À l’assaut du ciel ! L’Association internationale des travailleurs et la Commune de Paris

Bien affermie depuis que Jacques Rougerie en a posé les premiers jalons1, l’histoire de l’Association internationale des travailleurs (AIT) sous la Commune demeure cependant peu connue de nos contemporains. Prisonnière des lectures idéologiques dont elle a fait longtemps l’objet, l’AIT charrie encore les fantasmes – légende noire ou dorée – hérités du siècle dernier, tandis que, noyée dans le flot de l’insurrection communaliste, L’Internationale n’émerge qu’à l’occasion d’un fugitif refrain : « C’est la lutte finale… » 2. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’Internationale chante à nos oreilles plus qu’elle ne parle. Aussi convient-il de profiter de l’actualité de la Commune de Paris pour tenter de favoriser la démocratisation du savoir scientifique3 et, tout en se tenant à distance des approches partisanes qui en ont soit majoré soit minoré l’incidence, mettre en relief le rôle déterminant qu’y jouèrent les membres de l’Association. Ni celui du grand timonier, ni celui de la mouche du coche. Plutôt celui d’un premier violon qui, dans le concert de la révolution, non sans contretemps, s’employa toujours à donner le ton.

Cet article s’inscrit dans la série « La gauche peut-elle encore changer les choses ? » dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Rappelons succinctement l’état de désorganisation dans lequel se trouvent les militants au sortir de l’hiver 1870-1871. C’est qu’en effet, privée de sa cheville ouvrière – les chambres syndicales qu’elle encadrait naguère sont à l’agonie – l’Internationale claudique alors sur le seul pied de ses sections de quartiers. Et des sections qui, pour la plupart, malgré l’amorce d’un processus de réorganisation très volontaire, peinent à sortir de l’état végétatif dans lequel elles ont précédemment sombré. Quant aux autres, celles qui témoignent d’une certaine activité, ces sections sont encore passablement désunies ; divisées entre celles qu’animent les internationaux de la première heure – restés mutuellistes ou nouvellement acquis aux thèses collectivistes – et celles issues de l’admission toute aussi récente que massive des révolutionnaires blanquistes dans l’organisation4. De sorte que, fragmentée par des courants de traditions et de sensibilités politiques très différentes, l’Association s’apparente bien plutôt à un archipel d’ilots militants franchement dissociés.

D’autant plus que le pourrissement de la situation – la pression du siège, le retard du plan Trochu…5 – suscite des réactions désaccordées : tandis que certains internationaux plaident en faveur d’une politique de collaboration avec les républicains radicaux6, d’autres, spéculant sur l’irritation de la population suite à la signature des préliminaires de paix, planifient dans le secret leurs coups de force désespérés contre les hommes de l’Hôtel-de-ville7. Sans succès… Aussi, modérantisme déçu d’un côté, aventurisme maté de l’autre, l’Internationale, déboussolée, est-elle en crise. Elle aura cependant bientôt l’occasion de se ressaisir ; et à la faveur d’un nouvel élément dont la survenue bouleversera soudain les coordonnées de la situation politique, prendre le coche de la révolution.

Du Comité central de la Garde nationale

Face à l’imminence de l’entrée des Prussiens dans Paris, plusieurs des bataillons de la garde nationale, refusant tout autant la honte de la capitulation que le retour annoncé d’un roi couronné, décident de s’unir dans le but de maintenir armée la République en danger8. Aussi assiste-t-on fin février à la naissance de la Fédération républicaine de la Garde nationale et, issue du vote de chacun de ses bataillons, à celle du Comité central chargé de la représenter.

Mais là encore, l’attitude à adopter vis-à-vis du nouveau venu ne fait pas l’unanimité des internationaux. Si la plupart d’entre eux, inscrits au bataillon de leur quartier, évoluent sous les armes et, simples gardes ou officiers, participent aux sorties menées tambour battant – avec la bouche pleine de « mâles accents »9… ! – , beaucoup n’en sont pas moins circonspects face aux prétentions politiques d’un organe jugé « plus patriotique que révolutionnaire »10. Les débats qu’il occasionne au sein du Conseil fédéral des sections parisiennes de l’Internationale témoignent ainsi de leurs désaccords initiaux :

– « Varlin : Il serait urgent que les internationaux fassent leurs possibles pour se faire nommer délégués dans leur compagnie et pour siéger ainsi au comité central […]. Allons là, non pas comme internationaux, mais comme gardes nationaux, et travaillons à nous emparer de l’esprit de cette assemblée.
– Frankel : Ceci ressemble à un compromis avec la bourgeoisie : je n’en veux pas. […]
– Pindy : On semble oublier qu’il y a là un risque de compromettre l’Internationale […]
– Varlin : Les hommes de ce comité qui nous étaient suspects ont été écartés et remplacés par des socialistes qui désirent avoir parmi eux quatre délégués servant de lien entre eux et l’Internationale […].
– Charbonneau : Vous dites que le comité est devenu socialiste ; à son début il était réactionnaire. Je reste défiant »11.

Or la défiance de Pierre Charbonneau, Léo Frankel et Jean-Louis Pindy, ne dicte toutefois pas sa conduite au Conseil qui, bien que demeuré dans l’expectative, et soucieux de ne pas compromettre dans une nouvelle aventure les premiers jalons d’une refonte organisationnelle de ses sections, donne son assentiment à la résolution chaudement défendue par Eugène Varlin12.

« Une révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. À leur place, un mineur[…], un ouvrier relieur, un cuisinier. »

Lissagaray, sans doute resté l’un des plus célèbres historiens de la Commune de Paris, se méprend lorsqu’il considère que la « réserve jalouse »13 de l’Association à l’égard du Comité central empêche celle-ci de se saisir de son potentiel et d’y jouer le moindre rôle. Non, les internationaux ne rateront pas le coche ! Et ce, tant à titre individuel que comme force collective. Mis en lumière et régulièrement rappelé, le rôle de Varlin auprès du Comité est certes particulièrement déterminant – que l’on songe notamment à l’influence qu’il exerce dans l’adoption du principe de l’élection, du contrôle et de la révocabilité des chefs de la garde nationale. Mais l’on oublie généralement de souligner celui, sans doute plus obscur, de tous ceux qui, peuplant toutes les instances de la Fédération, depuis les bataillons jusqu’au Comité central, œuvrent à la conversion de ce dernier en organe de la révolution. Non seulement Varlin donc, mais André Alavoine, Adolphe Assi, Henri Chouteau, Émile Duval, Émile Lacord, etc. Soit presque la moitié des représentants élus au Comité central !

Cela implique de réévaluer le jugement négatif que l’on attribue d’ordinaire au rôle de l’Internationale au cours de l’insurrection. Certes, pris au dépourvus – mais qui ne l’est pas alors ? – lorsque, au petit matin du 18 mars, les Montmartrois s’insurgent face à l’opération de brigandage entreprise par les Versaillais14, la plupart des internationaux n’en sont pas moins sur la brèche dès lors que la nouvelle se répand :

« Mon somme fut interrompu par les cloches de Saint Ambroise qui sonnaient à toute volée. Le jour était venu.
– Qu’y a-t-il, criais-je à ma femme [?]
– Dors, me répondit-elle. […]
Je me rendormis. Mais je fus réveillé bientôt. Une voix ardente, impérieuse, criait :
– Camélinat ! Camélinat ! aux armes, on assassine nos frères !
Nom de Dieu, je sautais du lit »15

Apportant leur pierre à l’édifice des barricades qu’élèvent à chaque angle de rue les insurgés dans leur panique, fraternisant avec les lignards invités à mettre crosse en l’air, poursuivant de leurs coups de feu ceux des soldats restés fidèles à leurs généraux, tous, à leur mesure et selon la situation dans laquelle ils se trouvent alors, tous participent à l’insurrection qui elle-même à cette heure s’ignore encore. En tout état de cause, rien qui ne justifie la boutade de l’historien Edmond Lepelletier assimilant l’Internationale à une « académie de philosophes ». Ou, comme le dira Talès après lui, d’« esprits théoriques […] peu disposés à l’action »16.

