80.

Quand capitalisme ne rime plus avec démocratie

L’hégémonie néolibérale a été battue en brèche par la crise des subprimes. Les économistes orthodoxes croyaient que les crises et les récessions pourraient être évitées ou amorties par des politiques « contracycliques » (en période de récession, i.e. de cycle négatif, les banques centrales et les gouvernements mettent en place des politiques de relance). C’est ce qui a été fait en 2008-2009. Le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70% à 90% sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liée aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession.

Au milieu de la crise, on a entendu de nombreux appels à réformer le capitalisme et à contrôler davantage la finance internationale. Mais le ralentissement de la croissance, de l’inflation et de l’investissement a passé tout cela sous silence. Il fallait désormais sortir de la trappe déflationniste. Cela passait par une austérité budgétaire massive couplée à une politique de relance monétaire désespérée, dite de Quantitative Easing.

Le point Godwin intellectuel est atteint lorsque des économistes orthodoxes comparent leurs confrères hétérodoxes à des « négationnistes ».

On en revenait donc au credo de Friedman. La grande différence étant que la voie chilienne est désormais applicable aux pays développés. Si les peuples s’opposent à la liberté du marché en élisant des gouvernements populistes ou de gauche radicale, il faut alors les contraindre par la voie autoritaire. L’exemple le plus patent est la mise sous coupe réglée de la Grèce par ses créanciers internationaux en 2015, en dépit de l’élection de Syriza et de la victoire du Non au référendum sur le mémorandum d’austérité. Mais quand Jean-Claude Juncker déclare qu’ « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », on atteint la limite des contradictions entre démocratie et capitalisme.

Le néolibéralisme est avant tout une idéologie économique, ou en tout cas fondée sur une prétention pseudoscientifique à la vérité économique. Le point Godwin intellectuel est atteint lorsque des économistes orthodoxes comparent leurs confrères hétérodoxes à des « négationnistes ». Le consensus se fait dogme. La capacité de questionner un paradigme (Kuhn), ou de falsifier des hypothèses (Popper) est pourtant la base même de l’esprit scientifique. Mais là n’est pas la motivation des épigones du néolibéralisme, qui confondent le progrès avec la croissance, et l’intérêt général avec les intérêts bancaires.

L’illibéralisme ou la politique de la frontière

Voici onze ans que la crise a frappé. Et le monde a changé. On constate une tendance globale à la montée des nationalismes. Celle-ci a été particulièrement spectaculaire en 2016 avec la victoire du Brexit et l’élection de Donald Trump. Elle s’est confirmée avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite dans de nombreux autres pays. On la subodore sous la conversion de partis de centre-droit et gauche à un discours illibéral en matière d’immigration et de libertés. Même la Commission européenne, chantre de l’État de droit quand il s’agit de s’opposer à la Pologne ou à la Hongrie, a désormais des portefeuilles aux titres inquiétants tels que démocratie et démographie ou pour la protection de notre mode de vie européen.

Pendant plusieurs années, les Européens de l’Ouest ont regardé avec mépris les dérives autoritaires dans l’Est. Après tout, ces pays qui ont intégré l’UE dans les années 2000, n’ont pas les mêmes traditions que nous… Puis, l’extrême-droite est apparue en Allemagne et en Espagne qu’on croyait immunisées, les libertés constitutionnelles et l’équilibre des pouvoirs ont reculé partout. Et pour finir, le vénérable Parlement britannique a été prorogé sans états d’âme par Boris Johnson, au nom de la « volonté du peuple ».

On entend souvent que la montée du populisme de droite en Occident est due à son succès à traduire les angoisses de la white working-class. Le caractère « blanc » des classes laborieuses est certes discutable. Mais le concept permet à l’extrême-droite de rassembler des citoyens ordinaires frustrés autour d’une identité ethnoculturelle, contre une supposée alliance des métropoles libérales, des migrants et des « assistés ». Se retrouve ici la thématique marxiste de la classe en soi qui se cristallise en classe pour soi. Cependant, il n’est pas ici question de classes sociales objectives, mais d’identités culturelles subjectives… La Nouvelle Droite déforme les concepts de la vieille gauche pour se les réapproprier.

Quand on regarde de plus près, on voit un nouveau modèle se profiler, celui de la démocratie illibérale. Le terme est de Viktor Orbán, le controversé Premier ministre hongrois. Il s’applique aussi à l’Israël de Netanyahou, à l’Inde de Modi, à la Turquie d’Erdogan. D’une part, les démocraties illibérales tiennent des élections libres qui permettent au leader et au parti dominants de revendiquer le mandat du peuple, au sens nationaliste ethnique du terme. D’autre part, les contre-pouvoirs, en particulier la justice et la presse, sont progressivement mis sous le contrôle direct ou indirect de l’exécutif, et les droits des étrangers et des minorités sont limités, voire éliminés. Pas de place ici pour le constitutionnalisme, c’est-à-dire pour la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux, au cœur du libéralisme politique des Lumières.

