Souveraineté industrielle : au-delà des mots, le véritable bilan d’Emmanuel Macron

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Emmanuel Macron, lors d’une réunion internationale © Service de presse du Président de la Fédération de Russie

Emmanuel Macron s’est présenté comme le candidat de la souveraineté industrielle retrouvée, évitant pourtant soigneusement de tirer un bilan de son mandat précédent. Les débâcles qui l’ont scandé établissent la fragilité des capacités nationales en matière d’intelligence économique. L’État et ses services ne parviennent plus à détecter les signaux faibles des offensive provenant de puissances étrangères. Le rachat d’Alsid et Sqreen, spécialistes en cybersécurité, par des entreprises américaines – avec la bénédiction de Bercy – a questionné la capacité à garder sous pavillon français des entreprises stratégiques. Si l’interventionnisme semble désormais acceptable pour stimuler un secteur ciblé, il apparaît bien incomplet au regard des enjeux que présentent tant la désindustrialisation continue du système productif national, que la concurrence internationale et parfois déloyale de nos « alliés ». Aux prises avec des logiques néolibérales de l’action publique, l’Etat est incapable d’orienter le développement économique et industriel conformément aux objectifs qu’il se donne.

Elu en 2017 sur un axe libéral fondé sur la baisse des impôts de production et du capital, et la stimulation des investissements étrangers, Emmanuel Macron ambitionne de « rebâtir le tissu industriel » [1] perdu. Au prix de milliards d’euros d’investissements publics mobilisés dans le plan France Relance et France 2030, l’enjeu serait de faire émerger de prometteuses start-ups tout en améliorant la compétitivité des industries nationales plus traditionnelles. Forte de 19 « licornes » (start-up valorisée plus d’un milliard de dollars), les plus prometteuses de ces start-ups sont pourtant facilement acquises par des entreprises ou fonds étrangers. C’est avant tout une politique fiscale fondée sur la baisse des impôts de production avec la compression des taxes locales comme la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE) et de la Contribution Economique Territoriale (CET) mais aussi la transformation du CICE en baisse de charges durables à partir de 2019.

Une stratégie industrielle résolument néolibérale

Afin de stimuler les investissements privés, les impôts et taxes sur le capital sont également allégés par la suppression de l’Impôt de solidarité sur la Fortune (ISF) au profit d’un Impôt sur la Fortune Immobilière – IFI-) et l’amplification du Crédit Impôt Recherche (CIR), aujourd’hui 2ème niche fiscale de l’État pour quelque 7 milliards d’euros en 2021. Si l’industrie française se caractérisait par une fiscalité importante nuisible à sa compétitivité [2], ce type de politique n’enraye pourtant pas la marche de la désindustrialisation. Une étude menée par Thierry Mayer et Clément Malgouyres (2018) tend à démontrer que le CICE a eu un impact nul sur la capacité des entreprises bénéficiaires à exporter. François Geerolf et Thomas Grjebine (2020) établissent ainsi une faible sensibilité du coût du travail sur les exportations. On peut questionner la pertinence des financements publics massifs soutenant l’offre au regard de leur potentiel de création d’emplois (dont industriels) au long terme et de la capacité des entreprises bénéficiaires à exporter. On peut aussi questionner l’impact de cette politique fiscale sur la compétitivité des entreprises, particulièrement des TPE/PME. En revanche, le CIR permet aux entreprises d’atteindre des performances notables en matière de R&D.

La France accuse ainsi le recul industriel relatif le plus fort comparé à ses voisins italiens et espagnols, et à contre-courant de la performance allemande qui a vu la part de sa valeur ajoutée manufacturière totale dans la zone euro progresser [3]. Dans ce contexte, il apparaît que la politique monétaire européenne est défavorable aux économies des pays du Sud de l’Europe, particulièrement importateurs, et favorable inversement à ceux du Nord dont l’économie est davantage orientée vers l’exportation. Une baisse de 10% de la valeur de la monnaie permet ainsi un gain d’exportation de l’ordre de 7,5% [4]. Ainsi, la valeur de l’euro est par structurellement défavorable à l’économie française.

En parallèle, la recherche publique française ne cesse de décrocher comme le rappelle le prix Nobel de physique Spiro, mais aussi les nombreuses études et articles sur le sujet [5]. Pourtant, depuis 2005, un grand nombre de réformes néolibérales de l’enseignement supérieur et de la recherche ont été mises en place (contrôle et fléchage des financements sur les secteurs de recherche, mise en concurrence des projets et des chercheurs, précarisation des postes de chercheurs). Ce type de politique a nui à l’efficacité de la recherche fondamentale dans un premier temps, et censure la diversité des sujets de recherches pouvant être éligibles aux financements. « Une telle situation a non seulement un impact sur les conditions de travail et les carrières des enseignants-chercheurs mais aussi, et de manière plus globale, sur le positionnement et le rayonnement des universités françaises au niveau mondial », note ainsi Valérie Mignon dans The conversation [6].

Cette frilosité à financer les projets du futur ne présentant pas de garantie immédiate de retour sur investissement explique en partie l’absence d’innovations technologiques de ruptures. A l’inverse, les différents gouvernements des États-Unis se sont montrés particulièrement interventionniste en matière de soutien au financement de la recherche fondamentale, qui était une condition pour un environnement technologique favorable au développement des GAFAM. « L’un des aspects du modèle de recherche financé par des deniers publics, en vigueur dans notre pays, c’est qu’il permet vraiment de poursuivre des questions ésotériques et fondamentales », relève Michael Weisberg [7], professeur à l’Université de Pennsylvanie et dont les travaux portent sur la philosophie des sciences. « Si c’était une entreprise privée, nous ne pourrions jamais faire le type de recherches sur lesquelles nous travaillons ».

L’intelligence économique française à demi-mot

Dans cette vision de l’intervention publique, la politique nationale en matière d’intelligence économique est réduite à sa seule dimension de protection. Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) rattaché au Ministère de l’Économie et des Finances, a pour mission (entre autre) de surveiller les activités de prédation d’entités étrangère sur des sociétés françaises stratégiques ainsi que les participations étrangères aux partenariats de recherche stratégique. Si le rapport Martre, publié en février 1994, a posé les bases d’une vision nationale de l’intelligence économique en phase avec les nouveaux enjeux des guerres économiques, l’ambition de l’État à concrétiser cette vision n’a pas été réalisée, le SISSE étant fondé exclusivement sur une vision défensive de l’intelligence économique.

NDLR : lire sur cette thématique l’article de François Gaüzère-Mazauric : « L’intelligence économique, un impensé français »

Ce paradigme de l’intervention publique segmente l’intelligence économique, interprétée comme un outil défensif, et la politique industrielle, qui serait son pendant proactif mais pourtant bien peu valorisée. Héritée des dogmes libéraux, l’intervention publique minimale dans la sphère économique tend à être remise en cause par la succession des crises économiques et sociales induites par une mondialisation non contrôlée. Laure Després [8], évoque ainsi la mondialisation comme un phénomène ayant conduit, entre autre, à la désindustrialisation des systèmes productifs occidentaux. Par conséquent, orienter le développement économique et industriel du pays, s’il s’avère antagonique aux logiques néolibérales, devient nécessaire tant les indicateurs macro et microéconomiques s’enfoncent dans le temps. Le gouvernement a conscience de cette trajectoire [9] et tente d’y remédier par un certain nombre d’outils peu innovants sans réellement sembler y croire, comme l’a confessé le Président de la République lui-même : « il se peut qu’on soit dans le monde d’après, mais il ressemble furieusement au monde d’avant » [10].

La stabilité du système économique s’est vue menacée par la crise des subprimes en 2009, par la crise des dettes souveraines en 2012, puis par la crise sanitaire depuis 2019. Cette succession de crises met le système économique et industriel à rude épreuve et a nécessité l’intervention publique par divers leviers. Tout d’abord, la Banque Centrale Européenne a actionné la planche à billets pour inonder les entreprises et les États de liquidités afin de les laisser respirer, un temps. S’il n’y a pas d’argent magique, la crise sanitaire a prouvé le contraire. Fort de 260 milliards d’euros, les plans de relance et d’investissements publics ont été présenté comme le fer de lance d’une ambition nationale visant à développer un tissu industriel et technologique répondant aux enjeux auxquels la France fait face.

Transition écologique, compétitivité et innovation, cohésion sociale et territoriale… autant de vastes sujets abordés mais dont on a cependant du mal à identifier leur complémentarité avec les très nombreux dispositifs existants. Les solutions proposées passent par des crédits d’impôts recherche et modernisation du bâti, la baisse des impôts de production, la mise en place d’un fonds de soutien aux entreprises souffrant de problèmes de trésorerie, le chômage partiel et la formation, en soi, de vieilles formules dont on connaît déjà les effets et conséquences. Le Comité d’évaluation mandaté par le gouvernement affirme ainsi que si les objectifs macroéconomiques associés au Plan France Relance (retrouver le niveau d’activité économique d’avant crise) devraient être effectivement atteint en 2022, il est toutefois « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement rapide de la situation macroéconomique et la mise en œuvre de France Relance, même si le plan y a certainement contribué» [11].

Ces plans conjoncturels, non pas pensés comme proactifs ou offensifs, s’inscrivent dans une dimension défensive de résistance face au choc de l’arrêt de l’économie et au risque de décrochage. Si ces mesures se sont avérées nécessaires, l’ambition de l’État reste limitée à résister au choc plus qu’à poser les bases d’une planification ambitieuse. De la même manière, le Plan France 2030 annoncé par E. Macron le 12 octobre 2021 ne déroge pas à la règle des grandes ambitions sans réels moyens. 34 Mds€ d’euros échelonnés à partir de 2022 (dont un premier engagement de 3.5 Mds€ pour le budget 2022) alloués à de vastes thématiques comme la volonté de développer des réacteurs nucléaires de petite taille (SMR), le développement d’un avion bas-carbone, la production de biomédicaments, le spatial, les fonds marins, la culture, le développement d’une filière hydrogène vert, la décarbonation de l’industrie… En 2022 chaque thématique s’est donc vue allouée des liquidités de quelques dizaines à quelques centaines de millions d’euros. L’absence de transparence concernant l’élaboration de cette feuille de route mais surtout la communication de son contenu est un véritable frein à sa portée effective d’autant qu’elle ne s’inscrit que difficilement dans un plan d’ensemble coordonné entre institutions de l’État, collectivités et société civile.

Des formes de planification désordonnée

Dans une note de France Stratégie, les auteurs relèvent la multiplication des plans et « stratégies nationales » sectorielles (haut-débit, mobilité, revitalisation des centre villes, Territoires d’industrie, France Services) existants aux côtés des documents de contractualisation entre l’Etat et les collectivités comme les Contrats de Plan Etat-Région (CPER) et Contrats de Relance et de transition écologique (CRTE).

Daniel Agacinski note : « Paradoxalement, il n’y a jamais eu autant de plans que depuis qu’il n’y a plus de Plan. Se pose alors nécessairement la question de l’articulation entre les objectifs poursuivis par ces différents plans, comme celle de la coordination des différents acteurs chargés de les animer. […] On voit ainsi que l’idée même de planification, si elle demeure, est littéralement diffractée entre différents secteurs d’une part et entre différentes échelles d’autre part » [12]. Il relève ainsi la problématique forte d’enjeu de cohérence entre l’existence de ces nombreux dispositifs de programmation et des plans de relance conjoncturels. C’est dans cette perspective que le Gouvernement a créé le CRTE, celui-ci intégrant l’ensemble des documents de contractualisation et outils d’action développés par les collectivités signataires. Si, théoriquement, cette forme de contrat-cadre unique semble résoudre le problème de cohérence sur un territoire, l’Etat se contente d’une forme de développement économique co-construit avec les Régions à travers les CPER, laissant alors peu de marge de manœuvre aux intercommunalités pour décliner localement cette politique.

La création du Haut-Commissariat au Plan en septembre 2020 marque le retour d’une institution autrefois en charge d’élaborer la feuille de route du développement économique de la Nation, d’un point de vue particulièrement colbertiste avec la politique dite « des champions nationaux ». Si l’attente d’une institution capable d’élaborer une stratégie de développement et de croissance avec la participation des « forces vives de la nation » [13] était forte, la crainte d’une coquille vide était également palpable au regard de la gouvernance de l’institution et de son manque d’activité depuis sa création. Pensé comme « chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l’État et d’éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels », l’institution publie quelque notes relatives au COVID-19 ou à la natalité par exemple, sans réellement se saisir des moyens qui lui sont mis à disposition (France Stratégie) ni être force d’initiative, de prospection, de concertation avec les parties, ou de proposition.

La Fondation Jean Jaurès ébauche des éléments de réponse [14] : contrat de législature, co-construction d’une planification nationale avec les régions, et la rationalisation des nombreuses institutions concernées par le sujet (France Stratégie, Haut-Commissariat au Plan, BPI, Caisse des dépôts et des consignations, Agence française de développement…).

La politique industrielle nationale reste l’apanage d’un exécutif politique dénué de stratégie de long terme et de doctrine d’intelligence économique. Les logiques néolibérales de l’action publique amènent ainsi la mise en place de politiques économiques et industrielles insuffisamment ambitieuses au regard des enjeux que pose l’intelligence économique aujourd’hui. La structure actuelle de l’intelligence économique française, selon un point de vue défensif, et l’orientation de la politique industrielle nationale ambivalente et sujette à la conjoncture créent de fortes contraintes pour les Régions dotées de compétences en matière de développement économique et industriel. La mise en place de politique d’intelligence économique ambitieuses nécessite de revoir les logiques d’action de l’État. Un interventionnisme réfléchi, structuré et planifié au-delà des annonces électorales s’impose afin de donner une réelle consistance aux politiques économiques et industrielles enrichies des informations produites par les outils et dispositifs d’intelligence économique. C’est par cette matière que les collectivités et la société civile peuvent projeter leurs projets et activité au long terme.

Notes :

[1] Interview donnée par Emmanuel Macron à la presse régionale à l’Élysée, le 28 avril 2021

[2] Les politiques industrielles : évolutions et comparaisons internationales, France Stratégie, 2020

[3] Note d’Emmanuel Jessua, directeur de Rexecode, du 27/09/2021

[4] Jérôme Héricourt et al, « Euro fort : la réalité des conséquences pour les entreprises françaises », CEPII, 2014

[5] David Larousserie « Les raisons du déclin de la recherche en France », Le Monde, 2021

[6] Valérie Mignon, « Pourquoi la recherche française perd du terrain sur la scène internationale », The Conversation, 2021

[7] Linda Wang, « Les piliers de la science aux Etats-Unis », ShareAmerica, juin 2019

[8] Laure Després, « La transition écologique, un objectif pour une planification renouvelée », Laboratoire d’Economie et de Gestion de Nantes, 2017

[9] Allocution d’Emmanuel Macron le 16 Mars 2020

[10] Intervention d’Emmanuel Macron le 8 novembre 2021 à l’Élysée

[11] Benoît Coeuré, Premier Rapport du Comité d’évaluation du Plan France Relance, Octobre 2021

[12] Agacinski et al, « La planification : idée d’hier ou piste pour demain ? », France Stratégie, Juin 2020

[13] Expression utilisée par Jean Monnet en 1946 lorsqu’il propose au Général de Gaulle un Plan de modernisation et d’équipement de la France

[14] Bassem Asseh, Frédéric Potier, « Balance ton #Plan ! Relance économique, planification et démocratie », Fondation Jean Jaurès, Juin 2021

Suez prise au piège par l’impérialisme économique américain ?

© LHB pour LVSL

Malgré l’humiliation subie de la part de ses « alliés » dans la vente des sous-marins à l’Australie, malgré les assauts menés par les Américains dans le cadre de leur guerre économique et commerciale, malgré les sanctions financières colossales imposées par les Américains à des institutions financières pour avoir utilisé le dollar, le gouvernement demeure incapable de préserver la souveraineté économique de la France. Le dernier exemple en date, celui de la possible prise de participation à 40 % du fonds d’investissement américain GIP au sein du nouveau Suez, illustre la cécité d’Emmanuel Macron et de Bercy, alors même que l’eau est plus que jamais une ressource stratégique.

Retour un an plus tôt, en août 2020. À la veille de la rentrée et, alors que rien ne laissait présager une telle opération, Veolia, le numéro un mondial des services de l’environnement, fait une offre à Engie pour racheter 29,9 % des parts de son plus gros concurrent, Suez. Engie, à peine remise du départ fracassant de sa PDG Isabelle Kocher, a complètement changé de stratégie avec l’arrivée à sa tête, en qualité de président, de Jean-Pierre Clamadieu, qui a de nombreuses affinités avec Emmanuel Macron. Ce dernier souhaite recentrer les activités de l’ex-GDF pour se concentrer sur le renouvelable. Aussi, Suez, membre du groupe depuis 2008, dont les principales activités sont relatives à la distribution de l’eau et à la gestion de l’assainissement dans de nombreuses villes en France et à l’étranger, n’est plus une priorité pour Engie, qui souhaite vendre sa part dans l’actionnariat de l’entreprise, qui s’élève à 32 %.

Le 29 août, Veolia, rassurée après une visite de son PDG Antoine Frérot à l’Élysée en juin, d’après une enquête de Marc Endeweld pour La Tribune, transmet officiellement à Engie sa volonté de racheter la quasi-totalité des actions de Suez, soit 2,9 milliards d’euros et 15,5 euros par action. La multinationale ne souhaite pas dépasser les 30 % de rachat, qui équivaudrait à une Offre publique d’achat (OPA) sur sa concurrente. L’opération Sonate, nom de code donné chez Veolia, est lancée. C’était sans compter sur la vive opposition des dirigeants de Suez et notamment de son directeur général, Bertrand Camus. L’État, par la voix du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, d’abord favorable à la prise de participation de Veolia pour créer un « champion » (sic) mondial de l’eau et de l’environnement, s’est progressivement opposé à ce rachat, voyant que toute la place de Paris entrait en guerre, avec de chaque côté les partisans de Veolia et de Suez.

Cela n’a pas arrêté pour autant Jean-Pierre Clamadieu et Engie qui, le 5 octobre, lors du conseil d’administration, ont approuvé le rachat de Suez par Veolia à 18 euros par action, soit plus de 3,4 milliards d’euros, rachat notamment permis par l’abstention des représentants CFDT du conseil d’administration, après un appel du Secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, et ce malgré l’opposition de l’État, qui détient encore 23,6 % d’Engie. Pourtant, il est permis de douter de la sincérité de l’opposition de l’État, qui semble avoir motivé son choix par tactique. Désormais premier actionnaire de Suez, Veolia a immédiatement entrepris les démarches nécessaires au rachat de l’ensemble de son rival, soit 70,1 % de la société, à l’exception de Suez Eau France et de quelques autres actifs à l’étranger, pour ne pas entraver la concurrence. Les administrateurs de Suez, ulcérés par la manœuvre, vont engager une bataille judiciaire acharnée, en saisissant le tribunal judiciaire de Paris. La médiation proposée par Bruno Le Maire et Emmanuel Moulin, son ancien directeur de cabinet et actuel Directeur général du Trésor (DGT) n’a pas abouti.

C’est une victoire pour Antoine Frérot, le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron en 2017.

Plusieurs mois après, le 12 avril, à coups de saisines au tribunal de commerce de Nanterre, d’autres actifs placés à l’étranger et création de fondation de droit aux Pays-Bas, Veolia et Suez ont réussi à s’entendre sur le rachat de la seconde par la première début avril, après un rendez-vous à l’hôtel Bristol à Paris entre Antoine Frérot, l’ancien PDG de Renault Louis Schweitzer, le président du conseil de Suez Philippe Varin, Delphine Ernotte, l’une des administratrices de Suez et Gérard Mestrallet, l’ancien PDG de GDF-Suez, devenue Engie. Sorti victorieux de son bras de fer, c’est une revanche pour le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle en 2017. Le futur numéro un mondial, aux 37 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui ne pèsera toutefois qu’à peine plus de 5 % du marché mondial, s’est engagé à racheter les parts de Suez à 20,50 euros par action, soit plus de 25,7 milliards d’euros. Le nouveau Suez, représentant pratiquement 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sera constitué de 40 % de l’ancien Suez, le reste allant à Veolia, et avec comme principaux actionnaires le fonds d’investissements Meridiam, très présent en Afrique et spécialisé dans sa participation à des partenariats public-privé. Meridiam est détenu par Thierry Déau, qui, d’après Le Monde, a appuyé la campagne d’Emmanuel Macron et participé à une levée de fonds après avoir soutenu François Hollande en 2012. Les deux autres actionnaires sont le fonds d’investissements américain Global Infrastructure Partners (GIP) ainsi que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) avec CNP Assurances, qui détiendra la majorité du capital de la nouvelle entité afin que l’actionnariat soit majoritairement français. Les salariés pourront de leur côté détenir jusqu’à 10 % de la nouvelle société. L’entreprise, sans direction générale, sera gérée par Ana Giros, actuelle directrice adjointe de Suez et Maximilien Pellegrini, directeur général Eau France de Suez.

Alors que, jusqu’à présent, la prise de participation de GIP, aux côtés de Meridiam, à hauteur de 40 % dans le nouveau Suez, ne semblait pas être discutée, l’attitude des États-Unis et de Joe Biden pour faire couler l’achat de sous-marins par l’Australie à la France a réveillé les inquiétudes. C’est ce qu’a révélé La Lettre A, après la demande d’autorisation préalable déposée par le fonds américain pour être actionnaire de Suez. De fait, les actifs liés à l’approvisionnement en eau sont considérés comme stratégiques depuis le décret Montebourg du 14 mars 2014 et sont soumises au contrôle des investissements étrangers. Rédigé en pleine affaire du rachat d’Alstom par General Electric, qui a vu l’extraterritorialité du droit américain ainsi que sa prédation économique s’exercer férocement contre la France, le décret a été renforcé par les dispositions prévues dans la loi Pacte, qui prévoit notamment que tout investisseur disposant de plus de 25 % des droits de vote d’une entreprise sera soumis au contrôle de Bercy. En pleine crise du Covid-19, le décret du 22 juillet 2020 est venu abaisser ce seuil à 10%.

À ce stade, rien ne semble encourager Bruno Le Maire et Emmanuel Macron à bloquer la prise de participation ou, à tout le moins, de l’autoriser assortie à des conditions strictes. Pourtant, comme le souligne La Lettre A, de nombreux élus locaux sont inquiets quant à l’avenir de Suez et « entendent ainsi éviter de voir le numéro deux du secteur suivre le chemin de Saur, affaibli par les rachats successifs opérés par les fonds d’investissements ». Fonds d’investissements comme Meridiam qui s’est intéressé au rachat de la Saur, numéro trois français du secteur, avant qu’elle ne soit rachetée par… un autre fonds d’investissements suédois en 2019.

Le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites contre Suez.

Les psalmodies de nombreux responsables de la majorité et membres du gouvernement n’y changent rien : l’État est présent pour faciliter au mieux le marché et les investissements, quand bien même cela représenterait une nouvelle perte pour la France. L’eau, comme le souligne Franck Galland dans son dernier ouvrage Guerre et eau, publié cette année chez Robert Laffont, quoique depuis toujours faisant l’objet de convoitises, devient un élément stratégique de premier plan, au carrefour d’opérations terroristes, militaires et diplomatiques. La privatisation croissante de l’eau, dans de nombreuses régions en Australie ou en Californie, participent d’une captation de cette ressource par des fonds d’investissements qui n’y voient qu’un intérêt financier. Ces derniers n’hésitent pas à la qualifier parfois « d’or bleu ».

C’est également pourquoi, sous l’impulsion de la députée France insoumise Mathilde Panot, a été instituée une commission d’enquête parlementaire à l’Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et à ses conséquences. Le rapport, en liminaire, indique que « en France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. Plus de 16 000 Guyanais et plus de 7 000 Réunionnais recueillent leur eau de boisson directement à partir des sources d’eau de surface (rivière, lacs…). Plus de 300 000 personnes en France n’ont pas accès à l’eau courante. En Guadeloupe, la population vit au rythme des tours d’eau. Certains n’ont pas d’eau depuis 6 années. »

« En France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. »

Mathilde Panot, députée (FI), en présentation liminaire du rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur la ressource en eau.

La mauvaise gestion par de nombreux concessionnaires de la distribution de l’eau et des opérations d’assainissement devrait davantage alerter les pouvoirs publics. De surcroît, le fait est que, même si Suez était détenue en majorité par des Français, soit la Caisse des dépôts et sa filiale de la CNP, le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites, au nom de la lutte contre la corruption ou pour punir Suez d’éventuelles transactions financières en dollar avec un État sujet à l’embargo américain, à savoir Cuba, le Venezuela ou l’Iran. La situation est telle que le gouvernement a semblé davantage tergiverser sur le possible rachat de Photonis par Teledyne que sur l’achat de Carrefour par le canadien Couche-Tard alors que Carrefour ne présente aucun actif stratégique particulier pour la France ! Nicolas Moinet, professeur des universités et ancien responsable du Master d’intelligence économique de l’IAE de Poitiers, indiquait que le SISSE, en charge, auprès de la Direction générale des entreprises (DGE), de veiller aux intérêts français, n’était pas suffisamment adapté et armé pour faire face à de telles prédations. François Gaüzère-Mazauric, doctorant en histoire le confirme : « L’intelligence économique est un impensé français ». Les Américains l’ont bien compris et l’histoire économique récente montre bien que le chemin pour la création de champions mondiaux du CAC 40, si chère aux derniers gouvernements, est entouré de cadavres, victimes de l’insouciance française face à la guerre économique menée dans le monde aujourd’hui, par les États-Unis, mais également l’Allemagne ou la Chine.

Intelligence économique : un impensé français

© Aymeric Chouquet pour LVSL

De l’affaire Raytheon (1994) à l’affaire Alstom (initiée en 2014), la guerre économique a touché de plein fouet les entreprises françaises. Les États, bien loin des préconisations libérales, sont des acteurs constants de cette guerre économique, en particulier des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, qui s’affirment comme les plus en faveur de la libre entreprise. Loin de prendre la mesure des enjeux stratégiques de ce terrain d’affrontements, la politique publique française d’intelligence économique est demeurée insuffisante depuis que la chute de l’URSS en a renforcé les enjeux. La défense des entreprises françaises contre les prises de contrôle étrangères susceptibles de conduire à des transferts de technologies sensibles, ou de mettre en péril des emplois, est donc demeurée une oubliée de l’action publique.

En stratégie économique comme en art militaire, la réussite d’une politique publique demande autant d’initiative que d’anticipation : ce sont de tels préceptes qu’ont appliqué les États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À l’inverse, depuis les années 1990, les gouvernements français ont bien plus réagi à des chocs qui plaçaient les firmes nationales en mauvaise posture, qu’ils n’ont élaboré a priori des éléments stratégiques face aux nouveaux enjeux de la guerre économique. 

L’intelligence économique, une culture aux États-Unis et une lacune française

À la faveur de la guerre froide, et des compétitions militaires, mais aussi techniques, économiques et scientifiques auxquelles elle donna lieu, les politiques publiques américaines ont pris à bras le corps la question de l’intelligence économique dès la fin du second conflit mondial. Il s’agissait dans un premier temps de faire profiter les entreprises américaines de l’information publique : dès les années 1950, des agences fédérales comme la National Science Foundation furent ainsi instituées, pour transmettre aux entreprises stratégiques les informations que produisaient les administrations. À mesure que la perspective d’un affrontement militaire avec la Russie soviétique s’éloignait, l’intelligence économique est devenue une préoccupation cardinale du ministère américain de la Défense, qui a déployé notamment une stratégie de financement et de protection économique de l’innovation : le financement de la recherche scientifique par le département de la Défense, monté brutalement 96% de la R&D publique en 1950, s’est maintenue par exemple à 63% de la R&D publique en 19871.

Cette préoccupation tôt manifestée par la communauté américaine du renseignement pour les sujets de stratégie économique a enraciné de puissants héritages et explique, encore aujourd’hui, la force des liens qui unissent les grands fleurons américains et les services secrets. À la fin de la guerre froide, une partie des moyens du renseignement américain a été du reste réorientée, faute d’ennemi, vers le renseignement économique ; de fait, la compétition entre les acteurs nationaux pour la conquête des marchés s’en est trouvée exacerbée. Cette culture de l’intelligence économique ne s’est toutefois pas implantée dans les mêmes conditions en France, qui est demeurée jusqu’aux années 1990 relativement imperméable à ce concept2. Si la France s’est d’abord intéressée aux politiques publiques d’intelligence économique, c’est qu’elle y a été obligée par le contexte de l’affaire Raytheon. En 1994, Thomson-CSF avait perdu, contre toute attente, le projet brésilien Sivam, un système de surveillance de la forêt amazonienne. Et pour cause : la NSA (National Security Agency) est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché3. Dans le cadre d’une forte mondialisation des marchés, la France s’est découverte mal armée pour parer de tels coups, pourtant distribués entre alliés. Désormais, les décideurs politiques se rendaient compte que, loin de l’idée d’une « concurrence libre et non faussée », les États-Unis faisaient preuve d’un réalisme agressif en faisant participer leurs services de renseignement à la conquête des marchés internationaux par leurs entreprises. 

Les premières prises en compte françaises de l’intelligence économique

Suite à l’affaire Raytheon, des hauts fonctionnaires, comme l’ingénieur aéronautique Henri Martre, alors en poste au commissariat général au Plan, ont été convaincus de la nécessité de combler le « cloisonnement »4 entre les entreprises privées et les administrations publiques pour soutenir les acteurs économiques français. À la faveur de la recomposition de l’ordre mondial après la chute de l’URSS, la « guerre économique », entendue comme l’importance croissante des enjeux financiers dans les luttes globales entre les puissances, a gagné en importance, et a été enfin pleinement considérée, en France, comme une menace pour la sécurité nationale.

La NSA est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché.  

Ces diagnostics ont donné lieu à la rédaction du rapport Martre, document fondateur de l’intelligence économique française, publié en février 1994. Le rapport définit l’intelligence économique comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. » Les propositions du rapport ont conduit à l’institutionnalisation d’un organisme public dédié à l’intelligence économique, le Comité pour la compétitivité et la sécurité économiques (CCSE), placé auprès du Premier ministre. Cet organe a eu toutefois les plus grandes peines à œuvrer, délaissé par le pouvoir dans le contexte de l’élection présidentielle de 1995, et de la dissolution manquée de 1997. Le rapport Martre avait théorisé l’intelligence économique française, mais celle-ci fut donc d’abord très peu suivie d’effet. 

Parallèlement à la publication du rapport Martre, la France s’est dotée dans les années 1990 d’un arsenal législatif plus adapté aux menaces : jusqu’en 1994, la protection du patrimoine économique était régie par l’ordonnance du 7 janvier 1950 qui mettait l’accent sur la régulation des pénuries, bien loin des impératifs de la guerre économique. Ce n’est qu’en 1994 que la nouvelle version du Code pénal intégra, parmi les intérêts fondamentaux de la nation, « les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique. » Ce n’est qu’en 2003 que la prise en charge de l’intelligence économique par les pouvoirs publics connut un regain d’intérêt.

Celui-ci fut d’une part causé par une autre affaire de guerre économique, celle de Gemplus, et d’autre part par le fait qu’au lendemain de l’effondrement de la bulle Internet en 2001, les décideurs publics se sont brutalement trouvés sensibilisés aux thématiques de l’intelligence économique. Une affaire servit d’abord de catalyseur aux politiques d’Intelligence Economique : en 2003, la société française Gemplus, leader mondial des cartes à puce, après avoir accepté l’entrée de Texas Pacific Group parmi ses actionnaires, n’a pu empêcher la nomination d’Alex Mandl à la tête de son conseil d’administration… Alex Mandl était un administrateur d’In-Q Tel, fonds d’investissement créé par la CIA, et supervisa le transfert de ces technologies françaises vers les États-Unis. Une fois encore, une entreprise stratégique française était victime des menées américaines en matière de guerre économique ; une fois encore, la France se découvrait mal armée politiquement pour répondre à ces menaces. Les alertes données au gouvernement par la Direction de la sûreté du territoire (DST) n’avaient pas été écoutées, et les services de renseignement français ne purent empêcher ni la destruction de nombreux emplois chez Gemplus, ni le transfert du brevet de la carte à puce vers le sol américain5.