Au terme de cette journée où les membres du gouvernement ont déserté leurs ministères et, emboitant le pas des soldats dans leur retraite, fui la capitale en direction de Versailles, le Comité central de la garde nationale, installé à l’Hôtel-de-ville, est alors maître de Paris. Et les internationaux ne le sont pas moins : « Une révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. À leur place, un mineur […], un ouvrier relieur, un cuisinier, etc. »17. Ce mineur, ce relieur, ce cuisinier, ces inconnus…, ce sont respectivement Adolphe Assi, Eugène Varlin, Émile Lacord ; gardes nationaux et membres du Comité central, mais militants de l’Internationale !

aux marches de l’Hôtel-de-ville !

À la faveur d’un de ces « cas fortuits »18 grâce auxquels parfois l’histoire se meut inopinément, l’Année terrible19 débouchait sur une révolution à laquelle la Commune de Paris, tout juste sortie de ses flancs, donnera son nom. Et les internationaux, ces communards, son visage. Car, si comme le dit Marx, l’histoire quand elle avance cherche toujours les hommes dont elle a besoin, celle des 72 jours de la Commune trouvera nombre de ses champions parmi les militants de l’Association.

S’étant joint à la résistance des maires et députés de Paris qui, forts de leur récente élection, refuseront de céder à une autre légitimité que la leur, Henri Tolain, certes, tourne le dos à la Commune et déserte la capitale pour s’en aller rejoindre Versailles. Mais il est le seul. Et le restera ; flétri, honni de tous ses anciens amis qui ne lui pardonneront jamais l’adultère politique ainsi commis. C’est que, Tolain mis à part, les internationaux ont tous pris le train de la révolution en marche, et appuyé de toute l’autorité de leur Association l’organisation des élections communales que le Comité central a fixé pour le dimanche 26 mars.

Les procès-verbaux du Conseil fédéral se font initialement l’écho des doutes éprouvés par certains délégués. Restés sceptiques quant à la nature d’une insurrection dont ils peinent à saisir le sens et la dynamique, hantés sans doute aussi par le récent souvenir du 22 janvier, ceux-là recommandent quelques prudences à engager la responsabilité de l’organisation. Mais l’enthousiasme des autres l’emporte cependant bientôt sur les plus timorés : « Je suis d’avis de faire un manifeste dans lequel nous inviterions les nôtres à voter la Commune », suggère Frankel. Oui, « apportons tout notre concours à la République quand elle devient sociale », appuie Boudet. « Il faut que l’Internationale ait aujourd’hui une responsabilité militante », renchérit Evette ! Spoetler et Minet restent hésitants mais, recueillant l’assentiment de la majorité des délégués présents, la proposition Frankel est acceptée20.

Pressés par les circonstances, les internationaux franchissent donc à leur tour le Rubicon de la révolution que, dans son entrain, sa spontanéité, la population insurgée vient de passer sans s’en apercevoir.

« Notre parti est pris », conclut Hamet. Et, le soir même, paraît sur les murs de Paris le Manifeste élaboré quelques heures auparavant dans le local de la Corderie (3ème ardt) : « Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs, et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales. […] Dimanche 26 mars, nous en sommes convaincus, le peuple de Paris tiendra à l’honneur de voter pour la Commune »21.


La troisième adresse du Conseil Général de l’Association Internationale des Travailleurs – plus connue sous le nom de La Guerre civile en France, 1871 – fut rédigée par Karl Marx à fin mai 1871.
(Première de couverture, Les Éditions sociales, 1952).

Pressés par les circonstances, les internationaux franchissent donc à leur tour le Rubicon de la révolution que, dans son entrain, sa spontanéité, la population insurgée vient de passer sans s’en apercevoir. L’insurrection du 18 mars défraie bientôt la chronique de la presse internationale, et la Commune de Paris, vite devenue l’épicentre européen de la lutte des classes, bénéficie tout aussitôt des relais de la grande Association. C’est que, depuis Londres, le Conseil général22 joue son rôle de caisse de résonnance (meetings de soutien, souscriptions publiques…) et, par le truchement des correspondances de Marx, bat le rappel à travers l’Europe entière. Aussi l’Internationale contribue-t-elle à faire de la Commune un point de fixation vers lequel se portent les révolutionnaires du monde entier. Comme le confiera James Guillaume – alors en Suisse : « … l’idée d’aller à Paris, au foyer de l’action révolutionnaire, […] me souriait. J’acceptais donc la proposition. Nous devions partir le soir même»23.

Tombée en disgrâce suite aux coups de force tentés sans que la population y adhère, l’Internationale recouvre tout son ascendant sur elle à la faveur d’une révolution qui, par définition, en implique la très forte mobilisation. Rien de surprenant dès lors à ce que, reconnus pour leur indéfectible combat en faveur de l’émancipation des travailleurs, nombre d’entre ses militants soient largement crédités dans les suffrages et figurent parmi les nouveaux élus de la Commune.

Combien, au juste, parmi ces hommes du futur Conseil qui, du haut des marches de l’Hôtel-de-ville, au soir des élections, présentent leur visage à la foule ? Les estimations divergent notablement selon que l’on considère tel ou tel critère censé définir l’appartenance d’un militant à l’organisation (ancienneté, obédience, courant de pensée, réseau de sociabilité, relations interpersonnelles, etc.). De sorte que si le militant Auguste Serraillier, manifestement très inclusif, en compte 60, son camarade Benoit Malon, plus sélectif, n’en retient que 23 – ceux qu’il appelle ses « amis ». Alors ? Suivons là-encore Jacques Rougerie qui, se situant en milieu de fourchette, en estime le nombre à une grosse quarantaine ; soit la majorité toutefois des 78 membres de la Commune à l’issue des élections complémentaires du 16 avril24.

Or s’ils ne relèvent pas des mêmes sensibilités, ne professent pas les mêmes convictions ni ne nourrissent les mêmes perspectives, et s’ils ne sont certes pas tous « amis », tous éprouvent cependant une forme d’angoisse à devoir présider aux destinées d’un nouveau monde : « Une chose me terrifiait : c’était d’avoir une part de responsabilité dans le succès ou l’insuccès, dans la vie ou la mort de ce peuple de Paris […]. J’eus comme un vertige, et le sentiment de l’épouvantable responsabilité m’apparut terrible ! »25

L’outil dans une main, le fusil dans l’autre

À partir de cette date, et plus encore qu’auparavant, l’histoire de l’Internationale cède la place à celle des internationaux. Il n’est bien sûr pas question d’en retracer ici l’aventure buissonnante. Qu’il suffise d’en donner çà et là quelques touches saillantes ; avec le regret toutefois de laisser dans l’ombre tous celles et ceux qui, anonymes et méconnus, sans éclat ni titre, œuvrèrent « au ras du sol »26

Si, envisagés dans une acception large, les élus de l’Internationale investissent chacune des dix commissions qu’établit le Conseil de la Commune au soir de sa première séance, notons que les internationaux de souche, délaissant les fonctions politiques les plus en vue, se consacrent plus volontiers aux tâches de remise en route de la société. Tâches obscures au regard des grands titres dont se parèrent les blanquistes et les jacobins radicaux ; mais tâches pressantes, essentielles, et sans lesquelles rien ne se fait… Albert Theisz, en charge de la remise en fonction des services postaux ; Eugène Varlin qui, des finances, se porte garant de l’organisation des subsistances ; Jules Andrieu, commissionné aux services publics et répondant ainsi du bon fonctionnement des cimetières, du gaz, de l’eau des fontaines, des immondices, des fosses et égouts, de l’éclairage public, etc.