Le règne de la novlangue économique

La dynamique du capitalisme est celle d’un renforcement de la division internationale du travail. La mondialisation néolibérale ne fait qu’aggraver cette tendance en poussant les nations dans une course de compétitivité, c’est-à-dire à celui qui s’aplatira le plus vite et le plus platement devant les grands intérêts économiques. Dans les pays développés, la pression délocalisatrice des pays en développement résulte en une stagnation salariale et en une dégradation de l’État-providence. En même temps, les nouveaux enjeux globaux comme les flux migratoires, le changement climatique, le big data et le terrorisme nourrissent les sentiments d’insécurité.

La fragmentation et l’instabilité croissante des systèmes politiques sont l’écho de la crise globale du néolibéralisme. Et pourtant, même les partis communistes historiques ne proposent plus la collectivisation intégrale et les plans quinquennaux. Les programmes de la gauche radicale restent en fait assez sociaux-démocrates. Ce n’est pas l’économie de marché qui est en question, mais l’idéologie du marché-roi, de la propriété-reine et du démantèlement systématique du service public.

Macron lui-même ne suit pas l’orthodoxie néolibérale, car il ne s’embarrasse pas avec la règle d’or de l’équilibre budgétaire. Il ne faut cependant pas voir le néolibéralisme comme une école de pensée économique, ce qu’il a été à une époque. Maintenant que le néolibéralisme est hégémonique, ses concepts sont également instrumentalisés au service de cette hégémonie. Ironiquement, ils deviennent aussi malléables aux impératifs du moment que l’étaient ceux du marxisme officiel en URSS. Sous Macron comme sous Brejnev, lorsque le gouvernement a tort, ce sont les faits qui se trompent… La seule règle d’or du néolibéralisme actuel, c’est la théorie du ruissellement.

Ni néolibéralisme, ni illibéralisme !

Avec la progression des populismes au sens large, un antagonisme peuple-élites s’est surimprimé sur le clivage gauche-droite hérité de la Révolution française. C’est un écho finalement logique à l’alternance des partis conservateurs et sociaux-démocrates pendant la période néolibérale. Les peuples rejettent cette politique aseptisée, réduite à une simple lutte pour des sièges sans opposition fondamentale sur les programmes. Je ne crois cependant pas que l’adversité gauche-droite a décisivement perdu son pouvoir performatif.

Les progressistes peuvent peser à gauche des libéraux et des conservateurs.

L’aggravation des contradictions du capitalisme est telle que les digues qui séparaient jusqu’ici les libéraux des nationalistes sont en train de sauter. On peut citer l’alliance objective entre Ciudadanos, le PP et Vox en Espagne. Mais la plupart des gouvernements mondiaux déroulent, à différents degrés, des programmes économiquement néolibéraux et politiquement illibéraux. Freedom is slavery! 

Dans certains pays, comme la France ou Israël, la conflictualité politique est reconfigurée dans un clivage entre libéraux et conservateurs, les grands partis s’opposant plus sur des enjeux sociétaux que sociaux. La gauche semble incapable d’atteindre les secteurs populaires et ouvriers qui ont durablement basculé à droite ou dans l’abstention. Les mauvaises performances électorales des populistes de gauche semblent le confirmer.

Cependant, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, le clivage gauche-droite est encore bien présent. Le Brexit a créé un climat politique délétère pour le Labour, mais aussi une fenêtre d’opportunité maintenant qu’il est le seul parti favorable à un second référendum. En Allemagne, les Verts se battent pour le créneau du centre-gauche abandonné par le SPD. Les progressistes peuvent peser à gauche des libéraux et des conservateurs lorsque ceux-ci se ressemblent trop. La politique est par nature antagonique, et la nature a horreur du vide.

Le populisme est-il devenu une norme en Europe ?

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De gauche à droite Jorge Lago, Boris Vallaud, Antoine Cargoet, Elsa Faucillon et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur le populisme comme phénomène majeur en Europe. Nous recevions pour l’occasion Boris Vallaud (PS), Elsa Faucillon (PCF), Jorge Lago (Podemos) et Samuele Mazzolini (Senso Comune).

 

https://www.youtube.com/watch?v=Dso1Bfh36C4

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

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Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.