Accord mondial ou action unilatérale ? Comment taxer les multinationales ?

Formulaire fiscal. © Kelly Sikkema

Certains voudraient faire de la taxation des multinationales quelque chose d’impossible, du moins sans un certain consensus international. Pourtant, de nombreux économistes nous disent le contraire. Si l’on veut, l’on peut taxer les multinationales, et ce au niveau uniquement français s’il le faut. Ce devient une urgence économique des plus pressantes à l’heure de l’explosion des bénéfices des entreprises multinationales, que l’on se doit d’appréhender pour ce qu’elles sont : des gangsters de la fiscalité.

Le « triomphe de l’injustice fiscale »

Faisons un point sur la situation fiscale des multinationales en France. Depuis 50 ans, une double logique a conduit à une baisse brutale du taux auquel elles sont effectivement imposées. Disons le plus clairement : les multinationales sont au dessus des lois. Cet hold-up fiscal devient extrêmement préoccupant à l’heure où le CAC 40 verse 100 milliards d’euros à ses actionnaires en 2023, via de juteux dividendes ou rachats d’action. Ce manque à gagner fiscal touche en premier lieu le contribuable. Mais il touche aussi, voire surtout, les TPE (Très Petites Entreprises), les PME (Petites et Moyennes Entreprises) et les ETI (Entreprises de taille intermédiaires) qui n’ont pas les mêmes possibilités d’optimisation fiscale. Elles subissent donc une concurrence injuste et déloyale de la part des multinationales.

La première logique, la plus scandaleuse, est tout simplement celle de la fraude fiscale. En 1975, la fraude fiscale des firmes multinationales était quasiment nulle. Aujourd’hui, on estime que c’est plus de 10 % des revenus de l’impôt sur les sociétés qui sont perdus à cause de la fraude fiscale. Cela représente dans le cas de la France un manque à gagner direct de presque 10 milliards d’euros. Ainsi, Apple a dans les faits payé pour ses bénéfices dans l’Union Européenne le taux ruineux de 0,005 % d’impôts en 2014, avec la bénédiction de l’Irlande. Apple n’est qu’un exemple parmi d’autres : « Aujourd’hui, 40% des profits des multinationales sont délocalisés chaque année vers des paradis fiscaux », selon l’économiste Gabriel Zucman, les entreprises américaines étant évidemment les championnes en la matière.

La deuxième logique est plus perverse. Cette fraude fiscale, intrinsèquement liée à la libéralisation financière de la mondialisation, se couple et se recoupe avec une logique de concurrence fiscale internationale particulièrement féroce. Au delà de la fraude pure et dure fondée sur une délocalisation des profits, certains pays (l’Irlande par exemple, qui joue sur tous les tableaux de l’enfumade fiscale) baissent leurs taux d’imposition sur les sociétés (avec un taux marginal d’imposition de 12,5 % -en théorie- pour l’Irlande, avant 2024) afin d’attirer de l’activité réelle. Tout aussi dévastatrice pour l’économie, voire plus car elle correspond à une délocalisation de l’activité économique et pas uniquement des bénéfices, cette concurrence fiscale internationale est toutefois légale et rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le prix d’une telle concurrence fiscale est difficile à quantifier, car il n’est pas aisé de construire un contrefactuel permettant d’estimer les mouvements des entreprises en fonction de l’intégration financière. Le bon sens laisse toutefois à penser qu’il est énorme.

Cette concurrence fiscale internationale légale est rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne.

Ces deux tendances, qui coûtent déjà très cher, ont conduit la plupart des pays du monde à baisser leurs impôts sur les sociétés, dans une course au moins-disant. Ainsi, le taux marginal de l’impôt sur les sociétés en France, c’est-à-dire la tranche la plus haute, est passé de 50 % dans les années 70 à 25 % depuis le premier quinquennat Macron. Dans tous les pays développés, ce taux marginal a été peu ou prou divisé par 2 en quarante ans. La concurrence fiscale exerce une pression à la baisse sur la fiscalité des entreprises, ce qui constitue un énorme manque à gagner fiscal, nécessairement compensé par de plus forts impôts sur les particuliers. Cela pèse, et lourdement, sur le pouvoir d’achat des ménages. C’est du gâchis, tant les bénéfices pharaoniques des multinationales opérant en France ne demandent qu’à être taxés. De plus, l’impuissance à récolter les impôts remet en cause la notion même d’État-nation, tant la capacité à lever l’impôt est un principe autant caractéristique que fondateur de la souveraineté.

D’aucuns présentent cette émasculation fiscale comme étant inévitable, voire comme étant un mal pour un bien selon le principe religieux du « ruissellement ». La capacité des États à retrouver des capacités de taxation raisonnables est primordiale. En effet, si les multinationales ne paient rien ou presque rien, c’est forcément le contribuable moyen qui hérite de l’addition. Ce n’est évidemment ni juste ni soutenable, et ce d’autant plus que conjointement à cette baisse de l’impôt, les multinationales sont de plus en plus subventionnées, avec le cas extrême de Sanofi qui a touché plus d’un milliard de Crédit Impôt Recherche sur les 10 dernières années.

Il serait pour le moins démagogique d’avancer qu’il est facile de taxer les multinationales. Mais ce n’est pas facile non pas parce que les États sont réellement impuissants à le faire, mais parce qu’ils abandonnent leur puissance à le faire. Pire, dans le cas des États-Unis ou de la Chine par exemple, c’est parce qu’ils utilisent le pouvoir étatique pour favoriser la fraude fiscale de leurs grands groupes. Pour inverser la tendance, deux cas de figure sont à appréhender. Le premier est celui d’une hypothétique coopération internationale quasi-unanime, où tous les États ou presque voudraient de bonne foi plus taxer les multinationales. Le deuxième est unilatéral.

L’échec programmé de la perspective mondiale 

Certains libéraux tentent de faire croire, non sans un certain succès, que seul un alignement des planètes permettrait de taxer les multinationales comme on le souhaiterait. Il faudrait dans cette perspective que la quasi totalité des États se mettent d’accord sur cette nécessité, ce qui, évidemment, a peu de chances d’arriver, en témoigne l’accord sur la taxation des multinationales de l’OCDE datant de 2021

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant. Il faut dire en premier lieu que l’ambition était modeste. Plus précisément, si Biden avait initialement proposé un taux de 21 % des bénéfices, l’Europe et le Congrès Américain ont fait pression à la baisse (Bruno Le Maire, alors Ministre de l’Économie, proposant même un taux ruineux de 12,5%). Avec un taux finalement très faible (15%), proche de celui de l’Irlande (12,5%), cet accord avait comme principal objectif affiché l’harmonisation, en fixant un taux permettant d’éviter le dumping fiscal le plus outrancier, sans pour autant donner de véritable marge de manœuvre fiscale aux États qui le souhaiteraient. Mais même cet objectif au rabais ne sera jamais concrétisé. En effet, les États-Unis ont, une fois n’est pas coutume, signé un accord qu’ils n’ont pas ratifié (et qu’ils, selon toute vraisemblance, ne ratifieront probablement jamais). Ils ont donc demandé un délai ; l’accord était censé rentrer en vigueur en 2024, les autres États signataires ont accepté de décaler l’application de la plupart de ses dispositions à 2026. La facilité avec laquelle les États-Unis ont obtenu que l’application de l’accord soit décalée met sérieusement en doute la pensée que les États signataires ont vraiment l’intention et la volonté de l’appliquer réellement un jour.

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant.

Au delà même de sa non-application probable, l’accord était avant tout esthétique pour ne pas dire cosmétique tant, derrière l’annonce, les astérisques de l’accord prévoyaient, voire programmaient, son inefficacité, au point où des paradis fiscaux comme les îles Caïman l’ont signé. Ainsi, « l’exonération pour substance » (carve-out substance) prévoit que 10 % des activités de chaque multinationale ne soient pas pris en compte dans l’application de l’accord. Plus grave encore, l’accord ne prévoit rien contre les subventions aux entreprises. Autrement dit, les îles Caïman ne devraient plus, si l’accord venait à être appliqué, pouvoir taxer à taux 0 les multinationales américaines. Par contre, elles auraient totalement le droit de les taxer à 15 % puis de redonner les mêmes 15 % aux entreprises d’une manière ou d’une autre. Ce talon d’Achille de l’accord le vide de tout intérêt. En effet, mêmes si les subventions aux entreprises sont en principe interdites par les règles du commerce international, il y a longtemps que l’OMC ne joue plus aucun rôle pour intervenir. Plus coriace historiquement, l’Union Européenne a elle aussi clairement montré son intention d’être plus souple en la matière, après le Inflation Reduction Act agressif des États-Unis de 2022. Toujours est-il que ces deux aspects rendent l’accord inutile. Blague, fiasco, mascarade ? Les qualificatifs ne manquent pas pour caractériser cet accord qui a eu pour unique objectif et malheureusement pour unique effet de faire croire que les pays de l’OCDE voulaient sérieusement lutter contre la délocalisation fiscale, croyance vite déçue.