Conscients de ces déboires, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et le parlementaire Bernard Carayon ont poussé à la nomination d’Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, en tant que pilote et en qualité d’Haut commissaire à l’intelligence économique, le Secrétariat Général à la défense nationale. Service interministériel sous l’autorité du Premier ministre et ayant pourtant fait ses preuves, Nicolas Sarkozy le remplaça en 2009 par la Délégation Interministérielle à l’intelligence économique, dont les orientations étaient fixées par la Présidence de la République. Cette instance entrait alors en concurrence avec le Service de Coordination à l’Intelligence économique, dépendant du ministère des finances. Pour éviter les doublons administratifs, les deux instances furent fusionnées pour créer le Service de l’information Stratégique et de la sécurité économique (SISSE), qui constitue le dispositif existant. Cette nécessaire réforme ne fut achevée qu’en 2016 : cette lenteur témoigne bien de l’absence de prise en compte par les pouvoirs publics de la politique d’intelligence économique, dans un contexte pourtant marqué par le passage de la filière énergie du groupe Alstom, en 2014, sous pavillon américain.

Comment évaluer aujourd’hui l’action du SISSE, outil principal des politiques françaises de sécurité économique ? L’organisme semble réduit à réagir après coup aux menaces qui planent sur les entreprises françaises, et ce pour deux raisons. Premièrement, il ne s’occupe, comme en témoigne sa titulature, que de sécurité économique : cela signifie que la France renonce à faire de l’influence et à soutenir de manière décisive ses entreprises dans la conquête de marchés. Deuxièmement, comme nous le confiait Nicolas Moinet, spécialiste d’intelligence économique6, la structure même du SISSE n’est pas nécessairement la mieux adaptée : face à une menace multiforme qui pèse sur les entreprises françaises, un organisme centralisé auprès de la Direction générale des entreprises (DGE) n’est pas la forme la plus fluide que puisse prendre la politique de sécurité économique. Le renseignement économique demande au contraire des adaptations locales, qui pourraient passer de manière plus décisive par les préfectures, afin de recueillir des renseignements sur le terrain, et de parer plus efficacement les menaces. Certes, les préfectures ont été chargées, par une directive de 2005, de conduire des politiques de sécurité économique. Toutefois, comme le relevaient déjà Floran Vadillo et Nicolas Moinet dans une note de 2012, ces services préfectoraux n’ont pas atteint la taille critique qui permettaient de les rendre véritablement efficaces7.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

L’intelligence économique française pâtit donc du manque de moyens déployés dans les services déconcentrés de l’État. Si des initiatives germent au niveau des collectivités, elles demeurent très aléatoires, et pour beaucoup insuffisamment opérationnelles : certaines régions, comme la région Auvergne Rhône-Alpes, produisent ainsi des documents à destination des entreprises pour les sensibiliser aux enjeux de la sécurité économique, sans que le résultat de ces communications soit assuré. La stratégie d’intelligence économique française souffre donc de deux carences majeures : d’une part, le SISSE, organe spécialisé dans la sécurité économique, n’est pas parfaitement taillé pour assurer la sécurité des entreprises nationales. D’autre part, les autres acteurs qui interviennent dans le champ sont trop peu dotés financièrement, et trop peu coordonnés entre eux. Quelles perspectives pour la sécurité économique sur le territoire français ? Les outils de contrôle des investissements étrangers pourraient porter leurs fruits s’ils sont mis en œuvre : l’affaire Photonis en fournit une parfaite illustration. Cette entreprise basée à Brive la Gaillarde, spécialisée dans les systèmes de vision nocturne – notamment à usage militaire – avait fait l’objet d’une offre de rachat par le fonds d’investissement Teledyne en septembre 2020. Le ministère des Armées avait alors opposé son veto à la vente de cette entreprise stratégique. Finalement, c’est le fonds européen HLD qui a acquis cette firme de 1 000 salariés.

Dans cette affaire, l’État a su s’opposer au rachat d’une technologie sensible par des investisseurs étrangers. Il ne faut toutefois pas faire de ce succès un triomphe : si le caractère stratégique de Photonis ne faisait pas de doute, du fait des implications militaires évidentes des technologies qu’elle développait, il n’en est pas de même pour toute entreprise. La réflexion sur ce qui doit être ou non un actif stratégique doit donc être engagée pour de bon : à l’échelle des Vosges, les usines textiles de Gérardmer peuvent par exemple être considérées comme un actif stratégique. Leur fermeture pourrait causer un fort taux de chômage sur le territoire, et partant, des mesures efficaces de protection économique doivent être mises en place par les pouvoirs publics pour éviter des rachats qui pourraient mettre en danger l’activité, et pour trouver, en anticipant les offres d’achat qui mettraient en péril la pérennité de l’activité, des repreneurs alternatifs. Il est toutefois peu probable qu’elles fassent l’objet d’un contrôle des investissements similaires à celui qui fut appliqué pour Photonis.

Lire sur LVSL l’entretien de Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France. »

Le contrôle des investissements étrangers est donc nécessaire, et a donné dans l’affaire Photonis des résultats probants ; il n’est toutefois pas suffisant pour définir une politique d’intelligence économique idoine et protéger nos entreprises dans un contexte de guerre économique. La proposition de loi portée par Marie-Noëlle Lienemann au Sénat au printemps 2021 est parmi l’une des réponses formulées, en plus des décrets Montebourg et du nécessaire renforcement de l’arsenal juridique face à l’extra-territorialité du droit américain.

Sources :

1 – Audra J. Wolfe, Competing with the Soviets: Science, Technology and the State in Cold War America Baltimore : The John Hopkins University Press, 2013, 166 p.

2 – Eric DELBECQUE, Gérard PARDINI, Les politiques d’intelligence économique, PUF, 2008

3 – Lepri, Charlotte. « Les services de renseignement en quête d’identité : quel rôle dans un monde globalisé ? », Géoéconomie, vol. 45, no. 2, 2008, pp. 33-53.

4 – Préface d’Henri Martre, rapport Martre. 

5 – « Stratégie de sécurité nationale et protection du patrimoine économique-industriel de la Nation. Thèse effectuée en 2018 par Alexis Deprau sous la direction du Professeur Olivier Gohin, Université Paris II Panthéon-Assas »

6 – https://lvsl.fr/nicolas-moinet-nous-sommes-en-guerre-economique-on-ne-peut-pas-repondre-aux-dynamiques-de-reseaux-par-une-simple-logique-de-bureau/

7 – Floran VADILLO, Nicolas MOINET, Sortir l’Intelligence économique de l’ornière, note du 5 avril 2012, Fondation Jean Jaurès. 

Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France »

Marie-Noëlle Lienemann

En dépit de nombreux rapports et travaux sur la question ainsi que de rachats d’actifs stratégiques, l’intelligence économique ne semble toujours pas être une priorité pour Emmanuel Macron. Alors que la domination des GAFAM et du droit américain se renforce et que la Chine commence à racheter des entreprises stratégiques, l’enjeu est considérable pour la France. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann ainsi que ses collègues du groupe CRCE ont déposé une proposition de loi début avril portant création d’un programme d’intelligence économique. Nous avons souhaité revenir avec elle sur la genèse de cette loi, la capacité de la France à disposer d’une telle organisation et les limites qu’elle rencontre au vu du laissez-faire de l’Union européenne. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Vous avez déposé avec vos collègues du groupe du CRCE une proposition de loi portant création d’un programme national d’intelligence économique. Quelle est la genèse de cette loi ? 

Marie-Noëlle Lienemann – La question de l’intelligence économique m’est apparue depuis de nombreuses années comme un enjeu majeur parce que, dans la mondialisation et l’Europe libérale actuelle, nous ne défendons pas sérieusement et suffisamment l’intérêt de la France et des Français, nos emplois et nos entreprises. Évidemment j’estime urgent et indispensable de transformer les règles des échanges mondiaux et le cadre de la construction européenne. D’ailleurs je crois que s’ouvre un nouveau cycle, après ces quarante années de domination du néolibéralisme, qui offre des opportunités, mais aussi conforte des risques à savoir la financiarisation, la domination des GAFAM etc. Il faut saisir cette opportunité historique. Mais surtout quel que soit le cadre qui nous entoure et en attendant d’avoir pu le modifier, nous ne devons pas rester l’arme au pied. Il faut prendre la mesure de la guerre économique que nous devons affronter. En France, nous sommes forts pour dire que nous ne sommes pas d’accord avec les règles, sans pour autant créer un rapport de force sérieux dans le but de les modifier. Mais plus encore, cette posture est souvent le prétexte à une grave paralysie pour agir dans le cadre existant, à sous-estimation de nos marges de manœuvre.

Pendant de nombreuses années, comme députée européenne, j’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois et tombaient dans une sorte de fatalisme et d’impuissance redoutables. J’ai observé que les autres pays, plus organisés et déterminés comme l’Allemagne, savaient mieux, notamment quand il s’agissait de défendre leurs industries, agir de concert entre toutes les forces pour porter dans les institutions européennes des normes, des politiques qui leur étaient favorables. Ils avaient anticipé, construit des choix en amont des décisions. Hélas en France, nous sommes souvent mal préparés, pas offensifs, on ne voit pas venir les problèmes où on refuse de les voir. Je l’ai vécu s’agissant de l’édiction des normes environnementales. Nous sommes insuffisamment en veille, insuffisamment pro-actifs et coordonnés pour pouvoir, tout en défendant des causes justes comme la question environnementale ou sociale, peser réellement et préparer les entreprises françaises à des mutations, notamment les PME qui sont moins informées. Tout cela m’avait mis en colère.

Je citerai un exemple : alors que nous avions voté en Europe l’interdiction du cadmium – très polluant –, qu’une PME française avait mis eu point une batterie nickel-zinc pouvant en partie se substituer à celle du nickel-cadmium, elle n’a pu trouver, après de nombreuses démarches, les soutiens capitalistiques et industriels en France pour sa production dans l’Hexagone. Elle a pu le faire dans le Land de Sarre en Allemagne, où le coût du travail n’est pas plus bas qu’en France. Cela a manifesté de manière concrète qu’il nous manque des outils permettant d’agir, indépendamment des contraintes dans lesquelles nous vivons.

Mais plus encore, des affaires comme Alstom, Technip ou Nokia montrent à quel point les pouvoirs publics ont failli, laissé notre pays abandonné des pans entiers de sa souveraineté économique, perdu des emplois et des entreprises majeures. Si nous avions une stratégie sérieuse d’intelligence économique, nous aurions pu décoder la stratégie américaine pour prendre le contrôle d’activités d’Alstom ou de Technip que les Américains convoitaient, ne pas être tributaire de décisions de chefs d’entreprises sous pression ou peu motivés par les intérêts de la France. L’intelligence économique permet d’anticiper mais aussi d’agir très vite. En rencontrant les organisations syndicales, j’ai mesuré que ces désastres étaient évitables, que l’on pouvait réagir pour veiller à ce que de telles dérives ne se reproduisent pas et j’ai découvert le travail important qui était fait autour de l’École de pensée de guerre économique, avec Christian Harbulot, Nicolas Moinet, Ali Laïdi et Nicolas Ravailhe que je connais depuis longtemps. 

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

Voilà ce qui m’a amené à préparer et déposer cette proposition de loi. Pourquoi une loi ? Depuis de nombreuses années, se sont multipliés des rapports sur l’intelligence économique souvent très intéressants mais qui n’ont pas été suivi d’effets, et en tout cas ni d’initiatives suffisantes, ni de structures et de politiques globales, pérennes nous mettant à hauteur de ce que font les grands pays développés. La France n’a pas engagé un travail de longue haleine qui, quel que soit le gouvernement, mobilise largement les forces économiques et sociales du pays de manière concertée, opérationnelle pour être suffisamment efficace. Bien sûr, fort heureusement il y a quand même eu des success stories dans certains domaines. Trop peu et c’est cela qu’il faut changer. Il fallait donc aller au-delà d’un énième rapport, du dépôt de questions parlementaires au gouvernement ou des protestations. C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard.

Pour que les choses avancent, il faut donc une politique publique inscrite dans la loi, pérenniser une ou des structures qui auront la charge de la mettre en œuvre. C’est une condition essentielle pour s’inscrire dans la durée et atteindre nos objectifs. Il nous faut assurer que l’intelligence économique, l’attention à la défense de notre intérêt national et territorial devienne une véritable culture collective. C’est pourquoi la proposition de loi instaure le principe d’un programme national de l’intelligence économique associant largement les différents ministères, les collectivités territoriales, les forces économiques et syndicales, les chercheurs etc. Ce programme national doit faire l’objet d’une évaluation, d’un suivi parlementaire afin que le sujet ne soit mis sous l’édredon en fonction des circonstances.

J’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois.

Bien sûr, le concept d’intelligence économique peut paraître assez flou et allie plusieurs domaines. Elle ne se confond pas avec la seule sécurité économique et dépasse cette idée avec la veille, la collecte et le traitement d’informations, l’anticipation, l’organisation de notre réactivité et les capacités d’influence de la France. Le soft power, dans les sociétés contemporaines, notamment au niveau international, est quelque chose de fondamental, qu’on ne peut pas laisser aux seules multinationales françaises. C’est même parfois contre-performant si on s’en tient à cela. Il y a un problème d’éducation, d’agriculture, etc. C’est un champ large. Et comme c’est un champ large, on ne peut pas le déléguer à un seul département ministériel.

LVSL – Vous proposez la création d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE) qui serait rattaché directement au Premier ministre. N’avez-vous pas une crainte que les nombreux autres services existants comme le SISSE, que vous ne proposez de pas de supprimer, viennent à nouveau ralentir l’aspect offensif de la France en matière d’intelligence économique ? De plus, ce ne devrait pas être à l’Élysée de piloter le SGIE ?

M-N. L. – L’Élysée, ce n’est pas l’exécutif, l’exécutif c’est le gouvernement. L’Élysée n’est pas contrôlé par le parlement. Or, il est fondamental que ce soit sous le regard et avec la coopération du parlement. Aussi, c’est une structure qui relève de l’administration. Ce n’est pas une énième structure de prospective, de pensée théorique qui va phosphorer. On est très bon lorsqu’il s’agit de phosphorer, de faire des textes, etc. Au contraire, lorsqu’il s’agit de mettre en mouvement des acteurs qui peuvent agir, et au bon moment, coordonner les informations et analyses pour établir des stratégies, ce n’est pas le cas. Le SGIE ne doit pas se substituer aux autres administrations quand on doit mener des actions du ressort de tel ou tel ministère, par exemple lorsqu’il s’agit de faire évoluer des éléments de notre fiscalité, nos textes juridiques, afin de réagir face aux menaces sur notre tissu productif. En revanche, ce service doit veiller à la bonne exécution des décisions prises. Nous le voyons avec le Covid-19 : la France est en crise de savoir-faire. Nous savons inventer des dispositifs. En revanche, veiller à ce que les gens le concrétisent, zéro – j’exagère un peu.

Est-ce un service de plus ou pas ? Je n’arbitre pas pour savoir s’il faut faire disparaître le SISSE ou s’il faut l’intégrer sous l’égide de ce service. La loi n’organise pas l’administration en détail. Elle crée une structure qui a vocation à ne pas nous enfermer dans un seul volet de l’intelligence économique, dans un silo de pensée, à savoir celui de Bercy et du Trésor dont je doute de l’efficacité. Il n’y a pas seulement un manque de moyens, il y a une vision trop étroite et un vrai problème culturel. Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence, en refusant l’intervention de l’État dans le cadre d’une économie mixte, en étant plus royaliste que le roi sur les directives libérales de l’Union européenne. Sans compter la lourde influence des banques et multinationales françaises sur leurs choix et parfois leurs carrières. Même lorsque les politiques le prônaient, Ils n’ont jamais soutenu l’idée de la souveraineté économique, ce qui ne veut en rien dire le repli sur soi, le protectionnisme généraliséIdem pour la réindustrialisation de la France et de nos territoires. Alors pour le SGIE doit rassembler des gens qui portent une culture nouvelle, sur la manière de concevoir notre réindustrialisation, notre développement économique. Lorsque je dis « nouvelle », c’est être tout à la fois conscients de cette guerre économique, des grandes mutations dans le monde, lucides, voyant loin et volontaires. 

Il y a bien sûr ce qui se passe en Asie, en Chine et qui doit être observé et traité avec beaucoup de constance et en se projetant dans l’avenir, car les Chinois eux ont des programmes et visées à long terme qu’il faut bien décoder. Mais, il y a des sujets plus immédiats. J’ai en mémoire le cas d’une PME française d’instruments utilisés dans le secteur du champagne, innovante, bien gérée, dans un domaine qui ne connaît pas la crise, qui en moins de six mois a dû fermer car son concurrent est allé en Pologne grâce à 85 % de cofinancement de fonds européens, a augmenté son volume de production, a bénéficié un peu du dumping social – mais en l’occurrence, là, ce n’était pas décisif – et ensuite sans barrière douanière a pu revenir sur nos marchés. 

Avec les entreprises, la collectivité publique aurait dû surveiller les concurrents, voir les risques de délocalisations selon les activités, anticiper, prévoir d’investir à l’Est pour sauver l’emploi chez nous, avoir des relais de croissance pas pour délocaliser mais contrer ce que d’autres pourraient faire. On peut même dans un tel cas envisager d’acheter le concurrent. On peut dans ce genre de situation, mobiliser des fonds européens et même des fonds publics français. Bref, là où d’autres savent trouver des stratégies – en particulier les Allemands – sachons nous aussi définir les nôtres et ne pas laisser disparaitre des emplois, les activités que l’on pouvait sauver voire même les développer.

Devant de tous ces enjeux, il faut qu’il y ait non seulement de l’interministériel, raison pour laquelle je propose qu’il y ait un représentant dans chaque ministère, mais aussi des liens étroits avec les partenaires sociaux, patronat et syndicats, ainsi qu’avec les collectivités territoriales. 

LVSL – Un ressentiment demeure entre les acteurs économiques et syndicaux avec les acteurs de l’État en matière d’intelligence économique. Pensez-vous que le pilotage au plus près du terrain par le préfet du département sera suffisant pour créer des synergies et à la fois se défendre et être offensifs ? 

M-N. L. – Le travail dans les communes, départements et régions doit se faire à travers la déconcentration mais aussi par un mouvement de bas en haut, avec des fonctionnaires affectés aux préfectures qui se consacrent à bien connaitre le tissu économique local, les acteurs concernés et pouvoir avec eux, anticiper regarder les activités qui pourraient être menacées, celles qui pourraient saisir des opportunités nouvelles, etc. Je peux donner un exemple étranger : la filière italienne de production de raisins. Le libre-échange s’est ouvert entre l’Europe et l’Égypte dans ce secteur et cela a engendré d’importants volume d’importation de raisins égyptiens. On a pu observer qu’un importateur des Pays-Bas a pu, après avoir recruté un ancien salarié de la filière italienne ou éventuellement pirater des fichiers clients, couler une grande partie de production de la filière italienne sans qu’elle ne voit venir le coup.  Entre dumping sur les coûts et démarchage sur sa clientèle, la filière italienne s’est retrouvée en extrême difficulté. La leçon que l’on peut en tirer pour la France est de suivre les accords de libre-échange, mesurer les risques concrets, simuler ceux-ci, dialoguer avec les entreprises locales sur tout cela et créer un réflexe de vigilance et d’action. Beaucoup doit partir du terrain mais il faut aussi regarder ce qui, au niveau national, peut avoir un impact local. L’État déconcentré en la matière doit entretenir un double mouvement de bas en haut et de haut en bas. Mais il faut aussi soutenir les initiatives des collectivités locales, assurer une bonne complémentarité avec elles et avec l’État. Car les collectivités territoriales ont un rôle éminent à jouer. Elles sont très attachées au maintien des activités industrielles locales. Elles voient des choses que d’autres ne voient pas. Il faut leur laisser leur autonomie d’action, il faut qu’elles puissent y être associées et avoir accès aux informations, faire monter les informations qu’elles souhaitent, etc. Le rôle de ce Secrétariat général à l’Intelligence économique est donc différent des fonctions du SISSE.

Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence.

Prévue dans la proposition de loi, la création du Conseil national de l’intelligence économique associant partenaires sociaux, représentants des collectivités territoriales, universitaires et des chercheurs, différents services concernés de l’État, branches industrielles etc, permettra aussi de rétablir une confiance mutuelle entre État et collectivités territoriales, car si nous avançons ensemble, si nous marquons des progrès, le travail en commun et les convergences seront plus évidents.

LVSL – La France est très en retard, même par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’idée d’associer directement les préfets de départements, tout comme chaque ministère, ainsi que de nombreux fonctionnaires dédiés nécessitent un investissement important de l’État. Avez-vous réfléchi avec votre groupe à la dimension budgétaire de la loi et pensez-vous que le gouvernement sera favorable à votre proposition de loi ? 

M-N. L. – A minima, je pense qu’il faut 200 à 300 personnes dans ces services, entre les services déconcentrés et les services centraux. Un des grands enjeux, outre l’enjeu budgétaire, est de savoir quel type de profil il faut former et/ou recruter. Il faut des gens, pas tous mais une partie, qui aient déjà mis les mains dans le cambouis : il faut des avocats, des syndicalistes – notamment ceux d’Alstom, Technip, Nokia qui ont vu des choses et savent bien agir en la matière – mais aussi une grande diversité : des gens qui travaillent ou ont travaillé à l’étranger dans ces domaines, des gens qui viennent des collectivités territoriales, etc. Le changement culturel des fonctionnaires ou futurs fonctionnaires doit être net. Mais il faut garantir la neutralité, l’indépendance de ces fonctionnaires, et veiller à ce qu’ils aient chevillé au corps le sens de l’État et de l’intérêt national. La proposition de loi comprend tout un chapitre sur l’anti-pantouflage, le refus des allers-retours vers le privé et tout ce qui favorise des liens d’intérêts. Il faut des gens prêts à défendre un patriotisme économique, avec une diversité de compétences acquises.

Je prends le chiffre de 200-300 personnes car il faut au moins une personne par département, ainsi qu’un réseau de cadres. Des redéploiements de postes sont aussi possibles en formant les agents. Ce n’est pas insurmontable pour la République française. Il pourrait aussi être opportun de faire des économies en réduisant la sous-traitance en millions d’euros confiée par l’État à des cabinets anglo-saxons, – cela a été particulièrement le cas à l’apogée de la crise pandémique avec McKinsey à titre d’exemple – pour renforcer les capacités d’action de la puissance publique. L’Allemagne, afin d’éviter les appels d’offres internationaux en matière d’expertise, internalise dans la fonction publique ces savoir-faire et fractionne avec ses territoires. 

Une proposition de loi ne doit pas comprendre d’inscriptions budgétaires. Mais c’est une bataille à mener lors des lois de finances et en parallèle avec cette PPL je déposerai lors de l’examen du budget 2022 des amendements pour renforcer notre action dans le domaine de l’IE. 

J’insiste sur la proposition prévue dans la PPL de création d’une délégation parlementaire comprenant 10 députés et 10 sénateurs, comme cela existe pour le renseignement afin que le parlement joue pleinement son pouvoir de contrôle de l’exécutif et de l’application des lois. Plus encore depuis la crise du Covid, on se rend compte que ce qui pose problème aujourd’hui en France n’est pas toujours les textes législatifs mais très souvent la mise en œuvre effective des politiques, et ce dans de très nombreux domaine. L’exécutif considère qu’il a les pleins-pouvoirs, les mains libres en la matière, ce qui me paraît aberrant et s’avère trop fréquemment défaillant. Il faut sortir de cette ornière. Néanmoins, le parlement peut contrôler, être mieux informé, porter des préconisations. D’où l’importance de cette structure parlementaire.

Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne.

La loi 4D peut aussi être l’occasion d’avancer à travers des amendements en particulier pour bien mettre l’intelligence économique comme compétence à différents niveaux et dans l’action déconcentrée. Par ailleurs je soutiendrai la restauration de la compétence économique aux départements car même si la région a des compétences en la matière et que la strate départementale est intéressante, le lien entre des PME très locales et l’instance régionale, notamment depuis qu’on a fait des plus grandes régions, est plus compliqué à mettre en œuvre. Mes collègues sénateurs m’ont fait observer que certains départements qui s’engageaient fortement et apportaient suivi à des secteurs d’avenir – je pense à la chimie du bois dans la Nièvre par exemple – avait bien des difficultés pour mobiliser la région, car celle-ci est trop vaste et se limite aux gros enjeux industriels. Or, en France, on a besoin de consolider l’émergence d’ETI. La force de l’Allemagne c’est tout de même ses ETI. Nous on a misé stratégiquement sur des multinationales – qui d’ailleurs ont été privatisées, et sont souvent passées sous contrôle étranger – et pas assez sur les ETI. Les départements sont le premier échelon où l’entreprise potentiellement capable de devenir ETI peut être repérée.

Concernant le gouvernement, je ne suis pas sûre qu’il y ait une réelle hostilité à cette proposition de loi. À Bercy sans doute, j’en veux pour preuve la réponse de la ministre Agnès Panier-Runacher lors du débat au Sénat sur la souveraineté économique. C’était du genre : on a le SISSE, tout va bien, circulez il n’y a rien à dire. En réalité, l’avis de l’exécutif en privé est beaucoup plus nuancé et moins homogène. Au sein du gouvernement, les propos et intentions sont très contradictoires. Le discours du Bruno Le Maire reste quand même très libéral et dans le même temps, on y trouve des accents de patriotisme économique, un peu à géométrie variable, sans qu’il y ait une vraie stratégie. Chez Le Maire, ce concept parait plutôt défensif, justifie le « sauve-qui-peut » en période de crise, avant de revenir au « bon libéralisme » qui serait salvateur. C’est plutôt une notion de transition face à la crise qu’une pensée économique nouvelle fondée sur une nouvelle organisation entre le privé, le public et le champ de l’économie sociale, qui je crois est plus apte à répondre aux enjeux de la période et de notre réindustrialisation.

Lire sur LVSL l’entretien avec Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine ».

Il faut retrouver une articulation intelligente entre le capital public ou l’intervention publique et les initiatives privées. Notre programme de relance par des investissements publics est très insuffisant en comparaison des États-Unis. Chez Emmanuel Macron, on entend des propos volontiers plus volontaristes sans qu’on en voit réellement les concrétisations en regardant les dossiers les uns après les autres. C’est plus souvent l’inverse. Il a été l’homme du dépeçage d’Alstom et de Technip ! Heureusement, Photonis a évité la prédation américaine, même si est impliqué un fond du Luxembourg et que la vigilance s’impose. La vente des chantiers de l’Atlantique à Fincantieri a été de justesse refusée. Il y a beaucoup de laisser-faire là où on pourrait réagir. En tout cas, je ne désespère pas de trouver des parlementaires LREM favorables à une stratégie française d’intelligence économique. Mais je souhaite vivement qu’un très grand nombre de parlementaires au-delà des désaccords politiques nécessaires en démocratie s’investissent pour faire aboutir une loi structurante pour l’intelligence en France, car il en va de l’intérêt national. Je travaille à ces convergences.

LVSL – L’Union européenne, dont les traités favorisent la libre concurrence questionne pourtant depuis quelques mois sa capacité d’autonomie sur le plan stratégique. La France n’aurait-elle pas intérêt d’avancer seule sur ce sujet pour se prémunir des attaques de certains États membres et des carences des traités européens ? 

M-N. L. – L’un des freins chez Macron c’est aussi l’eurobéatitude. Rien ne saurait se faire sans l’Europe et la France seule ne pourrait rien ! Grave erreur. Agir au niveau européen c’est mieux mais cela ne saurait suffire. Loin de là. Car si l’on parle beaucoup de la menace chinoise, c’est au sein du marché européen que la France a le plus perdu de parts de marché et cela se poursuit d’années en années. Et ce pour différentes raisons. Évidemment, pour les libéraux et le patronat français l’alpha et l’oméga serait la baisse du « coût du travail » et de la fiscalité. Je ne vais pas polémiquer sur ce point car j’observe que ces baisses ne sont jamais suffisantes depuis 30 ans, qu’on nous promet des millions d’emplois avec le CICE mais que la désindustrialisation, inexorablement, continue. En revanche, quoi qu’on pense de la compétitivité dite coût, force est de constater que s’agissant du hors coût, des politiques de modernisation de l’outil productif, la montée en gamme de nos produits, des politiques de filières, des stratégies industrielles nous sommes très défaillants. Il faut que cela change et c’est très important. Le gouvernement sous-estime notre vulnérabilité intra-européenne.

Le discours, selon lequel la France ne peut pas agir seule et que le salut ne vient que de l’Union européenne ne permet pas d’avancer ; car comme l’Europe n’agit pas, on n’agit pas en France non plus. Disons plutôt qu’on va se battre en Europe, mais que dans le même temps, on prend des initiatives françaises et même des partenariats ou des coopérations avec d’autres États et entreprises européennes. Ces partenariats peuvent être intra-européens mais sans s’obliger à prendre toute l’Europe dans son ensemble. L’intelligence économique doit nous aider aussi à voir comment ces partenariats peuvent être menés. Cela ne doit pas forcément être toujours des partenariats franco-allemands car, jusqu’à aujourd’hui, c’est tout de même l’Allemagne qui a été le grand bénéficiaire de la désindustrialisation française. Je ne dis pas qu’il faut être anti-allemand. Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne. La France est le pays de la bonne nourriture, le pays de l’agriculture et on trouve le moyen d’importer pour manger dans nos cantines… Il y a quand même un problème ! D’autant que l’Allemagne a les mêmes règles européennes que nous : donc le problème dans ce cas-là ne vient pas de là. 

Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine !

Bercy a un dogmatisme : le marché public doit être ouvert, sans critère de localisation. Je ne sais pas comment font les Allemands, mais en tout cas ils y arrivent. Il faut donc qu’on trouve nous aussi les moyens d’y arriver. Cet exemple permet de montrer qu’il n’y a pas de fatalisme à notre déclin. Certes, cela va être long de remonter la pente. C’est pour cela qu’il faut une structure pérenne. Ce qui me déprime c’est l’esprit munichois des élites françaises quant à la possible réindustrialisation de la France et leur inertie, leur manque de volontarisme. Évidemment, tout ce qui sera entrepris ne marchera pas à 100%. Mais les mêmes qui vante la culture du risque dans les entreprises et se refusent à imaginer qu’on pourrait prendre pour notre pays des risques collectifs sur un certain nombre de terrains. Évidemment il faut des choix raisonnés et le plus partagés possibles, ça évite mieux les déboires. De toute façon, leur immobilisme, leur choix libéraux, la désindustrialisation qu’ils ont provoquée, nous coûtent très cher ! C’est pour cela qu’il faut un changement culturel et dans l’État, la stratégie nationale de l’intelligence économique peut constituer un levier.

Bien sûr, la question de la révisions des traités, du rééquilibrage au sein de l’Europe où les inégalités ne cessent de s’accroitre, le refus des dumpings sociaux et fiscaux au sein de l’Union européenne sans compter les paradis fiscaux intra européens comme les Pays-Bas, l’Irlande ou le Luxembourg, la révision de la doctrine sur les aides d’État constituent des enjeux politiques de premier ordre et sont pour moi très importants mais cette PPL n’embrasse pas tous les changements nécessaires et avec pragmatisme nous arme dans cette guerre économique et nous permet de prendre l’offensive. 