Portrait de Léo Frankel ; le principal animateur la Commission du Travail et de l’Échange. (Date inconnue)

Mais soulignons-là surtout le rôle fondamental des internationaux dans l’activité de la Commission du travail. Dirigée par Léo Frankel – « le premier ministre du travail de l’histoire du monde »27 – qui l’anime en lien avec le Conseil Fédéral, l’Union des femmes28 et les principaux responsables des chambres syndicales de la Fédération ouvrière, la Commission du travail fonde et détermine à elle seule l’œuvre proprement socialiste de la Commune. Ses principaux décrets – tels que ceux portant sur la suppression du travail de nuit des boulangers, les dégagements gratuits du Mont-de-piété, l’interdiction des amendes et des retenues sur salaires, l’attribution préférentielle des marchés de la Commune aux associations ouvrières, la réquisition des ateliers abandonnés, etc. – en sont le témoin. Peu suivis d’effet en raison du cours de la guerre civile, ils n’en portent pas moins la marque anticapitaliste de l’Internationale et, avec elle, le caractère socialiste de la révolution communale.

Peu suivis d’effet en raison du cours de la guerre civile, [les décrets de la Commission du travail] n’en portent pas moins la marque anticapitaliste de l’Internationale et, avec elle, le caractère socialiste de la révolution communale.

Il aura seulement manqué du temps. Les communards n’en eurent pas… Exclusivement préoccupés par l’organisation de la société socialiste à venir, les internationaux ont-ils oublié que la Commune assiégée vit là ses heures dernières ? « Notre révolution est accomplie, déclare Georges Bertin en séance du Conseil, « laissons le fusil et reprenons l’outil » ! Or si Henri Goullé, commandant d’état-major et, donc, plus averti de la situation, lui objecte alors l’impératif d’avoir à « se tenir sur ses gardes », Hamet et Frankel, désireux de voir l’Internationale se consacrer pleinement à la question ouvrière et répondre ainsi aux exigences sociales de ses mandants, concluent en faveur de Bertin : « La garde est facile à établir, le travail l’est moins ; prenons nos outils, au premier coup de tambour nous saurons retrouver notre fusil »29… !

Il est vrai que, rapporté en ces termes à la veille de la Semaine sanglante, le propos de certains des internationaux témoignent « d’un optimisme qui n’est guère de mise »30. Mais il faut se garder d’une lecture par trop téléologique – l’enceinte fortifiée est alors sans brèche… – et ne pas s’exagérer la performativité de telles ou telles formules. Le débat et l’accent porté alternativement sur « l’outil » et sur « le fusil » illustrent ici seulement la difficulté dans laquelle se trouvent les militants de devoir conjuguer ensemble, simultanément, en rythme, et sans contretemps, les tâches politique et sociale de la révolution. D’ailleurs, le tambour les rappelant au combat, les internationaux qui étaient demeurés l’outil dans une main et le fusil à portée de l’autre ne font pas la sourde oreille. Et c’est sans difficulté qu’ « Avrial troque la casquette de la Commission du Travail pour le képi de celle de la Guerre »31 !

Contrairement à ce que suggère Lissagaray, les internationaux n’oublièrent pas que « la Commune était une barricade ».

Gustave Cluseret, Jaroslaw Dombrowski, Walery Wroblewski…, pour ne citer-là que les responsables militaires de la Commune les plus en vus, sont par ailleurs tous membres de l’Internationale. Et tous sont au front : à cheval, chargeant l’arme au poing ; retranchés derrière les gravats, le fusil braqué sur les lignards de Versailles ; ou parmi les décombres, portant secours aux blessés tombés sous la mitraille… Non, et contrairement à ce que suggère Lissagaray, les internationaux n’oublièrent pas que « la Commune était une barricade »32.

Aussi, lorsque, dimanche 21 mai, se répand la nouvelle que les troupes versaillaises ont pénétré dans Paris, tous les internationaux volent aussitôt à la défense de leur quartier. Dans un article que publie ce qui sera le dernier numéro de l’hebdomadaire de l’Internationale à Paris, Émile Aubry donne le ton : « Semblables à un homme attaqué dans sa maison par une bande de voleurs, et qui se sert de tout ce qui se trouve sous sa main pour frapper les agresseurs, employons tout. Puisqu’on veut nous traiter en insurgés, ripostons en insurgés »33.

Qu’importe alors les divisions de la veille lorsque, désaccordés quant au rôle et aux attributions d’un organe de direction supérieur, le Conseil de la Commune et l’Internationale s’étaient l’un et l’autre partagés entre une « majorité » – favorable à l’établissement d’un Comité de salut public – et une « minorité »– qui en dénoncera bientôt les dérives dictatoriales… L’urgence de la lutte commande à l’unité : chacun dans son quartier, certes, mais tous ensemble contre l’ennemi commun. 


L’exécution de Varlin
(Maximilien Luce, 1914-17, huile sur toile, Mantes-la-Jolie).

Mais là s’arrête notre récit34. S’il ne nous appartient pas de valider l’aphorisme de Friedrich Engels selon qui la Commune « était sans contredit la fille de l’Internationale »35, il convient cependant de constater que, si tel était le cas, la mère n’a pas survécu à la mort de l’enfant. Aiguillonné par les pamphlets que multiplient les sectateurs de l’ordre bourgeois, Versailles, triomphant de la Commune, s’attache dès lors à éradiquer ce qu’elle en soupçonne être le plus redoutable ferment. Aussi, chassés, traqués, emprisonnés, déportés, fusillés, la plupart des internationaux, communards parmi d’autres, partagent le sort de tous ceux-là. L’Internationale en France ne s’en relèvera pas ; morte bien avant qu’en mars 1872 la loi Dufaure ne s’acharne sur son cadavre36.

Réchappés de la « Saint-Barthélemy des prolétaires »37, plusieurs militants parviendront pourtant à se soustraire aux conseils de guerre. Prenant le chemin de l’exil, ils poursuivront ailleurs l’aventure de l’Internationale ; en proscrits. À Genève, à Bruxelles, à Londres… « En quelque lieu, pour conclure avec Marx, sous quelque forme, et dans quelques conditions que la lutte de classe prenne consistance […] »38.

[1] J. Rougerie, « L’Association internationale des travailleurs et le mouvement ouvrier à Paris pendant les évènements de 1870-1871 », dans Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, International review of Social history, vol. XVII, 1972.

[2] Il s’agit du premier vers du célèbre refrain de L’Internationale ; le poème qu’Eugène Pottier, le chantre de l’Association internationale des travailleurs, aurait écrit au mois de juin 1871 alors qu’il se cachait de la répression versaillaise.

[3] Cet article est la version abrégée d’un ouvrage à paraître prochainement chez Arbre bleu éditions (coll. Les Passeurs).

[4] Les membres du premier bureau parisien de l’Internationale sont pour la plupart très influencés par la pensée – mutuelliste – de Pierre-Joseph Proudhon. Les « blanquistes » désignent les partisans de la stratégie révolutionnaire défendue et incarnée par Auguste Blanqui, dit L’Enfermé – ce qu’il sera d’ailleurs à nouveau peu avant l’insurrection du 18 mars 1871.

[5] Le bombardement de la capitale, assiégée depuis le mois de septembre de l’année précédente, a commencé le 5 janvier 1871. Président du Gouvernement de la Défense nationale, le Général Louis Trochu assure avoir un plan d’action militaire – tenu secret – pour libérer Paris du siège… Il n’en est rien.

[6] Au sein du Comité central républicain des vingt arrondissements ou à l’occasion d’une liste commune aux élections législatives de février.

[7] L’échec du coup d’État du 22 janvier 1871 redouble depuis peu celui du 31 octobre 1870.

[8] Il se murmure en effet que l’Assemblée nationale, installée à Bordeaux avant qu’elle ne déménage à Versailles, pourrait pousser le rapport de force jusqu’à rétablir la monarchie.

[9] La Marseillaise est alors un chant révolutionnaire…

[10] La formule est de Benoit Malon – ouvrier teinturier, militant de l’Internationale, communard, et l’un des premiers historiens de la Commune de Paris – tirée de La troisième défaite du prolétariat français, G. Guillaume fils, Imprimeur – Éditeur, Neuchâtel, 1871, p 57.

[11] Les séances officielles de l’Internationale à Paris pendant le Siège et pendant la Commune, E. Lachaud Éditeur, 3e édition, Paris, 1872, pp 82-86.

