Retraites : en marche vers la régression

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Emmanuel Macron en meeting ©Austrazil pour Wikimedia

Le 2 Décembre dernier, Bruno le Maire, ministre de l’Économie  a de nouveau marqué son soutien envers la réforme des retraites prévue par le gouvernement et visant à remplacer le système actuel par un système à points. Réaffirmant que cette réforme n’entraînerait aucun perdant, elle serait par ailleurs le meilleur moyen d’assurer la « justice et l’égalité » d’un régime de retraite aujourd’hui « à bout de souffle ». Pour autant ces deux affirmations sont largement erronées pour une réforme bien plus idéologique que pratique.


 

UNE RÉFORME, DES RECULS SOCIAUX

Il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte de l’aspect socialement rétrograde de cette réforme. Si elle n’entend théoriquement pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, l’âge légal auquel celle-ci peut être perçue à taux plein passe néanmoins à 64 ans avec 5% de pénalité par année manquante, ce qui constitue donc immanquablement une augmentation déguisée de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Par ailleurs, dans la mesure où le taux d’emploi des 60-64 ans n’est à l’heure actuelle que de 32,5%, il y a fort à parier que ces obligations de cotisations supplémentaires ne puissent dans les faits pas être tenues par une part importante de la population, ce qui entraînerait mathématiquement une baisse de leur pension de retraite et une augmentation du taux de pauvreté. Contrairement à l’imaginaire façonné par les médias, les fins de carrière des plus de 50 ans ne sont dans de nombreux cas pas choisies mais subies. Les difficultés pour retrouver un emploi après 50 ans – près de 40% des demandeurs d’emplois de plus de 50 ans le sont depuis plus de deux ans – poussent toute une catégorie de la population à partir à la retraite avant l’âge légal, et donc, à ne pas avoir une retraite à taux plein. Le recul de cet âge ne fera que renforcer cette situation. De même, la promesse d’une pension de 1000 euros minimum cache la nécessité d’avoir cotisé tous ses semestres, ce qui est particulièrement compliqué en contexte de chômage de masse, en particulier pour les femmes.

Par ailleurs concernant l’argumentaire gouvernemental du refus d’une réforme « qui fasse des gagnants et des perdants », force est de constater que cette réforme fera très peu de gagnants. À terme, cette réforme conduira nécessairement à une baisse des pensions de retraite, pour deux raisons. Tout d’abord, alors qu’auparavant la retraite était calculée sur la base des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois d’activité (donc forcément les plus rémunérateurs) dans le public, c’est désormais l’ensemble du parcours professionnel qui servira à établir le montant de la pension de retraite. Si la valeur du point était ainsi fixée à 0,55€, la retraite de certains fonctionnaires, tels que les enseignants, baisserait de 300 à 1000€ par mois. Le rapport Delevoye propose ensuite de plafonner à 14% du PIB les dépenses de retraite. Si à l’heure actuelle, la croissance économique permet d’absorber l’augmentation des dépenses due à l’accroissement du nombre de départs à la retraite, une baisse de la croissance ou une modification de la démographie entraînerait une baisse mécanique des pensions de retraite. Plutôt que de soutenir l’activité économique – et donc l’emploi – et la natalité par de meilleurs salaires, le gouvernement préfère donc poursuivre la spirale austéritaire.

Cette réforme est par ailleurs largement créatrice d’incertitudes majeures quant au futur et porte les germes de l’individualisation de la protection sociale. Dans les faits le rapport Delevoye remet entre les mains du gouvernement et du Parlement, à travers la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ensemble des décisions stratégiques, laissant ainsi la possibilité au système des retraites de devenir une variable d’ajustement budgétaire.

Plus fondamentalement encore, le fait que la valeur du point puisse évoluer au fil du temps, place le salarié devant l’incertitude la plus totale concernant le montant futur de sa pension.