Lire sur LVSL l’article de Valentin Chevallier : « L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine. »

Oui l’Europe affirme sa volonté d’autonomie stratégique mais quand je vois que l’Allemagne a un excédent commercial annuel de plus de 70 milliards de dollars avec les États-Unis, j’ai les plus grands doutes sur son intention de tenir tête aux États-Unis au sujet des GAFAM ou de l’extra territorialité du droit américain. Idem côté Chinois. Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine ! Alors, oui, menons des combats en Europe, trouvons des alliés parmi les Vingt-Sept pour sortir de cette complaisance en faveur de la concurrence prétendument libre et non faussée mais n’entretenons pas des chimères, ne nous berçons pas de fausses illusions et prenons le plus souvent possible notre destin en main.

LVSL – Vous faites une proposition audacieuse, à savoir la création d’un module pour l’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur. Justement, davantage que des pratiques, la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle ne passe-t-elle par un changement des consciences ? Ce module ne devrait-il pas être envisagé comme une des épreuves aux concours de la fonction publique ? 

M-N. L. – La première étape, c’est de former les gens. Ainsi la PPL prévoit que les établissements d’enseignement supérieur créent un module d’enseignement en matière d’intelligence économique à destination de l’ensemble des formations, sans préjudice d’approche spécifique inhérente à chaque type de formation. Évidemment il va falloir adapter ce module en fonction des spécialités. Mais cela doit concerner aussi bien les scientifiques que les juristes ou la plupart des cursus. Par ailleurs nous proposons de créer un institut national d’études de l’intelligence économique. Il a pour but de former les partenaires sociaux et les différents milieux économiques et sociaux issus des secteurs publics et privés au service de l’influence de la France. Oui je pense que la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle passe par une prise de conscience, un regard lucide, une culture partagée. Mais j’insiste, il ne s’agit pas de fermer ni le pays, ni les esprits. À titre personnel j’ai toujours pensé que la France n’était grande que lorsqu’elle se préoccupait du monde, y prenait toute sa part et défendait les valeurs républicaines et l’universalisme. C’est d’ailleurs particulièrement d’actualité avec l’urgence climatique. Mais cela n’est pas possible si nous subissons et si nous déclinons. Je crois que les jeunes générations peuvent s’enthousiasmer pour ces deux perspectives.

Ne nous leurrons pas ! La France subit des attaques sous forme de guerre de l’information, notamment contre son modèle républicain. Les impacts sont importants pour notre pacte social et notre efficacité économique. Le pays se divise dangereusement au lieu d’œuvrer collectivement aux enjeux actuels comme celui des transitions numériques et écologiques. L’intelligence économique permet d’avoir des grilles de lecture pour étudier la guerre de l’information, analyser les risques et organiser des contre-offensives. 

LVSL – La coopération entre les services du renseignement, de la justice et de la veille économique et stratégique sont l’une des clefs du succès des États-Unis. Ne devrait-on pas renforcer cette synergie y compris en France ? Quels freins voyez-vous ?

M-N. L. – C’est également pour cela que notre proposition prévoit un « Monsieur ou une Madame Intelligence économique » dans chaque ministère. Oui la question judiciaire est très importante, d’où la nécessité de sensibiliser et former les magistrats. Bien penser et utiliser le droit est une des clefs. Sachant par ailleurs que le droit américain permet davantage d’agir que le droit européen et français en la matière. Le lien entre le SGIE et le ministère de la Justice doit être permanent pour aussi mieux outiller juridiquement les entreprises et singulièrement les petites. 

Je pense qu’il y a déjà beaucoup de travail effectué par nos services de renseignements. Les services de renseignements français, sur un certain nombre de sujets, voient venir les choses. Et si parfois, dans certains cas, ils ne font pas de recherches complémentaires, c’est peut-être parce qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont pas le sentiment que notre pays pourrait agir. Quand les services de renseignement voient qu’il y a des lieux où ils peuvent expliquer ce qu’ils observent, que cela peut être utile pour agir, que peuvent leur être demandé des informations complémentaires, je pense qu’ils seront plus valorisés dans ce qu’ils font. Il ne s’agit pas de le claironner tous les matins. Il faut qu’il y ait des gens, dans ces services de l’IE, qui sachent avoir l’indispensable discrétion qui s’impose, si on veut être efficace. Je ne l’ai pas mis dans la loi parce que je pense que le côté espionnage intelligent, échange d’information de l’espionnage, de l’information recueillie, est potentiellement déjà existante en France. C’est plus la valorisation de ce qu’ils ont recueilli qui doit être amélioré. Je ne veux pas que les gens pensent que l’intelligence économique se limite à avoir de l’espionnage.

De la même manière, la cybersécurité est très importante. La manière dont on va chercher les informations, dont les gens qui ont ces informations savent que cela peut être utile à l’action, c’est déterminant. On verra à ce moment s’il y a des coordinations à structurer davantage. Parfois, les structures trop rigides empêchent des transmissions d’informations qui sont parfois meilleures quand il s’agit d’échanges informels. Il faut se méfier de vouloir tout codifier. Ce que je veux, c’est qu’il y ait un lieu où on échange et où on sait qu’on peut échanger, où non seulement on échange mais où l’on réfléchit comment changer les comportements, anticiper, faire valoir une vision française dans certains domaines, etc.

Pour conclure, j’insiste sur le caractère opératif de cette proposition de loi. La France est est un pays qui a de grandes ressources, à commencer par le talent de ses citoyens mais qui s’est appauvri et affaibli en Europe. Le PIB par habitant a chuté par rapport à la moyenne européenne. Il est en dessous dans toutes nos régions sauf en Île-de-France. En Europe, les pays qui s’en sortent le mieux ne sont pas ceux qui pratiquent le moins-disant social. Depuis des années, nos gouvernants ont failli là où on nous promettait l’essor économique. Notre pays oscille maintenant entre colères, sentiments d’humiliation et d’impuissance face aux problèmes. Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement, et cela sera aussi utile pour financer la santé, l’éducation, la sécurité, la justice, la défense, pour ne citer que ces sujets.

L’intelligence économique est avant tout un état d’esprit

Dans un contexte propice à de multiples conflits, notamment économiques, financiers et commerciaux, l’intelligence économique, popularisée en France au début des années 1990, est aujourd’hui vue comme une étape indispensable pour la maîtrise de nos actifs et la défense de nos intérêts. Pour autant, la France continue d’accuser un retard en la matière faute de coordination entre l’État et les acteurs locaux ainsi que d’un manque de confiance des entreprises envers les administrations censées les accompagner. Ce qu’il faut, en plus de revoir les ambitions françaises, c’est changer notre culture en matière d’IE et cela passe par davantage de confiance. C’est la thèse de Jean-Louis Tertian, qui vient de publier L’intelligence économique, un état d’esprit aux éditions du Palio. Contrôleur général au sein des ministères économiques et financiers depuis 2015, Jean-Louis Tertian a travaillé de 2007 à 2015 dans l’intelligence économique au sein du Service de coordination à l’intelligence économique de Bercy, dont il a été coordonnateur ministériel de 2014 à 2015. Il avait été précédemment chef du département de l’analyse stratégique et de la prospective, puis adjoint du coordonnateur ministériel au sein de cette structure. Il est membre du conseil d’administration du Club des exportateurs de France. Il est également colonel de la réserve citoyenne de l’armée de l’air et de l’espace. À ce titre, il a piloté la réalisation de l’ouvrage paru en 2015 sur les dix ans du réseau ADER. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

Depuis ma découverte de l’intelligence économique, en 2000, lors d’une formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), jusqu’à mon départ du poste de Coordonnateur ministériel à l’intelligence économique1 au sein du ministère de l’Economie, des finances et de la relance2 en 2015 et jusqu’à aujourd’hui, j’ai le sentiment que la pratique de cette discipline a peu évolué, pas forcément sur le plan technique mais sur celui de son appropriation par les acteurs économiques. Il m’a donc semblé utile, au travers d’une perspective large, de regarder les causes de ce constat, ses conséquences ainsi que les pistes de progrès qui pouvaient être tracées. Mieux comprendre en quoi l’intelligence économique est un révélateur des blocages français est une première étape pour les dépasser.

On verra au fil de l’ouvrage que les freins à l’IE, qui ont conduit d’une prise de conscience il y a plus de vingt ans à un déploiement aujourd’hui, certes encore régulièrement dénoncé comme insatisfaisant et insuffisamment pris en compte au niveau de l’État ou des entreprises, tirent leurs sources de causes profondes et historiques, qu’une réorganisation au sein de l’administration ou un changement de périmètre de la politique publique ne peuvent à eux seuls corriger.

Aborder la crise du coronavirus, qui est à l’origine une crise sanitaire, se justifie car cette crise, qui se révèle également économique, a eu des conséquences dans les trois dimensions de l’intelligence économique : l’anticipation, l’influence et la sécurité économique. À partir de là, anticiper une nouvelle vague de l’épidémie de Covid-19 ou la survenue d’un futur nouveau virus suppose d’être préparé et en état de réagir. Préparé notamment au niveau de stocks stratégiques permettant d’équiper, d’abord les soignants mais aussi la population. Cela suppose donc également de disposer de capacités de production mobilisables. En 2020, la question de la constitution de tels stocks ne fait guère débat dans le contexte de crise sanitaire. La critique est même sévère vis-à-vis de ceux ayant laissé s’étioler et se périmer les stocks précédemment constitués. Mais qu’en sera-t-il dans quelques années quand le souvenir le plus aigu de cette crise sera plus lointain, quand d’autres contraintes, notamment budgétaires auront pris le dessus ?

Cette crise du coronavirus a ainsi illustré un changement systémique en matière d’influence. Dans la totalité des crises précédentes, les pays occidentaux proposaient de l’expertise aux pays touchés, en moyens humains et matériels. Or, en l’occurrence, c’est la Chine qui, après avoir fait la preuve de sa capacité à maîtriser l’épidémie dans son pays au travers d’actions vigoureuses, a proposé à l’Italie, pays le plus touché au cours du premier trimestre 2020, de fournir des experts et du matériel pour l’aider à lutter contre l’épidémie.

En tant que socle de notre modèle de société occidentale, les Lumières constituent l’une des explications du comportement individualiste que nous connaissons, de plus en plus poussé à l’extrême. Il est donc utile, sans leur retirer leurs mérites, de s’interroger sur leur évolution et voir s’il ne devient pas nécessaire de les réinventer pour répondre aux enjeux que nous pose le XXIe siècle. Dans la tradition des Lumières, la critique représentait la première partie d’un ensemble et était indissociable de la reconstruction. Sans contrepartie positive, le discours critique « tourne à vide ». Le scepticisme généralisé n’a de sagesse que l’apparence et s’oppose à l’esprit des Lumières. Ce principe se retrouve dans un autre ouvrage de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. L’antifragilité d’un système n’est pas la résistance mais bien l’opposé de la fragilité, le vaccin constituant un bon exemple en la matière. Et l’un de ses corollaires, c’est qu’on peut renforcer l’antifragilité d’un système ou celle des parties d’un système. Mais pas les deux à la fois.

L’enjeu est justement d’éviter le piège de la prévision pour fournir une aide à la prise de décision. Le travail d’anticipation comprend la transformation de cette information en connaissance. L’important n’étant pas l’information mais ce qu’on en fait. Le principe de vérification des faits qui s’impose aux spécialistes de l’intelligence économique, aux journalistes et aux universitaires notamment, mais est pratiqué par tout citoyen soucieux d’être bien informé, se révèle à la fois de plus en plus éloigné des pratiques courantes et de plus en plus complexe à mettre en œuvre. 

Dès lors entamer une démarche d’IE, c’est d’abord s’interroger sur ce qu’on veut comprendre et dans quel but. Cela conduit à questionner ce que l’on croit savoir et ce qui est présenté par les experts du sujet ou qui est considéré comme l’expression d’un consensus général. Aller au-delà des évidences pour prendre la bonne décision. Dans ce contexte de tendance longue, les préoccupations en matière d’avenir de la planète ne datent pas d’hier. Comme nous vivons dans un monde fini, il est logique que les ressources minérales, hydriques ou énergétiques le soient également. De ce fait, on glisse vite vers la crainte de voir ces ressources s’épuiser à court terme.

Or, l’exemple du pétrole l’illustre, la problématique des réserves naturelles ne se limite pas à l’évaluation d’un stock figé. Les réserves sont sans cesse réévaluées, ce qu’on constate depuis le premier krach pétrolier de 1973 où un épuisement des réserves était envisagé au bout d’une quarantaine d’années, durée qui s’est maintenue ou a progressé depuis lors. Illustration supplémentaire de la prudence à avoir en matière de prévisions. C’est dans ce contexte extrêmement volatile et chargé en risques divers que l’intelligence économique peut prendre toute son utilité, toute sa dimension. Cette dernière ne doit cependant pas être vue comme une discipline académique mais bien comme une boîte à outils à employer sans réserve dans la guerre économique à laquelle notre État et nos entreprises sont confrontés.

Ce terme de guerre économique, contesté par certains acteurs de l’intelligence économique, reste essentiel pour percevoir la réalité de la situation qu’affrontent notre pays et nos entreprises. Il convient de prendre en compte un autre élément dans le contexte économique actuel : nos partenaires en matière de défense tout comme les pays membres de l’Union européenne sont aussi nos concurrents. Et en matière économique très souvent, ils sont davantage des concurrents que des partenaires. Bien entendu, il n’est pas question de ne plus coopérer avec eux, de ne pas envisager d’alliances. Mais il faut le faire en ayant bien conscience que leur première priorité est de promouvoir leurs intérêts, y compris nationaux. Ne nous privons donc pas de faire de même.

La première caractéristique de l’intelligence économique est de fournir une réflexion en matière d’anticipation pour détecter des tendances émergentes, les signaux faibles, susceptibles de conduire à l’obtention d’un avantage concurrentiel. C’est une pratique quotidienne par les entreprises qui cherchent ainsi à renforcer leur positionnement concurrentiel dans un contexte évoluant rapidement. Mais il reste du chemin à parcourir à l’intelligence économique pour convaincre et surtout être mise en œuvre.

En outre, la révolution numérique accélère le tempo des innovations mais également de diffusion de l’information en imposant une réactivité constante aux acteurs, rendant difficile la projection dans le moyen et, a fortiori, dans le long terme. Pour « exister » sur le plan informationnel aujourd’hui, il faut s’immerger dans ce flux. A contrario pour réfléchir à long terme, il faut s’extraire de cette tyrannie du quotidien pour identifier d’abord la direction dans laquelle on veut aller, l’objectif, puis les actions à mener pour se diriger vers l’objectif. Si l’anticipation est une nécessité, la capacité d’adaptation dans l’anticipation l’est tout autant. Prendre une mauvaise direction, cela arrive. Encore faut-il pouvoir le constater et agir en conséquence. Changer de cap peut se révéler ardu mais nécessaire. La qualité du bon décideur réside dès lors autant dans la capacité à identifier l’erreur d’aiguillage que dans celle d’arriver à modifier la direction prise. L’exemple du numerus clausus est illustratif à cet égard.

Disposer d’un stock de produits mobilisables immédiatement en période de crise est donc un outil essentiel de souveraineté et l’inverse peut conduire à une dépendance vis-à-vis d’interlocuteurs extérieurs (c’est un outil politique très utilisé par certains pays), voire à une situation de pénurie si la production dans les pays tiers est orientée vers d’autres pays que le sien. On est donc bien au cœur d’une problématique d’intelligence stratégique majeure pour l’indépendance stratégique d’un Etat.

Le constat de la désindustrialisation de la France n’est pas contesté. Il peut être jugé normal ou inquiétant suivant l’approche qu’on en a. Normal si l’on considère que l’on migre vers une économie de services et que l’entreprise doit devenir « fab-less », sans usine. Inquiétant si l’on se rappelle que les États qui comptent sur la scène internationale, Chine, États-Unis, Allemagne au premier chef, ont conservé – voire développent –leur industrie.

La conquête spatiale a longtemps représenté un enjeu de pouvoir et d’influence entre pays.3 D’abord du temps de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, la capacité à disposer d’un lanceur constituait un élément majeur d’indépendance stratégique. Le fait pour la France et l’Union européenne de disposer des lanceurs Ariane reste un atout industriel et de notoriété considérable. Mais la donne est en train de changer. L’un des plus redoutables outils de la guerre économique s’avère être le droit dans un domaine très spécifique, l’application extraterritoriale de lois nationales. Certes, le droit a toujours été un outil important de domination économique. Il suffit de regarder l’importance du choix du lieu de juridiction dans l’élaboration d’un contrat pour percevoir cet enjeu. En outre, l’application extraterritoriale de lois en fait une arme encore plus redoutable : l’utilisation du dollar américain dans une transaction suffit à placer de facto les entreprises sous juridiction américaine.

L’exemple […] de l’échec du rachat de la société Photonys illustre bien qu’il est possible de tenir tête aux autres États pour peu que la volonté soit là. En posant clairement des conditions, il a été possible de dire ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas. Un exemple duquel s’inspirer pour espérer rééquilibrer les forces en présence. Si la 2G a vu le couronnement de l’Europe, la 3G et la 4G ont plutôt confirmé la montée en puissance des acteurs américains. Face à ce constat, le choix des acteurs chinois, en particulier Huawei, a été de miser à fond, depuis des années, sur la 5G, dès les étapes de normalisation. General Electric a su, lui aussi, à sa façon réussir un saut de génération en se réinventant, en particulier sous la direction de Jack Welch. GE a su évoluer pour devenir un conglomérat d’entreprises spécialisées dans le service au client, tournant le dos au passé industriel du groupe. Cela ne l’empêche pas de se retrouver depuis 2018 dans l’œil du cyclone.

Notre pays dispose d’une filière d’excellence, on aurait tendance à l’oublier. Pendant des décennies, cette filière a assuré en grande partie l’autonomie énergétique de notre pays. Elle a permis un niveau d’émissions de CO2 que nombre de pays ne peuvent espérer atteindre avant longtemps. Elle nous a fait disposer d’une industrie de pointe garantissant un niveau d’emploi et une capacité d’export. Peu d’industries réunissent autant d’atouts en ces temps où le changement climatique constitue une priorité et peu de pays seraient disposés à renoncer à tous ces avantages. C’est cependant le cas dans notre pays avec la filière nucléaire et cette dernière est la grande oubliée des plans de développement des énergies décarbonées au niveau européen.

Il faut se rappeler ce que représentent les émissions de CO2 du fait de la consommation électrique dans les différents pays d’Europe. En France, elles représentent 39g/kWh contre 264 en Allemagne et 377 au Royaume-Uni. Sans parler de la Pologne qui culmine à 664. Il faut donc avoir ces chiffres en tête quand on pense évolution de la politique énergétique. La France a su à la fois bâtir un fleuron industriel et être très en avance sur les préoccupations en matière de réchauffement climatique grâce à une énergie ne produisant pas de CO2.

Les innovations et remises en cause de leadership ne se limitent pas au domaine civil. Elles touchent également le domaine militaire ce qui a, par ricochet, des conséquences dans la sphère économique. Une réflexion sur les enjeux de l’indépendance stratégique éclaire les arbitrages à réaliser y compris dans le civil. Le développement d’armements se révèle de plus en plus coûteux, limitant le nombre de pays en mesure de rester à la pointe de la technologie. D’où la recherche d’alliances comme le tente la France avec l’Allemagne et l’Espagne tant en matière d’avion de combat que de char. Mais des technologies moins pointues et moins coûteuses peuvent se révéler facteur de perturbation. À l’autre bout du spectre, accessible à un nombre très limité d’acteurs étatiques, figurent un certain nombre d’innovations modifiant également les équilibres géopolitiques. Citons en premier lieu les missiles hypersoniques dont la mise en œuvre a été annoncée4 par Vladimir Poutine fin décembre 2019, avec le missile Avengard capable d’atteindre 33 000 km/h (Mach 27) et de surpasser n’importe lequel des boucliers antimissiles existants. De tels missiles sont susceptibles de rendre les porte-avions obsolètes car devenus trop vulnérables. 

Malgré cela, dans un monde où les vérités d’hier ne sont pas celles de demain, la capacité d’adaptation est un élément clé et les solutions qui se présentent imposent de savoir combiner si ce n’est des contraires, au moins des aspects fort éloignés. Les Chinois avec leur culture du yin et du yang savent très bien le faire. Peut-être est-il temps de s’en inspirer.

Tout cela intervient dans un contexte où les conflits majeurs entre États ne sont plus à exclure, comme cela ressort de la « vision stratégique » présentée début 2020 aux députés de la commission de la Défense. Le besoin d’une armée « durcie », prête à faire face à des chocs plus rudes, est affirmé. L’évolution du monde vers une remilitarisation sans complexe de nombreux États fait redouter la fin d’un cycle et le début d’un nouveau plus conflictuel. Alors que les guerres asymétriques sont devenues la norme, un conflit symétrique d’ici à la prochaine décennie redevient une possibilité, en tout cas impose de s’y préparer. Les tendances décrites précédemment  mêlant le développement de technologies de pointe et le recours à des armes à bas coût tendent à égaliser la donne. Et les dimensions de guerre à la fois dans l’espace et dans le cyberespace ajoutent à cette complexité d’ensemble. L’élément principal qui ressort c’est que « l’efficience c’est l’anti-résilience ». Car quand l’efficience commande de ne pas disposer de stocks, la résilience impose d’identifier les équipements les plus stratégiques dont il faut sécuriser la chaîne d’approvisionnement. Le principe est qu’en temps de crise ou de guerre, l’ennemi fera tout pour nous empêcher de reconstituer nos stocks. L’absence de maîtrise de nos stocks et de notre chaîne de production n’est pas une option.

Si la perspective de supprimer la dépendance au pétrole est susceptible de bouleverser les équilibres géopolitiques, qui en seront les acteurs dominants ? S’il y a quelque chose à anticiper, ce n’est pas seulement l’évolution du réchauffement climatique et ses conséquences mais bien plutôt ce qui serait induit par les choix en matière énergétique, sur le plan économique avec des secteurs entiers fragilisés, sur le plan militaire avec des conséquences sur la souveraineté mais aussi paradoxalement sur l’environnement d’une révolution vendue comme propre. De même qu’avec les ères du charbon et du pétrole, il y aura des gagnants et des perdants. Qui seront-ils ? 

Le recyclage pourrait bien constituer une réponse pour contrer la domination chinoise en matière de production et par là même améliorer l’impact environnemental des métaux stratégiques. Le Japon semble avoir d’ailleurs commencé à œuvrer dans ce sens. Dans le nord de Tokyo, un recyclage d’appareils électriques, comme il en existe de plus en plus, se concentre jusqu’à présent sur des métaux comme l’argent, l’aluminium ou le cuivre. Mais ces déchets sont également riches en terres rares. On estime à trois cent mille tonnes de terres rares le stock existant dans le seul archipel japonais, un niveau suffisant pour assurer son autonomie pour une trentaine d’années.

Les États-Unis ont les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) tandis que les Chinois ont les BATXH (Baidu, Alibaba, Tencent, Xaomi et Huawei). […] Kering, LVMH, L’Oréal, Chanel et Hermès, […] il importe de savoir si nous sommes prêts à nous appuyer sur cette force que représentent les géants du luxe.

Cette combinaison d’une image forte, d’une capacité industrielle, illustrée par la réactivité des groupes du luxe lors de la crise du coronavirus, et d’une présence sur l’ensemble du territoire prouve que la désindustrialisation et les délocalisations ne sont pas une fatalité mais ont souvent d’autres raisons, financières notamment. Il faut bien voir que même les groupes du luxe ne pourraient maintenir une production française si elle n’était pas associée à une notion de qualité. Pour réindustrialiser et sortir de la logique financière dont on voit le coût qu’elle recèle en temps de crise mais aussi en temps normal en termes de chômage et de rupture du pacte social, il faut envisager une approche multifacette. Car un des autres enseignements d’une crise, c’est qu’elle donne l’occasion de décider, de faire un choix comme le suggère l’étymologie grecque du même mot crise. Il y a bien un choix possible pour éviter de reproduire une situation ou pour changer d’orientation. La crise du Covid-19 a confirmé à quel point la confiance est un élément clé dans la société. Rebâtir cette confiance passe non seulement par une protection adéquate mais également par l’acceptation d’un changement d’état d’esprit en admettant une certaine prise de risque.

Comme le souligne le psychologue américain du sport Bob Rotella, la confiance en soi n’est pas innée : elle se développe et peut s’acquérir à tout âge et par chacun. Elle n’est pas limitée aux « vainqueurs », précise-t-il, car il faut bien avoir confiance pour gagner une première fois ! La confiance précède donc la réussite. Changer d’état d’esprit et accepter la réalité demandent en effet du courage, car cette réalité est souvent difficile à cerner, inconfortable, déstabilisante. Il faut prendre son parti du flou qui, tel le « sfumato » de la Renaissance, caractérise l’état du monde contemporain. Or sans confiance, le courage, indispensable pour affronter un environnement complexe et incertain, risque de faire défaut. 

Notes :

1 : Par intérim.

2 : Appellation officielle en septembre 2020.

3 : Il suffit de se rappeler au moment de la guerre froide l’enjeu qu’a représenté le premier vol habité dans l’espace, réalisé par les Soviétiques, qui a conduit à l’aventure Apollo pour les Etats-Unis.

4 : Il reste en phase de développement au premier semestre 2020.

Nouveaux visages de la guerre économique et impuissance volontaire de la France

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Guerre économique. L’expression fait florès depuis l’élection de Donald Trump, mais elle recouvre une réalité qui structure le monde occidental depuis des décennies. ONG, fondations privées et réseaux médiatiques sont autant de pions avancés par les grandes puissances, États-Unis en tête, pour asseoir leur domination économique. Dans cette guerre aux méthodes nouvelles mais aux objectifs anciens, la France se trouve en piteuse posture. C’est la thèse que défend Nicolas Moinet dans Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique. Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique.

Les échiquiers invisibles

 « Des Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (…) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ».

Le rôle de l’influence dans la guerre économique est devenu majeur et, pour bien planter le décor de cette guerre qui ne dit pas son nom, je commence généralement mes conférences par cette citation de Jacqueline Russ. Ainsi, la prise du pouvoir passe-t-elle d’abord par le désordre puis une reprise en main par un ordre qui soit sous contrôle via des systèmes d’information, des normes, des stratégies ouvertes et des dominations masquées et déguisées. Les récentes stratégies mises en œuvre par les GAFAM ne disent pas autre chose et croire, par exemple, que Google ou Amazon seraient de simples entreprises commerciales – aussi puissantes soient-elles – serait se tromper sur leurs objectifs et leur volonté de puissance.

Prenons pour exemple Amazon. Tout d’abord, cette entreprise est née d’un projet politique, celui des hippies californiens rêvant de vivre en autarcie et, pour cela, de disposer d’un système de vente par correspondance permettant de tout acheter où que l’on se trouve. Tel est d’ailleurs le rêve américain et il suffit de regarder certains documentaires sur la construction de maisons dans les forêts d’Alaska pour s’en convaincre. L’équipement sophistiqué de ces hommes et femmes qui bâtissent leurs futures demeures au milieu de nulle part sous le regard intrigué des ours est étonnant. Mais il est vrai que contrairement à la France, la logistique est une préoccupation première aux États-Unis (chez nous, il est généralement admis que « l’intendance suivra » même si dans les faits elle suit rarement !). Ensuite, Amazon va s’appuyer sur Wall Street pour financer son activité de commerce en ligne, non rentable au départ et qui va allègrement détruire deux emplois quand elle en crée un. Son fondateur, Jeff Bezos – aujourd’hui la première fortune du monde – est un stratège doué d’une véritable intelligence politique, comprenant que les élus ne se soucieront pas des petits commerces qui ferment ici et là dès lors qu’ils peuvent inaugurer un centre Amazon, visible et donc électoralement payant. Avec à la clé des centaines de créations d’emplois peu qualifiés permettant de faire baisser le chômage de longue durée.

Car ne nous leurrons pas. Avec son empire, Jeff Bezos veut le pouvoir économique, mais également le pouvoir politique. En fait, le pouvoir tout court. Aussi va-t-il s’opposer à la taxe Amazon votée par la ville de Seattle après avoir fait mine de l’accepter. Celle-ci est censée financer des logements sociaux car, dans cette ville américaine, de nombreux travailleurs ne peuvent plus se loger, finissant par dormir dans des hangars ou sous des tentes tels des SDF. Le géant du commerce en ligne va donc organiser en sous-main des manifestations contre cette taxe et faire revoter le conseil municipal qui se déjugera. Pour ne pas payer. Même pas ! Car il annoncera par la suite créer un fonds d’aide au logement beaucoup mieux doté. Mais on le comprend bien : ceux qui en bénéficieront alors le devront à Amazon. Et pour être sûr de ne plus avoir, à l’avenir, de mauvaise surprise, une liste de candidats va même être soutenue pour l’élection à la mairie. Est-on seulement dans le commerce en ligne ? D’autant que les gains financiers et la véritable puissance du géant se trouvent désormais dans son activité de Cloud – Amazon Web Services – qui représente déjà plus d’un tiers du stockage mondial et vient fournir les serveurs de la CIA. Désormais, le pouvoir est à l’interface.

Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé

Bas les masques !

Ce titre de chapitre a bien failli ne pas exister. Mais un virus et une pénurie de masques vont en décider autrement. En plein confinement face à l’épidémie de Covid-19, une de mes anciennes étudiantes chinoises dont je n’avais plus de nouvelles depuis presque dix ans m’envoie un courriel très attentionné pour me proposer l’envoi de masques à moi et à ma famille. Bien entendu, cette touchante proposition dénote, d’un côté, une empathie dont il serait malvenu de se plaindre. Mais d’un autre côté, ce message me met en colère. Comment accepter l’aide d’un pays dont je reste persuadé qu’il a caché le plus longtemps possible la gravité de l’épidémie en truquant ses chiffres et en bâillonnant ses lanceurs d’alerte ? Pompier-pyromane, le voilà qui développe un soft power sanitaire, pensant faire oublier sa responsabilité dans la crise, ou reléguer au second plan la bataille sur la 5G ou les révélations d’affaires d’espionnage économique qui se multiplient depuis peu… Mais surtout, quelle honte pour mon pays – la France – de n’être pas en mesure de faire face à une situation de crise pourtant prévisible et surtout parfaitement prévue. Alors que faire ? Se résigner ? Non. Continuer à se battre pour mettre dans la lumière des stratégies masquées…

Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a mis en œuvre un pouvoir feutré utilisant la première de ses armes, l’argent, via le financement d’infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques, profitant avec intelligence de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen. Ainsi faudra-t-il même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain ! En d’autres termes, le soft power américain sera venu contrer le soft power chinois sur un pays de l’Union européenne, reléguant cette dernière à n’être plus qu’un champ de manœuvre parmi d’autres de la guerre économique Chine versus États-Unis. Attristant, non ?

Small World !

