Noam Chomsky : « Les savants-experts remplacent les intellectuels libres »

L’un des textes essentiels du linguiste Noam Chomsky, La responsabilité des intellectuels (1967), vient de paraître aux éditions Agone. Enrichi d’une préface de l’auteur et d’une partie complémentaire (2017), cet inédit en français, traduit par Laure Mistral, est rédigé pendant la guerre du Viêt Nam. Il dénonce notamment l’impérialisme américain, à travers une critique des intellectuels qui n’ont pas hésité à soutenir et à justifier la politique anticommuniste des États-Unis. Toutefois, plus qu’une pièce de circonstance, c’est aussi l’occasion pour Noam Chomsky de diagnostiquer la mise au pas progressive des intellectuels, qui n’ont guère plus d’intérêts à la « transformation radicale de la société ». Au contraire, c’est désormais l’adaptation à l’ordre existant qui légitime la parole des nouveaux savants-experts, dont les discours se confondent avec la langue du pouvoir. Extraits.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Extrait de la préface (2017)

C’est lors de l’affaire Dreyfus qu’est apparu le concept d’« intellectuel », au sens contemporain du terme, et qui renvoie à des catégories devenues aujourd’hui des classiques. La figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, fut condamné à un an de prison pour l’infamie d’avoir demandé justice pour le colonel Alfred Dreyfus accusé à tort de trahison. Zola dut même s’enfuir en Angleterre pour échapper à une nouvelle sanction, et il subit les foudres des « Immortels » de l’Académie française. C’est que les dreyfusards étaient de véritables « forcenés en coulisses », coupables d’« une des plus ridicules excentricités de notre temps », selon les termes de l’académicien Ferdinand Brunetière : « La prétention d’élever des écrivains, des savants, des professeurs et des philologues au rang de surhommes », qui osent « qualifier nos généraux d’idiots, nos institutions d’absurdes et nos traditions de malsaines ». Ils prétendaient s’immiscer dans des affaires judicieusement laissées aux « experts », aux « hommes responsables », aux « intellectuels technocrates et politiques » – selon la terminologie du discours libéral contemporain.

Alors, quelle est la responsabilité des intellectuels ? Ils ont toujours le choix entre deux rôles. Dans les États ennemis des États-Unis, c’est être commissaires du peuple ou dissidents. Dans les États clients des États-Unis, il peut se révéler d’une difficulté écrasante. Au pays, c’est être des « experts responsables » ou des « forcenés en coulisses ».

Et puis, il y a toujours le choix de suivre le bon conseil de [Dwight] Macdonald : « C’est une grande chose que d’arriver à voir ce qu’on a sous le nez » – et d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont.

Extrait de la Partie I. De la responsabilité des intellectuels (1967)

En 1945, Dwight Macdonald publia dans Politics une série d’articles sur la responsabilité des populations et, plus précisément, sur celle des intellectuels. Je les ai lus quand j’étais étudiant, dans les années d’après-guerre, et j’ai eu l’occasion de les relire vingt ans plus tard. Ils me semblaient n’avoir rien perdu de leur puissance ni de leur force de persuasion. Macdonald s’intéresse à la culpabilité de la guerre. Il pose la question suivante : dans quelle mesure les peuples allemand ou japonais étaient-ils responsables des atrocités commises par leurs gouvernements ? Et, à bon droit, il nous renvoie la question : dans quelle mesure les peuples britannique ou américain sont-ils responsables des odieux bombardements terroristes de civils, une technique de guerre développée par les démocraties occidentales qui atteignit son summum avec Hiroshima et Nagasaki, certainement un des crimes les plus abominables de l’histoire. Pour un étudiant de premier cycle en 1945-1946 – pour quiconque dont la conscience politique et morale s’était forgée face aux horreurs des années 1930 : la guerre en Éthiopie, les purges soviétiques, l’« incident du pont de Lugou »1, la guerre civile espagnole ou les atrocités nazies, la réaction de l’Occident à ces événements et sa complicité active dans certains cas –, ces questions se posaient avec une force et une intensité particulières.

La démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés.

Concernant la responsabilité des intellectuels, il y a d’autres questions, tout aussi dérangeantes. Les intellectuels sont en position de dénoncer les mensonges des gouvernements, d’analyser les actes à partir de leurs causes, de leurs motivations, et des intentions, souvent occultes, de leurs auteurs. Dans le monde occidental, du moins, ils ont le pouvoir qui découle de la liberté politique, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression. À cette minorité privilégiée, la démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés. Étant donné les privilèges uniques dont jouissent les intellectuels, leurs responsabilités sont bien plus étendues que ce que Macdonald appelle la « responsabilité de la population ».