Enfin si l’on reste avec cette réforme dans un système par répartition, les prémices d’un système de retraites par capitalisation sont bien présents. D’une part le plafonnement des cotisations retraite à 120 000€ de revenus annuels contre plus de 320 000€ aujourd’hui va indéniablement pousser ces hauts salaires à se tourner vers des formes additionnelles de retraites par capitalisation. Cela peut par ailleurs être également le cas pour des salariés moins bien payés mais craignant, à juste titre, que le système de base ne leur fournisse pas une retraite suffisante. Or le système par capitalisation n’en finit plus de nous montrer des exemples de problèmes de fonctionnement, comme tout récemment aux Pays-Bas. Dans le contexte d’une politique monétaire expansionniste, comme c’est le cas en Europe depuis la crise des dettes souveraines, les taux d’intérêt des actifs considérés comme sûrs (les titres de dettes souveraines par exemple) ne sont plus suffisamment rémunérateurs et poussent ainsi les fonds de pension à puiser dans leurs réserves pour continuer à verser les retraites aux cotisants. Pourtant, comme le démontre une note produite par le laboratoire d’idées L’Intérêt général, d’autres projets égalitaires et justes sont envisageables, tout en maintenant le système par répartition à l’équilibre

L’INDIVIDUALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE

Mais plus fondamentalement encore, en créant de l’incertitude sur le futur plutôt qu’en la supprimant, cette réforme revient sur les fondements même du système de protection sociale. En effet, le but de la Sécurité Sociale, au sens large du terme, était de réduire l’inégalité fondamentale existant entre les individus richement dotés en capitaux de toutes natures et ceux ne l’étant pas. Alors que les premiers avaient toutes les ressources personnelles pour se confronter aux aléas de l’existence, les seconds se trouvaient dans l’incapacité d’y faire face. Cette réforme s’inscrit ainsi pleinement dans la dynamique de décollectivisation analysée dans les travaux de Robert Castel.

L’ère du néolibéralisme est avant tout celle de la responsabilisation forcée de l’individu, obligé de gérer son existence en dehors des institutions créées jusque-là pour assurer sa protection.

Car c’est bien sur cet aspect idéologique que se joue cette réforme, et non sur un terrain uniquement technique et pragmatique comme le gouvernement le prétend. D’une part, celui-ci pointe largement du doigt l’iniquité du système de retraite actuel, composé de 42 régimes spéciaux, dont certains, il est vrai, sont plus avantageux que d’autres. Cela masque largement le fait que 90% des citoyens rentrent dans le régime général, le « problème » des régimes spéciaux n’est donc pas seulement minoritaire, il est marginal. D’autre part, les problèmes financiers mis en scène par le gouvernement sont largement fantasmés. Si l’on se fie aux prévisions du Conseil d’Orientation des Retraites, dans un contexte de croissance économique équivalente à celle que nous connaissons aujourd’hui, la part des retraites dans le PIB n’est pas amené à augmenter dans les prochaines décennies. Quant aux recettes, ces dernières ont été amputées ces dernières années par des décisions politiques telles que le non-remplacement des fonctionnaires (qui cotisent davantage) ou le non remplacement des exonérations sur les heures supplémentaires. Autant de mesures qui pourraient donc être défaites. D’autre part, comme le révélait l’économiste Gilles Raveaud, le Fond de Réserve des retraites mis en place sous Lionel Jospin, possède 35 milliards d’euros de réserve, les caisses complémentaires Agirc-Arco possèdent pour leur part un excédent de réserve de 116 milliards, une manne financière pouvant à coup sûr compenser les déséquilibres passagers d’un système qui jusqu’à l’année dernière était toujours à l’équilibre !

UNE MOBILISATION CONTRE LA RÉFORME « ET SON MONDE »

Si la réforme ne revêt donc pas un aspect technique mais idéologique, celui du néolibéralisme économique, qui depuis les années 1980 n’en finit plus de frapper les différents secteurs de la société, la mobilisation qui démarre ce 5 décembre semble être bien davantage qu’une contestation de points techniques d’une réforme. De la même manière que les mobilisations du printemps 2016 étaient dirigées contre la loi El Khomri « et son monde », il est frappant de constater à quel point de nombreux secteurs de la société appellent à se mobiliser sur cette réforme : SNCF, RATP, membres de la fonction publique hospitalière, membres de la fonction publique territoriale, justice, éducation nationale, pompiers… Si chaque secteur, pris individuellement, était déjà en proie à des problématiques particulières mais sectorielles (et quel meilleur exemple à ce niveau que celui des personnels hospitaliers), « l’intérêt » de cette réforme est qu’elle n’isole pas dans la mobilisation les champs d’activité comme c’est traditionnellement le cas.

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Nuit Debout au printemps 2016 ©Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Dès lors, l’espoir d’une convergence des luttes semble permis. À l’heure actuelle le mouvement est d’ailleurs soutenu par une large partie de l’opinion – les deux tiers des Français si l’on en croit le dernier sondage de l’IFOP – et par des profils sociologiques extrêmement divers. Gageons que les différents acteurs à l’origine de ces mobilisations ne perdent pas de vue l’intérêt collectif et supérieur de cette lutte.

 

Reprendre l’ascendant idéologique pour déconstruire le vieux monde

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CC0 Domaine public – Think outside of the box

Nous allons nous aventurer dans une réflexion – assurément contestable – mais qui touche du doigt, nous semble-t-il, une réalité de notre époque. Nous vivons de plein fouet la crise politique qu’engendre l’individualisme des égos. Cette crise tient tout d’abord du paradoxe puisqu’elle se manifeste elle-même à travers un rejet des égos du personnel politique comme intellectuel. Ce rejet se traduit parfois par l’abstention.


La capacité de l’individualisme à forger des esprits critiques, sinon allergiques, à toutes formes d’incarnation matérielle d’une idéologie ou « mystique » collective – qu’elle soit alternative, révolutionnaire, critique ou même conforme à l’idéologie dominante – tient peut-être aussi de notre histoire et des dérives du pouvoir dont elle recèle. En s’emparant de la chute de l’URSS via l’image symbolique de la chute du mur de Berlin en 1989, Francis Fukuyama, universitaire américain, affirme que nous assistons à cette époque à la « fin de l’Histoire »1 et surtout par extension, à la victoire des démocraties libérales et de l’économie de marché face à toute autre structuration, notamment communiste ou socialiste d’une société. Ce discours a d’ailleurs servi les nombreux occidentaux néo-libéraux, partisans de la construction de l’Union Européenne et notamment Alain Madelin déclarant en 1992 à Chalon-sur-Saône : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. »

Pourtant, loin s’en faut, ce n’est pas la fin de l’Histoire : de nombreuses critiques sont formulées, sans qu’elles parviennent pour le moment à se matérialiser au sein d’un groupe social unifié, au sein d’un appareil politique stable. En attendant, nous constatons un affaiblissement de l’idéologie communiste à la française, de son parti, mais surtout, des institutions qu’elle a créées, celles-là même qui forgent encore aujourd’hui une partie de notre socle social. Du fait de cette fin de l’Histoire, nous devrions donc nous empêcher de penser/panser le communisme, de se saisir de maintes alternatives dont il a été l’initiateur ? Quotidiennement, ne trouvons-nous pas aux vicissitudes du capitalisme bien des excuses ? Dès lors nous sommes en droit de nous demander : le peuple français souhaite-t-il réellement ce démantèlement ?

Une idéologie, dominante ou non, instituée ou non, implique d’être partagée de manière collective et souvent massivement. Par les temps qui courent, il existe tant et plus de moyens de partager ses idées, de construire une idéologie et d’émettre des critiques, qu’il devient difficile de croire en l’apparition d’une grande « masse » du peuple français, descendant dans la rue, investissant l’espace public et ce pour défendre un bouquet d’idées homogènes. Après 40 ans de « psychologie positive », de recherche du bonheur intérieur, de développement personnel où la responsabilité individuelle est la seule explication rationnelle à sa condition d’existence, comment pourrions-nous encore y croire à l’ère de l’individualisme ?2

Autre effet de cet individualisme des égos, d’autant plus au sein des classes sociales supérieures ou les professions intellectuelles, il y a là – très précisément – un réflexe critique systématique que nous voudrions expliciter: en s’attachant avant même d’adhérer à une idéologie, à la déconstruire, à pointer du doigt ses contradictions, à discourir sur ses éventuels risques, nous nous privons de possibles, d’ouvertures, de renouveaux. Ce travail critique, nécessaire et bien des fois salutaire, apparaît donc contre-productif lorsqu’il se met au service d’un déjà-là, d’un déjà-vu inculqué comme un indépassable, un « insurmontable ». Effet pervers d’une « scientificité froide » enfermant toutes les aspirations qu’une idéologie balbutiante encore non instituée, peut engendrer.

Avant même qu’une nouvelle représentation du monde ou de la légitimité ait été mise en place théoriquement et politiquement, elle est déjà vouée aux gémonies. Encore fût-elle renvoyée à ses impensées, ce serait constructif ! Mais non elle est tout bonnement rejetée. Sans vergogne on crie haro sur ses contraintes son inconstitutionnalité et ses limites ! Pourtant ce nouveau-né théorique, cette nouvelle esquisse du collectif, quelles qu’en soient ses imperfections constitue bien, au commencement, la seule démarche possible si nous souhaitons édifier, pas à pas, une organisation matérielle aussi viable qu’audacieuse. Structure qui ultérieurement, soyons-en certains, sera prompte à combler ses impensées via des choix collectifs.

Pour mettre fin à l’idéologie dominante du capitalisme, les risques autoritaires du passé nous tétanisent. Tel un garde-fou, nous adoptons un mécanisme (sain ou non, telle est la question) que nous nommons ici « scientificité froide ». Cette scientificité paralysante nous remplit malgré nous d’un égo qui se défie de tous les au-delà. Que cette scientificité froide et ce réflexe critique existe et puisse être bénéfique, soit. Pourtant, il nous semble important de comprendre que l’idéologie dominante s’accommode parfaitement de ce mécanisme, car il la consacre comme seul principe de réalité possible, ou en tout cas, permet d’en prolonger sa durée. L’individualisme des égos sert donc l’immobilisme. Ce faisant, combien de penseurs critiquent dans le même temps capitalisme et communisme ? Cela n’amène pour autant à court terme qu’un effet palpable: la perpétuation de l’ordre actuel du capitalisme et la déconstruction d’une alternative décredibilisée, souvent par le prisme d’un risque de dérives autoritaires, de restrictions de « libertés individuelles », notamment celle d’entreprendre.

« Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques. […] Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français. »

Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met pourtant face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques par exemple. Cela nécessite aussi d’être plus offensif en coupant court aux préjugés véhiculés par certains commentateurs médiatiques. Ces derniers n’ont de cesse d’alimenter des références ou des comparaisons rocambolesques aux figures des mouvements latino-américains, à toutes incarnation politique revendiquant une sortie du néolibéralisme, de l’économie de marché. En tentant d’effrayer une masse occidentale souvent mal-informée sur ces sujets, leur stratégie discursive tend à renvoyer uniquement aux personnages comme Chavez, Bolivar, Castro et consorts à l’imagerie révolutionnaire, sinon autoritaire, sans pointer du doigt d’autres aspects fondamentaux de leurs politiques. Pourtant, en France, nous avons les armes idéologiques et des faits historiques à mettre en lumière afin de ne pas tomber dans ces anathèmes irrationnels. Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français.

Si les grévistes du Front Populaire ont obtenu des avancées sociales, c’est parce qu’ils étaient des millions dans la rue avec des objectifs politiques clairs, inspirés directement d’idéologies prêtes à questionner notre façon de concevoir le travail, prêtes à interroger la valeur ajoutée et son appropriation, la vie en société, prêtes à redéfinir les responsabilités citoyennes. Ces idéologies en somme se proposaient de réécrire le contrat social, à redessiner la voie de la coexistence. Pour ce faire, elles remettaient en cause les fondements de l’idéologie dominante et notamment la puissance de l’État. En 1946, on retrouve cette aspiration à un renouveau au sortir de la seconde guerre mondiale chez les syndicalistes et communistes révolutionnaires, lorsqu’ils instituent la sécurité sociale, le statut de la fonction publique et des électriciens et gaziers, au grand dam des gaullistes, du MRP, de la SFIO.

Est-il nécessaire de rappeler le contexte économique et l’état des infrastructures au sortir de la guerre ainsi que la durée de la journée de travail ? Cette capacité à penser l’émancipation de l’individu, la création d’une autre société, la construction de nouveaux horizons est d’autant plus remarquable qu’elle s’observe dans un contexte de guerres, d’impérialismes, d’aliénation au travail. Aujourd’hui la survie économique engendrée par l’emploi contraint et les temps qu’il confisque – mettons de côté l’épanouissement qu’il peut procurer individuellement – ne permet pas encore d’exercer convenablement sa citoyenneté. En effet, refonder ou construire des institutions sur la base de nouveaux rapports sociaux établis collectivement, à l’échelle locale ou nationale, cela prendra nécessairement du temps et beaucoup d’énergie.

Voilà à quoi nous a mené la construction progressive de « l’individualisme des égos ». Cette caractéristique auxiliaire de l’individualisme nous volent d’emblée les potentiels way-out, les échappatoires au système en place. Dès lors il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui les hérauts d’un nouveau monde, les personnalités de premier plan qui font montre pourtant d’un courage exemplaire en exprimant au grand jour l’idée d’une autre hégémonie, l’idée d’un autre possible collectif, soient l’objet des critiques les plus virulentes. Les gilets jaunes sont une incarnation de la nécessité d’un coup de balai, mais dont les tenants de l’idéologie dominante récusent toute légitimité. Et nous le savons, si les gilets jaunes courent bien des risques, le plus grand péril auquel ils font face reste cette scientificité froide, méthodique, qui s’échine à désarmer toute volonté d’émancipation collective, y compris, parfois, dans les rangs de leurs sympathisants. Aussi doivent-ils absolument faire le lien entre leur condition d’existence et l’idéologie néolibérale. Nous pensons que la plupart d’entre eux ont déjà fait ce chemin ; en atteste la volonté de changer les institutions, d’instituer une assemblée constituante, une démocratie plus directe en faisant entrer des sujets dans l’agenda politique par l’intermédiaire du référendum d’initiative citoyenne.