Pour influencer la majeure partie des décideurs, un petit monde suffit. Ainsi, le soft power idéologique fonctionne-t-il sur le mode de la viralité et nous retrouvons là le fameux point de bascule cher à Malcom Gladwell. Rappelons-en les modalités. Pour obtenir un effet boule de neige similaire aux contagions, trois ingrédients sont nécessaires : un contexte, un principe d’adhérence et des déclencheurs. La guerre froide et sa lutte entre deux blocs idéologiques vont fournir le contexte au développement d’un néolibéralisme pensé dès les années 30 par le théoricien américain Walter Lippmann. Le principe d’adhérence est celui d’un retard quasi structurel et d’une nécessité de changement permanent qui permet ainsi de recycler le libre-échangisme (en fait relatif) d’Adam Smith pour le rendre compatible avec l’idée d’un État régulateur dirigé par un gouvernement d’experts. Cette généalogie a été particulièrement bien décryptée et reconstituée par la philosophe Barbara Stiegler dans un ouvrage de haute volée au titre évocateur :  Il faut s’adapter. Au-delà, Yuval Noah Harari rappelle dans son magistral Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le lien organique existant entre la « secte libérale » (sic) et l’humanisme chrétien, ce dernier ayant également enfanté l’humanisme socialiste, autre secte et surtout grande rivale de la première. Autrement dit, le néolibéralisme n’est pas qu’un ensemble de règles rationnelles visant l’efficacité du système économique capitaliste, mais bien une religion avec son église, ses adeptes, ses prêtres et surtout son idéologie.

Les sentiers de la guerre économique, second volet de Soft powers.

« Open sociey », really ?

En ce qui me concerne, j’ai véritablement commencé à entrevoir la manière dont l’influence et le soft power pouvaient manœuvrer sur les échiquiers invisibles en travaillant sur les fondations Soros en Europe de l’est, une étude réalisée pour le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique du Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN devenu SGDSN). Sans doute avez-vous déjà entendu parler du milliardaire américain George Soros, car, trente ans après, il reste toujours actif et la polémique bat son plein, notamment dans son pays natal, la Hongrie. A la tête de cette nation membre de l’Union européenne, le premier ministre Viktor Orban a fait du « mondialiste » Soros et de ses fondations l’ennemi public numéro un expliquant que ces dernières « opèrent comme le faisaient les activistes du département d’agit-prop de l’ancien parti communiste », précisant que « nous vieux chevaux de guerre, savons heureusement les reconnaître à l’odeur ». Bien entendu, il faut se méfier de ne pas emboîter le pas à un courant nationaliste fortement empreint d’antisémitisme. Mais il faut aussi savoir faire la part des choses. Alors, qu’en est-il réellement des actions philanthropiques de l’homme d’affaires ?

« La guerre économique systémique, rappelle Christian Harbulot, s’appuie sur un processus informationnel visant à affaiblir, à assujettir ou à soumettre un adversaire à une domination de type cognitif. L’impératif de l’attaquant est de dissimuler l’intention d’attaque et de ne jamais passer pour l’agresseur. Dans cette nouvelle forme d’affrontement informationnel, l’art de la guerre consiste à changer d’échiquier, c’est-à-dire à ne pas affronter l’adversaire sur le terrain où il s’attend à être attaqué. » Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé.

De fait, les actions très décriées – désormais en Afrique – du milliardaire américain George Soros ne datent pas d’hier et c’est bien là toute sa force : travailler dans la durée et cacher dans la lumière en s’appuyant sur la théorie du complot pour stopper court à toute analyse en profondeur. Pourtant, les actions d’influence récentes des Open Society Foundations, comme le soutien financier de groupes militant pour l’indépendance de la Catalogne ou le financement, dans nos banlieues françaises, d’associations communautaristes, ne doivent rien au hasard et suivent parfaitement les voies tracées par la politique étrangère américaine. Revenons quelques décennies en arrière, lorsqu’après la chute du mur de Berlin, le réseau du spéculateur-philanthrope américain finance déjà de nombreux programmes liés à la formation des élites dans les ex-pays de l’Est comme l’Université d’Europe Centrale à Prague et à Budapest. En Russie, de nombreux chercheurs ne travaillent plus à cette époque que grâce aux subventions de l’International Science Foundation qui financera même l’arrivée de l’Internet. Mais s’agit-il là simplement d’actions philanthropiques fort louables ?

La guerre pour, par et contre l’information

Suivant cette typologie, et une large panoplie de manœuvres à disposition, on constate que si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l’appui de services spécialisés), la tendance est à l’usage de méthodes légales d’intelligence économique où la transparence va jouer un rôle clé. Ce n’est donc pas nécessairement le plus puissant qui l’emporte, mais bien le plus intelligent, l’intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l’adversaire puis garder l’initiative afin d’épuiser l’autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre dans la continuité de la bataille du Larzac quarante ans plus tôt. Car au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l’agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l’usage de la force et du droit quand l’autre camp utilisait la ruse et les médias. La trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés post-modernes où l’usage de la force est de moins en moins accepté avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités.

Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie.

Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort où les décisions sont concentrées dans les mains d’une poignée de décideurs qui fait corps (d’où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d’une démocratie dès lors que c’est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir (« la caste »). Nous retrouvons bien là l’idée de la philosophe Jacqueline Russ pour qui « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D’où la nécessité de « contrôler » les médias classiques qui appartiennent le plus souvent aux États ou à des puissances économiques quand ils ne survivent pas grâce aux subventions publiques. Une histoire qui n’est pas nouvelle certes. Mais ce qui est nouveau, c’est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ». Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce, dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Celles-ci peuvent être organisées (zadistes, black block, féministes, vegans, etc.) sous un mode le plus souvent éphémère et agile ou être le fait d’individus qui se rebellent et se révoltent tels les lanceurs d’alerte.

Le triangle de l’influence radicale

Sur le fond, l’usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancienne mais ce qui modifie la donne, c’est l’étendue du champ d’action et la fulgurance des manœuvres. Le tout sur fond de crise de l’autorité et d’une « tentation de l’innocence », lame de fond remarquablement analysée dès 1995 par l’essayiste Pascal Bruckner pour qui l’homme occidental fuit ses responsabilités en jouant sur l’infantilisation ou la victimisation. Et quand on y réfléchit, cette grille de lecture explique nombre de comportements individuels et collectifs vécus ces dernières décennies… Autrement dit, si l’histoire de l’humanité a souvent été marquée par le combat d’un individu ou d’un petit groupe contre l’ordre établi, jamais l’effet de levier n’a été aussi fort. La fronde de David est désormais réticulaire et les projectiles pleuvent de toutes parts sur notre « pauvre » Goliath souvent aveuglé par l’arrogance du puissant. Colosse au pied d’argile, chêne qui se croit indéracinable à l’heure où les roseaux triomphent. Il faut plus que jamais relire La Fontaine ! L’histoire ne bégaie pas, elle radote. « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous » écrivait en son temps Jean Jaurès. Disons qu’aujourd’hui, ces concessions s’obtiennent le plus souvent au bras de fer, l’un des pôles devant en faire basculer un second pour l’emporter sur le troisième.

La course aux étoiles

Avez-vous déjà entendu parler de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique ? En pleine guerre froide, ce programme américain, appelé communément « guerre des étoiles » par les médias, avait été lancé par le président Ronald Reagan afin de doter son pays d’un bouclier antimissile. Après la chute de l’URSS, nombre d’experts es géopolitique estimeront que l’IDS a joué un rôle non négligeable, en entraînant l’empire soviétique dans une course à l’armement perdue d’avance qui l’asphyxiera économiquement. Dans le domaine du soft power académique, la course aux étoiles pilotée par les États-Unis n’est guère différente. D’ailleurs, pourquoi changer une stratégie qui s’est avérée gagnante ? Nous sommes dans le grand amphithéâtre d’une école de commerce française. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le personnel est réuni pour assister à la présentation du processus d’accréditation du label américain délivré par l’Association to Advance Collegiate Schools of Business. Dans l’amphithéâtre, chaque personnel, convoqué pour cette séance solennelle, doit se présenter. Un enseignant de l’école se lève :

« Je suis professeur dans cette école depuis vingt ans après une première carrière de dirigeant d’entreprise ».

« Monsieur, demande l’auditeur qui regarde sa fiche, êtes-vous titulaire d’un Doctorat ? »

« Non Monsieur. ».

« Alors, à l’avenir nous vous demandons de ne plus vous nommer Professeur lorsque vous vous présenterez ».

L’homme, apprécié depuis vingt ans de ses étudiants, se rassoit. S’il s’est présenté comme professeur, c’est tout simplement parce que c’est devenu son métier et que c’est ainsi que le considèrent ses étudiants. Alors, à quoi peut-il songer à cet instant ? À ce vieux système qui consistait à faire enseigner le management par des professionnels mus, dans une seconde partie de carrière, par le désir de transmettre ? À ce bon vieux Socrate qui doit se retourner dans sa tombe devant la victoire des sophistes ? Ou à Nietzsche qui expliquait simplement qu’il n’y a pas de maîtres sans esclaves ? Demain, il se replongera dans les écrits d’Henry Mintzberg et notamment de son fameux « Des managers des vrais ! Pas des MBA », une pierre dans le jardin de ces écoles qui enseignent le management et la prise de décision. Alors, préférer de jeunes PhD qui n’ont que rarement mis les mains dans le cambouis des organisations à de vieux briscards qui ont fait leurs classes, en alternant succès et échecs, sous prétexte que ces derniers ne publient pas dans des revues académiques classées, que presque personne ne lit réellement, a de quoi poser question et même faire frémir.

Précisons, d’emblée, que le principe de la labellisation est tout à fait louable et qu’il permet généralement d’améliorer la qualité des formations. Mais il en existe d’autres, qui plus est européens… Cela dit, la course aux étoiles impose d’en avoir autant, si ce n’est plus, que les concurrents et de collectionner les labels comme d’autres collectionnent les vignettes autocollantes sur leur vitre arrière. Non seulement chaque directeur d’école veut pouvoir afficher autant, voire plus, de labels que ses concurrents, mais il sait également que ses petits copains dépenseront des sommes importantes pour communiquer sur l’obtention de ces labels… après avoir fait aussi un gros chèque pour l’obtenir. Car tout ceci à un prix. Non rassurez-vous : les associations qui les délivrent ne font pas de profit, mais il faut tout de même rémunérer leur service. On sait d’ailleurs peu de choses de ces accréditeurs qui restent plutôt discrets sur leur business model. Quant à ces directeurs d’école qui visent ces accréditations, il serait futile de leur jeter la pierre tant ils sont pris dans un système dont on ne peut s’extraire seul. Aux stratégies collectives ne peuvent effectivement répondre que d’autres stratégies collectives. Mais qui va oser prendre l’initiative ?

Lobby or not lobby ?

Pour ce qui est de la France, les ouvrages ou articles sur le lobbying regorgent d’exemples d’entreprises ou d’institutions publiques françaises n’ayant pas su s’y prendre avec Bruxelles : absence de stratégie, mauvaise gestion des ressources humaines, arrogance, manque d’informations et de réseaux. Comme pour le développement de l’intelligence économique, dont il est une dimension essentielle, le lobbying va appeler une véritable révolution culturelle… et éthique ! Récemment, deux rapports critiques vont ainsi venir mettre des coups de pied dans la fourmilière en proposant des pistes d’action concrètes : celui de Claude Revel remis en 2013 à Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » ; celui, en 2016, des députés Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur « L’influence française au sein de l’Union européenne ». Un rapport parlementaire qui commence par la perte d’influence de la France dans l’Europe des vingt-huit. Encore… Et je ne peux que vous inviter à lire ces documents clairvoyants et instructifs, preuve de la qualité des réflexions institutionnelles. Mais quid du passage à l’action ?

« Les Britanniques veulent gagner quand nous, Français, voulons avoir raison » m’explique Nicolas Ravailhe. Et de me confier un facteur clé de succès (ou d’échec) majeur : « J’ai compris au Parlement européen qu’une victoire numérique peut devenir une défaite politique si elle n’est pas partagée, expliquée et sécurisée. Car le jour où tu gagnes numériquement ton vote, tu vas, en fait, insécuriser tes intérêts. Tes adversaires vont n’avoir, en effet, de cesse de préparer leur vengeance. Et le jour où ils gagneront la partie suivante, cela va te coûter plus cher que si tu avais perdu la première fois ». Avoir raison plutôt que gagner. Cette posture me rappelle nos échecs répétés dans l’organisation des Jeux olympiques jusqu’à ce que nous fassions appel au meilleur lobbyiste dans ce domaine, l’anglais Myke Lee.

Agilité ou paralysie…

Compte tenu de notre difficulté culturelle à appréhender l’influence et à l’accepter comme consubstantielle aux relations humaines, j’ai fini par me demander si la guerre économique n’était pas définitivement perdue. Après tout, ne suis-je pas un Français, c’est-à-dire avant tout « un Italien triste » ? Pour me rassurer, je regarde le globe terrestre, qui trône dans le salon, et voyant la disproportion entre la taille de la France et sa capacité à faire parler d’elle dans le monde, je me rassure. Mais pour combien de temps ? Car certains indicateurs sont là qui m’inquiètent et, plus grave encore, l’absence de réaction face à une guerre économique qui a changé de braquet, appelle une révolution dans les têtes.

L’affrontement entre la Chine et les États-Unis est, à cet égard, édifiant et il serait temps de s’interroger sur ce que, nous Européens, voulons dans une telle configuration ? Mais y a t-il encore un « nous » ? Ceux qui nous dirigent sont-ils réellement conscients de la situation et des enjeux ? Ou ont-ils simplement peur de voir le monde dans sa cruelle réalité ? Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent quand ils invoquent leur naïveté, année après année ? Agir sur le monde passe d’abord par la prise de conscience des réalités, par un effort de la pensée pour voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le soft power peut alors être un levier de la puissance et un instrument pour une souveraineté retrouvée.

D’autant que, n’en déplaise à ceux qui invoquent systématiquement les instances supranationales pour justifier leur inaction, le soft power n’est pas qu’une question de taille. Et dans la guerre économique, de « petits » pays arrivent à tirer subtilement leur épingle du jeu. Dans la problématique du faible, l’encerclement cognitif consiste en effet, d’une part, à renverser le rapport de force par le développement de systèmes éphémères ou durables de contre-information et, d’autre part, à user de la force de frappe subversive des réseaux sociaux dans la recherche de légitimité. Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie. Une agilité qui s’appuie sur des ONG, un réseau médiatique efficace et un fonds souverain qui pèse plus de 1 000 milliards de dollars ! Et nous pourrions poursuivre notre panorama en passant par le Qatar ou « Cyber Israël ».

Classique, mais complet, le soft power britannique s’appuie sur l’héritage de son empire, ses universités (Oxford, Cambridge), le British Council, la BBC, la musique pop et le football. Sans oublier James Bond, toujours au Service de Sa Majesté. Plus discret, compte tenu de l’histoire du XXe siècle, le soft power allemand s’appuie sur un réseau de fondations, Konrad Adenauer et Friedrich Ebert en tête, et d’ONG dont l’écologie est le cheval de bataille. Mais avec le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène internationale, ne doutons pas d’une montée en puissance de son influence.

Et la France dans tout ça ?

Ndlr : cet article est issu de l’ouvrage de Nicolas Moinet Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique

Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Journaliste pour France 24 où il anime l’émission le Journal de l’Intelligence économique, chercheur associé à l’IRIS, docteur en sciences politiques et membre fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique, Ali Laïdi a publié plusieurs ouvrages consacrés aux guerres économiques dont l’Histoire mondiale de la guerre économique. En 2019, il a publié Le Droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes chez Actes Sud, dans lequel le journaliste et chercheur revient sur le développement de l’extraterritorialité du droit américain au moyen de luttes contre la corruption et visant à empêcher de commercer avec des régimes hostiles aux États-Unis comme Cuba ou l’Iran. Dans cet entretien best-of, réalisé en novembre 2019, nous avons souhaité revenir avec Ali Laïdi sur la situation géopolitique en matière de guerre économique ainsi que sur la stratégie de la France en la matière. Nous revenons également sur les nouvelles armes fournies par les États-Unis en matière d’extraterritorialité du droit ainsi que sur l’insuffisante réponse de l’Union européenne.

LVSL – Quel est votre opinion, votre interprétation de l’entretien d’Emmanuel Macron à The Economist en 2019 concernant l’état de mort cérébral de l’OTAN mis en perspective de son rapprochement, son dégel avec Vladimir Poutine au G7 ?

Ali Laïdi – Nous vivons une phase assez intéressante dans la problématique de l’affrontement économique. Cela fait vingt-deux ans que je travaille sur le terrain en tant que journaliste et que chercheur. Ce que j’entends depuis un ou deux ans, ce sont des choses que je ne pensais pas entendre avant des années. Il y a vraiment des choses qui sont en train de bouger dans la perception des élites politiques, économiques et administratives. Est-ce que cela va déboucher sur quelque chose de très concret ? Je ne sais pas, mais il y a néanmoins une évolution.

La sortie d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN s’intègre dans une compréhension du monde qu’il a eu, je pense, à partir du moment où il arrive au pouvoir. Ce n’est pas quelqu’un qui est franchement anti-américain : on s’attend plutôt à ce que ses relations avec les États-Unis soient apaisées. Mais je pense qu’il a tout de suite vu qu’il y avait un gros problème avec nos relations transatlantiques, avec le personnage de Trump, qui, en soi, ne révèle rien d’autre de ce que font les États-Unis depuis soixante ans, mais qui le fait avec ses mots, avec ses tweets, avec son côté un petit peu radical et non conventionnel. Le président français s’aperçoit qu’on ne peut plus compter sur la relation unique Paris-Washington, et surtout sur la relation Bruxelles-Washington.

Je pense qu’au début de son mandat, il a très vite perçu le problème. Il a essayé de le résoudre dans un axe Paris-Berlin, puisque Paris-Londres à cause du Brexit. Il s’est aperçu qu’il ne pourrait pas amener la question au niveau à Bruxelles dans cet axe Paris-Berlin. La stratégie a donc été de bouger d’abord en France, et de faire en sorte d’avoir une voix qui porte à Bruxelles. Parmi la manière de bouger du président Emmanuel Macron, il y a un pivot qui s’exerce : puisqu’on ne peut pas compter sur la relation Paris-Washington ni Bruxelles-Washington on va l’orienter, on va la rééquilibrer. En effet, elle était complètement penchée sur l’axe transatlantique donc il fallait la rééquilibrer en remettant dans la balance le poids de nos relations avec la Russie. Et c’est assez fort parce qu’il y a eu ce qu’il a dit à propos de l’OTAN, mais avant il y a aussi eu l’envoi du ministre des Affaires étrangères à Moscou, et encore avant, son discours assez incroyable à la conférence des Ambassadeurs où il les prévient qu’ils n’ont pas intérêt à le paralyser, le parasiter dans la relation qu’il est en train de reconstruire avec Moscou.

LVSL – Sur ce point, certains observateurs, comme Éric Denécé, interprètent ce revirement comme étant aussi l’effet de Trump lui-même qui, s’opposant aux néoconservateurs en interne aux États-Unis, aurait besoin d’un intermédiaire en Europe pour renouer une relation que la technostructure lui empêche de faire avec la Russie. Que pensez-vous de cela ?

A.L. – Si j’ai bien compris, Eric Denécé pense qu’il s’agit d’un jeu à la fois pour Macron et pour Trump pour avoir un interlocuteur en Europe, pour rétablir les liens avec la Russie. Ce qui est clair c’est que Trump est un ennemi de Poutine. Trump n’aime pas la Russie. Ce qu’il aime c’est l’image de Poutine : homme fort, qui a rétabli une situation qui était catastrophique à la fin des années 1990, qui tient les verrous de son pays, etc. C’est ça qu’il aime, ce n’est pas la Russie en tant que telle.

Lire sur LVSL : « Eric Dénécé : Emmanuel Macron s’est totalement aligné sur l’insoutenable position américaine concernant l’Iran ».

Est-ce que Trump joue un jeu parfaitement conscient avec Macron, pourquoi pas. Mais dans ces cas-là, ils arrivent à contre-temps. C’est-à-dire que quand Trump arrive et qu’il tape sur l’OTAN, en disant que c’est « obsolète », alors Macron aurait dû suivre le président. Or il ne l’a pas suivi à l’époque. Maintenant, qu’il dit que « l’OTAN est en mort cérébrale », les États-Unis viennent dire que ça fonctionne. Si stratégie il y a, elle n’est pas très coordonnée.

Trump aime bien la Russie de Poutine, mais il a une Amérique profonde, démocrate et républicaine, qui ne le suit pas là-dessus. Quant à Macron, il n’y a pas vraiment de France profonde qui l’empêcherait de renouer avec la Russie parce qu’il a une fenêtre d’ouverture qui est très belle en ce moment. C’est l’exaspération des élites dirigeantes économiques, politiques et administratives envers les États-Unis.

Il le sent bien, les remontées sont très claires : il y a vraiment une exaspération vis-à-vis des États-Unis. Ce n’est pas un revirement mais plutôt un rééquilibrage des relations qui consiste à dire qu’on ne peut pas mettre tous nos œufs dans le même panier, c’est-à-dire tout invertir dans la relation transatlantique. Je ne suis pas macronien mais il a raison de dire que la stratégie de la France, la stratégie de l’Europe, c’est ni Washington, ni Moscou, ni Pékin. Ce doit être la relation Paris-Bruxelles, Madrid-Bruxelles, Berlin-Bruxelles, etc. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pense, mais en tout cas, dire non aux États-Unis, non à la Russie et non à la Chine, ça devrait être la position de n’importe quel président français, allemand, espagnol, italien, etc. Si ce rééquilibrage tend vers cet objectif, tout le monde va applaudir. Il va y avoir une résistance, même en France. Vous allez avoir la résistance de gens qui restent dans les canons néolibéraux et qui vont vouloir mettre des bâtons dans les roues. Mais je suis sûr que le président Macron et l’ensemble de son cercle de gens ont été impressionnés par le mouvement des gilets jaunes. Je pense qu’ils ont compris aujourd’hui ce qu’on dit depuis vingt-deux ans : il y a un continuum entre des événements comme les gilets jaunes et la préservation des intérêts économiques souverains de Paris, de Bruxelles, de l’Europe, etc. Je pense qu’ils sont en train de comprendre cela. Par conséquent, la pression vient du bas, et elle est puissante. Les résistances resteront dans les infrastructures. Mais je crois qu’en vingt-deux ans, je n’ai jamais entendu ce que j’entends actuellement dans les hauts niveaux de l’administration.

Il n’y a pas encore de changement de paradigme car cela va demander beaucoup de travail. Mais ils sont en train de se rendre compte qu’ils ont eu tort de ne pas se poser ces questions-là clairement. Ils sont en train de se dire qu’il faut s’intéresser à ces questions d’affrontement économique parce que ce sont des questions éminemment politiques. Ce ne sont pas des questions économiques. Ce sont bien des questions politiques, puisque la finalité est bien la souveraineté politique.

Quand vous voyez qu’au MEDEF ils ont créé un Comité de souveraineté économique, vous constatez l’avancée du MEDEF. À la rigueur, c’est à l’État de parler de souveraineté économique. Non, le MEDEF en parle aussi désormais. J’observe un certain nombre de signaux, depuis deux ans, qui montrent vraiment que sur le discours, ils sont en train de comprendre quelque chose.

Toute la question va être d’accompagner, de nourrir ce discours, de manière à ce qu’il aboutisse à des actions concrètes liées à la sécurité économique.

LVSL – L’organe de centralisation de l’intelligence économique est revenu à Bercy, le SISSE. Vous parliez du MEDEF qui se positionne sur ces questions de souveraineté : est-ce que cela signifie qu’il y aura une coordination au niveau des politiques publiques plus importantes entre le secteur privé, le secteur public, les grands patrons ?

A.L. – C’est le souhait le plus fort du SISSE. L’Intelligence économique (IE) a toujours été à Bercy. Mais simplement, c’était l’IE. Aujourd’hui, le SISSE parle de sécurité économique. J’entends de la part de ces élites le mot « guerre économique », « pillage de nos données technologiques », etc. pour la première fois en vingt-deux ans. Ce sont des mots qui commencent à apparaître dans des cercles où ils étaient jusque-là tabous, interdits. Le SISSE se veut le pivot de cette organisation, de cette circulation de la réflexion, de la prise opérationnelle des problématiques liées à la sécurité économique. C’est son vœu le plus cher. Et on ne peut que le lui souhaiter, même si dans toute la courte histoire de l’intelligence économique en France, et quand vous regardez les modèles étrangers, quand ça a été pris à l’étranger et bien pris, ça a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, c’est-à-dire en Grande-Bretagne le Premier ministre, aux États-Unis le président, en Russie le président, au Japon, le Premier ministre. Ça a progressé dans l’histoire de l’IE en France, c’est-à-dire qu’on va connecter le SISSE à l’Elysée. C’est évidemment l’appui de l’Elysée fort, clair et franc qui lui donnera toute sa dynamique.

LVSL – Vous disiez qu’en vingt-deux ans c’était la première fois que vous entendiez des mots réels d’une prise de conscience de ce qu’il se passe. N’y en a-t-il pas eu, en particulier en France, dans les années 1990, à la suite des lois Helms-Burton de protestation – la France avait menacé d’aller voir l’OMC. Est-ce qu’en France il n’y tout de même pas un discours similaire depuis longtemps ? Ou a-t-il vraiment fallu attendre ce qu’il s’est passé avec Alstom, puis avec Siemens, pour que cette prise de conscience arrive ?

A.L. – Ce n’est pas seulement Alstom, Siemens, qui l’a fait émerger. Le véritable tournant a eu lieu avec les gilets jaunes. Ce lien est primordial. Parce qu’à la rigueur, ils peuvent abandonner Alstom. Ces élites dirigeantes économiques étaient vraiment dans une perspective néolibérale. Ils perdent Alstom, et donc ?

Mais non : les ouvriers d’Alstom se battent. C’est cette résistance qui fait qu’ils sont obligés de prendre en compte le problème. Là où je suis optimiste aujourd’hui, c’est parce que, en effet, j’entends des choses que je n’ai jamais entendu. Là où j’étais pessimiste avant : Helms-Burton c’est 1996, Alstom c’est 2014, BNP c’est 2015, etc. ; ils ne comprennent pas ce que sont les signaux faibles. Or le signal faible, disons en matière d’extra-territorialité américaine c’est 1982. Quand Reagan veut interdire aux filiales des sociétés américaines de participer à la construction du gazoduc qui amène le gaz soviétique en Europe, vous avez Margaret Thatcher qui tape du poing sur la table et qui dit qu’il est hors de question qu’ils nous imposent leur droit de cette manière. Ça c’est un signal faible ! 1982 ! Il faut attendre 1996 pour la loi Helms-Burton, la problématique avec Cuba parce que ça empêche un certain nombre d’entreprises européennes etc. Là encore, c’est l’Europe qui dépose plainte, qui retire sa plainte à l’OMC, et puis il faut attendre les premiers mouvements de l’extraterritorialité américaine avec des sévères amendes au début des années 2000 pour qu’entre 2002 et 2015 il y ait la BNP. Ça n’a pas bougé. Depuis 1982, ils n’ont rien mis en place ! À partir de 1996, ils n’ont rien mis en place ! Alors il y a le règlement de 1996 de la Commission européenne, mais ils n’ont rien, quasiment rien.

LVSL – Est-ce que ce ne serait pas lié justement à une question générationnelle c’est-à-dire Margaret Thatcher ou d’autres, même si c’est le point de départ du néolibéralisme, c’est quand même des gens qui viennent d’un autre monde, encore plus ancien que ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien monde et tous nos dirigeants qui n’ont pas réagi dans les trente dernières années sont des gens qui vivent, ou vivaient, peut-être, du fantasme de la fin de l’Histoire, de l’ère Fukuyamienne aussi. N’est-ce pas une question psychologique, de formation des mentalités ?

A.L. – Depuis vingt-deux ans je travaille sur ces questions et je me demande « comment c’est possible ». Il y a plusieurs explications, qui mériteraient un bouquin entier.

Si je les prends d’un point de vue historique, on est, en Europe, bloqué sur la conception smithienne du marché. Je vais même plus loin : la conception de Montesquieu du commerce, « le commerce adoucit les mœurs ». De plus, nous avons mal lu Montesquieu parce que dans un autre passage de son livre il dit que les commerçants se font la guerre entre eux, donc attention, il faut les encadrer. Nous avons été bloqués à Montesquieu, le doux commerce, puis après Adam Smith : le marché c’est le lieu où un acheteur et un vendeur se rencontrent, passent un deal et les deux possèdent le même niveau d’information. Les anglo-saxons, eux, ont avancé sur ces définitions, et à partir de cette définition, ils ont repris celle des néolibéraux, donc l’école néoclassique : le marché, c’est tout le contraire, c’est le lieu de la concurrence, et c’est celui qui possède le meilleur niveau d’information qui remporte la mise. On est à l’inverse de la conception européenne du marché. Tout mon travail de chercheur, c’est de dire, en reprenant Montesquieu, qu’on l’a mal lu, d’abord, et qu’on en a tiré la conclusion que la politique avait le monopole de la violence, que c’était le champ de l’affrontement de la violence. Moi je dis non. Le champ économique est aussi un champ de la violence. Dans les économistes, personne ne travaille le champ de la violence dans les relations économiques. On en est donc aujourd’hui à ce qu’il n’y est aucune pensée stratégique, en France comme en Europe, sur ces problématiques de violence dans le champ économique. Lorsque j’ai commencé en 1996, aucune entreprise de taille importante ne voulait me parler, aucune. Il a fallu, à l’époque, que je passe par les sociétés d’intelligence économique qui étaient les prestataires de service de ces grosses boîtes. Au bout d’un certain nombre d’années, par la confiance, elles ont accepté de me parler de ces opérations qu’elles menaient, essentiellement défensives, et quelques-unes offensives. Même aujourd’hui, quand je vois et j’entends des entrepreneurs de très haut niveau, du CAC 40, dire qu’ils n’en peuvent plus de cette pression américaine je leur dis que c’est aussi un peu de leur faute car ils n’ont pas porté de discours pendant des années.

LVSL – Est-ce que la cécité des élites politiques est aussi une cécité des élites économiques envers et contre tout ? Par exemple lorsqu’à la BNP Paribas, il commence à y avoir des signaux faibles dangereux, mais tant qu’on a rien du département de la Justice, a priori tout va bien, alors que la plupart des responsables économiques pensent qu’ils restent immunisés contre ça.

A.L. – C’est terminé. Ce que l’on voit dans les yeux c’est la peur, parce qu’à partir du moment où ils arrêtent des gens, ils les envoient en prison, Pierucci, … C’est la peur qui se lit sur la plupart des visages des grands patrons. On touche à votre intégrité physique. Ce n’est plus le lambda qui va compter, ils tapent sur des directeurs etc. Il y a une vraie peur que j’ai vu dans ces trois années d’enquête.

Pour revenir à ce que vous disiez, pour moi, la première des responsabilités, c’est l’absence de pensées. Qui est censé apporter de la pensée ? Le monde académique et universitaire, au sens très large : école de commerce, d’ingénieur, universités, etc.

Moi, quand je reprends mes études en 2006, pour faire une thèse, je me tourne vers Sciences Po, parce qu’à l’époque j’enseigne là-bas, et je leur demande s’ils veulent prendre ma thèse. La personne, que je ne citerai pas, par charité, me dit : « C’est quoi la guerre économique ? Cela n’existe pas ! ». La première responsabilité elle est donc là. C’est pour ça que tout mon travail, à travers l’école de pensée sur la guerre économique qu’on a lancée récemment, est d’aller porter ce discours-là dans les universités et les grandes écoles, pour qu’ils en fassent un objet d’étude. Il ne s’agit pas de se transformer en guerrier économique mais de dire que c’est un objet d’étude, c’est un objet conflictuel, c’est un objet polémologique, c’est un objet où, en effet, il y a moins de transparence que si on étudie Victor Hugo, mais il faut y aller. Il faut essayer de comprendre ce qu’il se passe. S’il y avait eu ce travail, je pense que des générations d’entrepreneurs, de dirigeants, de cadres-dirigeants, auraient peut-être étaient un peu plus alerte, et le politique aussi parce qu’il aurait touché ces questions-là.

LVSL – C’est donc une bataille culturelle à mener ?