Les questions posées par Macdonald sont aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles l’étaient à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On peut difficilement éviter de se demander dans quelle mesure le peuple américain est responsable de l’impitoyable attaque américaine contre la population rurale, pratiquement sans défense, du Viêt Nam – une autre atrocité de ce que les Asiatiques appellent l’« Ère Vasco da Gama »2 de l’histoire mondiale. Quant à ceux d’entre nous qui sont restés silencieux et apathiques alors que cette catastrophe prenait lentement forme au fil des ans, dans quelle page de l’histoire trouveront-ils leur place ? Seuls les plus indifférents peuvent faire la sourde oreille à ces questions. J’y reviendrai plus tard, après quelques remarques rapides sur la responsabilité des intellectuels et la manière dont ils l’ont assumée au milieu des années 1960.

Les intellectuels face à la guerre du Viêt Nam 

Revenons toutefois à la guerre du Viêt Nam et à la réaction qu’elle a suscitée chez les intellectuels américains. Une des caractéristiques frappantes du débat sur la politique de l’Asie du Sud-Est dans les années 1960, c’est la distinction communément établie entre, d’une part la « critique responsable » et, d’autre part la critique « sentimentale », « à fleur de peau » ou « hystérique ». Il est particulièrement instructif d’étudier les termes dans lesquels cette distinction est établie. Apparemment, on reconnaît les « critiques hystériques » à leur refus irrationnel d’accepter un axiome politique fondamental, à savoir que les États-Unis ont le droit d’étendre leur pouvoir et leur contrôle dans les seules limites du possible. Une critique responsable ne remet pas en cause ce postulat, et elle estimera éventuellement que nous ne pouvons sans doute pas « nous en tirer » à un moment et en un lieu donnés.

C’est ce genre de distinction qu’un Irving Kristol semble avoir à l’esprit quand il analyse la contestation de la politique vietnamienne. Il oppose les critiques responsables comme le Times, le sénateur Fulbright et Walter Lippmann au « mouvement des teach-in »3. « Contrairement aux contestataires des universités, souligne-t-il, M. Lippmann ne s’engage pas dans des spéculations présomptueuses sur “ce que le peuple vietnamien veut vraiment” [visiblement, il s’en moque], ni dans une exégèse légaliste pour savoir si, ou dans quelle mesure, il y a “agression” ou “révolution” au Sud-Viêt Nam. Il adopte le point de vue de la realpolitik. Et il va apparemment jusqu’à envisager la possibilité d’une guerre nucléaire contre la Chine dans des circonstances extrêmes. »

Voilà qui est digne d’éloges, contrairement aux discours des « idéologues inconséquents » du mouvement des teach-in qui, au nom d’un « “anti-impérialisme” sobre et vertueux » et autres absurdités, se lancent dans des « diatribes contre “la structure du pouvoir” » et s’abaissent même, parfois, au point de lire « des articles et des comptes rendus de la presse étrangère sur la présence américaine au Viêt Nam ». De plus, ces sales types sont souvent des psychologues, des mathématiciens, des chimistes ou des philosophes – tout comme, d’ailleurs, ceux qui protestent le plus en Union soviétique sont dans l’ensemble des physiciens, des écrivains et autres personnes éloignées de l’exercice du pouvoir –, et non des citoyens bien introduits à Washington, qui naturellement ont tout à fait conscience que, « s’ils avaient une nouvelle idée géniale sur le Viêt Nam, ils trouveraient aussitôt une oreille attentive » auprès du gouvernement.

[…]

Il pourrait être utile d’étudier de près les « nouvelles idées géniales sur le Viêt Nam » auxquelles Washington a « aussitôt prêté une oreille attentive ». L’U.S. Government Printing Office est une mine d’informations sur le haut degré de moralité et de discernement de ces avis d’experts. On peut lire dans une de ses publications une communication du professeur David N. Rowe, directeur des études supérieures en relations internationales à Yale University, devant la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants. Le professeur Rowe a proposé que les États-Unis achètent tous les excédents de blé canadien et australien afin de provoquer une famine massive en Chine. Selon ses mots : « Attention, il ne s’agit pas d’en faire une arme dont le peuple chinois aurait à pâtir. De fait, ce sera le cas, mais c’est secondaire. Ce sera avant tout une arme contre un gouvernement autoritaire, qui ne pourra maintenir la stabilité du pays face à une famine généralisée. »

On ne trouvera pas trace chez le professeur Rowe de ce moralisme sentimental qui pourrait appeler une comparaison avec, par exemple, l’Ostpolitik de l’Allemagne hitlérienne4. Il ne craint pas non plus les répercussions de telles mesures sur d’autres pays asiatiques comme le Japon. Sa « très longue fréquentation des questions japonaises » lui permet d’affirmer que « les Japonais sont avant tout des gens qui respectent le pouvoir et la fermeté ». Par conséquent, « ils ne vont pas trop s’effaroucher d’une politique américaine au Viêt Nam qui, partant d’une position de force, vise une solution consistant à soumettre par notre puissance militaire des populations locales avec lesquelles nous sommes en désaccord ». Ce qui troublerait les Japonais, c’est « une politique indécise, une politique qui refuserait de s’attaquer aux problèmes [en Chine et au Viêt Nam] et d’assumer nos responsabilités là-bas d’une manière qui soit constructive » – comme celle que nous venons de citer. Ce qui pourrait « vivement inquiéter le peuple japonais et remettre en cause la bonne intelligence entre nos deux pays », ce serait d’« hésiter à faire usage d’un pouvoir qu’ils savent entre nos mains ». En réalité, un déploiement de toute notre puissance militaire serait même éminemment rassurant pour eux, dans la mesure où ils ont eu la démonstration « de la formidable force de frappe des États-Unis, […] et en ont fait eux-mêmes l’expérience ». Voilà sûrement un parfait exemple du salutaire « point de vue de la realpolitik » qu’Irving Kristol admire tant.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher, membre du conseil d’administration de l’Institut d’études extrême-orientales à la Seton Hall University. Selon lui, comme tous les peuples qui ont vécu sous le communisme, les Nord-Vietnamiens « seraient tout à fait ravis qu’on les bombarde pour les libérer ».