[12] Eugène Varlin, ouvrier relieur de son état, compte parmi les tout premiers membres du bureau parisien de l’Internationale (1865). La centralité de son rôle dans la renaissance de l’organisation au lendemain des procès de 1868 et dans l’animation de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières fait de lui la principale figure de l’Association au cours des années 1869-1871. Dénoncé au cours de la Semaine sanglante, il sera fusillé, le 28 mai 1871, rue des Rosiers.

[13] Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, FM / petite collection maspero, Paris, 1976, p 99.

[14] Adolphe Thiers, qui souhaite désarmer Paris, entend profiter de la nuit du 17 au 18 mars pour subtiliser les canons que la Garde nationale a parqué au sommet de la butte Montmartre.

[15] L’Humanité, 19 mars 1928 (cité dans M. Cordillot, « Camélinat-le-communard, de Mailly-la-Ville à l’exil outre-Manche », in Zéphirin Camélinat (1840-1932), Une vie pour la Sociale, Colloque, Adiamos – 89, 2003, Auxerre, pp 13-51).

[16] E. Lepelletier, Histoire de la Commune de 1871, vol 1 : Le dix-huit mars, Mercure de France, 1911, Paris, p 355 ; C. Talès, La Commune de 1871, Spartacus, 1998, Paris, pp 17-18.

[17] A. Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Éditions Jacques-Marie Laffont et associés, Lyon, 1981 (1873), p 103.

[18] Lettre de K. Marx à Kugelmann, 17 avril 1871.

[19] L’Année terrible est le titre d’un recueil de poèmes de Victor Hugo retraçant les évènements de l’année 1870-1871.

[20] Séances officielles…, op. cit., pp 132-152.

[21] Affiché dès le lendemain sur les murs de Paris, le Manifeste ne paraît dans la presse que le lundi 27 mars (Le Journal officiel, Le Châtiment).

[22] Le Conseil général, dont le siège est à Londres, est l’organe de liaison internationale entre les différentes branches de l’Association.

[23] J. Guillaume, L’Internationale : documents et souvenirs (1864-1878), Tome 2, Édouard Cornély et Cie Éditeurs, Paris, 1907, p 127. Tous les internationaux ne partagent pas le même enthousiasme… Réfugié à Locarno (Suisse) où il s’emploie à la rédaction de son dernier ouvrage, Michel Bakounine estime pour sa part n’avoir « rien à faire là » (Paris) : « Je vois trop clairement que l’affaire est perdue. Les Français, même les ouvriers, ne sont pas encore à la hauteur »… Lettre de M. Bakounine à Ozerof, 5 avril 1871.

[24] Respectivement : correspondance d’Auguste Serraillier à Jenny Serraillier, 30 mars 1871 ; B. Malon, op. cit. ; J. Rougerie, op. cit. 

[25] A. Arnould, op. cit., p 122.

[26] Quentin Deluermoz, « Gouverner au ras du sol », in La Commune, Le grand rêve de la démocratie directe, L’Histoire, Les collections n°90, janvier-mars 2021.

[27] A. Lanoux, Le Coq rouge, Grasset, Paris, 1972, p 512.

[28] L’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés est alors dirigée par deux militantes de l’Internationale – Nathalie Le Mel et Élisabeth Dmitrieff.

[29] Les Séances officielles…, op. cit., p 157.

[30] M. Choury, La Commune au cœur de Paris, (2ème édition), Éditions sociales, Paris, 1972, p 237.

[31] A. Dalotel et J. Sutton, « Un communard oublié : le mécanicien Avrial », in Gavroche. Revue d’histoire populaire, n°110, mars-avril 2000, Éditions Floréal, pp 8-12.

[32] P-O. Lissagaray, op. cit., p 250.

[33] É. Aubry, « La Révolution sociale et la Commune », in La Révolution Politique et Sociale, 25 Floréal an 79 (15 mai 1871).

[34] Que l’on nous excuse de ne pas avoir abordé les questions relatives à la marche sur Versailles ou à la réquisition de la Banque de France ; questions de grande importance, certes, mais peut-être trop épineuses, trop polémiques et trop périphériques à notre sujet pour être seulement touchées du doigt dans le cadre d’une communication de modeste format.

[35] Lettre de F. Engels à F.A. Sorge, 12-17 septembre 1874.

[36] Le 14 mars 1872, la loi Dufaure (du nom du ministre de la Justice du gouvernement Thiers) criminalise l’appartenance à l’Association internationale des travailleurs.

[37] B. Malon, op. cit., p 451.

[38] Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris), Éditions sociales, 1968, p 88.  

Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent – François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

François Ruffin est député de la France insoumise depuis maintenant six mois. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur son parcours, sur la façon dont il conçoit son action, et sur les défis stratégiques de la France insoumise.


LVSL – Nous souhaitons dans un premier temps revenir sur votre parcours personnel et votre politisation. Quel est le rôle du journalisme et de Fakir dans votre engagement ?

J’ai lancé Fakir en 1999. J’étais un révolté individuel, assez rétif à toute organisation collective. Mon objectif était alors de détruire le journal municipal, Le Journal des Amiénois. Bon, je constate dix-huit ans plus tard que ça reste un échec… (rires). J’étais familier des écrits de Serge Halimi, et j’étais mentalement très structuré par la critique des médias.

Mais dès le premier numéro, je me suis dit que cela ne suffisait pas de critiquer les médias. Je voulais aussi montrer ce qui n’était pas montré, faire entrer dans les pages de Fakir la majorité du monde social qu’on ne voit jamais dans les médias. J’ai donc fait du reportage, par exemple sur les apprentis dans la restauration et le déroulement de leur stage, ce qui était très peu fait. J’ai aussi fait un reportage au zoo d’Amiens, pour savoir quelles étaient les conditions de vie des animaux. Le journal municipal disait qu’ils vivaient en totale liberté. Je me rappelle d’une photo « Sandrine l’éléphante tend sa trompe aux enfants en signe de bienvenue ». J’avais été rencontrer le soigneur qui m’avait expliqué qu’en réalité l’éléphante était complètement folle, qu’ils avaient dû installer des poteaux hydrauliques, pour éviter qu’elle détruise les barrières et qu’elle fonce sur les enfants ! Ils étaient obligés de la soigner de loin avec des seringues hypodermiques. En fait, l’éléphante avait des tics nerveux à cause de son enfermement. J’avais là la preuve incontestable d’un mensonge indigne ! J’ai donc mis la preuve sous le nez du rédacteur du journal des Amiénois, qui m’a dit « bah oui, ça on le savait bien ». Et moi, avec ma candeur de jeune journaliste – je n’avais pas de carte de presse ni rien – je trouvais ça scandaleux qu’on déforme ainsi la vérité.

Je me suis donc lancé dans une croisade qui dure toujours (rires). Ça, c’est le premier épisode d’une bagarre assez individuelle. Ensuite j’ai construit une équipe, aussi parce que j’ai eu plusieurs procès [avec la ville d’Amiens et le Courrier Picard, ndlr]. La presse locale, c’est quelque chose de très violent. Au niveau national, les gens sont plus habitués à recevoir des critiques. Avec les Guignols de l’info ou le Canard Enchaîné, ils encaissent mieux. Ce n’est pas le cas à l’échelle locale. Il y a donc des rapports de force qui se jouaient, j’ai trouvé des alliances dans des syndicats de journalistes. Mon parcours politique est donc très lié à Fakir. J’ai structuré mes actions autour de mes articles. Quand tu es à Fakir, tu ne peux pas te faire d’illusions sur le fait que quand tu publies un article, cela change les choses. Parce qu’on a trop peu de lecteurs, parce que ce n’est pas dans le cercle des élites qu’on va lire le journal. On a donc monté des actions pour qu’il y ait des effets derrière. Notamment autour du procès sur Hector Loubota, un jeune homme mort dans un accident du travail à Amiens, autour des gérants de petits casinos.

“Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde.”