A.L. – Énorme ! Ni HEC, ni Sciences Po, ni l’ENA, n’a de formation sur ces problématiques de guerre économique. Or ce sont les futurs dirigeants. Il y a deux ans, des étudiants de l’ENA sont venus me voir dans le cadre d’un travail sur la relance de la politique publique de l’intelligence économique. On a parlé deux heures. Au bout de ces deux heures, ils étaient effarés de voir à quel point on avait du retard. Au bout des deux heures, je leur ai dit que la réponse était très claire : est-ce que, eux, étudiants de l’ENA, reçoivent ces cours ? Non…

Les seuls qui ont reçu des cours à l’ENA sur l’intelligence économique, ce sont des étudiants étrangers. Nous partons de très loin. Des gens comme moi ont été mis de côté par le monde universitaire, parce que la question de la guerre économique c’était une non-question, ça n’existait pas, ou c’était un tabou dont il ne fallait surtout pas parler.

Lire sur LVSL : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau ».

Puisque vous êtes, vous, dans le combat politique, le problème du concept de guerre économique c’est qu’il est entre deux visions extrêmes : la vision néolibérale, qui dit que la guerre économique n’existe pas, parce que, si moi, néolibéral, je dis qu’elle existe, alors, de fait, je suis obligé d’accepter l’intervention de l’État, seul acteur légitime à porter la violence, donc je l’efface, tout en sachant parfaitement qu’elle est là. À l’autre bout, plutôt extrême gauche, il y a le discours qui nous a cassé aussi pendant des années qui dit que les porteurs du concept de guerre économique portent un faux concept qui ne sert que le patronat, qui l’utilise pour demander aux salariés d’abandonner les acquis sociaux depuis des décennies, au nom de la compétition économique mondiale. Mais c’est tout le contraire ! Les gens qui parlent de la guerre économique sont au contraire des gens qui défendent les modèles sociaux-culturels français, tout comme le modèle social-culturel algérien, turc, malgache, etc. Le but de la réflexion sur la guerre économique c’est un but d’écologie humaine. Si vous ne préservez pas la différence des modèles culturels, quand bien même on est d’accord sur le cadre géo-économique du marché, le jour où il y a de nouveau une crise comme celle de 2008, et que vous avez un acteur comme les États-Unis, l’Europe – parce que nous on l’a fait -, la Chine ou la Russie qui a uniformisé le monde, il n’y a aucune possibilité de résilience. La résilience, en cas de crise très grave, viendra de la diversité des modèles. C’est cela qui nous sauvera si on refait des bêtises. Et à mon avis on va en refaire. Vous voyez donc que la démarche est tout le contraire de ce que pense l’extrême gauche.

LVSL – Dans votre réflexion, vous mobilisez beaucoup l’importance des gilets jaunes dans la prise de conscience économique de la technostructure. Les gilets jaunes demandent le RIC, mais ils soutiennent aussi, dans l’opinion majoritaire, le référendum sur ADP. Est-ce que la question de l’intervention par référendum de la population ce ne serait pas aussi une arme de défense économique, plutôt que de compter exclusivement sur une structure gouvernementale ?

A.L. – C’est sûr. Ces interventions via le RIC ce sont des interventions qui illustreront la défense de la souveraineté économique.

Quand je parle des gilets jaunes, j’englobe tous les mouvements. Les gilets jaunes ça a une répercussion en France mais j’englobe aussi Podemos, Occupy Wall Street, etc. Ce sont les peuples qui se soulèvent contre, pas seulement le néolibéralisme, mais contre l’ADN du néolibéralisme, qui est la compétition à tout prix. Ce sont eux qui disent à un moment, stop, parce que ça ne va plus avec le projet démocratique. Je rappelle que la base Rousseauiste du projet démocratique c’est de dire : moi individu j’abandonne mon droit à la violence pour construire un ensemble, à partir du moment où cet ensemble me protège. Si l’ensemble ne me protège plus, alors je reprends mon droit à la violence. Ce que les peuples réclament dans le monde avec tous ces soulèvements, c’est ça. C’est de dire : attention vous oubliez le contrat de base qu’on a tous signé, qu’on soit français, américain, algérien, etc. On a tous signé ce contrat qui consiste à renoncer à notre violence, à partir du moment où, ensemble, la solidarité, nous protège. Si vous ne faites plus ce boulot-là, alors il est normal que chaque individu réagisse. Je ne légitime pas la violence, mais voilà comment cela s’inscrit et voilà comment les peuples contestent directement la compétition à tout va qui est inscrite dans l’ADN du néolibéralisme.

LVSL – D’ailleurs nous voyons bien que le monopole de la violence légitime, la violence régalienne d’État est utilisée aux fins de protéger la structure économique dans toutes les révolutions qu’on voit un peu en ce moment à travers la planète.

A.L. – C’est là où les élites perdent la main. Je pense qu’en France, ils sont en train de le comprendre. 

LVSL – Parce que c’est le plus représentatif, on met énormément la focale sur l’extraterritorialité des lois américaines et en particulier de l’action, vous l’avez bien distingué, de l’administration américaine et peut-être moins de la justice américaine, qui se sent parfois mise de côté par l’OFAC, la Justice du Trésor américain. Est-ce qu’il n’y a que les États-Unis qui ont, dans leur arsenal juridique, développé un tel modèle ? Y a-t-il d’autres pays, comme la Chine par exemple, ou même des pays de l’UE, qui ont aussi pris les devants ?

A.L. – À ce niveau-là, il n’y en n’a pas. Vous avez raison de préciser que l’administration de la justice américaine est en roue libre sur ces questions ; elle ne souhaite surtout pas qu’un des acteurs aille au bout et interpelle la justice américaine pour que ça aille à la Cour suprême. La tradition de la Cour suprême c’est de dire non à des actions de la justice américaine qui rentreraient en contradiction avec d’autres justices dans le monde. Les européens disent qu’eux aussi extra-territorialisent, avec le RGPD. On sourit… Le RGPD il ne vaut plus rien face au Cloud Act que Trump a signé. On ne joue pas dans la même catégorie. Ce ne sont pas des différences de degrés mais de nature. En revanche, côté chinois, ils apprennent très vite. Leur objectif, évidemment, c’est la réciprocité.  Ils vont réussir à monter en gamme très rapidement et à imposer aussi leur droit. C’est ce qu’ils font sur l’ensemble de la route de la soie grâce à leurs subventions, à leurs aides, à leurs investissements. Ils font signer des contrats de droit chinois sur toute la route de la soie et ils ont créé trois tribunaux arbitraux dont deux à Pékin, pour pouvoir régler les éventuels contentieux qu’il y aurait sur la route de la soie à partir de contrat de droit chinois. Ils ont donc parfaitement compris. Ce n’est pas un hasard si les deux livres, Pierucci et le mien ont été traduits très rapidement. Il y a une soif de connaissance en Chine. Et cette soif-là, quand on est un milliard trois cents millions, elle peut très vite aboutir à un rééquilibrage des relations. Les Chinois sont tranquilles, ils ont le temps, ils ont la masse pour eux, et ils ne se laisseront pas faire. S’ils acceptent d’être bousculés, parce que même moi j’ai été surpris de la manière dont ils ont accepté d’être bousculés sur le dossier ZTE et sur le dossier Huawei, c’est parce qu’ils ont, et à juste titre, le sentiment qu’un accord commercial plus large permettrait de régler très rapidement ces deux affaires. Contrairement à ce qu’Obama a dit lors de l’affaire BNP au président Hollande – en disant qu’il ne peut pas intervenir du fait de la séparation des pouvoirs – le président Trump a assumé. Il a dit qu’il était intervenu sur ZTE et qu’il interviendrait pour Huawei s’il y avait un accord commercial.

LVSL – La directrice financière de Huawei qui est arrêtée au Canada et qui est, par ailleurs, la fille du fondateur de Huawei… Nous avons du mal à croire que ce soit uniquement l’administration américaine qui demande au gouvernement canadien d’intervenir.

A.L. – Trump l’assume. Il dit qu’il intervient dans ces affaires et qu’elles seront réglées s’il y a un accord. Il s’en sert comme du chantage, tout simplement.

LVSL – Quel est le rôle des agences de renseignement américaines dans le processus judiciaire ? Quels sont leurs rapports avec le DOJ par exemple ? C’est une simple remontée d’informations ou ça peut même être une prospective pour le DOJ ?

A.L. – C’est une remontée d’informations. Les agences de renseignement ont obligation de faire remonter au FBI toute information susceptible de prouver qu’une personne est en train de violer la loi américaine. Par exemple, si la NSA met sur écoute deux apprentis terroristes et que dans la conversation, il y en a un qui mentionne un contrat obtenu de manière illégale, cette information remonte.

LVSL – Est-ce qu’il y a une coordination ? Est-ce qu’il y a une forme de prospective ou c’est un opportunisme systématique ?

A.L. – C’est très clair que ce qui intéresse les États-Unis dans cette extraterritorialité ce ne sont pas les amendes. Nous ça nous a fait mal. 12 milliards, ça fait mal. Mais ce qu’ils recherchent c’est de l’information. Il faut nourrir leur base de données. C’est de l’info-dominance. Plus que les sanctions et les amendes, ils vont tout faire en coordination, FBI, NSA, CIA, pour récupérer de l’information.

Dans toutes les enquêtes internes qu’ils ont déclenché contre les entreprises européennes, chinoises, etc., c’est l’information qui était recherchée.

Encore une fois, on a voulu ne pas entendre. En 1993, Warren Christopher, qui est secrétaire d’État de Bill Clinton, va devant le Congrès américain et dit : « Nous voulons les mêmes moyens que nous avons eu pour lutter contre l’Union soviétique pour affronter le nouveau paradigme qui est la guerre économique, l’affrontement économique ». Ce qui est formidable chez les Américains c’est qu’ils écrivent. Pendant des années, on nous a traité d’anti-Américains, parce qu’on disait qu’ils espionnent. On leur disait de regarder ce qu’écrit un ancien directeur de la CIA, James Woolsey, de 1993 à 1995. Il écrit un papier titré « Why do we spy our allies » en 2000. Aucune réaction. Il faut attendre 13 ans, pour que surgisse l’affaire Snowden. Là on ne peut vraiment plus nier. Et encore ! Quelles sont les réactions ?

LVSL – On le sait, mais vu que cela ne collait pas au mode de pensée qui est le nôtre, c’est du déni. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a quelque chose de concordant dans le rapport entre intelligence économique, surveillance de masse, GAFAM et marketing ? Car l’affaire Snowden c’est de la surveillance de masse, qui est économique, et quand bien même elle serait en partie anonyme, elle peut permettre de faire de la publicité ciblée. Mais tout cela revient en définitive aux administrations américaines. Donc cela peut devenir de la surveillance idéologique. Est-ce que, d’une certaine manière, le marketing, la publicité et les GAFAM qui ont aussi des annonceurs ne sont pas partie prenante d’une intégration à la structure de stratégie économique américaine ?

A.L. – Complètement. Là encore nous n’avons pas voulu l’entendre quand Bill Clinton, en 1994, offre internet en disant que c’est une création de l’Arpanet, du Pentagone, mais on offre cela au monde. Ce n’est clairement pas gratuit. Ils maîtrisent complètement. D’ailleurs, aux États-Unis, ils sont en train de réfléchir à un internet qui soit plus équitable, où l’on donnerait plus de bandes passantes à tel acteur et moins à tel autre. Ils ont la main. Évidemment, ils peuvent enfumer les élites européennes.

LVSL – Frédéric Pierucci recommande de racheter le secteur énergie d’Alstom. On sait la perte que cela représente. Est-ce que c’est pareil avec le câble sous-marin d’Alcatel ?

A.L. – Lorsque l’on est dans le modèle capitaliste néolibéral, tout ce qui est côté, est racheté. Même une petite boutique non côtée est rachetable. Il n’y a donc pas de raison de penser qu’on ne peut pas le faire, si on a l’argent. C’est autorisé. C’est parfaitement honnête et sincère, parfaitement annoncé puisque monter à un certain niveau d’acctionnariat nécessite une déclaration préalable. C’est ouvert, transparent, etc.

La problématique des lois extraterritoriales ne se résoudra jamais dans le champ économique ni dans le champ juridique, quand bien même M. Gauvain fait un très bon rapport. La problématique se résoudra dans le rapport de force politique. Tant que les élites dirigeantes ne se mettront pas dans cette attitude, n’assumeront pas qu’il faut un rapport de force politique, ils n’y arriveront pas.

C’est important parce que les Américains n’arrêteront leurs intrusions que le jour où ils verront qu’en face ils ont des gens qui leur disent stop. J’en suis à 100% persuadé : ils continuent parce qu’ils n’ont personne pour leur dire stop. Depuis que mon livre a été publié, ils se soucient quand même de ce qu’il se passe en France. Ils voient que la France est en train de bouger. Si elle bouge et qu’elle fait bouger Bruxelles, cela va devenir de plus en plus ennuyant pour eux. Mais ils ont besoin de ce rapport de force pour se donner eux-mêmes des propres limites.

LVSL – C’est un peu ce sur quoi se basait le DOJ finalement. La loi de blocage, 1968, révisée en 1980, qui expliquait que de toute façon vu les sanctions que peuvent encourir les responsables économiques, cette loi n’a finalement aucun effet, elle sert strictement à rien.

A.L. – Ce n’est pas le DOJ mais la Cour suprême. Elle juge de la légitimité des lois françaises. Éventuellement une entreprise française refuserait de donner une pièce, alors le DOJ poursuit l’entreprise devant un juge américain. La Cour suprême dit donc au juge américain que c’est à eux de juger ; s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils risquent plus gros qu’en violant la loi américaine, alors il ne faut pas leur demander de pièce. En revanche, s’ils pensent qu’en violant la loi française, ils ne risquent pas grand-chose, alors il faut les obliger à violer la loi française.

LVSL – L’action, par exemple, de Margrethe Vestager, en tant que Commissaire européenne, et qui a d’ailleurs été remise en fonction pour les cinq prochaines années, comment jugez-vous son action ? Trouvez-vous que ça peut être un exemple de capacité de l’UE à dire, sur les sujets des GAFAM, stop ?

A.L. – C’est le seul exemple existant. Elle a du courage. Elle travaille et elle applique les textes européens. Elle ne dit pas qu’elle ne peut pas appliquer ce texte parce que ce sont nos amis américains. Elle dit que le texte dit ça, donc les GAFAM ont tant comme amende. Eux, français et allemands qui veulent marier Siemens et Alstom, non. Quand il y a eu cet épisode elle dit d’ailleurs qu’il faut changer les textes. Elle comprend les problématiques, mais elle applique le droit de la concurrence comme il est actuellement. Ces textes datent de 1990. La Chine n’était pas rentrée dans l’OMC à cette époque. Peut-être faut-il changer ces textes et rééquilibrer la relation consommateur-entreprise. Les deux sont liés en réalité… Vestager c’est l’exemple de la personne qui a résisté aux Américains. Quand vous parlez à la DG Trade et que vous leur dites que la personne qui a le sentiment de protéger les Européens n’est pas de la DG Trade mais de la DG concurrence, ils sont très vexés. Ils ne comprennent pas la montée des populismes, le Brexit, Trump, ce qu’il s’est passé en Italie, ce qu’il se passe en Pologne ou en Hongrie, la montée de l’extrême-droite en Espagne… Signer en permanence des traités de commerce n’est pas une bonne technique. Quelle est la finalité ? Est-ce que c’est de protéger l’Européen ou la finalité est d’aller toujours vers cette valeur d’actionnariat de l’entreprise ? Est-ce que c’est encore de notre époque ? Je crois que c’est le président Macron qui a dit cela également. Réfléchissez. Posez-vous. Quelles sont les conséquences de ce que vous faites ? etc.

LVSL – Aujourd’hui l’Union européenne est un peu en retard mais pensez-vous qu’elle a les moyens ou qu’elle peut avoir les capacités de se réarmer, de savoir bien se positionner face aux US ou face à la Chine ? Là il y a la dédollarisation chinoise et russe. Ils veulent sortir du système SWIFT avec les Chinois. Est-ce que cela peut être une option pour l’Europe de s’allier à un système pareil ?

A.L. – Par exemple, sur l’Iran, ils sont en train de créer INSTEX, qui sort de SWIFT.

Lire sur LVSL : « Le système SWIFT : une arme géopolitique impérialiste ».

Je rappelle que depuis 2017, et ça a été annoncé en juillet cette année par Bruno Le Maire, l’un des dossiers prioritaires de Bruno Le Maire et de la Commission européenne, c’est de retrouver une indépendance à travers l’euro et donc de se démarquer du dollar. Juncker s’étonne du fait que les européens achètent leurs propres avions en dollar. Il y a un énorme travail à faire. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut le faire, sinon ce sont les nationalistes les plus extrêmes qui vont prendre le pouvoir. Le discours de la protection il est porté par eux. Je suis extrêmement sollicité par cette mouvance d’extrême droite ; je refuse parce qu’on fait parfois des constats identiques, mais on n’a absolument pas les mêmes solutions, elles sont même radicalement opposées. Ils font croire qu’ils sont solidaires, mais le jour où ils seront au pouvoir, ils ne le seront absolument pas. Ils vont se bouffer les uns les autres. Le nationalisme est extrêmement dangereux. L’Europe n’a donc pas le choix. Pour cela, il ne faut pas qu’elle soit dans l’organisation opérationnelle. Cela ne marchera pas. Il faut qu’elle relance la pensée stratégique et qu’à partir de celle-ci il y ait des opérations. Quand vous demandez à l’Europe le texte sur la stratégie de sécurité, ils vous sortiront des textes et doctrines sur la sécurité concernant le terrorisme, la prolifération nucléaire, le changement climatique à cause des migrations, etc. Lorsque vous leur demandez les textes sécuritaires sur la défense économique… Rien. Il faut repartir de là, refonder une doctrine de sécurité économique. Même si les britanniques s’en vont, ça concerne 480 millions de personnes. On arrête pas de dire qu’on est le premier marché, on devrait être un marché mature et capable d’être ouvert mais aussi capable de se protéger.

LVSL – General Motors a déposé une plainte contre Fiat Chrysler en les accusant de corruption. Ce serait lié aux négociations salariales aux États-Unis : Fiat Chrysler aurait corrompu des dirigeants de syndicat. Fiat Chrysler a répondu du tac au tac que si General Motors portait plainte contre eux sur ce motif précis ce serait pour une seule raison : escamoter leur relation avec PSA. Savez-vous si aux États-Unis, en dehors peut-être de la justice, il y a des responsables, peut-être dans le parti démocrate, qui sont contre les pratiques des administrations américaines ?

A.L. – Je pense qu’aux États-Unis il y a aussi un déni. On laisse l’administration et la justice en roue libre. Il ne faut pas oublier que ça part en 2000 à cause du terrorisme. La réflexion américaine c’est pour lutter contre le terrorisme et contre son financement. La violation des embargos et la corruption permettent à l’argent sale de fournir les terroristes. Il y a un événement qui est terrible et à partir de ce moment, ils mettent tout en place, peu importe ce qu’il se passe, quitte à violer la loi américaine avec le Patriot Act, parce qu’ils sont vraiment traumatisés par cela. Ils ne veulent pas en entendre parler. Ils ne veulent pas monter à la Cour suprême. Pour l’instant ils sont dans le déni à cause de ce traumatisme. Ils prétendent aussi que chez eux la vérité c’est important. Je l’ai entendu à plusieurs reprises ; la vérité c’est quelque chose de très fort. Ils ont l’impression que nous les européens on est un peu rigolo là-dessus. Je leur rétorque qu’ils sont à l’origine du plus grand mensonge de ces trente dernières années, qui a entraîné des guerres terribles, fait des centaines de milliers de morts. C’est un mensonge terrible sur les armes de destruction massive en Irak. C’est faux. C’est un complot. Et ils viennent nous dire qu’on est des menteurs. Le crime est quand même bien plus important qu’Alstom, BNP etc. et il est établi par deux rapports, l’un américain, l’autre anglais. Et on ne voit pas Bush ou Tony Blair être trainés en justice.

Sur l’automobile, il faut regarder sur les quarante dernières années. Quand, dans les années 80-90, Toyota apparaît comme un concurrent qui peut mettre en cause le leadership américain, il est cassé. Dans les années 2000, arrive Volkswagen. Cassé par le dieselgate. Renault. Et là, Carlos Ghosn se fait casser. Etc. Je constate simplement qu’à chaque fois qu’émerge un acteur non américain sur l’automobile, il a des soucis. Je ne sais pas d’où ça vient. Par exemple, ça, c’est un dossier sur lequel devrait travailler des universitaires pour comprendre ces mécanismes et sa chronologie.

Ali Laidi : Le Droit, nouvelle arme de guerre économique – Actes Sud 22€

SWIFT : l’atout de l’Occident contre la Russie et la Chine ?

Parmi les sanctions envisagées contre la Russie, on trouve son exclusion du système SWIFT. Le réseau interbancaire SWIFT créé en 1973 constitue un impensé des enjeux géopolitiques contemporains. Fondé à La Hulpe en Belgique puis contrôlé indirectement par le Trésor américain dans les années 2000, ce réseau fait depuis une vingtaine d’années l’objet de nombreuses stratégies de contournement en provenance notamment de la Chine et de la Russie. Utilisé à des fins politiques lors de conflits internationaux tant par les États-Unis que l’Union européenne, le système SWIFT est critiqué par un nombre croissant de ses adhérents en raison de sa situation hégémonique. Il convient alors d’interroger non seulement le pouvoir exercé par les États-Unis sur ce réseau, mais également l’état d’avancement des alternatives en cours de développement par ses pourfendeurs et les conséquences qu’auraient ces dernières.

Au lendemain des attentats du 11 septembre, l’administration Bush entame une « guerre mondiale contre le terrorisme » ayant pour principal objet l’éradication de l’organisation Al-Qaïda. Pour ce faire, les agences fédérales commencent à chercher des moyens de remonter les réseaux de financement occultes ; « following the money » devient un mantra des agences de renseignement. La proclamation de l’état d’urgence par George W. Bush et l’adoption le 26 octobre 2001 par le Congrès américain du Patriot act – ainsi que d’une suite d’autres textes d’application extraterritoriale – vont offrir à ces agences un cadre légal d’exception. Le décret présidentiel 13224 1 confère ainsi au département du Trésor américain, placé sous l’autorité de l’un des membres du cabinet du président, une compétence partagée avec le FBI et la CIA 2 en matière de traque de ces réseaux financiers. Dans le cadre de l’exécution du décret, le département du Trésor ouvre secrètement le « Terrorist finance tracking program » (TFTP) dont l’un des volets principaux consiste à utiliser les données stockées sur les serveurs de la société SWIFT en Virginie. Ces données étant considérées par le droit européen comme des « données personnelles » 3, la société belge n’est en principe pas habilitée à les transférer au département du Trésor – ce qu’elle fera pourtant. Si l’existence du programme reste, un temps, confidentielle, une série d’articles publiés en juin 2006 par le New York Times, le Wall Street Journal et le Los Angeles Times en révèle l’existence.

L’affaire SWIFT : une affirmation de l’extra-territorialité du droit américain au détriment du droit européen de la protection des données personnelles

C’est à cette date que commence véritablement « l’affaire SWIFT » : la révélation du New York Times attire l’attention des institutions européennes, au premier chef du Parlement européen qui, quelques semaines plus tard, adopte une résolution 4, rendue notamment, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le Parlement européen constate ainsi une violation du droit européen 5 et rappelle que tout transfert de données personnelles appartenant à des citoyens européens doit se faire dans le cadre légal définit par la directive 95/46/CE 6. En effet, si « (…) le système juridique américain ne considère pas le droit à la protection des données personnelles comme un droit fondamental dont la portée serait générale et préfère fractionner la protection au moyen de textes sectoriels » 7, la protection des données personnelles est, au contraire, en Europe, considérée comme l’une des articulations les plus importantes du droit fondamental à l’intimité de la vie privée. C’est à ce titre que la directive 95/46/CE impose aux entreprises traitant des données personnelles de communiquer aux utilisateurs de la plateforme l’identité des personnes morales pouvant y accéder. Il est presque absurde, tant cela paraît évident, de dire que les utilisateurs du réseau n’avaient pas été informés par la société SWIFT que leurs informations personnelles pourraient être transmises au département du Trésor américain.

Que comprendre derrière l’emploi de l’acronyme SWIFT ? Ce dernier peut prêter à confusion tant son caractère est polysémique. SWIFT, au départ, signifie en anglais prompt, rapide, immédiat. C’est le nom anglais du martinet, figure aérienne de l’extrême rapidité. SWIFT est aussi l’acronyme du réseau de communication financière ayant remplacé l’antique système des téléscripteurs. Ce « centre nerveux du secteur bancaire mondial » propose des services de messagerie bancaire standardisée. Il s’agit, une fois la négociation entre deux acteurs financiers achevée, de permettre la transmission des informations bancaires nécessaires à la future transaction. SWIFT c’est ensuite le nom de la société coopérative belge créée en 1973 pour gérer ces flux de messages financiers. Le groupe est détenu et géré par ses adhérents, au nombre desquels on compte certaines des plus importantes institutions financières mondiales – des banques, certes, mais aussi des sociétés de courtages et des bourses d’échanges. SWIFT c’est enfin le code contenant les informations bancaires relatives à l’auteur et au bénéficiaire de ladite transaction. On y trouve des données relatives au pays dont ils sont issus, mais également à l’établissement financier au sein duquel sont situés leurs comptes (Deutsche Bank, Banque postale, etc.) et à l’agence qui doit réceptionner la transaction.

Les informations transitant sur le système SWIFT sont donc nombreuses, avec plus de 5 milliards de messages échangés en 2014, mais également mondiales, puisque les transactions SWIFT mettent en lien les opérateurs financiers de tous les continents. Elles sont surtout cruciales car l’accès aux données SWIFT signifie premièrement, avoir la faculté de retracer les opérations financières à travers le monde, ensuite, pouvoir en identifier les auteurs et, enfin, pouvoir évincer du réseau certains États et/ou agents privés.

SWIFT est donc tout sauf un acteur neutre. Les données sont stockées sur deux serveurs, situés aux Pays-Bas et aux États-Unis, chacun ayant en mémoire l’intégralité des données échangées sur le réseau. De cette localisation géographique découle une domination du programme par deux acteurs : l’Union européenne et les États-Unis. La société privée SWIFT est en effet à la fois sujet de droit européen et sujet de droit américain. Elle peut, à ce titre, se voir contrainte à certaines actions par les deux entités politiques, ce qui n’est pas sans générer des conflits d’intérêts.

Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ?

Plus qu’un exemple des atteintes portées aux droits du citoyen européen, l’affaire SWIFT est l’illustration frappante des pressions dont peuvent faire l’objet les sociétés européennes présentes aux États-Unis 8. Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée 9 de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ? Il lui aura fallu choisir entre enfreindre le droit européen à l’insu des autorités du même nom ou… regimber ouvertement à l’application du droit américain et assumer la confrontation avec les autorités fédérales. Aussi comprend-on aisément son choix de se plier aux injonctions américaines : un espoir subsistait pour la société belge de ne jamais voir sa collaboration avec le département du Trésor révélée et ainsi de ne point avoir à traiter du problème juridique majeur posé par sa double nationalité. Compte tenu du caractère stratégique du positionnement de la société SWIFT, il était évident que l’entreprise aurait, d’une manière ou d’une autre, à traiter avec les renseignements américains. Pourtant, jusqu’aux révélations du New York Times, l’Union européenne ne s’était pas inquiétée de cette situation.

L’affaire SWIFT est en cela l’illustration de l’inertie des institutions européennes. Une fois même la collaboration de la société SWIFT avec le département du Trésor dévoilée, leurs réactions à l’application extraterritoriale du droit américain furent non seulement lentes, mais également complaisantes. Lentes car il aura fallu non moins de dix ans à la Commission européenne pour parvenir à mettre entièrement fin à la situation désastreuse résultant du TFTP. Sur le plan pratique, trois ans auront été requis pour que la société SWIFT mette fin au système « back-up » 10 et rapatrie sur le vieux continent les données européennes stockées en Californie11.

Sur le plan juridique, en raison de sa volonté de ne négocier qu’une simple mise en conformité du programme américain au droit européen, l’Union européenne a, bien involontairement, laissé le TFTP prospérer. Les accords SWIFT II12, ratifiés le 05 juillet 2010 par le Parlement européen, maintenaient ainsi une transmission des données vers le continent américain et en conditionnait la transmission aux fins de la lutte contre le terrorisme. Très vite, un rapport de l’Autorité de contrôle commune d’Europol critiquait le caractère illusoire de cette convention internationale. En effet, l’autorité de contrôle constatait, dans un rapport remis au Parlement européen, que l’intégralité des données européennes demandées par les autorités américaines avaient été communiquées par l’agence chargée d’en limiter la transmission : Europol13.

Pour ce qui est de la complaisance on relèvera la phrase, prononcée en février 2009 à l’occasion de la présentation des conclusions d’un rapport sur le TFTP au Parlement européen, du vice-président de la Commission européenne, le centriste Jacques Barrot, en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité : « Je suis heureux de pouvoir confirmer que, dès le départ, la département du Trésor américain s’est montré soucieux de respecter les garanties en matière de traitement des données personnelles (…), notamment en matière de limitation aux stricts besoins de la lutte contre le terrorisme. La valeur ajoutée apportée par le TFTP dans le domaine de la lutte contre le terrorisme est notable, en particulier en Europe »14.

In fine, force est de constater que le seul mérite de cette affaire aura été de sensibiliser la Commission européenne aux thématiques de la souveraineté numérique, la conduisant à proposer, en janvier 2012, un projet de règlement en matière de protection des données personnelles. Ce texte, adopté en mars 2014 par le Parlement, pose certains principes-clés tels que le consentement « explicite » et « positif » à la communication des données personnelles à des tiers ou encore le « droit à l’effacement ». Enfin, ce règlement fait partie des rares dispositions de droit européen à bénéficier d’un principe d’application extraterritoriale. Il aura donc fallu attendre plus de dix ans pour que la Commission européenne réponde, dans cette affaire, à l’extraterritorialité par l’extraterritorialité.

Une absence de position claire de la part de l’Union européenne qui demeure tournée vers les intérêts américains

La position des pays européens à l’égard de SWIFT est ainsi pour le moins paradoxale. L’Union européenne s’est retrouvée coup sur coup contrainte de trouver une alternative à un service de messagerie sécurisé de transferts interbancaires qui, bien que détenue par ses adhérents (plus de deux cents banques dans le monde entier), n’en est pas moins une société de droit belge. Le directeur du think tank berlinois Global Public Policy Institute y voit la conséquence directe de la « militarisation américaine de l’interdépendance et des goulots d’étranglement tels que SWIFT. L’Union Européenne a joué le jeu tant que c’était dans son intérêt et maintenant cela se retourne contre elle sous la forme de sanctions qui visent ses principaux intérêts de politique étrangère ». Comme rappelé, il faut attendre les attentats du 11 septembre 2001 ou plutôt l’article du New York Times en 2006 qui révèle que la CIA exploite clandestinement les données du réseau SWIFT, le tout sans aucune base juridique (après avoir écarté l’option d’un piratage pur et simple des serveurs SWIFT) pour que les Européens commencent à prendre conscience de la mesure du problème. Dans la confidence depuis 2002, les banques centrales suisses, néerlandaises et belges se contentent de garanties de la part du Trésor américain. Devant le rythme croissant des requêtes du ministère des Finances américain, SWIFT a bien tenté de restreindre le cadre de prélèvement de données mais sans jamais mettre en cause le transfert.