L’approche unilatérale de la taxation

L’approche multilatérale mondiale étant à exclure, il reste à appréhender le cas où quelques États (le Brésil, l’Espagne, la Grèce et même le Royaume-Uni peuvent être des alliés intéressants dans cette perspective) souhaiteraient plus taxer les multinationales. Le raisonnement est le même dans le cas où la France seule, ou un quelconque autre pays, déciderait de s’y mettre. Le principe d’une taxation des multinationales est finalement assez simple. Il suffit en fait de revenir à la manière dont elles sont en principe taxées et à comment elles évitent cette manière de payer.

L’impôt sur les sociétés porte sur le bénéfice des entreprises. Or, certaines multinationales ne déclarent aucun bénéfice en France mais la quasi-totalité en Irlande, au Luxembourg ou au Pays-Bas. Évidemment, ce n’est pas parce qu’Apple ou Google ne sont pas rentables en France et extrêmement rentables dans les pays à faible taxation, mais parce qu’ils délocalisent leurs bénéfices. Comment le font ils ? Ils utilisent une arme que seules les multinationales ont dans leur arsenal, celle des prix de transferts. Le principe est simple mais vicieux : lorsque la filiale irlandaise facture la filiale française, elle lui fait payer un prix exorbitant et totalement déconnecté du service effectivement rendu, de manière à équilibrer parfaitement les comptes de la filiale française, qui n’est donc pas redevable de l’impôt sur les bénéfices. La multinationale peut donc déclarer l’intégralité de ses bénéfices dans les pays à faible taxation, comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. C’est par ce biais-là que les entreprises transnationales esquivent l’impôt sur les sociétés d’une manière qui n’est pas accessible aux entreprises nationales, qui par définition n’ont pas de filiale dans les pays à faible taxation.

Il suffit donc, dans le cas des multinationales, de prendre un autre critère que le bénéfice pour les taxer, sous réserve que leur bénéfice mondial soit strictement positif. Il s’agit de prendre en compte le nombre d’employés, la quantité de capital ou le chiffre d’affaires (ou une pondération des trois) pour taxer ce qui n’aurait pas été taxé à l’étranger, en fonction de l’activité sur le territoire français. Explicitons le mécanisme par un exemple : imaginons qu’une entreprise américaine réalisant 10 % de son activité en France délocalise ses bénéfices dans un pays où l’impôt sur les sociétés n’est que de 5 % au lieu des 25 % français. La France pourrait lui demander de régler 2 % de ses bénéfices mondiaux en impôts, correspondant aux 10 % (part de la France dans l’activité de la multinationale) du différentiel de 20 points d’imposition que l’entreprise a évité en défiscalisant.

Cet audacieux principe, proposé entre autres par Gabriel Zucman (considéré comme le meilleur jeune économiste du monde), a l’énorme mérite d’éviter aux administrations fiscales de se questionner sur la légitimité des prix de transferts pour sanctionner les abus, qui sont extraordinairement complexes du fait des montages opérés par les avocats fiscalistes des multinationales, exploitant les moindres failles juridiques françaises ou européennes.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil est un classique de la guerre économique des États-Unis.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil qui servirait ici à s’attaquer aux abus des multinationales américaines est un classique de la guerre économique agressive des États-Unis. D’ailleurs, le principe est déjà présent dans l’accord de 2021 sur la taxation des multinationales, ce qui le rend, malgré ses énormes limites, novateur.

A quand un 4 août de la taxation des multinationales ?

Les libéraux aimeraient propager l’idée que s’il est en théorie possible de taxer plus les multinationales de manière unilatérale, la mise en pratique est plus délicate. Pourtant, avec la recette préalablement évoquée, le parlement britannique a passé en 2015 ce qui a vite été surnommé une « taxe Google » : un taux à 25 % sur les bénéfices délocalisés des multinationales opérant au Royaume-Uni, ce qui fait jouer tous les mécanismes préalablement décrits pour taxer effectivement les multinationales. La mise en place pratique de cet impôt s’intéressant non plus aux bénéfices mais au montant de l’activité des multinationales n’a toutefois pas vraiment eu lieu, même si elle a poussé Google, par exemple, à trouver un accord à l’amiable avec le fisc britannique quant à ses bénéfices délocalisés. Les conservateurs britanniques n’ont pas voulu pousser la logique jusqu’au bout et ont surtout réalisé cette taxe à des fins d’annonce, pour mettre la pression sur les multinationales et les pousser à négocier d’une part, pour faire croire à l’opinion publique qu’elle s’intéressait à la justice fiscale, en pleine période électorale, d’autre part. Il serait grand temps de s’inspirer de telles mesures, de les généraliser, et surtout de les appliquer ou du moins de les utiliser pour gagner le bras de fer avec les multinationales et récupérer le manque à gagner fiscal.

Évidemment, la mise en place pratique demande beaucoup de finesse diplomatique et de courage politique. La réponse rationnelle des États concernés serait d’augmenter leurs taux d’imposition puisque de fait leurs cadeaux fiscaux ne seraient plus efficaces, engageant une logique de mieux-disant fiscal plutôt que de concurrence acharnée. Il y a fort à parier, toutefois, qu’avec Trump aux manettes, la riposte américaine s’éloigne de cette rationalité et que les États-Unis menacent d’augmenter leurs barrières douanières pour compenser une nouvelle baisse des impôts des super-riches et des multinationales. Cela impacterait les exportations françaises, mais cela ne change en rien le fond du problème et puisque Trump menace déjà de guerre commerciale, la question de la taxation des multinationales peut servir d’outil puissant et convaincant lors des négociations avec la Maison Blanche. Or, la France a les outils pour taxer lesdites multinationales.

La logique peut-être poussée plus loin pour faire face aux moyens détournés de défiscaliser. Interdire l’accès au marché français peut être un levier intéressant, par exemple pour faire face aux subventions publiques, violations flagrantes des règles du commerce international et moyen caché de ne pas pas payer d’impôts. De manière générale, l’expulsion, voire l’expropriation, des multinationales ne respectant pas les règles est un tabou politique qu’il faudrait lever, car correspondant à une potentialité économique. Le cas des multinationales occidentales en Russie, qui ont dû quitter précipitamment le pays suite aux sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine, montre que des entreprises nationales peuvent très vite venir remplacer les groupes étrangers.

En définitive, si la question de la taxation des multinationales pose des défis politiques certains, il est fallacieux de considérer que c’est une impossibilité économique. L’intégration financière mondiale autour d’un hypothétique accord international est quant à elle un vœu pieux, étant donné qu’il y aura toujours suffisamment d’États prêts à jouer le rôle de paradis fiscaux. De la même manière que les États ont fait le choix de ne plus taxer ces entreprises, ils ont de la marge de manœuvre pour les assujettir à l’impôt de nouveau s’ils le souhaitent. À quand un 4 août relatif à la fiscalité des multinationales ?

Les cadeaux aux riches d’Attal et de Bardella : le choc fiscal dont on ne parle pas

© Kelly Sikkema

Cette campagne législative au pas de course s’est concentrée sur les questions économiques et fiscales, souvent pour insister sur la prétendue « insoutenabilité financière » du programme du Nouveau Front Populaire. Ce sont pourtant le RN et Ensemble qui multiplient les promesses de cadeaux fiscaux dans leurs programmes respectifs, sans expliquer comment ils seraient financés. Loin d’aider les « classes moyennes » comme ils le prétendent, ces réductions d’impôts bénéficieront principalement aux 10 % les plus aisés, au détriment de la majorité des Français.

Cette campagne législative aurait pu donner lieu à une confrontation intéressante de visions économiques opposées. Mais avant même la publication du programme du Nouveau Front Populaire (NFP), Bruno Le Maire et Jordan Bardella ont préféré jouer avec les peurs. L’actuel ministre de l’économie a par exemple déclaré que la victoire du Nouveau Front Populaire impliquerait la mise sous tutelle de la France par le FMI. La critique provenant d’un ministre de l’économie ayant accumulé 1 000 milliards d’euros de dette supplémentaire en 7 ans pourrait apparaître ironique. Alors pour appuyer son propos outrancier, il n’a pas hésité à publier un chiffrage faussé, indiquant par exemple que la réforme de la Contribution Sociale Généralisée (CSG) coûterait 39 milliards d’euros. Gabriel Attal indique quant à lui que les retraités gagnant 1.200 euros par mois payeront davantage de CSG avec cette réforme. Pour appuyer son propos, il publie même un simulateur truqué, comme révélé par le journal Le Monde.