Évidemment, il doit bien y avoir des Vietnamiens qui soutiennent les communistes. Mais c’est là une question vraiment secondaire, comme le souligne l’honorable Walter Robertson, qui fut secrétaire d’État adjoint pour l’Extrême-Orient de 1953 à 1959. Si l’on en croit ses déclarations devant la même commission, « le régime de Peiping5 […] représente quelque chose comme moins de 3 % de la population ».

C’est dire si les dirigeants communistes chinois ont de la chance ! Selon Arthur Goldberg, les dirigeants du Vietcong, eux, ne représentent qu’environ « 0,5 % de la population du Sud-Viêt Nam », soit à peu près la moitié des nouvelles recrues du Sud pour le Vietcong en 1965, si l’on se fie aux statistiques du Pentagone. Goldberg poursuit en affirmant que les États-Unis ne sont pas certains que tous ces gens-là soient des adhérents volontaires. Ce ne serait pas la première démonstration de la duplicité communiste. Un autre exemple a été observé en 1962, lorsque, selon des sources du gouvernement américain, 15 000 guérilleros ont subi 30 000 pertes. Face à des experts comme ceux-là, les scientifiques et les philosophes dont parle Kristol feraient bien de continuer à tracer leurs cercles dans le sable.

Ayant réglé la question de la non-pertinence politique du mouvement de contestation, Kristol se tourne vers celle de ses motivations – plus généralement, ce qui a poussé, selon lui, des étudiants et de jeunes professeurs d’université à « virer à gauche » dans un contexte de prospérité générale et un régime politique libéral de type État-providence. C’est là, note-t-il, « une énigme à laquelle aucun sociologue n’a encore trouvé de réponse ». Puisque ces jeunes gens ont de l’argent, un bel avenir devant eux, etc., leur contestation est forcément irrationnelle. Ce doit être le résultat de l’ennui, d’une trop grande sécurité, ou quelque chose dans ce goût-là.

D’autres hypothèses viennent à l’esprit. Il se pourrait, par exemple, qu’en toute honnêteté ces étudiants et ces jeunes professeurs cherchent à découvrir la vérité par eux-mêmes plutôt que de déléguer toute la responsabilité aux « experts » ou au gouvernement ; et il se pourrait qu’ils réagissent avec indignation à ce qu’ils découvrent.

De l’intellectuel au « savant-expert »

Ce qui doit nous importer au premier chef dans cette réflexion sur la responsabilité des intellectuels, c’est leur rôle dans la production et l’analyse de l’idéologie. Et, de fait, l’opposition que Kristol établit entre les idéologues déraisonnables et les experts responsables est formulée en des termes qui font aussitôt penser à l’intéressant essai de Daniel Bell, La Fin de l’idéologie, aussi important pour ce qu’il ne dit pas que pour son contenu proprement dit6.

Bell présente et examine l’analyse marxiste qui voit dans l’idéologie un moyen de masquer l’intérêt de classe, selon la célèbre formule de Marx : la bourgeoisie est persuadée que « les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée ». Bell soutient ensuite que l’ère de l’idéologie est terminée, supplantée – du moins en Occident – par un consensus selon lequel chaque question doit être réglée selon les modalités qui lui sont propres, dans le cadre d’un État-providence où les experts en conduite des affaires publiques sont voués à jouer un rôle prépondérant. Bell prend soin, cependant, de préciser le sens d’« idéologie » dans ce qu’il appelle l’« épuisement des idéologies ». Il ne se réfère à l’idéologie qu’au sens de « conversion d’idées en leviers sociaux », d’« ensemble de croyances, animé par la passion, et [qui] cherche à transformer la totalité d’un mode de vie ». Les termes clés sont « transformer » et « convertir en leviers sociaux ». Selon lui, les intellectuels occidentaux se sont désintéressés de la conversion des idées en leviers sociaux en vue d’une transformation radicale de la société. Maintenant que nous avons atteint la société pluraliste de l’État-providence, ils ne voient plus la nécessité d’une transformation radicale de la société ; nous pouvons sans doute aménager de-ci, de-là notre mode de vie, mais ce serait une erreur que d’essayer de le modifier en profondeur. C’est ce consensus des intellectuels qui fait que l’idéologie est morte.

[Bell] ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts.