En 2006, la couverture médiatique des agissements américains rend plus difficile d’ignorer la position de faiblesse dans laquelle se retrouve l’Union européenne. La justice belge réclame une délimitation légale des injonctions américaines. À défaut de pouvoir réellement contrarier les plans d’ingérence américaine, il s’agit pour les Européens de sortir de l’ombre l’opération et de la poursuivre selon un compromis transatlantique encadrant les conditions de prélèvement de données. Cela permettrait de s’assurer qu’elles n’excèdent pas le motif de la lutte anti-terroriste. Ainsi, le refus de divulguer ces informations n’apparaît à aucun moment comme une possibilité, et l’indignation médiatique se traduit dans les négociations par une certaine résignation. En témoignent les modestes garde-fous que le premier projet des accords SWIFT met en place. Si le G29 accuse SWIFT d’avoir enfreint la législation européenne, l’accord SWIFT I en 2007, proposant notamment l’établissement de serveurs en Suisse et aux Pays-Bas et, qui conserve une copie de sauvegarde des données transférées ; les maigres mesures proposées sont loin de convaincre le Parlement européen qui demande une renégociation.

D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à subir les conséquences d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts.

Plus satisfaisant, l’accord SWIFT II en 2009 instaure le principe du push plutôt que pull, c’est-à-dire la transmission de données bancaires depuis l’Union européenne et non directement puisées à la source par les Américains. Cette précaution était censée permettre un contrôle renforcé sur la nature des informations transmises et ne relâcher que le strict nécessaire. Elle s’est néanmoins révélée insuffisante alors que les requêtes américaines se faisaient suffisamment vagues pour y échapper. Là encore, le cap de la coopération inconditionnelle est maintenu. En dépit des protestations émanant de la commission de protection de la vie privée belge, Guy Verhofstadt, alors Premier ministre du royaume, s’empresse de rassurer les Américains : « Le système est en place et la commission ne demande pas que nous arrêtions ». Quand bien même les garanties sur la sécurité des données bancaires des citoyens européens se révéleraient insuffisantes, le transfert de données apparaît comme la position par défaut quand il s’agit d’une requête américaine. Cela rend difficile l’établissement d’un rapport de force crédible dans les négociations. D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à en subir les conséquences de la part d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts 15.

L’utilisation du réseau SWIFT comme levier de pression géopolitique

Au regard des enjeux politiques, économiques et financiers, l’importance du programme SWIFT paraît évidente : être connecté à ce réseau revient à être connecté aux marchés financiers ; en être expulsé conduit alors inévitablement à un assèchement de ses canaux de financement. Bien qu’il existe des moyens de contourner ce type de sanction, la procédure est lourde, lente et coûteuse : elle « oblige à avoir des comptes partout à travers le monde »16.

Conscient de ce fait, États-Unis comme Union européenne usent de leur domination du réseau SWIFT comme d’un instrument de rétorsion. Ainsi, en 2014, le Parlement européen constatant d’une part « que l’intervention militaire directe et indirecte de la Russie en Ukraine, y compris l’annexion de la Crimée, constituent une violation du droit international, notamment de la charte des Nations unies, de l’acte final d’Helsinki et du mémorandum de Budapest de 1994 »17 et, d’autre part, « que la Russie s’attaque à la sécurité de l’Union en violant régulièrement l’espace aérien de la Finlande, des États baltes et de l’Ukraine (…) » décide de « condamner vivement la Fédération de Russie pour la « guerre hybride » non déclarée qu’elle mène contre l’Ukraine ». Ce faisant, dans sa résolution 2014/2841(RSP), l’institution européenne propose « d’envisager l’exclusion de la Russie de la coopération nucléaire civile et du système SWIFT ». Si la Commission n’est guère passée à l’acte, il faut bien voir qu’en matière financière la menace est une forme raffinée de sanction ; les banques hésitent toujours à valider des flux se dirigeant vers un pays menacé d’exclusion du réseau SWIFT, de peur d’investir dans des entreprises vouées, à plus ou moins court terme, à l’asphyxie financière. 

En revanche, contrairement à l’Union européenne, les États-Unis ont largement dépassé le stade des menaces. En raison du refus de Téhéran d’abandonner son programme nucléaire, trente banques iraniennes ont été, de 2014 à 2016, déconnectées du réseau SWIFT. À cette époque, les sanctions, bien qu’exécutées par les États-Unis, se font en concertation avec l’Union européenne 18. Il n’en va guère de même en 2018 quand le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, décide de rétablir et d’alourdir les sanctions pesant sur Téhéran. Sont ainsi bannies cinquante banques iraniennes. Benyamin Netanyahou se réjouit : « Les sanctions américaines visant à déconnecter l’Iran du circuit bancaire international SWIFT asphyxieront le régime terroriste au pouvoir en Iran ».

Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis privilégient, quant à eux, le règlement unilatéral des différends et le recours à la coercition.

Cet épisode met en évidence, une fois encore, la relation asymétrique pesant lourdement sur l’alliance transatlantique. Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis préfèrent régler unilatéralement les différends et recourir à la coercition – allant même jusqu’à prendre le risque, au passage, de sanctionner les entreprises européennes installées en Iran entre 2016 et 2018 19. Notons également qu’au moment de rétablir les sanctions, les États-Unis ne tolérèrent même pas la mise en place entre l’Iran et l’UE 20 d’une « exemption humanitaire » visant à maintenir partiellement la connexion des banques iraniennes au réseau SWIFT afin qu’elles puissent poursuivre l’importation de biens de premières nécessités tels que les produits pharmaceutiques, agricoles ou agroalimentaires 21. L’administration Trump s’était ainsi montrée intraitable, excluant toute concession tant qu’« un changement tangible, démontrable et durable de la politique iranienne » 22 n’aurait pas eu lieu.

L’utilisation abusive par les Américains de leur pouvoir sur le réseau SWIFT a, ces dernières années, encouragé le développement de réseaux de communication financière locaux et régionaux. « Chaque réseau de communication possède ses propres spécificités. Ils sont plus ou moins développés, fiables et normalisés ; ils ne sont généralement pas compatibles avec tous les formats de message » 23 mais permettent tous de contourner SWIFT. Certains membres de l’Union européenne – la France, l’Allemagne et l’Autriche – ont eux-mêmes mis en place un « système de communication bancaire électronique standardisé » 24 régional.

Ce type d’instrument a connu un vif succès dans des pays tels que la Chine, la Turquie ou l’Iran, particulièrement susceptibles de voir le couperet américain s’abattre. La Banque centrale russe a, par exemple, en 2014, développé son propre réseau de communication financière baptisé « System for transfer of financial messages » permettant le transfert de données financières à l’intérieur de la Russie. Mais ces réseaux de communication, locaux ou régionaux, se concentrant sur un marché intérieur nécessairement restreint, ne sont néanmoins pas des alternatives convaincantes au réseau SWIFT, seulement des instruments permettant, au besoin, de le contourner.

Le cas iranien révèle les dépendances financières de l’Europe

De 2012 à 2015, puis en 2018 après une courte accalmie permise par les accords sur le nucléaire, le retour des sanctions financières américaines, promesse de campagne de Donald Trump, contraint donc SWIFT à suspendre une partie des banques iraniennes de son réseau. SWIFT s’est retrouvé pris en étau entre une double injonction, celle émanant de l’Union européenne menaçant ses entreprises de sanctions en cas de soumission aux sanctions américaines, et la menace que les Américains eux-mêmes faisaient peser sur le réseau s’ils ne respectaient pas le rétablissement des sanctions. Or, de ce nouveau bras de fer, les Américains sortent une nouvelle fois gagnants face à une Union européenne décidément incapable d’asseoir son autorité sur une société qui siège en son giron même.

Quelques voix européennes commencent tout de même à s’élever en faveur de la nécessité de créer une architecture financière en dehors du dollar. L’idée que la zone euro doit acheter son gaz et son pétrole iranien dans sa propre monnaie commence à faire son chemin 25. En 2019 l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni créent l’INSTEX qui reproduit les fonctions de SWIFT mais en dehors de son réseau et au sein d’un circuit restreint qui comprend aussi la Suède, le Danemark, la Belgique, la Norvège, la Finlande et les Pays-Bas et qui souhaite garder des liens économiques avec l’Iran hors du dollar afin de maintenir l’accord sur le nucléaire. Ce réseau alternatif reste néanmoins limité pour le moment aux denrées alimentaires et aux produits médicaux. En parallèle, plusieurs stratégies sont évoquées dont certaines relèvent du bricolage : des entreprises gardent un contact avec les banques iraniennes grâce à des messageries ad-hoc ou en proposant d’utiliser le code IBAN plutôt que SWIFT pour identifier les comptes bancaires. Des hypothèses plus sérieuses circulent comme celle de désolidariser SWIFT de Target 2, le système de règlement brut pour la zone euro. Il est trop tôt, toutefois, pour conférer un caractère doctrinal à ces velléités de court-circuitage de SWIFT comme en témoigne le recadrage public par Angela Merkel de son ministre des Affaires étrangères Heiko Maas pourtant soutenu par Bruno Le Maire dans ses ambitions de faire de l’Union européenne la référence en terme de contrepoids financier aux États-Unis dans le monde.

Le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne « un espionnage paré des vertus de la légalité ».

Si l’édiction de sanctions commerciales à l’encontre d’États ou d’organisations ayant violé le droit international est un moyen de pression diplomatique courant – que ce soit de la part de l’ONU, des États-Unis ou de l’Union européenne – l’effet volontairement extraterritorial de ces mesures, c’est-à-dire leur application à des États tiers ne s’étant rendus coupables d’aucune infraction, est une spécificité de l’approche américaine.

L’affaire SWIFT est en cela, dans toutes ses dimensions, un révélateur. Un révélateur d’une mutation profonde de la perception des États-Unis de ce que sont les relations internationales : une « great power competition » (compétition stratégique), au sein de laquelle il s’agit avant tout de faire valoir les intérêts de la nation américaine. L’Union européenne et en particulier l’Allemagne et la France sont, dans ce cadre, particulièrement exposées, considérées comme des adversaires économiques qui nourrissent son déficit commercial. Raison sans doute pour laquelle, le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne : « un espionnage paré des vertus de la légalité ». 26 – dont le TFTP (« terrorist finance tracking program ») ou encore le décret présidentiel 13224, évoqués plus haut, ne sont finalement que des avatars. Si cet enjeu semble avoir été, depuis peu, intégré par les autorités nationales 27 comme européennes, elles peinent encore, en réponse, à définir une « politique juridique extérieure » 28 globale et cohérente.

La Chine déploie en réponse son propre système alternatif

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : il est nécessaire pour elle de renforcer son pouvoir au sein d’un monde multipolaire, mais aussi d’obtenir un certain nombre de garanties vis-à-vis d’éventuelles sanctions américaines dans les années à venir. Pour y parvenir, dès 2009 et, à la suite de la politique de quantitative easing menée par la FED, Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale de Chine avait appelé à un renforcement du rôle des DTS (droits de tirages spéciaux pour compléter les réserves des pays) du FMI face au dollar, même si cela n’avait en définitive pas abouti. Peu de temps après, la Chine a commencé à promouvoir, en parallèle de sa politique d’accumulation d’or afin de rétablir un étalon à terme, le règlement des échanges bilatéraux en renminbi (RMB) avec quelques avancées dans les pays en voie de développement et un axe clef avec Moscou.

En 2015, une nouvelle étape est franchie lorsque la Chine crée CIPS, infrastructure de paiements internationaux en RMB qui, bien que pensée pour concurrencer SWIFT, se coordonne toujours avec le système précédent en attendant que CIPS soit plus opérationnel et compétitif. Le conflit n’est donc pas frontal, CIPS concentre sa présence dans le domaine des « clearance and shimpent » tandis que SWIFT conserve son rôle central en matière de messagerie bancaire. Face à l’absence de succès escomptée suite à la mise en place du système SWIFT GPI accroissant la vitesse des transferts, la Chine a opté pour une solution, à la fois complémentaire et alternative afin de contourner SWIFT : le yuan digital. Encore balbutiante dans le domaine domestique bien que dotée d’atouts certains (le cryptoyuan recourt à la blockchain et peut faire office non seulement de monnaie mais aussi de système de paiement) 29, ce choix s’est récemment trouvé secondé par une autre voie, celle des circuits alternatifs. D’abord instaurés entre Moscou et Pékin pour le commerce bilatéral (réduisant de 50% les échanges en dollars entre ces deux nations au début de l’année 2020 30), ces circuits s’étendent de plus en plus et permettent également une légitimation autonome du système alternatif à SWIFT 31. CIPS compte par ailleurs différentes banques étrangères comme actionnaires 32 (HSBC, Standard Chartered Bank, la Bank of East Asia, DBS Bank, Citi Bank, Australia and New Zealand Banking Group et BNP Paribas).

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : renforcer son pouvoir tout en se protégeant d’éventuelles sanctions américaines.

Néanmoins, un véritable frein structurel demeure à l’internationalisation du RMB. Cette monnaie n’est pas librement échangeable et la Chine opère toujours, pour des raisons évidentes d’autonomie des circuits financiers internes au pays, un strict contrôle des capitaux. Consciente de ces difficultés, la Chine use notamment de sa présence dans d’autres territoires grâce aux Nouvelles routes de la soie. Son fort investissement dans ces territoires doit pousser les nations occidentales à investir dans leurs infrastructures en ayant recours à des emprunts en yuan et en rejoignant, directement ou non, son système alternatif à SWIFT, mais il doit aussi contrecarrer le vieux modèle américain du pétrodollar.

En outre, la Chine s’est constituée un véritable maillage financier capable de s’étendre davantage. Depuis 2019, un projet d’alliance en matière d’échanges monétaires entre la Russie, la Chine et l’Inde a vu le jour : l’Inde qui ne possède pas encore de système indépendant de transferts de fonds sur son territoire aurait ainsi recours à la Banque centrale de Russie afin d’autoriser ses propres transferts en dehors du système SWIFT 33. Si cette alliance renforce l’émergence et l’autonomisation de l’EAEU (Eurasian Economic Union), elle s’inscrit également dans la perspective que s’était fixée CIPS pour la fin de l’année 2020, à savoir rattacher mille institutions directement ou indirectement au sein de son système 34. Avec les conséquences de la pandémie du Covid-19, la reprise rapide de l’économie chinoise et les risques qu’elle fait peser sur la politique économique américaine, l’extension de CIPS et de ses canaux de diffusion au sein des BRICS semble être une nécessité pour la Chine dans les années à venir si elle souhaite se prémunir de nouvelles sanctions américaines vis-à-vis de ses transferts internationaux.

SWIFT, système cher, lent et faillible, aujourd’hui concurrencé

Pourtant, les efforts déployés paraissent démesurés face aux critiques que le système SWIFT subit. Comme indiqué au départ, un message envoyé par SWIFT contient en résumé toutes les informations concernant une transaction. Dans ce système, chaque institution possède un identifiant unique – le code BIC/SWIFT. Un message typique contient en en-tête l’identifiant BIC (Bank Identifier Code) de l’institution émettrice, suivi de l’identifiant de la nature de l’opération à réaliser, puis du BIC de l’institution réceptrice. Le corps d’un message décrit les montants et la devise utilisée, le compte du client dans l’institution émettrice, ainsi que d’autres informations sur la transaction. Toutes les institutions membres du réseau utilisent la même syntaxe de messages, mais aucun fonds ne transite par SWIFT lui-même : le système ne fait que gérer les messages qui permettent aux transactions internationales de se dérouler de manière fluide.

Pour pallier les défauts de ses prédécesseurs, il offre trois avantages centraux. D’abord, SWIFT utilise une syntaxe de messages simple et standardisée, de sorte à limiter l’erreur humaine dans l’exécution des ordres de transaction. Ensuite, il assure la non-répudiabilité des ordres passés, c’est-à-dire qu’un agent ayant effectué une transaction ne peut la nier. La trace de chaque transaction est ainsi conservée, et aucun des acteurs ne peut nier l’avoir effectuée. Enfin, il se veut être un système de messages extrêmement sécurisé.

Le système SWIFT est actuellement concurrencé sur chacun de ces points qui font sa force. Tout d’abord, la standardisation des messages liés aux transactions financières progresse dans le monde, avec notamment l’émergence de la norme ISO20022 35, qui propose une syntaxe unifiée pour toutes les transactions financières au monde. Cette norme est en passe de devenir le standard mondial de référence, puisqu’elle devrait couvrir environ 90% des virements à haute valeur d’ici à 2025 selon le cabinet KPMG 36.

Sur la non-répudiabilité des paiements ensuite, puisque d’autres technologies (notamment fondées sur la blockchain) permettent d’aussi bons résultats pour moins cher. Sur la sécurité enfin, avec les brèches révélées par des attaques récentes, la solidité du système SWIFT pose question. Tout cela est renforcé par la relative rigidité du système. Il est relativement cher, puisqu’un virement SWIFT sera facturé entre 15 et 60 dollars au client suivant l’institution bancaire, ou alors une commission variable de l’ordre de 3%. Il est de plus lent, un virement mettant 2 à 5 jours à arriver à destination – même si cette durée se trouve réduite à un jour avec le nouveau système SWIFT GPI, on reste très loin de transactions en temps réel.

Le système SWIFT est aujourd’hui concurrencé sur chacun de ses précédents points de force.

Face à un système cher, lent, centralisé, et comportant des brèches de sécurité, la technologie la plus couramment envisagée aujourd’hui pour mettre en place un système de paiement alternatif est la blockchain, qui répond en théorie à chacun de ces problèmes. Tous les projets basés sur la blockchain n’ont pas le même objectif, mais un en particulier vise précisément à faciliter les virements internationaux : il s’agit de Ripple, avec son produit RippleNet, dont l’ambition est de permettre à l’argent de s’écouler aussi facilement que l’information. Ripple est également en transition vers la norme ISO20022, et offre indéniablement une solution plus rapide que SWIFT : une transaction prend moins de 5 secondes et coûte environ 4 centièmes de centime de dollar 37, alors que la dernière version de SWIFT, baptisée SWIFT GPI, propose de régler un paiement en une journée pour le coût habituel d’un virement SWIFT. En ce qui concerne la sécurité, la grande force de Ripple est de reposer sur des transactions de pair à pair des membres du réseau. Il existe donc en théorie plusieurs chemins possibles pour faire parvenir des fonds d’un portefeuille A à un portefeuille B. Cependant, la faille principale identifiée par des chercheurs 38 de la Purdue University dans l’Indiana, est la dépendance d’un grand nombre de portefeuilles à des nœuds importants : si ceux-ci venaient à subir une attaque, quelque 50 000 portefeuilles pourraient être coupés du réseau. Cette étude, datant de 2017, est la seule de cette ampleur à avoir été réalisée, et il est donc probable que la situation ait évolué depuis.

L’émergence des monnaies digitales : une menace pour la suprématie financière américaine ?

Le précédent vénézuélien, où le recours au bitcoin a pu représenter une façon de contourner le blocus américain, et surtout l’émergence du Libra donnent des idées aux Iraniens, Européens et Chinois. La crainte de laisser l’enjeu des crypto-monnaies dans les mains d’un acteur privé doté d’une base d’utilisateur qui se chiffre en milliards inquiète même Washington. La BCE envisage elle le déploiement d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) basée sur le blockchain, en prévision du yuan digital et de sa réponse américaine ; le dollar digital, fruit d’une collaboration entre le MIT et la FED. 

Les conditions d’élaboration de cet euro digital demeurent encore assez floues mais seront déterminantes pour une solution qui risque de faire émerger plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. En l’état, cette MNBC européenne est pensée comme un système de cash digital distribué entre les banques commerciales et la banque centrale et constitue davantage qu’une simple monnaie, il s’agit d’une architecture financière qui contient son propre système de paiement. En cela, et en dépit des problématiques techno-politiques que le déploiement d’une telle monnaie risque de faire peser, l’enjeu du contrôle du système monétaire international a le mérite d’être posé. La BCE réfléchit d’ailleurs à la possibilité d’un déploiement à échelle extra-européenne et le gouverneur de la banque de France laisse présager un objectif ambitieux lorsqu’il considère la MNBC comme le moyen pour l’Union européenne de devenir rapidement « le premier émetteur au niveau international et (en) tirer ainsi les bénéfices réservés à une monnaie de banque centrale de référence ». Ces signaux faibles n’ont pourtant donné lieu à aucune réalisation concrète, et il est fort peu probable que l’institution européenne risque une guerre financière ouverte avec les États-Unis.

Du côté des acteurs privés, si la solution apportée par Ripple offre des avantages techniques indéniables, elle demeure sous le contrôle de son créateur, l’entreprise Ripple Lab, dont le fondateur Chris Larsen possède 5 milliards de tokens XRP (identifiant du Ripple), sur un total de 50 milliards en circulation. L’entreprise et son fondateur possèdent donc un pouvoir considérable sur le réseau. Si un pays l’utilise, il ne gagne donc fondamentalement pas en autonomie, et rien ne garantit qu’il ne se trouve pas sous la menace d’être déconnecté du réseau un jour, comme ont pu l’être certains pays dans le réseau SWIFT. Le réseau n’a pour l’instant pas montré de faillite conséquente, mais rien ne garantit non plus que cela n’arrivera pas. Enfin, là où la NSA utilisait SWIFT pour du renseignement 39, il serait probablement plus complexe de faire de la surveillance de masse à travers le réseau Ripple, mais certainement pas de surveiller tous les agissements d’individus ou d’organisations ciblées.

Notes :

1 : Renouvelé chaque année depuis.

2 : Compétence partagée avec le FBI et la CIA et en consultation avec le département de la Justice.

3 : Article 2 de la Directive 95/46/CE transposée en France par une série de décrets entre 1999 et 2007.

4 :  Pour consulter le détail de la résolution du Parlement européen du (06/07/2006) : https://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2006-0317+0+DOC+XML+V0//FR

5 : Plus précisément de la directive 95/46/CE (24/10/1995) sur la protection des données personnelles : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A31995L0046

6 :  Abrogée en 2018.

7 : MONTBEYRE Richard, Le transfert de données bancaires à caractère personnel vers les Etats-Unis : aspects juridiques de l’Affaire SWIFT, Droit-Tic, févr. 2008 : http://www.droit-tic.com/pdf/Aspects-juridiques-Swift.pdf

8 : Voir à cet égard le récit du président de la division chaudière d’Alstom Frederic Pierucci dans son ouvrage Le piège américain, 2019

9 : Au moyen d’une « compulsory subponea », sorte d’injonction administrative se transformant en sanction pénale si elle n’est pas exécutée par le destinataire (amende, peine de prison) : les compulsory subponeas se passent de l’intervention du pouvoir judiciaire pour être contraignante. Cette catégorie d’actes du pouvoir exécutif américain s’est particulièrement développée au lendemain des attentats du world trade center, dans un article pour la Legal Opinion Letter (02/12/2005), Michael R.Sklaire constate : « The use of the administrative subponea has blurred the line between civil and criminal enforcment »

10 : Mécanisme de copie de sauvegarde aux Etats-Unis de l’ensemble des données conservées par la société sur les serveurs européens (et inversement).

11 : En Suisse.

12 : L’accord SWIFT I ayant été rejeté par le Parlement en février 2010 : force est de constater que les EUA auront continué à avoir un accès total au contenu de la base de données SWIFT de 2006 à 2009.

13 :  Le rapport constate que les demandes des services américains « étaient tellement succinctes que l’agence (Interpol) n’a pas été en mesure d’en vérifier la conformité avec l’accord », ce qui ne l’a au demeurant pas empêchée de les communiquer.

14 : Voir communiqué de presse 1 février 2009 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_09_264

15 : Il va être intéressant à ce sujet de suivre les faits et gestes de Joe Biden sur ce dossier, lui qui avait prononcé un discours en vue de convaincre les européens de coopérer en pleine négociation des accords.

16 :  GARABIOL Dominique, banquier et professeur associé à l’université Paris 8 : https://fr.sputniknews.com/international/201807251037359973-brics-transactions-financieres/

17 : Résolution du Parlement européen du 13 mars 2014 sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie (2014/2627(RSP)) : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52014IP0248

18 :  À l’instar des EUA, l’UE décide en 2011 de sanctionner l’Iran (Règlement 359/201) au moyen du gel de certains avoirs, d’un embargo militaire et d’embargos sectoriels ; pour plus de détails voir : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Institutionnel/Niveau3/Pages/39d02b33-eab4-4090-bff7-f44605fe2e6e/files/16127a0c-8a51-41db-a4bb-079b45083606

19 : On notera le commentaire du Ministre de l’économie français, Bruno le Maire : « l’Europe doit cesser d’être la victime collatérale des sanctions extraterritoriales américaines ».

20 : La « troïka européenne » : Allemagne, Royaume-Uni, France.

21 : Biens n’étant pourtant théoriquement pas frappés par les sanctions américaines.

22 : Bulletin d’information de l’Institut kurde de Paris (page 61) : https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/400.pdf

23 : SENGMANY Paul, Mémoire Master 2019 : « Les alternatives au Correspondant Banking » https://www.afte.com/sites/default/files/inline-files/Mémoire%20du%203e%20prix%20ex%20aequo%20-%20SENGMANY%20Paul.pdf

24 : Electronic Banking Internet Communication Standard

25 : Pour rappel en 2004 l’Union européenne avait été incapable d’empêcher les américains lorsque Saddam Hussein avait décidé d’acheter son pétrole en euros. Pour convaincre un pays d’acheter en euros ou en yuan il faut pouvoir avoir la garantie de ne pas subir le courroux américain en représailles comme l’a montré récemment l’exemple de Total.

26 : Rapport URVOAS 2014 : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-off/i2482.asp (voir chapitre III : « Le défi du renseignement économique et financier »)

27 : Note DGSI 12/04/2018 « Panorama des ingérences économiques américaines en France » : « Les entreprises françaises […] font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique »

28 : LEBLANC-WOHRER Marion, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019

29 : Néanmoins, depuis le 13 novembre 2020, la deuxième plus grosse banque de Chine propose d’acheter des obligations en bitcoins (58 Mio le premier jour). À terme, la China Construction Bank entend mettre à disposition 3 milliards d’obligations sous cette forme. Il ne s’agit pas de bons destinés nécessairement à des investisseurs professionnels, 100 suffisent pour en obtenir un contre plus de 1500 pour les obligations habituelles en yuan. Sur ce sujet, voir : https://www.scmp.com/business/banking-finance/article/3109331/china-construction-bank-sells-us3-billion-worth-debt

30 : https://iz.ru/1041303/2020-07-29/dolia-dollara-v-torgovle-rf-i-kitaia-vpervye-opustilas-nizhe-50

31 : La Chine se sert ainsi de ses propres agences de notation pour mettre en avant l’utilisation de CIPS par des banques étrangères, russes en l’occurrence. Voir à ce sujet : https://www.rt.com/sponsored-content/504670-credit-bank-moscow-asian-award/

32 : https://www.reuters.com/article/china-banks-clearing-idUSL3N2F115E

33 : https://economictimes.indiatimes.com/news/economy/foreign-trade/india-russia-china-explore-alternative-to-swift-payment-mechanism/articleshow/72048472.cms?from=mdr

34 : https://asia.nikkei.com/Business/Finance/China-s-global-yuan-push-makes-inroads-in-Asia-and-Africa

35 : Détails de la norme ISO20022 : voir https://www.iso20022.org/

36 : A new standard for payments, https://home.kpmg/xx/en/home/insights/2020/02/payments-standard.html

37 : Site de Ripple : https://ripple.com/insights/speed-and-cost-of-payments-dont-need-to-be-at-odds/

38 : MIT Technology Review, “First Large Scale Analysis of the Ripple cryptocurrency network”, https://www.technologyreview.com/2017/06/16/151164/first-large-scale-analysis-of-the-ripple-cryptocurrency-network/

39 :  Reuters, “Hacker documents show NSA tools for breaching global money transfer system” , https://www.reuters.com/article/us-usa-cyber-swift-idUSKBN17H0NX

Haut-Commissariat au Plan : farce néolibérale ou retour de l’État-stratège ?

François Bayrou © Wikimedia Commons

Le 22 septembre 2020, François Bayrou a tenu un discours devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE) en tant que nouveau Haut-commissaire au Plan. C’est sur le constat d’un pays dépendant de l’étranger concernant son approvisionnement pharmaceutique qu’il pose les problématiques de « souveraineté et de responsabilité sociale ». Après avoir « découvert » le phénomène de délocalisation de productions dites stratégiques, le gouvernement a expliqué avoir pris en considération la gravité de la situation. Lors du discours de politique générale de juillet 2020, le Premier ministre Jean Castex a suggéré le rétablissement d’une force de prospection au service de l’État, à même « d’éclairer les pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels ». La (re)création de cette institution étatique, dont la mission est l’orientation du développement économique, conformément aux intérêts que le pays, questionne sur les réelles motivations d’un exécutif néolibéral à se saisir des enjeux stratégiques de long terme.

L’idée d’une institution qui organise le développement économique n’est pas nouvelle. En 1936, le Front populaire crée le ministère de l’Économie nationale afin « d’assurer l’unité de la direction des initiatives du gouvernement dans le domaine économique »1. Il entreprend des grands projets d’infrastructures et d’équipements des villes et des campagnes tout en contrôlant les prix des denrées alimentaires pour que l’inflation ne desserve ni les producteurs ni les consommateurs. Le Commissariat Général au Plan de De Gaulle poursuit ce même objectif de penser l’orientation du développement économique et industriel selon les besoins, les ressources et les ambitions du pays. Si le Haut-Commissariat au Plan de François Bayrou est sensiblement différent sur le fond par rapport à son ancêtre, il n’en reste pas moins sujet aux logiques dominantes de l’action publique. Le gouvernement s’inscrit dans une politique néolibérale dont les fondements reposent sur la compétitivité des entreprises et l’offre d’un point de vue économique, l’individualisme et le mérite d’un point de vue social. Il rejette, par principe, toute politique qui viserait à planifier l’économie, préférant inciter financièrement au développement de certains secteurs qualifiés « d’innovants ».

Pourquoi penser une politique industrielle ?

Pour Guy Lemarchand2, les premières formes de politiques industrielles en France remontent à Colbert. D’inspiration mercantiliste, il développe les manufactures royales à travers des incitations financières publiques. Dès le XVIIIe siècle émerge un clivage entre hauts fonctionnaires concernant la nature de l’intervention publique. Ils se partagent entre la vision d’un État qui intervient directement dans la sphère économique et celle d’un État qui favorise des conditions réglementaires optimales au développement des marchés. Si le libéralisme économique se développe à partir de l’ouvrage de référence d’Adam Smith3, le libéralisme politique anglais commence déjà à se diffuser au sein des administrations de l’Ancien Régime en charge de la bonne tenue des manufactures. Aujourd’hui, il s’agit de l’opposition entre les politiques industrielles verticales de soutien direct et ciblé à des entreprises, secteurs, technologies ou produits ciblées et horizontales qui visent à créer un « environnement favorable au développement de l’ensemble des entreprises »4. France Stratégie résume la politique industrielle comme « l’ensemble des interventions publiques ciblant les activités économiques au sens large, pour en améliorer la performance, pour des raisons stratégiques ou encore pour maintenir la cohésion sociale et territoriale ». L’enjeu est de concilier ces deux approches à travers le Commissariat au Plan en vue de produire des synergies dans l’élaboration de la politique industrielle. Stimulant l’environnement économique de manière générale et sans orientation, la politique gouvernementale menée jusque-là s’inscrit dans le cadre d’une politique de l’offre d’inspiration néolibérale.

Deux situations justifient l’intervention publique : lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas assuré mais qu’il peut l’être grâce à l’intervention publique ou lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas souhaitable pour la collectivité.