Les fake news des deux ministres ne concordent pas – ou alors il faudrait imaginer que la réforme soit à la fois coûteuse pour les finances publiques et fasse payer davantage d’impôt à une large majorité de Français. La vérité est toute autre : le NFP propose une baisse de l’impôt sur le revenu et de la CSG pour 92 % des Français, financée par une hausse pour les plus riches, ce qui rend la réforme budgétairement neutre. Mais tout est bon pour embrouiller le débat et détourner l’attention de leur propre bilan, alors qu’ils ont justement augmenté la CSG sur les petits retraités ou encore prolongé la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), qui représente un prélèvement de près de 10 euros par mois pour un salarié au SMIC.

L’argument du « sérieux économique » vise en outre à faire croire qu’aucune autre politique ne serait possible comme le rappelle le journaliste de Mediapart Romaric Godin : « Aucune transformation majeure ne s’est souciée d’une norme de finance, précisément parce que ces normes sont construites pour empêcher la possibilité d’une quelconque transformation sociale. Respecter le cadre financier, c’est respecter d’abord la hiérarchie sociale existante. […] Ce critère de « réalisme » lié à des « chiffrages » est proprement douteux. Ils reposent ainsi sur des hypothèses incertaines et toujours contestables, à la hausse comme à la baisse. Il est, à cet égard, amusant de voir les économistes doctes venir donner des leçons définitives sur ces programmes alors que leurs propres prévisions sont régulièrement défaillantes et en décalage constant avec la réalité. »

Il est par exemple piquant de noter que le journal Les Echos s’est permis de dénoncer le programme soi-disant infinançable du NFP, tout en publiant le jour suivant un article prodiguant des conseils à ses lecteurs pour échapper aux futurs impôts proposés par cette même coalition. S’affoler d’une hausse des déficits tout en prodiguant des conseils pour baisser les recettes de l’Etat est tout de même cocasse. Le programme du NFP est en réalité le seul entièrement chiffré et financé. Il est d’ailleurs soutenu par plus de 300 économistes renommés internationalement, dont la Prix Nobel Esther Duflo. A l’inverse, le RN et Ensemble proposent de nombreuses baisses d’impôts, sans aucun chiffrage ni piste de financement. Mais les éditorialistes peuvent dormir tranquille : ce sont bien aux plus riches du pays que s’adressent ces cadeaux fiscaux.

Les candidats du pouvoir d’achat… des plus riches !

Commençons par décrypter les mesures proposées par le RN à destination des jeunes. La suppression pure et simple de l’impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans est sans doute la plus emblématique. Elle ne changera pourtant rien à la situation de la majorité des jeunes qui perçoivent des revenus trop faibles pour être assujettis à cet impôt. Cela représentera en revanche un cadeau de 1,3 milliard d’euros aux 10% des jeunes les plus riches. Dans la même veine, Jordan Bardella souhaite exonérer d’impôt sur les sociétés les patrons de moins de 30 ans. Mais en réalité, une infime minorité de jeunes entreprises payent l’impôt sur les sociétés puisque la plupart ne sont pas encore rentables ou bénéficient déjà de régimes fiscaux favorables. Cette mesure bénéficiera donc uniquement aux quelques jeunes patrons dont les entreprises sont particulièrement florissantes. Elle risque par ailleurs de créer des possibilités de fraude fiscale, des parents pouvant par exemple enregistrer leur entreprise au nom de leurs enfants. Ce cadeau leur permettra d’augmenter leurs marges nettes et donc leurs dividendes… qui ne seront eux-mêmes pas taxés pour les patrons de moins de 30 ans. La boucle est bouclée.

Est-ce vraiment la priorité d’aider les 10% de jeunes ayant déjà des situations d’emploi stables, un salaire confortable ou étant à la tête d’une entreprise déjà rentable ?

Gabriel Attal a eu des mots très durs contre ces mesures mais en reprend pourtant l’esprit en proposant la suppression des droits de mutation à titre onéreux (les « frais de notaire ») jusqu’à 250.000 euros pour les jeunes accédant à la propriété. Cette baisse d’impôt ne bénéficiera pas aux « jeunes de classes moyennes et populaires » comme il le prétend. Pour qu’un jeune puisse accéder à la propriété, il faut en effet que la banque lui accorde un prêt, ce qu’elle fera généralement pour des jeunes disposant déjà d’un patrimoine, d’une situation d’emploi stable et d’un revenu confortable supérieur à 3.800 euros par mois comme l’a montré un journaliste de France info. Par ailleurs, la mesure inquiète fortement les collectivités locales, en particulier les départements, qui récupèrent la grande majorité des recettes de cet impôt pour financer des besoins locaux.

Sans même aller jusqu’à dénoncer les cas les plus caricaturaux de jeunes traders se voyant offrir des baisses d’impôts spectaculaires ou du dernier fils de Bernard Arnault exonéré d’impôt sur les sociétés, il faut se demander : est-ce vraiment la priorité d’aider les 10% de jeunes ayant déjà des situations d’emploi stables, un salaire confortable ou étant à la tête d’une entreprise déjà rentable ? Est-ce bien raisonnable d’avoir baissé les aides personnalisées au logement (APL) pour les jeunes locataires comme l’a fait le Gouvernement pour ensuite utiliser cet argent pour baisser la fiscalité des jeunes propriétaires ?

Mais les baisses d’impôts sur le revenu ne s’adressent pas qu’aux jeunes pour le RN, qui propose également d’instituer une part fiscale complète dès le deuxième enfant, au nom de la relance de la natalité. Là encore, la majorité des familles qui ne payent déjà pas l’impôt sur le revenu n’en bénéficieront pas. Et plus la famille sera aisée, plus le cadeau sera élevé. Le RN veut même supprimer l’impôt sur le revenu des médecins retraités reprenant du service. Cette mesure a de quoi étonner : s’il est évident qu’il faut trouver une solution au problème des déserts médicaux, l’outil fiscal ne paraît pas le plus adapté. Mais ce que souhaite en réalité le RN apparaît alors clairement : détricoter petit à petit l’impôt sur le revenu, l’un des seuls impôts progressif de notre système fiscal. Lorsqu’il dirigeait le Front National, Jean-Marie Le Pen proposait sa suppression pure et simple. Jordan Bardella s’inscrit dans cette lignée, avec comme à son habitude, un enrobage plus présentable. Il convient par ailleurs de noter que le RN poursuit la même logique qu’Emmanuel Macron, qui avait lui-même déjà affaibli l’impôt sur le revenu au moment des gilets jaunes, alors même qu’il s’agissait d’une réponse complètement inadaptée à leur demande de justice fiscale.

Ce que souhaite en réalité le RN apparaît alors clairement : détricoter petit à petit l’impôt sur le revenu, l’un des seuls impôts progressif de notre système fiscal.

En outre, Jordan Bardella maintient la « flat tax » mise en place par Emmanuel Macron et dont la conséquence est qu’en France, les revenus du travail sont bien davantage taxés que les revenus du capital. Alors même que depuis 2017, le salaire horaire réel dans le secteur marchand a baissé de 4,8% tandis que les dividendes augmentaient de 85%. Et que cette politique de baisse de la fiscalité du capital n’a eu aucun effet bénéfique pour l’économie, de l’aveu même du comité d’évaluation de France Stratégie mis en place à la demande du président de la République.

Jordan Bardella promet également de supprimer l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), qui a remplacé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Ici, le RN ne cache même pas le public visé, décrit dans le nom même du prélèvement : cet impôt est actuellement payé par les propriétaires d’une résidence principale valant plus de 1,9 million d’euros… Rappelons ici que 50% des ménages français ont un patrimoine net quinze fois moins important que ce seuil. C’est donc un cadeau de 2 milliards d’euros pour les 0,4% les plus riches que nous propose l’autoproclamé « candidat du pouvoir d’achat ». Les 500 plus grosses fortunes de France sont passées d’un total de 454 à 1.170 milliards d’euros depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Mais la priorité de Jordan Bardella est donc de leur venir en aide.

Pour se différencier sur le papier de Gabriel Attal, il propose par ailleurs de rétablir un impôt sur la fortune financière. Cela sonne bien. Mais il s’agit d’une opposition de façade : les deux candidats proposent donc de ne taxer qu’une partie du patrimoine des très riches. Par ailleurs, de très nombreux biens ne seront ni taxés par Gabriel Attal, ni par Jordan Bardella : les yachts, les jets privés, les montres et bijoux de luxe, les crypto-monnaies, les lingots d’or, les œuvres d’art, etc. Leurs groupes parlementaires respectifs se sont d’ailleurs toujours associés à l’Assemblée nationale pour rejeter toutes les taxes sur ces produits de luxe proposées par les groupes de gauche. Il s’agit pourtant de biens que l’on retrouve, il faut le dire, assez peu chez les « classes moyennes » qu’ils prétendent vouloir protéger… Un riche n’aura alors qu’à répartir son patrimoine sur des investissements non taxés pour échapper à toute imposition sur celui-ci. Une manœuvre si simple que les conseillers fiscaux risquent même de se retrouver au chômage.

Opération séduction des héritiers

Ces détenteurs de gros patrimoines peuvent aussi compter sur ces deux partis pour leur permettre de transmettre leurs possessions sans payer le moindre impôt. Ainsi, le RN propose « d’exonérer les donations des parents et des grands-parents à leurs enfants et petits-enfants jusqu’à 100.000 € par descendant tous les 10 ans ». Faisons un simple calcul. Un couple avec deux enfants et cinq petits-enfants – ce qui correspond à une famille française moyenne – pourra transmettre 100.000 euros par parent et enfant et petit-enfant, soit au total 1,4 millions d’euros tous les 10 ans, sans payer d’impôt. Et ce alors même que 87% des successions sont inférieures à 100.000 euros et sont donc déjà largement exonérées d’impôt actuellement.

Ce beau cadeau ne vient pas de nulle part : Eric Ciotti, le nouvel allié du RN signait il y a un mois une tribune pour demander la « mort de l’impôt sur la mort » et donc permettre aux milliardaires de faire vivre des générations entières de rentiers sans qu’ils n’aient à participer à l’effort fiscal national. Le parti présidentiel n’est pas en reste : il propose une exonération de 150.000 euros par enfant et 100.000 euros par petit-enfant, tout en gardant la remise à zéro actuelle qui intervient tous les 15 ans. La même famille prise en exemple précédemment pourra donc transmettre 1,6 million d’euros tous les 15 ans sans payer d’impôt. Dans les deux cas, cela permettra à des multimillionnaires de transmettre la totalité de leur fortune, en anticipant et optimisant les donations à intervalles réguliers, alors même qu’il existe un quasi consensus des économistes pour demander le renforcement de l’impôt sur l’héritage des plus riches. Et comme ils ne remettent pas en question la logique même du système actuel, certains petits héritages, en ligne indirecte ou n’ayant pas été anticipés à l’aide de conseillers fiscaux, continueront d’être très fortement taxés.

Une politique « pro business » assumée qui gonflera les marges des très grosses entreprises

Sur le volet entreprises, Jordan Bardella assume directement de s’inscrire dans la continuité fiscale d’Emmanuel Macron : son programme propose ainsi de « poursuivre la baisse des impôts de production » entamée par ce dernier. Il répond ici à une demande de longue date du MEDEF, alors même que cela profitera surtout aux très grosses entreprises et que les effets économiques d’une telle réforme sont remis en cause par de nombreux économistes.

Les principaux gagnants de la baisse de TVA sur l’énergie risquent d’être les énergéticiens comme Total, qui pourront baisser très légèrement les factures, tout en augmentant sensiblement leurs marges.

Au vu du public bénéficiaire de telles réformes, la discrétion de Jordan Bardella sur l’ensemble de ces mesures fiscales n’est pas surprenante. Le président du Rassemblement National préfère en effet mettre en avant sa seule mesure qui bénéficiera à l’ensemble des Français : la baisse de TVA sur les produits énergétiques. Si cette mesure choc parle à tout le monde, l’absence de contrôle réel des prix de l’énergie dans le programme de l’extrême droite interroge. Comme avec la baisse de la TVA dans la restauration instaurée sous Nicolas Sarkozy, il est peu probable que les prix payés par le consommateur baissent significativement. Les principaux gagnants risquent d’être les énergéticiens comme Total, qui pourront baisser très légèrement les factures, tout en augmentant sensiblement leurs marges, absorbant ainsi une bonne partie du cadeau fiscal promis aux consommateurs finaux.

Et à la fin, qui va payer ?

Tout en proposant de nombreuses baisses d’impôts aux plus aisés, les candidats du RN et d’Ensemble sont formels : ils respecteront la trajectoire de baisse des déficits imposée par la Commission européenne dans le cadre de la procédure pour déficit excessif qui vient d’être initiée contre la France. C’est donc bien l’ensemble des Français qui devra financer ces cadeaux, à travers des coupes budgétaires dans les services publics et les aides sociales. Deux économistes ont fait le travail d’évaluation : le programme du RN conduirait à une hausse du revenu disponible net de 1.160 euros par an pour les 10% les plus riches et à une baisse pour 70% de la population. Les 30% les plus pauvres perdront en moyenne 230 euros par an.

Ainsi, le RN propose en réalité de poursuivre la politique des macronistes, qui se sont illustrés par la baisse des aides au logement des plus précaires pour financer la suppression de l’ISF dès leurs premiers mois au pouvoir. Dernièrement, c’est même au budget dédié au financement de la transition écologique que Bruno Le Maire s’est attaqué en urgence pour compenser des recettes fiscales plus faibles que prévu. La dépense publique par étudiant à l’université française a également baissé de 15% en 10 ans. Les besoins vitaux de la population deviennent alors une variable d’ajustement pour financer les baisses d’impôts pour les plus aisés.

Alors même que la logique pourrait être inverse : partir des besoins de la population et des investissements nécessaires pour endiguer la crise écologique et demander à ceux qui ont les moyens de les financer. En outre, l’augmentation significative des investissements publics et des revenus des ménages conduirait à une relance économique keynésienne, dont l’économie française a besoin pour sortir de la stagnation. Tel serait justement un cap économique « sérieux ».

Niches fiscales et sociales : plus de 200 milliards d’exonérations très opaques

© Ibrahim Boran

Alors que Bruno Le Maire vient d’annoncer 10 milliards d’économies supplémentaires sur le budget 2024, le maquis des plus de 400 niches fiscales reste intouché. Pourtant, nombre d’entre elles sont particulièrement coûteuses et n’apportent pas grand-chose à l’économie française. Pire, elles peuvent même avoir des effets pervers, comme la création de trappes à bas salaires. A l’occasion de la journée mondiale pour la justice sociale, Attac France publie une note riche en propositions pour réformer en profondeur le système fiscal pour le rendre plus équitable. Extraits.

Pour que chacun·e contribue à hauteur de ses facultés, comme le stipule l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, le système fiscal doit être progressif. L’objectif est en effet de dégager des recettes publiques et de réduire les inégalités. Ceci doit permettre aux personnes les plus pauvres de contribuer faiblement, puisque leur revenu leur est vital pour subvenir, parfois avec difficulté, aux besoins essentiels, et aux personnes les plus aisées de contribuer plus fortement.

Or, les politiques fiscales menées en France depuis de longues années, et singulièrement depuis 2017, ont poursuivi une direction opposée : elles ont largement favorisé l’explosion des superprofits et l’accumulation des ultra-riches. Cette tendance n’est certes pas spécifique à la France. La concurrence fiscale et sociale, qui se traduit par un affaiblissement de la progressivité de l’imposition des revenus et une baisse de la fiscalité du patrimoine et de l’imposition des entreprises, bénéficie largement aux personnes les plus riches. Un rapport récent d’Oxfam France montrait ainsi que « les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des 42 000 milliards de dollars de nouvelles richesses créées depuis 2020, soit près de deux fois plus que les 99 % restants ».

Les contre-réformes fiscales pèsent par ailleurs lourdement sur les budgets publics et justifient des politiques de rigueur budgétaire qui frappent directement les catégories moyennes et populaires. Ainsi, en 2021, les inégalités ont augmenté nettement alors que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté atteignait 9,1 millions. Ces politiques bloquent également les investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Pour financer les urgences sociales et écologiques, il faut une répartition de la charge fiscale qui soit plus progressive.

La mise en place d’une taxe sur les superprofits, d’une taxation unitaire des multinationales, d’un ISF rénové, d’un renforcement des droits de succession vont dans ce sens. À ces mesures doit s’ajouter une refonte en profondeur du système fiscal pour le rendre plus progressif, et donc plus juste. Une première piste pour améliorer la progressivité de la charge fiscale consiste à réduire le coût et le nombre de mesures dérogatoires, ou encore des « cadeaux fiscaux ». Une véritable mise à plat des niches fiscales et sociales serait nécessaire. 

Le coût des 465 « niches fiscales » recensées par la Cour des comptes en 2023 aurait atteint 94,2 milliards d’euros sur l’année 2022. Un coût colossal auquel il faut ajouter celui de mesures qui ne sont plus considérées comme des « niches fiscales », mais qui représentent pourtant un sérieux manque à gagner pour les recettes de l’État. Il en va ainsi notamment du régime de groupe de sociétés « mère fille » et de la « niche Copé » (une exonération de plus-valus en matière d’impôt sur les sociétés). 

Bien que non évaluées depuis 2018, ces mesures représentent respectivement un coût de 17,6 milliards et 7 milliards d’euros. Au final, le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine donc les 120 milliards d’euros. De nombreuses « niches » bénéficient aux agents économiques qui ont les moyens de les utiliser dans leur schéma de défiscalisation.

Le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine les 120 milliards d’euros.

Il en va ainsi des dispositifs en matière d’épargne (logement, placements financiers) pour les ménages ou encore du crédit d’impôt recherche (7,6 milliards d’euros de manque à gagner), largement concentré sur les grandes entreprises, mais qui présente un bien mauvais bilan. Il permet surtout à ses bénéficiaires de réduire leur impôt sur les sociétés, sans effet notable sur la recherche, alors même que la recherche publique manque cruellement de moyens. 

Quant aux « niches sociales », qui représentent un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et favorisent la formation des profits, leur coût avoisine les 90 milliards d’euros. Si ces allègements procèdent de la volonté des gouvernements successifs de baisser le coût du travail pour favoriser la création d’emplois, le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et engagements en dresse un constat sévère.

Ces dispositifs présentent des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires.

Pour le comité, « on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. Enfin, on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise. On ignore par ailleurs si l’efficacité de la politique allègements s’atténue à mesure que les allègements de cotisations sociales s’amplifient ». Ces dispositifs présentent en outre des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires, maintient les inégalités et alimente la précarité.

Il faut donc passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Pour ce faire, une meilleure procédure d’information annuelle du Parlement est indispensable. Celle-ci devrait comporter l’ensemble des dispositifs, « déclassés » ou non, rappeler la méthode d’évaluation et livrer les éléments d’analyse procédant de la « revue ». 

Une clarification du périmètre des « niches » est également nécessaire, notamment concernant certains dispositifs (l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités ou certaines demi-parts additionnelles obéissent à une logique différente des réductions et crédits d’impôt). Par ailleurs, un renforcement des contrôles est indispensable, tant par la Direction générale des finances publiques s’agissant des « niches fiscales » que par les URSSAF s’agissant des « niches sociales ». 

Une telle « revue des niches » dégagerait des recettes publiques, rétablirait une meilleure progressivité de l’impôt sur le revenu et contribuerait enfin à l’équité fiscale entre grands groupes et PME. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.

Plus de 140 milliards d’euros par an : la hausse exponentielle des aides aux entreprises

© Louis-Hervier Blondel

En 2018, Emmanuel Macron fustigeait « le pognon de dingue » dépensé par l’Etat dans les minima sociaux. Depuis cinq ans, ses différents gouvernements multiplient donc les coups de canif contre la protection sociale des Français, rognant cinq euros sur les APL, en économisant plus d’un milliard via la réforme de l’assurance chômage ou prévoyant d’obliger les bénéficiaires du RSA à travailler bénévolement 15 à 20 heures par semaines. Pour les entreprises en revanche, les aides publiques sont toujours plus nombreuses : de 2007 à 2018, elles ont augmenté trois fois plus vite que les aides sociales. Dans Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (Seuil, 2022), les économistes Maxime Combes et Olivier Petitjean reviennent sur cette pluie de subventions et de baisses d’impôts qui assèche les finances publiques. Extrait.

Ces dernières années, avant même la pandémie de Covid-19, les aides publiques aux entreprises ont connu une inflation continue, déjà sans transparence et sans conditions sociales, fiscales ou écologiques. Le silence relatif qui accompagne cette augmentation apparemment inexorable contraste avec le battage médiatique sur les aides sociales et leurs coûts.

Au vu de [la] longue histoire [des aides publiques aux entreprises], on aurait pu s’attendre que le commissariat général du Plan, puis le Centre d’analyse stratégique et France Stratégie disposent d’indicateurs précis et stabilisés sur ce que coûte cet empilement d’aides à l’État et aux contribuables. Il n’en est rien. Nous n’avons aucun chiffrage global, rien qui ne permette d’analyser l’évolution des aides dans le temps, ni d’opérer des comparaisons régionales et internationales et encore moins d’évaluer leur efficacité. Évaluer précisément la facture globale des aides publiques au secteur privé n’est manifestement pas la priorité des pouvoirs publics, pas plus que celle d’une grande part de la recherche en économie. À peine sait-on dire combien d’aides il existe, mais sans qu’il ne soit possible d’avoir une évaluation précise et à jour de leurs montants.

Évaluer précisément la facture globale des aides publiques au secteur privé n’est manifestement pas la priorité des pouvoirs publics, pas plus que celle d’une grande part de la recherche en économie.

Nous avons néanmoins tenté de rassembler les rares données disponibles, aussi fragiles et incomplètes soient-elles. Celles que nous avons trouvées nous ont permis de mesurer l’accélération impressionnante du soutien public envers le secteur privé. Le « pognon de dingue » débloqué lors de la pandémie n’est pas une anomalie qui va se résorber. C’est au contraire l’accélération d’un changement profond en cours depuis quelques décennies.

Selon un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF), de l’Inspection générale des Affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale de l’Administration (IGA) publié en janvier 2007, soit quelques mois avant la crise de 2008-2009, l’ensemble des aides aux entreprises existantes représentaient à l’époque 65 milliards d’euros, dont 90 % étaient financées par l’État. Rendu public dans l’indifférence générale – nous n’avons retrouvé aucun article de presse à son propos – ce rapport montre donc que l’équivalent de 3,5 % du PIB annuel était alors transféré sous forme d’argent public aux entreprises privées.

40 milliards d’euros de CICE par an

Ses auteurs dénoncent déjà « un empilement de mécanismes voisins ou aux objectifs quasiment identiques », « des effets attendus qui ne résistent pas à l’évaluation par grandes masses » ou encore « une régulation du système faite de facto par les entreprises ». Ils précisent même que les efforts de « mise en cohérence et d’amélioration de l’efficience des aides » ne sont que trop rares, et constatent « un fort déficit de pilotage et de régulation de la politique d’aides publiques aux entreprises ». Ils préconisent enfin « un processus d’évaluation régulière des dispositifs d’aides publiques aux entreprises » et de « ne créer aucun dispositif nouveau sans évaluation préalable des dispositifs existants pour la finalité considérée ». Voilà qui aurait déjà dû justifier une complète remise à plat des milliers de dispositifs d’aides publiques, mais celle-ci n’a jamais eu lieu. 

Pire. La crise de 2008-2009 a considérablement accru le volume des aides. C’est au détour d’un autre rapport, publié par l’IGF en juin 2013 et visant à simplifier et rendre plus efficaces les aides aux entreprises, que l’on apprend que l’intervention publique en leur faveur atteint désormais les 110 milliards d’euros. C’est une augmentation de 57 % en à peine six ans. Elle s’explique en partie par l’extension continue des dispositifs existants, mais aussi par les aides débloquées pour faire face à la crise économique et financière de 2008, notamment celles regroupées dans le plan de relance de Nicolas Sarkozy de 2008.

Outre des remboursements anticipés de CIR, de TVA et d’impôt sur les sociétés pour un montant total de 11,5 milliards d’euros, ce plan de relance exonérait totalement les entreprises de moins de 10 salariés de la totalité des charges patronales pour des embauches réalisées en 2009 jusqu’à hauteur de 1,6 fois le Smic. Le rapport, dit rapport Queyranne du nom du président d’alors de la région Rhône-Alpes, juge l’ensemble « faiblement piloté et insuffisamment évalué », recommandant « de disposer des instruments permettant de suivre avec plus de précision le coût et les effets de ces multiples dispositifs sédimentés, obsolètes et souvent inefficaces »

Depuis 2013, de nouveaux transferts de richesse vers les entreprises privées sont venus s’ajouter aux dispositifs existants. Malheureusement, aucun nouveau chiffrage global n’a été publié. On en est réduit à des évaluations au doigt mouillé. Puisque le Pacte de responsabilité et le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), pour un montant total de 40 milliards d’euros par an, sont les mesures les plus coûteuses adoptées depuis sous la présidence de François Hollande, il est tentant de les ajouter aux 110 milliards de 2013 et d’évaluer le tout à environ 150 milliards d’euros en 2017, à la fin du quinquennat.

Transferts de richesse aux entreprises

Bercy ne dit pas le contraire : au détour d’une interview, en mai 2018, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes Publics, indiquait que les aides aux entreprises représentaient « 140 milliards d’euros chaque année ». Quatre ans plus tard, malgré des demandes réitérées de la part de journalistes, experts et parlementaires, Bercy n’a toujours pas publié de nouvelle évaluation.