On était en quelque sorte notre propre service après-vente : on fait l’info et on fait le nécessaire en termes d’action derrière pour que les choses changent. Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde. Cela montrait aux gens qu’on était capables de changer quelques petites choses. Quand j’étais à Là-bas si j’y suis, j’avais moins le sentiment d’avoir besoin de ce service après information : j’avais 700 000 auditeurs, je me disais qu’il y avait des députés, des syndicats pour utiliser cette info comme outil de transformation. On est déjà sur le terrain de l’organisation collective : pendant les manifestations de fin 2010 contre Sarkozy, localement à Amiens nous avons été le point de convergence d’organisation d’une occupation de la zone industrielle. Il y avait les Goodyear, on a fait venir les cheminots au même endroit, et des tas de gens dans les manifestations qui voulaient faire plus. Nous étions faibles : nous n’avions pas la capacité de faire déborder la rivière, mais lorsqu’elle débordait, on pouvait la guider. C’est le rôle qu’on a joué en 2010 : je pédalais avec mon vélo pour aller d’une AG de cheminots à la zone industrielle, pour faire en sorte que Solidaires et la CGT s’entendent, etc. C’était mon rôle de petit facteur, on faisait signer aux gens des engagements pour qu’ils viennent à 4h du matin sur la zone industrielle. Cela n’avait aucune valeur, mais le mec qui signe prend quand même conscience.

J’étais donc toujours sur le terrain. En même temps, j’ai toujours voté. Dans les années 1990, après la chute du mur et le vide idéologique déjà patent au PS, le slogan « syndicat-caca, parti-pipi » était très récurrent. A cette époque, j’étais déjà plutôt libertaire d’instinct. Je crois que c’est aussi quelque chose que j’apporte au mouvement France Insoumise. C’est-à-dire que, sur la forme, dans ma manière de m’exprimer, je suis très libertaire, et sur le fond, je partage un socle avec les camarades.

Dans ma famille, personne n’est politisé. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des parents communistes ou socialistes. La discussion politique n’est pas quelque chose qui vient naturellement. J’ai découvert le Monde diplomatique et Pierre Bourdieu en entrant à la fac. J’ai essayé de lire La Distinction, je ne comprenais rien. Donc j’ai lu son livre Questions de sociologie, et c’est devenu un socle pour moi. Je suis d’une famille qui ne connaissait pas de difficultés financières, mais il n’y avait pas un apport culturel, ni de structuration politique ou syndicale, même si on m’a initié à la lecture très tôt.

LVSL : On ne le sait pas forcément mais vous êtes titulaire d’une maîtrise de lettres modernes. Tant et si bien qu’on aimerait vous demander si vous avez encore cette fibre littéraire. En France, les personnalités politiques ont longtemps cultivé un amour de la littérature, avant d’être remplacées par des profils plus technocratiques. Comment est-ce que la littérature irrigue l’action politique ? Est-ce qu’on a encore le temps de lire lorsqu’on est député à l’Assemblée nationale ?

Quand on lit un roman, on se demande ce qu’on en retient. Certains font des notes de lecture ou essaient d’en extraire des citations, moi je ne le fais pas. Je pense que ce qui reste d’un roman, c’est l’empathie : la capacité à se mettre à la place des autres. Et je pense avoir cette capacité-là, qui peut consister à se mettre à la place des souffrants, et aussi à comprendre le point de vue de la partie adverse. Quand on lit un roman, on cherche même à comprendre les salauds ! Même s’ils ne sont pas de ton univers social. Si on est attiré par la lecture, c’est pour creuser, comprendre pourquoi le personnage agit tel qu’il agit.

LVSL : Une opération de décentrement…

Oui, je n’ai jamais appelé ça comme ça, mais pourquoi pas ! Se mettre à la place de quelqu’un et essayer de comprendre quelles sont ses réactions. C’est aussi le sens de mon travail d’enquête et de député. Je ne conçois pas de changer l’agriculture, par exemple, sans avoir compris les producteurs, les agriculteurs, quand bien même ils seraient à la FNSEA ! Si tu veux transformer le modèle agricole, il faut comprendre pourquoi il fonctionne comme ça, pourquoi les mecs, affectivement s’orientent dans ce sens. C’est un gros apport en politique. Combien de militants sont au contraire butés dans leurs propres croyances ? Pour moi, c’est une forme de sectarisme. Pour prendre le pouvoir en France, il faut l’épouser, la France. Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent. Si on ne le fait pas, on est mort. Je pense que la littérature est le lieu où, sans le savoir, on acquière cette faculté. Malheureusement je fais de la politique, mais j’aurais bien aimé être écrivain !

La littérature apporte aussi le sens de la narration en politique. Quand je structure une prise de parole, y compris à l’Assemblée, j’essaie de raconter ou d’amorcer une histoire. J’essaie de faire éclore quelque chose qui vienne du réel.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

LVSL : Y’a-t-il un livre qui vous a marqué tout particulièrement ?

Pas qu’un ! J’ai grandi avec François Cavanna, j’ai beaucoup aimé les Raisins de la colère, de Steinbeck. Les classiques, on croit souvent qu’ils sont classiques parce qu’ils sont plats. Pour moi, à l’inverse, un livre devient classique parce qu’il a heurté son époque. La langue y est souvent très vivante, et pourtant quand on le place dans la catégorie des classiques on a tendance à s’en éloigner. Ce qui fait devenir un classique aujourd’hui, ce sont des aventuriers, des gens hors normes qui bousculent le système social. Même le personnage de Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost, c’est un livre qui heurte son époque.  Je suis un grand lecteur de Balzac, de Dostoïevski… Mais ça fait un peu idiot de citer comme cela des noms, on croirait que je suis Sarkozy et qu’il faut que je démontre absolument que j’ai lu des livres (rires). Je suis un peu obsessionnel, je lis par période : j’ai lu tout Dostoïevski en six ou huit mois. Il y a chez lui une langue particulière et une compassion permanente pour ces personnages qui passent du calme à la folie d’une page à l’autre. Au début de Fakir, quand j’étais seul, les romanciers m’ont tenu compagnie

LVSL : Avez-vous le temps de lire encore aujourd’hui ?

Oui, je m’oblige à lire. Je lis Vernon Subutex en ce moment. J’essaie d’alterner un essai, un roman, un essai, un roman.

LVSL : Comment vivez-vous la présence dans les institutions, cette double-casquette de député-reporter ? Comment maintenir ce lien avec le dehors, avec les luttes ?

C’est très compliqué, parce que le pouvoir enferme – même le petit pouvoir qu’on a. J’imagine très bien comment, lorsqu’on devient ministre, on n’a plus autour de soi qu’un univers de papier. C’est compliqué car, si tu n’es pas à l’Assemblée nationale – et il y a de quoi s’occuper tous les jours – ça ne va pas, mais si tu passes ton temps à l’Assemblée, tu te coupes des gens. Je sais que ce qui me rendrait moins bon, c’est d’avoir moins de temps pour les gens.

Pour moi, l’Assemblée nationale n’est pas une rupture mais la continuité avec ce que je faisais avant. Mon objectif avec Fakir était d’avoir une parole publique la plus large possible. L’Assemblée nationale est un porte-voix pour une parole publique. Intervenir à une tribune officielle donne à la parole une légitimité supérieure à celle du rédacteur du journal Fakir.

Parfois les gens me demandent « est-ce que ce n’est pas décourageant de crier dans le vide à l’Assemblée ? » et je leur réponds que mon désert aujourd’hui est bien plus peuplé qu’auparavant.

“Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend.”

Dans cette nouvelle fonction, ma parole prend du poids, notamment quand je vais rencontrer des gens. La bonne sœur rouge qu’on voit dans Merci Patron, m’a expliqué que des gens à Amiens ont eu des problèmes avec SFR. Elle m’a dit : « j’ai contacté SFR et je leur ai dit que j’allais appeler François Ruffin », et le problème s’est réglé. Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend. Dans beaucoup de petits cas concrets, on peut changer la donne localement par notre présence.

J’ai toujours voulu faire un journal populaire, et mon rôle de député peut renforcer mon lien avec les gens. Pas forcément dans ma disponibilité en termes de temps, mais dans ma capacité à être à leurs côtés dans leurs difficultés. C’est agréable sur le plan du sentiment d’utilité et de la place que je veux occuper. Ensuite, je ne pourrais pas intervenir à l’Assemblée de manière aussi tonitruante si derrière je n’éprouvais pas l’assentiment des gens. La légitimation, c’est le jour de l’élection, mais c’est aussi les autres jours ! Si je me balade sur une raiderie et que les gens viennent me dire que je ne raconte que des conneries, je n’oserais plus intervenir à l’Assemblée de la même manière. C’est pas comme si je vivais en dehors de la société, je représente des gens et il faut que je trouve le chemin pour qu’ils m’accompagnent.