L’intervention de l’État dans la sphère économique trouve de solides fondements économiques, bien qu’ils ne soient pas acceptés par tous aujourd’hui. Les défaillances de marché (rendements d’échelle croissants, asymétries d’informations, externalités et biens publics) provoquent de forts déséquilibres ce qui conduit à une situation sous-optimale, justifiant l’intervention publique. Selon le rapport de Gallon et al (2005), aux orientations libérales, deux situations justifient l’intervention publique : lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas assuré mais qu’il peut l’être grâce à l’intervention publique ou lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas souhaitable pour la collectivité. On comprend alors que pour élaborer une politique industrielle permettant de contrecarrer les défaillances de marché, l’intelligence économique se pose comme un outil majeur d’aide à la décision.

C’est sur ce constat de défaillances des marchés ne conduisant pas à un optimum souhaitable que reposait le Commissariat Général au Plan. D’inspiration économique keynésienne, l’intervention de l’État garantit la coordination du développement de l’économie au service des objectifs économiques et sociaux du pays. Le contexte de reconstruction du capital productif national et le volontarisme de l’État ont fait passer le pays de la pénurie et de la misère généralisée à une société d’abondance (et de grande consommation), au taux de chômage bas. Les Trente Glorieuses font ainsi de la France l’une des premières puissances économiques du monde. L’orientation économique du Plan est à la source des programmes d’envergure qui ont fait la renommée de son économie : TGV, aéronautique et spatial, maillages autoroutiers, indépendance énergétique, automobile, etc. L’État finance le développement de filières qu’il juge stratégique aux côtés des industriels tout en finançant l’aménagement des régions en équipements et en services publics : barrages, routes et autoroutes, irrigation, universités ou hôpitaux. Le Plan permettait ainsi de coordonner et de mettre en cohérence les différentes politiques économiques et sociales. C’est l’un des outils par lequel l’État se donnait les moyens de ses ambitions.

Le contexte géo-économique de notre époque n’a rien à voir avec celui des années 60. Le renforcement du phénomène de globalisation suite à l’effondrement du bloc soviétique marque l’avènement du capitalisme financier et dérégulé sur le plan économique mais aussi la domination des politiques publiques néolibérales aux niveaux nationaux et européens. Le cadre réglementaire de l’Union européenne contraint et limite les possibilités d’intervention publique, tandis que la multiplication des accords de libre-échange renforce la concurrence sur les ressources et les tensions sur les modèles sociaux. Le contexte actuel produit donc des problématiques similaires en termes d’orientation du développement économique selon une vision stratégique de long terme afin de répondre aux enjeux de notre époque.

Depuis le rapport Martre de 19945, élaboré pour l’ancien Commissariat Général au Plan sous le second septennat de Mitterrand établissant les fondements de l’intelligence économique en France, l’État a peiné à se saisir du concept et à le mobiliser dans le cadre de politiques économiques. Cela se traduit par une succession d’institutions ayant connu des appellations et un périmètre d’action différent. Depuis 2016, le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) est l’organe de pilotage de l’intelligence économique à la française6. Le décret du 29 janvier 2016 instituant le SISSE précise le périmètre de son action, participant à l’élaboration d’une « politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques de la Nation ». Il s’agit ici d’une approche défensive de l’intelligence économique fondée sur l’identification des risques et menaces pouvant affecter des secteurs dont dépendrait la stabilité du pays. Cette approche correspond au passage d’une politique industrielle volontariste vers une politique industrielle plus modeste et défensive. Il manque alors une vision offensive et anticipante de l’intelligence économique comme un outil de diagnostic en vue de proposer une orientation structurelle du développement économique du pays conformément à ses priorités.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet au sujet des défis posés à la France en matière d’intelligence économique : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une logique de bureau ».

Anaïs Voy-Gillis, lors d’un entretien donné pour Le Vent Se Lève7, analyse les effets de la crise financière de 2008 comme un premier électrochoc venant questionner la « dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée ». Le passage d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif en 2014 illustre ainsi la prise de conscience concernant l’importance d’avoir une base productive nationale d’une part, mais aussi de l’orienter dans un sens permettant d’atteindre un meilleur équilibre. Cela nécessite alors de mobiliser l’information créée par les services d’intelligence économique afin d’assurer le succès de la politique industrielle. Après le départ de Montebourg, remplacé par Emmanuel Macron, l’ambition en matière de politique industrielle s’est simplifiée pour ne devenir qu’une liste d’objectifs lointains associés à une politique en faveur de l’offre par des avantages fiscaux pour la recherche et le développement. Il semble que ce soit la crise sanitaire actuelle qui vienne questionner, au sein même du gouvernement, la pertinence de penser une politique industrielle nationale plus ambitieuse. Qu’en est-il avec la renaissance du Haut-Commissariat au Plan ?

Quelle vision étatique pour une institution devant planifier ?

Lors du discours de présentation du 22 septembre devant le CESE, François Bayrou a clarifié les fondements politiques et économiques sur lesquels repose le Haut-Commissariat au Plan. Essentiellement, il a pour ambition de proposer des orientations « pour que la vie économique ne compromette pas l’existence et l’efficacité » des domaines stratégiques bien que la définition et les caractéristiques d’un secteur stratégique soient encore source de débat. Dans une perspective plus large, il s’agirait de penser aux questions stratégiques de long terme et de les traiter « dans une démarche de dialogue entre toutes les forces, professionnelles, scientifiques, techniques, sociales, associations et civiques qui la composent, et proposer aussi simplement que possible des options cohérentes pour y répondre ». Les « questions stratégiques » touchent à des domaines variés, définis de manière arbitraire tant leur définition est encore source de débat aujourd’hui. Ainsi, un secteur ou un bien est défini comme stratégique s’il assure la sécurité ou la continuité de la vie de la Nation en cas de crise brutale mais également s’il assure la souveraineté de la Nation au regard des objectifs prioritaires qu’elle se fixe8. On trouve ainsi listés la défense nationale, la cybersécurité et le numérique, l’industrie aéronautique et spatiale, l’eau, l’énergie, les télécommunications, l’agroalimentaire et les produits pharmaceutiques. On retrouve l’approche défensive de l’intelligence économique, dont la mission relève déjà du SISSE.  On ne sait par exemple rien de la coordination entre le nébuleux et technocratique Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), chargé de la politique d’investissement de l’État dans les filières d’avenir, et le Haut-Commissariat au Plan. Le SGPI représente pourtant un outil majeur de l’action publique, en charge de 57 milliards d’euros sur le quinquennat actuel pour financier la transition écologique, la « société de la connaissance », la compétitivité et l’innovation ainsi que « l’État numérique ».

Si l’État souhaite orienter la politique économique et industrielle conformément à ses objectifs économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux, il ne peut se contenter de ne compter que sur la coopération bienveillante des entreprises.

François Bayrou laisse transparaître son changement de paradigme d’analyse de cette situation d’urgence. Ce n’est pas par « l’obligation », qui serait considérée comme un « ordre abusif », mais en « fédérant les efforts » que l’on peut établir un consensus sur l’intérêt général et les points qui font débat. Or, si l’État souhaite orienter la politique économique et industrielle conformément à ses objectifs économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux, il ne peut se contenter de ne compter que sur la coopération bienveillante des entreprises. S’il existe des entreprises qui respectent des logiques et finalités différentes que l’optimisation du profit, dans l’économie sociale et solidaire par exemple, elles restent relativement marginales. Par conséquent, l’État doit nécessairement intervenir, c’est un investissement, afin de corriger les effets négatifs que les entreprises peuvent produire et n’internalisent pas à leurs coûts de production comme la pollution par exemple. Or, le Haut-Commissariat au Plan s’attachera à définir des incitations afin que, peut-être, les agents économiques les suivent.

L’annonce de la renaissance du Commissariat au Plan a suscité interrogations et scepticismes parmi les médias et économistes. Ils soulignent la coexistence de différentes institutions, comités et conseils dont les périmètres d’action se superposent. Le président de l’un des comités souligne cependant que ce pourrait être l’occasion de redéfinir l’organisation de ces structures. Certains questionnent le bien-fondé d’un « colbertisme 2.0 » pouvant s’incarner à travers le Haut-Commissariat au Plan. L’économiste libéral Élie Cohen préfère ainsi « orienter les fonds publics vers des projets de développement en partenariat avec le privé »9. Dans une tribune10, un collectif de personnalités explique la conception d’un Haut-Commissariat au Plan moderne qui articulerait son action en lien avec ses partenaires européens et avec les collectivités territoriales. Ils insistent sur l’urgence climatique et les limites de la mondialisation comme variables essentielles à ne pas mettre de côté. Ils proposent des « assises territoriales » qui rassembleraient les acteurs concernés par les problématiques de développement économique. « L’ensemble de ces travaux servirait de socle à une planification d’un nouveau type élaborée par le Haut-Commissariat au Plan, à l’écoute des dynamiques locales comme des réalités de la mondialisation, flexible et adaptable, soucieuse de répondre aux impératifs environnementaux et sociaux. Un tel exercice permettrait une appropriation par le plus grand nombre des orientations prises et marquerait une nouvelle méthode d’instruction des choix stratégiques au sein de l’État ».  L’ancien Commissariat Général au Plan fonctionnait avec cette démarche de concertation entre les ministères, les collectivités territoriales, les partenaires sociaux et autres parties prenantes. Les commissions réunissaient ces acteurs et le Commissariat harmonisait ces différents travaux. Si cette dimension inclusive est présentée par François Bayrou, elle reste encore à prouver car n’est pas instituée par les textes officiels Le Haut-Commissariat au Plan semble, au contraire, être placé à côté des circuits de décision.

Trois approches sont présentées et permettent d’appréhender la nature des questions stratégiques envisagées par François Bayrou. Il évoque les questions qui touchent à la « vitalité » du pays (rapport au vivant et à la nature, enjeux climatiques, démographie, économie, innovation, etc.) et à « l’indépendance » vis-à-vis des importations étrangères de produits stratégiques – ainsi que la nécessité de relocaliser ces activités. Il évoque aussi le « projet de société » centré sur la justice sociale à travers l’éducation et la santé par l’aménagement des régions en vue de réduire les inégalités. C’est un programme ambitieux, qui touche à un grand nombre de questionnements stratégiques mais présentant un risque de dispersion11 tant les thématiques sont nombreuses et larges. Il pourrait aussi ne pas trouver d’écoute auprès d’un gouvernement imperméable à tout changement de cap idéologique. Par son rattachement à Matignon, le Haut-Commissariat au Plan se trouve dans une situation ambivalente. Si cette position lui permet, en principe, de pouvoir mener ses missions de coordination entre les ministères, il se place également au service du chef du gouvernement et donc de son influence politique. En répondant aux critiques de l’opposition concernant l’approvisionnement en médicament (symbole d’une politique industrielle erratique), en créant le Haut-Commissariat, et en nommant François Bayrou à sa tête, l’exécutif espère probablement éteindre la polémique en recyclant cet outil.

Comment en faire un outil pertinent d’orientation industrielle ?

Anaïs Voy-Gillis évoque le fondement qui doit animer le Haut-Commissariat au Plan : décorréler le temps de la politique industrielle du temps de la politique électorale. « Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides ». Cela questionne la légitimité du Haut-Commissariat au Plan, dont les membres sont non élus, à élaborer une politique industrielle que les gouvernements successifs ne pourraient remettre en question à chacune des mandatures. La coordination entre les institutions existantes devrait être approfondie afin d’éviter les cumuls de missions. Le ministère de l’Industrie et le Conseil national de l’industrie participent déjà activement à l’identification des filières d’avenir. Leur travail devrait ainsi être mieux coordonné à celui du Haut-Commissariat au Plan pour amplifier la qualité des analyses.

« Les aspirations sociales et les considérations environnementales poussent à imaginer de nouveaux processus industriels en cohérence avec les engagements du pays en matière environnementale et sociale, tout en ce qu’ils sont viables économiquement. »

Les problématiques que rencontrent les industries françaises aujourd’hui touchent à leur nécessaire modernisation dans un objectif de compétitivité, certes, mais aussi à la sécurité (des données, des réseaux), la dynamique technologique, le recyclage, la réduction de la consommation d’énergies, des polluants ou le mal-être au travail. Les aspirations sociales et les considérations environnementales poussent à imaginer de nouveaux processus industriels en cohérence avec les engagements du pays en matière environnementale et sociale, tout en ce qu’ils sont viables économiquement. C’est en mobilisant l’intelligence économique de manière offensive, de manière à élaborer une politique industrielle au long terme en orientant le développement des activités par sa force de proposition auprès du législateur que le Commissariat peut honorer sa charge de « mettre l’avenir au cœur du présent ».

L’ambition affichée par François Bayrou est louable mais manque pour l’instant cruellement de consistance. Une volonté politique forte d’affirmer cette ambition de prospective et d’orientation a besoin de s’émanciper des dogmes néolibéraux aujourd’hui dominants dans les logiques de l’action publique. On sait que c’est principalement la formation des élites politiques, fondée sur des programmes dispensés par les grands établissements, qui se révèle être un terreau fertile au développement d’une culture particulière de l’action publique, néolibérale. Mayntz et Derlien évoquent la « politisation fonctionnelle » pour qualifier l’idée que les hauts fonctionnaires sont partie intégrante de la construction et de la définition des politiques publiques. Ils montrent le brouillage permanent des frontières entre les élus et l’administration. Ainsi ils participent à l’élaboration des politiques publiques certes, mais surtout à les légitimer. Nécessairement, leur paradigme et leurs logiques d’actions néolibérales s’inscrivent et transpirent à travers les politiques publiques qu’ils façonnent. On peut légitimement craindre que cette institution ne reste qu’à l’état de « coquille vide » sans réelles raisons d’être. Seul le rattachement de France Stratégie et de ses nombreux rapports au Commissariat au Plan lui donne de la consistance. Il est peu probable qu’il amène à remettre en question cette approche de l’action publique qui est la source principale des maux du pays : insuffisance des politiques environnementales et sociales ; concurrence fiscale et sociale régionale, européenne et mondiale, source de délocalisation et de pertes de recettes fiscales, difficulté à élaborer une politique économique et sociale de long terme, etc.

La volonté de l’État de se doter d’un outil d’orientation et de planification industrielle a minima peut s’expliquer en partie par les engagements de la France et la conformité de son droit à la législation européenne. C’est un point critiquable car les directives européennes préconisent justement une politique industrielle fondée sur la compétitivité des entreprises à travers des politiques en faveur de l’offre et non une politique d’orientation de long terme répondant aux objectifs que l’Union européenne se fixe. Le changement de paradigme de l’action publique concernant la politique industrielle ne peut se faire légalement qu’au regard du droit européen, et c’est une difficulté majeure aujourd’hui à l’élaboration d’une politique industrielle nationale. En réalité, l’interdépendance entre les secteurs de production, entre et dans les pays, oblige à ce que la stratégie pensée nationalement soit en cohérence avec celle de nos voisins afin de ne provoquer de défaillances de marché supplémentaires. Elle doit tenir compte tant du dynamisme de la conjoncture économique mondiale que de l’évolution des économies de nos partenaires commerciaux pour ne pas être biaisée et contre-productive. Pour autant, on ne peut nier les stratégies concurrentielles de ces mêmes voisins peuvent déployer sur d’autres secteurs.

La cohérence et la complémentarité d’une politique industrielle nationale avec celle de nos voisins sont vitales afin de coordonner une croissance respectueuse des pays et répondant aux défis actuels. L’objectif de cette coordination est double, elle doit permettre à ce que les pays puissent penser leur développement économique selon leurs propres ambitions mais aussi selon leurs engagements internationaux concernant les enjeux environnementaux et sociaux. Finalement, le Haut-Commissariat au Plan est directement confronté aux paradigmes idéologiques néolibéraux qui l’animent. Entre le respect des réglementations européennes de la concurrence et les logiques d’actions propres aux hauts fonctionnaires qui y travaillent, il est peu probable que l’institution incite à l’élaboration d’une politique industrielle ambitieuse et de long terme à même de répondre aux défis auxquels la France est confrontée. Considérer les effets de la décentralisation des compétences, notamment en matière de développement économique, sur la coordination entre une politique industrielle nationale et son application locale est une clé de succès à sa réussite. Le temps nous dira comment ce Haut-Commissariat au Plan aborde concrètement les problématiques liées à la mobilisation de l’intelligence économique au service de l’élaboration d’une politique industrielle de long terme coordonnée à une échelle supranationale mais aussi locale.

Notes :

1 Décret du 19 juin 1936

2 LEMARCHAND, G. La politique industrielle sous l’Ancien Régime : MINARD, P. La fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières.  Annales de Normandie, 50ᵉ année, n°1, 2000

3 LEMARCHAND, G. La politique industrielle sous l’Ancien Régime : MINARD, P. La fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières.  Annales de Normandie, 50ᵉ année, n°1, 2000

4 Rapport « Les politiques industrielles en France – Evolutions et comparaisons internationales », France Stratégie, novembre 2020

5 Rapport Martre « Intelligence économique et stratégie des entreprises », Commissariat Général au Plan, La Documentation Française, 1994

6 ROUSSEAU, E. BOUCHAUD, N. « La création du SISSE, nouveau chapitre dans l’histoire mouvementée de l’État et de l’intelligence économique », Portail de l’intelligence économique, 2016

7 VRIGNAUD, N. « Nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation – entretien avec Anaïs Voy-Gillis », Le Vent Se Lève, septembre 2020

8 Note d’ouverture n°2, « Produits vitaux et secteurs stratégiques : comment garantir notre indépendance ? », Haut-Commissariat au Plan, décembre 2020

9 DE CALIGNON, G. « L’intérêt d’un retour du Commissariat au Plan fait débat », Les Echos, août 2020

10 Collectif. « Ce que doit faire le nouveau Haut-Commissariat au Plan », Les Echos, septembre 2020

11 SICARD, C. «  François Bayrou : un Commissaire au Plan en apesanteur ? », Contrepoints, janvier 2021

Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau »

Photo Patrick Gaida © La Nouvelle République

Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique. Nicolas Moinet participe depuis 2005 aux comités régionaux d’intelligence économique auprès des préfectures et a participé au comité en charge du référentiel des formations piloté par Alain Juillet au SDGSN puis au groupe de travail interministériel avec Claude Revel à Matignon, sur la redéfinition de la politique publique d’Intelligence économique. Dans cet entretien fleuve, nous avons souhaité revenir avec Nicolas Moinet sur les concepts d’intelligence économique, de guerre économique ou encore de renseignement. Les politiques françaises en la matière restent peu existantes sinon défaillantes. Nicolas Moinet dresse des propositions en matière d’intelligence économique territoriale, de positionnement de la France face à d’autres puissances en passant par la préservation d’actifs industriels. Et ce, afin que la Nation fasse corps sur ces questions éminemment stratégiques pour la France. Entretien réalisé par Valentin Chevallier et François Gaüzère.

LVSL – Vous avez écrit dans votre note « Sortir l’intelligence économique de l’ornière » (Fondation Jean Jaurès) en 2012 avec Floran Vadillo que, du fait de l’absence de stratégie et de l’éparpillement des moyens, il n’existait pas de politique française en matière d’intelligence économique : renouvelez-vous ce constat en 2020 ?

Nicolas Moinet – Malheureusement oui. Mais avant d’auditer le dispositif actuel, il est important de retracer sa généalogie. La politique d’Intelligence économique (IE) s’est construite à travers des accidents de parcours et des destins singuliers qui trouvent une place à un moment donné dans une sorte de vide du dispositif français.

L’IE à la française a connu une phase de démarrage et d’expansion de 1993 à 2003 avec, en premier lieu, le groupe de travail réuni au sein du Commissariat Général du Plan (Premier ministre) autour d’Henri Martre, ancien président de l’Aérospatiale et de l’AFNOR. Plusieurs personnalités vont permettre à ce rapport de générer une incroyable dynamique : Christian Harbulot, Jean-Louis Levet, Philippe Clerc ou l’Amiral Lacoste. Au niveau de l’État, cette dynamique sera à l’origine d’un éphémère Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (SGDSN) et de quelques régions pilotes comme la Basse-Normandie et le Nord-Pas-de-Calais grâce au préfet Rémy Pautrat, un proche de Michel Rocard. Au niveau de la diffusion des pratiques auprès des entreprises, Intelco et l’ADIT (grâce à Philippe Caduc) joueront un rôle clé. Mais ce sont avant tout les formations – les universités de Poitiers et de Marne-la-Vallée, l’EGE, l’IHEDN ou l’INHESJ – qui vont, durant cette période, être en première ligne, formant des centaines puis bientôt des milliers de professionnels de l’IE. Le secteur s’est ainsi développé par une logique de l’offre qui a permis de transformer les besoins réels des entreprises en demande jusqu’à voir apparaître un syndicat professionnel : le SYNFIE. Bien entendu, les opposants ne vont pas manquer qui annonceront vingt ans durant la fin imminente de l’IE. Finalement, nous n’allons pas manquer de combattants et de volontaires prêts à rejoindre nos rangs. Mais va se poser dès le démarrage l’épineuse question du plan de bataille et de l’État-Major…

Alain Juppé puis Lionel Jospin ayant réussi à étouffer la flamme de l’IE au niveau de l’État, celle-ci va être ravivée par le rapport Carayon en 2003. En lui-même, ce rapport était improbable. Mais il n’y a pas de hasard. L’idée de faire un état des lieux de l’IE a été entreprise par le lobbyiste, Thierry Lefébure (décédé en 2009), enseignant dans le master de Poitiers après une discussion avec Christian Harbulot et moi-même. Le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, auparavant président de la Région Poitou-Charentes et qui, à ce titre, avait été sensibilisé à l’IE par notre équipe poitevine, a accepté et confié cette production au député Bernard Carayon, qui était alors membre de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Un choix qui s’est avéré judicieux. Car, alors qu’il aurait pu faire un rapport parmi d’autres, Bernard Carayon s’est réellement emparé du sujet et a assuré un service après-vente incroyable : il a fait au moins 300 conférences et a sillonné la France pour faire la promotion de ce rapport sans langue de bois qui prône notamment la création d’un poste de secrétaire d’État à l’Intelligence économique.

Au même moment, Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, ne s’entend pas avec son numéro un, le diplomate Pierre Brochand. Il faut donc trouver une porte de sortie à cette personnalité hors norme, très charismatique, homme de terrain et de réseaux. Ce sera le Secrétariat général de la Défense nationale, désormais SGDSN. Grâce à son entregent, le Haut Responsable à l’IE arrive à monter quelque chose d’intéressant, et ce malgré le caractère bureaucratique de l’institution. Il saura s’entourer d’experts de tous horizons et générer une véritable dynamique collective. Il va rester à ce poste jusqu’en 2009 et l’IE lui doit beaucoup. Mais à cause notamment de l’affaire Clearstream, Nicolas Sarkozy va se débarrasser de tous les anciens chiraquiens proches de Dominique de Villepin. Et Alain Juillet va en faire les frais. À sa place sera nommé Olivier Buquen, qui devient délégué interministériel à l’IE. Cependant, il connaissait mal le domaine, n’était pas familier de la haute administration et ne jouissait pas des mêmes réseaux que son prédécesseur. Et puis, il faut bien dire que passer après Alain Juillet n’était pas chose aisée ! Proche de Brice Hortefeux et de la sarkozie qui fera tant parler d’elle, il sera nommé préfet au tour extérieur, ce qui fera pas mal de bruit dans le Landerneau. Après son élection, François Hollande mettra plusieurs mois à remplacer Olivier Buquen, allant jusqu’à lui retirer ses fonctions de préfet, ce qui était rarement arrivé dans l’histoire de la Ve République. L’heure était aux règlements de compte.

Bien qu’arrivé au pouvoir en 2012, Hollande va mettre un an pour relancer la dynamique. Que de temps perdu ! Comparez avec les Américains et notamment Joe Biden qui, élu mais pas encore investi président des États-Unis, a d’ores et déjà nommé le directeur de la CIA en la personne de William Burns… Un autre monde ! Mais revenons à 2013 et à la France. Claude Revel est nommée déléguée interministérielle à l’IE : une femme énarque mais aussi une dirigeante d’entreprise, qui a également été professeure. Je pense qu’il s’agissait vraiment du bon profil car, outre ses qualités personnelles, Claude Revel avait une vraie vision stratégique et était portée vers l’influence. Elle arrive donc en mai 2013 et s’installe près de l’Hôtel de Matignon. Mais au départ, il n’y a pas de locaux dimensionnés pour son équipe. Comme souvent dans notre pays, l’intendance ne suit pas. Pendant ce temps-là, Bercy tire à tout va parce qu’il ne veut pas qu’on lui prenne son personnel et que l’on marche sur ses plates-bandes. Comme si un domaine aussi vaste pouvait être le précarré de quelques-uns. À cette époque, la politique publique d’IE à la française c’est d’abord cela : des guerres picrocholines d’un autre temps, bien loin des enjeux collectifs à relever. Et une fois que l’équipe de Claude Revel sera enfin opérationnelle, le ministère de l’Économie et des Finances n’aura de cesse de la pilonner pour finir par avoir sa peau en 2016.

Avec le départ de Claude Revel, la politique publique d’IE baisse d’un cran et la délégation interministérielle se transforme en Secrétariat à l’information stratégique et à la sécurité économique (SISSE) dirigée par un Commissaire. Il s’agit d’un basculement car le concept est alors réduit à sa dimension sécuritaire, essentielle certes mais qui, dans un monde ouvert, ne peut être l’alpha et l’oméga d’une politique d’IE. On revient un peu dans le tropisme français, inadapté à notre époque comme aux précédentes, de la ligne Maginot, de la défense du territoire et des frontières avec un pistolet à bouchon et des boucliers en carton. Et puis, la sécurité économique ne relève-t-elle pas avant tout du ministère de l’Intérieur et de la DGSI, en pointe dans ce domaine ? Après une (trop) longue période de flottement, le dispositif de sécurité économique va prendre sa dimension avec l’arrivée de Bruno Le Maire et la nomination de Thomas Courbe (après la période d’intérim de Jean-Baptiste Carpentier qui ne restera pas dans les annales). Mais là encore, quelle lenteur ! Et outre les erreurs de casting, si vous mettez des personnes compétentes et volontaires mais qu’elles n’ont pas de moyens suffisants et que vous compliquez par leur positionnement le nécessaire fonctionnement transversal interministériel, le dispositif ne peut être agile et donc efficace. À la perte de temps s’ajoute alors la perte d’énergie et de motivation. En ce sens, ce qui se passe dans le domaine de la sécurité économique n’est guère différent de ce que nous vivons avec la crise sanitaire car les mêmes causes produisent les mêmes effets !

Pour revenir à votre question initiale donc, il n’existe toujours pas vraiment de politique française en matière d’IE. Cela étant, la situation n’est pas tout à fait la même qu’en 2012. On arrive finalement en 2019-2020 à apercevoir un début de politique publique d’intelligence économique grâce à la charte partenariale signée il y a un an par l’État et l’association Régions de France. C’est pour cela qu’à côté des critiques nécessaires pour s’améliorer, il y a également des choses tout à fait positives à relever. Je pense notamment au travail réalisé auprès des PME par la DGSI et la Gendarmerie Nationale ou encore par les Délégués à l’information stratégique et à la sécurité économique (DISSE) dans les régions.

LVSL – Vu de l’extérieur, on a du mal à évaluer l’action du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), car il y a peu de rapports. En quoi consiste-t-il ?

N.M. Avant de vous répondre, je voudrais rappeler que l’intelligence économique est une démarche collective qui vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. Elle concerne donc trois grands domaines : le renseignement ouvert, la sécurité économique et l’influence. Et on ne fait pas d’intelligence économique si on n’articule pas ces trois dimensions. Le problème du dispositif français aujourd’hui est justement qu’il ne les articule pas bien. Il y a certes des domaines où on s’est renforcés comme la sécurité économique – notamment avec le SISSE – mais il y en a d’autres où on est totalement absents, où on marque peu de points, comme l’influence (les rapports parlementaires à ce sujet sont sans complaisance !). Autrement dit, l’évaluation de l’efficacité d’un système ne peut être la simple addition de l’évaluation de chaque élément du dispositif.

Pour ce qui est de l’action du SISSE, nous sommes dans une logique différente des précédentes. Désormais, il y a clairement moins de communication ou de productions de rapports et autres documents. C’est évident. Faut-il pour autant en conclure qu’il ne se passe rien ? Tout d’abord, son champ d’action est large : la protection du patrimoine matériel et immatériel ; les standards de conformité ; la défense de la souveraineté numérique ; les stratégies conduites en matière de normalisation. Dès lors, on comprend bien qu’il y a nécessairement une partie des actions qui sont confidentielles. Évidemment, à partir de là, me direz-vous, comment déterminer ce qui se fait ou ne se fait pas sous couvert du secret ? Deux choses sont néanmoins évidentes : premièrement, l’action interministérielle du SISSE ne peut être que limitée, à partir du moment où le pilotage n’est pas placé au niveau du Premier ministre ou du président de la République. Tous ceux qui connaissent un peu le fonctionnement de l’État français le savent bien. Deuxièmement, et quelle que soit la qualité des personnes en poste, le SISSE manque clairement de moyens en région vu le nombre d’entreprises à protéger. Il faudrait augmenter grandement les effectifs, ce qui représenterait ceci dit une goutte d’eau dans les effectifs de la fonction publique et pourrait d’ailleurs se faire par redéploiement de postes. Après tout, on trouve bien l’argent pour payer des études à McKinsey, alors…

Lorsque j’avais participé au groupe de travail interministériel à Matignon à l’invitation de Claude Revel, on avait collectivement acté qu’il fallait, au minimum, des équipes de trois personnes temps plein par région. Et c’est évidemment un minimum ! Aujourd’hui, compte tenu de l’étendue et de l’intensité des menaces, je plaiderai plutôt pour une dizaine. Le tout avec un pilotage au niveau du Secrétaire général aux Affaires régionales (préfecture de région), le seul qui soit en mesure de décliner la logique interministérielle sur le terrain et de faire travailler ensemble les services déconcentrés de l’État. Et ce, bien sûr, dans un co-pilotage fort avec les régions. Le tout dans un esprit réseau.

En d’autres termes, on ne répondra pas aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. Car dans cette guerre économique que nous vivons quotidiennement, il faut se battre et s’organiser en fonction de la réalité des forces adverses. En face, la menace est protéiforme avec une dynamique générale : celle des réseaux. Il peut s’agir de puissances étrangères comme la Chine ou les États-Unis qui savent mettre en œuvre de véritables synergies public-privé : on va alors avoir en face de nous des services de renseignements, des fonds d’investissement, des entreprises, des ONG, des médias, etc. Ou bien il s’agira de contrer des multinationales du crime. Et nous, pour arrêter ces attaques, on aurait une personne dans un bureau ? Sérieusement, que peut-elle faire vraiment si ce n’est ouvrir la fenêtre pour regarder passer les troupes ennemies et, de temps en temps, sonner le tocsin en espérant être entendue. Non, cela ne peut pas fonctionner efficacement ainsi. Il faut donc mettre en place sur l’ensemble du territoire des dynamiques de réseaux, qui couvrent l’ensemble du spectre de l’intelligence économique. Avec un leitmotiv : l’union fait la force.

LVSL – Alors pourquoi ne le fait-on pas ?