L’enjeu, ici, est d’aider à construire une nouvelle idéologie qu’il faudra dotée un jour prochain de forces politiques, syndicales et associatives, forces issues du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cet enjeu est plus que nécessaire à l’heure de l’urgence environnementale et de l’accumulation de richesses faramineuses. Une contre-hégémonie politique et culturelle, structurée par des arguments empiriques, reste à construire avec confiance et détermination, en acceptant, parfois, le risque que peut représenter l’inattendu, l’incertain. Pour cela, les citoyens, mais aussi les intellectuels se réclamant de cette contre-hégémonie, ayant leur part de responsabilité dans sa fondation, ont tout intérêt à analyser les différentes strates et composantes qui instituent l’état de fait actuel, pour penser un nouveau contrat social, redéfinir ce qui fait valeur ou non dans nos vies et dans nos sociétés. Un des éléments clés à interroger nous semble être notre rapport au travail et son utilité dans la société, au-delà de son sens et sa forme nécessairement hétérogènes, mais surtout la répartition de ses fruits et de sa création de richesse, de la possession des moyens de production etc.

Et pourquoi pas, pour point de départ, se saisir de ce qui a déjà été tenté en France et qui ne semble pas faire hurler dans les chaumières : la prolongation et la continuité de la sécurité sociale comme solution à l’émancipation collective. Nous devrions décorréler son financement du seul productivisme et de l’emploi c’est à dire des seuls revenus du travail salarial. Nous devrons aller chercher ses financements vers les profits et leur capitalisation privée servant à leur propre reconduction et leur extension. En construisant des bourses du travail et des caisses de salaires socialisées, ne pourrions-nous pas reprendre la main sur ce qu’est le travail ? Car d’autres formes sont à valoriser, celles engendrant des externalités sociales substantiellement positives, locales ou non, diminuant le coût de certains faits sociaux fortement dommageables : dépression, suicide, burn-out, solitude, perte de sens, isolement de personnes âgées et/ou en situation de handicap, anomie… Des thèmes relativement proche d’une institution que nous connaissons et dont les fonds par un éventuel surplus de cotisations, pourraient d’autant plus rembourser ces activités, pour enfin donner un salaire décent à tous les travailleurs sociaux, de santé, de soins et d’accompagnement en tout genre, à qui nous ne rendons jamais assez hommage.

Moins d’État, plus de sécurité sociale. Moins d’impôts, plus de profits collectivisés grâce au système de cotisations. Inventons des organisations politiques et économiques vertueuses. Inspirons-nous de notre histoire, de Louis Blanc et ses ateliers sociaux. Ces organisations seraient nécessairement populaires puisqu’elles seraient participatives, inclusives et démocratiques. Mais d’autres arguments offensifs peuvent encore nous pousser plus loin dans la capacité à saper les bases stratégiques de l’idéologie néolibérale.

https://www.google.fr/search?tbm=isch&source=hp&biw=1536&bih=742&ei=bMQLXYqzA4HTwQLOyIXgCQ&q=Louis+Blanc&oq=Louis+Blanc&gs_l=img.3..0l10.404.2145..2388...0.0..0.307.2891.2-11j1......0....1..gws-wiz-img.....0.hLUluceGHm8#imgrc=yYqU21pAAIIGkM:
“Portait de Louis Blanc”. Photo Etienne Carjat

Ils peuvent être tirés premièrement, de l’enseignement de notre héritage politique français, notamment des ministres communistes de 1946 : l’assignation d’un salaire, non pas à un poste de travail, mais à la personne, en fonction de ses qualifications reconnues automatiquement par l’État. D’autres encore, émanant de réflexions plus actuelles peuvent porter sur la régulation des problématiques rencontrées au sein des espaces de travail de notre époque (l’entreprise n’étant pas le terme le plus adéquat à l’ensemble des possibles relations de travail, en fonction de comment nous le considérons).