Et donc si à l’inverse je reçois des messages positifs, ça m’encourage, parce que les forces contraires sont nombreuses. Ceux qui nous disent que ce qu’on raconte est débile sont nombreux, qu’il faut mieux s’exprimer, qu’il faut rentrer sa chemise dans son pantalon ! C’est tous les jours qu’on a le droit à des rappels au règlement, que De Rugy n’est pas content après toi et qu’il te met un blâme. Sans parler des médias… Heureusement, on peut sentir que des gens approuvent ce qu’on fait.

LVSL – Il va y avoir un livre sur votre immersion dans l’hôpital psychiatrique d’Amiens. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pendant la campagne, il y a eu une grève à l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel à Amiens, qui est situé en dehors de ma circonscription. J’y suis allé, j’ai rencontré les salariés et les syndicalistes, et je leur ai promis de revenir les voir une fois député. J’y suis donc retourné en octobre, pour 24h. La députation m’a permis d’ouvrir la porte de l’hôpital psychiatrique, j’ai même pu rencontrer le directeur, ce qui aurait été impossible si j’étais resté le rédacteur du petit journal Fakir ! On m’aurait proposé un créneau entre 7h30 et 8h du matin… Quand j’y suis allé en tant que député, non seulement le directeur était là, mais il avait convoqué tout son staff, ça dure 3 heures, c’est une espèce de match de boxe où tu arraches des informations. Et ensuite, tu peux aller rencontrer l’Agence régionale de santé, qui prend deux heures pour discuter avec toi.  C’est beaucoup plus compliqué en tant que journaliste. Donc être député offre des capacités de reportage.

Ensuite, je peux interpeller la Ministre de la Santé dans l’hémicycle sur la condition dans les hôpitaux psychiatriques. Agnès Buzyn me répond que c’est du flan, elle essaie de rassurer les députés : « le monde des hôpitaux psychiatriques n’est pas du tout comme le décrit François Ruffin ». Et si je n’avais pas été sur le terrain, si je n’avais pas cette réassurance, je ne pourrais pas reprendre la parole pour dire « Madame la ministre, c’est vous qui racontez des conneries ». Parce que moi j’ai rencontré les patients, les familles, les psychiatres, les infirmiers, et ils sont tous dans la mouise aujourd’hui. C’est donc la Ministre, enfermée dans son monde de papier, qui est sourde à cette douleur-là. Je ne pourrais pas lui rentrer dans le lard si je m’étais contenté de lire vaguement un rapport sur la question.

On a tiré la sonnette d’alarme, on espère que ça pourra faire bouger les lignes. J’apporte une proposition de loi sur le financement de la psychiatrie, je ne me fais pas d’illusion, elle ne passera pas. Mais ce n’est pas le problème, c’est un mode de publicisation : on rend tout cela public, et on peut espérer qu’il y aura une alerte suffisante au Ministère pour que ça change. Cela n’aurait pas été possible avec Fakir.

“Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante.”

LVSL – Où va Fakir maintenant que vous êtes député ? Quel doit être son rôle ?

Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante. On passe d’un sujet à l’autre toutes les 5 minutes. Hier, j’ai traité Alstom, Réseau transports électricité, la mission économie des collectivités locales. Tous les jours, je suis sur six ou sept sujets différents. C’est pas comme ça qu’on pense et qu’on réfléchit, c’est extrêmement superficiel. Heureusement que j’ai été élu à 42 ans et que j’ai dix-huit ans de Fakir derrière moi. Mon premier réflexe quand je dois traiter un sujet à l’Assemblée, c’est de regarder ce que j’ai publié dessus dans Fakir. C’est mon lieu d’existence intellectuelle. C’est un socle, j’ai toujours fait autre chose à côté de Fakir, mais je sais que si tout le reste disparaissait, il resterait Fakir.

Maintenant, la question qui se pose c’est : est-ce que les gens vont le lire alors qu’ils peuvent regarder mes vidéos sur Facebook ? C’est compliqué, mais je pense qu’il existe un lien affectif avec nos lecteurs, un sentiment d’appartenance collective. En fin de compte, quand j’écris, c’est comme si je donnais toujours à voir la cuisine, j’explique comment se fait l’enquête, etc. Expliquer cela, c’est aider les gens à grandir avec moi. Montrer les coulisses de mon travail, m’exprimer à la première personne, je pense que cela donne la sensation aux gens de m’accompagner.

Notre gauche part de très bas. Fakir est un outil pour avancer et faire avancer les gens avec nous. On a 15 000 abonnés, 30 000 lecteurs, sur 60 millions de Français ce n’est pas beaucoup, mais dans l’univers militant, c’est déjà pas mal. On a une petite influence. Je pense que j’ai contribué à faire entrer la question du protectionnisme, par exemple, au Parti de Gauche. Replacer la confrontation capital/travail au cœur du discours politique, on y a aussi participé. On a été parmi les veilleuses qui ont entretenu cela, la question de la guerre de classes, quand même le Parti Communiste n’en parlait plus. Comme disait Boris Vian, ce qui compte ce n’est pas la puissance de la bombe, c’est l’endroit où tu la poses. On n’est pas un mouvement de masse qui pénètre dans les foyers français, mais on a su parler de certains sujets au bon endroit.

 

“C’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre.”

 

LVSL – Votre victoire aux législatives n’aurait pas été possible sans votre capacité à rallier de larges secteurs de la population de la circonscription : des classes moyennes déclassées, des chômeurs, des ouvriers. Quand on regarde le détail, on voit clairement que vous avez empêché le FN de monter. Comment poursuivre cette reconquête, notamment dans cette France périphérique et déclassée ?

Tout d’abord, c’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre. La base historique qu’on doit construire, c’est l’alliance des deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire, les profs et les prolos, comme dirait Emmanuel Todd. Mais on doit aussi résoudre la fracture entre les classes populaires blanches des zones périurbaines et les fils d’immigrés des banlieues. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Dans ma circonscription, il n’est pas évident de faire prendre conscience aux habitants de Flixecourt et des quartiers Nord qu’ils partagent des intérêts communs.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Pour réaliser la jonction, il ne faut pas les emmener sur le terrain culturel, ou cultuel. Le divorce apparait aussitôt. Il faut déplacer le débat là où leurs intérêts sont convergents, c’est-à-dire sur l’économique et le social.

Foncièrement, je pense que les gens sont moins racistes aujourd’hui que dans les années 1970. On me raconte comment à l’époque, à Amiens, tout le monde se traitait de bougnoules, de bicots, c’était la guerre d’Algérie qui trainait encore. Mais le débat n’était politiquement pas placé sur ce terrain. Il était situé sur le terrain de la lutte des classes, des petits contre les grands, des pauvres contre les riches, des ouvriers contre les patrons. Ça créait une convergence. Aujourd’hui, on a un parti, le Front National, qui s’est spécialisé dans cette question de la fracture culturelle, qui a donné une traduction politique et électorale à quelque chose qui existe dans la société, mais dans une moindre mesure qu’auparavant. Le thème central du FN, c’était l’immigration, l’insécurité, les noirs et les arabes. C’était concomitant à l’effacement du clivage capital/travail.

LVSL – Vous parliez de réunir les deux cœurs historiques de la gauche. Qu’est-ce qu’implique cette rencontre entre la petite-bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires ? Comment doit-elle s’opérer ?

Je ne pense pas que ce sera une union formidable. Mais des processus historiques comme la Révolution française sont tout de même marqués par la conjonction de ces deux classes. L’une qui est très puissante et très consciente de sa force, c’est la bourgeoisie qui se veut l’expression des classes populaires à l’Assemblée, bien qu’il s’agisse en réalité des avocats et des propriétaires. Et l’autre, le peuple, qui se mobilise dehors, dans les campagnes et dans les villes.