On peut effectivement s’étonner du décalage entre les discours et les actes. C’est stratégique et pourtant on met peu de moyens. Les raisons sont multiples mais j’en mettrai une en exergue. Il se trouve que j’ai fait la session Sécurité et Justice de l’INHESJ en 2015-2016. Pendant un an, j’ai eu le plaisir de coordonner un groupe de diagnostic stratégique d’une vingtaine de personnalités aussi fortes que compétentes et qui n’avaient pas la langue dans leur poche : commissaire de police, colonel de gendarmerie, magistrat, avocat, élu, inspecteur d’administration, etc. Lors de ce travail sur L’Implication des citoyens dans le processus de sécurité, nous avons pu constater que l’État français, pour des raisons historiques, n’aime pas que les citoyens s’impliquent dans ce domaine régalien. Pour lui, la sécurité est avant tout l’affaire de la police, contrairement aux pays anglo-saxons où vous pouvez collaborer plus naturellement avec les forces de l’ordre. Bien sûr, il existe chez nous quelques opérations partenariales mais on est bien loin de ce que font certains de nos voisins. À titre d’exemple, je vous invite à vous rendre sur le site police.co.uk, où vous pourrez voir quartier par quartier, rue par rue, le nombre de crimes, de délits et interagir avec la police. Aux réseaux doivent donc répondre des réseaux. Et encore une fois, si vous opposez une logique de bureau à des dynamiques de réseau, vous vous condamnez à courir derrière vos adversaires. Mais cela implique un changement de culture…

Pour moi qui suis profondément républicain, l’État doit continuer à piloter le dispositif. Mais il doit aussi accepter de partager les commandes avec les collectivités locales car s’il a suffisamment de moyens en central, ce n’est pas le cas dans les territoires, sur le volet sécurité économique comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs. Sans oublier les citoyens et notamment les réservistes. Or là, nous avons un gap à franchir comme nous le démontre la déplorable gestion logistique de la crise de la Covid-19. La codécision et la subsidiarité ne sont pas encore bien intégrées par notre État qui n’a plus ni la politique de ses moyens, ni les moyens de sa politique. Il a encore beaucoup de mal à déléguer et à communiquer. Permettez-moi de l’illustrer. Ce qui aura justement fait beaucoup de mal à la politique publique d’IE, ce sont les circulaires Fillon de 2009 et 2011. Des comités d’intelligence économique avaient été mis en place sous Sarkozy en 2005, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Une excellente idée. Et ces comités ont été très bien menés jusqu’en 2009 et la première circulaire Fillon qui va faire de l’IE la seule affaire des services de l’État. Exit les CCI, les universités, les MEDEF, les collectivités locales, bref, ceux qui sont au contact permanent des entreprises ou les représentent ! Un non-sens sur lequel est revenu dix ans plus tard une nouvelle circulaire cosignée par le SGDSN, le CISSE et le ministère de l’Intérieur. Et ce, après qu’Édouard Philippe a auparavant abrogé la circulaire Fillon. Une avancée ou plutôt un retour à la normale. Mais avec toutes ces circulaires, ne finit-on pas par tourner en rond ? On tricote, on détricote, on tricote, on détricote, on tricote, on détricote.

LVSL – Est-ce que ce n’est pas lié aussi à une difficulté à positionner le risque économique parmi les véritables menaces à la sécurité nationale ?

N.M. – C’est un révélateur de beaucoup de choses. Dans l’histoire de la France, on a effectivement un problème avec la culture économique en général. Alors que l’économie, c’est juste le cœur du réacteur et qu’il ne s’agit pas d’une sphère autonome de l’activité humaine dissociable du politique (aussi, quand je vois que les sciences économiques sont largement devenues optionnelles dans les études secondaires, les bras m’en tombent).

La sécurité économique d’État est avant tout un traitement politique de problématiques économiques et non une question technocratique ou juridique même si ces dimensions doivent venir en appui d’une doctrine qui reste à définir. Mais de grâce, ne mettons pas la tactique avant la stratégie. De plus, à quelques exceptions près comme Arnaud Montebourg ou Bruno Le Maire, les politiques de premier rang ne se sont pas emparés d’un sujet qui suscite peu d’écho médiatique. Songez. L’incroyable documentaire « La guerre fantôme » sur le rachat d’Alstom par General Electric sur fond de prédation et d’extraterritorialité du droit américain n’est passé que sur LCP-AN. Une chaîne de qualité certes mais avec peu d’audience. De même, les décryptages d’Ali Laïdi sur France 24 dans son émission consacrée à l’intelligence économique sont tout aussi pertinents mais là encore avec une audience limitée. Or, comprendre les batailles qui ont lieu actuellement sur Nord Stream 2 ou la 5G, par exemple, devrait intéresser les citoyens car ces questions ne vont pas tarder à impacter leur vie quotidienne. Pourtant, tout se passe comme si ces questions devaient rester dans les cercles d’experts. La souveraineté ne commence-t-elle pas par l’information et la connaissance ?

LVSL – Pourriez-vous faire la distinction entre l’intelligence économique, la sécurité économique et ce qui va concerner la guerre économique ?

N.M. – En fervent supporter du Stade Rochelais, permettez-moi de faire une analogie avec le rugby. L’intelligence économique, c’est la stratégie globale qui vise à faire circuler le ballon afin de marquer des essais. Le ballon, c’est bien sûr l’information et les essais, ce sont les parts de marché – pour une entreprise – ou les points de PIB – pour un État. Et pour répondre à votre question précédente sur l’évaluation du dispositif : marquons-nous des essais ? Plus que nos concurrents ? Quel est notre taux de croissance ? Quels sont les résultats de notre commerce extérieur ? Poursuivons notre analogie. Dans un match de rugby, il faut défendre et attaquer. Certains joueurs courent vite pour marquer, d’autres jouent les piliers en mêlée et un ou deux transforment les essais. Dans notre domaine, en défense, il y a la sécurité économique. En attaque, l’influence, la stratégie de conquête. Pour tout cela, nous avons besoin que circule du renseignement sur les risques mais aussi sur les occasions. Aussi, dès lors que l’on restreint le champ d’action aux menaces et à la sécurité économique, on se condamne à défendre dans sa moitié de terrain. Autant dire que le résultat final ne sera pas terrible et qu’on a peu de chance de remporter la partie. Et si en plus vous faites comme si la guerre économique n’existait pas, comme si l’adversaire n’allait pas essayer de vous déstabiliser pour marquer des points, alors là vous rentrez au vestiaire perdant et groggy. D’où l’impératif d’agilité.

Si on garde ce parallèle avec le rugby, quand vous passez l’information transversalement, il faut que vous trouviez les bonnes personnes aux bonnes positions. Si vous commencez à vous retourner en disant « lui, je ne lui passe pas l’info parce que c’est un chef d’entreprise/il n’est pas dans l’État/etc. », l’adversaire vous plaque, gratte le ballon et contre-attaque. Pour être agile, le collectif doit donc être en perpétuel mouvement mais pas n’importe comment. La puissance, c’est le mouvement organisé à partir d’un plan de jeu, une vision et une stratégie. Viendra ensuite la réalisation technique. Mais si vous mettez en place une forteresse qui vous empêche d’avancer, non seulement vous ne marquerez pas de point mais qui plus est, vous finirez assiégés ou contournés.

LVSL – Cela impliquerait-il de repenser le secret et ce qui relève du confidentiel ?

N.M. – J’ai écrit à ce sujet des articles dans lesquels je dénonçais le caractère abusivement confidentiel des fameuses listes d’entreprises stratégiques qui ont longtemps guidé l’action de l’État en matière de sécurité économique. Quoiqu’ils aient, semble-t-il, commencé à abandonner ce principe, pendant des années, les comités d’intelligence économique dans les préfectures de région faisaient une liste d’entreprises dites stratégiques (une cinquantaine environ). Cette liste était classée « diffusion restreinte » ou « confidentiel défense » alors qu’elle listait simplement le nom de l’entreprise, son secteur d’activité, son chiffre d’affaires, son adresse, etc. Et si vous achetiez chaque année le Top 100 des entreprises régionales édité par le journal économique de la région, vous retrouviez finalement la même liste… un peu plus complète même. Il n’y avait donc aucune raison pratique de rendre cela confidentiel, à moins de vouloir écarter de ces comités 80 % des acteurs qui ne disposaient pas des habilitations. Toute la question est de savoir si vous mettez un tampon rouge « confidentiel » parce que l’information est stratégique ou si elle devient stratégique parce que vous mettez un tampon « confidentiel ». Aussi, dans le comité auquel j’ai longtemps participé, la SGAR avait décidé que nous travaillerions tous à partir de cette liste qui devait être accessible afin de partager nos informations et expertises. Cela a fait grincer quelques dents mais le résultat a été plus que probant.

Mais attention ! Cela ne signifie pas que rien ne doive être confidentiel, tant s’en faut ! Bien entendu, le procédé révolutionnaire d’une pépite technologique doit être protégé. Mais rendre confidentiel le fait que, lorsque vous êtes à La Rochelle, une des entreprises stratégiques s’appelle Alstom et qu’elle fabrique des TGV… voilà qui est ridicule et anachronique. Mais au-delà, il y a une question majeure : qui décide de ce qui est stratégique ? L’administration ou le politique ? L’État central, ses services déconcentrés ou bien les élus qui sont au plus près du terrain ? N’opposons pas. Ce qu’il faut avant tout, c’est créer une densité, un maillage d’acteurs qui fonctionnent en réseau. Il faut donc trouver les bonnes personnes dans les entreprises ou dans des institutions, ces acteurs-réseaux qui ont des antennes partout. Sur un département comme la Vienne, cela représente grosso modo une trentaine de chefs d’entreprise ou responsables publics, ceux qui sont dans tous les réseaux. Mais encore faut-il réunir ces gens quelque part et partager l’information. Car si vous ne les réunissez pas, s’ils ne se rencontrent pas, et donc s’ils ne dialoguent pas par rapport à des objectifs stratégiques, vous ne pouvez générer un système intelligent. Donc ça ne peut pas, encore une fois, être un simple travail de bureau. L’État en région doit se penser dans ce domaine comme un chef d’orchestre et non comme un homme-orchestre. Car croyez-moi, la mélodie n’est pas du tout la même !

LVSL : Quels modèles internationaux vous semblent les plus efficaces en matière d’intelligence économique ou de stratégie économique ? Les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine, l’Allemagne ?

N.M.: Le rapport Martre de 1994 fondait déjà son approche sur l’analyse comparée des « modèles » nationaux. Il faut d’abord dire que chaque pays a sa culture de l’intelligence et son système propre. Très clairement, il y a deux grands types de modèles : des modèles formalisés, avec des structures ad hoc dédiées à l’intelligence économique, à l’exemple des États-Unis ; c’est un rouleau compresseur, réparti entre les agences de renseignement, les think-tanks, les universités, les cabinets et entreprises privées. Et ce rouleau compresseur ne cessera pas de l’être avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden. Tout en prônant le multilatéralisme, il y a fort à parier que le nouveau gouvernement reste très offensif et que les États-Unis usent toujours de logiques de prédation pour défendre leurs intérêts stratégiques. Peut-on leur reprocher cette culture du rapport de force ? Je suis d’ailleurs toujours étonné de voir combien nos élites, qui sont souvent atlantistes, ne s’inspirent pas des Américains en matière d’intelligence économique.

En face, la Chine s’est inspirée de ce modèle ainsi que de l’école française d’intelligence économique. Et finalement, l’Empire du Milieu met en œuvre ce que nous avons élaboré. Quelle ironie ! Bien entendu, les Chinois l’ont fait avec des moyens colossaux (car à leur échelle) et une vraie stratégie nationale. À un autre niveau, le Maroc s’inspire beaucoup de l’école française de l’intelligence économique et formalise son dispositif au service d’une vraie stratégie de conquête. À méditer quand, nous, sommes restés dans une culture de la protection du patrimoine héritée de la guerre froide quand les deux adversaires étaient de tailles équivalentes. Comprenons bien qu’aujourd’hui, nous sommes dans un rapport du faible au fort et que tant que nous n’aurons pas changé notre posture, nous continuerons de subir.

À côté de ces modèles formalisés, il existe des systèmes d’intelligence économique plus discrets, voire invisibles, comme ceux du Japon ou du Royaume-Uni. Ces deux pays ont une forte culture du renseignement doublée d’un patriotisme économique largement partagé. Beaucoup a été écrit sur l’IE nipponne mais on trouve finalement peu de choses sur celle de la Grande-Bretagne. Mis en avant dans les années 90, le système britannique paraît s’être peu à peu estompé. Paraît… Et pourtant, je ne doute pas une seconde que les Anglais soient très actifs en matière de renseignement économique ou d’influence. Dans mon livre Les sentiers de la guerre économique (tome 1. L’école des nouveaux espions), je raconte cette anecdote. En mission à Tokyo, je réside en face d’un pub britannique. Je m’y rends en fin de journée et rencontre un ingénieur anglais. Au sous-sol, se trouve une salle de spectacle où il est possible d’écouter des concerts de pop anglaise. J’adore ! Mais il m’explique que s’y réunit également plusieurs fois par mois le Science Technology Action Group, un réseau regroupant des scientifiques et ingénieurs ainsi que des membres de l’ambassade de Sa Majesté. Leur networking sert bien sûr leurs carrières respectives mais ils évoquent régulièrement leur rôle au service des intérêts du Royaume-Uni et du Commonwealth. Un dispositif a priori invisible.

Entre le modèle américain très visible et le modèle britannique plutôt invisible, il y a le modèle allemand. Le récent reportage d’ARTE sur l’histoire de la guerre économique montre bien comment l’Allemagne a su faire du dumping sous notre nez pour favoriser ses exportations. D’autre part, les Allemands ont su habilement manœuvrer pour que, dès Giscard, les traités européens leur soient particulièrement favorables afin d’asseoir leur puissance économique. Aujourd’hui, ils dominent largement les institutions européennes, ont une stratégie de puissance et se donnent les moyens de leurs ambitions. Ils le font avec un grand sens du collectif et dans leur système d’intelligence économique, les régions (Länder) jouent un rôle clé.

LVSL : À ce propos, que pensez-vous du rôle joué par les régions françaises en matière d’Intelligence économique ? Comment l’améliorer, éventuellement ?

N.M : Une charte partenariale a été signée fin 2019 entre l’État et les régions. Et c’est d’ailleurs l’Association des régions de France qui a insisté sur l’importance du concept d’intelligence économique territoriale qui apparaît dès lors à côté de celui de sécurité économique. C’est la région Normandie qui a été en pointe là-dessus, pour des raisons historiques – le préfet socialiste de la Basse-Normandie Rémy Pautrat ayant créé en 1997 les premières Assises régionales de l’IE. Mais ce n’est pas tout. La Normandie réunifiée a une vraie stratégie et des décideurs, de droite comme de gauche, qui ont bien compris et intégré la nécessité d’une politique d’intelligence économique articulant veille, sécurité économique et influence. Avec en soutien une équipe opérationnelle compétente et pérenne. C’est également le cas de la Nouvelle-Aquitaine et ces deux régions ont d’ailleurs des vice-présidences en charge de ces questions. Mais les autres régions ne sont pas en reste et il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’ouvrage collectif dirigé par Olivier Coussi et Patricia Auroy sur l’Intelligence économique des Territoires (CNER, 2018) qui recense les nombreuses initiatives dans ce domaine.

Tout cela est positif avec un bémol toute de même : si la logique partenariale avance dans les textes, ce n’est encore le cas dans (toutes) les têtes, notamment dans ce que notre président appelle l’État profond… Prenons un exemple. La Normandie a créé un fonds souverain – appelé « Normandie Participations ». Parmi les avantages, il y a celui de déterminer pour un territoire de ce qui est stratégique en décidant ou non d’investir dans le projet d’entreprise. Une logique Bottom-Up plus adaptée à l’agilité, que celle Top-Down des fameuses listes d’entreprises stratégiques. Bien entendu, lorsque l’initiative a été imaginée par la Normandie, l’État central, consulté, a rétorqué que ce n’était pas aux régions de faire cela et que l’Union européenne bloquerait de toute façon le projet. Pourtant, l’Union européenne a, au contraire, donné son aval. Les Länder allemands ne font-ils pas cela depuis longtemps, les participations croisées étant d’excellents boucliers pour protéger les entreprises considérées comme essentielles ?

LVSL : L’Union européenne privilégie plutôt les régions au détriment des États-nations… Imaginons que l’on décentralise cette compétence : n’y aurait-il pas le risque d’une collectivité locale qui voudrait tout ramener à elle ? Beaucoup d’élus locaux sont tentés de devenir de nouveaux seigneurs féodaux. Où est la bonne répartition des compétences entre l’État et les collectivités en matière d’intelligence économique ?

N.M : Oui vous avez raison et c’est pour cela que l’État doit rester un acteur clé et ne pas abandonner sa politique publique d’IE. La bonne organisation est simple, à savoir un co-pilotage État-région mais dans les faits et pas que dans les textes. Ensuite, il faut effectivement éviter d’en revenir aux baronnies locales. Pour moi le bon échelon pour traiter de manière opérationnelle les problèmes d’intelligence économique au niveau de l’État, c’est la préfecture de département. Mais encore faut-il lui en donner les moyens. Or, dans ces préfectures, c’est généralement le directeur de cabinet qui s’y colle. Et le temps qu’il prenne ses marques et organise la première réunion (au bout d’un an) puis la seconde (au bout de deux ans), le voilà proche de quitter son poste car ainsi va le cycle des affectations. Et tout est à refaire ! Aucune dynamique d’apprentissage et syndrome du poisson rouge garanti. C’est là une réalité que j’ai pu vivre concrètement et directement. Pour être efficaces, il nous faut des racines et des ailes. Le bon échelon pour que l’État continue à contrôler ce qui se passe au niveau local, et que la collectivité ne devienne pas une baronnie – ou une province au sens d’Ancien Régime – c’est la préfecture de département. Toutefois, si le pilotage de l’État se fait uniquement à coups de tableurs Excel (RGPP) et si le New Public Management chasse la stratégie, on n’y arrivera pas. Tant que l’intelligence économique sera gérée comme une énième mission confiée à un fonctionnaire de passage qui n’a pas les moyens de s’y attacher et de capitaliser, on ne fera rien de pertinent. Il faut changer de logiciel au plus vite.

LVSL : Êtes-vous d’accord pour dire que la politique d’intelligence économique française s’est essentiellement construite dans des moments où les firmes nationales se sont trouvées en mauvaise posture, plutôt que de manière anticipée ? Si l’on pense à l’affaire Raytheon qui a conduit au rapport Martre, à l’affaire Gemplus qui a conduit au rapport Carayon ?

N.M : Oui, vous avez raison ; mais il n’est pas évident, toutefois, que ce soit vraiment un problème. Le mythe de l’anticipation et de la maîtrise a priori a la vie dure. Or, en général, ce sont les problèmes et les échecs qui font évoluer les comportements comme les politiques publiques. Il n’est pas honteux de connaître des échecs – c’est même normal et inévitable – mais il est mortifère de ne pas en tirer d’enseignements et d’ouvrir le parapluie de la non-responsabilité. Le système américain s’est construit ainsi : ses échecs face à la stratégie d’intelligence économique du Japon lui ont permis de se réformer et de redevenir conquérant sous le démocrate Bill Clinton…

Aujourd’hui, il y a trois problèmes gênants dans le système français : premièrement, il n’est jamais pérenne et on passe son temps à le changer. Je préfère à la limite le système du SISSE – qui, s’il est limité, a au moins le mérite d’être relativement stable – au système précédent, qui changeait sans cesse. Deuxièmement, le système français n’a pas la masse critique ; j’ai insisté lourdement sur ce point mais on vient encore de le vivre avec la gestion calamiteuse des masques ou de la campagne de vaccination contre la Covid-19 ; et troisièmement, on a problème de management des ressources humaines, un manque de communication et donc d’intelligence collective. Par ailleurs il faut pour être créatif et penser l’intelligence économique dans sa globalité qu’il y ait des gens de tous horizons, ayant des formations différentes et des expériences diversifiées : ce qui est problématique ce n’est pas l’ENA en tant que telle (il faut bien une école) mais son mode de recrutement (essentiellement Sciences Po Paris pour le premier concours), son style de formation et la gestion des carrières qui s’ensuit. Cela est bien analysé par Arnaud Montebourg dans son livre L’engagement. Si vous nommez général un novice – aussi brillant soit-il – vous favorisez la déconnexion avec le terrain et ne prenez pas en compte l’expérience et le savoir être. Pour moi, le meilleur management des carrières est celui des Armées et toute la haute fonction publique devrait s’en inspirer. On devient Général après avoir fait ses preuves sur le terrain, au contact de ses troupes, puis on passe par l’École de Guerre, une formation qui ouvre l’esprit et favorise la cohésion. Alors formons des généraux de la haute fonction publique pour disposer d’un État-Major apte à conduire les batailles qui nous attendent.

LVSL : Pour sensibiliser les entreprises aux questions d’intelligence économique, quelles pistes préconisez-vous ?

N.M. : Aujourd’hui, lorsqu’on tape « intelligence économique » sur LinkedIn, on trouve énormément de professionnels qui mettent ce mot-clé sur leur CV. Cela fait beaucoup de monde, des milliers de personnes. Et je suis sûr que nombre d’entre elles sont prêtes à s’investir dans une politique nationale ambitieuse et de donner un peu de leur temps pour la Nation. C’est déjà le cas, par exemple, des réservistes citoyens en Gendarmerie. On ne manque pas de ressources, j’en suis persuadé. Il faut juste que l’on soit capable de les mobiliser. Pourquoi ne pas le faire sur le modèle de l’Agence du service civique ? Voilà qui aurait un coût modique comparé aux bénéfices d’une mise en réseau des compétences. Mais encore faut-il sonner la Mobilisation générale et mettre en place le dispositif adéquat. Car l’enjeu des années à venir que l’on retrouve dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, est de savoir si notre pays peut encore faire Nation. Un enjeu politique qu’il serait contre-productif et même dangereux de laisser aux forces qui prônent la désunion.

LVSL : Que pensez-vous du fonctionnement du renseignement économique en France ?

N.M : En fait, il est assez difficile de répondre à cette question. Tout d’abord, parce que le renseignement économique est un objet flou et connoté. L’expression « intelligence économique » est d’ailleurs née parce qu’on ne voulait pas employer le terme de renseignement. Même si c’est bien de culture du renseignement qu’il s’agit. Le problème du mot renseignement c’est qu’il est piégé car souvent réduit réduire à l’espionnage qui est illégal. L’intelligence économique ne relève pas de l’espionnage, mais bien du renseignement ouvert (OSINT) appliqué à l’économie. Mais ce n’est pas tout. Cette déclinaison est imparfaite et porteuse de confusion tant il est vrai que l’on pense le renseignement économique à l’aune des modèles militaire ou policier. Quand on parle de renseignement antiterroriste ou de renseignement criminel, c’est avant tout une affaire de professionnels qui peuvent certes s’appuyer sur des aides extérieures, mais une affaire qui n’implique néanmoins qu’un nombre limité d’acteurs. Le problème du renseignement économique, c’est qu’il est au contraire multiforme et atomisé. Ce ne sont plus quelques acteurs qui entrent en jeu, mais un très grand nombre qui à la fois le produit, le diffuse et l’utilise. Le renseignement économique est grandement un renseignement « hors les murs. » On ne peut donc pas le penser avec une vision simplement héritée d’environnements militaire ou policier car les théâtres d’opérations sont très différents. Des apports sont possibles dans les deux sens mais il s’agit bien de deux mondes distincts.

LVSL : En cas de menace pour la sécurité économique, quels sont les acteurs qui réagissent et comment ?

N.M. : Tous les exemples montrent que la sécurité économique porte ses fruits dès lors qu’un réseau s’est constitué. L’affaire Gemplus le montre bien. Il s’agit de ce fleuron français leader mondial de la carte à puce qui, au début des années 2000, voit un fonds d’investissement américain prendre son contrôle. On comprendra assez vite qu’il en va de la sécurité nationale américaine et que les services de renseignement US sont à la manœuvre. Comment tenter de contrer cela ? Un réseau s’est alors créé entre Marc de Lassus, le fondateur de Gemplus, le syndicat maison, des centrales comme FO, certains médias (notamment un journaliste de La Tribune puis l’équipe d’Envoyé Spécial) et quelques spécialistes de l’IE. Ce réseau a fait appel à la DST (devenue DGSI), ce qui a permis à la France de réagir et de finir par reprendre la main sur une entreprise qui s’appelle aujourd’hui Gemalto. Quand il existe un maillage et des réseaux, on peut donc réagir à une menace. On le voit. L’enjeu est qu’il y ait un maximum de personnes sensibilisées, et qu’il existe des lieux où ces personnes puissent se rencontrer, donc se connaître, pour densifier les maillages de ces réseaux. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut être réactif voire proactif.

LVSL : La France est plus touchée que d’autres économies (Allemagne, Chine, États-Unis) par la crise actuelle et pourrait dans les prochains mois subir davantage les appétits de ses concurrents internationaux vers des entreprises fragilisées. Quels sont selon vous les secteurs et les entreprises les plus menacés ? Quelles doivent être selon vous les priorités de sauvetage de l’État ?

N.M : C’est à chaque niveau territorial de définir ce qu’il juge vital ou stratégique. L’État va considérer qu’est stratégique ce qui ressort en priorité du régalien au sens large : la défense, l’énergie, le sanitaire, les transports, l’agriculture… Mais ce premier niveau ne peut être le seul. Prenons un exemple local : pour la Vendée, le Puy du Fou est évidemment une activité stratégique, quand pour l’État, ce n’en est pas une. Un autre exemple à l’échelle régionale : pour toute la côte de la Nouvelle Aquitaine, la montée des océans est une question stratégique car cette menace annoncée peut détruire une série d’activités comme l’ostréiculture et le tourisme. Sans parler des déplacements de populations. On voit bien que cela intéresse aussi l’État qui ne peut donc pas définir seul ce qui est stratégique et, dès lors, accepter qu’il y ait différents niveaux de définition.

Mais cette définition du stratégique au sein même de l’État pose parfois question. Interrogé dans les médias sur la vente de l’aéroport de Toulouse à des fonds canadien et chinois (NDLR : en 2015), j’ai à l’époque critiqué l’opération car le fonds canadien était blacklisté par la Banque mondiale quand le fondateur du fonds chinois était recherché dans son pays. Mais le plus grave était finalement l’attitude du groupe privé français qui était sur les rangs et n’avait pas voulu surenchérir ainsi que le choix de l’État de vendre un actif pourtant rentable et stratégique (une infrastructure aéroportuaire qui plus est à côté des pistes d’essai d’Airbus). À l’époque, j’ai bien entendu été taxé de vilain protectionniste qui ne comprenait rien à la gentille mondialisation. Et puis, finalement, on a fini par racheter l’aéroport de Toulouse, bien évidemment plus cher qu’on l’avait vendu (NDLR : en 2019, Eiffage a racheté l’aéroport au fonds chinois Casil). Cette affaire montre bien qu’il y a un problème de définition des secteurs que l’on estime stratégiques.

Une fois définies ces priorités stratégiques, se posent une question essentielle : sauvetage, ou pas sauvetage ? D’où cette question : quelle vision stratégique pour la France ? Devenir une start-up Nation ? Cela ne veut pas dire grand-chose en fait. D’autant que nos moyens ne sont pas illimités. Nos moyens financiers mais également nos ressources humaines. Pourquoi avons-nous manqué le virage technologique de l’ère Internet ? Pourquoi y a-t-il plus 60 000 Français en Californie dont une grande partie dans la Silicon Valley ? Va-t-on simplement les faire revenir en leur promettant l’eldorado du plateau de Saclay ? Un autre problème majeur est la faiblesse de nos fonds d’investissement : dans l’affaire Gemplus, le fonds privé américain avait investi 500 millions de dollars pour entrer dans le capital de la pépite française. Qui pouvait rivaliser en France ?

Mais depuis peu les choses changent. Ainsi, le ministère des Armées a créé en 2020 le Fonds innovation Défense. Doté de 200 millions d’euros, sa mission est de repérer les pépites technologiques et y investir. L’Agence d’innovation de Défense a par ailleurs été créée en 2018 pour coordonner les innovations les plus stratégiques. Pour rappel, à l’époque de l’affaire Gemplus, les fonctionnaires en charge de la sécurité économique ne connaissaient pas le fonds In-Q-Tel, dont on pouvait très aisément voir qu’il était officiellement contrôlé par la CIA. Dans mon ouvrage sur Les batailles secrètes de la science et de la technologie, j’avais insisté sur la force du nouveau dispositif américain. Et, invité au Sénat par une élue qui menait une enquête sur l’affaire, j’ai même émis l’idée de la création d’un outil similaire : un fonds souverain des services français. Mais vu les sourires et yeux écarquillés de mes interlocuteurs, je me suis demandé s’ils ne me prenaient pas pour un doux dingue. En France, rien ne semble jamais possible même quand les autres le font. Il faut beaucoup d’énergie et de pugnacité pour faire passer ses idées. C’est l’histoire de l’intelligence économique en somme. Et c’est pourquoi je répète sans cesse à mes étudiants que les seules batailles perdues sont celles qu’on ne mène pas.

LVSL : Comment voyez-vous les méthodes pour donner un caractère national à l’entreprise stratégique : est-ce que cela passe par l’actionnariat, les participations croisées, par l’encadrement, le soutien financier des pouvoirs publics, le droit ? Le décret de 2014 préparé par Arnaud Montebourg qui prévoit la protection des actifs stratégiques français est-il suffisant ?

Le problème des décrets, c’est qu’une fois qu’ils sont pris, encore faut-il les appliquer ! Et quand vous avez les Américains face à vous, et nombre d’ennemis dans votre propre camp, ce n’est pas toujours évident. C’est ce que je retiens de l’affaire Alstom/General Electric et de l’action courageuse et isolée d’Arnaud Montebourg comme ministre du Redressement productif. Sans oublier qu’en amont, nous avons donné le bâton pour nous faire battre. En effet, à partir du moment où la France a ratifié les conventions anti-corruption de l’OCDE (NB : en 1997), préparées en amont par une ONG nommée Transparency International, il fallait mettre les pratiques de ses entreprises nationales en conformité avec les engagements du pays. À cet égard, la sécurité économique est un continuum collectif : le problème n’est pas simplement de renforcer un maillon, mais d’avoir une chaîne qui soit cohérente et solide de bout en bout.

Le décret Montebourg ou les articles du Code monétaire et financier sont donc importants, mais ils ne sont que les maillons d’une chaîne. Mais surtout, il devient urgent de changer de braquet dès lors qu’on se trouve entre deux rouleaux compresseurs : les États-Unis et la Chine. Je donne toujours, à ce sujet, l’exemple d’Energias de Portugal, première entreprise portugaise et équivalent d’EDF. En 2018, cette entreprise européenne a fait face à une tentative de rachat par un fonds d’investissement chinois. Et c’est le CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) qui s’est opposé à cette opération au nom des intérêts stratégiques américains, Energias de Portugal ayant une filiale aux États-Unis. Donc si je résume : une entreprise européenne se voit interdire sa vente à un fonds chinois par les États-Unis d’Amérique. Ce cas n’est-il pas dramatiquement emblématique ? Allons-nous rester le champ de manœuvre de la guerre économique entre la Chine et les États-Unis ?

Et on ne peut pas non plus dire comme on l’entend parfois : vendons-nous en partie aux Chinois pour ne pas dépendre totalement des Américains. Car on ne retrouve pas sa liberté en se vendant à deux maîtres. Non, cela s’appelle plutôt être écartelé et c’est assez désagréable. La souveraineté ne peut venir que de la Nation et je ne crois pas à une prétendue souveraineté européenne. En revanche, l’Union européenne peut être un point d’appui, un premier rideau tout à fait essentiel. De ce point de vue, les actions conjointes de Margrethe Vestager et de Thierry Breton sont une avancée indéniable, bien que non exempts de critiques. Je pense néanmoins qu’il faut que nous assurions au maximum notre protection seuls, sans attendre que les choses se règlent au niveau européen ; si nous pouvons renforcer notre autonomie stratégique grâce aux autres, tant mieux. Sinon, tant pis. Mais cela implique de retrouver le sens du collectif et, en France, c’est le social qui en est le ciment. Quoi qu’il en coûte…