 

«Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste.»

Pensons d’abord à la limitation des écarts de salaire dans une même entreprise ou la création et l’autogestion par les travailleurs de caisses de salaire, vers lesquelles les employeurs privés devraient verser le salaire net, ainsi que l’ensemble des cotisations patronales et salariales. Sans oublier la possibilité – qui sera sans doute conspuée – d’augmenter les cotisations sur les bénéfices et non plus que sur les salaires, transférant celles-ci du seul « coût » du travail vers celui du « coût » du capital. Une solution pour éviter la rémunération indécente des actionnaires ? Plus l’on empoche, plus l’on prélève des cotisations. Ce procédé ne permettrait-il pas de de considérablement baisser le coût de la masse salariale ? Ces solutions ne permettraient-t’elles pas notamment de rééquilibrer les écarts de salaire pouvant exister entre différents secteurs d’activité ? Mais surtout, l’objectif est de reprendre possession des fruits et de la valeur véritable de notre travail réel.

Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste. Elle dévoie le sens originel des luttes et des aspirations sociales et s’approprie subrepticement les renouveaux qui éclosent des citoyens, notamment dans le numérique, mais aussi dans certains pans de l’économie sociale et solidaire. Pourtant, à l’heure des entreprises du numérique, dont le chiffre d’affaire et les taux de croissance font pâlir les anciens dirigeants du secteur industriel, la part de la valeur ajoutée pourrait être largement ponctionnée en cotisation sociale sans aucun effet sur la capacité de l’entreprise à rémunérer correctement les salariés.

Ce chapelet d’idées nous le croyons est significatif : si nous avons de la volonté, nous nécessitons maintenant d’idéologues et de scientifiques éclairés, afin de structurer une pensée ambitieuse prompte à combattre au quotidien « l’individualisme des égos », à nous dessiller les yeux. Nous devons ré-enchanter le politique sur le fond comme sur la forme, notamment après avoir totalement cerner ses rouages actuels, comme l’a fait Juan Branco dans son ouvrage Crépuscule. Nous nous devons de servir l’Homme : son identité, son altérité, son avenir. La seule critique très superficielle de la politique politicienne et des égos des figures politiques n’est pas suffisante pour inverser le rapport de force qui est à l’œuvre. Surtout lorsqu’elle est proférée par des personnes dont l’intérêt n’est que de réconforter leur propre égo.

Bien que de nombreux philosophes aient polémiqué entre les siècles sur la nature de l’homme – en tant qu’être profondément seul ou individualiste (Pascal), ou à l’opposée, comme animal social (Aristote) -, force est de constater que l’appropriation de ces différentes conceptions servent de piliers aux idéologies façonnant notre monde social et l’instauration de certaines valeurs dominantes. L’individualisme a moins pour effet d’arracher ou de gommer tout individu à une quelconque identité collective que de mettre un point d’honneur à se détacher de ses semblables par une quelconque distinction, somme toute infime, sinon insignifiante. Cela permet d’affirmer ou faciliter la mise en place d’un système de démarcation de l’autre, le plaçant en concurrence avec notre propre identité. Par exemple, la relation que l’Homme entretient à son apparence vestimentaire est symptomatique de cette distinction, laissant proliférer un certain nombre d’industrie confortant ce désir de ne pas être comme, ou être mieux que tout le monde. De même, le mythe de la méritocratie a cet égard dans le secteur éducatif s’est très bien accommodé de ce soucis de s’élever au-dessus de sa condition, confortant aujourd’hui un mécanisme d’entre-soi et de distinction quasi-assumée sur le prestige d’avoir étudier au sein de tels ou tels établissements ainsi que le fameux clivage public / privé ou grandes écoles / universités.

Alors, après 40 ans de néolibéralisme et la promotion d’une vision de la société comme étant la somme d’individualités, peut-être est-il temps, de nouveau, d’affirmer une autre manière de penser, à l’heure où existe une volonté populaire de se saisir d’un signifiant collectif – le gilet jaune -, d’un sentiment de communauté de destin et de but : renverser un ordre politique jugé à bout de souffle. Au début, le collectif sera peu nombreux, mais les autres suivront, soyons-en sûr.

  1. https://www.atlantico.fr/decryptage/1605307/25-ans-apres-la-fin-de-l-histoire-francis-fukuyama-maintient-c-est-bien-la-fin-alexandre-delvalle-eric-deschavanne
  2. Lire Happycratie, Comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies, Eva Illouz et Edgard Cabanas, 2018