Ne pinaillons pas. Conservons ces 140 milliards d’euros. Que peut-on en conclure ? D’abord, que ces transferts de richesse aux entreprises ont encore augmenté de 27 % entre 2013 et 2018. Ensuite, que ces 140 milliards d’euros équivalent au montant agrégé des aides sociales (allocations familiales, pauvreté, chômage et aides au logement) versées par l’État en 2018.

Cette comparaison est plus que justifiée. Il faut en effet se souvenir que l’expression « pognon de dingue » est devenue virale suite à une vidéo d’Emmanuel Macron diffusée à dessein pour faire le buzz sur les réseaux sociaux le 12 juin 2018 : on y voit le président de la République lors d’une réunion de travail à l’Élysée affirmer « mettre un pognon de dingue dans des minima sociaux » alors que « les gens ils sont quand même pauvres ».

Deux poids, deux mesures

Si l’on compare l’évolution des deux chiffres au cours des quinze dernières années, on constate en outre que « le pognon de dingue » destiné au secteur privé augmente bien plus vite que les aides sociales. En 2018, les aides aux entreprises représentaient l’équivalent de 5,6 % du PIB, en augmentation de 215 % sur un tout petit peu plus de 10 ans, soit une croissance annuelle moyenne de 7,2 % par an. C’est énorme.

En 2018, les aides aux entreprises représentaient l’équivalent de 5,6 % du PIB, en augmentation de 215 % sur un tout petit peu plus de 10 ans, soit une croissance annuelle moyenne de 7,2 % par an.

Rares sont les grandeurs économiques qui augmentent à un tel rythme moyen pendant plus de dix ans. Surtout quand il s’agit de dépenses publiques, que tous les gouvernements disent vouloir compresser. De leur côté, les aides sociales dont le périmètre a déjà été évoqué, qui représentaient près de 108 milliards d’euros en 2007, n’ont crû que de 31 % sur la même période, soit 2,5 % par an. Les aides publiques aux entreprises ont donc progressé trois fois plus vite que les aides sociales entre 2007 et 2018.

Poursuivons la comparaison. Dès qu’une dépense sociale augmente un peu plus vite que le PIB, nombreux sont ceux qui dénoncent la gabegie d’argent public ou, à tout le moins, son caractère insoutenable au regard de la richesse nationale. Dans le cas présent, entre 2007 et 2018, le le PIB n’augmentait que de 1,5 % par an en moyenne, soit près de cinq fois moins vite que le montant des aides publiques au secteur privé (7,2 %), sans que cela n’émeuve personne, et surtout pas celles et ceux si enclins à dénoncer le poids des dépenses sociales.

Ainsi, on entend souvent dire que le coût de l’assurance-chômage pour les finances publiques est beaucoup trop lourd. Selon les données du ministère du Travail, 45 milliards d’euros étaient alloués aux chômeurs en 2019… contre près de 75 milliards d’euros en allègement du coût du travail qui bénéficient essentiellement aux entreprises privées : à se demander qui sont les véritables assistés.

Les entreprises bien moins mises à contribution que les ménages

Voilà donc de quoi tordre le cou à un bon nombre d’idées reçues. Depuis 20 ans, les politiques de restriction des dépenses sociales et de financements des services publics ont été justifiées par le risque d’accroissement des déficits budgétaires. Il n’a jamais été mentionné que les transferts de richesse des pouvoirs publics vers les entreprises privées jouent un rôle relatif sans doute bien plus important dans l’augmentation des dépenses publiques au cours des 15 dernières années que les transferts sociaux.

Comment des économistes, des éditorialistes et le personnel politique ont-ils pu asséner pendant des années qu’il n’existait aucune marge de manœuvre budgétaire pour réviser à la hausse les minimas sociaux alors que dans le même temps les aides publiques aux entreprises augmentaient de 7,2 % par an, laissant se sédimenter des centaines de dispositifs, pour une grande partie inefficaces ? 

D’autant que cette explosion des aides au secteur privé s’est accompagnée d’un puissant transfert de la charge du financement du budget de l’État. Alors que les ménages et entreprises contribuaient à peu près de façon proportionnelle il y a encore dix ans, les entreprises ont été bien moins mises à contribution que les ménages depuis.

La participation des employeurs au financement de la Sécurité sociale diminue

Sous l’effet du CICE, du pacte de responsabilité et de la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS), l’effort contributif des entreprises a diminué, tandis que les prélèvements sur les ménages ont continué à s’accroître. Les hausses de la TVA, de la fiscalité locale, de la fiscalité écologique, de la contribution au service de l’électricité (CSPE) et des cotisations sociales salariées ont augmenté l’effort contributif des ménages de plus d’un point de PIB.

L’augmentation des aides publiques aux entreprises ne s’est donc pas accompagnée d’une hausse proportionnelle de leur contribution aux finances publiques par la fiscalité – c’est exactement le contraire qui s’est produit. La tendance se retrouve à l’identique du côté du financement de la Sécurité sociale. Selon le dernier rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale (REPSS) publié en 2022, la participation des employeurs privés au financement de la Sécurité sociale n’a cessé de diminuer au point de devenir minoritaire : alors qu’en 1990, leur part était de 51 %, elle est tombée à 36,5 % en 2019.

Désormais, les ménages sont les premiers financeurs d’une sécurité sociale dont le budget est de plus en plus grevé par la généralisation des exonérations de cotisations pour les entreprises. 

Hormis quelques cas emblématiques tels que le CIR ou le CICE, il n’existe aucune évaluation publique systématique de l’efficacité de chacune des 2000 aides publiques existantes.

À bien des égards, les entreprises privées vivent un âge d’or : elles bénéficient d’une part croissante des ressources publiques tout en réduisant drastiquement leur contribution à l’effort général. Pour quelle efficacité ? Hormis quelques cas emblématiques tels que le CIR ou le CICE, il n’existe aucune évaluation publique systématique de l’efficacité de chacune des 2000 aides publiques existantes.

Déjà en 1977, Anicet Le Pors s’étonnait du manque d’études sérieuses, tant au préalable qu’ex post, pour justifier la création ou le maintien d’une aide publique. Non seulement on ne sait pas combien les aides publiques coûtent au total, mais on ne sait pas non plus comment cet argent est utilisé et pour quels résultats : un vrai trou noir.

Comme si maintenir un voile d’ignorance permettait à Bercy et aux gouvernements successifs de ne pas dévoiler au grand jour l’inefficacité d’une bonne partie des dispositifs existants et d’éviter que leurs politiques de soutien au secteur privé soient débattues publiquement.

© Editions du Seuil.

Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, Maxime Combes, Olivier Petitjean, coédition Seuil/Don Quichotte, 18 euros.

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

“Moins de taxes”, “plus d’État” : deux revendications complémentaires

Une émeute à Londres en 1990 contre la “poll tax” de Margaret Thatcher. © James Bourne

Né spontanément et toujours largement soutenu, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour un sentiment d’exaspération fiscale d’une large partie du pays qui couvait depuis longtemps. Les radars, les péages autoroutiers, les banques … Tous ces symboles d’un racket institutionnalisé ont été attaqués par les gilets jaunes. La sociologie de ce mouvement confirme que les gilets jaunes sont avant tout des précaires, chez qui la contestation de l’impôt est la plus forte et non seulement des petits patrons ou routiers comme c’était le cas des bonnets rouges. Cette révolte fiscale légitime, qui s’apparente à celles du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, doit nous interroger sur la structure de plus en plus inégalitaire de notre fiscalité. Faute de quoi, le civisme fiscal pourrait bien être sérieusement remis en question.


Dans un ouvrage prémonitoire – Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français publié en septembre 2018, le sociologue Alexis Spire explique le « ras-le-bol fiscal » des classes populaires par trois types de raisons : la difficulté accrue à frauder le fisc, la montée en puissance des impôts proportionnels comme la TVA et la taxe sur les carburants et l’incapacité à bénéficier de la grande majorité des crédits d’impôts. Selon lui, « Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et, dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires ».

Certes, les plus défavorisés échappent à certains impôts – dont celui sur le revenu qui  touche moins d’un Français sur deux – mais ils subissent de plein fouet les hausses de ces taxes. Dans le même temps, ils constatent la fraude en col blanc rendue célèbre par les affaires Cahuzac, Luxleaks, Panama Papers, etc., et réalisent le deux-poids-deux-mesures de l’administration fiscale. Le système fiscal et social français est également peu redistributif, comparé à d’autres pays européens, en particulier pour les ménages au niveau de vie situé entre 1200 et 1600 euros par mois et par personne  – c’est-à-dire globalement entre le SMIC et le salaire médian, selon une étude du CREDOC de 2013. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que les employés, ouvriers et autres populations plutôt précaires se soient mobilisées en premier parmi les gilets jaunes.

©CREDOC

En ce qui concerne les classes moyennes, elles subissent certes les hausses de taxes, mais les nombreuses niches fiscales – rénovation thermique, emplois à domicile, dons etc. – leur permettent de réduire leur imposition, ce qui rend la critique de la fiscalité beaucoup moins importante auprès de cette population. Selon Spire, « les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts ».

Pourtant, la critique de l’impôt est également présente dans la classe moyenne, notamment pour décrier que tous les foyers en dessous de 9807 euros par part ne paient pas l’impôt sur le revenu. Contre cette sempiternelle critique, il faut pourtant rappeler que pour les plus démunis, chaque euro compte et que la machinerie bureaucratique à mettre en place pour récupérer quelques euros de plus chez ces millions de Français exemptés de l’impôt sur le revenu rapporterait bien moins qu’elle ne risque de coûter.

En réalité, l’impôt sur le revenu, qui ne compte que quatre tranches d’imposition, ne représente qu’environ un quart des recettes de l’État, soit 72 milliards d’euros. La TVA, impôt indirect car acquittée tout au long de la revente de biens et de services, fournit à elle seule la moitié du budget de l’État ! Cet impôt dégressif, établi à différents taux fixes proportionnels au prix de vente, a connu plusieurs hausses majeures depuis sa création en 1954 et son taux normal évolue autour des 20% depuis déjà une vingtaine d’années.

Pour des dirigeants politiques néolibéraux à la recherche de nouvelles recettes fiscales, il risque d’être tentant d’augmenter la TVA tant la consommation est immobile dans nombre de domaines et ce d’autant que le taux normal de 20% demeure en dessous de la plupart de ceux de nos « partenaires européens ». L’Autriche et l’Italie envisagent par exemple des hausses de taux de TVA. Et en Hongrie, où il n’existe qu’une seule tranche d’impôt sur le revenu, à 15%, et où l’impôt sur les sociétés est un des plus bas de l’Union européenne, le taux de TVA atteint le record de 27% !

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Sur le long terme et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte – c’est-à-dire perçue par l’État au travers d’un tiers – et forfaitaire – c’est-à-dire des sommes fixes pour tous les individus, comme les timbres fiscaux, le coût du permis de conduire ou de certaines vignettes obligatoires – et à la baisse de l’imposition directe. L’explication est simple : la suppression ou la baisse d’impôts directs, comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu est une mesure aisément perceptible par les électeurs désireux de davantage de pouvoir d’achat. L’autre objectif souvent mis en avant est celui de la compétitivité via l’abaissement du coût du travail et l’encouragement à l’investissement, à travers la baisse de l’impôt sur les sociétés et la suppression de l’ISF.

Sur le long terme, et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte et forfaitaire et à la baisse de l’imposition directe.

La suppression d’impôts progressifs et l’instauration d’impôts proportionnels se retrouvent, sans surprise, dans la politique d’Emmanuel Macron. C’est le cas avec la suppression de la taxe d’habitation qui n’était d’ores-et-déjà pas appliquée à bon nombre de ménages et bénéficiera donc excessivement aux ménages les plus aisés. Selon l’enquête d’Alexis Spire, c’est avant tout la taxe foncière qui est décriée pour son caractère injuste puisqu’elle s’applique à tous de la même manière, peu importe les revenus et l’endettement, souvent nécessaire pour devenir propriétaire.

En outre, le barème sur lequel se fondent la taxe d’habitation et la taxe foncière n’a pas été mis à jour depuis 1970, donnant lieu à des inégalités aberrantes : certains immeubles décrépis des centres-villes – depuis rénovés en appartements cossus – sont couramment assujettis à une taxe foncière plus faible que des immeubles type « grands ensembles » qui bénéficiaient à l’époque de tout le confort moderne. Guère étonnant que les enquêtés interrogés par Spire jugent cette dernière bien plus durement que la taxe d’habitation.

De même, Macron a choisi d’introduire une flat tax au taux unique de 30% sur les revenus du capital dès sa première année au pouvoir. Une mesure qui risque de coûter jusqu’à dix fois ce qui était initialement annoncé et qui taxe moins les revenus du capital que ceux issus du travail. Un comble pour un gouvernement qui dit se battre « pour que le travail paie », une vraie inégalité pour les Français les plus pauvres qui n’ont aucune épargne et placements. Ce nouvel impôt proportionnel, sous couvert d’égalité de traitement, impose jusqu’à moitié moins les plus gros patrimoines, alors que ceux qui ont souscrit à des plans d’épargne-logement (PEL) et ou à de l’assurance-vie sont davantage imposés.

Ces fortes inégalités entre petits et gros se retrouvent aussi entre entreprises : il est de notoriété commune que les grandes entreprises, grâce à des montages fiscaux très élaborés, échappent à presque tout impôt sur les sociétés. D’ailleurs, lorsque des grands groupes grossissent via des fusions ou des rachats de concurrents, ils prennent souvent soin de déménager le siège social de l’entreprise là où l’imposition est la plus faible, tel le cimentier Lafarge, qui, lors de sa fusion avec Holcim en 2015, a déplacé son siège en Suisse. Sans volonté politique réelle de combattre l’évasion fiscale, l’État a tenté différentes approches toutes aussi vaines les unes que les autres : pointer du doigt les fraudeurs dans le discours public, négocier des accords creux au niveau international, ou cette année la création d’une police fiscale de… 50 agents, alors même que le nombre de contrôles fiscaux est en chute libre depuis des années.

Par ailleurs, les retards de paiement constituent, loin devant le coût du travail ou la baisse des ventes, la première cause des problèmes de trésorerie des PME, venant remettre en cause le discours anti-fiscalité. Désormais, le gouvernement ne souhaite plus s’embarrasser avec des contrôles rigoureux des montages financiers des multinationales, mais préfèrent négocier à l’amiable avec les fraudeurs, qui n’ont même plus à faire face à un procès public et à reconnaître leur culpabilité. Dans la pratique, tous les enquêtes instruites ne donnent même pas lieu à des perquisitions et l’amende négociée est systématiquement plus faible que l’impayé dû à l’État.

Cette fiscalité à deux vitesses entre TPE-PME et grandes entreprises se retrouve aussi au niveau de la capacité à bénéficier des avantages fiscaux, de manière similaire au phénomène d’injustice fiscale décrit par Alexis Spire pour les ménages. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, dont le coût a explosé depuis sa réforme par Nicolas Sarkozy, bénéficie outrageusement plus aux grandes entreprises qu’aux plus petites et finance des innovations dont l’usage réel a lieu à l’étranger. Cette niche fiscale unique au monde par son laxisme encourage également la fraude, qui représenterait environ 15% des montants reversés par l’État et ne parvient même pas à stopper des destructions d’emplois dans la recherche comme chez Intel ou chez Sanofi. Pourtant, alors que ce soutien financier massif et inégalitaire aux entreprises n’est pas du tout efficace, aucune réforme n’aboutit depuis des années.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme.

Pour la France en déclassement ou proche de l’être, la pression fiscale est donc devenue une préoccupation clef. Du point de vue de la droite, cette réticence à l’impôt des classes populaire est une aubaine, car elle permet de mettre en avant son agenda de baisses d’impôts et donc de la supposée hausse du pouvoir d’achat qui en découle. Comme le note le sociologue Alexis Spire « En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers ». Une stratégie électorale payante, imitée par Emmanuel Macron en 2017 par la promesse de la suppression de la taxe d’habitation, puis dans ses réponses aux gilets jaunes, via la défiscalisation des primes exceptionnelles versées par les rares entreprises prêtes à consentir ce geste.

Des gilets jaunes bloquant un McDonalds pour protester contre l’évasion fiscale à Grenoble le 15 décembre 2018.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme. En effet, le mouvement des gilets jaunes, s’il émerge autour d’une revendication fiscale, fait souvent le lien entre fiscalité élevée et évasion fiscale ou suppression de l’ISF ou de l’exit tax. Pas sûr que la stratégie sarkozyste soit encore efficace après les innombrables scandales d’évasion et de fraude : Panama Papers, Luxleaks, Paradise Papers, Football Leaks…

L’une des mesures fiscales marquantes de Nicolas Sarkozy, le bouclier fiscal – qui plafonne le taux d’imposition des contribuables – aura certes aidé quelques contribuables modestes mais propriétaires soumis à une forte taxe foncière et d’habitation, mais ceux-ci n’auront récupéré que 1% du montant de ce bouclier conçu pour les super-riches.