Il y a plusieurs points qui interrogent dans l’essai de Bell. Tout d’abord, il ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts. Il n’établit pas de lien entre son observation – selon laquelle, dans l’ensemble, les intellectuels n’ont plus à cœur de « transformer l’ensemble d’un mode de vie » – et le fait qu’ils jouent un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’État-providence. Il n’établit pas non plus de lien entre leur acceptation de ce type d’État et le fait que, comme il l’observe ailleurs, « l’Amérique est devenue une société d’abondance, offrant position […] et prestige […] aux anciens radicaux ». Ensuite, il n’apporte aucun argument sérieux montrant que les intellectuels ont « raison » ou « objectivement le droit » de rechercher ce consensus hostile à l’idée d’une transformation de la société. En effet, bien que Bell n’ait pas de mots assez durs sur la rhétorique vide de la « Nouvelle Gauche »7, il semble avoir une confiance bien utopique dans la capacité des experts techniques à régler les quelques petits problèmes qui continuent de se poser. Ainsi, le fait de traiter le travail comme une marchandise ou les problèmes d’« aliénation ».

Il semble assez évident que les problèmes classiques sont encore et toujours d’actualité. On pourrait même affirmer sans prendre trop de risques qu’ils ont gagné en ampleur et en gravité. Par exemple, le paradoxe ancestral de la pauvreté au sein de l’abondance prend des dimensions de plus en plus alarmantes à l’échelle internationale. Mais l’inconvénient du consensus intellectuel décrit par Bell est que, s’il semble possible, du moins en théorie, d’envisager une solution au niveau national, il n’y a guère de chances de voir un jour émerger un projet cohérent de transformation de la société au niveau mondial pour faire face à l’accroissement de la misère. Cela nous conduit tout naturellement à décrire le consensus des intellectuels selon Bell en des termes quelque peu différents des siens.

En reprenant la terminologie de la première partie de son essai, on pourrait dire que le technicien de l’État-providence trouve la justification de son statut social particulier et privilégié dans sa « science », plus précisément dans l’affirmation que les sciences sociales peuvent soutenir une technologie de bricolage social à l’échelle nationale ou internationale. Il passe ensuite à l’étape suivante, qui est d’attribuer une validité universelle à ce qui n’est qu’un intérêt de classe : il affirme que les conditions particulières sur lesquelles se fonde la prétention au pouvoir et à l’autorité de l’intellectuel sont, en fait, les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée ; que le bricolage social dans le cadre de l’État-providence doit remplacer l’engagement dans les « idéologies totales » du passé, idéologies qui visaient la transformation de la société. Parvenu à une position de pouvoir qui offre à ses intellectuels aisance et sécurité, l’État-providence n’a plus besoin d’idéologies qui prétendent à un changement radical. Le savant-expert remplace l’« intellectuel libre », pour qui « les mauvaises valeurs étaient à l’honneur, qui rejetait la société » et qui a perdu son rôle politique – maintenant que les bonnes valeurs sont à l’honneur.

[…]

On serait tenté de conclure qu’il y a une sorte de consensus au sein des intellectuels qui ont pu accéder à l’aisance et au pouvoir – ou se croient en passe d’y accéder – en « acceptant la société » telle qu’elle est et en défendant ses valeurs. C’est encore plus vrai des savants-experts qui remplacent les intellectuels libres de jadis.

Pour lire la suite et commander le livre, rendez-vous sur le site des éditions Agone.

[1] Cet affrontement, près de Pékin, entre soldats japonais et chinois, marque le début de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). [ndt]

[2] Les auteurs de cette formule considèrent les voyages de Vasco de Gama, ainsi que ceux de Fernand de Magellan et de Christophe Colomb, comme le début de cinq cents ans d’ascendant de l’Occident sur l’Orient. [ndt]

[3] Ces teach-in sont des forums constitués de débats, conférences, projections de films et concerts organisés à partir de 1965 par les étudiants pour protester contre l’intervention américaine au Viêt Nam. Sur Walter Lippmann (1889-1974), lire infra. [ndt]

[4] Bien que, par souci des proportions, il faut avoir à l’esprit que, dans ses pires moments de folie, le théoricien et ministre du Reich nazi Alfred Rosenberg parlait d’éliminer trente millions de Slaves et non d’imposer une famine de masse à un quart de la population mondiale. Soit dit en passant, l’analogie établie ici est hautement « irresponsable », au sens technique de ce néologisme discuté précédemment, parce qu’elle est fondée sur l’hypothèse que les déclarations et les actions des Américains sont soumises aux mêmes normes et ouvertes aux mêmes interprétations que celles de n’importe qui.