Toute la beauté de la Révolution, et ce qui en fait le moteur, c’est l’histoire de la jonction entre ces deux classes contre l’aristocratie. Dans son film La prise du pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini explique la peur du retour de la fronde, à savoir la crainte de la jonction entre l’aristocratie et la bourgeoisie contre le roi. Louis XIV a tout fait pour éviter cela, c’est la raison pour laquelle il a créé Versailles : les aristocrates, au lieu d’être hébergés par les bourgeois parisiens, se retrouvent près du roi et dépendants de lui. Par ce biais-là, le roi a attaché l’aristocratie au royaume, il a cassé le lien possible avec la bourgeoisie. C’est pour cela qu’à la différence de la révolution anglaise, où la bourgeoisie et l’aristocratie s’étaient unies contre le roi, l’aristocratie française est restée proche du roi tandis que la bourgeoisie a du trouver un autre allié : le peuple. C’est ce qui fait l’originalité de la Révolution française, un processus extraordinaire qui dure pendant six ans.

“Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire.”

Avec le Front populaire, on assiste aussi à une alliance de classes : les intellectuels antifascistes, les ouvriers pour les 40h et les congés payés. En mai 68, on a vu la jonction s’opérer entre étudiants et ouvriers, même si on ne peut pas parler d’une communion. En 1981, on a eu une conjonction entre les deux groupes sociaux dans les urnes, mais pas dans la rue. Maintenant, il faut la rue et les urnes ! On n’obtiendra rien uniquement par les élections. Je ne pense pas forcément à une rencontre physique, mais il peut y avoir une rencontre autour d’hommes auxquels on se reconnaîtra, et autour d’un programme. Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire, cette nouvelle aristocratie. Il faut réussir à conjuguer tout cela et montrer que les multinationales, l’oligarchie politique et aristocratique qui dirige opprime les gens.

LVSL – Récemment, dans un débat avec Olivier Besancenot, vous avez défendu le protectionnisme pour protéger les salariés, et ramener le patron dans l’espace national. Comment faire en sorte que le protectionnisme soit un outil de progrès et non un simple repli sur soi ?

Le protectionnisme est une condition nécessaire mais non suffisante. Ce n’est pas parce qu’on fait du protectionnisme qu’il y a forcément derrière du progrès social. Le protectionnisme est un moyen et non une fin. Mais sans ce moyen, on est interdit de politique, car on vit sous la menace d’un chantage permanent : le départ des capitaux. Jusqu’aux années 1970, les salariés prenaient confiance en eux-mêmes, devenaient forts et gagnaient du terrain. C’est un peu comme si une équipe de football qui perdait tout le temps commençait à engranger des victoires, et à ce moment-là l’équipe d’en face décide de s’en aller pour jouer contre d’autres adversaires. C’est ce qui s’est passé.

“J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron »”

Il faut formuler le protectionnisme en relation avec les finalités que l’on poursuit : l’écologie, la justice sociale, le progrès fiscal. Car si le moyen est commun avec le Front national, la politique poursuivie derrière en est aux antipodes !

LVSL – D’une certaine façon, vous incarnez l’indignation et la colère face aux élites et à la mondialisation néolibérale. En d’autres termes, vous incarnez le dégagisme, le moment destituant. Comment conjuguer cela avec un projet alternatif et une rhétorique instituante afin d’aller plus loin ?

Dans mes dernières années à Fakir, c’est une question je me posais de façon récurrente sur chaque dossier : « qu’est-ce que nous on ferait ? ». Quand on élabore des propositions de loi, qu’on fait en sorte qu’elles soient crédibles et audibles par les gens, on est dans l’instituant. Par exemple, le 1er février, le groupe France Insoumise aura sa première niche parlementaire – journée consacrée aux textes présentés par un groupe d’opposition. J’ai tout de suite pensé qu’il était essentiel de bien structurer ce qu’on allait proposer à ce moment-là, pour être crédible et cesser d’être vus exclusivement comme les « anti ». J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron », je ne veux pas qu’on me sorte du tiroir seulement quand il faut réagir à une déclaration d’Emmanuel Macron.

Il faut porter la colère des gens et susciter l’espoir. Colère et espoir, c’était le nom d’un mouvement communiste dans les années 2000 d’ailleurs, mais les deux termes sont justes. Piotr Kropotkine disait quelque chose comme « si la colère fait les émeutes, seul l’espoir fait les révolutions ». Il faut viser l’élévation du niveau de conscience collective. On part de très bas, les prochaines générations partiront de plus haut, auront quelques barreaux d’avance en matière d’idéologie. Aujourd’hui, on perd dans les grandes largeurs à chaque vote au Parlement. La guerre des classes a bien lieu mais elle se fait en notre défaveur : on voudrait un code du travail qui protège davantage les salariés et c’est tout l’inverse qui se profile. Tous les jours on perd, mais au moins nos questions sont posées dans le débat public, c’est déjà une avancée. Je repense à un propos de Victor Serge, qui parlait de Trotski : de génération en génération, la conscience collective des Russes n’a cessé de s’élever et si Trotski était au-dessus du lot, c’est qu’il était déjà porté par cette montée générale du niveau.

Aujourd’hui, on doit participer à la montée du niveau des eaux. J’essaie d’y prendre part. Est-on apte à prendre le pouvoir et à en faire quelque chose aujourd’hui ? Moi je pense qu’il faut se préparer. A l’Assemblée, techniquement on est moins bons que nos adversaires car ils sont habitués à jongler avec les signes. Les 17 députés, on se forme, on s’élève un peu, on comprend comment se fait un budget. On n’a pas l’élite à même d’occuper les ministères. C’est une inquiétude, si jamais demain on devait avoir le pouvoir, on a un défi colossal. Emmanuel Macron, lui, a une élite à son service et mène une politique voulue par les dominants, donc il ne rencontre pas d’obstacles majeurs. Nous, si nous arrivons au pouvoir, nous devrions avoir une élite formée et dans un moment de lutte intense où on devrait se bagarrer contre le Sénat, contre le Conseil constitutionnel, contre les médias, contre Bruxelles. Nous n’aurions pas une masse de gens suffisamment consciente des outils à leur disposition, et donc il va falloir aller les trouver.

“On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe.”

Là, on a des années devant nous pour faire monter ce niveau d’exigence. Cela commence par moi-même. Je pense être un bon contre-pouvoir, mais jusqu’ici le moment instituant ce n’est pas franchement mon truc. Maintenant, je me mets à faire des propositions de loi, j’ai des collaborateurs qui lisent le code de la santé, qui rencontrent les administrateurs, etc. De mon côté, je rencontre les médecins, les patients, les familles de patients, ou l’ARS pour déterminer ce qu’il faudrait faire. C’est pourquoi la niche du 1er février est importante : même si nos propositions ne passeront pas, on peut démontrer qu’on est capable d’en porter. On espère aussi que cela formera des gens autour de nous. J’ai fait sur ma page Facebook une défense de Nicolas Demorrand : on ne pourra pas gagner avec des gens qui sont juste haineux et atrabilaires. Je comprends qu’à force de perdre en permanence, lorsqu’on est démuni de toute arme et qu’on a la tête sous l’eau, on peut avoir de la rancœur. Mais on doit être plus digne. On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe. Quand je vais voir quelqu’un de la FNSEA je prends plein de critiques, mais j’essaie d’expliquer aux gens qu’on ne transformera pas, encore une fois, l’agriculture française sans discuter avec la FNSEA.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

On peut prendre l’exemple de la crise du poulet Doux, ces dernières années. Là où on voit notre médiocrité, c’est qu’on a été incapables de dire « voilà ce qu’il faut faire ». Et quand on appelle tous les nôtres, en Bretagne, personne n’est capable de te mettre en liaison avec un aviculteur. On ne peut pas changer l’aviculture sans avoir discuté avec les aviculteurs. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on considère parfois détenir une vérité condensée dans un programme, qu’il suffirait de dérouler l’ensemble. Non, il faut aller voir les producteurs, comprendre l’agriculture sur le terrain. On doit apporter ce volet enquête, car on n’a pas la science infuse, il faut s’informer sur les conditions de vie des gens, déterminer l’élément à partir duquel ils vont penser qu’on peut changer les choses. C’est aussi ce que je retiens de Chantal Mouffe : faire de l’enquête, partir des gens, casser le sectarisme. A l’Assemblée nationale, je prends plaisir à faire des choses avec des gens du Modem sur l’agriculture, ou avec un député LR-constructif sur le football.