Les opérations de péage autoroutier gratuit, les blocages de certaines banques ou de lieux appartenant à des entreprises ne payant pas ou très peu d’impôts un peu partout en France témoignent de la prise de conscience du racket des contribuables par une partie du secteur privé qui se soustrait à l’impôt. De même, la méfiance, puis le sentiment d’être « pris pour des imbéciles » de nombreux gilets jaunes suite aux annonces du Président, semble indiquer que l’anti-fiscalisme le plus primaire ne suffira pas à éteindre l’incendie. Au-delà du dégagisme et des rumeurs de listes électorales de gilets jaunes pour s’opposer au bloc bourgeois réuni autour d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, première grande révolte fiscale du XXIème siècle, est donc surtout l’expression d’une exigence de justice fiscale et sociale.

Comment récupérer la « richesse cachée des nations » – Par Steve Ohana

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L’affaire des « Paradise Papers » a une nouvelle fois mis à l’ordre du jour le problème de l’évasion fiscale des multinationales et des particuliers. Selon Gabriel Zucman, chercheur à l’université de Berkeley, et auteur du livre la Richesse Cachée des Nations, les pertes mondiales dues à l’évasion fiscale des grandes fortunes privées et des multinationales s’élèvent respectivement à 155 milliards et 170 milliards d’euros par an. Pour la France, la perte totale est estimée à 20 milliards d’euros par an, soit 1% du PIB, répartie presque à égalité entre les deux types d’évasion fiscale.

La richesse détenue par les grandes fortunes dans les paradis fiscaux est estimée par Zucman à environ 10% du PIB mondial. Plus d’un tiers de cette richesse se trouve dans les paradis fiscaux « émergents » (Hong Kong, Singapore, Macao, Malaisie, Bahreïn, Bahamas, Bermuda et les Antilles néerlandaises), qui sont en train de supplanter la Suisse (25%) et les autres paradis fiscaux européens (Chypre, Guernesey, Jersey, Ile de Man, Luxembourg, Autriche, Belgique, et le Royaume-Uni), eux aussi à environ 25%. Le record d’évasion fiscale des grandes fortunes est détenu par les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, le Venezuela, où la richesse détenue offshore correspond à plus de la moitié du PIB, suivis de près par la Russie (45% environ). Au niveau européen, c’est la Grèce qui s’illustre, avec une richesse offshore égale à 35% du PIB. France et Allemagne sont en bonne place avec une richesse offshore correspondant à 15% du PIB.

Quant à l’évasion fiscale des multinationales, elle se produit à travers plusieurs procédés bien connus. Le premier de ces procédés consiste à comptabiliser des flux de marchandises fictifs à des prix artificiels entre différentes filiales d’une multinationale. Une filiale située dans un paradis fiscal « importe » une marchandise à un prix artificiellement bas en provenance d’une filiale située dans un pays à la taxation plus élevée puis « réexporte » un produit à un prix artificiellement élevé vers une autre filiale. L’objectif est de localiser le maximum de profits dans la filiale basée dans le pays à la taxation la plus faible pour minimiser l’impôt payé. Dans le cas du secteur high tech, la délocalisation des profits est souvent réalisée par l’intermédiaire du paiement de « royalties » (droits d’exploitation de brevets) à une filiale domiciliée dans un paradis fiscal.  La signature par excellence du « parasitisme fiscal », permettant d’ailleurs aux chercheurs d’en évaluer l’ampleur, est la présence de « profits d’entreprises » et d’« exportations » anormalement élevés au regard des salaires versés aux résidents des paradis fiscaux.

Ces profits et exports sont d’ailleurs quasi-invisibles pour les résidents, car réinvestis sur les marchés financiers ou redistribués dans leur quasi-intégralité à des non-domestiques sous formes de dividendes ou de rachats d’action. Le principe du parasitisme fiscal consiste, pour les paradis fiscaux, à percevoir des impôts infimes sur une assiette fiscale gigantesque. Zucman et ses coauteurs estiment que 600 milliards d’euros de profits sont ainsi délocalisés vers les paradis fiscaux, un chiffre correspondant à 40% des profits réalisés par les multinationales à l’étranger. La moitié de cette somme est captée par les paradis fiscaux européens (Irlande, Pays-Bas et Luxembourg notamment), le reste se dirigeant vers les Caraïbes, Hong-Kong, Singapour et Porto-Rico. On estime que les Etats-Unis et les membres de l’Union Européenne qui ne participent pas au parasitisme fiscal perdent chacun 20% des impôts sur les bénéfices des entreprises, soit 60 milliards d’euros par an. Cette « sécession fiscale » des grandes fortunes et des multinationales est à l’origine de nombreuses distorsions économiques.

Premièrement, elle fausse la concurrence entre petites et grandes entreprises, les secondes bénéficiant plus que les premières des possibilités d’optimisation fiscale offertes par la mondialisation.

Deuxièmement, elle renforce les inégalités de revenus, la richesse détenue offshore appartenant à 80% aux 0.1% plus hauts revenus et à 50% aux 0.01% plus hauts revenus, d’après une étude récente de Zucman et ses coauteurs. L’évasion fiscale s’élève à plus de 25% des impôts dus par les 0.01% plus hauts revenus. Ce phénomène est une source supplémentaire de régressivité de l’impôt par rapport aux revenus (Piketty, Landais et Saez ayant déjà bien documenté le rôle des niches fiscales et des règles dérogatoires sur les revenus du capital en cette matière).

Troisièmement, cette évasion fiscale crée une perte de recette fiscale pour les Etats. Cette perte fiscale est partiellement compensée par le fait qu’une part significative de la richesse qui se trouve dans les paradis fiscaux est réinvestie dans la dette publique des Etats : le manque à gagner fiscal est donc partiellement autofinancé. Mais ces pertes fiscales ne sont pas neutres pour plusieurs raisons. D’une part, toute diminution de l’assiette fiscale se traduit soit par des charges d’intérêts supplémentaires pour les gouvernements, soit par une hausse de la pression fiscale sur les contribuables restant soumis à l’impôt, soit par une baisse des ressources publiques disponibles pour la population (transferts sociaux, investissements publics etc.). D’autre part, les pertes fiscales dues à l’évasion fiscale des multinationales sont relativement plus importantes dans les pays en voie de développement que dans les pays avancés : une étude de l’ICTD (International Centre for Taxation and Development) établit que la perte de revenus fiscaux est de l’ordre de 2% du PIB pour l’Afrique et l’Amérique Latine et de moins de 0.5% du PIB pour les pays de l’OCDE. Cette asymétrie est renforcée par le fait que l’épargne accumulée dans les paradis fiscaux se réinvestit prioritairement dans les pays avancés, et en particulier dans les pays dont la dette publique joue le rôle d’actif refuge, du fait de la plus grande sécurité et de la plus grande liquidité apportées par leurs actifs.

Quatrièmement, cette situation crée une course vers le moins-disant fiscal : tous les pays tentent de colmater les fuites fiscales par des politiques simultanées de baisse d’impôts sur les entreprises et sur les grandes fortunes. Les géants américains du secteur high tech laissent d’ailleurs leurs profits s’accumuler dans les centres offshore, en attendant des faveurs fiscales de la part des Etats-Unis pour rapatrier ces profits. C’est précisément ce que prévoit le plan fiscal républicain voté au Congrès américain. Les récentes réformes fiscales du gouvernement Philippe en France sont une autre illustration de ce processus. Mais cette course au moins disant fiscal ne fait que réduire davantage les ressources publiques disponibles pour les citoyens sans parvenir à endiguer l’évasion fiscale globale des grandes fortunes et des multinationales. Elle reporte les fuites d’un Etat vers l’autre sans s’attaquer à l’origine profonde du problème.

Gabriel Zucman propose, pour contrer l’évasion fiscale des multinationales, de taxer les revenus sur une base proportionnelle aux ventes réalisées dans chaque pays. Ainsi, si Apple réalise 10% de ses ventes en France, elle serait taxée en France sur la base de 10% de son revenu global. Cette mesure a l’avantage de pouvoir être adoptée unilatéralement par les Etats. Une autre mesure de bon sens, déjà adoptée par le gouvernement américain, consiste à taxer les profits rapatriés de l’étranger sur la base du maximum entre le taux de taxation domestique et celui du pays où sont réalisés les profits. En ce qui concerne l’évasion fiscale des particuliers, Zucman préconise l’établissement d’un mécanisme financier qui recenserait les bénéficiaires effectifs des titres financiers européens et américains et l’alourdissement des sanctions à l’encontre des pays et des banques qui ne coopèrent pas de façon active avec les autorités.

Aucun sacrifice ne sera ressenti comme légitime par les populations tant que les efforts ne seront pas partagés de façon équitable par l’ensemble des acteurs économiques. Obliger multinationales et grandes fortunes à s’acquitter de leur juste contribution au bien commun est une tâche prioritaire pour restaurer le lien de confiance brisé entre « peuples » et « élites ».