[5] En 1928, le généralissime nationaliste et anticommuniste Tchang Kai-chek changea le nom de Beijing (Pékin) en Peiping. Cette appellation se maintint durant l’occupation japonaise (1937-1945). La ville reprit officiellement le nom de Beijing lorsque la République populaire de Chine fut proclamée, le 27 septembre 1949. [ndt]

[6] Je n’ai pas l’intention d’aborder ici toutes les questions soulevées depuis douze ans dans le débat sur la « fin de l’idéologie ». Une personne douée de raison pourrait difficilement contester nombre des thèses avancées : par exemple, qu’à un certain moment de l’histoire une « politique de la civilité » peut se montrer judicieuse et même efficace ; que celui qui préconise l’action (ou l’inaction) a la responsabilité d’en évaluer le coût social ; que le fanatisme dogmatique et les « religions séculaires » devraient être combattus (ou, si possible, ignorés) ; qu’il faudrait appliquer des solutions techniques là où c’est possible ; que « le dogmatisme idéologique devait disparaître pour que les idées reprissent vie* » (Raymond Aron) ; et ainsi de suite. Comme tout cela est parfois considéré comme l’expression d’une position « antimarxiste », il convient de garder à l’esprit que ces opinions-là n’ont aucun rapport avec le marxisme non bolchevique, tel qu’il est représenté, par exemple, par des personnalités comme Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, Arthur Rosenberg, etc.

[7] Née de la révolte étudiante des années 1960 aux États-Unis, la New Left rejetait les principes de la « vieille gauche » des années 1930, notamment dominée par le parti communiste. Les activistes s’organisaient autour des libertés (politiques) des étudiants, des droits civiques des Noirs et de la paix en Asie, valorisaient la spontanéité et voulaient donner le pouvoir à la « base ». « Le “radicalisme” n’est pas l’affaire d’une élite chargée de diriger la conscience politique du peuple mais le problème des masses qui mènent elles-mêmes la lutte contre l’oppression. » On substituait l’action directe (violente et non violente) à la stratégie parlementaire 1. [ndt]


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Le « Tournant anthropologique » de la pensée française – Entretien avec Jacob Collins

© Hugo Baisez pour LVSL

Jacob Collins, historien américain, enseignant au City College de New York et rédacteur pour la New Left Review revient avec nous sur son ouvrage intitulé The Anthropological Turn : French Political Thought After 1968, paru en 2020 aux Presses universitaires de Pennsylvanie. Malgré la spécialisation accrue du champ universitaire, cet ouvrage parvient à identifier, à la suite des années 1968, une nouvelle façon de mener une réflexion critique sur la société. D’Emmanuel Todd à Régis Debray, la plupart des auteurs convoqués par Jacob Collins sont, aujourd’hui encore, sur le devant de la scène intellectuelle. Comprendre ce dont ils sont le nom, ce qui constitue leur cohérence commune, nous permet également de mieux appréhender la manière dont s’énonce une pensée critique face à l’émergence du néo-libéralisme. Entretien mené par Simon et Victor Woillet.

LVSL – D’où vous est venu votre intérêt pour l’histoire intellectuelle de la pensée française d’après-guerre ?

Jacob Collins – Mon intérêt pour la politique et la théorie politique française est venu dans ma jeunesse par la lecture de La Nausée de Sartre, ce qui a suscité chez moi un intérêt pour l’existentialisme, la littérature et la philosophie de cette époque. Quand je suis arrivé à UCLA (NDLR : l’Université de Californie à Los Angeles), j’ai voulu étudier sur un mode historique ces objets, et je me suis formé à l’histoire et à la politique française. Mon premier projet, au milieu des années 2000 était d’écrire un mémoire sur l’extrême droite, la nouvelle droite plus précisément. C’est à ce moment que je suis arrivé en France pour faire des recherches. Je ne pensais pas qu’écrire un livre sur la nouvelle droite serait un travail aussi fascinant à ce moment là. Puis la crise de 2008 est arrivée, et ce fut la révélation pour moi, qu’on allait entrer dans une crise également politique et que le paysage idéologique et social allait être bouleversé. Les mouvements de résistance à l’ordre établi allaient prendre une importance centrale et cela a transformé la façon dont j’allais concevoir l’historiographie, la méthodologie de l’histoire intellectuelle que je voulais faire. J’ai donc décidé à partir de ce moment d’ouvrir ma problématique et de généraliser mes recherches au-delà de la seule extrême droite, pour étudier l’ensemble du spectre politique. Il m’apparaissait alors qu’énormément de bons travaux avaient déjà été faits sur l’histoire intellectuelle française des années 1940, 1950 et 1960, mais qu’il manquait – dans les productions américaines tout du moins – des recherches sur la période post-68, qui ouvre les prémices du projet néo-libéral. J’ai commencé à lire les penseurs proéminents des années 1970, 1980 et 1990 : Gauchet, Rosanvallon, Kriegel, Todd et bien d’autres, puis j’ai commencé à identifier des points communs entre leurs pensées. Cela m’a donné l’idée de les rassembler sous la forme d’un paradigme cohérent, constitué d’un ensemble identifiable de valeurs et de thèses communes, en dépit des parcours politiques très variés des auteurs que j’étudie dans ce livre. En effet, quoi de commun politiquement entre Régis Debray et Alain De Benoist ? Mais je pense qu’il y a une forme de communauté d’idées et d’analyses dans leurs conceptions de l’histoire, de la société et de la politique en dépit de ces différences radicales. En définitive, j’ai choisi de limiter mon travail à quatre penseurs issus de traditions politiques différentes : Alain de Benoist, Marcel Gauchet, Emmanuel Todd et Régis Debray. Mon livre retrace la façon dont chacun d’entre-eux en est venu à développer des thèses anthropologiques et comment chacun les a utilisées pour interpréter les controverses politiques des années 1970 et au-delà.

LVSL – Pouvez-vous nous expliquer votre concept de « Tournant anthropologique de la pensée Française » ? En quoi distingue-t-il les penseurs que vous étudiez de la tradition liée à la discipline anthropologique française ?

J.C. – Ce que je veux dire avec cette analyse, c’est qu’elle ne concerne pas la discipline académique qu’est l’anthropologie française comme objet historique spécifique. Il s’agit pour moi de désigner plutôt ce que les penseurs politiques de cette époque ont utilisé, par récupération de concepts ou de théories directement issues des évolutions de l’anthropologie qui leur était contemporaine, ou par construction d’une philosophie de style anthropologique, comme arguments de nature anthropologique pour désigner les fondements du politique. Il s’agit d’une certaine manière de penser, après les bouleversements de Mai 68, les fondements du politique, en retravaillant les concepts de base de la théorie politique tels que la citoyenneté, la communauté, etc. Je pense que le prestige historique de l’anthropologie comme corpus théorique et comme discipline, très valorisée socialement à cette période, a joué un rôle majeur dans ce tournant. Que l’on songe seulement aux travaux primordiaux de Lévi-Strauss dans la formation intellectuelle de ces théoriciens. Ils ont tous, à un moment ou un autre, mentionné dans leurs entretiens médiatiques l’influence déterminante que ses écrits ont eu sur eux. Cela vaut non seulement pour Lévi-Strauss mais pour l’anthropologie structuraliste de manière générale. Des personnalités comme André Leroi-Gourhan, qui renouvelait la pensée matérialiste par son regard dialectique sur la fonction anthropologique des technologies depuis la préhistoire jusqu’à la période contemporaine, ont été cruciales dans la construction intellectuelle de Régis Debray par exemple, notamment à partir des années 1970. Ce que je voulais également désigner à travers le tournant anthropologique, c’est l’émergence de tentatives de réponses théoriques à l’apparition de la pensée de la post-modernité qui apparaît avec Jean-François Lyotard ou Fredric Jameson. La fin, annoncée par ces philosophes, des méta-récits historiques, notamment des Lumières ou du mouvement révolutionnaire, et les méthodologies de déconstruction des illusions historiques qu’ils ont élaborées ont bouleversé le climat intellectuel dans lequel s’élaborait jusqu’alors la pensée politique. Je constatais systématiquement chez les penseurs que j’étudie, Rosanvallon, Debray, Gauchet par exemple, qu’ils ont tous porté leurs efforts du côté de la réplique à ce mouvement. Ils se sont attelés à reconstruire des théories systématiques du social et du politique face au mouvement d’analyse postmoderne. En remontant parfois jusqu’au néolithique ou à l’empire romain pour expliquer la contemporanéité socio-politique, ils affirmaient tous leur conviction que les théories systématiques, les grands récits interprétatifs appuyés sur l’identification de longues trajectoires historiques étaient toujours possibles et nécessaires à la compréhension des phénomènes collectifs. Dans La Condition Politique, Gauchet a cette phrase dans son introduction de 2005 : « Quand je regarde ce que je faisais dans les années 1970, je regardais les sociétés primitives et il me semblait qu’elles détenaient les clefs de nos propres difficultés politiques. » Pour le meilleur ou pour le pire, il n’existe pratiquement rien en anglais sur cette partie importante de la théorie politique après 68, qui possède encore pourtant une influence décisive sur la sphère médiatique contemporaine. Si vous regardez la page Wikipedia de Gauchet en anglais, vous ne trouvez pas plus de deux ou trois phrases. La page française au contraire fait plus de vingt paragraphes. Il y avait selon moi un grave manque de productions anglophones sur un sujet aussi important.

LVSL – Votre étude du « tournant anthropologique » de la pensée française post-68 montre bien l’influence déterminante de Gramsci sur l’ensemble du spectre politique de cette période, de Debray à De Benoist. Comment interprétez-vous ce succès et pensez-vous qu’il indique la capacité de la théorie gramscienne à dépasser à la fois les impasses de la tradition marxiste classique et de la tradition libérale par l’analyse anthropologique du politique ?

J.C. – Je crois que l’ironie de la nouvelle droite quant à leur revendication de constituer un gramscisme de droite révèle la finesse politique de De Benoist. Il a cette capacité à voler des idées de gauches qui peuvent être remodelées en concepts réactionnaires. Ce motif historique sur la nouvelle droite est déjà très connu et étudié y compris en langue anglaise. J’ai essayé d’apporter quelque chose d’un peu différent dans mes réflexions sur De Benoist en centrant mon étude sur son idéologie identitaire. En dépit des changements de paradigme intellectuels, qui interviennent chez lui tous les 10 ou 20 ans, la grande continuité de sa pensée est la thématique identitaire. Le principe central de sa pensée est de définir un concept de l’identité blanche française et européenne. Cette problématique est née chez lui au cours de la guerre d’Algérie et s’est transformée en obsession anthropologique autour des travaux de Georges Dumézil sur les civilisations indo-européennes. J’adhère à la lecture que Carlo Ginzburg produit de Dumézil à ce sujet, et des colorations fascistes de sa pensée, qui permettent de comprendre le recours de De Benoist à cette dernière. La stratégie métapolitique de la Nouvelle droite était, à la base, un mécanisme de production de réalités alternatives, fondé sur une conception culturaliste et identitaire de la nature humaine. Dans un livre des années 1980, De Benoist traitait les Français de « natifs » dont les traditions culturelles étaient menacées par l’immigration et le capitalisme mondial. Sur ce fondement, il pourrait soutenir que l’Europe et le Tiers-Monde menaient le même genre de lutte pour la libération culturelle. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la ratification du traité de Maastricht, il conçoit un cadre alternatif de l’Union européenne : une fédération de souverainetés sous la houlette de la Russie, la grande puissance de l’Est. La fondation de cette union était une identité eurasienne commune. Toutes ces constellations idéologiques dénotent d’une conception racialiste ou ethniciste de l’identité politique, qui constitue le fond de sa pensée. En ce qui concerne Debray, l’influence de Gramsci se fait sentir, en dehors des écrits qu’il a produit sur ses carnets de prison, au niveau de son intérêt pour la culture et la religion comme matrices historiques profondes de la vie politique. Mais cette influence n’est pas toujours explicitement écrite. Pour Debray, la tradition latine, européenne et sud-américaine de pensée politique joue un rôle structurant dans son interprétation de l’histoire.

https://www.upenn.edu/pennpress/book/16063.html
The Anthropological Turn, University of Pennsylvania Press, 2020

LVSL – Comment décririez-vous la façon avec laquelle le « tournant anthropologique », qui selon vous tente de réintroduire un méta-récit historique face aux penseurs de la postmodernité comme Lyotard, perçoit le nouveau paradigme de la gauche radicale américaine des identity politics importée de la réception américaine de la French theory ? Plus précisément, pensez-vous que ces deux nouvelles traditions de la pensée contemporaine peuvent être perçues comme des réponses distinctes à la crise épistémologique du post-structuralisme dans les sciences humaines ?

J.C. – Je pense qu’il y a une crise des conceptions de la culture qui émerge dès les années 1970. Elle puise selon moi ses racines dans les dynamiques sociales issues de 1968 et l’émergence de nouveaux acteurs historiques. Les travaux de Foucault sur la signification sociale et historique des systèmes d’internement psychiatrique et carcéraux, les mouvements féministes, les mouvements de lutte homosexuels, prenant place à une époque de contraction économique majeure (le krach pétrolier par exemple, et la mise en place des politiques néo-libérales, la fin du système monétaire international de Bretton-Woods, etc.) sont autant de manifestations parmi d’autres de la recomposition sociologique en cours. La classe ouvrière est considérablement affaiblie par la désindustrialisation initiée dans les années 70. Les acteurs historiques précédents sont relayés au second plan tandis que les nouveaux prennent progressivement place sur l’arène médiatico-politique. C’était au début des années 1980 qu’André Gorz écrit Adieux au prolétariat… Ces bouleversements produisent beaucoup de nouveaux affects, et le tournant anthropologique tout comme les diverses formes d’obsessions nouvelles pour les politiques de l’identité, sont autant de réponses possibles à cette crise socio-culturelle et économique dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. Les auteurs que j’étudie dans le livre ont cependant des problématiques distinctes des identity politics actuelles. Notamment le peu d’attention qu’il accordent comparativement à ce courant de pensée, aux questions liées à la sexualité. Je viens de lire la traduction anglaise du livre de Bruno Amable et Stefano Palombarini1, je crois qu’ils ont parfaitement saisi le paradigme qui se développe dans la fin des années 70. Ils décrivent avec une grande finesse le changement brutal de vision du monde auquel ont été confrontés les témoins des Trente Glorieuses. Je pense que si on prend on considération cette focale historique un peu élargie, on peut en effet considérer que le tournant anthropologique et les identity politics sont des tentatives de réponse culturelle à la recomposition sociologique et économique majeure dont nous sommes les héritiers et dont nous continuons à percevoir les effets déstabilisants.

LVSL – Pensez-vous que le retour de la question religieuse en France est un élément de confirmation de la pertinence de certaines des thèses des penseurs du « tournant anthropologique » ?

J. C. – Je pense en effet que les questions de religion et d’immigration sont centrales dans leurs pensées. À ce titre, la comparaison entre Gauchet et Debray est très riche d’enseignements. Dans les années 1990, ils ont échangés leurs vues dans la revue Le Débat, et leurs oppositions théoriques sur l’analyse du rôle de la religion dans la structure sociale contemporaine et dans les sociétés en général, semblent en réalité les faire parvenir par endroits aux mêmes conclusions. Pour Gauchet, le christianisme contenait déjà en lui les germes de la sécularisation de la société, du fait de son rapport spécial à l’individualité psychologique. En dépit des épisodes ponctuels de réaction au début du XXe siècle, la tendance générale du mouvement historique est à la sécularisation, ce qui selon lui n’est pas sans poser certaines difficultés politiques spécifiques dans le modèle républicain et sa quête de légitimité propre en démocratie. Debray au contraire, soutient que nous devenons de plus en plus religieux à mesure du développement d’une culture capitaliste postmoderne, balancée entre l’ultra-modernité technique et financière et l’ultra-fondamentalisme qui est son envers mécanique. Ce sont pour lui autant de formes de croyances imaginaires témoignant du besoin inconditionnel de sacré dans toute société, indépendamment de son niveau de développement économique et donc d’une forme de « revanche du religieux » en dépit du mythe du progrès techno-scientifique. Il pense aussi bien au fondamentalisme salafiste au Moyen-Orient et en Europe qu’au fondamentalisme chrétien aux États-Unis. Dans une optique wéberienne, il va même jusqu’à interpréter la mentalité de Macron sous le prisme de l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. La référence au concept de mentalité est centrale dans les deux cas et je la tiens pour un élément central du tournant anthropologique en général. Elle s’appuie comme ils le font sur le besoin de redéployer de grands arcs historiques à partir d’objets continus tels que les croyances et pratiques religieuses pour y retrouver les fondements du social qu’ils cherchent pour expliquer le présent. Chez Todd également, on retrouve le même geste tourné vers l’analyse des mentalités, à travers par exemple son concept de « catholique zombie », désignant la population des régions anciennement fermement catholiques, qui a aujourd’hui besoin d’un bouc émissaire pour contrebalancer sa propre sécularisation morale. On le voit, le thème de la religion et de ses effets socio-culturels contemporains est central dans la pensée de ces auteurs qui y voient une de leurs voies d’accès privilégiées aux structures fondatrices du lien social actuel.

LVSL – Comme vous le savez, Le Vent Se Lève revendique l’influence de la pensée d’Ernesto Laclau et du populisme de gauche dans sa ligne éditoriale. Rosanvallon, que vous mentionnez dans votre travail a récemment écrit un livre sur le populisme, mais il ne semble pas réellement maîtriser le corpus théorique de Laclau et Mouffe qu’il paraît balayer d’un revers de la main sans prendre la peine de relever leurs arguments conceptuels et anthropologiques, notamment sur les liens entre le psychisme, les affects, le langage et la perception de la réalité organisée par la politique. En dehors de Rosanvallon, comment expliquez-vous ce manque d’intérêt apparent pour cette tradition de pensée qui partage pourtant le même constat sociologique sur le déclin de la société industrielle et sa logique de classe, ainsi que la volonté de rebâtir une théorie politique sur des fondements anthropologiques ?

J.C. – Je pense que ce désintérêt apparent est lié au caractère rival de ces deux traditions qui décrivent les mêmes réalités à partir de coordonnées théoriques distinctes. Pour le marxisme, le moment antitotalitaire a été déterminant, conduisant notamment à la désagrégation des assises du PCF ainsi que l’a analysé Michael Scott Christofferson dans son livre, Les Intellectuels contre la gauche. Ce coup majeur a imposé à toute une génération d’intellectuels de trouver une alternative critique qui soit à la mesure du choc. Todd par exemple dit dans une interview en ligne qu’il cherchait une alternative au marxisme dans les années 1970. Debray est la seule exception, mais dans Critique de la Raison politique, il décrit lui-même la dimension religieuse et désynchronisée du marxisme de son temps avec la réalité sociale qu’il perçoit. De fait, en dépit du caractère résolument post-marxiste de la théorie de Laclau et Mouffe, leur choix de s’insérer tout de même dans une réarticulation de la problématique révolutionnaire socialiste adaptée aux sociétés tertiarisées, les oppose et les rend étranger aux réactions idéologiques propres aux penseurs du tournant anthropologique. Debray a pourtant essayé de se confronter à la question populiste, tant par son attachement au chavisme, que par ses écrits sur Victor Hugo, mais sans y consacrer l’effort systématique des théoriciens du populisme de gauche. Les fondations du tournant anthropologique ayant été conçues dans les années 1970, le contexte socio-économique et la démarche d’inspiration historiciste et structuraliste les distingue de facto de la vision populiste de Laclau et Mouffe qui appartient quant à elle à un horizon radicalement étranger à leurs préoccupations et leurs vocabulaires intellectuels. Ces derniers appartenant plus à la critique de l’ère néo-libérale tardive et se référant de façon centrale aux concepts lacaniens et à la philosophie analytique du langage de tradition anglo-américaine pour récuser toute forme de fixisme conceptuel au profit d’une anthropologie constructiviste. En somme d’une croyance dans la capacité des acteurs politiques à reformater au présent les imaginaires politiques en dépit des tendances culturelles historiques lourdes chères aux penseurs français que j’étudie.

1L’Illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’Agir, 2017.


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