 

“Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. […] Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.”

 

Avec ces initiatives, c’est aux militants que je m’adresse, en leur disant que si on veut gagner et construire demain, il va falloir faire des alliances. Sur l’hôpital psychiatrique, j’ai repris le post de Barbara Pompili sur ma page Facebook pour dire qu’elle raconte la même chose que moi et qu’on allait pouvoir faire des actions communes. En commentaires les gens réagissaient en la traitant d’opportuniste, de vendue ou de pourrie. Opportuniste on ne peut pas le nier, compte tenu de son parcours politique. Mais ce n’est pas grave, on cherche les alliances qu’on peut, pour avancer. Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. Ce sont des questions qui doivent se poser : le Front populaire, c’était une alliance électorale. Les discours du type « la France Insoumise va incarner la gauche et prendre le pouvoir toute seul », je n’y crois pas. La question doit se poser dans une situation historique donnée. On ne peut pas tirer de conclusion pour l’éternité. Le Front populaire se déclenche car à l’intérieur de la coalition les radicaux de gauche sont déclinants, la SFIO devient le premier parti et le PCF monte. Ce n’est pas la même alliance que si les radicaux de gauche avaient été au gouvernement. Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.

LVSL – En parlant de rhétorique instituante, de production d’un ordre alternatif et de nouvelles institutions, Nuit Debout, auquel vous avez abondamment participé, était marqué par sa volonté d’horizontalité pure. Un an et demi plus tard, quelle analyse faites-vous de l’échec du mouvement ? Les mouvements des places ont-ils un avenir ?

Je n’ai pas abondamment participé, j’ai été là au lancement de Nuit Debout surtout, mais le mouvement a vécu. Compte tenu de la sociologie parisienne, il devait sûrement être ce qu’il a été. Je ne crois pas à l’horizontalité, je préfère une verticalité qui s’assume et qui ne cherche pas à se cacher derrière l’horizontalité. J’ai un côté très pragmatique qui fait que je ne théorise pas les choses avant de les avoir faites. Le dogme de l’horizontalité avec des dizaines et des dizaines de commissions et de sous-commissions, ce n’est pas mon truc. J’étais allé à Flixecourt pour demander aux gens ce qu’ils pensaient de Nuit Debout, et ils ne savaient pas ce que c’était. On avait ensuite montré la vidéo sur la place de la République, et ça avait été mal pris, parce que les gens de Nuit Debout se voyaient un peu comme le centre du monde. Flixecourt n’était pas au diapason.

LVSL – Il y a une autre question qui est épineuse : l’Europe. Comment se dessine la question européenne à l’avenir ? Est-ce que le Plan A/Plan B  de l’Avenir en commun est une manière de réconcilier les deux classes dont nous parlions tout à l’heure ?

La manière dont la stratégie Plan A/Plan B est formulée me semble tout à fait pertinente. En 2005, le non a fait 55%. Si on refaisait le référendum aujourd’hui, on pourrait être à 65%. Je pense que des pans entiers des classes moyennes peuvent basculer sur cette question européenne. Non pas si on adopte une présentation frontale du type « Il faut sortir de l’Union européenne », je n’y crois pas. En revanche, sur l’idée d’un rapport de force construit avec l’Union européenne, la sortie de certains traités, la remise en cause de la libre circulation des capitaux et des marchandises, on peut avoir la masse critique avec nous. Ce n’est pas le cas si on dit « sortie de l’Union européenne », car c’est le saut dans l’inconnu. La métaphore de Chevènement n’est pas bête : « je ne voulais pas monter dans l’avion, mais maintenant qu’il a décollé, je ne vais pas vous demander de sauter sans parachute ». On a intérêt à construire le parachute.

Ceci dit, je ne pense pas que ce soit le seul point de tension entre classes moyennes et classes populaires. Les classes populaires se remettent à exister dans l’espace politique, elles n’en sont plus les grandes oubliées. Des symboles interdits des classes populaires – le camping, la pétanque, le football – sont remis en valeur : on joue à la pétanque le long du canal Saint Martin, tout le monde peut aller au camping. Bref, je suis assez optimiste sur la « réconciliation » des classes populaires et d’une partie des classes moyennes. C’est la fin du Grand bond en arrière de Serge Halimi. La mondialisation fonctionne un peu comme le combat des Horaces et des Curiaces décrit par Tite-Live : si elle avait attaqué en même temps les ouvriers, les fonctionnaires, les jeunes, cela aurait créé un front de résistance à cette mondialisation. Mais elle a pu s’imposer car elle a attaqué les ouvriers dans un premier temps, les jeunes dans un second temps, les fonctionnaires ensuite… ce sont des vagues d’attaques successives. On a des vaincus de la mondialisation qui s’accumulent. La solidarité n’est pas immédiate entre toutes ces classes, il faut en montrer le chemin, trouver ce qu’il y a de commun.

Sur le plan social il y a toujours des hauts et des bas, même si la mondialisation nous plonge dans un long cycle déclinant. Sur le terrain écologique, en revanche, on n’est pas sur un processus cyclique : ce qui est détruit ne pourra pas être reconstruit. On est dans un processus de destruction, et c’est une inquiétude majeure. Dans notre réflexion sur la jonction des classes populaires et des classes intermédiaires, il faut à mon avis intégrer la question écologique. Il suffit de lire Quand les riches détruisent la planète de Hervé Kempf. J’ai rencontré Jean-Luc Mélenchon pour la première fois juste avant la fondation du Parti de Gauche. Il m’a demandé ce qu’il devait lire : je lui ai conseillé l’Illusion économique et d’Emmanuel Todd, et ce livre de Kempf.

C’est la raison pour laquelle je suis en adéquation avec la France Insoumise, car le gros du programme additionne ces deux ouvrages : le protectionnisme de Todd, le souci environnemental lié à la question sociale chez Kempf. Le slogan de Hervé Kempf, c’est consommer moins pour répartir mieux. C’est une façon d’allier le vert et le rouge. Il repart de la théorie de Thorstein Veblen sur la rivalité ostentatoire : les riches détruisent la planète parce qu’ils surconsomment mais aussi parce qu’ils tirent toute l’échelle de la consommation vers le haut. Il y a un phénomène d’attraction : tu as le yacht de Bernard Arnault, tel patron qui a un yacht de 20 mètres de long, puis tel médecin qui va avoir son voilier à La Baule, et le retraité qui va vouloir faire sa croisière Costa, et en dessous un prolo de Picardie qui va s’acheter un scooter des mers pour le conduire sur la Somme. Ce que nous dit Kempf, c’est qu’il faut aplatir la pyramide : il faut commencer par le haut, pour éviter d’être tirés toujours vers plus de consommation. C’est d’abord l’oligarchie qu’on doit limiter.

“Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.”

LVSL – Quel est le rôle du patriotisme dans cette convergence ? On pense au retour des drapeaux tricolores lors de la campagne de Jean-Luc Mélenchon…

Il y a une phrase que j’aime bien, de Lao-Tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Intimement, il y a des souvenirs dont on a honte. Si on les rumine, on sombre dans la dépression, et on ne fait rien de bon à partir de cela. Soutenir sa gloire, c’est s’appuyer sur les pages qu’on estime les plus valorisantes de soi, et tout faire pour être à la hauteur de ces pages. Et je pense que ce qui est vrai sur le plan individuel l’est aussi sur le plan collectif. Si on ressasse toujours les pages noires de notre histoire, qu’il ne faut évidemment pas nier, on ne peut pas s’en sortir. Il s’agit de bousculer l’ordre du monde. Si on n’est pas fier de ce que l’on est, comment va-t-on y parvenir ? Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara